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LE SIGNE DE LOURDES Que sera le centenaire des apparitions ? Une Pentecôte Mariale. Une surabondante effusion de l'Esprit-Saint. Tous les hommes, quelles que soient leur couleur, leur race et leur langue, comprennent le simple et profond message qui a été confié à Bernadette Soubirous au cours des dix-huit apparitions qui s'échelonnent du 11 février au 16 juillet 1858. Il n'y a pas de révélation de choses transcendantes et difficiles à l'entendement. C'est d?ailleurs une sorte de constante des appa- ritions de la Vierge au xix e siècle — elles furent assez nombreuses et marquantes en notre pays de France — d'insister par gestes, attitudes, paroles, sur ies élémentaires et indispensables démarches de la vie religieuse : la prière et la pénitence. Mais, en même temps, est affirmée l'infinie miséricorde de Dieu pour l'homme pécheur : les rayons qui partent des mains de la Vierge, à la rue du Bac, et la source qui jaillit sur l'indication de la Vierge, à Lourdes, parlent dans ce sens. L'homme du xix e siècle et l'homme de tous les temps aurait volontiers réclamé du ciel d'apprendre et de déchiffrer quelques secrets. Mais il n'en est rien. Il est ramené à l'essentiel, à ce qu'il doit confesser et pratiquer par sa seule condition de chrétien. Bernadette le sait comme par une sorte d'intuition surnaturelle. Ce n'est pas son maigre bagage de catéchisme qui peut lui inspirer la réponse d'une orthodoxie parfaite à une question captieuse. Le 13 avril 1859, un groupe de prêtres parlant le patois de Lourdes viennent la voir. L'un d'entre eux lui pose la question suivante : « La Vierge vous a-t-elle dit ce qu'il fallait faire pour aller au ciel ? Non, Monsieur l'abbé. Nous le savions bien auparavant : nous n'en avions pas besoin (1). (1) Ainsi Bernadette la chétive s'apparente a Jeanne d'Are la guerrière. Celle-d aussi trouvait devant les luges et les théologiens des réponses qui sont à proprement parler des distinctions dignes de saint Thomas ou des répliques dignes de Corneille : ,— Etes-vous en état de grâce ? — Si Je le suis que Dieu m'y garde ; si Je ne le suis pas, que Dieu ni'y mette.

LE SIGNE DE LOURDES...volontiers réclamé du ciel d'apprendre et de déchiffrer quelques secrets. Mais il n'en est rien. Il est ramené à l'essentiel, à ce qu'il doit confesser

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LE SIGNE DE LOURDES

Que sera le centenaire des apparitions ? Une Pentecôte Mariale. Une surabondante effusion de l'Esprit-Saint.

Tous les hommes, quelles que soient leur couleur, leur race et leur langue, comprennent le simple et profond message qui a été confié à Bernadette Soubirous au cours des dix-huit apparitions qui s'échelonnent du 11 février au 16 juillet 1858.

Il n'y a pas de révélation de choses transcendantes et difficiles à l'entendement. C'est d?ailleurs une sorte de constante des appa­ritions de la Vierge au xix e siècle — elles furent assez nombreuses et marquantes en notre pays de France — d'insister par gestes, attitudes, paroles, sur ies élémentaires et indispensables démarches de la vie religieuse : la prière et la pénitence. Mais, en même temps, est affirmée l'infinie miséricorde de Dieu pour l'homme pécheur : les rayons qui partent des mains de la Vierge, à la rue du Bac, et la source qui jaillit sur l'indication de la Vierge, à Lourdes, parlent dans ce sens.

L'homme du xix e siècle et l'homme de tous les temps aurait volontiers réclamé du ciel d'apprendre et de déchiffrer quelques secrets. Mais il n'en est rien. Il est ramené à l'essentiel, à ce qu'il doit confesser et pratiquer par sa seule condition de chrétien. Bernadette le sait comme par une sorte d'intuition surnaturelle. Ce n'est pas son maigre bagage de catéchisme qui peut lui inspirer la réponse d'une orthodoxie parfaite à une question captieuse.

Le 13 avril 1859, un groupe de prêtres parlant le patois de Lourdes viennent la voir. L 'un d'entre eux lui pose la question suivante : « La Vierge vous a-t-elle dit ce qu'il fallait faire pour aller au ciel ?

— Non, Monsieur l'abbé. Nous le savions bien auparavant : nous n'en avions pas besoin (1).

(1) Ainsi Bernadette la chétive s'apparente a Jeanne d'Are la guerrière. Celle-d aussi trouvait devant les luges et les théologiens des réponses qui sont à proprement parler des distinctions dignes de saint Thomas ou des répliques dignes de Corneille : ,— Etes-vous en état de grâce ? — Si Je le suis que Dieu m'y garde ; si Je ne le suis pas, que Dieu ni'y mette.

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Les choses plus hautes et plus personnelles ont été confiées à Lourdes en secret de confidence et de prière que la voyante ne tra­hira jamais.

La femme du sous-préfet d'Argelès demanda un jour à Berna­dette de lui confier ses secrets. L'enfant se leva brusquement, mit la main sur la poitrine et, regardant cette grande dame sans la moindre timidité, répondit d'un ton résolu qui enlevait toute envie d'insister : « Madame, cela je le garde pour moi ».

Sur l'ordre de son curé, Bernadette dut, bien des fois, solliciter le nom de la visiteuse. L'abbé Peyramale n'avait aucun goût pour devenir constructeur de sanctuaire ou organisateur de pèlerinages. Il prétendait cependant ne pas traiter avec une inconnue, si toute­fois il avait un jour à traiter. L'apparition se contentait de sou­rire devant ces exigences et c'est le 25 mars seulement, à la 16e apparition, après une demande répétée trois fois, que le nom fut enfin prononcé : « Je suis l'Immaculée Conception ». Or, quatre ans plus tôt, ce nom avait été acclamé à Rome et dans tout l'univers, quand Pie I X eut défini le dogme de l'Immaculée Conception.

Il semble donc que rien ne soit nouveau. L'essentiel et même le tout étaient déjà donnés et connus par l'Evangile et le magistère de l'Eglise. Pourtant, ces visites répétées du ciel doivent bien avoir un sens et apporter du neuf. MaiB aussitôt nous vient à la mémoire la parabole évangélique où le mauvais riche descendu aux enfers voit par-delà les abîmes Lazare admis au banquet céleste. Un dialogue s'engage entre le riche qui a reçu ses biens pendant la vie terrestre et Abraham, dans le sein duquel festoie Lazare le pauvre.

« Et le riche dit : « Je te prie, Père, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père — car j'ai cinq frères — pour attester ces choses, de peur qu'ils ne viennent, eux aussi, dans ce lieu de tourment. — Abraham répondit : « Ils ont Moïse et les prophètes ; qu'ils les écoutent. — Non, Abraham notre Père, reprit-il, mais si quelqu'un des morts va vers eux, ils se repentiront ». — Mais Abraham lui dit : « S'ils n'écoutent pas Moïse et les prophètes, quelqu'un des morts ressusciterait, qu'ils ne le croiraient point ».

Le fait de Lourdes serait-il en contradiction avec cette loi énoncée par la parabole ? Non point. Le principe fondamental est maintenu. C'est l'Eglise qui est le témoin et le véhicule de Dieu parmi les hommes ; c'est elle qu'il faut d'abord écouter. « Allez

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enseigner... tout ce que vous lierez... soyez mes témoins... qui vous écoute, m'écoute... »

Il y a grand risque que si on la repoussait, tout autre signe de Dieu, si éclatant fût-il, pourrait être aussi méconnu. C'est même d'expérience quotidienne.

De plus, depuis la mort de l'apôtre saint Jean, tout message, toute révélation que Dieu confie à un particulier sont intégrés et subordonnés au dépôt que l'Eglise transmet et fait fructifier ; ils ne lui ajoutent rien de positivement nouveau.

Dieu veut cependant encore, dans sa liberté et sa miséricorde, faire des signes à son peuple, secouer son apathie, réveiller son atten­tion. Quel est donc le signe de Lourdes ?

La réponse à cette question est apportée sans doute plus par les situations et les gestes que par les paroles. Pour comprendre en effet le Message que Dieu veut révéler ou expliciter aux hommes, il importe de s'attacher à la totalité de l'intervention. Des gestes et des signes apportent souvent plus de clarté que de longs discours. Pour saint Augustin, le Christ enseigne éminemment parles miracles. Des aspects essentiels du mystère de notre rédemption sont ainsi explicités diversement par des symboles : l'eau, le pain, la vigne, le lavement des pieds, etc..

Nous avons trop intellectualisé la révélation. Les philosophes et les théologiens se complaisent dans les abstractions ; ils s'offrent ainsi à l'admiration des siècles. Ce n'est pas eux qui auraient pensé à l'Incarnation, à cette présence et à cette révélation d'un Dieu dans la chair et à travers elle.

Pour saisir intégralement le message et le sens de Lourdes, il ne faut donc point seulement s'arrêter aux paroles et pour ainsi dire les désincarner. Elles n'ont leur plénitude que si on les écoute sur le fond sonore du Gave, si on leB commente par les gestes de Ber­nadette qui baise la terre, se lave le visage, boit de l'eau, mange de l'herbe... L'eau qui jaillit à la volonté de l'Apparition et qui coule toujours, nous introduit par son symbolisme biblique et l'usage sacramentel dans la connaissance de Lourdes bien plus intimement, plus mystiquement que de longs discours... Et puis elle est là ; on la met en bouteilles et on l'emporte chez soi. Il en va tout autre­ment de paroles que l'on confie à la mémoire ou au papier. Son langage de signe est direct et personnel.

Il n'est pas jusqu'à la taille de Notre Dame qui n'ait sa signi­fication. « Une jeune fille, pas plus grande que moi » dira Bernadette.

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Pourquoi donc s'évertuer à grandir et à vieillir la jeune fille de Lourdes ? Cette jeunesse ne doit-elle pas signifier la candeur, l'innocence, la pureté ?

Pour le croyant, le commentaire; fidèle de Lourdes est plus encore donné par l'accueil que l'Eglise fait à ce message. Certes Lourdes n'entre pas dans le cycle de la révélation officielle, quelles que soient les manifestations de la hiérarchie à son propos, là fête liturgique célébrée le 11 février, l'encyclique de S. S. le pape Pie X I I , « Le pèlerinage de Lourdes », etc.

L'infaillibilité de l'Eglise n'est pas engagée à propos de la réa­lité historique des dix-huit apparitions, mais seulement par l'en­seignement dogmatique et moral qu'elle donne habituellement à l'occasion du fait de Lourdes et, solennellement, à l'occasion du centenaire. Le catholique ne fait pas, ne peut pas faire un véritable acte de foi, au sens strict du mot, aux apparitions de la Sainte Vierge à Lourdes (il en va de même pour la rue du Bac, la Salette, Fatiina) ; il fait un acte de foi en la mission privilégiée de Marié dans l'his­toire du salut de l'humanité, car cela fait partie de la Révélation de Dieu aux hommes.

Quelques-uns diront : « Si ce n'est point là article dé foi, je suis libre d'accorder ou de refuser mon assentiment... C'est tout ou ce n'est rien». Mais la vie ne s'exprime pas en formules de dilemne ou d'alternative.

La connaissance religieuse se situe à divers étages, tant par l'objet, le motif, l'assentiment, la certitude. Il importe de faire les distinctions. C'est une aberration d'exiger, à propos de tout ce qui se dit dans l'Eglise, une adhésion identiquement absolue; il y a les maximalistes de la foi. Mais c'est une autre aberration aussi grave que de n'accepter que des dogmes rigoureusement définis ; il y a les minimalistes de la foi.

Stricto sensu, donc je ne « croiB » pas d'un acte de foi théologal que Marie soit apparue à Lourdes, mais je crois d'une certitude par­ticulière, ni purement humaine ni totalement surnaturelle que Marie est apparue à Lourdes. Il y a comme une réfraction de la foi théologale sur un fait historique qui n'appartient pas au dépôt révélé. Ce serait pour tout fidèle, quelles que soient ses exigences et sa culture intellectuelle, imprudence, voire témérité, à nier, même à mettre en doute l'authenticité générale des faits.

Pour les reconnaître, la prudence m'y invite : des personnes qualifiées ont mené une enquête précise et directe : Mgr Laurence

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a attendu quatre ans avant de déclarer le 18 janvier 1862 que «l'ap­parition revêt tous les caractères de la vérité et que les fidèles sont fondés à la croire certaine ». Le sens de l'Eglise me' le commande : par sa liturgie, les interventions solennelles de la papauté, les encouragements de la hiérarchie, l'adhésion de tout le peuple fidèle, l'Eglise entière a accepté Lourdes. Bien plus, Lourdes tient dans la vie de l'Eglise contemporaine une telle place qu'un croyant est conduit à écarter, pour les origines, illusion et tromperie et à admettre, pour le développement, une intervention éclatante de l'Esprit-Saint.

Seule une vision de foi de l'Eglise permet de comprendre ce point de vue, la certitude la plus apaisante et la plus exigeante simultanément pour le catholique. L'Eglise n'est point une société semblable à une autre. Elle est humaine et divine à la fois. De l'homme elle tient ses échecs, ses errements et ses péchés ; de Dieu elle tient son salut, sa vérité et sa sainteté. L'homme nepeut jamais faire échec à Dieu pour l'essentiel et définitivement. Les certitudes que nous dégageons des événements, ne nous font pas seulement accepter un fait comme une donnée historique, mais encore comme une volonté positive de Dieu pour le salut des hommes par l'his-toire-même du peuple de Dieu. L'Eglise, inspirée par l'Esprit de vérité, mue par son instinct maternel, discerne le vrai du faux; elle sait ce qui est bon ou mauvais pour ses enfants. Ainsi, dans ce phénomène unique de Lourdes, se manifestent la place et le rôle de Marie dans l'Eglise.

Une irruption du ciel est toujours un défi à la terre ; la mesure des choses est prise à l'envers, tout comme leur sagesse est totale­ment différente. La foi et la raison, le miracle et la science, telles furent longtemps et demeurent pour beaucoup encore les deux forces et les deux valeurs exaltées et abaissées à Lourdes. Non point qu'il faille récuser la raison ou bafouer la science, mais à cause de leur sectaire prétention, les humilier, c'est-à-dire les ramener à leur place et dans l'ordre. Et cela était particulièrement nécessaire en cette moitié du x ix e siècle.

La science ouvrait de nouvelles perspectives à l'huma­nité. Des découvertes scientifiques et des progrès techniques ont été si nombreux en un siècle que nous nous y sommes habitués ; et au bout du compte aussi l'homme retrouve au fond de lui-même ses limites et ses misères. Il n'en était point ainsi il y a cent ans.

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Nous pouvons difficilement nous imaginer la sorte d'enthou­siasme avec laquelle les hommes entraient dans l'ère de la vapeur. Fendant des siècles, on avait perfectionné « des bricoles » au sens le plus matériel du terme. Et voilà que. tout à coup on pouvait se libérer de l'attelage ; et non seulement de l'attelage, mais encore des vents. De nouvelles sources d'énergie étaient domestiquées : la vapeur et l'électricité. Or on sait que les facteurs décisifs du pro­grès matériel de l'humanité sont les découvertes des sources d'éner­gie, de leur application technique et de leur transport. Et ce fut le début de la grande industrie.

Une philosophie gouailleuse avec Voltaire, idéaliste avec Kant, matérialiste avec Hegel, positiviste avec Comte soutenaient plus ou moins cette évolution, par l'exaltation diverse qu'elles faisaient de la raison. Ainsi, tout ce qui dépassait l'entendement de là raison ou compromettait le déterminisme de la science devait être rejeté comme s'opposant au progrès de l'humanité. Un premier ministre français avait proclamé la béatitude des temps modernes : enri­chissez-vous.

Le cosmos se refermait sur lui-même; ni rien, ni personne ne devait déranger son mécanisme. Dieu était donc nié, de même la possibilité de son irruption dans l'Histoire, soit par apparitions, sbit par miracles.

A Lourdes aussi, il y avait des sceptiques ; ils s'assemblaient au café Français. Ils Usaient surtout Le Siècle et La Presse. Or, pério­diquement, ces deux feuilles, très laïques, rappellent à leur clien­tèle que c'est naïveté, sottise, obscurantisme au temps du télé­graphe électrique et de la machine à vapeur d'admettre la possi­bilité des apparitions et des miracles. Le maréchal des logis de gen­darmerie d'Angla, en service à Lourdes au temps des apparitions, déclara un jour devant la grotte : « E t dire qu'on voit de pareilles choses en plein xix e siècle ! » Le camp rationaliste n'a point, depuis un siècle, déposé les armes. Une certaine science, une certaine lit­térature ont été prodigieusement inventives, fantaisistes et sectaires pour ne point lever le siège tel que d'avance ils l'avaient fait.

L'Eglise, elle, se montre réservée ; elle ne favorise pas les vision­naires. La dureté de l'abbé Peyramale et les silences de l'évêque révèlent plus que de la réserve, presque une certaine indifférence : ils n'avaient au fond point besoin de cela pour fortifier leur foi et dévelppper leur dévotion. Mais ils savaient aussi que Dieu peut inter­venir, qu'il intervient quand I I veut et comme I I veut. Leur Dieu

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n'est point un méticuleux et impassible préposé à l'exact fonction­nement de la mécanique céleste et terrestre... Leur Dieu est celui d'Abraham, d'Isaac et de Jacob qui a conversé avec les hommes et fait des choses merveilleuses en faveur de son peuple ; Il l'a fait sortir d'Egypte, lui a fait passer la mer Rouge, l'a conduit à la terre promise, lui a donné des patriarches et des prophètes. C'est toujours le même Dieu qui agit dans l'Eglise, c'est toujours un peuple en marche vers la vraie terre promise.

H y a bien eu cette manifestation et cette présence unique de son Fils sur la terre qui marquent définitivement l'histoire et donnent en plénitude ce qui, dans des siècles d'attente, avait été préfiguré. I l n'est point mort comme Moïse, et I I a, par un sacrifice unique, rendu parfaits pour toujours ceux qu'il a sanctifiés. Nous avons ppur toujours notre chef et notre viatique, car le Ghrist est la Voie, la Vérité et la Vie. Il suffit de le suivre pour ne pas mar­cher dans les ténèbres. Et cependant, Dieu veut, dans sa miséri­corde, continuer à manifester aux hommes le soin qu'il a d'eux.

Voilà pourquoi il y a eu toujours des apparitions dans l'Eglise comme aussi des miracles. Les apparitions se sont multipliées au cours des cent dernières années, de même que les miracles. Et cela au moment même où on prétendait fermer le Ciel pour cause de décès et où l'étau d'un déterminisme scientifique prétendait éli­miner de l'univers l'action d'une liberté aussi puissante que bonne. Tout cela montre que Dieu ne se désintéresse pas de l'humanité, de son peuple et de son Eglise. Toujours agissant, toujours puissant, mais dans un style nouveau qui correspond e.t à l'économie éternelle du salut et aux besoins particuliers de l'époque. Ainsi donc à Lourdes, plus qu'en aucun autre lieu, se réalisent d'une manière privilégiée et s'expriment pour le fidèle les tendresses, les solli­citudes, les inventions de Dieu pour son peuple. L'Eglise reprend avec ferveur la parole de Marie elle-même : Fecii mihi magna qui •potens est. Dans son ouvrage Les Apparitions, M . Lochet a fort bien montré comment l'Eglise se tient à égale distance du scepticisme et de la crédulité (1).

« Le rationalisme repousse a priori la possibilité-même d'une intervention de Dieu dans l'Histoire. I l fixe d'avance les limites de l'action de Dieu suivant les exigences de sa raison. Cela ne doit pas être. Cela ne peut pas être. D'avance il nie le fait, il le refuse...

(1) pp. 46-48.

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L'Eglise ne se méfie pas de Dieu mais elle se méfie des hommes et du démon. »

Devant le fait merveilleux, le rationaliste n'est pas libre de s'orienter vers n'importe quelle solution. Il est lié d'avance; Il y a pour lui une solution interdite : c'est celle qui découvre l'inter­vention de Dieu. Il ne doit pas en arriver là. Il sait d'avance qu'il lui faut chercher autre chose.

L'Eglise est libre. Elle sait par une expérience séculaire que Dieu intervient parfois dans l'Histoire. Elle croit au merveilleux. Mais elle sait aussi que dans ce domaine les hommes peuvent se tromper et que le démon peut aussi les tromper. Elle sait que l'erreur ne porte jamais de bons fruits... C'est pourquoi elle suspend son juge­ment, elle ne se hâte pas de se réjouir, elle attend les fruits pour juger l'arbre (1). Il arrive un moment où elle se prononee, où elle s'engage...

A Lourdes, par les apparitions dont seule Bernadette peut témoigner et par les miracles que beaucoup peuvent constater, s'affirme la réalité du monde surnaturel. Ou plutôt est rendu comme tangible pour les hommes de notre génération ce qu'est l'intrusion de Dieu, l'intervention de Dieu dans l'Histoire. Cette intervention ne peut plus être quelconque. Elle doit avoir une référence à Jésus, le Témoin et la Parole. E t il est assez remar­quable que l'acte principal de la prière de Lourdes est devenu la procession du Saint-Sacrement. Et voici que les guérisons aban­données au bon plaisir de Dieu, mais contrôlées scientifiquement, rendent en notre temps témoignage en faveur des miracles de l'Evangile.

La critique rationaliste a prétendu que les miracles de l'Evangile n'étaient que des projections et des objectivations de la ferveur et de l'admiration des premiers chrétiens.

« Les miracles de l'Evangile doivent être considérés comme des mythes où les besoins du cœur se prennent pour des faits et où les rêves de l'homme se transforment en réalités qu'on essaie d'insérer dans la trame de l'histoire». Ce serait l'œuvre de consciences pri­mitives. Or la science aurait définitivement exorcisé la raison

(1) Mgr Laurence, dans son Mandement tur l'Apparition qui a tu lieu à la grotte dé Lourdes : • Ce témoignage de Bernadette, déjà important par lui-même, emprunte une force toute nouvelle, nous dirons même sans complément, des faits merveilleux qui se sont accomplis depuis le premier événement. Si l'on doit juger l'arbre par ses fruits, nous pou­vons dire que l'Apparition racontée par la jeune fille est surnaturelle et divine, car elle produit des effets surnaturels et divins ».

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humaine de ces imageries et de ces peurs et interdit au coeur de l'homme de se bercer de ces illusions.

U n miracle, un seul, de Lourdes, renverse cette ingénieuse construction. Une tuberculeuse qui guérit, un aveugle qui voit, une fistule qui sèche, tout cela n'est pas projection dans le passé d'un rêve ou objectivation d'un besoin religieux, mais bel et bien un fait. Demandez-le à Carrel qui a fait le voyage à Lourdes et qui a noté, de seconde en seconde, sur sa manchette amidonnée, l'évo­lution inattendue d'une maladie incurable. Claude Bernard a écrit : « I l faut observer sans idée préconçue... La science rationnelle ne doit jamais répudier un fait exact et bien observé ». Or, des guérisons survenues manifestement à Lourdes, sont médicalement, scienti­fiquement, donc humainement inexplicables...

I l importe de remarquer que les prodiges s'accomplissent à Lourdes dans une atmosphère typiquement évangélique, le plus souvent pendant que l'on répète les acclamations par lesquelles la foule saluait le passage du Christ dans ses rangs. On prie, et Dieu guérit qui il veut, quand il veut. Jamais dans la clandestinité ou après de laborieuses préparations. Tout est simple, manifeste, direct. U n bain que l'on prend à la piscine comme à Siloé, une commu­nion comme si le Seigneur venait dans la maison, une procession du Saint-Sacrement, comme si le Seigneur passait sur la route, et les malades sont guéris. Ceux qui savent dépasser l'ostensoir, la chasuble, l'ombrellino, le service d'ordre, revivent les temps évangéliques.

C'est assurément la Vierge qui est apparue à Bernadette. Mais c'est encore plus le Christ de l'Evangile qui est présent. Certes, il est présent partout, dans l'église et le tabernacle. Mais il a voulu choisir un lieu où, par égard à notre faiblesse, il veut affirmer, sa présence et la rendre sensible aux cœurs.

Les foules accourent, et elles demeurent toujours ce que sont les foules : indisciplinées, excessives, moutonnières. Il y aura, peut-être, de la vulgarité et de la superstition, mais il n'y a pas que cela. Si les foules de Lourdes marchent au physique, et plus encore au moral, sur les pieds de quelques-uns, les agacent et les écœurent, elles représentent cependant le peuple de Dieu en marche vers la Jérusalem céleste. Ce peuple ramasse la poussière des routes, il traîne avec lui des éclopés ; il est ce qu'il est, un peuple pécheur, qui veut être pardonné, sanctifié, sauvé.

D'avoir quitté leur demeure et leurs soucis, de consacrer la

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majeure partie de leur temps à la prière, tout cela constitue un temps fort dans la vie intérieure de ces chrétiens. Le respect humain ne les contracte plus; ils deviennent autres, ou plutôt tendent plus loyalement vers ce qu'ils devraient devenir. Les foules qui ont suivi le Christ au désert et l'ont acclamé comme leur roi et messie le dimanche des Rameaux, qu'étaient-elles et que sont-elles deve­nues ?

Nous attendons beaucoup de Lourdes,- de cette année jubi­laire. Nous savons que l'Eglise a ouvert très larges les vannes de la Communion des saints... Mais nous savons aussi qu'au 12 février 1959, il n'y aura point ici-bas un ciel nouveau et une terre nouvelle, mais il y aura des milliers d'âmes qui avanceront d'un pas plus assuré et plus joyeux dans la voie de la conversion du cœur, du renouveau spirituel ; et telle est la grâce, le signe définitif de Lourdes.

« Comme pour les foules qui se pressaient autour de Jésus, la guérison des plaies physiques y demeure, c'est-à-dire à Lourdes, en même temps qu'un geste de miséricorde, le signe du pouvoir que le Fils de l'Homme a de remettre les péchés. Auprès de la grotte bénie, la Vierge nous invite, au nom de son divin Fils, à la conversion du cœur et à l'espérance du pardon. L'écoute-' rons-nous ?... Dans cette humble réponse de l'homme qui se reconnaît pécheur réside la vraie grandeur de cette année jubi­laire. Ainsi s'exprime le pape Pie X I I dans son Encyclique Le Pèlerinage de Lourdes.

Dieu qui, par Marie, a parlé à Lourdes, a voulu montrer à notre siècle qu'il existe, qu'il parle et agit. Qu'il est le Dieu non pas des philosophes, mais d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Non pas le Dieu idée, mais le Dieu amour. Celui qui a au cœur, pour tous les siècles, cette parole : J'ai pitié de cette foule.

Quelle sera la réponse de l'homme ? Dans l'intelligence d'abord, et assurément par l'acte de foi personnel qu'il donne à cette vérité. Mais la foi est un assentiment, ce qui suppose aussi une intervention de la volonté et un mouvement du cœur. Devant le Dieu qui pro­voque l'homme par d'innombrables sollicitudes, la réponse ne peut être que celle de la vie, c'est-à-dire du retour vers Dieu.

Dès la quatrième apparition, le dimanche 21 février, on avait vu Bernadette pleurer ; on lui en demanda la raison : « La Dame, répondit-elle, en me quittant un instant de son regard, le dirigea au loin par-dessus ma tête ; ensuite, le reportant sur moi, qui lui

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avais demandé ce qui l'attristait, elle me dit: «Priez Dieu pour les pécheurs ».

Le mercredi 24 février, l'enfant s'avance vers la voûte dans laquelle s'insère actuellement l'autel de la Grotte. Elle B'agenouillei On la voit s'attrister ; en larmes, elle se relève et, les mains jointes sur son chapelet, elle parait vouloir s'adresser aux quatre à cinq cents personnes qui l'entourent. Les plus proches entendent la voix un peu haletante : « Pénitence... Pénitence,.. Pénitence... »

L'enfant s'est acquittée de son premier message. Que trouvons-nous là que nous ne sachions déjà ? Et encore,

dit si simplement. I l n'y a même pas l'intransigeance des pro­phètes de l'ancienne loi, ni la majesté d'un Jean-Baptiste. Suppli­cation d'une pauvre enfant qui demande aux hommes de faire ce qu'ils refusent obstinément depuis des siècles.

Ces trois petits mots paraissent bien banals, ils n'apprennent rien... Mais les trois coups qui résonnent au théâtre ne disent pas grand-chose par eux-mêmes ; ils annoncent que le rideau va se leverj que la pièce va se jouer. Pour l'auteur et l'acteur, ces trois petits coups sont redoutables, car ils leB exposent au jugement des autres. Trois petits mots, et le rideau tiré sur notre conscience se lève et Dieu nous juge. Cela l'homme le redoute, et il préfère ne point entendre ces trois petits coups de marteau que frappa contre la roche de Massabielle une petite fille qui ne jouait point de théâtre. Et depuis lors, ses paroles repartent en écho vers des milliers, des millions de consciences, vers le peuple de Dieu tout entier;

Car ces simples mots, prononcés par la voix qui hésitait d'émo­tion et d'asthme, sont orchestrés et commentés par les appels que, depuis toujours, Dieu adresse aux hommes. Ce n'est pas la moindre preuve de l'origine surnaturelle des apparitions de Lourdes que Bernadette nous ait ainsi transmis si simplement le pur message évangélique. C'est le même appel qui a retenti à travers toute l'histoire sainte ; « Convertissez-vous et vous vivrez ! » Les prophètes ont dit la même chose.

Isaïe : « Convertissez-vous, et vous serez Bauvé 1 »; Jérémie : « Convertissez-vous chacun de vos voies perverses ! » ; Ezéchiel : « Convertissez-vous et faite» pénitence ! » ; Osée : « Revenez à Dieu I Zacharie : « Tournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous ! ». Jean-Baptiste répétait à la foule qui courait vers lui : « Faites péni­tence I Le royaume de Dieu est proche ». Et d'après saint Marc : « Jésus commença par dire : le temps est accompli et le royaume

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de Dieu est proche. Repentez-vous et croyez à la bonne nou» veUe ».

Les symboles et les gestes vont s'ajouter aux paroles. Ils leur donneront et le commentaire direot et la première application,

Que se passe-t-il exactement à Massabielle le 25 février au cours de la 9e apparition ?

L a Dame dit à Bernadette : «Allez boire à la fontaine et vous y laver ». Gomme il n'y a pas de fontaine, la voyante se dirige vers le Gave. Elle est aussitôt rappelée, et la vision indique, de la main, un endroit précis à l'intérieur de la grotte. Bernadette, de ses doigts, gratte le sol. Une eau boueuse jaillit ; Bernadette y porte les lèvres ; elle boit. Mais quand elle 8e lève, son visage est maculé et couvert de boue.

Vite après, la voyante prend trois petites poignées d'une herbe sauvage ; elle les met dans la bouche et les mange. Enfin, elle baise la terre.

Pourquoi la Sainte Vierge a-t*elle demandé à Bernadette ces trois gestes qui heurtent notre sensibilité et que n'admettent pas lés raisonneurs ? La suite des événements va nous le dire. La foule qui, les'jours précédents, admirait la voyante dans sa beauté exta-tique, cette môme foule aujourd'hui, manifeste son désappointe* ment, sa déception, son désavosu. Un cri est lancé que chacun répète : « Elle est folle... Elle est folle... » Bernadette entend, souffre et se tait.

Mais voici pour elle quelque chose de plus douloureux : au pres­bytère, l'abbé Peyramale la reçoit à sa manière qui est sans amé­nité : « Tu mens, tu ne vois rien... On m'a dit que tu as mangé de l'herbe, comme les animaux ». Pauvre Bernadette! Elle était déjà si peu de chose I La voici traitée de folle et de menteuse, la voici humiliée, écrasée, anéantie. Elle aurait pu dire comme l'apôtre saint Paul : « Nous sommes devenus l'ordure du monde et le rebut de tous... Oui, je me complais dans mes faiblesses, et dans les outrages, les détresses, les persécutions, les angoisses engagées pour le Christ, car lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort ».

L'eau coule toujours à Lourdes. Elle est le symbole et le gage d'une source spirituelle que la grâce fait mystérieusement jaillir pour la vie éternelle dans les cœurs.

Les pèlerins le savent bien ; et leur première démarche est la confession. Gela suppose conscience du péché et volonté d'amende­ment. Pour ces résurrections spirituelles, il n'y a point de bureau

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de constatations. Cependant, combien plus nombreuses et plus nécessaires et plus éclatantes que les guérisons corporelles ! Cela demeure dans le secret des âmes, et il vaut mieux ainsi.

Ce qui est prodigieux à Lourdes aussi, c'est la juste mesure que prennent les hommes vis-à-vis des biens de ce monde. Rien n'est plus extraordinaire que la paix qui rayonne des malades qui ont trouvé une force morale qui leur permet d'accepter dans la sérénité, parfois dans la joie, l'infirmité dont ils avaient l'espoir d'être libérés. Ainsi, ce sont surtout les âmes qui sont restituées dans leur intégrité, qui sont pûrifiéçs, renouvelées, rajeunies.

Il semble que, de plus en plus, Lourdes retrouve sa signification essentielle. Après la preuve apologétique, on accueille la signifi­cation spirituelle. Le Christ est acclamé comme Sauveur. « Afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les péchés, il dit au paralytique : « Je te le dis, lève-toi, prends ton grabat et va-t-en chez toi ! »

Il ne peut pas s'agir seulement d'une guérison individuelle. Il importe qu'il y ait aussi un renouveau chrétien de la société. Ce qui corrompt notre société moderne, qui a cependant tant de justes motifs de fierté et d'espoir, c'est le matérialisme. Le Pape nous assigne avec une vigoureuse perspicacité notre tâche. N'écrit-il pas dans l'Encyclique Le Pèlerinage de Lourdes : « Ce matérialisme il n'est pas seulement dans la philosophe condamnée qui préside à la politique et à l'économie d'une portion de l'humanité, il sévit aussi dans l'amour de l'argent, dont les ravages s'amplifient à la mesure des entreprises modernes et qui commandent, hélas ! tant de déterminations pesant sur la vie des peuples ; il se traduit par le culte du corps, la richesse excessive du confort et la fuite de toute austérité de vie; il pousse au mépris de la vie humaine, de celle même que l'on détruit avant qu'elle ait vu le jour ; il est dans la poursuite effrénée du plaisir qui s'étale sans pudeur et tente même de séduire, par des lectures et des spectacles, des âmes encore pures ; il est dans l'insouciance de son frère, dans l'égoïsme qui l'écrase, dans l'injustice qui le prive de ses droits, en un mot : dans cette conception de la vie qui règle tout en vue de la seule prospérité matérielle et des satisfactions terrestres : « Mon âme, disait un riche, tu as quantité de biens en réserve pour longtemps, repose-toi, mange, bois, fais la fête ». Mais Dieu lui dit : « Insensé, cette nuit-même on va te redemander ton âme ». (Saint Luc, 12, 19-20).

Il me semble que notre monde est sauvé de la redoutable tenta-

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tion du matérialisme par la prière. Certes, à Lourdes il y a les accla­mations, les processions, les foules. Mais il y a aussi les silences, les arrêts, l'intériorité. Parfois le soir, quand les pèlerins s'attardent ou que la saison est creuse, regardez la prière dé ces hommes et de ces femmes. Rien n'est plus prenant. E n un siècle où tous les pays rivalisent d'ingéniosité et de milliards, pour s'élancer vers les espaces intersidéraux, pour y découvrir les secrets ou y trouver un nouveau prestige, des hommes pensent que la chose valant la peine d'être inlassablement poursuivie est de trouver Dieu au plus intime de leur cœur. Et chaque pèlerin à Lourdes, à sa manière et selon sa grâce, connaît un instant d'intériorité où il se retrouve lui-même parce qu'il n'aura cherché que Dieu.

Lourdes n'apporterait-il que cela à notre monde, il serait encore un haut lieu où les valeurs de l'esprit, de la civilisation sont sau­vées malgré le tourbillon et la frénésie qui l'emportent.

Nous avons cherché à favoriser cette intériorité, cette rencontre spirituelle avec Dieu à travers Marie, en restituant autant qu'il était possible un cadre plus dépouillé, celui qui se rapprocherait le plus du site primitif. Nous croyons que le paysage soutient et oriente la prière. Les années, les nécessités immédiates, les goûts d'une époque ont aménagé Lourdes. On ne pouvait rester en la situation primitive : et il ne faut non plus décréter de parti pris que tout est de mauvais goût et écœure les âmes artistes.

La/roche, l'eau, la prairie, les arbres devaient, à Lourdes, cons­tituer le cadre privilégié. Tout ce qui a été entrepris a visé à donner plus dé dépouillement, de simplicité, d'authenticité. Par respect pour la Vierge elle-même, qui avait choisi un enfant, mais aussi un site... Pourquoi cette grotte de Massabielle si sauvage ?... Mais aussi pour aider les pèlerins à retrouver un dépouillement intérieur, à aller vers une authenticité intérieure. Etre vrais avec eux-mêmes et avec Dieu, comme nous aurons été vrais avec la nature du Bon Dieu.

C'est dans cette préoccupation qu'a été construite l'église souterraine de Saint-Pie X . Conçue par M . Vago, avec l'aide des architectes M M . Le Donné et Pinsard, réalisée par la Maison Cam-penon-fiernard, elle doit d'abord offrir un lieu de rassemblement et de culte proportionné aux nécessités actuelles. On l'a enfoncée dans le sol, par respect pour le site et parce qu'il valait mieux ne plus rien édifier, parce qu'il fallait multiplier les espaces libres pour don­ner aux âmes le sentiment d'une liberté, d'une dilatation spirituelles.

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L'Eglise sera prête pour l'époque où afflueront à Lourdes les grande» foules. S. Em. le cardinal Roncalli, l'actuel successeur de saint Pie X sur le siège patriarcal de Venise et ancien Nonce apos­tolique en France, viendra la consacrer le 25 mars, le jour même où cent ans plus tôt, la Vierge avait dit à Bernadette : « Je suis l'Im­maculée Conception ».

Ainsi, en vertu d'une élection toute gratuite, Lourdes est devenu k grande oité mariale sur laquelle se fixent, surtout en cette année centenaire, les regards confiants et suppliants de toute la chrétienté. Lourdes est une ville sainte élue, Electam sanctitatis çivitatem. Sa gloire est d'avoir été choisie pour un destin extraordinaire. Le croyons-nous vraiment ? Le croyons-nous assez ? Savons-nous le reconnaître ? Sommes-nous reconnaissants ? En pensant à Lourdes, en évoquant le premier siècle de son histoire Mariale, savons-nous dire : Mon Dieu< que vous êtes bon 1 Mon Dieu, soyez loué et béni 1 Mon Dieu, merci!

Pèlerins de Lourdes, accoutumés à voir les foules accourir sur les rives du Gave, nous risquons d'être blasés, d'oublier l'essen­tiel et d'être plus sensibles aux aspects très secondaires d'un lieu de pèlerinage. Nous sommes exposés à être moins ouverts et moins sensibles à la grâce de Lourdes. Quel dommage 1

Certes, il faut le répéter, Lourdes n'engage pas la foi théolo­gale. Puisque Notre-Dame a pris la peine de venir à la Grotte et d'y revenir, puisqu'elle a pris la peine d'éduquer Bernadette et de lui confier pour nous son message, pourquoi ne prendrions-nous pas la peine de connaître, de faire connaître la merveilleuse histoire des apparitions, d'approfondir le message, de le faire passer dans nos vies ? Faut-il le dire ? Il y a autour de nous des enfants, des adoles­cents et des adultes qui ne connaissent pas les grands événements, qui se déroulèrent à Massabielle en 1858, qui ignorent les appels à la prière, à la pénitence, à la pureté adressés à, Bernadette par la Mère de Dieu. Nombreux ceux qui ne se font pas la moindre idée de l'influence extraordinaire que Lourdes exerce dans la vie de l'Eglise. Est-ce normal ?

L'essentiel de Lourdes, ce n'est pas le site, ni le rocher, ni le Gave, ni les basiliques, ni les travaux du centenaire, ni l'église sou­terraine ; l'essentiel, c'est cette réalité invisible et souveraine qui s'appelle la grâce sanctifiante, la présence de la Sainte Trinité dans les âmes et la vie de Dieu en nous.

Lourdes a été choisie pour être, par Notre Dame, une cité sainte,

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Le sens de Lourdes, la mission de Lourdes, la grandeur de Lourdes sont d'ordre théologal. Comme Marie, la cité lourdaise est relative à Dieu. Elle a été choisie par Dieu pour être par Marie au service du royaume de Dieu.

Que toute cette année, centenaire et jubilaire à la fois, devienne l'occasion de découvrir le mystère de Lourdes et le vrai plan de Dieu sur notre pèlerinage.

Adorons la conduite de la Providence dans ses choix. Elle choisit des hommes, elle choisit des peuples, elles choisit des cités, elle choisit qui elle veut. Elle choisit Marie pour donner le Christ au monde, elle choisit Lourde» pour que Lourdes, à la face de la chrétienté, soit l'ostensoir de Celle qui a dit à Bernadette ; i Je suis l'Immaculée Conception »,

Dieu est admirable dans ses élections et se* prédilections.

P I E R R E - M A R I E T H É A S Evèque de Tarhes et Lourdes,