26

Le Secret du comte

  • Upload
    others

  • View
    8

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le Secret du comte
Page 2: Le Secret du comte

JEUNESSE

Page 3: Le Secret du comte

BERTRAND SOLET

Bertrand Solet est né à Paris en 1933.

Après ses études secondaires, il a suivi les cours de l'Institut des Hautes

Études cinématographiques, puis ceux de l'École des arts et métiers. Il

a fait du journalisme. Chef de service

de documentation dans une impor-

tante société commerciale, il consacre

à la littérature les loisirs que lui laisse

son activité professionnelle. Il a écrit,

dit-il, son premier livre à partir d'une

histoire racontée à ses fils pendant les

vacances. Beaucoup d'autres ont

suivi, et particulièrement des romans

dont l'intrigue est intimement liée

aux réalités historiques.

Page 4: Le Secret du comte

LE SECRET DU COMTE

Page 5: Le Secret du comte
Page 6: Le Secret du comte

BERTRAND SOLET

LE SECRET DU COMTE

Illustrations :

Christophe Durual

[H] HACHETTE

jeunesse

Page 7: Le Secret du comte

@ Hachette, 1992. 79, boulevard Saint-Germain, Paris Vie

Page 8: Le Secret du comte

1

De son bras levé, Sylvain Chambord arrêta la troupe. Les hommes l'entourèrent sans bruit. Un instant, il goûta la profonde satisfaction d'être celui qui commande... Il rappela ses instructions ; bien que dites à mi-voix, chacun les entendit avec netteté tant la nuit était silencieuse :

« Souvenez-vous, Compagnons : ceux qui ont pris des haches vont se mettre au travail. Les autres entourent la maison avec moi et jettent des pierres. Je ne veux aucun coup de fusil, sauf si j'en donne l'ordre en tirant le premier. Bien com- pris ? »

Page 9: Le Secret du comte

Approbations dans l'ombre, chuchotements... À nouveau la voix rude se fit entendre :

« Attachez vos foulards et marchons ! »

Les hommes obéirent. Le visage mas- qué, ils se mirent à courir à travers le champ de vigne, à l'extrémité duquel apparaissait la silhouette d'une ferme, un bâtiment trapu aux murs de pierre, aux volets clos, flanqué d'une étable et d'un hangar ouvert au fond de la cour.

La maison fut encerclée. Au signal donné par Sylvain, des cailloux ramassés au sol commencèrent à frapper les volets et la porte à coups secs.

Pendant ce temps, une douzaine de Compagnons se dispersaient dans le champ et entreprenaient de couper les pieds de vigne à coups de hache précis et meurtriers.

Dans la maison, on ne bougeait pas. Sylvain vit pourtant un rai de lumière paraître à une fenêtre de l'étage. Les Chaveau s'étaient éveillés, comment allaient-ils réagir ?

Les jets de pierres continuaient, à un

Page 10: Le Secret du comte

rythme régulier, comme une menace répétée, incessante, lancinante...

Sylvain sortit le pistolet de sa ceinture, l'arma à tout hasard, bien qu'il ne s'agît pas de tuer cette nuit-là, mais de faire peur. Les fenêtres restaient closes, il eut un rictus de mépris: le Chaveau paradait au village, tel un jeune coq de basse-cour, parlant, à qui voulait l'entendre, de Répu- blique, de liberté, d'égalité et d'autres gueuseries du même genre ; cependant, à cet instant, il se tenait dans son lit, sans oser se montrer: «Pour sûr, songea l'homme, le moment venu, il sera facile de se débarrasser du Chaveau comme de tous ceux de son espèce... »

Un gros quart d'heure s'écoula. Sylvain, jugeant la leçon suffisante, donna l'ordre de battre en retraite en agitant le bras. Les Compagnons du champ de vigne partirent les premiers en bon ordre, puis les jeteurs de pierres. Lui-même recula lentement en direction d'une haie derrière laquelle se trouvait son cheval, sans perdre la ferme des yeux.

D'abord, il ne se passa rien malgré le retour au silence. Enfin, la porte de la

Page 11: Le Secret du comte

maison finit par s'entrouvrir. Grâce à la pleine lune, Sylvain Chambord distingua sans mal le jeune Chaveau sur le seuil, un fusil à la main, écoutant et scrutant l'ombre, prêt à tirer à la moindre alerte... Une voix de femme se fit entendre, inquiète, et aussi des pleurs d'enfants. La porte se referma derrière son dos. Cha- veau se mit à courir sur le chemin en direction du village.

Sylvain riait tout bas : « Parfait, se disait- il, parfait, va chercher les gendarmes, citoyen, c'est tout ce que je veux. Ramènes-en par ici le plus possible, et qu'ils y restent, à te protéger, cela m'ar- range, car ainsi ils ne seront pas ail- leurs. »

Il redressa d'un mouvement souple son corps massif, rompu depuis des années à bien des efforts, à bien des combats. Chaveau devait être loin maintenant. En grandes enjambées, Sylvain rejoignit sa monture, la détacha, se hissa en selle et partit au galop à travers la campagne.

Le jour se levait peu à peu à l'horizon, tandis que Sylvain Chambord chevauchait, évitant de passer à proximité des hameaux

Page 12: Le Secret du comte

et des fermes où les paysans s'éveillaient déjà pour commencer le travail quotidien. Il se dirigeait vers le bourg.

Mais il avait tout son temps. Losqu'il se jugea assez éloigné du lieu de son expédition nocturne, il ralentit l'allure, cherchant un bosquet retiré propice à une halte. Il le trouva sans peine.

L'herbe était plus grasse sous la ramure, il faisait bon en cette fin de printemps 1799, an VII de la République française. Les gelées tardives avaient fait du mal aux récoltes à venir, mais maintenant elles étaient loin, remplacées par une forte chaleur et même par un début de séche- resse.

Chambord dormit quelques heures d'un lourd sommeil, tandis que son cheval broutait. Il avait bien besoin de repos tant il s'activait ces temps-ci, de jour comme de nuit, à rassembler les hommes, à les organiser, à les faire agir. Et ce n'était pas fini, oh non! loin de là. Le combat allait s'amplifier, prendre de l'importance jus- qu'au moment où... Bon, inutile d'y son- ger déjà...

Lorsque Sylvain arriva au bourg, la foire

Page 13: Le Secret du comte

battait son plein, les deux auberges débordaient de pratiques, il dut attendre avant qu'on ne lui serve une assiettée de soupe et un pichet de vin blanc sur un bord de table grasse.

La grand-place était occupée jusque dans ses moindres recoins, partout on vendait à même le sol des raves, des aulx, des oignons en bottes, des volailles et de la mercerie. Une foule de paysans s'agitait avec mille bruits, des odeurs fortes mon- taient aux narines...

Jouant des coudes, évitant les obstacles et les gens immobiles en train de mar- chander, Sylvain se fraya un chemin sans se presser, prenant le temps de regarder au passage un montreur de marmottes dressées dont le jeu faisait s'esclaffer des femmes encombrées de paniers et des gosses aux pieds nus et aux cheveux hirsutes.

La foire aux bestiaux se tenait au fond. Fermiers et maquignons, le bâton à la main, discutaient avec véhémence, circu- lant entre vaches et chevaux entravés, chèvres bêlantes et porcs grogneurs. Syl- vain découvrit vite celui qu'il cherchait,

Page 14: Le Secret du comte

accroupi à l'ombre d'un pilier, le chapeau enfoncé sur la tête, l'air de celui qui a déjà trop bu.

Mais Sylvain savait que Camus était à jeun ce matin-là, guettant une proie, ses yeux perçants comme camouflés sous les paupières mi-closes et les gros sourcils embroussaillés.

Il passa devant l'homme sans le regar- der, se contentant de siffloter entre ses dents pour attirer son attention, puis s'éloigna. Il fit encore un tour sur le marché, écouta un bonimenteur qui offrait des remèdes miracles aux crédules, regarda une dispute entre valets dégéné- rer en pugilat, puis sortit tranquillement du bourg après avoir repris son cheval confié à un gamin.

Sylvain alla jusqu'au premier petit bois, où il s'arrêta sous le couvert des arbres. Il n'eut pas longtemps à attendre avant que surgisse devant lui le dénommé Camus.

L'homme était râblé, les épaules fortes sous sa blouse sale, déchirée. Il ôta son chapeau tandis qu'un demi-sourire éclai- rait son visage mal rasé.

« Me voici à vos ordres, monsieur, dit-il.

Page 15: Le Secret du comte

— J'ai besoin de toi la nuit pro- chaine. »

Camus ne put réprimer un geste de mécontentement ; le sourire disparut, remplacé par une expression mauvaise :

«C'est que, monsieur... la nuit pro- chaine, je suis occupé.

— Eh bien, rends-toi libre. — Difficile, monsieur. — C'est moi qui commande. — Mais... — Ne discute pas, j'ai besoin de toi la

nuit prochaine, un point c'est tout. Tu seras donc à minuit au rendez-vous, avec tes hommes. Prenez vos armes tous les six. »

Camus baissa la tête. Sentant qu'il hésitait encore, Sylvain soupira, et reprit d'un ton plus menaçant cette fois :

« Dis-moi, l'ami, faut-il te rappeler le bagne ? Sans moi tu y serais. Et il n'est pas trop tard pour t'y envoyer. À moins que ce ne soit maintenant la guillotine qui t'at- tende. Pas vrai ? »

L'homme murmura sourdement : «J'aurais aussi des choses à dire, mon-

sieur, si mes affaires tournaient mal.

Page 16: Le Secret du comte

— Des menaces, Camus ? — Non, monsieur, je parlais en l'air. — Quand on parle en l'air, les paroles

peuvent vous retomber sur la tête et vous nuire. N'oublie jamais ça... Tu seras donc au bois de Seleze, cette nuit? Avec tes hommes ?

— Nous y serons, monsieur. — Eh bien, nous voilà d'accord. À

bientôt, Camus, surnommé : "le Mar- chand", " l 'Homme sombre", et j'en oublie et des meilleures...

— Ça va, monsieur, à cette nuit. » Sylvain le regarda s'éloigner, il se revit

quelques années en arrière attaquant une prison pour libérer des royalistes empri- sonnés. Et Camus criant derrière ses

barreaux: «Délivrez-moi aussi, monsieur, je vous serai utile »... C'est vrai, le triste sire avait rendu depuis bien des services à la cause, mais Sylvain pensa qu'il devait à présent beaucoup se méfier de lui et de sa dangereuse bande. Dommage, car ils étaient tous de rudes gaillards, bien utiles dans les grandes occasions. Quelle mau- vaise idée aussi ont les hommes, de

Page 17: Le Secret du comte

toujours vouloir discuter les ordres de leurs maîtres !...

Chambord se mit à rire, pensant à autre chose: il venait peut-être, en changeant les plans de Camus, de sauver la vie à un riche fermier.

Content de lui, il remonta en selle.

Page 18: Le Secret du comte

2

Camus, dit «le Marchand», fut fidèle au rendez-vous. Il arriva seulement avec un

léger retard comme pour bien marquer son mécontentement. Cinq hommes le sui- vaient, aux visages sombres et aux habits loqueteux, mais armés de bons fusils et de coutelas passés à la ceinture.

Sylvain Chambord poussa un soupir de soulagement à leur vue. Si trente à trente-

cinq Compag|^^l^>ltouraient à nouveau cette nuit-là,(Msrm4fi^aient presque tous

de cran et d^^.&c^line, fils de paysans

Page 19: Le Secret du comte

fuyant la conscriptionl, mendiants, soldats déserteurs ou maraudeurs de grand che- min racolés au passage, capables seule- ment de hacher les vignes ou d'abattre des arbres de la liberté, de nuit, sur la place des villages, en fuyant à la première alerte... Face à ce qui allait se passer au petit matin, des hommes plus aguerris ne seraient pas de trop.

«Nous voici au complet, les amis, on peut y aller. Suivez-moi en silence. En rangs par deux! Camus, tu resteras à l'ar- rière, et tu presseras les traînards. En avant ! »

Sylvain partit en tête. Une fois le bois quitté, s'ouvrait une plaine ondulante, cou- verte de végétation sauvage, de brous- sailles, de pierres nues... La troupe allait à pied. Seuls, deux chevaux participaient à l'expédition, tenus en main par un compa- gnon: le cheval de Sylvain et celui d'un tout jeune nobliau des environs, le vicomte de Traversière. Ce dernier devait

1. Conscription: système de recrutement militaire basé sur l'appel des jeunes en fenction de leur année de naissance.

Page 20: Le Secret du comte

jouer le rôle d'éclaireur et en était tout excité à l'avance.

La marche dura une partie de la nuit, à peine troublée de temps à autre par un cri d'oiseau nocturne, un hurlement lointain de loup ou une parole brève.

Le vicomte, un jeune homme à la mine agréable, vêtu avec beaucoup de soin, fut vite fatigué par une marche trop longue pour lui. Il était remonté en selle, et suivait depuis en silence, un peu honteux et som- nolent.

Enfin, une sorte de frémissement passa dans les rangs : on arrivait.

En effet, la plaine crayeuse se creusait brusquement, formant un sillon étroit d'environ dix pieds1 de profondeur, en bas duquel passait une route de terre battue, menant de Millau à Albi.

« Nous y voilà, constata Sylvain avec satis- faction.

— Et après? demanda Camus. — Patience, tu vas bientôt comprendre.

Holà, vous tous, qu'on se masque. »

1. Pied : ancienne mesure de longueur valant un peu moins du tiers d'un mètre.

Page 21: Le Secret du comte

Cette fois, les hommes ne se couvrirent pas le visage de foulards, mais se maculè- rent de terre, mouillée avec l'eau de leurs gourdes en peau. Sylvain leur ordonna de se mettre en place, et certains allèrent s'installer à plat ventre le long de la route, un fusil armé auprès d'eux.

«Je comprends, dit Camus en riant d'un mauvais rire.

— Va avec eux et disperse tes hommes. »

D'autres Compagnons couraient abattre les arbres proches, qu'ils traînèrent ensuite vers le chemin. Le vicomte sur son cheval, tout à fait éveillé à présent, partit au galop en direction de Millau, criant: «Comptez sur moi ! » Il n'y avait plus qu'à attendre.

L'attente ne dura guère : le cavalier revint très vite, agitant le bras et se tré- moussant sur sa selle.

«Attention, ordonna Sylvain. Cachez- vous bien ! Je ne veux pas voir une tête. »

Tous s'aplatirent, fusils braqués en direc- tion du chemin. Le vicomte passa en trombe, sans s'arrêter, soucieux de ne pas être vu, lui non plus. Une minute plus tard, bruit et poussière annoncèrent l'arrivée

Page 22: Le Secret du comte

d'une lourde malle-poste, traînée par trois chevaux et entourée de dix gendarmes à cheval. Un homme chevauchait à leur suite, la silhouette jeune et agréable, en vêtements civils, mais l'épée au côté.

Chambord les laissa approcher avant de crier :

« Feu ! » Trente détonations éclatèrent en même

temps, tandis que des arbres s'abattaient sur la route, devant et derrière le véhicule, pris comme dans un piège !

Des gendarmes atteints par les balles vidèrent leurs étriers, et le postillon son siège. La voiture s'arrêta à grand bruit face à l'obstacle surgi sous le nez de l'attelage. L'une des bêtes, également atteinte par la fusillade, tomba, paralysant les deux autres...

Mais tous les gendarmes n'avaient pas été mis hors de combat par la première décharge. Sautant à terre, les rescapés s'abritaient au mieux derrière leurs mon- tures et ripostaient avec détermination... et avec plus de précision que les Compa- gnons de Sylvain Chambord, pourtant lar- gement supérieurs en nombre.

Page 23: Le Secret du comte
Page 24: Le Secret du comte
Page 25: Le Secret du comte

«J'accepte >,, dit-il.

Camus resta longtemps en prison, avant que des informations ne parviennent du Midi sur son passé de chauffeur et de chef de bande. Il échappa de peu à la guillotine et partit, un beau matin d'automne, vers le bagne, enchaîné à vie à d'autres forçats.

Martin eut plus de chance, et fut libéré sans qu'aucune poursuite soit engagée contre lui. Il reprit son turban, sa robe constellée, s'installa à nouveau devant un jeu de tarots. Seulement, chaque semaine, un inspecteur de police en civil venait lui rendre visite et l'interrogeait sur ses visi- teurs les plus notables, attendant que Martin le renseigne sur leurs opinions, leurs idées, leurs projets... Le mage ne put supporter la situation plus d'un mois. Il disparut un beau jour sans laisser de traces, emmenant avec lui l'enfant blond qui faisait sa publicité devant la porte, et qui était son fils. Longtemps, des visiteurs vinrent rue d'Anjou, espérant le retour de leur devin préféré.

Page 26: Le Secret du comte

Philippe de Traversière rejoignit Jacques de Vriés au service de Bonaparte, grâce aussi, en partie, à Joséphine de Beauhar- nais qui se dépensait sans compter pour rallier les ci-devants nobles au général. Le vicomte fut témoin au mariage de son ami avec Élise Coulon-Régaut, et tomba amou- reux d'une de ses soeurs, revenues en France avec leur mère. Mais ceci est une autre histoire...

Un jour du mois de décembre 1800, une machine infernale explosa sur le passage de la voiture de Napoléon Bonaparte en route vers l'Opéra. Elle fit vingt deux morts et cinquante-huit blessés, rue Saint- Nicaise.

Bonaparte, indemne par miracle, accusa les jacobins de l'attentat, bien qu'il eût la preuve que ce dernier avait été fomenté par des royalistes. Quelques républicains furent guillotinés, des notables jacobins mis sous surveillance, d'autres déportés sans jugement. Parmi eux, Thomas Cha- veau, calme et digne, répétant ce qu'il