Le savoir…

... par la Bande…

En novembre 2003, dans le cadre d’un des festivals bdBOUM de Blois, s’est tenu un café historique consacré à la bande dessinée.1 La bande dessinée peut-elle être un livre d’histoire ? Quels sont les rapports entre la bande dessinée et l’histoire ? La bande dessinée est-elle un moyen pédagogique vis-à-vis de cette discipline ?

Un public varié d’enseignants et de passionnés a tenté de répondre à ces questions en accueillant Franck GIROUD, historien et scénariste. Cet auteur a déjà réalisé une soixantaine d’albums parmi lesquels Azayen2, histoire se déroulant pendant la guerre d’Algérie

La première catégorie se compose des ouvrages qui retracent telle quelle une tranche d’histoire sans introduire aucune fiction. Ils sont la plupart du temps produits par des maisons d’édition généralistes (et non par des éditeurs de Bande Dessinée) ou par des collectivités locales souhaitant mettre en avant de manière accessible l’histoire de leur département ou de leur région .

Histoire de France en bande dessinée, Tome 5 Larousse

Tout d’abord, Franck GIROUD distingue deux sortes de bandes dessinées :

La seconde catégorie concerne les bandes dessinées de fiction qui s’appuient sur l’histoire et dans laquelle s’inscrit l’œuvre de Franck GIROUD. Ce dernier, après avoir imaginé une intrigue de départ, fait des recherches historiques, accumule une importante documentation sur le sujet, à partir de travaux d’historiens ou en faisant lui-même des recherches dans les archives, en allant à la rencontre de témoins… Il corrige, complète, voire même réécrit son synopsis à partir des ces résultats.

Azrayen a demandé dix ans de maturation. Avec le dessinateur LAX, le scénariste a rassemblé une série de documents iconographiques sur la guerre avec des dossiers complets sur les armes.

A quoi contribue alors un travail de documentation aussi méticuleux pour une œuvre de fiction ?

A cette question, Sylvain VENAYRE 3 fournit deux réponses qui concernent notre réflexion. La première tient à la capacité de certains dessinateurs talentueux et surtout bien informés, de donner à voir, d’exprimer la réalité d’une période passée. (…) nous sommes ici dans le domaine de la suggestion du passé. La seconde a trait au devoir de mémoire. Disons que la B.D. ne se présente ni comme un discours historien ni comme un discours de pouvoir. Elle est, très explicitement, dès lors qu’elle prend pour objet une période passée ou les conséquences d’une période passée, une forme privilégiée de l’expression artistique de la mémoire. Même si certains auteurs ont pu accomplir un admirable travail de reconstitution à partir d’archives (je pense au Bourgeon des Passagers du Vent, par exemple), leur propos ne se veut jamais neutre : il est un point de vue sur ce qui s’est passé. C’est une différence essentielle avec le travail de l’historien qui récusera tout point de vue particulier, s’efforçant de les comprendre tous et de les articuler .

Nous ne pouvons dans cet article citer tous les auteurs qui se sont fait connaître soit par un souci de précision particulier quant à leur documentation, soit par la qualité de leurs illustrations. Nous assumons le parti pris qui nous a fait sélectionner les exemples suivants.

Les enseignants désireux d’enrichir leur B.C.D. de bandes dessinées historiques consulteront avec profit le Pôle national de ressource du CRDP de Poitou-Charente (L@BD.http://www.labd.cndp.fr). Sur ce site, un moteur de recherche très performant permet de trouver les ouvrages en relation avec une période donnée ou un personnage. Une fiche détaillée donne pour chaque ouvrage les références utiles, un court résumé et le niveau de lecture.

JACQUES MARTIN, des héros qui parcourent le temps et l’espace…

Passionné d’art classique et d’histoire, le scénariste et dessinateur Jacques MARTIN a conçu Alix pour le journal Tintin en 1948. Travaillant ensuite avec d’autres dessinateurs, il est à l’origine de plusieurs séries qui se distinguent par leur rigueur …et leur académisme.

Roma, Roma, Collection ALIX, Jacques MARTIN, Rafael MORALES, Casterman, 2005

ALIX est un jeune gaulois esclave des romains. Affranchi, il participe à la grande aventure de l’empire en compagnie de son fidèle ami Enak. Au fil des récits, il découvre plusieurs civilisations et côtoie plusieurs personnages authentiques (Jules César, Cléopâtre, Vercingétorix). La qualité documentaire de chacun des albums en fait un support pédagogique idéal. La collection Alix comporte vingt-quatre titres.

En 1978, apparaît la série Xan, en collaboration avec Jean PLEYERS , La série sera rebaptisée JHEN après deux épisodes. Jhen Roque, sculpteur et architecte agit dans l’entourage et à l’époque de Jeanne d’Arc. La collection Jhen comporte neuf titres.

Apparu en 1990, ORION, est un jeune grec qui met sa bravoure et son intelligence au service de Périclès durant les guerres du Péloponnèse. Lui aussi voyage beaucoup, des rives

du Styx à l’Egypte et la Mésopotamie. La collection Orion comporte trois titres.

En 1991, Jacques MARTIN scénarise KEOS pour Jean PLEYERS. Kéos est né dans les mystères de la mythologie. Protégé par le Dieu Osiris, il devient l’ami et le conseiller , à la fois, du pharaon Mineptah et de Moshe (Moïse). Kéos se veut porteur de paix entre les peuples égyptien et hébreu. La collection Kéos comporte trois titres.

Une nouvelle saga, LOIS, apparaît en 2003, se déroulant à l’époque de Louis XIV. Loïs est un jeune peintre qui travaille à Versailles. Eloigné de la cour, il doit partir en Louisiane avant de revenir dans la France du Grand siècle. La collection Loïs comporte trois titres.

FRANCOIS BOURGEON, la méticulosité au service de l’histoire…

Venu au métier d’historien par la bande dessinée, Michel THIEBAUT4, s’est intéressé à l’univers de François BOURGEON dès ses premières publications. Grâce à ses ouvrages nous pouvons pénétrer dans l’immense travail de préparation qui prélude au dessin de ce dernier : réalisation de maquettes, de plans, importante iconographie…(voir ci-dessous). Mais ni l’un, ni l’autre ne se contente cependant d’un travail de documentation. Le premier analyse l’œuvre du second par-delà la figuration narrative que ce dernier met au profit d’un plaidoyer d’un scénario engagé.

Dans les tomes 4 et 5 de la série Les Passagers du Vent, BOURGEON plonge ses héros au sein de la traite négrière : collusion des négriers avec certains potentats africains qui s’enrichissent au détriment de leurs peuples, conditions effroyables du transport… Par d’autres aspects, la lecture de cette série est réservée aux adolescents comme l’est également la seconde série : Les compagnons du Crépuscule.

Intérieur d’une étuve, Valerius maximus (Leipzig, Bib. Uni. Karl Marx), fin XVè

Les compagnons du crépuscule, tome III, page 64

Cependant, ce dessinateur est également à l’origine de la série médiévale Brunelle et Colin (Glénat), avant sa reprise par Didier CONVARD et cette série est accessible aux lecteurs à partir de 9 ans.

JACQUES TARDI, le cri des peuples…

« Je ne m’intéresse qu’à l’homme et à ses souffrances, et mon indignation est grande…Il s’agit de notre histoire, celle de l’Europe, et c’est à Sarajevo que commence le XXè siècle, celui de l’industrialisation de la mort. » C’est ainsi que s’exprime TARDI dans C’était la guerre des tranchées.

Dans cet ouvrage, le regard est porté sur de courtes histoires individuelles vécues par les pauvres poilus. S’appuyant sur la documentation de Jean-Pierre VERNEY, le consultant souvent pour s’assurer de la vérité historique, il s’efforce de nous faire partager son horreur … et il y parvient…

Il est intéressant de mettre en parallèle certaines planches de TARDI avec celles de l’ouvrage Bécassine pendant la Grande Guerre6. La première édition de cet ouvrage date de 1915. On peut y voir la propagande à l’œuvre et les préjugés de l’époque…

…concernant les troupes coloniales : Le filleul de Bécassine est un « beau nègre, avec un uniforme de spahi…un prince , fils d’un petit roi du côté de Tombouctou ; mais il a été recueilli tout jeune, orphelin par les missionnaires. Il a été élevé par eux. » Il n’est jamais représenté dans les tranchées, d’ailleurs absentes du livre.

Ouvrage cité p. 56 Ouvrage cité p. 117

… concernant les blessés, que l’on voit dans l’ouvrage soit convalescents, soit atteints de blessures légères.

Ouvrage cité p. 36 Ouvrage cité p. 123

Seule de tout l’ouvrage, cette vignette montre des combattants marqués par la guerre. Mais il ne s’agit que de traces de boue sur l’uniforme « bleu horizon ».

Ouvrage cité p. 60 Ouvrage cité p.115

TARDI a également dessiné et adapté en bande dessinée le roman de Jean VAUTRIN, Le cri du peuple.7 Se développant pendant la Commune de Paris, cette série fait se dérouler un scénario de roman-feuilleton sur un fond d’insurrection populaire et de répression tragique. Elle est destinée aux adolescents et aux adultes.

Toutefois, pour réfléchir à la spécificité de la bande dessinée et à sa fonction, on peut proposer aux élèves de comparer quelques vignettes et les photographies correspondantes.

Le cri du peuple, tome 1, les canons du 18 mars, p. 21

La commune, Paris 1871, collection Photo poche histoire, Nathan, 1998. Préface de Bernard Noël. 4. «Le champ polonais» sur la butte Montmartre

Le cri du peuple, tome 4, le testament des ruines, p. 23

Ouvrage cité, 60 ,Fusillade des otages à la prison de la Roquette, Photographie d’Eugène Appert (reconstitution)

ART SPIEGELMAN, Maus, un survivant raconte…

Maus8 raconte la vie de Vladek SPIEGELMAN, rescapé juif des camps nazis et celle de son fils, Art SPIEGELMAN, scénariste et dessinateur de cette bande dessinée pendant deux périodes : 1930 et 1970.

Bien que les deux récits se mêlent, que les relations entre père et fils soient toujours présentes, cette œuvre traite principalement de la montée du nazisme, de la persécution des juifs et de leur extermination dans les camps. Les Juifs sont représentés sous la forme de souris, les nazis sous celle de félins et les Polonais sous celle de porcs. Le trait est minimaliste ce qui n’enlève rien à la précision du dessin à son efficacité et à la force tragique du scénario. Cependant, ces caractéristiques créent la distance nécessaire pour pouvoir proposer la lecture de ces ouvrages à partir de 12 ans. Maus, tome 2, Et c’est là que mes ennuis ont commencé ,p. 71

KEIJI NAKAZAWA, le survivant… Keiji NAKAZAWA est un survivant du bombardement atomique d’Hiroshima où il a perdu son père, sa sœur et son frère cadet. Dessinateur depuis 1963, ce n’est qu’en 1968 qu’il exprime ses souvenirs avec Sous la pluie noire, puis Soudain un jour. En 1973, il débute la série Gen d’Hiroshima qui comporte en tout dix volumes. Traduit en plusieurs langues, ce manga connaît tout de suite un grand succès. Il a été adapté au théâtre et en film d’animation. C’est un très bon manga, à réserver aux adultes à cause de passages particulièrement durs dus aux nombreux passages très réalistes.

Gen. D’Hiroshima Vertige Graphic, 1973 Illustration extraite de www.tevader.com

HUGO PRATT, Saint-Exupéry, le dernier vol

Le dernier vol9 peut être vu comme une autobiographie tragique de Saint-Exupéry. Hugo PRATT fait revivre au héros les épisodes marquants de sa vie au cours de la dernière mission dans laquelle il perdit la vie, le 31 juillet 1944.

Pistes pédagogiques possibles : Distinguer les vignettes représentant les phases de vol de celles traitant de la biographie du héros. Etablir une bibliographie de Saint-Exupéry à partir de la préface écrite par Frédéric d’Agay, l’illustrer des vignettes correspondantes.

Retrouver sur une planisphère les lieux évoqués

Identifier les dessins extraits du Petit Prince

Lecture en réseau : extraits d’œuvres de Saint-Exupéry (le sauvetage de Guillaumet, de l’accident dans le désert de Libye), biographie de Mermoz.

Ouvrage cité, p. 23

« Je ne parviens plus à coordonner tous ces souvenirs. Ils vont et ils viennent. Une image se superpose à l’autre. » fait dire Hugo PRATT à l’aviateur. C’est une des richesses de cet album de mêler les images du souvenir à celles de ce dernier vol. Il constitue une excellente introduction à la lecture d’autres œuvres de SAINT-EXUPERY, qui garde par son humanité, toute son actualité.

NICOLAS DE CRECY, clin d’œil aux archéologues…

Période Glaciaire est un petit bijou né de la rencontre entre le Musée du Louvre et la maison d’édition Futuropolis. Sorti en novembre 2005, son succès a été immédiat puisqu’une seconde édition a déjà dû être réalisée. Le musée envisage de proposer à quatre autres dessinateurs de réaliser un album sur une thématique proche de ses missions. Ce très bel album est absolument un régal, régal pour les yeux, pour l’esprit … et pour les doigts car la maison d’édition n’a pas hésité à sélectionner un excellent papier digne des dessins réalisés.

Le scénario, comme le dessin, ravit par ses trouvailles et sa poésie.

La catastrophe annoncée a eu lieu : l’Europe est sous la neige depuis plusieurs siècles. Des archéologues explorent les vastes étendues enneigées pour découvrir les vestiges de notre XXIème siècle, aidés par des chiens-cochons transgéniques au flair historique…. Les archéologues du futur dissertent avec assurance sur leurs trouvailles, leur prêtant une signification souvent saugrenue, parfois pertinente… Le plus savoureux est peut-être de voir comment les objets antiques prennent vie, se moquent des touristes, des

Aquarelle reproduite dans la préface

uns et des autres, comment les différentes figurations du Christ revendiquent d’être l’Unique…

La survie parviendra par les œuvres, du moins par ceux qui sont capables de les rêver.

C’est un ouvrage très utile sur le plan pédagogique. Si sa lecture n’est accessible qu’à partir de treize ans environ, des enfants plus jeunes pourront s’y plonger avant ou après une visite au Musée. A la fin de l’album, une liste des objets représentés par Nicolas DE CRECY précise leur emplacement dans le musée.

(1) D’après le compte-rendu effectué par Armand LASRY, professeur d’histoire-géographie. (www.bdboum.com/)

(2)Azrayen, 1998 et 1999, collection « Aire Libre » (Dupuis) Concernant la Guerre d’Algérie, il faut également retenir l’œuvre de Jacques Fernandez Carnets d’Orient , Collection « Studio (A suivre) »(Casterman). Son dessin et sa mise en couleur se réfèrent aux peintres orientalistes. Sa documentation est également extrêmement solide (témoins, historiens,…) Les cinq premiers tomes traitent de la période coloniale (1830-1954). Dans le sixième , La guerre fantôme (2002), et le septième, Rue de la Bombe (2004), il introduit la guerre d’Algérie à partir de l’insurrection du 1er novembre 1954. Tour à tour, le lecteur voit les faits sous l(‘angle des différents personnages, ce qui l’éloigne de toute simplification de cette guerre. Rue de la Bombe bénéficie d’une préface de Bruno ETIENNE, auteur d’ouvrages sur l’Algérie ou l’Islam. Lecture à partir de 13 ans

(3) Syvain VENAYRE est historien, maître de conférence en histoire contemporaine à l’Université de PARIS I-Panthéon-Sorbonne. Il a été commissaire de l’exposition « Le remords de l’Homme blanc » qui a eu lieu à Charleroi en février 2005. Les propos cités dans cet article proviennent de l’interview donnée à Didier PASAMONIK, le 15 novembre 2005 publiés dans Univers BD, Magazine d’actualité de la bande dessinée. (Univers BD : www.universbd.com/ et www.actuabd.com/)

(4) Les chantiers d’une aventure, autour des passagers du vent de François Bourgeon, Casterman, 1985 Dans le sillage des sirènes, autour des compagnons du crépuscule de François Bourgeon, Casterman, 1992

(5) On trouvera sur le site des Editions Casterman (http://bd.casterman.com) une série de fiches pédagogiques destinées à l’enseignement de l’histoire à partir de cet ouvrage.

(6) Bécassine pendant la grande guerre, texte de CAUMERY, illustrations de J.P. PINCHON, Gautier-Langereau, Editions de 1915, 1947, 1993. Sélection ministérielle 2002 pour le cycle 3.

(7) Le cri du peuple, tome 1 : Les canons du 18 mars, 2001, tome 2 : L’espoir assassiné, 2002, tome 3 : Les heures sanglantes, 2003, tome 4 : Le testament des ruines, 2004, Casterman. (8) Maus, un survivant raconte, tome 1 : Mon père saigne l’histoire, tome 2 : Et c’est là que mes ennuis ont commencé , 1993, Flammarion. En 1998 les deux tomes ont été réédité en un seul volume. (9) Saint-Exupéry, le dernier vol, texte et dessins d’Hugo PRATT, préface de Frédéric d’AGAY, Casterman, 1995.