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Sujet : « Le sexisme dans la langue, quelles réformes pour quels enjeux ? » Dans son œuvre pionnière Le rire de la méduse, Hélène Cixous lance une injonction à ses lectrices (avant tout) de se lancer corps et âme dans l'acte d'écriture, conçu comme un acte d'émancipation: … il n’y a pas à craindre qu’en la langue se cache un adversaire invincible, parce que c’est la langue des hommes et leur grammaire. Il ne faut pas leur laisser un lieu qui n’est pas plus à eux seuls que nous ne sommes à eux… Il ne s’agit pas non plus de s’approprier leurs instruments, leurs concepts, leurs places, ni de se vouloir en leur position de maîtrise. (1975) Elle désigne la “langue des hommes” comme telle car elle voit en la langue un sexisme inhérent, une tendance à la discrimination lexicale et grammaticale entre les genres qui matérialise une différenciation linguistique défavorable aux femmes. Or le paradoxe de la langue est sa vocation à l'universalité, à être un vecteur de communication commun entre tous ses locuteurs, entre tous ceux qui composent sa communauté de pratique 1 , alors que précisément ces locuteurs ne sont pas dans une situation d'égalité. L'utilisation qui est faite de la langue serait ainsi un écho des relations entre les divers groupes sociaux, le lexique un reflet de leurs relations. La question de l'autorité sociale intervient également de manière saillante: dans certaines langues, dans certains pays (nous parlerons surtout de pays occidentaux), des efforts sont faits pour codifier l'utilisation de la langue, à travers une institution créée à cet effet mais aussi à travers ses locuteurs les plus en vue, à l'audience la plus large comme les journalistes, les institutions publiques, les écrivains ou l'enseignement. Si l'on conçoit 1 Pour la notion de « community of practice », cf Jean Lave and Etienne Wenger (1991)

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sexisme dans la langue

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Sujet: « Le sexisme dans la langue, quelles réformes pour quels enjeux ? »

Dans son œuvre pionnière Le rire de la méduse, Hélène Cixous lance une injonction à ses lectrices (avant

tout) de se lancer corps et âme dans l'acte d'écriture, conçu comme un acte d'émancipation:

… il n’y a pas à craindre qu’en la langue se cache un adversaire invincible, parce que c’est la langue des hommes et leur grammaire. Il ne faut pas leur laisser un lieu qui n’est pas plus à eux seuls que nous ne sommes à eux… Il ne s’agit pas non plus de s’approprier leurs instruments, leurs concepts, leurs places, ni de se vouloir en leur position de maîtrise. (1975)

Elle désigne la “langue des hommes” comme telle car elle voit en la langue un sexisme inhérent, une

tendance à la discrimination lexicale et grammaticale entre les genres qui matérialise une différenciation

linguistique défavorable aux femmes. Or le paradoxe de la langue est sa vocation à l'universalité, à être un

vecteur de communication commun entre tous ses locuteurs, entre tous ceux qui composent sa communauté

de pratique1, alors que précisément ces locuteurs ne sont pas dans une situation d'égalité. L'utilisation qui est

faite de la langue serait ainsi un écho des relations entre les divers groupes sociaux, le lexique un reflet de

leurs relations. La question de l'autorité sociale intervient également de manière saillante: dans certaines

langues, dans certains pays (nous parlerons surtout de pays occidentaux), des efforts sont faits pour codifier

l'utilisation de la langue, à travers une institution créée à cet effet mais aussi à travers ses locuteurs les plus

en vue, à l'audience la plus large comme les journalistes, les institutions publiques, les écrivains ou

l'enseignement. Si l'on conçoit la langue et son utilisation comme un reflet de la société, de sa communauté

de pratique, le fait que cette société se pose cette question du sexisme en son sein (et ce à une grande

échelle) indiquerait un décalage notable entre les évolutions sociales tels les acquis du féminisme et la

matérialisation linguistique qu'on en attendrait. Ainsi, nous détectons une certaine inertie de la langue, un

décalage entre les avant-gardes du changement linguistique et la diffusion subséquente de ces changements

dans la société plus large, diffusion qui entraîne une modification de l'équilibre du langage c'est à dire de ce

qui est socialement acceptable de la part des locuteurs. Pour accomplir cette diffusion il est aussi nécessaire

de modifier l'équilibre des positions d'autorité, que ce soit en brisant le plafond de verre dans les hiérarchies

au travail, dans les gouvernements mais aussi -et surtout- dans la hiérarchie culturelle. En effet, la

transmission d'une langue moins sexiste aux générations futures passe par des structures d'enseignement et

une culture de masse qui soient plus à même de véhiculer ces valeurs. La première partie abordera les

attitudes et formes de la discrimination lexicale (vocabulaire, insultes, noms et titres de civilité) ainsi que la

naissance d'une réponse féministe, tandis que la seconde portera sur les réponses institutionnalisées :

recommandations de commissions gouvernementales, leur traduction dans les manuels de style et les

matériels pédagogiques, avant de traiter le thème de l'inégalité grammaticale du genre et des atténuations et

1 Pour la notion de « community of practice », cf Jean Lave and Etienne Wenger (1991)

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correctifs possibles.

***

« Sexism in language takes many forms, though these may be reduced to three types: language

ignores, it defines, and it deprecates women » (Henley, 1987, p.3). Tout d'abord, son article signale la

discrimination lexicale dont font l'objet les femmes à travers l'abondance d'insultes à connotation sexuelle :

dans la langue anglaise, il y aurait dix fois plus de termes dépréciatifs ou insultants pour désigner les

femmes aux mœurs légères que de termes masculins équivalents. On pourrait penser les insultes comme une

manifestation de certaines inégalités sociales : les termes utilisés visent à dévaloriser en comparant la

personne insultée à une catégorie vue comme marginale, une minorité sexuelle, ethnique voire religieuse.

Dans un article de 2006, Elizabeth Campbell compare de son côté plusieurs dictionnaires bilingues français-

anglais et décèle une tendance aux « clichés inconscients sur la représentation des sexes, clichés qui sont

rarement valorisés par les femmes : frivolité, incompétence professionnelle ; faiblesse, rôles dépassés ».

Dans un contexte où les acquis du féminisme ont donné lieu à des grands progrès, les insultes ont un

caractère réactionnaire, et une « plus grande virulence » (p.14) alors que parfois, les dictionnaires bilingues

« incapables de penser au féminin, oublient tout simplement de donner une traduction qui s’applique aussi

aux femmes » pour des insultes françaises très courantes. Ainsi, le sexisme lexical passe par le stéréotype,

ce que montre Suzanne Romaine (p.59) :

« When hurricanes had female names, the associated imagery used in weather reports was stereotypically feminine and often negative. Hurricanes "flirted with the Florida coast" and were "bad-tempered", etc. »

Il n'est ainsi pas rare de trouver des termes où le pendant féminin d'un mot (dont la versio nmasculine n'a pas

de connotation particulière) prend un sens très péjoratif, particulièrement à travers le suffixe -esse

(maîtresse, peinteresse), notamment grâce à la littérature satirique du Moyen-Âge qui raillait les couvents de

femmes (Becquer p.15). Ce suffixe porte de plus en plus un sens proche du ridicule, de version dévalorisée

de l'occupation masculine, ou en anglais d'objet de petite taille (« diskette », ou disquette) ou de mauvaise

facture (« leatherette ») (Romaine, p.71) ; d'où les recommandations de féminisation par des suffixes plus

discrets (-e) par l’Institut national de la langue française (Becquer).

Par ailleurs, alors que les hommes étaient désignés en fonction de leur métier, les femmes ont

traditionnellement été lexicalement vues comme secondaires, désignées, ou « définies » (« defined ») à

travers leur « presence or absence of authorized relation to a male (Miss, Mrs.) » (Henley p.4). Henley

signale également la tendance à percevoir les métiers plus socialement prestigieux comme d'abord des

métiers masculins, auxquels on ajoutait un complément (« lady judge, woman doctor ») dans le cas, perçu

comme exceptionnel, où l'occupation serait exercée par une femme. Point central du discours sexiste,

l'explicitation du statut marital de la femme a été un objet de réforme originale en ce que selon Eckert et

McConnell-Ginet, sa révision n'est pas partie d'un effort centralisé mais d'une convergence d'intérêts

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disparates. Dans Language and Gender (p.53-54), elles abordent le sujet du titre de civilité « Ms. », qui

serait advenu du fait de son aspect pratique, comme titre de civilité qui n'explicite plus le statut marital de la

femme concernée et qui la rend l'égale de l'homme dont le titre « Mr. » (comme Monsieur) ne comporte

aucune précision de ce genre. Les auteurs notent la dimension commerciale de son adoption, « with the help

of the advertising industry, not in the interests of female equality but as an alternative to offending women

whose marital status was unknown to the advertiser. » (p.52). Malgré son origine dans l'effort du

mouvement féministe, le « Ms. » serait utilisé non pas pour remplacer totalement « Mrs. » et « Miss » mais

par « most young women in the US » et « middle-aged divorced women (…) and professional women (…)

in their working lives », signe que ce n'est qu'une alternative parmi d'autres, une évolution qui se répand de

manière organique. En France, cette situation a abouti à la circulaire du 21 février 2012 qui a fait supprimer

les termes de « Mademoiselle », « nom de jeune fille », « nom patronymique », « nom d'épouse » et nom

d'époux » de toutes les formulaires et correspondances des administrations.

***

Ce fait récent en France pose la question de l'activisme linguistique des gouvernements : quelles

priorités sont définies, et en particulier en ce qui concerne la langue française ? De plus en plus pendant les

années 1980 et 1990, un activisme institutionnel en faveur de réformes linguistiques a pris forme, à travers

des commissions gouvernementales spécialisées, des manuels de style édités par les institutions comme par

des grands médias et universités et des refontes des matériels pédagogiques dans le cadre du CEFR

(Common European Framework of Reference for Languages).

« La France a, en quelque sorte, réagi [en 1986] aux événements qui avaient déjà eu lieu au Québec –

où l'Office de la langue française avait déjà recommandé en 1979 « l'utilisation des formes féminines dans

tous les cas possibles » (Schafroth, p.104). La ministre des droits des femmes, Yvette Roudy, avait fondé

une commission relative à la féminisation des noms de métiers dès 1984, et avait matérialisé dans les

premiers gouvernements Mitterrand « la requête des femmes à être nommées par des termes rendant compte

de leur sexe et de leur rôle dans la société » (Becquer, p.17). Bien que la commission se soit heurtée à un

changement de majorité gouvernementale, l'essentiel de ses propositions ont abouti à la publication du

Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions en 1999 (Becquer). En Suisse,

le Guide de formulation non sexiste des textes administratifs et législatifs de la Confédération est une charte

toujours en usage, dont les rédacteurs utilisent quotidiennement plusieurs langues et ont donc pu bénéficier

d'une perspective comparative

« En matière de formulation non sexiste, le Parlement a décidé lors de la session d’automne 1992 d’appliquer à la langue allemande la solution dite « créative » (combinaison de doublets, de termes neutres ou de formulations nouvelles). En revanche, conscient des difficultés particulières que présente cette solution pour les langues latines, il renonçait à l’imposer pour le français et l’italien. » (p3)

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Ils proposent « de travailler par élimination successive » dans l'ordre de leurs propositions, pour trouver la

meilleure formulation non sexiste « en évitant bien sûr de retenir systématiquement la dernière d’entre elles,

à savoir le masculin générique » qui est présenté comme seulement un dernier recours. Comme de nombreux

autres guides de ce type, les auteurs recommandent l'utilisation de mots épicènes2, dont la forme est

identique quel que soit le genre, mais font une exception pour les cas de « doublet intégral » consacrés par

un usage légal, juridique ou cérémonial comme « Mesdames, Messieurs » ou « tout citoyen ou citoyenne

ayant le droit de vote », qui désignent tour à tour tous les destinataires possibles. Le but affiché d'éviter tout

signe de genre s'étend à l'absence de suffixe féminisant comme le -e parfois utilisé en France (auteur-e) et à

la seule féminisation des articles dans les cas de fonctions ou professions occupées par des femmes. Le

dédoublement de l'article (« un ou une journaliste ») n'est recommandé que dans certains cas comme les

offres d'emploi, avec le même objectif de s'adresser également à tous les destinataires possibles de manière

individualisée comme dans les cas de formules consacrées citées ci-dessus. Sinon, le guide recommande de

remplacer toute formulation portant une marque de genre par des formes « non personnalisées », déclinés au

pluriel ou au singulier collectif, exprimant « l’action plutôt que l’acteur », « la fonction [la structure, ou

l'autorité] plutôt que la personne », ou des reformulations de phrases à travers des formes verbales au passif.

Le Guide suggère même d'insérer ; le cas échéant, un préambule de clarification de l'attitude non-sexiste du

document concerné.

Par « employé », on entend les collaboratrices et collaborateurs de l’administration fédérale. La présente directive règle la formation suivie par les maîtresses et maîtres de gymnastique (ci-après « maîtres de gymnastique »).

De la même manière, le Chicago Manual of Style se prononce en faveur de « Nine techniques for achieving

gender neutrality » (section 5.225), dont la majorité tendent à consister dans le remplacement de pronoms

personnels genrés de la troisième personne du singulier par une autre forme anaphorique qui peut être d'une

autre classe grammaticale, une répétition (« a writer should be careful not to needlessly antagonize readers,

because the writer's credibility will suffer ») ou une reformulation de la phrase. Le manuel se permet aussi

de statuer sur certaines alternatives d'origine féministe (sections 5.227 et 5.228) :

Clumsy artifices such as s/he and (wo)man or artificial genderless pronouns have been tried--for many years--with no success. They won't succeed. And those who use them invite credibility problems. (…) Although they and their have become common in informal usage, neither is considered acceptable in formal writing.(…) The trend in American English is toward eliminating sex-specific suffixes… [often] easily replaced with the suffix-free forms which are increasingly accepted as applying to both men and women » . English has many alternatives that are not necessarily newly coined, including police officer (first recorded in 1797).

Pour une étude diachronique à la fois de l'impact de ces recommandations stylistiques ainsi que de la

diffusion du langage non sexiste à travers l'éducation, Carmen Pérez-Sabater offre une analyse des

2 Épicène (du grec epikoinos, « commun ») désigne des substantifs n’ayant qu’un genre, quel que soit le sexe de la personne ou l’animal qu’il désigne (individu, personne, souris, brochet) ou des substantifs gardant la même forme, mais variant en genre, selon le sexe désigné : un, une collègue ; un, une enfant. (Becquer p.16).

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évolutions dans un corpus de manuels d'enseignement de l'anglais en Espagne dans les deux dernières

décennies, et en particulier des effets du Common European Framework of Reference for Languages

(CEFR). Parmi les objectifs culturels (plus que linguistiques) du CEFR figurent la volonté de promouvoir

« a non-sexist approach to language teaching materials, specifically to English Language Learning and

teaching materials. [In particular] the “Women in EFL Materials” [group's] publications centred on

suggesting strategies to counteract gender imbalance » (p.192). Son étude systématique porte sur les critères

suivants, qui sont un résumé de l'article phare du groupe « Women in EFL Materials », « On Balance :

Guidelines for the Representation of Women and Men in English Language Teaching Materials », par

Catherine Walter.

gender visibility in drawings and photographs; female and male subjects/objects in examples and texts, in other words, how many

women or men are the subjects or objects of sentences; jobs both sexes do; conventional titles and forms of address employed; pronoun usage. (Pérez-Sabater, p.194)

Dans ces manuels Pérez-Sabater décèle un progrès notable vers une langue non-sexiste, avec l'apparition de

la forme « Ms. » dans les années 90, et surtout dans l'adoption d'une utilisation non discriminatoire des

pronoms personnels.

« Diachronically, the use of pronouns has significantly changed. In the early langage books, there is a discursive tendency to use the masculine as the generic for sex-indefinite meanings like in the following sentence from Ways to Reading (1986) “... to permit the busy reader to choose which articles he will read, and which he will pass over”. In the 1980s, some occurrences of his or her are seen sporadically (Streamline English, 1982). Later, for example in Hotline, we find his/her in all cases. » (p.195)

Elle y voit un souci croissant chez les éditeurs et auteurs de manuels scolaires de prendre leurs

responsabilités à propos de la diffusion de la langue non-sexiste, dans un cadre de progrès souhaité vers une

égalité des sexes au-delà des aspects linguistiques.

***

Selon Suzanne Romaine (p.52), « French feminist theory has been centrally constructed around

issues of language in a way that Anglo-American theory has not. This is again partly due to the fact that the

attention of French women has been drawn in a somewhat different way to issues of gender as they have

been incorporated in the noun classification system of French. » En effet, son article met en évidence le

caractère arbitraire du genre grammatical d'emblée, à travers ses deux épigrammes tirés de Mark Twain, où

le célèbre auteur de satires traduit des expressions allemandes littéralement en préservant le genre de « das

Mädchen » (la (jeune) fille, neutre en allemand) en créant un effet comique grâce au décalage en terme de

genre par rapport à l'anglais.

L'inégalité grammaticale se manifeste aussi à travers l'« asymétrie de genre » (J. Tarif), qui désigne

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la pratique courante de former les formes féminines par des ajouts aux formes masculines d'un mot.

« Feminists claim that this morphological difference reinforces the idea that the masculine form is the basic,

neutral and normative/standard (p.38) ». Cette pratique grammaticale suggèrerait que dans l'élaboration

organique des concepts en question, ils aient d'abord été considérés comme incompatibles avec la féminité ;

pour de nombreux métiers ainsi considérés « nobles », dont par exemple les professions libérales ou la haute

fonction publique, l'Académie Française n'a introduit des formes féminines dans son Dictionnaire qu'en

1935 (Becquer p.34). Cette asymétrie se manifeste aussi dans le mécanisme de l'accord en français, où le

masculin l'emporte systématiquement sur le féminin, y compris dans le cas que l'anglophone lambda

trouverait absurde de « 300 femmes et 1 homme » (Tarif p.40).

Il s'agit d'une tendance générale en anglais comme en français au « masculin générique ». Gender

Shifts in the History of English3 en détaille l'évolution, à travers un long processus dont l'aboutissement au

XIX° siècle a par exemple éliminé l'usage du pronom « they » qui était utilisé pour exprimer l'incertitude de

genre. Henley (p.5) classe ceci comme un « pseudo-generic masculine » au sein de son idée du langage qui

« ignores, defines and deprecates women », et que son usage fait oublier jusqu'à l'existence possible des

femmes dans des contextes donnés. « L'homme » ou « mankind », « sandwich board man » ou « homme-

sandwich », « frogman » ou « homme-grenouille », tous inscrivent en prioité dans la tête du lecteur l'idée

d'un être de sexe masculin. Objectivement, dépasser totalement cet aspect du langage oblige à l'usage d'un

pronom innovant mais peu répandu en France, « illes », combinaison du masculin « ils » et du féminin

« elles » à la troisième personne du pluriel, utilisé par exemple dans Le Rire de la Méduse par moments.

Inversement, en anglais, il suffit de revenir au terme « they », déjà en existence et de plus en plus utilisé au

singulier pour désigner des personnes de genre inconnu ou équivoque (intersexe) :

Singular generic they, one option for including all one’s readers in what one writes, typically remains relegated to the spoken, often not condemned as a grammatical construction but also not recognized as yet legitimate enough for formal writing. (p.80)

Gender Shifts reconnaît aussi un phénomène inverse à celui du masculin générique dans une sous-section

dédiée4, celui du changement sémantique progressif de « guys » dans l'expression « yoou guys » en anglais,

américain mais aussi britannique. Il s'agit d'un usage oral avant tout, qui agit comme un étoffement du

pronom personnel « you » dans les cas où celui-ci est au pluriel, « you guys » s'approchant du « vous

autres » du français québécois. Certains linguistes (Clancy 1999 : 288 cité par Curzan) posent même la

question d'une grammaticalisation :

Clancy (1999: 288) proposes grammaticalization in the context of the “semantic bleaching” of guy to be used as an indefinite or demonstrative phrasal pronoun you guys, recreating a singular/plural distinction lost in most dialects of English several centuries ago. The more grammatical nature of guys in this formation is supported by the fact that we guys is not used similarly.

Même si cela pourrait être le signe que dans certains cas exceptionnels, certains éléments de langage

3 Anne Curzan. Gender Shifts in the history of English. Cambridge: Cambridge UP, 2003.4 5.7. Generic guy(s): the lessons of history.

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perdraient leur caractère non sexiste simplement car leur usage idiomatique se transforme, il existe d'autres

usages, comme « y'all », plus marqué géographiquement (sud des Etats-Unis) et socialement (Maynor,

1996).

La dernière partie de “Hey Guys, Once Upon a Time was Sexist Language ...” de Julie Tarif

représente une sorte de bilan des principales stratégies de réforme du langage et de leurs limites, à travers la

double problématique des contes satiriques en langage non-sexiste de James Finn Garner (1994) ainsi que

des problèmes posés par leur traduction. Par des procédés d'amplification, il reformule les noms de

personnages pour créer des versions épicènes le plus souvent, tout en y insérant les célèbres néologismes

issus du mouvement féministe anglais tels « wommon » et « womyn », formes au singulier et au pluriel qui

permettent d'éviter le mot « woman », qui contient « man ». Chaque occurrence de pronom possessif devient

l'occasion de proposer une alternative explicite entre les alternatives devenues possibles suite au changement

de genre d'un personnage en accord avec les recommandations du langage non-sexiste.

To him, the ideal existence was to enjoy Nature in an unstructured and playfully exploratory manner, and he often took advantage of His/Her/Its beneficence by sleeping most of the day. (« The Ant and the Grasshopper ») (cité par Tarif, p.51).

L'auteur utilise aussi des « modulations » (Tarif p.51), lexicales comme grammaticales, pour éviter tout

terme susceptible de se rapprocher d'un masculin générique, comme dans le cas du bébé ours, « their

offspring the non-gender-specific ‘Baby’ » (« Goldilocks », ibid., p.51), ou du réordonnancement de « men

and women » par « women and men ». La traduction française devient une source de problèmes d'un autre

genre, par sa mise en évidence du décalage entre les usages non-sexistes en anglais et en français.

***

En fin de compte, les stratégies de réforme face au sexisme dans la langue varient en fonction des

langues concernées, l'anglais réduisant progressivement la présence du genre là où le français crée des

équivalents féminins de noms de métiers, titres et fonctions dans chaque cas possible. Cependant, les

autorités compétentes tendent à recommander des usages épicènes pour tout document s'adressant au public,

et les efforts institutionnels font évoluer peu à peu publications officielles comme manuels scolaires vers un

langage moins sexiste. La majorité des auteurs consultés s'accordent tout de même que le sexisme dans la

langue est avant tout un symptôme : « language is sexist because men have had the power to determine the

meanings it encodes, and these meanings embody men’s perceptions of reality rather than women’s. » (Dale

Spender cité par Perez-Sabater, p190). Ainsi, des progrès supplémentaires sont encore possibles, mais la

féminisation linguistique n'équivaut pas à la parité sociale et, tout en étant essentielle, n'est pas une condition

suffisante pour y parvenir.

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BibliographieBecquer, Annie, ed., (au sein de l’Institut national de la langue française). Femme, j'écris ton nom: guide

d'aide à la féminisation des noms des métiers, titres, grades et fonctions. La documentation française, 1999.

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The Chicago Manual of Style, Sixteenth Edition. Chicago : University of Chicago Press. 2010. Print and online.