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TABLEDESMATIÈRES

PréfacedeMeJean-MarcFlorand..................7

Avant-propos:Libre,aprèsquinzeansd'enfer..............................................................91-Uncoupableidéal.....................................112-Pourquoimoi?..........................................453-Deuxansdesolitude..................................564-Perpétuité..................................................835-L'humiliation............................................1016-Laviequandmême..................................1127–L'espoir.....................................................1298-Lecoupdebambou..................................1529-Innocent!.................................................174

10-Del'ombreàlalumière...Delalumièreàl'ombre..........................................................214

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PATRICKDILS

Jevoulaisjusterentrerchezmoi

Uninnocentincarcérépendant15ans

ProposrecueillisparKarenAboab

RÉCIT

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Àmesparents,

àmonfrèreAlain,etàtousceuxquiontcruenmoi

etquiaujourd'huiencoremesoutiennent.

PRÉFACE

L'affairejudiciairedontPatrickDilsaétél'acteurinvolontaireetlavictime,etquilui a valude subir injustementquinze ansdedétention, est unique àplusieurstitres.D'unepart,ils'agitduseulcasconnuenFrancederévisiond'unecondamnationàlaréclusioncriminelleàperpétuitéayantétéinfligéeàunmineurdeseizeans.D'autrepart,ils'agitduseulcasoùlarévision,enelle-mêmedéjàrarissime,estintervenuesilongtemps-quinzeans-aprèslacondamnationinitiale,alorsquelecondamnéétaittoujoursdétenuetavaitdéjàpassélamoitiédesavieenprison.Ensuite,ils'agitduseulcasoùaprèsl'arrêtderévision,lanouvellecourd'assisesdes mineurs désignée pour rejuger Patrick Dils, celle de la Marne siégeant àReims, a recondamné, contre toute attente, l'accusé, alors que le parquet,pourtantchargédesoutenirl'accusation,avaitrequisl'acquittement.Enfin, ils'agitdupremiercasoùunmineurdevenumajeurapuêtre jugé,nonpasàhuisclos,maispubliquement,dufaitdelapromulgationauprintemps2002delaloiécriteetvotéespécialementpourPatrickDils,mêmesielleavocationàs'appliquer à tout autre majeur placé pénalement dans la même situationjuridiquequelui.Un tel gâchis, qui laisse perplexe l'opinion publique quant aux capacités de

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l'institution judiciaire du pays des droits de l'homme d'éviter les erreursjudiciairesou,àdéfaut,delesréparerrapidement,interpelletouslescitoyensetaboutitàuneréflexionplusgénéralesur lesmesures législativesethumainesàmettreenœuvretrèsrapidementpourqu'unteldésastreinstitutionneletunteldramehumainnesereproduisentplusjamais.L'expériencedouloureuseettragiquedePatrickDilsdoitpermettredeprendreconsciencequ'erreurjudiciaireetdémocratienesontpascompatibles.

Jean-MarcFLORANDDocteurd'Étatendroit,

avocatàlacourd'appeldeParis.

AVANT-PROPOS

LIBRE,APRÈSQUINZEANSD'ENFER

J'aiétéaccuséduplusignobledescrimes,lemeurtrededeuxenfants,AlexandreBeckrichetCyrilBeining, en septembre1986,àMontigny-lès-Metz.End'autrestemps, on aurait réclamé ma tête et on l'aurait sans doute obtenue. On m'acondamnéàperpétuité.Parceque j'avais faitdesaveux.Desaveuxque lapolicem'avaitextorqués.Iln'ajamaisrienexistéd'autrecontremoiquecesaveux,bienque jeme sois rétracté. Il n'y a jamais eu lamoindre preuvematérielle demaculpabilité.J'avaisseizeansquandonm'aarrêté.J'étaisleplusjeunecondamnéde

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Franceàunepeineaussilourde.J'aipasséquinzeansenprison.Onm'ajugétroisfois.Ladernièrefois,le24avril2002,lesjurésm'ontacquitté.L'erreurjudiciaireestréparée.Jesuislibreetblanchi.Pourlajustice,c'estfini.Pourmoi,lavieestsupposéecommencer,àtrenteetunans.Jen'écrispasce livrepouraccuser. Jen'aidehainepourpersonne,mêmesi j'aipasséunegrandepartiedemaviederrière lesbarreaux,mêmesi j'yaisubideshumiliations et des tortures, morales ou physiques, que l'enfant que j'étais nepouvaitpasimaginer.Jenesuisaniméparaucunespritdevengeance.J'écriscelivrepourtémoigner.Onm'asisouventreprochéd'êtretropsilencieux...J'écris ce livre pour que tout le monde sache que n'importe quel adolescentmaladroit souffrant d'une timidité extrême fait un coupable idéal si des hommesfortsledécident.Quec'estunepâtemollequ'onpeutpétriràsaguise.Qu'onpeutfairedireàungamincequ'onveutetl'envoyerenenfer.Jevaisessayerdetrouverles mots pour décrire ce calvaire. Dans l'espoir que les policiers et les jugesréfléchissentàdeuxfoissipareilleaffairesereproduit.J'écriscelivrepourlesfamillesd'AlexandreetdeCyril,parceque,danscedrame,ellesontsouffertencoreplusquemoi,parcequ'ellessouffrentencoreetqu'ellesontledroitdesavoircommentetpourquoiuninnocentestalléenprisonàlaplacedel'assassindeleursenfants.Enfinj'écriscelivrepourmesparentsetpourmonfrère.Ilsn'ontjamaisdoutédemon innocence et se sont battus pendant quinze ans, sans relâche, pour que jerecouvre la liberté. Je ne sais pas ce que l'avenir me réserve ni si je sauraiapprendreàvivre.Maisjesaisquesansmesparentsetmonfrère,sansleuramourdechaquejour,jeseraismortenprison,dedésespoir.Jelesenremercie.Celivreleurestdédié.

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UNCOUPABLEIDÉAL

28avril1987:locauxdelapolicejudiciairedeMetz.—Écoute,garçon...Maintenant,ilfautquetumeracontesprécisémentcequetu

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asfaitcedimanche...Le policier qui m'interroge s'appelle Varlet. Cet homme me rend malade. Jen'arrêtepasdemedirequecepetitmonsieurtrapuetbienenchairnefaitpastrèsattentionàlui.Ilmesembleunpeunégligé.Etpuisilestnerveux.Iltranspireetfumedesclopessansarrêt.Lecendrierestposéàquelquescentimètresdemoi.Ildébordedemégots.Lafuméedecigarettemedonneenviedevomir.Jedétesteça.Cepolicierm'empeste.Ilempoisonnemespoumons.J'étouffe...—C'estpascompliqué,garçon,reprendVarlet,tuesrentrédelaMeuseavectesparentsenfind'après-midi,etaprès?Ilabaissé lenez. Ilmemontresoncrânerecouvertdepetitscheveuxcrépusetgrisonnants.Ilarelevélatêted'uncoupetjevoisquesesyeuxbrillentderrièresesgrosses lunettes et sous ses sourcils broussailleux. Varlet est de plus en plusnerveux,mêmeavecsescollègues. Ilétait14h30quand lapoliceestvenuemechercheràmontravail.Maintenantilest20heurespasséesetiln'apasobtenucequ'ilvoulait.—Tuesarrivédans la rue, lesenfantsétaient vivants.Tues reparti, ils étaientmorts!Cette phrase, ilme la répète depuis près de six heures.Quand ce n'est pas lui,d'autrespoliciersprennentlerelais.Çamefaitfroiddansledosdel'entendretoutle temps. Et je commence à réaliser quelque chose de terrible pourmoi : je nesortiraipasdeslocauxdelapolicesansqueVarletaiteucequ'ilveut.Jemedisquejen'aiqu'unmoyendepartir,c'estdedirecequ'ilveutentendre...«La»véritéqueVarlet a fabriquée dans sa tête. Je sens que je suis dans un piège, mais je neparvienspasàl'analyser,j'aitroppeur.Jen'aiqueseizeansetjefaisunbrasdeferavecdespoliciersquiontl'habitudedefairecraquerdesgangsters...JecomprendsbrusquementqueVarletveutquej'avouequelquechose.Desaveux...Ilm'afallusixheurespourcomprendreça!—Tuesarrivédans la rue, lesenfantsétaient vivants.Tues reparti, ils étaientmorts!Encorecettephrase!Çafaitcentfoismaintenant!C'esthorrible,l'effetqu'ellemefait.Quinzeansaprès,jel'entendsencoredansmatête.Uncauchemar.—Alors,garçon,qu'est-ceque tuas faitaprèsêtrerentréde laMeuseavec tesparents,enfind'après-midi,cedimanche-là?Le dimanche dont il parle, c'est le dimanche 28 septembre 1986. Il faut que jerecommence à raconter, alors que voilà desmois que je détaillemon emploi dutempsetqueVarletneveutpasmecroire...Jesaisbiencequ'ilcroit.Ilveutquejeluidisequecedimanche-là,j'aituélesenfants!

***

Ledimanche28septembre1986,deuxenfantsontétésauvagementassassinéstoutprèsdecheznous.Alexandre-unpetitvoisin-etCyril,tousdeuxâgésdehuitans.Leurscrânesontétéfracassésàcoupsdepierres.LeurscorpsontétéretrouvéssurleballastquibordelavoieferréedeMontigny-lès-Metz.Àproximitédechez

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mes parents. Nous ne connaissions pas personnellement les familles, sauf lesgrands-parentsd'Alexandre.Cen'estpastrèsgrand,Montigny,maistoutdemême,c'estuneville,pasunvillage.LesgensquihabitentcommenousdanslespavillonsdelarueVénizelosneseconnaissentpasintimement.Onsesalue,c'esttout.Lesenfantsn'ontpasétéviolés,maisl'undesdeuxavaitlepantalonbaissésurlesgenoux.Cen'estdoncpasuncrimesexuel,niunacteprémédité.C'estundoublemeurtre crapuleux, gratuit, sans mobile, dont l'atrocité dépasse l'entendement.C'est l'œuvre d'un déséquilibré sanguinaire qui assassine pour son plaisir. Unsadique.Quandledrameestrévélé,laFranceentièreestbouleversée,d'autantqu'ilarriveen 1986 et que la presse continue de parler de l'affaireGrégory depuis bientôtdeuxans...LecrimedeMontignyaggravelapsychose.Lesparentssontterroriséset n'osent plus laisser leurs enfants sortir seuls dans la rue... À Montigny, lesbadauds s'arrêtent devant les kiosques et lisent la unedes journaux affichés. Ilssontsilencieux,commepétrifiés.Plusletempspasse,pluslatensionmonte.Lesmédiasmettentlapression:«Quefaitlapolice?»Enréalité,lapolicen'apasgrand-choseetsurtoutpasdetraced'unassassin.Ellea pourtant déjà cru mettre la main sur un coupable, deux fois de suite. Deuxhommesqu'ellesoupçonnaitont,chacunsontour,reconnuêtrel'auteurdescrimes,mais ils se sont rétractés. Bien sûr, les policiers ne s'en vantent pas. Plus tard,quand onme reprochera d'avoirmoi-même fait des aveux, il n'y aura pas grandmondepoursesouvenirquejen'aipasétéleseulàenfaire,danslesbureauxdelapolice. Pourtant, des aveux à répétition, c'est quand même plus que troublant.Surtoutqu'ils'agissaitd'adultes,beaucoupplussolidesquemoi,etqu'ilsontquandmême « craqué ». On aurait pu penser que les inspecteurs en charge desinterrogatoiresavaientunsacrétalentpourfaireavouerlesgens...Toujoursest-ilqueseptmoisaprès ledrame, l'enquêteestencoreaupointmort.Lespoliciers sontmontrésdudoigt commedes incompétents. Ils doivent sedirequ'ilssontdéjàpassésàcôtédedeux«coupables»etqu'ilsontintérêtàcequeletroisième soit le bon. Pour couronner le tout, la juge d'instruction en charge dudossier est une femme jeune qui vient d'êtremutée àMetz et qui doit faire sespreuves,elleaussi.C'estsapremièregrandeaffaire.Etleministèrepublicattenddesrésultats.Lesfamillesdespetitesvictimesviventunenfer.Ellesontbesoindesavoirqui,pourquoi,quand,comment, sansquoiellesnepourront jamais faire ledeuild'AlexandreetdeCyril.Il faut trouver l'assassin. C'est évident, mais on ne peut pas dire que cetterecherchesepassedansleclimatdesérénitéqueréclameunejusticeéquitable.Moi,c'estlelendemaindudramequejerencontrepourlapremièrefoisceuxquivonts'occuperdecesmeurtres.Ilsviennentd'hériterdel'affaireetenquêtenttoutautourdulieudescrimes.Quelquesinstantsseulementavantqu'ilsnesonnentcheznous,mamèrem'aannoncélanouvelledel'épouvantabletragédie.Jeluiaiconfiéqu'enrevenantdema«pêcheauxtimbres»,j'avaisentendudanslarueunevoixde

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femmeappeler«Alexandre!»etcelled'unhommeluiordonnantdesetaire.Mamèrenemefaitpasdecommentaire,etquanduneinspectriceseprésente,avecuncollègue,c'estellequileurouvrelaporte.L'inspectricel'interroge:—Madame Dils, vous êtes au courant de l'horreur qui est arrivée hier ? Nousprocédons à une vaste enquête de voisinage. Avez-vous vu ou entendu quelquechosequivousauraitintriguée?—Non.À ce moment, je me trouve en haut de l'escalier. Naturellement, je descendsrejoindremamèresurlepasdelaporte.Commetoujours,jelasuispartoutoùelleva. Je n'aime pas être loin de ma mère, surtout s'il y a des étrangers dans lamaison. Quand j'entends qu'elle répond « non », je me dis que si elle n'a pasrapportémaconfidenceàcettedame,c'estquecelle-cin'apasd'importance.Mamèreestunegrandepersonne,ellesaitcequ'elleaàdéclarerauxpoliciers.Etpuismoi,ilsnem'ontpasdemandésij'avaisvuouentenduquelquechose.Alorsjenedisrien.Soudain,l'inspecteurregardemamaindroite,quiestbandée,etmedemande:—Qu'est-cequetut'esfaitàlamain,pourquoielleestrouge?Enfait,mamainn'estpasrouge,c'estlebandagequiesttaché.—J'aidesallergies.C'estdel'eczéma.C'estmapommadeetlateintured'iodequifontça.Mamanconfirme,etlesinspecteurss'envont.Lapolicepoursuitsonporte-à-porte,interrogeant, paraît-il, plus de sept cents personnes. Mais elle n'a aucune pistefiable.Surleprocès-verbalrédigéaprèscettevisite,ilseraécrit:«R.A.S.chezlesDils.»Lasemainesuivante,le2octobre1986,ilsviennentmetrouveràmontravail.Sansprévenirmes parents, sans convocation préalable, ils ont juste téléphoné àmonemployeur:—Icilapolicejudiciaire.DitesaupetitDilsqu'onvavenirlechercheretl'emmenerdansnoslocauxpourunsimpleinterrogatoire.Seloneux,c'estladeuxièmephasedel'enquête:vérificationdesemploisdutempsdeshabitantsduquartier.—Patrick!Prépare-toi,lesflicsvontvenirtechercherà14h30pourt'interroger,m'avertitmonpatron.Je les attends sans inquiétude. J'habite la rue où les enfants ont été tués. Il estnormalqu'ilsmeposentdesquestions.C'estdoncdans lesbureauxde l'antennejudiciaire de Metz qu'un inspecteur, l'inspecteur Varlet, m'entend officiellementpourlapremièrefois.Là,ilmedemandedeluiracontercequej'aifaitpendantceweek-end.Jeréponds.— J'ai passé leweek-enddans laMeuse avecmesparents etmon frère.Onestrentréscheznousvers19heures.Aprèsonadéchargélavoiture,jemesuismisenpyjama,jemesuislavélesmainsetonestpassésàtable.J'ometsdedirequejesuisallé«àlapêcheauxtimbres»,commejelefaissouvent,dans les poubelles d'une entreprise située au bout de ma rue. J'y trouve

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régulièrementdestrésorspourmacollection.Jenelecriepassurlestoitsparcequej'aipeurqu'onmeprennepourunfouille-orduresetqu'onsemoquedemoi.Surlecoup,jenemesurepasl'importancedecetteomission.Ellevaêtredramatiquepourmoi,carlesinspecteurssontaucourant.Destémoinsm'ontvucesoir-làdanslarueVénizelos.Laruedescrimes...L'inspecteurVarletneseprivepasdememettrelenezdansmonmensonge.Jesuismortdehonte. Il fautmaintenantque je leurdisepourquoi jene leuraipastoutraconté.Cequejefais. J'expliquemapeurdesmoquerieset jeracontetoutmonemploidutempsparlemenu:pourquoijesuissorti,combiendetempsjesuisrestédehors et, surtout, je rapporte ceque j'ai entendu. Il s'agissait biendesparentsd'Alexandrequi,inquiets,cherchaientleurfilsetsonpetitcopain...Seulementvoilà,les policiers sont sûrement persuadés que si j'ai menti une fois, je peux cacherautrechosedeplusgrave.Maisilsnesauraientmesuspecterpourautant,puisquej'aiunalibi.En effet, lorsque j'ai entendu les parents appeler Alexandre, les enfants étaientcertainementmortsdepuisplusd'uneheure.C'estentoutcasceque lemédecinlégisteaconsignédanssonrapport;jelesaisparlesjournaux.Etuneheureplustôt, jemetrouvaisdanslavoitureavecmesparents,auretourdelaMeuse.Nosamis avec qui nous avions passé le week-end ont confirmé que nous venions departiretquej'étaisbienavecmafamille.J'aidoncentenduappelerAlexandre.J'aieutortdenepasledireimmédiatementaux policiers mais, finalement, mon témoignage ne change pas grand-chose àl'affaire:jenepeuxpasêtrel'auteurdescrimes.Varlet,lui,diraauprocèsqu'ilm'asuspectédèslepremierjour.Pourtant,riennemedésignaitalorscommesuspectpotentiel,absolumentrien!Etcertainementpasle profil psychologique du tueur. Il ne correspond en rien aumien.On cherchaitalorsunmonstrepsychopathe,pasunjeuneadosanshistoire.Ungamin!Peuimporteapparemment.Désormais,jesuisdanslecollimateurdeVarlet.Le17décembre,jesuisdenouveauinterpellé,toujourssansconvocation.Quatorzeansplustard,devantlacourd'assisesdeReims,Varletexpliqueraqu'enpassantparhasarddevantlerestaurantoùjetravaillais,ils'estsimplementdit:«Tiens,jevaisvoirsilepetitDilsn'ariendenouveauàdéclarer.»IlentresanspréveniretmeconduitpourladeuxièmefoisàlaP.J.deMetz.Là,j'aidroit à un nouvel interrogatoire sur mon emploi du temps, qui n'a pas changé,évidemment.Jen'airienàajouter,etmonalibiaétévérifié.L'entretienestbref.R.A.S.Plusieurs mois s'écoulent... La police poursuit ses investigations et moi ma vietranquille,entrelamaison,montravailetmaformationscolaire.Je vais à l'école de Metz pendant deux semaines et, la troisième semaine, jetravaille comme apprenti cuisinier au restaurant La Crémaillère, à cinq centsmètres de chezmes parents. Je veux avoir unC.A.P. J'ignore alors que c'est enprisonquejel'obtiendrai...Plus tard,ondemanderaàmesparentssi j'avaischangéd'attitudependantcette

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enquête.Ilsattesterontque,toutaulongdecettepériode,jen'avaisjamaissemblétroublé,ennuyéouapeuré.Aucuncauchemar,nicrisedelarmes,mêmepasuncoupdecafard.Monpatron,aurestaurant,confirmeraleursdires.Ilavoueramêmeauprocès, non sans une certaine honte, m'avoir « chambré » à plusieurs reprisesparce que la police était venue m'interroger. Lui et les autres employés semarraient,me titillaient sans cesse : « Eh, l'assassin ! Un tas de tripes pour laune...»«Ehmeurtrier,ont'appelleencuisine!»Tout lemonderigolait.Moi lepremier...Àquiserait-ilvenuàl'idée,sérieusement,dem'imaginerentraindetuerdesgens?Desenfants,enplus!

***

Lapoliceestpourtantrevenuemechercher,cetaprès-mididu28avril1987.Et,cettefois,l'inspecteurVarletnemelâcheplus.—Alors,garçon?Tunetesouvienspasdecequetuasfaitcedimanche-là?Biensûrquesi,jemesouviens!Pasàlasecondeprès,jen'avaisaucuneraisondechronométrermesfaitsetgestes,maisassezprécisément,etdepuisletempsquel'inspecteurm'interroge,monrécitn'apasvariéd'uniota.Maisl'inspecteurVarletneveutrienentendre,ouplutôtriencroire.Alors,jerecommence,inlassablement,encoreetencore...Ilmefixe.J'aicompris.Ils'impatiente,sontonsedurcit.Craintif,jereprendsmonhistoire...— Je suis rentré du week-end passé dans la Meuse avec mes parents, il étaitenviron18h50.Jelesaiaidésàdéchargerlavoiture.Etpuis,commed'habitude,jemesuisempresséd'allerauxtimbres.—Commentça,garçon,auxtimbres?— Eh bien, je vous l'ai dit : tous les dimanches, je me rends aux poubellesindustriellesd'uneentreprise,dansladeuxièmepartiedelarueVénizelos.Apeineàquelquescentainesdemètresdechezmoi.Là-bas,ilyaunebenneàorduresenferraille dans laquelle ne sont vidés que les déchets administratifs, des papiersfroissés,desenveloppes...Etmoijevaisrécupérerlestimbresdecesenveloppes.Jesuisphilatéliste,commemaman.Ellecollectionnelestimbresdepuisdesdizainesd'années...—Etaprès,garçon,qu'as-tufait?Varlet est vraimentmécontent dem'entendre répéter lamêmechosedepuis desheures, ça se voit. Et moi, cet interrogatoire m'épuise tellement que je necomprendsmêmepluslesensdesesquestions.— Après ? je réponds. Vous voulez dire quand je suis arrivé là-bas ? Eh bien...Lorsque jeme suis trouvédevant labenne, le couvercleétait fermé, je l'ai doncouvertpourtrouvermestimbres.Maisjesuisrestébredouille.Iln'yenavaitpas...Avantdepartir, j'aimis, commed'habitude,unsac-poubelledans labenne.C'estpourmaréputation,vouscomprenez,monsieurl'inspecteur.Mêmepourchercherdestimbres,c'est toujoursgênantd'êtrevuentraindefaire lespoubelles.Alorschaquefoisquejemerendaislà-bas,j'emportaisunsacplastiquequejedéposais

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danslabenne,commesij'allaisvidermesordures.Varlet,visiblementennuyéparmonrécit,mecoupeunefoisencore:—D'accord,maisendehorsdeça,qu'as-tufaitd'autre?—J'airefermélabenne,puisjesuisallémedégourdirunpeulesjambes.Jevenaisdepasserdeuxheuresdanslavoitureet,grandcommejesuis,mesjambesétaientengourdies. J'ai remonté la rueVénizelos.Là, j'ai vuunevoituredont lespharesétaient allumés. Cela m'a permis d'apercevoir les deux petits vélos. Et là, j'aientenduunevoixdefemmecrier«Alexandre»,leprénomdemonjeunevoisin,puisunevoixd'hommeluirépondre:«Tais-toi.»C'estprécisémentàcetinstantquejesuisrentréchezmoiencourant.—Encourant?Pourquoi?—Parceque...parcequej'aieupeur...L'inspecteur lèveunsourcil.Çayest, jerecommenceà l'intéresser. Ilmeguettecommeunchasseurqui veut saproie.Cela fait desheuresqu'ilme traque,qu'ilattendlafaille.Maisjesuisinnocentetiln'yapasdefaille,biensûr.Ilinsiste:—Pourquoias-tueupeur?Commentpeut-onêtrecapabledefairedumalàdesenfantsetavoirpeur...C'estincroyablequ'ildiseunechosepareille.Etc'estencoreplusincroyablequejene réplique pas à cemoment-là. Que je ne proteste pas violemment.Mais c'estainsi...Jenesaispasaffronterunadulte.Çan'estmêmepasconcevablepourmoi.Aujourd'hui, quand je me rappelle cet interrogatoire, je comprends que j'ai euaffaire à un manipulateur. Mais quinze ans ont passé et je suis un homme,maintenant.Ce jour-là,duhautdemesseizeans, jevismonpremier face-à-faceavecunreprésentantdel'ordre,intimidantetobstiné.Jenesuispasdetaille.Lapartieestperdued'avance.—Pourquoias-tueupeur?reprendVarlet—J'ensaisrien,pourquoij'aieupeur...Lescris,lenoir...—Écoute,garçon,quelquechosed'autret'afaitpeur,non?—Non,ilnes'estabsolumentrienpasséd'autre.J'en aimarre qu'il amorce chacune de ses questions par « Écoute, garçon ». Jem'appellePatrick.J'aiunprénometmêmeunnom.JesuisPatrickDils.Passon«garçon»!Plustard,lorsquelaprésidentedutribunaldeLyonlequestionnerasursamanièrede m'interroger, Varlet répondra qu'il souhaitait me mettre à l'aise. Faire du «copinage»,précisera-t-il.Ehbiennon!Son«Écoute,garçon...»,balancéavecuneautoritécondescendante,aeusurmoil'effetinverse.J'aiététerrorisé.—Combiendetempst'es-tuabsentédelamaisonfamiliale?medemande-t-ilpourlaénièmefois.—Environcinqminutes.Acetinstant,letéléphonesonne.Unepause,enfin!Cethommemecuisinedepuisdesheures.Jevaispouvoirsoufflerunpeu...Aveclabrutalitéquiaccompagnechacundesesgestes,Varletattrapelecombiné:—Allô!Je ne sais pas encore qui est au bout du fil. J'observe de nouveau celui quime

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harcèlesansrépit.Mais,soudain,jecomprendsquec'estmamèrequitéléphone.Elles'inquiètepourmoi.— Écoutez, madame Dils, hurle l'inspecteur, ici, c'est moi qui commande ! Jeconnaismontravail,cen'estpasvousquiallezmel'apprendre!Àl'autreboutdufil,ilsemblequemamaman,elle,neselaissepasimpressionner,maissesouciedemoi.Quoideplusnormalpourunemèrequedes'inquiéterdusortdesonfils,retenudanslesbureauxdelapolicejudiciairedepuisdesheures,suspecté de surcroît d'un double meurtre d'enfants ? Mais l'inspecteur n'avisiblementpasdutoutenviedelarassurer.Mamèreinsisteetletonmonte,desortequejepeuxl'entendre.—Est-cequevouscroyezvraimentquec'estuneheurepourinterrogerunmineur?Ilestplusde20heures!L'inspecteur,quidetouteévidencen'admetpasqu'onluidictesaconduite,rétorquesèchement:—Écoutezbien,madameDils.Jevousrépètequ'icic'estmoiquicommande.Vousn'avezabsolumentpasà jugerdemesméthodesde travail ! J'interroge lesgensquandjeveuxetcommejeveux!Vousn'avezrienàmedire!Quantàvotrefils,ilserainterrogéletempsnécessaire,jusqu'àcequ'ilnousdiselavérité!Énervé,bouillonnant,ilraccrochelecombiné.Jepenseànouveauquejenesortiraipasd'icisijenedispasàVarlet«sa»vérité.Cellequ'ilmesuggère.Jecomprendscequ'ilveutetjecommenceàmedirequeje«peux»luiracontercequ'ilsouhaite.La pression est de plus en plus terrible : Varlet a demandé main-forte à sescoéquipiers.L'étauseresserre,maisjerésiste.L'interrogatoiredevientdeplusenplusdur, ilm'estdeplusenplusdifficiledetenirlecoupaumilieudecettevalsed'hommesenuniformequientrentetsortentdubureau.Je le rappelle : à ce moment-là, je ne suis qu'unmôme, face à quatre policiersdéterminésàmefaireavouerundoublemeurtrequejen'aipascommis.—Tuesarrivédans la rue, lesenfantsétaient vivants.Tues reparti, ils étaientmorts!Çarecommence!C'estépouvantable.—Tuarrives,ilssontvivants,turepars,ilssontmorts!Donc,çanepeutêtrequetoiquilesastués!—Non,jen'aituépersonne.Mesréponsessontdeplusenpluscourtes.Jen'aivraimentriend'autreàajouter.Ce n'est pasmoi qui ai tué les enfants. Un point c'est tout. Et ils n'ont aucunepreuvepuisquejesuisinnocent.L'interrogatoiredevraits'arrêterlà.Maisnon,çacontinue...—Onterépètequedesgenst'ontvuprèsdutalus,cesoir-là!Aujourd'hui,jeconnaisparfaitementmondossier:ilsmentaient!Aucuntémoinnem'ajamaisvuprèsdutalus.C'étaitdelapureinventionpourmedéstabiliser.—Celanepeutêtrequetoiquiastuécespauvresgamins!Mêmelesparentsquiétaientàlarecherchedeleursenfantsnet'ontpasvudanslarue.Tunepouvaisdoncqu'êtresurcetalusoùlespetitsontétéassassinés!Ilfautquetuparlesetquetunousdiseslavéritésurcesmeurtres!

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Jen'aimêmeplus le tempsde répondreaux inspecteursqui se relaientpourmefaire « cracher le morceau ». Ils enchaînent à toute vitesse les questions, lesréponses,ilsconstruisentseulsdesdialoguesoùjen'aiplusrienàdire,sinon«oui,oui, oui...Oui, c'est vrai, oui ». Ils veulent que leurhistoiredevienne lamienne.C'estunvéritablelavagedecerveauqu'ilsmefontsubir.Pendanttroisjoursetdeuxnuitsdegardeàvue,touslesmoyenssontmisenœuvrepourmefairecraquer.Jesuisaccablé,deplusenplusimpuissant.Varletmemetplus bas que terre, avec une violence extrême,mais sans jamaisme frapper. Jepense maintenant, avec le recul, que s'il m'avait battu, j'aurais peut-être réagi.Maislà,laméthodeserévèleplussournoise,lancinante,humiliante.Jesuisdémolipetitàpetit.Uséparleflotdequestions,jeresteassis,hébété,accablé,terrorisé...Jesuisseul,sansmafamille,sansavocat...J'aiseulementseizeans!Lesrapportspsychiatriquesdirontquej'étaisimmatureàcetteépoque-là.Huitansd'âgemental,paraît-il.C'estpossible,jen'aipaslesmoyensd'enjuger.Cequejesais, c'est que j'étais ungamin calme, plutôt passif.Riend'un loubard, qui ne seseraitsansdoutejamaislaisséentraînerdansunegalèrepareille.Jeneconnaissaisrien de la vie, rien du monde des adultes. Je ne voyais pas leurs vices, leursmanœuvres, leurs mesquineries. Je n'étais pas armé pour déjouer leursmanipulations.J'avaismêmeconfianceeneux, les«grands».Mesparentsm'ontélevédanslerespectdespersonnesplusâgées,lerespectdel'autorité.Varletétaitd'unâgemûretreprésentaitl'autorité.Mesparentsmedisaient:«Ilfautêtrepoli,Patrick.»Semontrerpolirevientlaplupartdutempsàdireauxadultescequ'ilsveulententendre,non?Jen'étaispasrebelle,jevoulaislapaix,retrouvermapetitevietranquille,monpetitboulot,mapetitefamille...Enclair,iln'étaitpasdifficiledemefaireplier.Néanmoins,àlafindupremierjour,malgrélafaim,lasoif,lapeine,ladouleur,leshumiliations, je continue à tenir bon. Mais je manque sérieusement de flancherquandjepasselanuitaudépôt,dansundeceslieuxsordidesquejen'aivusqu'aucinéma.J'ignoretoutdelagardeàvue,decequ'ellesupposedelapartdeceuxquivousontarrêté,mêmesil'onparletoujoursdeprésomptiond'innocence.Etpuis,çarecommence!Lapremièrejournéed'interrogatoireaétéépouvantable,la deuxièmeest pire encore. Les inspecteurs continuent à se relayer, dans cettepièceirrespirable,tantelleestétroiteetenfumée.CommedansunfilmdesérieB,ilssedistribuentlesrôles.Bienentendu,Varlet, lebourru,tientlerôleprincipal.Celui du méchant. Le deuxième rôle est attribué à l'inspecteur Marchegay, leprétendu « gentil » auxméthodes beaucoup plus vicieuses, plus sournoises. Lesdeuxautres,DavaletKaminski,viennentà larescoussedesténorsquandceux-cirelâchentlapression.Aunmomentdonné,lasdem'entendrerabâchermoninnocence,ilsfontappelàuncinquième inspecteur. Celui-là tient le rôle de « l'homme de confiance », bienentendu.L'inspecteurParachiniestmonvoisin,àMontigny.Enfinunvisageàpeu

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près familier, rassurant ! Avec lui, je reprends tout de zéro. Juste lui etmoi, oupresque, lesautresne fontqu'interveniraucoursde l'interrogatoire.Etçadureencoredesheures.Jen'aitoujoursrienàajouter.C'estalorsqu'ilstrouvent,ouplutôt«inventent»,unefailledansmonrécit.Cettefaille, ce sont mes parents. Il est facile pour les inspecteurs de deviner, enm'écoutant,quecequedisentmesparentsestpourmoiparoled'Évangile.Riendecequ'ilsontpudirenepeutmenuire,çanemevientmêmepasàl'esprit.Ilfautêtrevicieuxpourimaginerdelesutilisercontremoi.Ehbien,ilsn'hésitentpas!Mamèreaaffirméquejem'étaisabsentémoinsdecinqminutespourallerchercherdes timbresdans lespoubelles.Maismonpèreaestiméapproximativementmonabsenceàdix,voirequinzeminutes.Iladitcelasanscrainte,évidemment,sansseméfier.Pourquoidoncseméfierait-il?Ilestcertaindemoninnocence:donciln'arienàcacher.Aujourd'hui,jesaisunechose:cesonttoujourslesgensquin'ontrienàcacherquisontlesmoinsprécissurleuremploidutemps.Lesautres,ceuxquiontcommisdesdélits,ontbienprissoindemettreaupointunechronologiesansdéfaut.Savez-vouscombien de temps votre fils, frère ou mari, s'est absenté de chez vous le 28septembre1986vers19heures?Sivousn'avezrienàvousreprocher,laréponseestcertaine:non,ouentoutcaspasàcinqminutesprès.Ehbienc'estlamêmechosepournous.Mamèreaditmoinsdecinqminutes;moi,cinqminutesenviron;mon frère, idem. Et mon père, lui, peut-être quinze. Qui peut s'étonner de cesapproximations?Personne,sauflesinspecteurs.Poureux,ilyadésormaisuntroudedixminutesdansmonrécit.Ilstiennentleurfameuse«faille»!Etc'estledébutdemonenfer.—Alors,garçon,tudisêtrerestécinqminutesdanslarue?Onsaitpertinemmentquec'estfaux!C'esttonpapaquinousl'adit!—Non,jevousrépètequejenesuispasrestéplusdecinqminutesdanslarue.—Écoute,garçon,onsaitquetuesrestéquinzeminutes!C'esttonpapaquil'adit.Ilmentpas,tonpapa!C'estpasnous,c'estluiquiledit!Tucomprendsça?Tonpa-pa!Tonpapailditlavérité,lui.Ilexulte,devienttoutrougeetmefaitdeplusenpluspeur.—Sic'estmonpapa,peut-êtrequejesuisrestépluslongtempsquecinqminutes...Querétorquerd'autre?Aprèstout,peut-êtrea-t-ilraison.Etalors?J'aipeut-êtremis un peu plus de temps que je ne le croyais. Je trouve tous ces tatillonnagesinutiles.PasVarlet.Pourlui,c'estclair:j'aisansdoutepassécinqminutesàchercherdestimbresetàmedégourdirlesjambes,maisilmanquedixminutesàcomblerdansmonemploidutemps.Soudainpluscalme,maistrèsferme,l'inspecteurreprend:—Cesdixminutes-là,qu'est-cequetuasfait?Ilmanquedixminutes!Maisjen'ensaisrien!Jenesaismêmepassicesdixminutesontexisté.Laseulechosequejetrouveàrépondreestquejenemerappellepas.Maismaréponseneluisuffîtpas.Ilveutmepiéger,il irajusqu'aubout.J'ensuisconvaincu.—Jenemerappellepas,insisté-je.Jenepeuxpasmesouvenirdequelquechosequejen'aipasvécu!

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Lavérité,c'estquejesuispersuadéden'avoirpasséquecinqminutesdanslarue.Jesuisalléauxpoubelles,j'aimarchéverschezmoi,puisj'aientendulescrisetjesuisimmédiatementrentréàlamaison.Ilnem'acertainementpasfalluplusdecinqminutes.Maismaintenantquej'aidonnéraisonàlaversiondepapa,ilfautquejemesouviennedecesdixminutesdetrop.Jemesenspiégé,latêtemetourne.Jesuisdétruitparceharcèlement...J'aifroid,jetremble...monventresetord.Quasividedepuisdeuxjours.Jenesaispasquelaloifrançaiseexigequ'onapportedescasse-croûteengardeàvue.Moi,jen'aieupourrepasqu'unmorceaudepainsecetuneportiondeVachequirit.Etcelafaitdéjàdeuxjourscompletsquejesubiscetacharnementdansleslocaux enfumés de la police judiciaire. Je suis épuisé, nerveusement au bout durouleau.C'estlafindelajournée,ilesttardetVarletn'apaslamoindreintentiondemepermettrederentrerchezmoi.Contraintparlaloidemelaissermereposer,ilmemenaceunedernièrefoisavantdemeconduireaudépôt:—Tuastoutelanuitpourréfléchirauxdixminutes.Je ne l'écoute même pas, heureux de quitter cet immonde bureau qui me rendclaustrophobe.

***

Ladeuxièmenuitestencoreplus infernaleque lapremière.Bienque«présuméinnocent»,jesubisdesinsultes,desbrimades,etmêmedesmenacesdemortdelapartdespoliciers.Des«gardiensdelapaix»,commeonlesappelle.Ilparaîtquelorsqu'onestmineur,onadroitàuntraitementdefaveur.Voilàquelfutlemien...ToujoursflanquédeVarletquinemelâchepasd'unesemelle,j'arriveaudépôt.Jevaisretrouverlamêmecellulesombreetminusculequelaveille,situéeaufinfonddusous-soldelapolicejudiciaire.Cetendroitestsordide,maisl'essentielestquejepuissefermerlesyeuxquelquesheures.SansVarletsurledos.Mêmesijesaisque,demainmatin, il faudraquejetrouveune«explication»àcefameuxtroudedixminutes.Jesuisàlafoisangoisséparcetteidée,etsoulagédemereposerunpeu.Etreenfintranquille!C'estdumoinscequejecrois.Onmefaitenlevermeslacets,puismaceinture,et l'onm'enferme-seul -danslacelluleoù,malgréledésarroidanslequeljemetrouve,jeparviensàm'assoupir.Maiscetinstantderépitnedurepaslongtemps.Soudain, jesuisréveillépardesbruits qui ressemblent à des éructations. Au début, je ne comprends pas.Ensommeillé,j'ouvreunœil...Etjevoisdéfilerlespoliciersdevantmacellule!Ilsmeregardentcommeunebêtefauve.Chacunyvadesonpetitcommentaire,etdesesordresabracadabrants.Ilsvonts'endonneràcœurjoie.—Assis!Debout!Couché!m'ordonnelepremier.Jem'exécute.Oui, jem'exécute!Parcequejesuisquelqu'undesimple(laprisonauratoutletempsdemedépouillerdemonhallucinantenaïveté),parcequecesontdesreprésentantsdel'ordreetquejecroisdevoirleurobéir,mêmesiêtretraitécommeunanimaldefoirememetauborddelanausée.Jesubistoutsansriendire,mais je ne suis pas stupide aupoint dene pas comprendreque l'attitudede ces

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policiers tient au fait qu'ils connaissent les raisons de ma présence ici. Or ceshommesn'ontrienàvoiravecl'enquête.Ilsnefontpaspartiedel'équipe«Varlet»etnedevraientnormalementpassavoirpourquoijesuisinterrogé.Etpourtant...—Tueurd'enfants!Tumériteslamort!Enculé!Crevure!Tuvasvoircequel'onfaitsubirauxmeurtriersd'enfants!Sij'avaisétédeservicecesoir-là,jet'auraisbuté!Je me dis que ces hommes sont fous. Ils ont tout simplement perdu la tête.Comment peuvent-ils m'insulter si violemment, moi qui n'ai jamais fait demal àpersonne?Laviolence,connaispas.Ouplutôt,pasencore...—Assis!Debout!Couché!Telleunebêteaudressage,jecontinuedem'exécuter.Cesinvectivesetcettehaineme terrifient. Ils pestent, semoquent, rigolent et, surtout, je vois bien le plaisirsadiquequ'ilsyprennent.Voilà dans quelles conditions je me « repose » pour être « frais et dispos » lelendemainmatin.Soitcinqheuresplustard.

***

Letroisièmejour,c'estl'inspecteurMarchegayquivientmechercher.Enlesuivantpour rejoindre lepremier étage, j'ai la trouille au ventre.Pourtant, cettenuit, àtraverslescrisetlesinsultesdesgardiens,jemesuisraisonné:jesuisinnocent,c'est bien là ma seule certitude. La police, en France, est là pour protéger lescitoyens.Deplus,ilsn'ontaucunepreuvecontremoi,bienentendu.Donc,Patrick,dis-toiqu'onnemetpaslesgensenprisonpourrien.Çan'existepas!Leshommesdel'ordrepeuventavoirleursdéfauts,manquerd'humanité,mais«lapolice»nepeutpassetromper!Jevaisdoncrentrerchezmoicesoir,bienmanger,voirmesparents, pleurer, tout leur raconter... Et demain matin, j'irai travailler. Pas uneseconde je n'imagine que mon nom va devenir synonyme de l'une des plusdramatiques«erreursjudiciaires»qu'onaitconnue.Àl'époque,d'ailleurs,jen'aimêmejamaisentenducetteexpression.Arrivé au premier étage, alors que je m'attends à réintégrer le bureau del'inspecteurVarlet,Mar-chegaymeconduitjusqu'auréfectoire.C'estunesalledanslaquellelespoliciersdéjeunent,prennentleurcaféetdiscutent.Unesortedesallededétente.—Garçon,tuveuxuncafé,unchocolat?Marchegay,poli,m'offreainsiunpetit-déjeuner.Ilest7heuresdumatin.Leprocès-verbalindiquequel'interrogatoiredébuteà10heures.Effectivement,à10heures,danssonbureau.Maisenfaitilcommencetroisheuresplustôt,auréfectoire.Jeréaliseaujourd'huicequemacandeurm'aempêchédevoiràl'époque.Plusquejamaisdéterminésàmefaireavouercesmeurtres,lesinspecteursontfiniparsedirequ'ilfallaitessayerdechangerdeméthode.Etsi,aulieudemeterroriser,ontentaitdem'amadouer?Làaussi,illeurfauttrouverunefaille.Ceseralacuisineetmongoûtpourlaphilatélie.Voilàpourquoil'inspecteurm'aconduitauréfectoire:pourparlertimbresetcuisine.Finpsychologue...

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En m'entretenant longuement de mes deux passions, allant même jusqu'à meféliciterpourmestalentsdecuisinier,Marchegaymemetenconfiance.Quandnousremontonsdanssonbureau,jemesensplusdétendu,rassuré.Erreur!Aussitôtilattaque,suruntonfamilier:—C'estbiengentil,toutça,maismaintenantrevenonsauxfameusesdixminutes!Ques'est-ilpassédurantceslonguesminutes?J'ignoretoujourscequetuasfaitpendantcesdixminutes!Alors?—Jenesaispasplusqu'hiercequej'ai faitpendantcesdixminutes,balbutié-je,craignantquesafureurnes'abattesurmoi.—Écoute,garçon,reprendMarchegay...Qu'ont-ilstousàm'appeler«garçon»?Voilàqu'aprèsVarlet,c'estMarchegayquis'ycolle!Acettedifférenceprèsqueluialterne«garçon»et«gamin».LapièceesttoutaussienfuméequecelledeVarlet.Marchegayfumelapipe.Ilmefaitpenseràl'inspecteurMaigret.Soudainilselèveetseplanteenfacedemoi,del'autre côté dubureau.Où va-t-il aller ?Que va-t-ilme faire ?Derrière lui, unevitrineminable,devieuxobjetspoussiéreux...J'aimeraistantqu'ilrecule,qu'ilailleychercherquelquechose,qu'ils'éloigneenfindemoi.Maisnon.Jelevoisquiserapprochedubureausurlequel,làencore,uncendrierempeste,pleindutabacdelaveille.Ils'appuiesurcettetabledetravail,sepencheversmoi,retirelamontredesonpoignet,plantesesyeuxdanslesmiensetmedit:—Écoute, gamin. Tu sais, dixminutes, c'est long. C'est très, très long... En dixminutestuaspuenfaire,deschoses!Tunevoistoujourspas?—Non,jenesaispas...—Alorsvoilàcequ'onva faire :pendantdixminutes,onnevapasparler,etdixminutes,jetelerépète,c'estextrêmementlong,tuverras...Surce,ilposesamontresurlebureau,puissetait.Effectivement,pendantdixminutes,nousnedisonspasunmot.Nilui,nimoi.Etdixminutes, c'est vrai, c'est long. Sans doute pas assez pour enlever la vie à deuxpauvresenfantscroisésparhasard,maissuffisammentpourquelesilencemeglacejusqu'auxos.D'autantqueMarchegaynemequittepasdesyeux.Ilestassezjeune,environ trente-cinqans.Pas trèsgrandetplutôtmince, ildégagenéanmoinsuneréellepuissance.Sonvisageémaciéetsescheveuxnoircorbeaurenforcentcetteimpression. Et, face à lui, j'ai toujours le rôle du coupable. Il n'y a rien à faire,l'opinion des policiers n'a pas changé depuis trois jours. Pourtant, ils n'ont rien.Absolumentriencontremoi.Unesimpleconviction,diront-ilsplustardauprocès.Uneconvictionfondéesurduvent.Lesaveuxsontla«reinedespreuves»pourlespoliciers,surtoutlorsqu'ilsn'ontriencontreunsuspect.Jel'aisuplustardmais,àcemoment-là,j'ignoreceque«fairedesaveux»signifielégalement.Jen'aipaslamoindreidéedesconséquencesqueçapeutavoir.Dansmanaïveté,monimmaturité,sansparlerdelafatigueetdelapeur,jemeconvaincssimplementqueceshommesnemelâcherontpastantqueje ne leur aurai pas dit ce qu'ils souhaitent entendre. Je veux rentrer chezmoi,retrouvermesparents.Varletl'abienexpliquéàmamèreautéléphone:«Onnelaisserapaspartirvotrefilstantqu'ilnenousaurapasditlavérité.»Alors,jevaisdirecequ'ilsveulent.Jenevoisaucunautremoyendesortirdecetenfer.Sij'avais

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puimaginerqu'ilexistaitundélaiau-delàduquelilsétaienttenusdemelibérer,jen'auraissansdoutepascraqué.Maisçanonplus,jenelesaispas.Jecroisqu'ilspeuvent me cuisiner aussi longtemps qu'ils le voudront. Or la pression qu'ilsexercent sur moi devient trop forte, et je ne supporte plus les humiliationsconstantes...Àl'instantmêmeoùMarchegayremetsamontreaupoignet,jemedécideàjouerlejeu.Leurjeu.L'inspecteurm'yaideautantqu'ilpeut.—Ecoute,garçon,quandtunousdisquetuascherchédestimbres,tunousdislavérité!Lorsquetunousdist'êtredégourdilesjambes,c'estlavérité!Etqu'est-cequetuvois?Deuxpetitsvélos?C'estbiença?—Oui.—...Tuvoislesdeuxvélos.Tuesungrandgarçon,quelqu'und'intelligent,desensé!Tutedisqu'à19heures,lesoir,deuxpetitsvélossansleurspropriétaires,c'estpasnormal.Tuesinquiet!Il enchaîne son récit, clairement, mais à vive allure. Comme si chaque fois quej'opine, c'est toujours ça de pris. Une victoire pour son camp. Pourtant, je n'aiencoreriendit.J'acquiesceensilence,riendeplus.C'estlàquetoutavéritablementbasculé...De«Écoute,garçon»,ilestpasséà:«Écoute,garçon,supposons,maiscenesontquedessuppositions...»— Imaginons... J'insiste, ce ne sont que des suppositions... Inquiet, tu pars à larecherchedespropriétairesdespetitsvélos.Tumontessurletalus...Imaginons...Jedisbienimaginons,cenesontquedessuppositions.Arrivésurletalus,tuvoisleswagonssurtadroite,etlàtuaperçoislesenfants.D'ailleurstureconnaisl'undesdeux,c'est tonpetitvoisin.Supposequecommetu lereconnaisetquetuestrèspoli,tuluidises:salut!Imaginons,cenesontquedessuppositions...Cesontdesenfantspleinsdevie, ilssontmesquins,et ilssemoquentde toi !Ça t'ennuie, tudétestesqu'onsemoquedetoi.Peut-êtreont-ilsrigolédelacouleurcarottedetescheveux, de tongrandnez, oubiende tadrôlededémarche, oupeut-êtrequ'ilst'ontvufairepipi,oucaca,oualorsc'esttoiquilesasvusjoueràtouche-pipioujenesaisquoi...Onpeuttoutimaginer,cenesontquedesenfants.Là,énervé,qu'est-cequetufais?Tuprendsunepierre...Complètementahuri,jel'écoutemeracontercettehistoireinsensée.Maisj'essaietoutdemêmedemesouvenirdetoutcequ'ildit.Jesaispertinemmentquejevaisêtre obligé de répéter cet aberrant récit, et si je veux sortir, il faut quej'enregistre...— Donc, énervé, tu prends une pierre... Ne proteste pas, ce ne sont que dessuppositions.Tuaslapierreenmain,tuveuxleurfairepeur,tuveuxleseffrayer,rien de plus, je le sais bien.Malheureusement, tu en blesses un. Complètementpaniqué,tunesaisplusquoifaire!Imaginons,jerépète,imaginons...Tuprendsunedeuxièmepierre,tufrappesledeuxièmegaminparcequetuesperdu,tuesdansleplusgranddésarroi.Tucherchesunegrossepierrepourterminerletravail,ettuletermines ! Puis tu longes leswagons, tu repasses à travers les voies ferrées, turedescendsletalusetturentrescheztoiencourant!J'essaiedevisualiser,hagard,cescénarioinventédetoutespièces.Unfilmquin'ajamaisexisté,desgestesque jen'ai jamaisfaits. Jen'aipascroisé lesenfantsce

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soir-là ! Mais je n'en peux plus. Je ne veux plus entendre ces horreurs, je suisexténué,jeveuxallerdormir...— Et là, gamin, comme tu nous l'as si bien dit, tu montes dans ta chambre audeuxièmeétage,tutechangesdelatêteauxpieds,tutemetsenpyjama,ettutelaveslesmains.Tut'aperçoissansdoutequelacouleurdel'eauestunpeurosée,unpeusale,àcausedusangetdelaterre,maisbon...Puis,commetunousl'astrèsbiendit,etlàonsaitquec'estlavérité,tudescendsetrejoinstesparentsàtablepourledîner.Ensuitevouspassezunesoiréenormale.Alors,garçon,c'estpasça?Ilmélangemaintenantmesdiresetsesinventionsafinquesonrécittiennelaroute,jusqu'àdevenirplausible.— Tu te rends compte, pavoise-t-il, elles sont bien là, les dix minutes ! En dixminutes,tuaspufairetoutça!J'hésite.Jen'arrivepasàdire«oui,c'estça».Magorgeestnouée, lesmotsnesortentpas.Pasceux-là.Commentpourrais-jeoserdirequej'aituécesenfants?C'estimmonde!Jesuisennage...—Écoute,garçon,cequetuasfaitlà,cen'estpasgrave!C'estunaccident,tun'asjamaiseu l'intentionde les tuer !Tout lemondepeutcomprendreunaccident, ilsuffitquetunousledises,quetunousl'expliques.Unefoisquetunousaurastoutraconté,toutexpliqué,tupourrasretrouvertesparents,tupourrasretourneràtontravail.Commeavant.Il vient de prononcer la phrase magique. Magique pour lui. Terrible deconséquencespourmoimaissurlecoupmagiqueaussi:ilmesuffitderépétersesparolespourrentrerchezmoi.Ilmentcommeilrespire,maisjen'imaginepasqu'ilpuissementirsurunsujetpareil.—Alors,garçon,c'estcequetuasfait,hein?Etbrusquement,çasortdemoi.—Ben...si!C'estcommeçaquej'aifait.—Alorsc'esttoiquiastuélesenfantsàMontigny-lès-Metz?C'estbientoi?Ças'estpassécommejeviensdeteleraconter?—Benoui!J'aiavoué.Onsediraqu'il fautêtrecomplètementattardéoudébilepouravouerundoublemeurtrequel'onn'apascommis.Pasnécessairement!Encoreunefois,rappelonsquelesdeuxhommesquiavaientprécédemmentreconnulesmeurtresétaientdesadultesenpleinepossessiondeleursmoyens.Etpaspluscoupablesquemoi...Enplus,jesuisàl'époqued'unenaïvetéquidépassel'entendement.D'abord,j'ignorece que ces aveux vont entraîner pour moi. Et pour l'heure, je suis sûr que lespoliciers vontbientôt se rendrecompteque j'aimenti etqu'ils vontme ficher lapaix.Ou,sinon,mesparentsvont leurexpliquerque j'enaieuras lebolde leurpression,etquejesuisinnocent.Pourmoi,toutecettehistoiredoitseréglerentreadultes.Onvacertainementmeréprimanderparcequej'airacontédessornettes,maisc'esttout.Àlafin,lespoliciersvontdire:«Bon,d'accord,onarrête,c'estpaslui.»Jen'aimêmepasaujourd'huilaconsolationdemedirequ'ilfallaitêtrestupide

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pour penser ça. J'avais juste une vision dumonde totalement déconnectée de laréalité.Jenevoyaispaslemal.Jenesavaismêmepasoùilpouvaitsenicher.Bien sûr, rien ne se passe comme on me l'a promis. Auprès deMarchegay, j'aitressélacordepourmependre.Ouj'aicreusématombe,commeonvoudra,etonvam'yenterrervivant.DanslebureaudeVarletd'abord,puisdansceluidujuged'instruction.Apeineai-jedit«benoui»,eneffet,l'inspecteurMarchegaymeprendparlebras,etnoustraversonslecouloirdirectionVarlet.Laportes'ouvre.Varletestoccupéàliredesprocès-verbaux.Marchegayn'hésitepasunesecondeàdérangersonchef.—Çayest,c'estbon!IlaavouélesmeurtresdeMontigny!C'estlui!Varletrelèvelatêteetmeregardefixement.Ilafficheunpetitsourirenarquoisquejen'oublieraijamais.Assisfaceàlui, jerépètel'histoiresibien«supposée»parl'inspecteurMarchegay.Jeveuxêtreleplusjustepossibledansmespropos.Jesaisque s'ils ne sont pas crédibles, Varletme cuisinera encore et encore, et je n'aiqu'uneidéeentête,qu'ilmeficheenfinlapaix!Plusjemens,plusjemesensmal.Jesuistotalementdépasséparlesévénements.Jespécule, j'invente...Unehistoiremacabre,certes,maisunehistoirequandmême,pourqu'ilsmelaissentenfintranquille.Etilsm'aident!Marchegaya«supposé»l'accident,Varlet,lui,me«suggère»lesdétailsdudrame.—T'asvulesvélos,ilsétaientauborddelaroute,ettuesmontésurletalusparlepetitchemin.—Oui,j'aivulesvélosetjesuismontéparlepetitchemin.S'il ne m'avait pas précisé par où j'étais censé accéder au talus, j'aurais étéincapabledeledire.Etpourcause,jenesuisjamaismontédemaviesurcetalus.Je ne sais pas qu'il existe un « petit chemin ». Pour le reste, juste derrièrel'inspecteur,scotchéaumur, ilyaunplandeslieuxducrime,dedeuxmètresdelarge surunmètredehaut, avecdes annotationsparfaitement lisibles. J'ai doncfaceàmoitoutcequ'ilfautpourdonnerdesprécisions:l'emplacementdeswagons,descorpsdespetitesvictimes,deleursvélosabandonnés,leslampadaires,letrajetsupposé du meurtrier... Tout est indiqué ! Je raconte leur histoire comme jerésumeraisunfilmdontlescénariom'aétémissouslesyeux.—Tuespasséparoù?Entrequeletquelwagon?PendantqueVarletmepose saquestion, je regarde leplan.La réponse y figureclairement.—Ehbien,jesuispasséentrelapremièreetladeuxièmerame.—Qu'est-cequ'ilyavaitentrecesdeuxrames?—Unlampadaire?—C'estça.Ouf!Jefaisvraimenttoutpourquemonrécitsoitcrédible.Jenepenseplusqu'àune chose : dire ce qu'ils veulent sans me tromper pour ne pas avoir àrecommencer...Etrentreràlamaison!Encoreunefois,ilsm'aident.Enévitantdemeposercertainesquestionsessentielles. Ilsnemedemandentpascomment lesenfantsétaienthabillés,parexemple.Etpourtant,là,jeseraisbiensûrincapable

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derépondreetilsverraientquejemens.Maispeuleurimporte!Detoutemanièreilsontdéjàdesaveux«circonstanciés».Plusqu'iln'enfautpourmeboucler.Seulel'absencedemobilelesgêne.Pourquoiaurais-jesauvagementassassinécesgosses? Même eux ne parviennent pas à trouver une raison valable alors qu'ilsm'accablentdepuisplusieurs jours.La foliepourrait expliquer cet acte.Mais lesexperts seront formels : je ne suis pas fou. Ni même un brin dérangé. Justeimmature...Une fois leprocès-verbal rédigé,Varletme tendchacunedespages, ledoigt surl'endroitoùapposermasignature.Sanslire,jesigne.Troppresséderentrerchezmoi.AlorsVarletselève,faitvalsersachaise.Elleserenverseavecfracas.Ilarracheleplancadastraldumuret,sansmequitterdesyeux,ilpousseuncridejoie:—Çayest,jetiensuncoupable!Ehoui!Iln'apasdit«le»coupable,mais«un»coupable.—Ilenestainsidepuislanuitdestemps,medira-t-onplustard.Quandunmalheurdevientinsupportableàlasociété,ilfautunboucémissaire.Uncoupable.Maisàcemoment-làjesuissûrquetoutlemondevaserendrecomptequejeviensderacontern'importequoienm'attribuantceshorreurs.MêmesiVarletpavoise,avecdanssamainleplanqu'ilvientdedéchirer,devantsachaiserenversée.Cequiest incroyable, c'est que dans ma tête je me dis : « Je l'ai rendu heureux, cethomme-là ! » Ahurissant ! Je suis content au fond de moi... Personne ne peutimaginer, avant d'y passer, ce que la panique, la fatigue, l'angoisse, l'ignorancefabriquentcommecocktailchimiquedans lecerveaud'unadolescent.C'estça, lamanipulation, ce n'est pas seulement une bonne grosse ruse de flic pour faireavouer.C'estunviolmentalquidevraitêtrepunicommeleviolphysique,parcequeçalaisselesmêmestracesetlesmêmestraumatismes.Eneffet,Varletestcontent,maisiln'apasdutoutl'airdevouloirmefaireplaisiràsontour-aucontraire-,mêmes'ilmeparleaussitôtdemesparents.—Maintenant,garçon,ilfautledireauxparents.Jeleurdisoutuleurdis?—Non,jepréfèrelefairemoi-même.Çayest!Jevaisenfinpouvoirtoutraconteràpapaetmaman,leurdécrirecequej'aisubipendanttroisjours.Ilsvontcomprendrecequis'estpassé.Etlà,ilsvonts'arrangeravecVarlet.Çamedonneenviederevenirtoutdesuitesurmes«aveux»,pouréviterdesdiscussionsentrelapoliceetmesparentsetpeut-êtredescrisetdescoupsdecolèrecontremoi,maisjenelefaispas.J'aitroppeurqueVarletnesedéchaîneànouveau,etc'estlachosequejesouhaiteéviterleplusaumonde.L'inspecteurdécrochelecombiné.—MadameDils,Varletàl'appareil,onvousattendàlaP.J.Le tempsme semble extrêmement long entre ce coup de fil et l'arrivée demesparents.Jeresteassislà,désorienté,j'ail'impressionquelesolsedérobesousmespieds. Je réalise quandmême que ce que je viens de prétendre àmon sujet estabominable : j'aurais tuédesenfantsen leurtapantsur la têteavecdespierres.Rienqued'ypenser,çamedonneenviedevomir!Etsurtout,j'aihonte.J'aipeur.

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Leshommesàquij'aiditçamecroient.Ilspensenttousiciquejesuisunmonstre,alorsquejesuisunevictime.Jetranspireetj'aifroid.Jesuissisale.Jenemesuispas lavédepuis trois jours, jesensmauvais.Vivementquemonpèreetmamèreviennentmetirerdelà.Enfait,quandilsarrivent,onnemelaissevoirquemamère.Encadréepartouslespoliciers qui m'ont interrogé, elle ne sait pas encore ce qui l'attend... Varletm'attrapeparlebras.Jemelève.Sansmelâcher,l'inspecteurprendlaparole:—Disàtamamanquec'esttoiquiastuélesenfants!Dis-luicommenttuasfait!Moiquiespéraismetrouverenfinseulavecmesparents, lespolicierssont là, ilssonttouslà,etjen'osepaslesdéfier.Mêmedevantmaman!Tantpis,jeluidiraiplus tard que ce n'est pas moi, quand on sera seuls tous les deux à la maison.Commeça,Varletnepourrapass'énervercontremoi.—Oui,maman,c'estmoiquiaifaitlecoup.Elle neme croit pas, bien sûr. Pas une seule seconde elle n'a cru cet immondemensonge.Ellemeconnaîtmieuxquequiconque;illuiasuffidemeregarderdanslesyeuxpourcomprendre.—Arrête,Patrick!Ont'a interrogétroplongtemps.Cen'estpaspossible,ont'afaitdiren'importequoi!Aumomentmêmeoùmamantentedemeraisonner,Varletstoppelaconversation,m'arracheàmamère et,manumilitari,me fait traverserun long couloir. Jemeretournepourvoirencoremamamanetluilancerundernierregarddésespéréquisignifie : « Aide-moi ! » Puis sa silhouette disparaît. Varlet marche vite etm'entraîne.Samainserréesurmonavant-bras,ilmeconduitversunedestinationinconnuequand,soudain,j'aperçoismonpère.Demavie,jen'oublieraicettevision.Ilétaitlà,seul,assisdansunesalled'attente,perdudanssespensées.Ilm'aparuavoirvieillidedixansentroisjours.Lespoliciersn'ayantpasavertimesparentsdemon interpellation, je n'ai même pas pu l'embrasser avant d'aller travailler, cematin-là...Cettepenséemehante:voirpapasidésespéré,voûté,latêteentresesmains,medonneenviedeleserrerfort,trèsfortdansmesbras.Maiscelan'entrepasdanslesplansdel'inspecteurVarlet.Ilnemelâchepas.Jen'embrassepasmonpère,jenepeuxmêmepasluiadresserlaparole.«Situnousdisquec'esttoiquiastuélesenfants...c'estunaccident...c'estpasgrave...tuvasnousexpliquer...aprèsturentrerascheztesparentsetdemaintuirastravailler...commeavant.»Ilsm'ontsibienmenti!Ilsontsibiencomprisqueje voulais juste rentrer chez moi et qu'avec cette promesse, la fatigue etl'humiliationaidant,jediraistoutcequ'ilsvoudraient...Jeregagnemacellule...Etcontrairementàcequej'aiimaginédansmatêtedegosse,jenerentreraichezmoiquedansquinzeans.

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POURQUOIMOI?

J'étaisdestinéàunevieordinaire.Etjetrouvaisçatrèsbien.ChezlesDils,onn'ajamaiseulafoliedesgrandeurs.Quantàlacélébrité,çanemepréoccupaitpasdutout.J'ignoraisqu'elleviendraitàmarencontre,delapiremanièrequisoit.Jesuisnéle30juin1970,àLongeville-lès-Metz,dansl'estdelaFrance.Decejourjusqu'àmonincarcérationj'aivécudanslamêmemaison,àMontigny-lès-Metz,unepetitebourgade tranquille,àproximité immédiatedeMetz. J'yaipassé lesseizepremièresannéesdemavie.Danslecalmeetsansfantaisie.Mesparentssontdesgensmodestesettravailleurs.Mamèreétaitsténodactyloàla Direction départementale de l'action sanitaire et sociale jusqu'àma venue aumonde. Elle a quitté son emploi pour nous élever, moi, puis mon frère cadet.Mamanestlegenredefemmequiseconsacreàsafamille.Ellenevitquepoursesenfants et son mari. Rien que pour eux. Elle ne s'accorde jamais aucun plaisirpersonnel.Toutpournous.C'estsansdoutelapersonnequiaeuleplusd'influencesur moi. D'ailleurs, on me dit toujours que je suis son portrait craché.Physiquement, certes, mais nous avons aussi en commun certains traits decaractère.Plutôtfroide,mamann'extériorisejamaislemoindresentiment.Moinonplus. Forcément, c'est une chose qu'elle ne m'a pas apprise. Elle est en outrepersévérante,tenace,déterminée.Cesqualités-là,jenelesavaispasàseizeans...J'auraistellementvouluêtrefortcommeelle!Orj'étaisfaible.Tropprotégé,peut-être.Mon père, lui, est plus sensible, plus chaleureux aussi. Mais toujours dans laretenue. Il n'a pas eu l'existence facile, pourtant je ne l'ai jamais entendu seplaindre.Ilatravaillédurtoutesavie.Ouvrierspécialiséd'abordàlaSollacpuischezCitroën, ilyamenétoutesacarrière jusqu'à laretraite.Malgréunsalairepourquatre,nousnemanquionsderien.Entoutcaspourcequiestdel'essentiel,etçanoussuffisait.Nousn'allionsaurestaurantquelesjoursd'anniversaire.Cesjours-là,monpèrenousoffraitceplaisirrare.Devraismomentsdefête!Nousenprofitionsalorsbienplusqueleshabitués.Quantauxvacances,nousn'enétionspas

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privés non plus,mais c'était une fois par an, et au camping. Tous les quatre enpleinenature,nousétionsheureux...ChezlesDils,onnegaspillaitpasl'argentinutilement.Onnevivaitpasau-dessusdesesmoyens. Celam'est resté, comme toutes les valeurs quemes parentsm'ontinculquéesetquiontfaitdemoilegarçonquej'étaislorsquelapoliceestvenuemechercher.Honnêtesetdroits,mesparentsm'ontapprisàrespecterlesinstitutions.Sansdouteleurrangsocialnelesincitait-ilpasàdéfierl'ordreétabli.Cheznous,ona toujours respecté les«grandsdecemonde»,ceuxquiétaientunrangau-dessusdenous,les«inaccessibles».Unefamilled'ouvriersnetientpastêteàlajustice,àlapolice,auxmieuxlotis.Elleleurfaitconfiance...Voilà d'oùme venait la naïveté quime caractérisait. À seize ans, on ne pouvaitmêmepasdirequej'étaisunadolescent.J'étaisencoreunenfant.Lespsychiatresl'ontconfirmé.Pasdemeuré,pasdébile:simplementenretard.Etsouffrantd'unetimiditéhorsducommun,doubléed'uncomportementmaladroit.Jesaisdésormaisqu'ilexistedesfoulesdegaminsdanslemêmecasquemoi,quis'affirmentplustardquelesautres,sanspourautantraterleurvie.Maisàl'époque,ledécalageentremon allure de grand dégingandé et ma timidité maladive me causait beaucoupd'ennuis.J'aivécuuneenfancepartagéeentrelasouffranceàl'écoleetlebonheuràlamaison.Lesautresgaminsseconduisaientdurementavecmoi.Ilssemoquaientsans cesse de mon physique. Je n'étais pas beau et le pire est que j'en avaisconscience. Mon grand nez, ma grande taille, ma démarche bringuebalante, lacouleur rousse demes cheveux n'avaient rien pour séduire. Et je ne faisais pasgrand-chose pour que cela s'arrange. Renfermé, peureux par nature, jeme suistoujourslaisséfaire.Petitdéjà,j'avaisapprisàmetaire.Jamaisjenerépondaisauxinsultes des gosses de mon âge. Mais c'est en grandissant que j'ai vraimentcommencéàensouffrir.D'abordàcausedemoncôté«asperge».Grandpar lataille, petit dans ma tête. A l'école, mes camarades me bousculaient dans lescouloirs :«Fildefer,canard,rouquin,pasbeau, t'esmoche!»Qu'est-ceque jepouvaisrépondre?Jedétestaismebattre,etpuisilsavaientraison:j'étaismoche,j'étaismaigre,j'étaisfaible,jen'avaisqu'àsubir.Cettetendanceàlasoumissionmevaudraenprisondesexpériencesabominables...Al'école,jenemerévoltaispas.J'étaisincapablederépondreauxinsultes.Alorsmescamaradesenrajoutaient:«Lechouchou,ilnesaitpassedéfendre!Ilvaencoreallerchialerdanslesjupesdesamère!»Effectivement,jen'avaisqu'unehâte:rentreràlamaisonlesoiretmeplongerdanscecoconfamilialprotecteuretsirassurant.Chezmoi,riennepouvaitm'atteindre.J'aimais la compagnie de mamère. Je partageais ses passions : la philatélie, lacuisine. Et puis nous construisions desmaquettes, nous assemblions des puzzlesdurantdesheures...Jemerégalais.Jen'étaispasunenfantmalheureux,maisungamin solitaire. La méchanceté de mes camarades de classe me poussait à merenfermersurmoi-même.Mes loisirs,sidifférentsdes leurs,m'éloignaientd'eux,de plus en plus. Comme tous les adolescents, les autres faisaient des bêtises,désobéissaient à leurs parents ;moi, dans l'ombre demamère, je restais sage.Jamaislamoindrerébellion,lamoindrebagarre.J'étaisungarçongentil,calmeetsanshistoire.J'avaisquandmêmeuncopain,unseul.Commemoi,iln'enmenaitpas

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large faceauxautres.Ensemble,nous faisions le trajetde l'écoleà lamaisonetnousavionsdelonguesconversations.Nousnousconsolionsmutuellementdenotremiseàl'écart...J'étaisfaibleavecmescamaradesd'écolecommej'allaisêtrefaibleaveclespoliciersenquêteurs.C'estàcroirequec'étaitdansmanature.Lesautrescommençaientàcourirlesfilles.Moijelesregardais,desrêvespleinlatêteetledésespoiraucœur.Jemesouviensdemespremièrespalpitationslorsquejelesvoyaisarriveraucollège...Jen'étaispasinsensible,ohnon!Maisjen'osaispas les aborder. D'autant qu'elles aussi se moquaient de moi. Souvent plusdurementencorequelesgarçons.Comment,danscesconditions,direàunejeunefille:«Tumeplais,j'aimeraisbiensortiravectoi,t'embrasser...»J'étaissûrdesaréponse:ellemeriraitaunez.Delààpenserquej'auraisassassinédeuxgaminspourmevenger,iln'yaqu'unpasetmesaccusateurssesontempressésdelefranchir.Ilsontditqu'aprèsavoirsubitantd'affronts,refoulétantd'humiliations,voirlesdeuxpetitsgarçonssurletalusaproduit un déclic. Un déclic de haine revancharde. Je me souviens qu'ils ontemployélemotde«Cocotte-minute»:lecouvercleauraitsauté.Uneimageforte,mêmesiellenecorrespondàrienmédicalement.C'étaitdelapoudreauxyeuxdesjurés.D'autres, plus sérieux, ont expliqué que j'avais sans doute en moi un « noyaupsychotique»quis'estmanifestécejour-là.Undiagnosticquial'avantaged'avoirune base scientifique car il correspond à une personnalité particulière, trèsmarquée. Seulement la définition même du noyau psychotique, c'est qu'il nedisparaîtpascommeça,miraculeusement. Je l'aiapprisbeaucoupplustard,bienentendu.Unnoyaupsychotiqueévolueetresurgit.Or,enquinzeansdedétention,onn'apasdéceléenmoilamoindreattitudedouteuse,jamaislemoindreécartdeconduite.Lathèsedel'actefounetenaitpas.Enréalité,d'ailleurs,jesubissaislessarcasmesdesgarçonsetleméprisdesfillesavecunerelativerésignation.Missurlatouchepartoutlemonde,j'avaisfiniparmefaireuneraison:«Jevaismeconcentrersurmonmétier,monavenir.Lesfilles,onverraplustard.»J'ignorais alors qu'il me faudrait attendre d'avoir trente-deux ans pour espérer,peut-êtrebientôt,connaîtreunefille...Enfin,maintenant,ceseraunefemme.Carjesuisentréviergeenprisonet,àl'heureoùj'écris,jelesuisencore.J'espèrequemoiaussijedécouvriraibientôtlesjoiesdel'amour,duplaisir...Quisait?Peut-êtremêmedubonheur.Moiaussi,j'yaidroit.Aquinze ans, j'avais donc toutmisé surmonavenir professionnel. Je n'étais pasattardé au point de ne pas pouvoir travailler.Dèsmonplus jeune âge,mamèrem'avait inculqué legoûtde la cuisine.C'est doncdans cette voieque jeme suisorienté, logiquement. Sérieux, mais pas doué, j'avais beaucoup de difficultés àapprendreàl'école.Jesavaisquejeneferaispasdegrandesétudes,etdetoutemanière, chez les Dils, nous n'avions pas l'ambition de sortir de notre rang, de

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devenir«cadre»,médecinounotaire.Alorsj'aiapprislacuisineetlapâtisserie...Jenedemandaispasgrand-chose.Simplementuntravail,unefemmeetdesenfants.Jerêvaisd'uneviesimple.Aujourd'hui,jemedemandesijepourraienfin,unjour,devenir«MonsieurTout-le-Monde».

***

Dèslelendemaindemes«aveux»,jesuisdéférédevantlajuged'instruction.Ilest11 heures dumatin et je n'ai pas de nouvelles de mes parents. Après une nuitépouvantable,commecelledelaveille,j'entredanscenouveaubureauavecespoir.Ilfautquej'expliqueaujugequ'ilsm'ontforcéàraconterdesbêtises.Maisilyaunproblème.Etmêmedeux:VarletetMarchegaymetiennentchacununbras.Jenesuispashandicapé!Jesaismarcher!Qu'ilsmelâchent!...Dansmatêtejemedisça,pasàhautevoix,biensûr.Ilfaudraitavoirdel'aplombetjen'enaipas.C'estsiloindemapersonnalité,«avoirdel'aplomb»,del'audace,dutoupet,duressort.Varletveutmaintenirlapression.Tantqu'ilmetientparleboutdunez,ilestsûrdesonfait,maisilnesaitpascequipeutsepassers'ilmelaisserespirer.Ouplutôt,illesaittropbien:jeferaimachinearrière.Iln'yaqu'àlevoirseplanterdevantlajuged'instructionetluiprésenterfièrementsontrophée.Iln'aaucuneintentiondequitterlapièce.Ilneleferapas.Pasunesecondejeneseraiseulaveclajuge.Cette première entrevue a pour but ce qu'on appelle le P-V de premièrecomparution:uninterrogatoireenprincipebref,généralemententêteàtêteavecle juged'instruction,aucoursduquelonconfirmeouinfirmelesaveuxprononcésdevantlespoliciers.C'estautermedecetentretienquelejuge,enaccordavecleprocureurdelaRépublique,décideounond'incarcérerlesuspect.Al'époque,jenesaisévidemmentpascequesignifieun«P-Vdepremièrecomparution».Nicequejerisqueàl'issuedecetentretien.JesaisseulementquesiVarletsortuninstant,jediraitoutàcettedame.Jesuisd'ailleursrassurédevoirquelajugeestunefemme.D'accord,elleal'airsévère.Maisjesuissûrquesijeluidistout,ellecomprendra.Commeunemère...MaisVarletnesortpas.Etplusj'écouteparlerlajuge,plusjemedisqu'ellen'ariend'unemaman.Petite,lescheveuxtrèscourts,ellem'intimideterriblementetsemontretrèsdureavecmoi.Apparemment,ellem'acatalogué...Quandjepensequ'ellen'auraiteuqu'unmotàdire,unseul,etmondestinauraitpeut-être été changé. Si elle avait demandé très calmement àVarlet : « Sortez,monsieurl'inspecteur...»Ellenel'apasfait.Varlet,desoncôté,faittoutpour«m'aider»àréitérermesaveux.Dèsquelajugemeposeunequestion,iln'hésitepasàrépondreàmaplace.Lajugelelaissefaire,çan'apasl'airdelagênerlemoinsdumonde.Etmoijecontinueàavoirpeur,doncj'acquiesce.Quandj'essaiedenepasrépondrecarjen'enpeuxplusdementir,lajuge s'énerve et va même jusqu'à taper violemment du poing sur la table. Ellereprésentel'autorité,etmêmesijenecomprendsrienàleurhiérarchie,jedevinequ'elle est encore plus importante que Varlet. Celame terrifie. Je n'ai plus unepersonnecontremoi,maisdeux.Lapressionestàsoncomble.Lajugeenchaînesesdemandesàviveallure,et lorsqu'elle relâche le rythmec'estVarletquiprend la

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relèveetmeposedenouvellesquestions.Ils'agitd'ailleursplusd'incitationsquedevraiesquestions...«Disàlajugequetuasprislapierre...»Etmoi,jedisoui.Oui!Oui,oui,oui...—Vousavezcroisélesenfants?—Oui.—Vousavezditbonjouràl'un?—Oui.—Vousavezalorsprisunegrossepierre?—Oui.—Vousavezfrappél'un?—Oui.—Aprèsvousavezpaniquéetvousavezfiniletravailettuél'autre,c'estça?—Oui,oui.Ças'estpassécommeça.Etpourtant,voilàcommentcetentretienfutretranscrit:«J'aicroisélesenfants.J'aiditbonjouràl'und'eux.Puisj'aiprisunegrossepierre,jel'aifrappéetj'aipaniqué.Après,j'aifiniletravailetpuisj'aituél'autre.»Jen'aijamais-jamais!-ditcelaaujuged'instruction.Maiscequiestatroce,c'estqu'àcemoment-làjenevoismêmepasladifférenceentrerépondre«oui»àunfaitaffirméparquelqu'und'autreetfairecetteaffirmationsoi-même.Jenesaispasqu'ils'agitlàd'unabusdepouvoir,deconfiance.Jenesaismêmepascequeveutdire«abusdepouvoir»et«abusdeconfiance».Jesuisungosse.Difficileensuite,pourunjuryd'assises,decroirequemesaveuxontétéextorqués!Lesjurésaurontaucontrairel'impressionquej'airacontél'histoiredesmeurtresdeboutenbout,sansm'arrêter,commepourmesoulager.«Libérermaconscience»,ont-ilsdit.Pour l'heure, la juge et Varlet disposent de quoim'enfoncer.Mais apparemmentcela ne leur suffit pas. Varlet me demande de montrer à la juge comment j'aifracassélatêtedesenfantsàcoupsdepierre.Ilmeforceàmimerdesgestesquejen'aijamaisfaitsdemavie,maispassicompliquésqueçaàinventer!Jememetsdoncàgenouxet je fais semblantde taperavecunepierre imaginairedansmesmains.Jeperdscomplètementpied.Etpersonnenevientàmonsecours.La jugen'essaiemêmepasdemecontredire, dememettre enporte à fauxparrapport à ceque je raconte.Pourtant son travail, je le saismaintenant, consisteaussiàcontrôlerlacrédibilitédesaveuxd'unsuspect.Jesuisloind'êtreleseulàavoiravouéuncrimequejen'aipascommis.D'autresontétésauvéspardesjugessoucieuxd'obtenirlavérité.Lavérité,etpas«un»coupable.Desjugesconsciencieux,quisesontalorsaperçusquelesaveuxqu'ilstenaientétaientfantaisistes.Maisdetouteévidence,lafemmedeloiàquij'aiaffairenesouhaitepassouleverlesincohérencesdemonrécit.Etpourtant, ilyena!OrpasplusqueVarletellenemeposelesbonnesquestions.Cellesauxquellesjenepeuxpasrépondre:«Qu'yavait-ilentrelescorpsdesdeuxenfants?»Illuisuffiraitdemeledemanderpourcomprendrequejamaisjen'aivulescorpsdesenfantsque je suiscenséavoir tués.Car là, je resterais sansvoix.Jamais je ne pourrais deviner qu'il y avait, entre les deux petites victimes, uneénorme poutre de plus de deuxmètres. Ce détail-là, je ne le connais pas. Il ne

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figuraitpassurleplanaccrochéaumurdel'inspecteur.Etjepassesurbonnombred'autresinformationsquej'ignoreetquidevraientalerterlajuge...Maistoutlemonden'aqu'uneenvie,jesuppose,aprèshuitmoisd'enquêteetdeuxéchecs : faire « vite ». Il est grand temps que cette affaire soit bouclée. Lapopulation,lesmédias,lesfamillesdesvictimesn'enpeuventplusd'attendre...Pour ce quime concerne, je crois qu'à cemoment-là j'ai complètement perdu lanotiondeschoses.J'enavaistellementassezquesicettefemmem'avaitdit«Hier,dixbonnessœursontétésauvagementassassinées,c'esttoi?»,j'auraisrépondu«Ouic'estmoi!».Lechatdelavoisineaétéretrouvéégorgé?C'estmoiaussi!Ilspouvaientm'accuserdetoutcequileurpassaitparlatête,j'auraisdit«Oui,c'estmoi!».Cesgenssontdesmalades.J'avouetoutcequ'ilsveulent, jerentrechezmoi, l'enquête sepoursuit et l'on finira bienpar découvrir la vérité.Encoreunefois, je n'ai aucune idée des conséquences de mes aveux réitérés - on saitmaintenantdansquellescirconstances.Aupointquelorsquelajugemedemandesijesaiscequej'encourspouravoirassassinélesgosses,jeluiréponds«non».Ellesesentalorsobligéedeformulerautrementsaquestion:est-cequejesaiscombiend'annéesdeprison jerisque?Jesursaute.Elleabiendit«prison»?J'hésiteetpuisjerépondssansconviction:—Peut-êtretroisouquatreans.Detoutefaçonjem'enfous!Jenemesenstoujourspasconcerné.Jesuisinnocent!Etmalogiquedegarçonbêtementhonnêtemepoursuit.Dansmatête,jemerépète:«Onnemetpaslesinnocentsenprison.»Malgrétoutcequ'onm'adéjàfaitsubir.Jenesuispas seulement«en retard», commediront lespsychiatres, jeme faisaussibeaucoupd'illusionssurl'humanité...

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DEUXANSDESOLITUDE

1ermai1987.17heures.Lavoiturebanaliséedanslaquellejemetrouvevientdes'arrêter. Varlet descend le premier. Assisté par ses équipiers, jem'extrais avecdifficultéduvéhiculedepolice.Pas faciled'ouvrir laportièresans lesmains.Lesmenottesdansledosmeserrentetmeblessentlespoignets.J'aimal.C'estmoi,lepetitPatrick,qu'onemmèneainsiligoté,commedansunfilm?Jen'ycroispasmoi-même.Jesuisl'inspecteurVarlet,hagard...Jelèvelatête.J'aperçoisunimmensebâtiment,vieux,blancetglacial.C'estlamaisond'arrêtdeMetz.C'esticiquejevaispasserlapremièrenuitdemavieenprison.Sanspapaetmaman,quidoivents'activeràl'extérieur.Carjesuissûrqu'ilsvontmesortirdececauchemar.Maisqu'ilsfassentvite,j'enaiassez!Varlet me tient toujours par le bras, il me traîne à l'intérieur du bâtiment.Bizarrement,jen'aipaspeur.Jesuismêmesoulagé,unpetitpeu,àl'idéedevoirlesinspecteurss'enalleretmelaissertranquille. J'attendscemomentdepuisquatrejours. Pourtant ce n'est pas l'endroit le plus accueillant dumonde, évidemment.MaisjemedisqueçanepeutpasêtrepirequecequejeviensdevivreàlaP.J.deMetz. Ce n'est pas possible ! Je nemesure pas ce quim'attend, bien sûr. Pourl'heure,jen'aspirequ'àmeretrouverseul,mereposeretdormir,enfin...—JevousamènePatrickDilspourlemeurtredesenfantsdeMontigny-lès-Metz.D'untonfroid,sansappel,Varletvientdefaire lesprésentations.Devantmoi,unnouveluniforme:celuidel'hommedugreffe(jenesaispassic'estsontitreexact).Entendre encore que j'ai tué ces gosses est humiliant. Mais je tiens bon. Jem'expliqueraiplustard.Pourl'instantjenevoisqu'unechose:Varlets'enva.Sansunmot. Il vient deme déposer comme un paquet, fier du travail accompli. Saleboulot!Maismoi,jerespire.Lemonsieurdugreffeestpolietparlesanshurler.Çamechangedespoliciers.Jenediraispasqu'ilestgentil,maisentoutcasiln'estpasméchantavecmoi.Etilm'appelleparmonnom.Ilmeretiremesmenottesetmeposedesquestions.Desquestionsfaciles:—Quelâgeas-tu?—Seizeans.—Tadatedenaissance?—30juin1970.—Tonadresse...Luiaumoinsnemeparlepasdeceshorriblesmeurtres!Merci,monsieur.Puisilprendmesempreintesetmeconfisquetousmesobjetspersonnels.Unebague,maceinture,lesclésdemamaison,etmêmemespapiers!Jecommencesérieusementà m'inquiéter. Pourquoi me prend-il tout ce qui m'appartient ? C'est à moi ! Ilrépertorielesdiversobjets,mefaitsignerunreçucommequoitoutestbienlà,etm'inviteàlesuivre.Nousarrivonsdansunesortedevestiairesordide.—Déshabille-toi!m'ordonneleresponsabledulieu.Jenepeuxpas.Commentluidire?Jesuispudique.Jenepeuxpasmemettreenslip

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!Jenemesuisjamaisdéshabillédevantquelqu'un,sinonlemédecin,etj'avaisdéjàdumalàm'exécuter.Alorslà,j'ensuisincapable.Ilinsiste:—Allez,ôtetesvêtements!Onn'apasqueçaàfaireTimidement, j'enlève le haut, et puis tout doucement je baissemon pantalon. Leresponsablesembleimpatient,ilramassed'uncoupdemainmeshabits,tandisquejerestelà,planté,deboutfaceàlui.Ilmeregarde,s'approchedemoi,etsansmeprévenir baisse mon slip. Pour la première fois de ma vie, quelqu'un que je neconnaispasmevoittoutnu.Mêmemesparents,depuisquejenesuisplusunbébé,nem'ontjamaisvuentièrementnu.Cheznous,onnes'exhibepas.Etvoilàquecethommem'inspectesoustouteslescoutures.—C'estmontravail,marmonne-t-il.Etilajoutequ'ildoitmefouilleretvérifierquejen'airiend'illicitesurmoi.Ilmepalpepartout,mefaitouvrir labouche,unvéritablesupplice! J'ai trophonte. Jesuis trop grand, tropmaigre, trop pâle et trop roux... C'est insoutenable ! Unevéritabletorturepourlegaminquejesuis.J'aienviedepleurer...Jecroisqu'ils'enrendcomptecar,soudaingênéluiaussi,iltentedemerassurer.—C'estlerèglement,bougonne-t-il.Jenesaispasencorequecen'estqueledébutdesoffenses...Unefoiscecauchemarterminé,lemonsieurrangeenvracmesaffairesdansunepetitevalise.J'aimeraisbienqu'illesplie.Jesuistrèsméticuleux.J'essaiedemefaireuneraison.Cen'estpasgrave,mamanrepasserameshabitsplustardquandilmelesrendraetquejerentreraiàlamaison.Pourlemoment,lemonsieurestoccupéàécrireunnuméro sur la valise : 15602. Pourquoi ne note-t-il pas mon nom, plutôt qu'unnuméro ? Je vais très vite comprendre que j'ai cessé d'être Patrick Dils pourdevenirlematricule15602.Etriend'autre.Plusd'objetspersonnels,plusdeclés,plusdepapiers,mêmeplusdenom.Jeviensdelaissermavied'adolescentdanscevestiaire.Etqu'est-cequej'aienéchange?Unesortedepyjamacouleurciment,unpaquetagecomposédedeuxcouverturesquipiquent,d'unepairededrapsquigrattent,d'uneassietteplate,d'uneassiettecreuse,d'unverre,d'unbol,d'unepetitecuillèreetd'unefourchette.L'hommemetendmesvêtements,raidesdesueuretdecrasse,puisilannonce:—Tumesuis!Avecmeshuitansd'âgementaletmonpaquetsouslebras,jeluiemboîtelepas,etmeretrouve...àl'infirmerie!Jenesuispasmalade,qu'est-cequ'onfaitlà?J'apprendraiplustardqueledirecteurdelaprisonapréférélibérerpourmoiunecelluleà l'infirmerie,car ilnepeutpasmemettredans lequartierdesadultesàcausedemonâge,etilneveutpasquejesoisinstallédansceluidesmineursparcrainte de leur violence. En détention, les jeunes sont les plus durs, les plusagressifsaussi,etlacausedemonincarcérationrisqueraitdelesdéchaînercontremoi.Ledirecteursepréoccupedemasécurité. Ilne lui resteque la solutiondel'infirmerie.Un endroit finalement assez semblable aux autres quartiersmais avecmoins decellules. Attentif, j'observe cet étrange univers. Pas franchement accueillant. Jepassedevantlesportesdescellules,desportescouleurvertd'eaualignéeslelong

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d'uncouloirétroit.Lebâtimentestvétusté,lesmursontl'airusés.Ondevinequerien n'a été rénové depuis des lustres. Ici tout semble hors d'âge, sans vie,l'atmosphère est lourde. Parfois, un hurlement s'échappe et retentit dans lecouloir...— On va t'emmener dans une pièce et tu vas rester tranquille, me dit monaccompagnateur.Ilprendbiengardedenepasprononcerlemot«cellule».Pourtant, jesaisbienqu'onnem'emmènepasdansunsalon.J'enaiunpeumarrequ'onmetraitecommeuncrétin.Avantd'entrerdansla«pièce»,monhôtem'expliqueundernierdétail:—Quandtuvoudrastedéplacerhorsduquartierde l'infirmerie, il faudraquetumontresausurveillanttacarteaveclenumérodetonmatriculeafinqu'ilt'identifie.Sinon,tunepourraspassortir.Legardienouvreenfinlaportedela«pièce».Jesuisfrappéparlebruitsecetdurquefaitlaserrure.—Voilà,onestarrivés.Tuvasresterbiensage.OK?—Oui,oui...La porte se referme, le même bruit se fait entendre. Je suis seul. Enfermé.Incarcéré.Emprisonné.Unimmensemalaisemeprend.Cettepièceestminuscule.Etpuisiln'yarienpours'occuper.Mêmesurmoijen'airien,puisqu'ilsm'onttoutpris.J'aisommeil,maisaprès,qu'est-cequejevaisfaire?Tournerenrond?Jecommenceparposermonpaquetagesurlelit.Puisjem'assiedssurlematelasdemoussequis'enfoncesousmonpoids.Jesuispourtantbienléger.Jeregardeautourde moi... La pièce doit faire sept ou huit mètres carrés au maximum. Elle estpresquevide:deuxlitsdeferraille,unetable,unlavaboetunW-C.C'esttout.Cequime frappe, ce sont les éléments encastrés dans lesmurs. Rien ne peut êtredéplacé.L'angoissemesaisit,moncorpstremble,j'aibesoind'air,jecommenceàsuffoquer... Je suis en traindedécouvrir l'enfermement.Quant à cette sensationd'êtreconstammentespionné,ellemerendfou!Unsurveillantouvresansarrêtleloquetdujudasdelaportepourm'ob-server.Aumoinsnem'insulte-t-ilpas,commelespoliciersaudépôt.Jenesaispassilesautresdétenussaventquijesuisetpourquoijesuislà.J'espèrequ'ilsn'ontpasentenduparlerdemonarrestationàlaradioouàlatélé,carjemedoute bien que l'événement n'est pas passé inaperçu. Je pense à ça parce que,avantdemequitter,l'hommequim'aamenéicim'aprévenu.—Onvamettreunautrejeunedevingtansavectoi.S'iltedemandequituesetcequetufaisici,neleluidissurtoutpas.T'asqu'àmentiretraconterquec'estpourun vol de mobylette ou de voiture, un truc comme ça... C'est mieux pour tatranquillité.Pourlemomentjesuisencoreseul.Lejeunen'estpasarrivé.Jesuisallongésurlelit.Lesyeux fixésauplafond j'essaiedemecalmer,de trouverunpeud'airdanscetteatmosphèreétouffante.Lesilencem'apaise...Etsoudainlescrisfusent:—Assassin!Tueurd'enfants!Onvatecrever!Onvatevioler!Onvat'enfairebaver!Tuvasmourir!Espècedepourriture!Leshurlementsviennentdubâtimentd'enface,semélangentetrésonnentdanslacourpour finirpar s'écraser contre lesmursdemacelluleetm'entrerdansma

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tête.Jemebouchelesoreilles.Jesuisendanger.Ilfautquejesortedelà!Dansquelguêpiermesuis-jefourrépour«faireplaisir»àVarlet?Mesparentssavent-ilsqu'ilyaurgence?Qu'ilfautmeprotéger?Soudain,j'entendsundéclic.Cebruitm'est déjà familier. Je regarde en direction de la porte. Le jeune dont on m'aannoncélavenueentreets'assiedaussitôtsurlelit.Ilmedemande:—T'eslàpourquoi?Soitilestsourd,soitilfaitsemblant!Maispuisqu'onm'aconseillédementirpouréviterlesproblèmes-j'enaidéjàassezcommeça-,jemens,unefoisdeplus:—J'aivoléunemobylettemaisjevaissortirdansquelquesjours.Lesadultesontpeut-être raison, lemensongeestparfoisutile.Àconditionde lechoisir.Celui-làm'aaidé.Lejeune,moncodétenucommeonditici,s'estcontentédemaréponseetm'alaissédormir.Épuiséparcesdernièresheuressiéprouvantes,j'aifiniparm'assoupir.Lorsquejerouvre lesyeux, jereprendsconsciencede lasituation. Jesuisbienentrequatremurs.L'hommequej'entendscrier«petitdéjeuner!»estungardiendeprison.Jesuisenprison?Oui, je suisbienenprison. Je reprendsmoncauchemar làoù jel'avaislaissé.Ungardienmetendunbol.—Laitoucafé?Jen'aijamaisbudecafé,j'optepourlelait.Legardienmedonnemapitanced'ungeste sec et impatient. Il neme jette pasmême un regard. J'ai vu desmauvaismaîtresfaireçaavecleurchien...Et là, j'éclateensanglots.Les larmescontenuesdepuisdes jourscoulentsurmavestedepyjama.Latêtebaissée,jefixecetuniformecouleurciment.Jen'aiencorejamais vu autant d'uniformes !Celui despoliciers, celui desgardiens et lemien.C'est comme si j'avais été téléportédansunmondeoù les hommesne comptentpas. Seuls leurs uniformes indiquent la position et le rôle de chacun. Etmoi j'aihéritédupire...Plustarddanslamatinée,onm'emmènedanslebureaudusurveillant-chef.Moiquinesuis jamaisentrédansdesbureaux,ces lieuxquiappartiennentaumondedesadultesimportants,depuisquatrejoursjepassedel'unàl'autre.Touslesmêmes.Austères,froidsettristes.C'estàpartirdecesendroitsquelemondeestdirigé.Àpartir de ces endroits quema vie commence à l'être aussi. C'est de là que deshommesreprésentantl'autoritémedictentmaconduite.Assisfaceausurveillant-chef,jerestepétrifié.J'écouteattentivementcemonsieurm'expliquer le comportement à avoir dans cet univers impitoyable. Il est plutôtcalme,plutôtaimable.—Ilfaudraquetuobéisses,medit-ild'unevoixneutre.Obéir?Jen'aifaitqueçatoutemavie.C'estmêmepourçaquejesuislà!VarletetMarchegay m'ont fait mentir, raconter une histoire qui n'était pas la mienne.Résultat,jesuisenprisonalorsquejen'airienfait!Maissoit,j'obéirai.Detoutefaçon,jesuistoujoursaussiincapablededésobéirauxgrandsquimefontpeur.

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—Nejamaisterebeller,poursuitlesurveillant-chef.Pasderisque.J'ensuisincapableaussi!—Etsurtoutfaisattentionàtoi,insiste-t-il.Ilm'inquiète...Faireattentionàquoi?Àqui?

***

Quandjeregagnemacellule, jenepenseplusqu'àunechose:quandvais-jevoirmes parents ? Je suis surpris qu'ils ne se soient pas déjà manifestés. Si j'avaisseulement imaginé,àcemoment-là,que jenereverraispasmamère,monpère,monfrère,avantvingtetunmois, jenesaispascequej'auraisfait.C'estsûr, jen'aurais pas tenu le coup. Ils sont toutema vie, et je suis lié à eux par quelquechose de si fort... Je suis incapable de mettre un mot sur ce sentiment. Nousformonsuntout.Etlà,ilsonttranchédanslevif.Pendantvingtetunmois,jenerecevraimêmepasuncoupdetéléphone.Maisça,c'estlerèglement.Lescoupsdefilnesontpasautoriséstantqueledétenun'apasétéjugé.Enrevanche,lerèglementn'indiquepasqu'uninnocentprésumé-puisquec'estlégalementmonstatut-soitprivédelavisitedesesproches.Maislajugem'atoutsimplementinterditdeparloir.Ellearefusétoutevisiteàmafamille.Jesaisaujourd'huiquec'estcontraireàcequeprônelaconventiondesdroitsdel'homme.La justice n'avait pas le droit de me retirer le soutien de mes parents. J'étaismineur,etj'avaisbesoind'eux.Laprisonestassezdurecommeçapourn'importequel homme, même coupable. Tous les détenus ne vivent que dans l'attente duprochain parloir. Alors m'ôter à moi, l'adolescent perdu, innocent parmi lescriminels, les quelques précieuses minutes auxquelles j'avais droit en principe,c'était parfaitement inhumain. Je continue àme demander pourquoi ces gens sesontacharnéscontremoi,mêmes'ilsétaientconvaincusdemaculpabilité.S'ilsmecroyaientvraimentcoupable,àquoibonenremettreunecoucheenm'interdisanttout contact avec l'extérieur ? Étais-je si dangereux qu'il faille dresser de telsremparts autour de moi ? À moins que le vrai danger ne fût mon éventuelleinnocence...Biensûr,lajugejustifiesadécision.Maissajustificationnetientpasdebout.Elleditdevoirempêchertoutcontactentremesparentsetmoisousprétextequemamère est certainement complice de mes crimes. Estimant que l'assassin devaitforcément être maculé de sang, de la tête aux pieds, en revenant du talus, etsachantque lapolicen'apas trouvé lamoindre tracesurmeshabits, la jugeestpersuadéequemamèrem'aaidéàlavermesaffairesafind'effacerlespreuvesdemon«délit».Àsesyeux,mamèreestdonccomplice!Cequelapolice,elle,n'oseprétendreouvertement.Aucunprocès-verbaln'accusemaman.Etd'ailleurs, si lajugelacroitcomplice,pourquoinelamet-ellepasenexamen?Pourquoinelamet-elle pas en détention provisoire, commemoi ? Elle est adulte, donc encore plusresponsablequemoi!Ceraisonnementn'aaucunsens.Dudébutàlafin,riennetient.Maisjesuisderrièrelesbarreaux,seul...

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Souvent,lematin,assissurlelitdevantmonboldelait,jefermelesyeuxetj'essaiede visualiser leurs trois visages. Papa, maman et Alain. Je nous revois tous lesquatre,ensemble.Envacances,aurestaurantlesjoursdefête,àlamaisontouslessoirs... Jeme raccroche àmesplus beaux souvenirs. Jeme rappelle combien ilsm'aiment.Etsurtout,jesuissûrqu'ilsfinirontparmesortirdelà.Ilfautquej'aieconfianceeneux.Moi,jesuistotalementimpuissant.Les seules nouvelles desmiens quime parviennent, c'estmon avocat quime lescommunique. L'avocat que mes parents m'ont trouvé, et dont mon patron, aurestaurant,leuradonnélescoordonnées.Luialedroitdevenirmevoirauparloirpourpréparerleprocès,ettenterdemerassurer.Ilmeditquelafamillevabienetqu'ilspensentfortàmoi.—Dites-leurquejepenseàeuxetquemoiaussijevaisbien.Ça, c'est un mensonge comme on m'a appris à les faire. Un pieux mensonge,respectable,pournepasaggraverleurdouleur!Parceque,envérité,jenevaispasbiendutout.Euxaussimentent:jesaispertinemmentquemesparentsnevontpasbien.Ilsdoiventsouffrirlemartyredepuismonincarcération.Jesaisquemêmeenliberté,ilssontemprisonnésavecmoi.J'aipeurpoureux.Commentlesfamillesdesvictimes se comportent-elles avec lesparentsdu« criminel » ?Et les gossesdel'école,est-cequ'ilss'enprennentaupetitfrèredu«monstre»?Alain,monfranginchéri,tient-illecoup?Jesaisaujourd'huiqu'ilasubidesinsultesetdescalomnies,quotidiennement.Ilatoutentendu:«T'es le frèrede l'assassin,decesalaud!»MaisAlainaplusdecaractèrequemoietilasusedéfendre.Mesparents,eux,trèsrespectésdanslequartier,n'ontpasétéagressés.Celanelesapasempêchésdesouffriratrocementà l'idée de me savoir seul et sans défense, entouré de criminels plus ou moinsdangereux!En fait, pour moi, le plus dur, ce sont les jours d'anniversaire. Finis les repaschaleureuxquepapanousoffrait.Nousnesommesplustous lesquatreréunisetplusrienn'adesens.Assissurlelit,leboldelaitàlamain,jemerepasselefilm.Défiledansmatêtetout ce qui m'a conduit à cet enfer. Je me revois dans le bureau de Varlet, deMarchegay, puis dans celui de la juge. Si j'avais su que rien ne s'arrangerait, sij'avaisimaginélagravitédecesfaux«aveux»etleurslendemains,est-cequejeleur aurais tenu tête ? Je n'en suis même pas certain, quand je me remémorel'entreprisedeharcèlementquej'aisubie.Jen'étaispasdetaille,vraiment.Tropfaible, trop timide, trop influençable, trop englué dans des convictions stupidescomme l'honnêteté de la police, la droiture de la justice, le respect des adultes.Mais,detoutefaçon,quelgaminauraitrésistéalorsqu'ilss'acharnaient?Etjesuislà,danscettecelluleminuscule,àmemorfondre.Oubliédelasociété,etmenacéparlesautresdétenus...

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Pourtant, je suis revenu sur mes aveux, bien sûr, dès le lendemain de monincarcération,quandj'aicomprisqu'onm'avaitprisdansunpiège.J'aiexpliquéàmon défenseur, Me Becker, que je n'avais fait que dire « oui » à une histoiresuggérée,pouravoirlapaix.Maismonavocat-illeditlui-mêmeaujourd'hui-nem'a pas cru tout de suite. Je ne peux pas lui en vouloir, mes aveux sont tropcirconstanciés,etpourcause:onm'atout«dicté»,onm'afaitsignerdesproposquejen'aijamaistenus!Etlapressem'atellementprésentécommelecoupablequetoutlemondelecroit.Etpuis,ilestsansaucundouteplusrassurantpourlesgensdepenserquelemonstreaétéidentifiéetmishorsd'étatdenuire.Mon erreur a été de me rétracter « oralement » devant Me Becker, encoresceptique.Sixjoursaprèsce«désaveu»,lajugeorganiseunereconstitutionà6heuresdumatin.Rendez-vousaupalaisdejustice.MeBeckerestlà,danslecouloir,il m'attend. Il va voir la juge et lui rapporte mes propos. Il lui dit que je suisinnocentmais ellehausse les épaules, se fâchepresqueetbalaie sèchement sonargumentation.Cettereconstitution,toutesttoujoursfaitpourqu'ellesoitorganiséeauplusvite,parcequec'estuneétapeimportantedel'enquête.Elledoitpermettreaujugedevérifier une fois de plus la véracité des aveux. Et moi, je n'ai toujours pas ditofficiellementquejesuisinnocent.Seulmonavocatm'aentendumerétracter,maisildoute.Ilnem'incitedoncpasàrenonceràcettereconstitution,alorsquec'estmondroit.Ilsuffiraitqu'ildise:«Patrick,situn'aspastué,nefaispaslesgestesqu'ontedemandede faire.Si tun'espasmontésur le talus,alorsn'yvapas!»Maisilnemeditriendetoutça.D'uncertainpointdevue,jelecomprends.Ildoitorganisermadéfense.Oronnedéfendpasuncoupablecommeuninnocent.Etiln'apasencorearrêtésonintimeconviction.Doncilestprudent.Normalpourlui.Dommagepourmoi.Onmedemandedoncdem'exécuter.Etj'obéis.Unefoisencore,commetoujours,jefaiscequ'onmeditdefaire.Varletetlajugesontlà.Laterreurquem'inspirel'inspecteurest toujoursprésente.Ellem'envahit,meparalyse. Jen'arrivepasàpuiserenmoilecouragedeleurdirequej'airacontédesmensonges!J'aitroppeurdesreprésailles.Jemélangetoutdansmatêtedegosse.Jesaisquepourceuxquin'ontpasvécucegenredeharcèlement,ilpeutparaîtreimpossibled'avoueruncrimequel'onn'apascommis,etencoremoinspossibledelereconstituer.Pourtant,encequiconcernelescrimesdeMontigny-lès-Metz,ilnefautpasoublierquel'undesdeuxhommesquiontavouélesassassinatsavantmois'est livré, luiaussi,à la reconstitution.C'estdire l'effet sur luide la formidablepressionquis'estexercée!Alorssurmoi...Je vais payer de quinze années d'enfermement cette scène abracadabrante quireste gravée dans ma mémoire. Je dis « abracadabrante » car je vais la vivrecommeunexamen!Etjevaismetrompersansarrêt,maispersonne,surlecoup,nerelèverameserreurs.Toutcommencedanslebureaudelajuged'instruction,oùl'onmemontrequatrepierres.JedoisdésignercellesquiontétéutiliséespourôterlavieàAlexandreetCyril.C'est trèspénible, et très simpleà la fois.Pénible car onmedemandedeprendredansmesmainscespierrestachéesdusangdesvictimes.Atroce!Jene

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veuxpaslestoucher.Alaseulevuedusangdontjesaisqu'ilestceluidemonpetitvoisinetceluidesoncopain,j'ailecœurauborddeslèvres!Maisilssonttouslà,les représentants de l'autorité, Varlet, la juge et les autres, à attendre... Enrevanchelechoixdecespierresserévèletrèssimplecar,huitmoisaprèslecrime,lapresseadéjàrévélébeaucoupdedétails.Onsaitqueletueurs'estservidetroispierres,dontungrosmoellon.Jel'ailudanslejournallocal.Jerepèredoncaussitôtl'énormemoellon.Surlestroispierresrestantes,deuxsontrocailleuses,l'autreestungalet.Jel'élimine.Unedéductionlogique:onnefracassepasdescrânesavecungalet.Ilrestemaintenantdeuxpierres.Lesdeuxonteffectivementétéutiliséesparlemeurtrier.MaislaquelleaserviàassassinerAlexandre?LaquelleaétéutiliséepourtuerCyril?C'estpileouface.J'hésite...Acetinstantj'aicomplètementperdudevuel'enjeudecetestmacabre:j'aijustepeurdemetromper.J'aiune«chance»surdeux...Auhasard,j'endésigneunepourunenfant,l'autrepourlesecond...Etjegagnemonquitteoudouble!Pourmonmalheur.Aussitôt,levisagedelajuges'illumine.Carpourlapolicecommepourelle,seullecoupable peut identifier les pierres.MonDieu !Comment peut-onpenser cela ?Aujourd'hui,j'oseledire,c'estidiotcommedéduction!C'estpileouface.Etpuisqu'est-cequeçaveutdire,«reconnaître»ou«identifier»despierres?Quipeutpenser qu'un fou sanguinaire, en pleine nuit, en pleine action, observeraitattentivement les pierres qu'il ramasse pour commettre ses meurtres ? Mêmel'assassinn'auraitpaspules«reconnaître».Ilauraitréponduauhasard,commemoi...Detoutefaçon,l'assassinneseraitmêmepasvenuàcettereconstitution.Ouilseraitrestémuet.Iln'auraitpasessayéde«répondrecommeilfaut»nitentéd'«avoirtoutbon».Cequej'aifait!Quoiqu'ilensoit,àcejeuduhasardmacabre,jeviensde«gagner»desannéesdetaule.Ensuite, on se rend sur le lieudes crimes.Et là, j'ai quasiment tout faux !Maispersonnen'entiendracompte.Jesuiscomplètementperdu,incapabledemediriger, incapablede«refaire»lesgestes, de situer les corps. Car ça, je ne peux pas l'inventer. Et je n'ai aucuneinformation pourm'aider.Ni les articles de journaux ni le plan des policiers quiétaitaffichésousmonnez,dans les locauxde lapolice judiciaire.Onm'aaffubléd'uncasquedemoto,d'ungiletpare-ballesetjesuismenotté,lesmainsdansledos.Pourmasécurité,biensûr.Mêmelesmenottes?Alorsquejesuisaumilieud'unemeutedegens,parmilesquelssetrouventjenesaiscombiendepoliciersarmés.Lecasquesertaussi,paraît-il,àcequel'onnephotographiepasmonvisage.Maismoi,ainsiaccoutré,jesuispaumé!Alorsjesuis.Etilyadumondepourm'«aider»àm'orienter.VarletetMarchegaysontlà,biensûr,lajuged'instructionaussi,etpuisle procureur de la République,mon avocat, ceux des familles des victimes... Audébut, je sais tout de même quoi faire : je pars de la maison en direction despoubelles.Maisarrivédevant labenne, jesuisprispar lestress.Jesuissupposéleurmontrerlecheminquimèneautalus,orjen'yaijamaismislespieds.Alors,jereste là, immobile,plantédevant lespoubelles, lesbrasballants. Jeregardemon

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avocat.Ilnemedonnequ'unconseil:—Ilfautdirelavérité!Riendeplus,riendemoins.Ilm'auraitdit :«Patrick, faisuniquementcequetuasréellementfaitcesoir-là.Rienquecequetuasfait.Nefaispasleschosespournousfaireplaisirouobéir»,j'auraiscomprisetjeneseraispasmontésurletalus...Etc'estsansdoutecequ'ilvoulait me signifier par « rien de plus, rien demoins ».Mais je ne décode pascorrectementsarecommandation.Ilmeconnaîtmal,àcemoment-là,ilnemesurepasàquelpointjesuisbouleversé.Etilignorequedanscescas-là,mieuxvautmemettrelespointssurlesi.Sinonc'estlapeurquimedirigeetj'ailecomportementd'unevictime.Dansmatête,jepensesimplementquejedoiscontinueràfairecequemes«aveux»supposent.Alorsjetourneledosauxpoubellesetjeremontelarue, toujours encadré par une vingtaine de personnes. Je suis incapable de merappelersij'étaisderrièreelles,devantouaumilieu.Maiscequiestcertain,c'estquejen'étaispasmaîtredemesmouvements.Unflotm'emporte.Cen'estpasmoiquimontrelechemin.Jesuislessuggestionsdesunsetdesautres.Jeremontedonclarue,etlorsquejevoisunaccèspouvantconduireautalus,justeau-dessus,jel'emprunte.Quandj'atteins lesommet, làoùsetrouvelavoieferrée, la jugemedemandedesituer les corps des enfants et, de nouveau, je suis pris de panique. Je regardeautourdemoienquêted'unregard,d'unsoutien...Rien!Jesuistotalementperduavectouscesgensautourdemoi.Jemesenssiseul,sidémuni.Jen'aijamaismislespiedssurcetalus,nilesoirducrime,niunautresoir.Jemontreunendroitauhasard,entredeuxvoiesdechemindefer.Etjemetrompedequarante-troismètres!Jesituelescorpsentredeuxvoiesdechemindefer.Cen'estpasdutoutlàquelesenfants ont été assassinés. Les cadavres ont été retrouvés entre une voie et leballast qui la borde. Le visage de la juge, cette fois, s'est fermé. Inquiète, elledemande:—Patrick,vousêtesbiencertainquec'estlà?Queluirépondre?—Jenesaispasvraiment,jenereconnaispasl'endroit.Détail,finalement,puisqu'onmetraînesurlevrailieuducrime.Lascènedevientatroce.Desmannequinsontétéallongéssurlesol.Ilssontcensésreprésenterlesdeuxvictimes.Jelesregarde,effaré...D'autantplusqu'onexigedemoidemimerlesgestesdutueuretlescoupsqu'ilaportés.Aujourd'hui,jemedemandecommentj'aipupoursuivrecette«comédie»sinistre,obscène. Je n'ai pas de réponse. Sinonqu'à cet instant plus rien n'avait de senspourmoi.Lerôlequ'onm'afaitjouerm'amarqué.Ilm'obsède.Sansarrêt,depuisquinzeans,jemevoisàgenoux,unepierreàlamain,faisantminedetapersurcesmannequins. Mais je suis incapable de porter vraiment les coups. Je m'arrêtechaque foisàquelquescentimètresdespoupées.C'esthorrible, j'imaginequecesontlesgosses.Lajugemedemandedefrapperréellement.C'enesttrop!Jenepeux pas mimer les monstruosités d'un fou sanguinaire ! Comme pétrifié, je nebougeplusetresteaccroupisansdireunmot.Jelèvelesyeux,jelesregardetous,jecherchedel'aide,unpeudecompassion.Maispersonnenevientàmonsecours.

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Ilyaunlongsilence.Unprofondmalaise.Alorslajugeinsisted'untonsec:—Patrick,vousdeveztoucherlesmannequins!Vousneleurferezplusmal.Ilssontdéjàmorts!Alors, épouvanté, cette fois encore j'obéis. J'ignore à quel point ces gestes vontdéterminermonavenir.Car il yadesphotographes,et leursphotosnepourrontqu'influencerdéfavorablementlesjurésquandilsaurontàprononcerleurverdict.Ça,onvaleretenir:lesaveuxetlareconstitutiondel'horreur.Peuimportequejeme trompe sur l'endroit exact du crime, sur la description des voies ferrées, etmêmesur«lachose»qu'ilyavaitentrelesdeuxcorpsdesenfants:cettepoutrededeuxmètressoixante.Peuimportequejesoisincapablededirecommentétaienthabillées les petites victimes. Que je ne sache pas non plus désigner les bonslampadairesquibordaientlesvoiesferrées,toutlemondes'enmoque!Etpuisjenedisriendesexcréments,certainementceuxdutueur,àcôtédesenfants.C'étaitàcelaqueMarchegayvoulaitfaireallusionquandilmesuggéraitquelesenfantsm'avaientpeut-être«vuentraindefairecaca».Cequiauraitpum'«énerver»aupointdelesmassacrer.Allonsdonc...Quelbeaumobile!Toutes ces lacunes devraient leur mettre la puce à l'oreille. Mais je suis letroisième à « avouer ». Il n'est plus question de me lâcher. Tant pis si lareconstitutionnecorrespondpasexactementàlaréalitédesfaits.Jesuisenprison,etl'onpréfèrequej'yreste.Commeça,lesbravesgensdormironttranquilles.Ettantpissilevraitueurd'enfantscourttoujours,libre.Ilsmerenvoientenprison,biendécidésàm'ylaisserpourrirjusqu'àlafindemesjours.Seulmonavocatavudanscettereconstitutionlapreuvedemoninnocence.

***

Je reste quatre mois à l'infirmerie, isolé. Je ne vois personne. Interdiction dedescendre faire la promenade avec les autres. Le directeur est trop inquiet. Jesuscitetropdehaine...Etpuis,unjour,iljugequetoutcelas'estsansdoutecalmé.Ilpensequejenerisqueplusrien.Jesuisdonctransféréaurez-de-chaussée,dansle bâtiment des adultes, en principe moins dangereux pour moi que celui desmineurs.C'est là que j'ai compris pourquoi onm'avait invité à faire « attention » àmoi.Quandilsapprennentmontransfert,lesdétenusentrentdansuneragefolle.Huitcentsenragés,tousconvaincusquej'aiassassinélesenfantsetqu'ilsontaffaireàune bête sauvage. Pour eux, j'ai commis le pire des crimes. Car il existe unevéritablehiérarchie,entaule.Enhautdelapyramide,lesbraqueurs,lesvoleursetles cambrioleurs. Ce sont les plus respectés. Ils n'ont fait de mal à personne.Courageux,ilsontosé«entuber»lasociété,cequifaitd'euxdeshéros.Viennentensuite les condamnés pour crimes passionnels. Ils ont follement aimé, ont ététrahis par leur femme, ont perdu la tête et tué. Les détenus comprennent etexcusentleurgeste.Onesttrèsmacho,derrièrelesbarreaux...Endessous,ilyalesdealers;euxnecraignentpasgrand-chose,mêmesiàl'extérieurilsontsemélamort.Ilestvraiqu'ilsfontsouventprofiterleurscompagnonsdecelluledeleur«

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connexion».Toutcequ'onditàl'extérieurestexact:ladroguecirculeenprison,ilyenavraimentbeaucoup...Puisondescend l'échelleet l'on trouveceuxquiontvraimentàcraindrepourleurvie-ouleurintégritéphysiqueetmorale.Cesontlesvioleurs, les coupables d'inceste, les exhibitionnistes, souvent agresséssexuellementen retourdans cesmurs...Et enfin, tout enbas, les assassins.Lesauteursdecrimescrapuleux.Parmieux,ondistinguetrois«espèces»:ceuxquionttuépendantdesbagarres,ceuxquiontassassinédesvieux......Etplusbasquebas,laliedumonde:lesassassinsd'enfants.Or,moi,lesdétenuspensentquej'enaimassacrédeux!Jereprésentecequ'ilshaïssentpar-dessustout,plusqueleursjuges,plusquelesmatons,plusquelesflicsquilesontarrêtésoulesbalancesquilesontdonnés.Lesmédiasontassezparlédelaviolenceinouïeaveclaquellej'auraisprétendumentfracassélescrânesd'AlexandreetdeCyril.Alorslesprisonnierssontdéchaînés.Touteslesnuits,descriss'échappentdescellules.—Onvatefairelapeau,Dils!Onvatevioler,t'enculeràsec,espèced'ordure!Salopard,tuneperdsrienpourattendre...À l'infirmerie, j'étais protégé. Je ne le suis plus et je vis dans l'angoisse.Heureusement,grâceàmonapprentissagedecuisinier,onm'envoieauxfourneaux.Ouplusexactementmonavocatetlesurveillant-chefs'arrangentpourmetrouveruneplaceauxcuisines. Je leurdoisune fièrechandelle. Jene lesenremercieraijamaisassez.Enprincipeonn'apasledroitdefairetravaillerunmineurmaisc'estpourmoiunmoyendecontinueràapprendremonmétier.Souvent,jeprendsmesrepassurmonlieudetravail.Là,lescollèguessemontrentplutôtneutres:quandon vous donne la chance de travailler ainsi on exige une tenue parfaite, aucunincident, ilsontdoncintérêtàsetenirtranquilles,mêmesicertainsn'enpensentpasmoins.Seulement,pourmerendrejusqu'auxcuisines,quelcauchemar!Jeraselesmurs,subissantlesinvectives.C'estunvraichemindecroix.Maiscequejeredouteleplus,cesontlesdouches.Àcoupsûrl'endroitoùl'onestleplusvulnérable,enprison.Onyestnu,quelquefoisseul.Parfoislaported'entréeest fermée, parfois elle ne l'est pas et personne, sauf les gardiens, ne peutverrouillerlaportequidonneaccèsauxsallesd'eau.Unmatinoùcetteporteestouverte,jemeretrouveseuldanslesdouches.Inquiet,parcequejesuisàlamercidupremiervenu,jechoisisdemedoucherdansunbacsituéàl'écart.Onnepeutpasmevoirmaisonm'entend.Encoulantl'eaufaitdubruit,forcément.Commetoujours,j'essaiedemesavonneretdemerincerleplusvite possible. Ensuite je sors, je prends ma serviette pour m'essuyer à toutevitesse...Àcetinstant,deuxindividuspénètrentdanslelocal.Jelesreconnais,jelesaidéjàcroisésàl'étage.Jen'ailetempsderienfaire.L'und'eux,unebrute,sejettesurmoietmeplaqueausoldetoutsonpoids.L'autreresteprèsdelaportepourfaireleguet.C'esttoujourscommecelaqu'ilsprocèdentafindes'enfuiravantl'arrivéedesgardiensaucasoùl'agresseurcrierait.Maisjenecriepas.Pasunmot.Jesuisterrorisé.Aucunsonnesortdemabouche.Celuiquimemaintientàterremehurledanslesoreilles:

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—T'astuédesgamins,enculé!Tuvasvoircequetuvasprendre!Allongésurlecarrelage,jegrimace.J'aimalaugenou.Entombant,j'aibutécontrelebancoùmeshabits sont soigneusementplies.Monagresseurme lâche. J'ai àpeineletempsdemereleverpourattrapermaservietteetcachermanuditéquemonbourreaum'assèneun coupde torchonmouillé sur le corps.Cette nouvelledouleurmefaitoublierlapremière.Laserviettequicachemonsexeesttombée.Jesuis à présent nu devant cet homme qui profite en toute impunité de mavulnérabilité.Ilm'injurie:—Pourriture!Enfoiré!Crapule!...Etilcontinueàmemartyriserenmebalançantdescoupsdetorchonmouillésurtoutlecorps.Puisc'estavecunechaussettequ'ilcogne.Maispasn'importequellechaussette : à l'intérieur, il amis une savonnette. C'est comme frapper avec unmarteau.Jetentedeprotégermonvisage,jenevoisplusrien.Jefermelesyeuxetencaisse lescoupssuccessifsensuppliant intérieurementques'arrête lamaindecettebruteépaisse!Maisçanes'arrêtepas.Ilcogneencoreetencore...Jusqu'àce que son complice l'appelle. Ils doivent filer s'ils ne veulent pas être pris enflagrant délit. Un dernier coup de savonnette en plein dans les côtes et ilsdéguerpissent.Jem'effondre sur le carrelage et reste là, prostré, groggy,meurtri, humilié. Delonguesminutespassentavantquejeneparvienneàmereleveretmetraîner,toutdoucement,jusqu'aupetitbanc.Jem'assoisetjenebougeplus.Chaquepartiedemoncorpsmelance.Jerestelàlongtempsetjepleure...Jenepeuxpasm'arrêterdepleurer.Jesuisseul,sanssecours,sanspersonnepourmeréconforter.Victimed'unefausseréputation,d'untraquenard.Demalâcheté?Aprèsêtrerestéàmoitiédanslesvapesjenesaiscombiendetemps,jemelèveetvaismelaverlevisage.Jeneveuxpasquel'onvoiemesyeuxrougisparleslarmes.J'ai trophonte!Honteden'avoirpassuhurlerque jen'étaispourriendanscesmeurtres ! Honte d'avoir subi sans unmot ! Honte de ne pasm'être défendu !Honteden'avoirmêmepasessayé!Honte,finalement,decequejesuis...Ungarspas trèscourageux.Maisquipeut réagir, faceàdesbrutespareilles,àpartunebrute semblable, aussi violente, aussi bourrée de haine ? Je ne le serai jamais.Alorsjevaissouffrir.Carcette«correction»estlapremièred'unelonguesérie.Ici,quandontientunevictime,onnelalâcheplus.Lesdouchessontmahantise.Lesscènesdeviolences'yrépètent.Etbiensûr,pasquestiondemeplaindre.Decafter.Ilsm'ontprévenu:«Situparles,ontefaitlapeau!»C'estlaloidumilieuappliquéeàlaprison.Jevisdonc,auquotidien,avecmesbourreaux.Jelescroisechaquejourdanslescouloirs,la peur au ventre. Je peux m'estimer chanceux de ne pas avoir été violé. Pasencore.Ceserapourplustard.D'autrespourrisvonts'encharger.Ailleurs,dansuneautreprison.Chaquesouffranceensontemps...Deuxanspassentcommeça.Deuxans!...Mavie,c'estdelaterreurpendantdeuxans.Mesdeuxpremièresannéesdedétention«provisoire».Seulaveclatrouille.Deseizeàdix-huitans,lessentimentslesplusprésentsetlesplusconstantssont

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ceux-là:solitudeetpeur.Enattendantchaquejourquel'onmedonneladatedujugement,etencontinuantdemefairetraiterd'assassin,puisquej'ai«avoué».Désormais,pourtant,onsaitquejesuisrevenusurmesaveux.Maispersonneneveut me croire. La machine judiciaire est en marche, et elle ne connaît pas lamarchearrière.Jerépèteàlongueurdetempsquej'aimenti,quejesuisinnocent.Jel'écristouslesjours.Maisçanesertàrien.Jesuislà,àcroupiraufonddemacellule.Etlesmoispassent...J'essaienéanmoinsdememaintenirenbonneforme.Jeneveuxpasmelaisseralleretperdreespoir.Jeveuxconservermadignité.Encommençantparlesdétails.Jeveuxresterpropre,présentable.Jefaislavermesvêtementsàlabuanderiedelamaisond'arrêtenéchangedequelquesgâteauxquejefabrique.Étantinterditdeparloir, jenepeux lesconfieràmesvisiteurs, comme le font lesautresdétenus.J'essaieaussidegarderlemoral,devoirclairenmoi.J'ysuisaidéparl'aumônierdelaprison,quiatrèsbiencomprisquelareligionn'estpasmonfort-mêmesijesuis baptisé - mais que j'ai le sens d'une « force supérieure » qui pourrait mesoutenir.Je suis également aidé par mon avocat, qui croit en mon innocence depuis lareconstitution et prépare mon procès. Mais c'est long, très long... J'attends.Chaquejour,j'espèrequ'onvam'annoncerladated'ouverturedecefichuprocès.Jefinisparmedemanders'ilviendra...Etpuis,unaprès-midi,ungardienvientmechercher.—Dils.Tonavocatauparloir!Jemelève,prendsunpulletsorsàtoutevitesse.J'aihâtedesavoircequ'ilaàmedire.J'espèreunebonnenouvelle.Unmiracle?J'arriveauparloir,MeBeckerestdéjàlà,assis.Ilal'airdebonnehumeur.Maisunpeutendu.—Bonjour,Maître.—Bonjour,Patrick!Çava?Tutienslecoup?—Çava...—Ilfautquetutienneslecoup.J'aiunenouvellepourtoi.Ladateduprocèsvientenfind'êtrefixée.Tuserasjugéàpartirdu27janvier1989parlacourd'assisesdesmineursdudépartementde laMoselle.Leprocèsdevraitdurerunesemaineenviron.—Ahbon!Maisqu'est-cequejedoisfaire?Commentçavasepasser?Jevaissortir,après?—Ehbien...d'abordonvatejuger.Lesjurésvontt'écouter,etpuisilsdéciderontsituescoupableounon...—Maisjevousl'aidit,jenesuispascoupable.J'airienfaitetonaenvoyélalettreàlajuge!Ellelesait,quej'aimentipourlesaveux...MeBeckerm'expliquealors:—Oui,mais tu as quandmême avoué au début. Je ferai demonmieux. Je te lepromets.Net'inquiètepas.Jevaist'aider...JesaisqueBeckerestpersuadéquejenesuispascoupable.Etqu'ilvasedémenercommeundiable. A ses risques et périls. Il va recevoir desmenaces, sa femmeaussi,etsesenfants.Dansl'espritdesgens,ildéfendlepiremonstrequisoit.

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—Tuvasplaidernoncoupableetonvabiensepréparer.Tuesinnocent,ilfaudralehurleretsebattre.Ilclôtlaconversationsurcesmotsrassurants.—D'accord,dis-jeenguised'aurevoir.Surlepointdemequitter,MeBeckerseretourneversmoi.—Tesparentst'embrassenttrèsfort.Tonpetitfrèreaussi.Allez,ilssontavectoi.Tienslecoup!Prendssoindetoi.Àbientôt,petit.—Àbientôt,Maître,etmerci.Je sors du parloir. Je respire. Enfin ! ça y est, je vais être jugé.Même si à cemoment-làjenecomprendspasbienl'utilitéd'unprocès,puisquej'aiditquej'avaismentietquejétaisinnocent.Ilsdevraientmelibérer,toutsimplement,puisqu'iln'ya rien contre moi, à l'exception de mes propres mensonges... Hélas !psychologiquement,jen'aipasfaitbeaucoupdeprogrès.Ilfautdirequel'isolementetlesmauvaistraitementsinfligésparlesdétenusnem'aidentpas.Commejenemesurepasbienl'importancedecetteéchéance,jemecontentedel'attendre tranquillement. Apparemment, je n'ai pas le choix... Petit à petit, jecommence à penser que les jurés, ces gens dontmeparlemon avocat, ceux quiauront ma vie entre leurs mains, me croiront. Ce sont des êtres humains, etsûrementimpartiaux.Paspossiblequ'iln'yaitquedespersonnescommeVarletquis'occupent de cette affaire. Eux, les jurés, ne sont pas forcés de trouver uncoupableàn'importequelprix.Jemedisquejevaisbientôtrentreràlamaison.

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PERPÉTUITÉ

La salle est immense, glaciale. Elleme fait penser à une cathédrale. C'est très

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impressionnant. L'atmosphère y est lourde et inquiétante. C'est la première foisque jemets lespiedsdansunecourd'assises,évidemment.À lapiredesplaces.J'avance dans le box des accusés. J'ai les mains dans le dos, les menottes auxpoignets,encore.Toujourslesmenottes...Jen'étaisqu'unblocd'angoissedanslefourgonquim'aamené.Maislà,subitement,j'aifroid.Denouveaujesuisprisdepanique,commelorsdelareconstitution...Jetremblecommeunefeuille,delatêteauxpieds.Laseulechosequej'arriveàfaire,c'estcherchermesparents.Jetournelatêteversladroite.Lepublicestpeunombreux,carnoussommesdansunecourd'assises desmineurs et le procès se déroule à huis clos. J'ai beau regarder, jen'aperçoisnimonpèrenimamère.Cesgensassis,alignéssurdesbancs,lesunsderrière les autres, doivent certainement les cacher.Mon regard balaie chaquerangée...Etcesontlesfamillesdesvictimesquejevois.Desvisagesmarquésparlecalvairequ'ilsviventdepuisdeuxans. Jereconnais lagrand-mèred'Alexandre,une femmed'une soixantained'années,blonde, les cheveux ramassésenarrière.Destraitsdurs.Ellen'avaitpascetteexpressionquandjelacroisaisautrefoisdanslequartier.Elleesttournéeversmoietjesenssonregardmetranspercercommeunelame.Toutelahainedumondeestdanssesyeux.J'ail'impressionqu'elleessaiedemefoudroyersurplace.C'estinsupportable.Jedétournelatête...Et je vois enfin mes parents. Seuls à l'extrême droite de la salle. C'est plusinsoutenableencore.Ilscourbentledos,baissentlatête.Commes'ilssupportaientunpoidsdeplusieurstonnessurleursépaules.Ilsontl'airsiperdus.Ilssemblentavoirbeaucoupvieilli.Monventresetorddedouleurdelesvoirsimalheureux.Ilssontmeurtrisdansleurchair,impuissants.Onvajugerleurenfantetilsnepeuventrienfaire...Etsoudainuncri,dehainepure.Jen'aimêmepaseuletempsd'atteindremaplacedansleboxdesaccusés.—Tunedoispassortirdeprison!Siont'acquitte,c'estmoiquitetuerai!Je reconnais immédiatement l'homme, fou de douleur, qui vient de bondir de saplaceettentedeseprécipiterversmoienhurlant.C'estlegrand-pèred'unedespetites victimes. Son visage est déformé par la souffrance. Immédiatement lesforcesdel'ordrelemaîtrisent.Lepauvrehommenerésistepasetfondenlarmes.Lessanglotsdanslavoix,ledoigtpointédansmadirection,illâchealorsunultimeanathème-«Jetetuerai!»-avantdeserasseoir.Tétaniséparsondésespoir, j'aiobservélascènesansungeste,sansunmot.Quedire,detoutefaçon?Enplus,uneviolenteragededentsmeparalyselamâchoire.J'ai l'impressiond'avoirentendu lasentenceavantmêmequenecommencent lesdébats. La présidente vient tout juste de faire retentir la sonnerie marquantl'ouvertureduprocèsetj'ail'impressiond'êtredéjàcondamné.Si soncrimenaçantm'aglacé le sang, jen'enveuxpasà ce vieuxmonsieur.Aucontraire,jecomprends,jecompatis.Mêmes'ilsetrompe,ilcroitsetrouverenfinfaceàfaceavec l'assassindesonpetit-fils, lachairdesachair.Commentnepascomprendresa réaction?Quine rêveraitpasdemettrecequ'ilditàexécution,dansde tellescirconstances? Ilnedoutepasque je sois lemeurtrier.Commentpourrait-ildouterpuisquetoutaétéfaitpourquej'endossecetteresponsabilité?Seulceprocès,peut-être,s'ilestéquitable,leferachangerd'avis.

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Les débats vont d'ailleurs commencer. L'ambiance redevient solennelle. Laprésidenteréclamelesilence.Chacundesesmotsrésonnedanslasalleetl'échosemble donner plus de gravité à ses propos. Pour moi, c'est vraiment trèsimpressionnant. J'observe cette présidente qui, à l'évidence, a tous les pouvoirs.Elle est assez jeune, grande, élancée, très élégante. Elle incarne à mes yeuxl'autoritéet la justice.Comme tous lesadultesque jecroisedepuisbientôtdeuxans,elleaussiporteununiformequiindiquesonrang:granderoberouge,noireetblanche,trèsimposante,dontlesmanchestroplonguesbalayentlatableàchacunde sesmouvements. Tout de suite je la crains, mais elleme rassure aussi. Ellesembleposée.Cen'estpasuneexcitéecommeVarlet.J'ail'impressionqu'elleestdisposée à prendre le temps de m'écouter... si j'arrive à parler à « haute etintelligiblevoix»,commedisaientlesmaîtresses,àl'école.Lesdeuxassesseursdela présidente sont également des femmes. Elles l'encadrent et ce trio, par lepouvoirquiémanedelui,medonnelefrisson.Mais,aufonddemoi,malgrécettetrouillequinemelâchejamaisetquimedonnecetaird'animalauxabois-unetêtede coupable parfait, si l'on veut -, j'ai confiance en ces femmes. J'ai foi en leurjustice.Dèsledébut,lesjuréssonttrèsattentifs,surtoutquandlaprésidenteretracelesfaits. Je regarde ces inconnus. Des jeunes, des vieux, des visages sympathiques,d'autreseffrayants...Ya-t-ildesVarlet,danscettemasse?Desgensassoiffésdevengeancequiveulentlapeaudumonstre,sansavoirlacertitudequejesuisbienletueur? J'aiapprisque touscesgenssidifférents formentuneespècedeblocetsymbolisent lasociété.Et ilsontmonsortentreleursmains.Danstrois jours, ilsm'aurontjugé.Lesdébatssontouverts.Mondéfenseurestseulfaceauxdeuxavocatsdespartiescivilesquinememénagentpas.Jedevraissansdouteintervenirparfois,aidermonavocat.Maisj'ensuisincapable.Cesdeuxansdeprisonnem'ontpasaidéàmûrir.Aucontraire.Àdix-huitans,jenesuispasplusépanouiqu'àseize.Jesuisencoreplussilencieuxet j'ai toujoursautantdemalàm'exprimer.Quandjeparle, jemedemandesijeparviensàmefairecomprendre.Mapeurpermanente,mapassivitémaladivemenuisent.Etpuis,ladernièrefoisqu'onm'acontraintàparler,c'étaitdans le bureau de Varlet, et je neme suis pas vraiment rendu service ! A quoiservirait-ilque jem'exprime,en tremblantcommeunebêtepiégée?Mieuxvautquejerestemuet.JelaissefaireMeBecker.Depuisquejelesaispersuadédemoninnocence,j'ailacertitudequ'ilvaconvaincrelesautresadultes.Mêmesijeresteterroriséparcequim'arrive,jesuisconfiant.Maisquelleépreuve!Troisjoursdecalvairem'attendent...Ona faitdemoiunportrait ignoble.Mesparentsontentenduparlerde leur filscommed'unmonstre.C'estcela,quimefaitleplusdemal.Jesuissubmergéparlahontedeleurinfligerdetellesscènes.Etpuislespetitsvélosdesenfantssontlà,exposés.C'estunevisionmacabre.Çam'oppresse.

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Experts,témoinsetpoliciersquisesuccèdentàlabarreneparlentpasdemoimaisd'un « Patrick Dils » que je ne connais pas. Un autre, un coupable, qu'ils ontinventé.Lesexpertsmedécriventd'unemanièrequejenecomprendspas.Quantauxtémoins,ilsdisentm'avoirvu,nonpassurletalus,maisdanslarue.Certainsnese trompent pas et me décrivent. D'autres sont dans l'erreur. L'homme grand,minceà ladémarche incertainequ'ilsontcroisé,cen'estpasmoi.Mais il faudraattendretreizeanspourquecet inconnusoit identifiéetquel'onconsidèreenfinquecestémoinssesonttrompés.Sibeaucoupdegensm'accusent, iln'yapasplusdepreuveàchargequ'iln'yenavait au moment de mon arrestation. Absolument aucune preuve matérielle.Aucune trace de sang sur mes vêtements. Pas de boue sous mes chaussures.Aucunedemesempreintes.AbsencetotaledemonADNsurlespierresetlescorpsdesvictimes.Etpasl'ombred'untémoinquim'aitvuenprésencedesenfants.Rien!Iln'yaquemes«aveux».Cesaveuxbidons,extorqués,surlesquelsjemesuisexpliqué depuis longtemps. Et cette reconstitution, truffée d'incohérences et defailles.Pourtant...Pourtant,j'ail'impressionquetoutlemondemecroitcoupable!L'undesavocatsdespartiescivilesn'hésitepasàtransformersaplaidoirieenunshowdestinéàémouvoirlejury.S'approchanttoutprèsdesjurés,dontl'attentionserelâcheaufildesjours,maisquivontnéanmoinsdéciderbientôtdemonavenir,ils'écrie:—Mesdames,messieurs les jurés, ce qu'a fait Patrick Dils est très grave ! Lesvictimessontdesenfants!Imaginezquecesoientlesvôtres!Etsubitement, ilsemetàpleurer.Des larmesdecrocodile !Mêmemoi, jem'enrendscompte.Çasonnesifauxquetoutlemondedoitlevoir.Çanepeutpasêtreautrement!Puisil insistesurl'atrocitédescrimes, laviolenceinouïeaveclaquelleilsontétéperpétrés. Ilmeten lumière la fragilitéd'AlexandreetdeCyril, incapablesdesedéfendrefaceaumonstre.Ildécritl'enferdeleursderniersinstants...L'effet,danslasalled'audience,estépouvantable.Onentendpleurer les familles,obligéesdesupporterlesdétailsinfâmesdumassacre.Forcémentlesjuréssontémus.Ça,c'estnormal. En entendant ce plaidoyer, moi-même j'ai envie de vomir, tant cettebarbarie me révolte. Moi aussi, je souhaite que le coupable de cette folie soitpuni...Maisutilisercetteémotionpour la transformerenhainecontremoi,c'estimmonde.Onestloindela«recherchedelavérité».Cequeveutcetavocat,c'estme voir lourdement condamné et rien d'autre. À aucun moment il ne s'occuped'essayerdedémontrerquejesuisvraimentl'auteurdescrimes.Peut-êtreparcequ'il sait qu'il n'y parviendrait pas. Est-ce que c'est ça, sa vocation, envoyerquelqu'unpourrirenprison,mêmes'ilestinnocent?Jecommenceàcomprendrecequisepasse.Rienn'achangéendeuxans.Jesuisseul dans le box des accusés. S'ils neme punissent pasmoi, qui vont-ils punir ?Personne ? Ce n'est même pas imaginable. Comment pourraient-ils regarder enface les familles des victimes et dire : « Eh bien, voilà, ce n'est pas Dils, c'estquelqu'und'autreetonnesaitpasqui.»Jesuislàpourpayer.Jemerappelletoutàcoupl'expressiondemonavocat:«Boucémissaire...»Jeneparviensplusàsoutenirlesregardsquiseportentsurmoi.Tropdehaine...

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Quand je tourne la tête, c'est seulement pour voir mes parents. Je cherche duréconfort dans leurs yeux et je le trouve toujours. Je ne leur dirai jamais assezcombien ilsm'ont aidé à ne pas craquer pendant ce procès. Sans eux, je seraistombéaufonddugouffre.Toutlemondes'acharneàmedécrirecommeunebêtesanguinaire,sanslamoindreparcelled'humanité.C'estsiviolentquemonavocatlui-même,letroisièmejour,aumomentdesaplaidoirie,estobligédesejustifierpourqu'onacceptedel'entendre:—Lorsquej'aisuqu'ils'agissaitd'unenfantquiauraitenlevélavieàdeuxautresenfants,j'aiacceptédeprendresadéfense.Carjesuismoi-mêmepèredequatreenfants.Il fautvraimentque l'ambiancesoitnauséabondepourqu'undéfenseur -dontonadmet qu'il doit être présent auprès de n'importe quel accusé, même le pirecriminel de guerre - soit obligé d'expliquer pourquoi il fait son métier, toutsimplement.MeBeckerpoursuitetétablitleportraitduvraiPatrickDils.Enfinj'ail'impressionderedevenircequejesuis:jeune,nonviolent,paisible,serviable.Unbongosse,fragile,peureux,quis'estpliéàlavolontédespoliciers.Ungaminquines'estpasrenducomptedelagravitédesonmensonge.Enfin!Ilafalluattendretroisjourspourça...Etjesensquelesjuréssontattentifs.MeBeckeravancesesargumentspendantprèsdetroisheures.Ilexpliquepourquoijenepeuxpasêtrel'auteurdesmeurtres. Ilmontredes faillesdans l'enquête, soulignequ'iln'yaaucunepreuvematérielle.Ilrappellel'essentiel:jen'étaispaslààl'heureducrime,aucuntémoinn'apudirequ'ilm'avaitvusurletalus.IldétruitlathèsedeVarletselonlaquelle,en moins de neuf minutes, j'aurais pu massacrer deux enfants rencontrés parhasard et rentrer chez moi, propre, sans une tache de sang. Il indique que laviolence avec laquelle les crimes ont été commis ne peut être le fait d'unmaigrichon,dépourvudeforcephysique.Quantauprofilpsychologiquedutueur:soitils'agitd'unfou,etd'aprèslesexpertsjenelesuispas,soitilyaunmobileetpersonnen'estcapablededirepourquoijem'enseraisprisàcesgosses...Cettequestiondumobiledescrimesn'ajamaispréoccupéceuxquim'accusent.Ilsneveulentpasenentendreparler.Ilsontmes«aveux».J'entendsencorelavoixdel'avocatgénéralquandils'estécrié,ens'adressantdirectementàmoi:—MonsieurDils, en 1987, les anges n'existent plus ! Alors, un angedevant sesparentspeutêtrelepiremonstredansleurdos!Unêtrecréédetoutespièces,telunrobotsansaucuneémotion.Capabledupire,sansaucuneréaction.Dequoiparlait-il?Demonmanqued'émotion?Qu'ilsemetteàmaplace!Jecrèvede trouille. Dans ce cas-là, certains extériorisent leur peur, crient, détalent,pleurent.Moi,jeresteprostré.Jesuiscommeça.Qu'ypuis-je?J'aiditquej'étaisinnocentmais, c'est vrai, je ne l'ai pas hurlé. Je suis incapable deme défendre.C'est pour des gens commemoi, aussi, qu'il existe des avocats. Pour prendre laparole à la place de ceux qui ne savent pas le faire. Bien sûr, j'aurais dûm'exprimer.Biensûr,j'auraisdûclamerqu'onrisquaitdecommettreuneerreurenm'emprisonnant et, de ce fait, de laisser libre un assassin particulièrement

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dangereux.Maismonéducationm'interditdefaireça.Mapudeurm'enempêche.Matimiditémenouelagorge...Pendantceprocès,jesuisrestémoi-mêmeetriende plus. Angoissémais apparemment calme et tranquille. J'ai écouté. Jeme suisconcentré.Etj'aieulesentimentquemavieallaitsejoueràquitteoudouble!Oui,jesuisrestéimpuissant.Oui,jen'aipasaidémonavocat.Oui...PatrickDilsestcejeunehomme-là.Pasarmépourcemonde,pourlabagarre,mêmequandsonsortendépend.Etalors?Est-ceuneraisonpourlehaïr?Monavocats'estrassis,épuisé,ennage.Ilatentél'impossible...Finalement, les jurésseretirentpourdélibérer.Je lessuisdesyeux.Quevont-ilsdécider?Vont-ilsbrisermavie?Fairedemoilatroisièmevictimedecedrame?Dansungrandsilence,lasalleestévacuée.Ilmeresteàattendreetàespérer.Sousescorte, jesuisconduitdansunepiècequiressembledavantageàunecavevoûtéequ'àunesalled'attentedesdélibérés.C'estminuscule,basdeplafond.Laclaustrophobiemereprend.Maisjen'aipaslechoix.Jem'assiedssurleseulbancqu'ils ont pu installer. Je suis vraiment au fond du trou, en attendant que desinconnus décident demon sort.Ma vie leur appartient et j'ai toujours dumal àl'admettre.Jesuis innocentet laquestiondemonavenirnedevraitmêmepasseposer. Seul, perdu dans mes pensées, j'aperçois enfin mon avocat venu mesoutenir... Et mes parents ! Ce n'est pas vrai ! Je n'y crois pas ! Ils sont là !L'espaced'uninstant,j'oublietout.Jesuissiheureuxdelesvoir,delesserrerdansmesbras.Noussommesséparésdepuisvingtetunmois.Jemurmure:—Papa,maman,jevousaime.Cesontlesseulsmotsquimeviennent.Dufondducœur.J'aibesoindeleurdiremonamour,intact,malgrélesépreuves.J'aibesoind'entendreàmontourqu'euxaussimechérissent.Surtoutdelabouchedemonpère.Etjen'aipasbesoindeledemander.—Nousaussi,chéri,ont'aime.Onestlà,Patrick.Onestavectoi.Onsaitquetuesinnocent.Savoixsebrisesousl'émotion.Mamère,toutaussiémue,veutmerassurer:—Net'inquiètesurtoutpas!Toutvabiensepasser!Onsavaitqueceseraitdur.Maisonestlàavectoi.Çavaaller.Ont'aime...Ilssontépuisés,jelevois.L'inquiétudeselitsurleurvisage.Jesensbienqu'ilsontpeur pour moi. Très peur. Ils souffrent de leur impuissance. Ils voudraientm'arracheràcettesalle,àcetribunal,àlaprison.Etm'emmeneràlamaison.C'estunmomenttrèspénible,maisquimefaitunbienfou,parcequejesensqu'ilssontprêts à tout pour m'aider. Et qu'ils sont convaincus de mon innocence. Ils necessentdemeserrerdansleursbras.Fort.Trèsfort.Jusqu'àm'étouffer!C'estsibon!Ilsmedonnenttoutleuramouretlaforcedontj'aibesoin.Entrenous,rienn'achangé.Mais ilsmedisentqu'ils seront là«quoiqu'il advienneaprès leverdict».Etçam'inquiète.Celasignifiequ'ilsnesontpascertainsdemalibération.Ilsenvisagentquejepuisseêtrecondamné.L'attentedelafindeladélibérationdujurydevientinsoutenable...Jetremblede

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toutmon corps. Jeme sens noué de partout. J'ai l'impression que des lames decouteauxs'enfoncentetsetordentdansmonestomac.J'aifroid.Latêtemetourne.Moncœurs'emballe. Ilcogne fortmapoitrine, j'ai l'impressionqu'ilvaexploser.Mavuesetrouble.Jen'aijamaisressentidetellesémotions.C'esttropdur,cequim'arrive!Enfinlasonnerieannonçantlafindudélibéréretentit.Jemelève.Onm'entraîne.J'approchedelasalled'audienceetjenepeuxm'empêcherdepenserquelesjurésrisquent eux aussi de se tromper, puisque Varlet et la juge d'instruction se sonttrompés.Pourlapremièrefois, jecomprendsquemalogiqued'enfant,celledelavéritéabsolue,n'estpeut-êtrepaslaleur.J'aivraimentpeurqu'ilssoientcapablesdecommettreeuxaussiuneerreur...Pourtenirlecoup,dansmatête,jemerépète:«Ilyaunejustice!Ilyaunejustice...»Àl'instantoùjefranchislaportedelacourd'assises,jemesensperdu.Jerejoinslebox des accusés commedans une scène de cauchemar. La sonnerie retentit unenouvellefois.Chacunarejointsaplace.Lesilencesefait.Laprésidenteprendlaparole.D'unevoixsolennelle,elleposeunequestionetaussitôtyrépondelle-même:—MonsieurDilsest-ilcoupabledesfaitsquiluisontreprochés?—Àlamajoritédehuitvoixaumoins,laréponseest«oui».Monsangseglace.—Accordez-vousàl'accusél'excusedeminoritédontilpeutbénéficierenraisondesonjeuneâgeàl'époquedesfaits?—Non.Je ne comprends ni le sens de la question ni celui de la réponse. Est-ce qu'ilsm'excusent? Jemepencheversmonavocatpourqu'ilm'éclaire,mais ilest tropattentifàlasuitedespropos.Laprésidenteenchaînelesquestionsàtouteallure...Jen'arrivepasàsaisircequ'elledemandeetcequ'elle-mêmerépond.—Est-cequePatrickDilsestcoupabledumeurtredeCyrilBeining?—Oui.—Est-cequePatrickDilsestcoupabledumeurtredupetitAlexandreBeckrich?—Oui.Coupable!Ilsdisentquejesuiscoupable!Cen'estpaspossible!Jesuisprisdepanique.Ilsnevontquandmêmepasm'enfermer!Ilvayavoird'autresquestions,comme toutà l'heure lorsdesplaidoiries.Leventva tourner. Il reste forcémentd'autresquestions,cen'estpaspossible!Jecroiselesdoigts,jeprie,jesupplie,j'imploreleCiel,Dieu,n'importequi,mais...—Lacouret les jurésà lamajoritévouscondamnentà la réclusioncriminelleàperpétuité.Unmot...Justeunmot.Çaveutdirequoi,perpétuité?Jesuislibreoupas?Monavocatsetourneversmoi.Jevoissonregard,sonvisage.Etlà,jecomprends.Jenevaispasrecouvrerlaliberté,jenevaispasrentreràlamaison.Jevaisretournerenprison.Pourcombiendetemps, jen'ensaisrien.Jeneconnaispas lesensdumot « perpétuité ». J'hésite à deviner qu'il signifie « à vie ». Je regarde mes

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parents.Ilssetaisent...

***

Aujourd'hui, jeremercieMeBadinter, leministrede la Justicequia faitabolir lapeinedemort.Sanslui,moi,PatrickDils,dix-huitans,innocent,j'auraiseulatêtetranchée!Etsiparchanceonnem'avaitpascondamnéàmortcejour-là,cedontje doute fort, le tueur en série qui a permis de m'innocenter en livrant desinformationssursaprésencesurleslieuxducrime,lejourducrime,auraitlui,detouteévidence,étéguillotinédepuislongtempspourd'autresmeurtres.Etmort,illui aurait été difficile de livrer ses informations qui, aujourd'hui, font demoi unhommelibre.

***

Danslesminutesquisuiventleverdict,jesuisévacuédelacourd'assises,toujourssousescorte,parcequ'oncraintdesdébordements,uneagressioncontremoi.Onm'entraîne dans un escalier en colimaçon et je gagne la sortie du tribunal.Brusquement, je m'immobilise et j'éclate en sanglots. Sans même me rendrecomptedecequim'arrive.Jepleurepourlapremièrefoisdepuistroisjours.Moi,le«monstre froid»quinemontre jamais lamoindreémotion, jecraque ! Jemelaisse aller à la douleur. Je pleure toutes les larmes demon corps. Surpris, leshommesenuniformequimetiennentparlachaînettedesmenottessontforcésdes'arrêter.Maisaussitôt,sansaucuncompassion,l'und'euxmetirebrutalementparles menottes et me traîne jusqu'au fourgon cellulaire. Installé dans ce véhiculeinconfortable,jevoislesjurésquiviennentdemecondamneràlaprisonàvie.Ilssortentlesunsaprèslesautres,seregroupentsurlesmarchesdupalaisdejustice.Etilssetapentdansledos!Etilsrigolent!Est-cequ'ilssefélicitentdusortqu'ilsontréservéau«monstre»?Danscecas,qu'ilssachentqu'ilsontréussileurcoup.Jenesuispasmort,maisc'esttoutcomme.Qu'ilsrient,puisqu'ilsnerisquentrien,puisqu'ilsontledroitdesetromper,d'envoyerungosseenenfer.IlsviennentdefairedemoileplusjeunecondamnéàlaperpétuitéenFrance.Lapluslourdepeinejamaisinfligéeàunmineur.Uninnocent,enplus!Jedeviens l'acteur involontairede laplusgraveerreur judiciairecommisedepuisprèsd'unsiècle...Lafourgonnettequim'emporterouleversmanouvelle«existence».Jeregagnelamaisond'arrêtdeMetz.Lenezcolléàlavitre,lesyeuxpleinsdelarmes,jepenseàmesparentsquejen'aipasvussortirdelacourd'assises.Monpèremediraplustardque,à l'annonceduverdict, ilaeul'impressionqueleciel luitombaitsurlatête.Justequandlemot«perpétuité»aétéprononcé.Iladitalorsàmamère:«Jacqueline,onrentreàlamaison.»Ilssontpartisseréfugiercheznous.Loindece

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mondeinjustequinousadétruitschaquejourunpeuplus.Dansmatête,mesidéessebousculent.Jesongeàmonfrèrequemesparentsontprotégéenlelaissantàlamaison.Quevont-ilsluidire?«TuneverrasplusjamaisPatrickenliberté.Tupourrasseulementluiparleruneheureparsemaine.»Noussommestouscondamnés,nous,lesDils,àtraversmoi.Lavie?Mavie?Çan'aplusdesens.Jevaisvivrederrièredesbarreaux.Jevaismourirenprison.Mafamillevasouffrir,souffrir,souffrirsansarrêt...Cette nuit-là, bien sûr, je ne parviens pas à fermer l'œil. Allongé surmon lit, jerefais leprocèsdansmatête. Jen'arrivetoujourspasàcomprendrecequis'estpassé.Tousmesrepèressontbrouillés. J'ai lesentimentque lemondeentierestcontremoi.Innocentetincompris.Désormais,etpendantquinzeans,c'estainsiquejesigneraichacunedemeslettres«L'innocentincompris».

***

Le lendemain matin, je commence à m'installer dans ma cellule. Je ne sais pasencorecombiendetempsjevaisresterlà,maisjesensquejedoismerésoudreàdéballerlescartonsquitraînentdepuisdeuxans.Jamaisauparavantjen'avaiseuenvied'aménagerceminusculelocal.Jesurvivaisdansl'espoirquotidien,pournepas dire la certitude, de sortir vite. J'ai perdu mes illusions. J'y suis, pourlongtemps.Contrairement au centre de détention où les condamnés purgent une peinedéfinitive, lamaisond'arrêtdeMetzestunesortedeprisonde transitionoù lesdétenussontenattented'unedécisiondejustice.Ilsyrestenttantquelaprocédurequilesconcerneestencours.Monavocats'étantpourvuencassation,jeresteàMetzjusqu'àcequecettecouraitprissadécision.Eneffet,àl'époque,iln'yapasréellementd'«appel»possibled'unverdictencoursd'assises.Seule laCourdecassationpeut,commesonnoml'indique,«casser» le jugementetdemanderunnouveauprocès.Monavocatme l'aexpliqué,enmedemandantd'êtrepatient. Ilfaudral'être:jevaisattendreunan!Unmatin,vers7heures,commechaquejour, jem'apprêteàdescendretravaillerencuisine.J'avalemoncafé,enfileunsweat-shirtetlaportedemacellules'ouvre.Jemeretrouvenezànezavecleresponsabledugreffe.—BonjourDils!Vousvoulezbienmesuivre?Cethommequejecôtoiedepuismaintenanttroisansetdemi,nousl'appelonsentredétenus«leporteurdenouvelles».Ilestchargédenousfairesignerlespapiersquetransmettentnosavocats.Ilnousannoncelesdécisionsdejustice...Decepointdevue,ilestnotrelienavecl'extérieur.—C'estpourquoi?demandé-je.—Vousavezdespapiersàsigner.Le ton, trop laconique,memet lapuceà l'oreille. Je saisbienque jen'ai rienà

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signer.Jen'attendsqu'unechosedepuismonprocès,c'estlerésultatdupourvoiencassation.LaCourdecassation,c'estl'instancesuprême.Jeluifaisconfiance,j'aibonespoirqu'elleseprononceenmafaveur.Est-cecelaqu'onveutm'annoncer?Impatient, j'accélère le pas. Nous entrons dans le bureau du responsable descuisines. Le « porteur de nouvelles » demande à ce dernier de sortir pour nouslaisser tranquilles. Il veut me parler seul à seul. Face à lui, en tête à tête, jecommenceàtranspirer.Jesuiscertainqu'ilconnaîtladécisiondelacour.Etvusatête,çanesentpasbondutout.Ilhésite,meregardegentimentetselance:—Dils...Commevousvousendoutez,onvientderecevoirlespapiersdelaCourdecassation.Je reste tétanisé. J'ai chaud. Je suis en nage. Je n'aime pas du tout le toncompatissant avec lequel cet homme s'adresse à moi. J'ai l'impression qu'il meprendavecdespincettes...Ilmeménage,c'estévident.Siladécisionestnégative,jen'aiplusderecoursjuridique.C'estfoutupourmoi!—VoilàDils.Jenesaispastropcommentvousledire...—J'aicompris...—Biensûr,vouscomprenez...Lacassationaétérejetée.Silence.Commetoujours.Jenedisrien.C'estfini.Iln'yaplusrienàdire.LaCourdecassationvientdebrisermondernierespoir.Illuiafalludouzemoispourça!Jen'aiplusaucunrecours.Laperpétuité!C'estentériné,irrémédiable,irrévocable,définitif!Onnerevientplussurlachosejugée.Ça,jecommenceàlecomprendre.Ilvafalloirquejemefasseàl'idéedemoisirencabane.Aussitôt,unenouvellecraintemeprend:letransfert.Oùvont-ilsm'envoyer?Dansquel centre de détention vais-je échouer, moi qui ai eu le plus grand mal àm'intégrerici?Jecommençaisàpeineàmefairedeuxoutroiscopains.Desgensàquiparler.Jevaisdevoirrepartirdezéroetçam'épouvante.J'ai toutdemêmequelquesmoisde répit, carmonavocat et lepasteurBarillet,l'aumônier de la prison, réclament la grâce présidentielle. Un autre espoir. Unebrancheàlaquellemeraccrocher,pendantquelquetempsencore...Lagrâceserarefusée.Je ne rencontre que desmurs, des portes fermées. Personnene veutm'écouter.Personneneveutmecroire.Jenesuispeut-êtrepasextraverti,maisilfautquejesoissacrémentéquilibrépourtenir lecoup.Moncauchemarduredepuisprèsdequatreansdéjà...

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L'HUMILIATION

Quelquessemainesaprèsl'arrêtdelaCourdecassation, jequitteMetz.D'abordpour Fresnes, où je passe quatremois épouvantables. Puis je retourne àMetz.Encore quelquesmois d'attente et l'onme transfère définitivement au centre dedétentiondeToul.Jevaisyresterdejuin1991àavril2002.Onzeansdemavie,àchevalsurlesdeuxsiècles.Toul,c'estununiverstrèsdifférentdeceluidelamaisond'arrêtoùj'aiséjourné.Unétablissementplutôtspacieux,diviséentroisgrandsbâtimentsprincipaux.Lebâtiment A regroupe des cellules accueillant plusieurs détenus, ainsi que lescuisines. À côté le bâtiment C, où les détenus sont seuls en cellule. Quant aubâtimentB,c'estlebâtimentdetravail.JesuisaffectéauAetjevaisypasserlespremièresannéesdemadétentionàToul.Ce bâtiment ressemble à l'idée que je me fais d'une caserne, avec un escaliercentral donnant accès aux deux niveaux. À chaque étage, face à la porte desescaliers,setrouvelebureaud'unsurveillant.Cedernierpeutainsiobserverlesalléesetvenuesdanslescouloirs.De chaque côté de son kiosque il y a les coursive qui permettent d'accéder auxcellules, collées les unes aux autres, où logent deux détenus, rarement trois.Chaquecelluleestéquipéed'unW-C,dansuncoin,sansportepours'isoler.Ilyaleslits,unlavaboquiressembleàunabreuvoir,uneoudeuxarmoiresetdumatérielrudimentairepourcuisiner.Letoutdanssixmètressurtrois,traversépardegrostuyaux de chauffage vert pastel. Au plafond, un néon diffuse une lumière froide,désagréable.Laseuleclarténaturellevientd'unefenêtremuniedebarreaux.Uneprison.Paslapiredetoutes.Justeuneprison.Pourleslonguespeines.En bout de coursive, deux « salles d'activités » où les détenus peuvent jouer auping-pongouaubaby-foot.A l'autre extrémitéunatelier d'arts plastiques, et unatelierdebois.Deslieuxessentielsaubonfonctionnementdel'établissement.Lesprisonniers peuvent trouver à s'y occuper en fabriquant des maquettes, parexemple.Onydécompresse.Çanousévitededevenirtousfousfurieux,enmêmetemps.À Metz, les portes des cellules étaient constamment fermées. Ici, elles sontouvertesde17à19heures,chaquesoirdelasemaine.Etàpartirde16heuresleweek-end.Laplupartdesdétenusapprécientcette« liberté»demouvementquileurestaccordée. Ilspeuventserendred'unecelluleà l'autresansdemander lapermissionaugardien.Lesoir,lescouloirsgrouillentdemonde,onserendvisite,

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ons'inviteàboireunverre,àdiscuter,àbricoler,àjouerauxcartes.Onsedétendentrecopains...Sionadescopains.Moi,jen'enaipas.ConditionnéparmonséjouràMetz,universclos,jen'arrivepasàquittermessixmètres carrés. Du moins les premiers temps. Et puis j'ai la frousse. Tous cescriminelsaveclesquelsjevisdésormaisquotidiennementmefontpeur.IlssontplusdequatrecentsàpurgerleurpeineàToul.Etcenesontpastousdes«gentils»,loindelà!L'immensemajoritéd'entreeuxaétécondamnéelourdement,dequinzeà vingt ans en moyenne. Une population qui a tout pour me terroriser. J'ail'impression d'être immergé dans un monde d'une rare violence, impitoyable,peuplédebrutesquine separdonnent rienentreelles.Unmonde sans femmes,sansdouceur,sanstendresse,avecsesrègles,sescodes,sesbandes.Unmondequim'estétrangeretdontjenecomprendspasla«morale».Parcequ'ilyenaune,jevaisl'apprendreàmesdépens.ÀToulplusqu'àMetz,lahiérarchiedestaulardsestmarquée : braqueurs, voleurs, auteurs de crimes passionnels, dealers, violeurs,exhibitionnistes, tueurs fous... Je suis encore une fois tout en bas de « l'échellesociale».Aurangdesparias.Je crains pourma vie.Deux ou trois heures par jour, justement, les portes sontouvertes.Desdizainesdegarsquiveulentmapeaucirculentlibrement.Iln'estpastrèsdifficiled'imaginerlaterreuraveclaquellejepassecesmoments-là.Touslesjours,j'attendsentremblantlafermeturedesportes.J'aid'autantpluspeurquej'aiassistéàuneagression,avecunelame,unesemaineàpeineaprèsmonarrivée.Jeme rendais au téléphone pour appeler mes parents. Là-bas, il est fréquent depatienterplusd'uneheuredanslafiled'attente.Debout,adosséaumurducouloir,jemefaisaistoutpetit.Jebaissaislesyeux.Soudain,deuxdétenussesontcroisés.Enunéclair, lepremiera sorti sa lameetbalafré le visagede l'autre, avantdedisparaître. Le sang giclait du visage du blessé. Je me souviens avoir baissé ànouveaulesyeuxcommesiriennes'étaitpassé.Jamaisjen'avaisassistéàunetellescène de violence ! ÀMetz j'avais vu des bagarres,mais pas d'agressions aussisournoisesetsanglantes.BienvenueàToul!Etlà,pasquestiondedireunmot,sinontudeviensunebalanceettupaiesleprixfort. Je sais que je suis faible et je ne veux pasm'attirer d'ennuis. Jem'efforced'êtreleplusdiscretpossible.J'aimeraisquelesautresnesachentmêmepasquej'existe.Maisça,c'estimpossible.Heureusementjetravailledenouveauencuisinependantlajournéeet,dèsquej'aiterminé,jerejoinsmacelluleleplusvitepossible.Jeprofitedemescompétencesde pâtissier pour faire plaisir aux quelques détenus que je côtoie. À chaqueanniversaire, jen'hésitepasàconfectionnerdesgâteaux,que j'offre.Sibienquecertainsprisonnierscommencentàm'apprécier.Moi-même, jesuisplutôtcontentd'apporterunpeudejoiealentour.J'aitoujoursétécommeça.Çaaussi,c'estdansmonéducation.Maisjevaisdécouvrirquelagentillessenepaiepastoujoursenprison.

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***

Unjour,àl'automne1992,alorsquejem'apprêteàfinirmonservice,undétenudemonétagevientmetrouverencuisine.Jenelefréquentepasmaisjelecroisedetempsàautre.Ilaunserviceàmedemander.—Écoute,Patrick,j'aiunanniversairedemain,tupeuxmefaireungâteau?—Jesuisdésolémaisdemainjevaisavoirunetonnedetravail.Jen'auraipasuneseconde.Vraimentdésolé,jenepeuxpas.Mon interlocuteur est un homme d'une quarantaine d'années, bâti comme unearmoireàglace.Quandilentendmaréponse,ildevientsubitementcramoisietsemetàhurler.—Turefuses,c'estça?Çanesepasserapascommeça!Tuvaslepayer!— Non, pas du tout ! Ce n'est pas que je refuse. Mais demain ça ne sera paspossible.Jet'enferaiunplustardsituveux.Pasdeproblème.Pourlapremièrefois,j'oserefuserunserviceàquelqu'un.Cethommen'estpasun«collègue»delacuisine,jen'aipasdesympathiepourluietsurtoutjen'aipasletemps.Ils'enfiche!Etc'estlegenredegarsquin'appréciepasd'essuyercequ'ilconsidère commeun affront. Surtout d'un « petitmec » commemoi. Il quitte lacuisineencontinuantàjurerquejelepaierai.Çam'inquièteterriblement.Letonsurlequelilaformulésamenacenemeplaîtpasdutout...Mais,finalement,desmenaces,j'enaidéjàreçusansquequiconquelesmetteàexécution.Cesoir-là, jene le revoispas.Mais le lendemain, je le croisedansuncouloir. Ildescendenpromenade,accompagnéparunautredétenu,alorsquejeremonteseulencellule.Jenepeuxpasl'éviter.Ils'arrêteàmahauteuretmelance,froidement:—Tusais,legâteauquetum'asrefuséhier,tuvasvraimentlepayer!Et iladresseunclind'œilàsoncopain.Unregardvicieux.Jeprendssanouvellemenace très au sérieux parce que, cette fois, il ne parle pas sous le coup de lacolère.Etpuisiln'estplusseul.Sonacolyteendébardeurmefaitpeur.Cetypeaune sale gueule de dur. Pas très grand mais costaud, le crâne rasé comme unmilitaire,etdestatouagesdevoyousurlesépaules.Ilm'afusilléduregard.Puisilasouri...Unsourirequisignifiequelquechosedecegenre:«Tuvasvoircequ'onvatefaire!»J'ignorecequ'ilsmijotent,maisjecomprendsquejedoisredoublerdeprudence.Jesuisendanger.Çasesent.C'estpresquepalpable,dansl'air.Lesjourspassentetjefaismonpossiblepourévitercesdeuxgars.Jemedébrouillepournejamaismeretrouverseul,oupresque.Jelimitemesdéplacements:demacelluleautravailetdelacuisineàmacellule,avecdescollègues.Maisjen'airienditàpersonne.Nidemandédeprotection,parcequ'enprisontoutservicedoitêtrerendu. Jene veuxpas entrerdans ce jeu.C'estunengrenage. Jepréfère resterseul,maisautonome.Un après-midi où je ne travaille pas, j'en profite pour aller me laver. Commed'habitude,jemerendsauxdouchesencaleçonetpeignoir,maservietteetmongel

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àlamain.C'estpratiqueetçaévitedemouillersesaffairesdanscelieutoujourshumide.Toutlemonde,oupresque,faitainsi.Iln'yalàaucuneprovocation.Etpuislesdouchessonttrèsprochesdemacellule.Cejour-là,jeresteunlongmomentsouslejet.Çamefaitdubien.Jemedétends.Jeviensdepassercesdernièressemainesdansl'angoisse,àéviterlesdeuxbrutes.Desurcroîtmondosme fait souffriret l'eauchaude, surmacolonnevertébrale,mesoulage.Madoucheterminée,jeprendsmaservietteetjem'essuie.Jeremetsmoncaleçon,monpeignoir,etjesors.Unedizainedemètresàpeinemeséparentdemacellule.Jelongelecouloirlorsque,soudain,j'aperçoislesdeuxhommesquim'ontmenacé.Ils ont surgi du fond de la coursive. Ils ne se pressent pas. Sur le moment, jem'efforcedemedirequ'ilsnesontpaslàpourmoi,maisj'accélèrequandmêmelepas.J'aipeurqu'ilsmerattrapent.Jenemeretournepas.J'atteinsmacelluleetjem'yprécipite.Jeclaquelaporte...Maisc'estunemauvaiseheure,l'unedecellesoùlesportes restent ouvertes. Impossiblede les verrouillerde l'intérieur, bien sûr.Seulslesgardienspeuventlefaire.Jem'immobilise,lecœurbattant.Jechercheduregardunobjetquejepourraisutiliserpourbloquerlaporte.Pasdeplanche,nidechaise,rien! Jenebougepas.Nefaispasunbruit. Jecrèvede frousse. Jesensqu'ilsvontvenir...Hélas!Jenemetrompepas.Onfrappe.Jenerépondspas.Maisd'uneseulepoussée, laportes'ouvre. Jen'aipas pu la retenir. Les deux hommes entrent. Ça y est, ils sont là, devant moi,debout,encaleçon,lepeignoirouvert.Ilsvoientmoncorps,tropmaigre.Celuiquim'a directement menacé porte un jean et une chemisette à manches courtes ;l'autre,letatoué,atoujourssondébardeur.Ilfaitroulersesgrosmuscles.Etilatoujoursauxlèvressonpetitsourirevicieux.Celuiàquijen'aipaspufairelegâteaus'approchedemoi.Ilmeregardedroitdanslesyeuxetdit:—Cerefus,jet'aiditquetuallaislepayercher...Trèscher!—Jen'aipasrefusé!Jen'aipaspu!C'esttout!Arrêtez!Pauvreréplique,mais jesuissieffrayé.Etpuis,detoutefaçon, jesaisqueçanechangerarien,quoiquejedise.Ilsnesontpaslàpourparlerpâtisserie.— Je ne veux rien savoir ! Tu n'as pas voulu faire mon gâteau, c'est tout. Etmaintenanttuvaspayer.Jesuistétanisé...Cetétatquejeconnaissibien,quejenemaîtrisetoujourspas.Commeunchienbattu...Jesuisàleurmerci.Cesbrutesvontmetabasserjusqu'àcequejetombeàterrecommeuneserpillière!Ilsontcompristoutdesuitequ'ilsnerencontreraientpasderésistance.Moncorpstremblantmetrahit.Jesuisfaibleetilssaventqu'ilsvontpouvoirfairedemoicequ'ilsveulent.—Tuvaspayerpourlegâteau.Etdetoutefaçontuesunmeurtrierd'enfants!Unesaleordure!Tuvasvoircequ'onfaitsubiràcesgens-là.Je ne réponds pas. Je ne bouge pas. Le tatoué passe derrière moi, me force àm'agenouiller,metordlesbrasdansledosetlesmaintient.Jesuisendéséquilibre.Je me raidis pour ne pas tomber la tête la première contre le sol... Et là, jecomprendsqu'ilsnevontpasmematraquer,commeàMetz.Ceux-làveulentautrechose.CettechosequejecrainsdepuisqueVarletm'aconduitenprison...Ilsvont

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mevioler!L'homme à qui j'ai refusé le gâteau se place alors face àmoi... Déboutonne sabraguette,baissesonpantalon.Monvisageestàlahauteurdesonbas-ventre.Sonsexe, devant mes yeux... Il n'est même pas excité, alors il se masturbe. Je leregarde...J'aivingt-deuxansetjen'aiencorejamaiseuderelationssexuelles.Cesexed'hommeenérection...Jesuisépouvanté!C'estpourmoicommeunearme,unemenace.—Tuvasmesuceret,tuvasvoir,tuvasmêmeyprendreduplaisir.Çavatefairedubien.Toiaussi,tuvasbander.D'unemain,ilagrippemescheveuxetapprochesonsexedemabouche.Jeneveuxpas,maisqu'est-ceque jepourrais faire?Jesuisà leurmerci...Alors, j'ouvre labouche...Soncollègue,voyantquejenetentemêmepasdemedébattre,melâchelesmainsetditàsoncopain:—Profites-enbien!T'inquiètepas,moijefaisleguetdanslecouloir.Letatouésort,melaissantseulavecmonbourreau.Jesuisforcédeluifaireunefellationjusqu'àcequel'envieluiprennede«passerderrière».Jesuisàquatrepattes,ilsoulèvemonpeignoir,écartemoncaleçonetmepénètred'unseulcoup...Ilmesodomiseviolemment...J'ail'impressionquedufeumebrûlelesentrailles.Ladouleur est insupportable... Il va et vient au plus profond de moi. J'ai envie dehurler,maisriennesort.Toutestbloquéàl'intérieur.Jesubiscemonstreenmoisans rien faire...Cethomme,quimedégoûteplusque toutaumonde, violemoncorps...Jelehais!Jel'entendsrâler.Jefermelesyeux.Jepriepourqu'ilenfinisse.Dansmonmalheur,j'ai tout demême une chance : cette ordure a mis un préservatif. Mais s'il estprudent,iln'enestpasmoinsvicieux.Justeavantdejouir,ilseretire.Jepensequemoncalvaireestenfinterminé.Maisnon!Ilrevientdevantmoi.Ilveutm'humilierjusqu'aubout.Ilarrachesacapote,sebranleet,trèsvite,éjaculesurmonvisage...Ilserhabilleaussitôtetmenace:— Il ne s'est rien passé, tu entends ? Si t'en parles, ce sera pire pour toi. Jereviendrai,etpastoutseul.Onteferatafêteàplusieurs.Ilsort...Ilm'abandonneparterre,souillé...Jenesaispluscombiendetempsjesuisrestédanscetteposition,àquatrepattes,duspermesur levisage.Pourmoi,çaaduréunsiècle. Jemesuismisàpleurer.C'étaittropdur...Tropdur!Jeneméritaispasd'endurerça.Uneviolencepareille,unehumiliationpareille...Immonde...Riend'humain...Immonde...Voilàquelfutmonpremier«rapportsexuel».Unviol.Plusdedixansontpassé.Jen'ai jamais rien connu d'autre que ça. L'ordure... J'étais une proie facile. Et jen'avaispasbronché...Lorsquejesuisparvenuàreprendreunpeumesesprits,jemesuistraînéjusqu'aulavaboetj'ailavémonvisage...J'aipriépourquecesoitlaseulesouillurequej'aieàsubir...Mais,biensûr,jemefaisaisdesillusions.Labruteestrevenuequelquesjoursplustard.Etdésormaisilrevientsouvent.Trèssouvent...Lesoiràlamêmeheure,toujours.Parfois,ilsemasturbedevantmoietm'obligeàlesucer.Parfois,il

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me sodomise... Je vis dans la terreur permanente de le voir entrer dans macellule...Jusqu'aujouroùmoncalvairecesse,brutalement.Carsijen'aijamaiseulaforcemoralede«balancer»cescrapules,parcraintedesreprésailles,d'autresontétéplusaudacieux.C'estcommeçaquej'aiapprisquejen'étais pas le seul à être un jouet sexuel pour ces deux sauvages. Ils ont étédénoncésetontététransférés.Grâceàladéterminationd'autresvictimes,moinsfaiblesquemoi,jesuisenfinlibérédemestortionnaires.Merciàceuxquionteulecouragedeparler.Merci à eux, surtout, de m'avoir, par leur exemple, totalement transformé. Jecomprendssoudainquemafaiblessem'entraîneratoujoursversl'horreur,sijen'envienspasàbout.Jemedécideenfinàneplusjamaismelaisserfaireparquiquecesoit.Plus jamaisonneme ferademal.Plus jamais jenesubirai sansriendire !Rien,depersonne,nid'unflic,nid'unjuge,nid'unvioleur.Jevaischanger,devenirunhomme.Jerefusequ'oncontinueàabuserdemoiouqu'onessaiededirigermavie.Danslefond,c'estlamêmechose.Jen'aiétéjusqu'iciqu'uneéternellevictime.Victimedeplusfort,plusmalin,plusvicieuxquemoi.Stop!C'estfini.Plusjamais...Jemesuispromisdeneplusjamaismemontreraussifaibleetdereleverlatête.Jeveux être un homme, vivre dignement,même en prison, pour le restant demesjours.

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LAVIEQUANDMÊME

25décembre1992...Noël!Jesuispresqueheureux.Pourlapremièrefoisdepuissixans,jenesuispasseul.Lesfêtessontdesmomentstoujourstrèsdouloureuxà

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vivre,enprison.Onpenseàsafamille,onlesimaginetousensembleautourd'unetablejolimentdressée.Nous,lesprisonniers,nousrestonsencage.C'esttrèsdur.Encoreplusquandonn'arienàsereprocher.LepireNoëlquej'aipasséresteceluide1991,aprèsmontransfertàToul.Aucuncopain.Toutseuldansmacelluleàmemorfondre sur ma triste existence. Mais depuis, comme je me le suis juré, j'aichangé.J'aicomprisquej'avaismoiaussibesoindesautres.Cen'estpasparcequejesuisinnocentquejedoism'exclure,m'isolerdurestedesdétenus.Iln'yapasderaison pour que jem'inflige des souffrances supplémentaires. Je paie déjà assezcher.Etpeu importequemespotes soientdescoupables.Qu'est-cequeçapeutfaire?Parmileshommesquejefréquentedésormais,certainspossèdentdevraiesqualitésdecœur,etj'aidécidéd'enprofiter.J'aibesoind'euxcommeilsontbesoindemoi.Jesuisunêtrehumain,j'aibesoind'échangeetd'affection.Puisquejedoisvivre ici, même si c'est injuste, autant que j'essaie de passer le temps lemoinsdouloureusementpossible.Alorsaujourd'hui,jourdeNoël,jemesensbien.Nonseulementjenesuisplusseul,mais c'est même moi qui suis à l'origine de la fête. Je me suis débrouillé pourobtenirl'autorisationdefaireundéjeunerdanslasalled'activitésetj'aiinvitémescinqnouveauxcopains.Ilest13heures.Jeviensdeterminerlebonrepasquejeleuraiconcoctéetjedresseunejolietableaccueillantepourmesamisquiarriventlesunsaprèslesautres.Jesuiscontentcarilssonttousàl'heureetsesontfaitsbeauxpourl'occasion.Çapeutparaîtrepuérilpourquin'a jamaisconnulataule,mais jevousassurequ'ici lemoindredétailprenduneimportanceénorme.Vitaleparfois.Il y aRobert, quipartagemacelluledepuisplusieursmois. Il aunequarantained'années. Je l'apprécie énormément. Il a écopé de quinze ans, mais il ne perdjamaislemoral.Toujoursdebonnehumeur,gai,souriant,àl'écoutedesautres.Ilmeremetsouventsurpiedquandjedéprime.Ilnousarrivedenepasfermerl'œildelanuit.Nousdiscutons,c'estsansfin,captivant.Ilmefaitrêverquandilparle,etn'évoquejamaisnotreenferquotidien.Siétrangequecelapuisseparaître,jenesaismêmepaspourquoiRobertestenprison.Jen'aipascherchéàl'apprendreetjeneleluiaijamaisdemandé.Pourmoi,aucundélitn'estjustifiablenirespectable.Àpartirdumomentoùceshommesontfranchilesfrontièresdelaloi,ilsnesontplusduboncôtédelamoralequemesparentsm'ontinculquée.Alors,pournepaslesjuger,jepréfèreignorerlemalqu'ilsontfaitàl'extérieur.Carici,ilsmefontdubien.Etj'enaitropbesoin.Autre invité, Pierre, mon collègue. Je l'aime beaucoup, lui aussi. Il m'a faitdécouvrir la peinture. C'est un vrai passionné, il prend plaisir à m'apprendre àreproduiredespaysages...Entaule!C'estuncomble.Unefaçonderêver.Nouspeignonscequenousnepouvonspasvoir.Lanaturememanquebeaucoup...Pierreestaussi,àsafaçon,quelqu'undejoyeux,un«déconneur»,commeonditici.Ilnecessedeblaguer,dem'envoyerdesvannes.Ilmefaitbeaucouprire.Decela j'aibesoin:rire!Ilparaîtquec'estlepropredel'homme.Quandonneritplusdutout,on est à moitié mort. Je suis resté quatre ans sans rire... C'est presqueinimaginable.Henry, le troisième du groupe, a une cinquantaine d'années et purge sa peine

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depuis sept ans. Je l'admire. Comment fait-il pour conserver cette joie de vivrecommunicativeaumilieudececauchemar?Ilpassesontempsàfaireleguignoletànousfairemarrer.Jecroisquec'estsafaçondetenirlecoup.Pourtantilfauttoutdemêmeavoirunsacrécaractèrepouryparvenir.J'essaied'enfaireautant,maiscen'estpasfaciletouslesjours.Aujourd'hui,jesuisgaietjetiensàlerester.RiennedoitgâchercettefêtedeNoël!Lequatrièmedemescopainss'appelleLaurent.C'estnotrecantinier.Lerebelledeservice, qui a toujours des histoires à raconter. Il a la cinquantaine lui aussi etexècrel'ordre,détestel'autorité.Ilpassesontempsàserévoltercontrelesystèmepénitentiaire.Etcenesontpaslesoccasionsquimanquent.Monami,monvéritableami,arriveledernier.Jel'appelleraiT.pourpréserversonanonymat. Il est encore incarcéré et je ne souhaite pas qu'il ait d'ennuis aveccertainsdétenusàcausedecequejerelateici.T.etmoisommestrèsproches.Ilestplusjeunequelesautres,vingt-huitans.Cinqdeplusquemoiseulement.Noustirons tous deux notre peine depuis six ans. En plus nous partageons le mêmepasse-temps : laphilatélie.Cespointscommunsnousont trèsviterapprochés.T.n'estpas incarcérédanslemêmebâtimentquelemien,maisdès l'ouverturedesportesilvientmerejoindrepourbavarder.Jesuisheureuxd'êtreavecmescopains,etfierd'êtreàl'initiativedelaréunion.IlsonttousapportédescassettesetdesCD.Etc'estenécoutantBobMarleyquenousentamonslerepas.Copieuxrepas,repasdefête!L'ambianceestexcellente,onnes'entendmêmeplusparcequ'onparle tous enmême temps. Leur amitiéme faitvraimentchaudaucœur.Pourlapremièrefoisdepuislongtempsjenemesenspasexclu,jenemesenspas«detrop».Aucontraire!ilsn'arrêtentpasdemeféliciterpourledéjeuner.Jeleurfaisplaisiretc'estexactementcequejesouhaitais.Vers 17 heures, le repas est terminé. Je me lève de table car la musique s'estarrêtée.J'aienviedeleurfaireécouterunedemescassettes,histoiredeprolongerencoreunpeulafête.—Jevaischercherdelamusique,jerevienstoutdesuite.—Tuveuxquejet'accompagne?meproposegentimentT.—Non,c'estbon.J'enaipouruneminute.Cinquantemètresàpeineséparent lasalledemacellule.Uncourttrajet...Maispourmoi,brusquement,toutbascule.J'aifaitunegrossebêtise...J'auraisdûéviterdemeretrouverseul,mêmependantquelquesminutes.Aumomentoùj'entredansma cellule, je reprends subitement conscience de ce qu'est ma vie. Je suis unparia... Un « tueur d'enfants ». Condamné à perpétuité... Vieillir derrière lesbarreaux... Apprendre lamort desmiens...Desmurs, des serrures... La torturepermanentede l'enfermement... Jen'airienàfaire ici. Jen'aipasmaplacedanscetteprison...Maisqu'est-cequim'arrive,bonsang?Toutsepassaitsibien.J'étaisavecmesamis,jelesaime...Jeriaisauxéclats...Seul,jecraque.J'oublielacassettequejesuisvenuchercheret,instinctivement,jecollemonnezàlafenêtre.Iln'yarienàvoir.Maisc'estsouventainsi,debout,lesyeuxfixéssurle«dehors»,quejememetsàpenseràmesparents.Careuxsontàl'extérieur.Jeme prends à rêver que je suis avec eux. Tous autour de la table quemaman adresséepoursapetitefamille...Maisnon.Ilmesuffitdefermerlesyeuxpourles

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voirtous lestroisautourde latable,chacun lesyeuxrivéssurmonassiette.Machaiseest vide...Mamanadûplacer le sapindeNoël justeà côtédemaplace,comme quand j'étais petit. Je sais qu'ils retiennent leurs larmes, qu'ils fontsemblant.Leurtristessem'estinsupportable.Ilssouffrentdemonabsence.Cequinousarriveestinhumain.Lesyeuxdanslevide,latêteentrelesbarreaux,jeregardeaudehors.Ilfaitfroidetgris.CeNoël,commelesautres,loindesmiens,estlugubre.J'aibeauessayerdem'étourdir,mesparentsetmonfrèrememanquent.C'estviscéral. Je finismêmepar me culpabiliser d'avoir cherché à m'amuser alors qu'ils doivent être simalheureux...Mes parents...Mes parents qui, de toutema détention, n'ont pasmanquéunparloir.C'estàlafoismerveilleux,leparloir,etfrustrant.Onestcommeparalyséparlebonheurdouloureuxdesevoir,c'estsifortqu'onn'arienàsedire.«Çava?-Çava,oui.»Queraconterd'autre?Parler,pourmafamille,delarueVénizelos et des voisins ? Avouer, pour ma part, les viols que j'ai subis ? Pasquestion. Juste un peu de linge échangé, la tendresse dans un regard, quelquesparoles d'espoir quand on attendait l'appel, quelques lourds soupirs de détresseaprès le rejet de la cassation et la sonnerie retentit, on se quitte. Mais ce quicompte, c'est de me retrouver auprès d'eux, papa, maman, mon petit frère,régulièrement.Seulement ce soir ils ne sont pas là, et je commence à pleurer. Il ne faut pas,pourtant.Ilfautquejemereprenne.Jem'approchedulavabopourmepasserdel'eausurlevisage.Danslemiroir,jevoismesyeuxgonflés.Jeneveuxpasquemescopainsme retrouvent ainsi. Je ne veuxpasgâcher la fête...Depuis combiendetempssuis-jeparti?Jenesaisplus.Jemeressaisis,prendslacassette...Àcetinstant,onfrappeàlaporte.T.passelatête.—Çava,Patrick?—Oui,oui...Jevoudraisdissimulermontrouble,maisjen'yparvienspas.T.comprendcequisepasseaupremiercoupd'œil.D'ailleurs,s'ilestvenu,c'estqu'ilapressentiquelquechose. Il connaît ma fragilité. Quand il a remarqué que je ne revenais pasimmédiatement,ils'estinquiété.—Qu'est-cequit'arrive?demande-t-il.—Rien.Çavapasser.T'inquiètepas.Retourneaveclesautres.Jemecalmeetjereviens.Tefaispasdebile...Jetentedelerassurer,maisc'esttoutjustesi j'arriveàarticuler.Mesyeuxsontencorelarmoyants,meslèvrestremblent.T.serendcomptequejesuisàbout,auborddelacrisedenerfs.Ils'approcheetmeserredanssesbras.—T'enfaispas,Patrick,c'estnormalquetusoistriste.OnesttoustristesàNoël.Onpense tousànos familles.Ellesnousmanquent.Maiscen'estpasuneraisonpourseterrerdansuncoinetsemorfondretoutseul.Onestlàpoursesoutenir...Pleure,va.Pleureunboncoup,siçapeuttefairedubien.—Maistucomprends,j'aihonte,onestbientousensembleetmoijecraque...—Arrête!Ilfautpasavoirhonte.Leshommesaussiontledroitdepleurer.Alorsjemelaissealler.Jepleurecontresonépaule.Commeungossemalheureux.Jenepeuxplusm'empêcherdechialer.Monamimesoutientetçamefaitdubien.

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Cettechaleur,cettetendresse,c'estcequimemanquetantici.Malheureusementcemomentd'intimitéetdegentillesseestdecourtedurée.Dansununiverscarcéral, iln'yapasdeplacepour l'intimitéet lagentillesse.C'est lemonde de la laideur... La porte s'ouvre brutalement et un surveillant s'introduitdanslacellule.Ilnousvoitdanslesbrasl'undel'autre,s'immobilise.—Ah!Excusez-moi,jevouslaisse...Jerepasseraiplustard.Ils'éclipseaussivitequ'ilestapparu.Nousn'avonspasletempsdeluiexpliquercequi se passe. T. a agi sans arrière-pensée. Je me suis laissé aller sans arrière-pensée... Mais, en taule, il n'y a que des arrière-pensées ! Même chez lessurveillants.T.etmoicomprenonsimmédiatementqu'ilyauradesconséquencesàcettescène.Etqu'ellesneserontpasennotrefaveur.—Patrick,c'est lamerde,ditT.Àtous lescoups ilvaraconterpartoutqu'onestamants.Évidemment,toutlemondesaitqueniT.nimoinesommeshomosexuels,maisnousconnaissonslapuissancedelarumeur.Enprison,ilpeutfaireunechaleuràcrever,silarumeurditqu'ilgèleàpierrefendretoutlemondesepromèneavecunbonnetetuneécharpe.Larumeurestlaplusforte,toujours.Dèslelendemain,çaneloupepas!Jesenslesyeuxseposersurmoi.Lesregardsontchangé.Ceuxdessurveillantscommeceuxdesdétenus.ToutelaprisonsaitqueT. et moi avons été « surpris » par un gardien. Ce dernier s'est empressé deraconter«l'histoire»àtoutlemonde.Décidément,lessurveillantssecroienttoutpermis!Larumeur,c'estd'abordeuxquilacolportent.Ilsn'ontaucunrespectpourlesdétenus.Etc'estreparti:denouveau,jemesenscoupable.Êtredésignécomme«pédé»,enprison,c'estnonseulementdifficileàvivre,maisçapeutêtretrèsdangereux.Çacommenceparuneétiquetterosesur laportede lacellule,çacontinueavecdesinsultes.Lescoupsarriventtrèsvite.Lesviols...Jesaiscequec'est.Maiscequejenesupportepas,c'estd'êtreaccusé,unefoisdeplus,àtort.Qu'onneseméprennepas.Jeneconsidèrepasl'homosexualitécommeuncrime,chacunfaitcequ'ilveut.Maisceque j'aisubim'a largementtraumatiséet jeneveuxpas,enplusd'êtreconsidérécommeuntueurdegosses,devenir«celuiquisefait f...parsespotesàtoutboutdechamp».Car larumeurserépandvite,trèsvite,danscescas-là.Etjeconnaisparcœurleprocessusd'humiliation.Enprison,quandilestquestiond'homosexualité,l'hypocrisierègne.Unsujettabou.Certainsdétenusontdesrapportssexuelslesunsaveclesautres,maisraressontceux qui les assument. Le milieu carcéral est « macho ». C'est un monde defrustrationpermanenteetc'estpourcelaquelesviolssontsifréquents.Ceuxquis'ylivrentsatisfontleursdésirssanspasserpourdes«pédés».Carentaule,le«pédé », c'est seulement celui qui subit la pénétration. Pas celui qui viole. C'estatrocemaisc'estainsi.J'ensaisquelquechose.Enrevanche,ilexistedevraieshistoiresd'amourentredeshommesquin'étaientpas homosexuels avant d'entrer en prison et qui, par besoin de tendresse etd'amour,franchissentlepas.

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Je ne les juge pas. Je peux comprendre que la sexualité manque à l'immensemajorité des hommes, même si ça n'a jamais été mon cas. N'ayant rien connud'autrequelesviolencessexuelles,l'absencederelationsphysiquesnem'ajamaisperturbé. Je suis vierge, car je me refuse à considérer le viol comme une «premièrefois».Cequej'aisubietcequej'aiétécontraintdefairen'arienàvoiravecl'acted'amourquejerêvedeconnaîtreunjour.Tous les détenus attendent avec impatience le premier samedi de chaque mois,parcequeCanal+diffuseunnouveau filmpornographique.C'estunauthentiqueévénement.Unsoirde fête.Plusque les scènesdecoït, c'est le faitdevoirdesimagesdefemmesnuesquicomblelesprisonniers.Mêmevirtuelles,ellesaidentàfantasmer,cequin'estpasfaciledanscetuniversmasculinsirude.L'administrationpénitentiaire est heureusement consciente du manque sexuel qui accompagnel'enfermement. Les responsables ont compris que la pornographie peut jouer unrôleutile,voireindispensable.Ellepermetsansdoutedelimiterlesdérapagesetagressionssexuellesentredétenus.Alors,àToul,nousavonsdroitàunfilmXparsemaine,diffuséparuncanalinterne.Biensûr,lesfilmssontvisionnésparl'équipedu service social avant d'être vus par les détenus. Le service social censurecertaines scènes, en particulier celles qui ont trait aux relations homosexuelles.Souvent,decefait,leslongsmétragesquisontprojetésmanquentdecohérence.Etcommelespornosnebrillentpasparlaqualitédeleursscénarios...Malgrécecontrôlesystématique,noscenseursn'évitentpastoujoursledérapage.Ainsiunsoir,aprèsdîner,Robert-moncompagnondecellule-etmoi-mêmenousapprêtonsà regarder le film.Robert allume la télé, sélectionne le canal interne,puiss'installecommeàl'accoutuméesursonlitfaceàl'écran.Jerejoinslemien.Lefilm débute. Robert se tait, captivé par la première scène hard : un couple enextase sur le sable blond d'une plage sublime... Dehors, il y a de l'orage. Lesgémissementsdel'actricesontponctuéspardescoupsdetonnerre.Jeregardemoiaussi, avec moins d'intérêt que mon voisin. Et soudain, stupeur ! Une scènehomosexuelle. Un grand gaillard aux muscles saillants se joint au couple et s'«occupe»del'homme.Des«pédés»surlecanalinternedelaprison!Lepiretaboudumilieucarcéraldiffuséàquatrecentsdétenusenmêmetemps!Ça m'est insupportable. Les souvenirs des viols que j'ai subis me reviennentaussitôtenmémoire.Jeneveuxpas,jenepeuxpasvoirça.Jemelèveetjevaisàlafenêtrepourregarderdehors,l'obscuritéetleséclairs.J'entendsRobert,outréluiaussi,crierauscandale.Mais,quandlefilmsetermine,ils'endortimmédiatement.Moi,jen'aipaspufermerl'œildelanuit.Le lendemain matin, toute la prison ne parle que de ça. Chacun y va de soncommentaire,maislaréactionestunanime:lesprisonnierssontrévulsés.«Tuterendscompte,c'est inadmissibledenousmontrerdestrucspareils.Commesionn'était pas déjà assez emmerdé par tous les détraqués qu'il y a ici ! » Certainsn'hésitent pas à dire carrément que ce film va donner des envies aux pervers

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sexuelsetentraînerdesviols...Lorsquej'arriveencuisinepourprendremonservice,jeremarqueChristophe,uncollègue,engrandeconversation,trèsanimée,avecd'autrescuisiniers.Jelesalue.—Salut,Christophe,çava?Etrangement,laconversationcesse.Lesilencesefait.—Impec',Patrick,merépondgentimentChristophe.Ettoi,monpote,çaroule?—Impec'!J'abrège les politesses. Leur conversation ne reprend pas. Mon copain préfèrelancer quelques banalités. Les autres gars m'adressent des regards gênés. Maprésence semble les embarrasser. Çam'inquiète un peu. Je les trouve bizarres,saufChristophequicontinuedeblaguer.Ilyaunmalaiseetc'estdûàmaprésence,j'en suis sûr. Je n'ai pas la moindre idée de ce que j'ai pu faire pour qu'ils semontrent sigênés.Maisvoilàdes rnoisque jemesuispromisdeneplus laissers'installer de situation ambiguë, de ne plus laisser les choses pourrir. Finie latactiquedel'autruche!Jen'enfouispluslatêtedanslesable.Lesproblèmesneserèglentpasd'eux-mêmes,jel'aiapprisàmesdépens.Engénéral,sionnefaitrien,çaempire.Mieuxvautcreverl'abcès.Pour parler à Christophe, je l'entraîne à l'écart. J'ai confiance en lui et j'ai laconvictionqu'ilm'estimeassezpourêtrehonnête.—Qu'est-cequisepasse,Chris?Lesmecssontbizarresavecmoi.Tusaispourquoi?Il baisse les yeux. Ma question, très directe, le dérange. Il hésite un instant,cherchesesmots.Etpuis,ilselance:—Ehbien,voilà... Ilyadesbruitsquicourentcommequoi,hiersoir,tut'esfaitsauterparRobertpendantqu'ilspassaientlascènehomoàlatélé.Jefaisunbondsurplace.—Quoi?C'estdudélire!Vousavezpétélesplombs?Et,sansattendresaréponse,jeperdsmonsang-froidetmemetsàhurler:—C'estpasvrai!J'enairaslebol,decesconneries!Cettefois, jevaispasmelaisserfaire.Dis-moiquiestlesalaudquiainventécetterumeur?Jeveuxsavoir!Christophen'ensaitrien...C'estdégueulasse!Jenevaistoutdemêmepasallervoirchaquegarsdanssapiaulepourexpliquerqu'ilnes'estrienpasséavecmoncompagnon de cellule... Je sais bien que ce ragot découle de l'incident deNoël,quandlesurveillantm'a«surpris»entraindepleurersurl'épauledeT.C'estcesurveillant qui, à tous les coups, fait courir ces sales bruits. Le répugnantpersonnagequiraconte,cette fois,queRobertetmoiavonscouchéensemblenepeut être qu'un surveillant.Qui d'autre est supposé «mater » par l'œilleton, enpleinenuit?Lesgardienssontsoi-disantcensésnoussurveilleretnousprotéger.Maiscertainsd'entreeuxsontdevraiespourrituresquiusentdeleurautoritépournuireàdestypessansdéfense.Ilsfontcequ'ilsveulent.Toutleurestpermis.Ilspeuventfairetoutlemalqu'ilsveulent,ilsnerisquentjamaisrien...Parcequ'ilsseprotègent les uns les autres. Même ceux qui sont droits, honnêtes, soutiennentleurscollègues.Chezeuxaussi,celuiquidénoncedevientune«balance».C'estvraimentécœurant!Maisle«pauvrepetitDils»n'apasl'intentiondeselaisserfaire.Ivrederage,je

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quittelescuisinesaupasdecharge,souslesregardsmédusésdemes«collègues».Jamais ils nem'ont vu dans une telle colère. Essoufflé, écarlate, furieux, je faisirruptionsansfrapperdanslebureaudusurveillant-chef.Jen'attendspasqu'ilmedemandecequejeluiveux.—Jesuisfurax!Jeviensd'apprendrepardesdétenusquejemeseraisfaitfoutreparmoncollèguedecellule!C'estfaux!Etjenevaispasenresterlà!Surprisparmaréactionetvisiblementtrèsembarrassé,lesurveillant-cheftentedemecalmeretminimiseleproblème.— Vous savez, ce sont des bruits... C'est sans importance... Il ne faut pas faireattention...J'enaiplusqu'assezqu'onmeprennepourunimbécile.Cettefois,jenecèdepas.Jemepermetsmêmedehausserleton,pourlapremièrefois.—Commentça:«nepasfaireattention»?Ilfaudraitquejemelaissesalirsansriendire?Parcequec'estDils,c'estpasgrave,c'estça?Pasquestion.Voussavezcommemoi que c'est obligatoirement un surveillant qui est à l'origine de cettecalomnie.Jeveuxsonnompourporterplaintecontrelui.—Mais...maisjenesaisplusquiétaitd'astreintecettenuit...Ilsepaiematête.Jecomprendsquejen'obtiendrairiendelui,maisjelemenacenéanmoins de rester dans son bureau jusqu'à ce qu'il me donne le nom dusurveillant...Biensûr,enfindecompte,jesuisobligédemeretirer,sansquelesurveillant-chefaitcédé.Jesuisoutré,latauleestunejungleoùlaloiduplusfortestlaseuleloi.Face aux détenus, les surveillants sont les rois de cette jungle. Ils peuvent nousbouffertoutcrus,personneendehorsdesmursnelesaurajamais!Je dois donc, une fois de plus, renoncer à ce qu'onme rende justice.Maismonesclandre n'est pas passé inaperçu et la rumeur a fait long feu. En tout cas,personne n'a cherché à m'agresser de nouveau. Il n'en reste pas moins que lapassivitédusurveillantauprèsduqueljesuisallémeplaindremerévolte.

***

Ilyauraittropdechosesàdiresurl'attitudedesmatons.Celivren'ysuffiraitpaset ce n'est pas son sujet,mais je tiens toutefois à dénoncer certaines injustices,dans l'espoird'attirer l'attentiondenosdirigeants.L'administrationpénitentiaireauraittoutàgagneràfaireleménage.Cars'ilyaeffectivementdesfousfurieuxparmilesprisonniers,ilyaaussidegrandsperverschezlessurveillants.Parlonsdéjàde l'œilleton.Certainsgardiensne s'en serventpas seulementpourvérifierquelesprisonnierssonttranquillesetensécurité.Ilsépientlemoindredenosgestes, surtout lorsque lanuitest tombéeetqu'il est l'heuredesemettreàl'aise.Souvent,àl'instantoùjemedéshabillais,j'entendaislepetitloquets'ouvrir...Ilneserefermaitquelorsquej'étaisenpyjama.Parlonsdesdouches.Ilestfréquentd'ytrouvertoujourslesmêmessurveillants,lesplusvicieux-onfinitparlesconnaître-,plantésaumilieudulocal,quanddeuxoutroisgarssontnus.Ilm'estarrivédefaireremarqueràunmatonquej'avaisrepéré

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sonpetitjeu.Parlonsmaintenant...duparloir.Avantd'entrerdanslebox,ondoitsesoumettreàunefouille.Unsurveillantpalpenoshabits.Ensortant,ilnousfaitmettreenslipetvérifiechacundenosvêtementspours'assurerquenousn'avonsrien faitentrerd'illégaldanslesmurs.Fouillerapide,enprincipe.Maislesplus«tordus»parmilesgardiensfontduzèle.Unjour,l'und'euxm'ademandédemedéshabiller.Jemesuisexécutéetjesuisrestédevantluiencaleçon.J'aiattenduqu'ilaitfouillémesvêtements, comme d'habitude. Mais, cette fois, le vicieux a pris son temps. Cen'étaientpasmeshabits,qui l'intéressaient.C'étaitmoi! Ilm'areluquédefaçonobscèneetm'aordonnéde retirermoncaleçon. J'aidûobéir...Son regards'estdirigé versmon sexe. Il n'amêmepas fait l'effortde ladiscrétion. Il a fixémonpénisjusqu'àcequej'explose.—Tuveuxaussivoirmoncul?Eh bien, il a hoché la tête en signe d'assentiment ! Ça paraît fou,mais c'est lastrictevérité.Ilafalluquejetournesurmoi-mêmepourquecegrosdégueulasseregardemesfesses!Çadonnelamesuredeleurpouvoir.Ilspeuventtout!Parlonsaussidelaviolenceenprison.Lesgardiens,officiellementchargésdenotresécurité,nesont jamais làquandil faut.Tousabsentsquandsurvient l'agression.Personnepourmeprotégerquandjemefaisaistabasser,àMetz.Personnepourmeporter secours lorsque jeme faisais violer, àToul, dansmacelluledont laporten'étaitpasverrouillée.Oùétaient-ils,ceuxquiaimaienttant,d'habitude,s'installerderrièrel'œilleton?Parlonsdesconditionsdedétention.Quinzeansderrièrelesbarreaux:jesuisuntémoin crédible. Pendant les quatre premières années, on m'a « baladé » d'unétablissement à l'autre avant de me transférer définitivement à Toul. Metz,Fresnes, Toul... Pas une prison pour rattraper l'autre. Partout les conditionsd'hygiène laissentàdésirer.Partout ladignitédesdétenusestbafouée.Quipeutm'expliquerpourquoi, lorsqu'onpriveunhommedesaliberté,onleforceaussiàfaire ses besoins devant un étranger ? Cette humiliation est-elle compriseautomatiquementdans lapeine ?Et ceW-C,pourquoi est-il aussi rudimentaire ?Pourquoin'ya-t-ilpasdesiègepours'asseoirplusoumoinspudiquement?Pourquoin'ya-t-ilpasuncouverclepourétoufferunpeulesodeurs?Pourquoin'ya-t-ilpasunepetiteporteouunmuretpourdissimuler le recoin?Pourquoin'accorde-t-onpasaudétenuledroitdeposséderquelquechosequipuissefaireofficedeparaventde fortune ? Pourquoi imposer la honte à l'un et le dégoût à l'autre ? C'esttotalementinjustifiable.Àmoinsquelebutnesoitd'avilirl'hommeincarcéré,deledésespérer,deledéshumaniser.Est-cequel'onveutfairedesdétenusdesbêtes?Jesaisquecequejeraconteestcru,grossier,pathétique.Maisc'estça,lavieenprison. C'était ma vie. Tant pis si ce n'est pas « bien élevé » de parler deschiottes...Parlonsdelasantéduprisonnier.Unexemple:depuismonenfance,jemebrosselesdentstroisfoisparjour,pendanttroisminutes,montreenmain.Enprison,j'aicontinué.J'aiprisunsoinfoudemesdents.Ehbien,malgrécesefforts,aujourd'huiilm'enmanquelamoitié.Ellesnesontpastombéestoutesd'uncoup.Ellesnesontmême pas tombées du tout. On me les a arrachées ! C'était le seul geste que

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semblait connaître le dentiste de la pénitentiaire. L'arrachage. Jamais de soincompliqué,n'est-cepas!Plussimpleetsurtoutmoinscher.Pourquois'embêteràsoignerdescriminels?Ilsviventtrèsbiensansdents.Parlons des lits. Au nomde quelle sévérité oblige-t-on un garçon de seize ans àdormirsurunlitenferraillealorsqu'ilestencoreencroissance?Enquoiest-cerédempteurd'infligeràunhommedesecoucherlà-dessuspendantquinzeouvingtans ? J'ai passé cinq mille cinq cents nuits sur un lit en ferraille, alors que jesouffraisd'unescoliose.Aujourd'hui,mondosestbousillé.Parlonsde...Maisnon,çasuffit.LaFranceestlepaysdesdroitsdel'homme.Saufenprison.

7

L'ESPOIR...

—Patrick,arrêtedetournerenrond,tumedonnesletournis!Mon compagnon de cellule n'en peut plus de me voir arpenter nos six mètrescarrés.—Jenetienspasenplace,j'aihâtedesavoircequ'ilenest!Tuneterendspascomptecommec'estimportant!Noussommesenjuin1996.Jefaislescentpasdepuisunebonneheureaumoins.Jesuis nerveux, ce n'est rien de le dire ! J'attends avec impatience de voir mesparents. Après neuf années de mauvaises nouvelles, je vais peut-être enfin enentendre une bonne. Ce serait unmiracle si je revenais du parloir avec un peud'espoir.Jemesuistellementhabituéauxéchecs...J'aitellementapprisàaccepterles déceptions... Car paradoxalement, c'est lorsque le présage est bon, commeaujourd'hui,quejesuisleplusstressé.Cettesemaine,mesparentssontallésvoirungrandavocatparisien.N'ayantplus

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aucunrecoursjuridique,mamèreadécidédemobiliserlapresse.Ellen'ajamaisacceptédemevoirpourrirenprison.Ellen'ajamaisflanché...Elleatenulecouppendantquinzeans!Jemedemandesouventsi,àsaplace,j'auraiseucetteforcephénoménale.C'estl'affaireOmarRaddadquiluiadonnécetteidée.Ilaétécondamnéàdix-huitans de détention pour le meurtre de sa patronne, Ghislaine Marchal. Mais ilbénéficiedusoutiendesjournalistesqui,pourlaplupart,croientensoninnocenceetcrientauscandale.Cequinaturellementprovoquel'intérêtdel'opinionpublique.Lesgensdoutentdesaculpabilitéetcommencentàcroireà la thèsede l'erreurjudiciaire...SilesFrançaisprennentfaitetcausepourOmarRaddad,pourquoin'enserait-ilpasdemêmepourmoi?N'ayant aucun contact avec les journalistes, ma mère a pensé qu'il fallait faireappel à un avocat de grande renommée, comme Me Vergès, qui sauraitcertainementalerterlesmédias.Intriguéparlesnombreusesincohérencesdemonaffaire, mais trop occupé par l'affaire Omar Raddad, Me Vergès en personne atransmismondossieràsonconfrère,MeFlorand,avocatpénaltrèscompétent...Etsil'idéedemamanétaitlabonne?—Dils!Parloir!Lesurveillantvientmechercher.Ilest14heures.Mesparentssontlà.Endixans,ilsnesontjamaisarrivésàlaprisonenretard.Nousavonsdroitauminimumàuneheure chaque semaine, alors pas question de perdre une minute. L'angoisseaugmente à mesure que je m'approche du parloir. Si Me Florand accepte deprendremadéfense,etlamédiatise,peut-êtreque...Jepriepourquemesparentsaientréussiàleconvaincre.C'estmadernièrechance.J'arriveenfindevantl'entréedu«parloirfamille»,aveclahalteimposée,lafouilleréglementaire.Pasdetempsàperdre:jevoisquemesparentsetmonfrèresontdéjàinstallésdansunbox.Mamanporteunebellerobeàfleurs.Est-cebonsigne?La fouille terminée, je m'empresse de rejoindre les miens. Comme toujoursj'embrassepapa,maman,lefrangin,etm'assiedsfaceàeux.—Alors?Qu'est-cequeçaadonné,avecl'avocat?C'estbon?Ilvousacrus?Ilestd'accordpourrelancerl'affaire?Papame fait remarquer que je les assaille sansmême leur laisser le temps d'yrépondre.— Calme-toi, mon fils. Ne nous assomme pas de questions. Laisse mamant'expliquer.—MeFlorandestd'accordpournousaider,ditaussitôtmamère,avecungrandsourire.Quelqu'unnouscroitetveutbiennousvenirenaide.Enfin!Aupointoùj'ensuis,j'en ai vraiment besoin. Je ne sais pas encore comment il va s'y prendre, maisj'accordesanshésiterunetotaleconfianceàcethommequejeneconnaispas.Qu'ilaitacceptéd'écoutermespauvresparents,àmesyeuxcelasuffit:c'estunhommebien.Entoutcas,iladéjàréussiàlesressusciter.Ilfautvoirleurregard!Pleind'espoir ! Jene lesavaispasvussienjouésàunparloirdepuisdesannées.Monfrèreaussi,afficheungrandsourire.Alainn'apasrencontréMeFlorand.Dèslors,

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avec la même attention quemoi, il écoute papa et maman faire le récit de cetentretien.L'entrevue s'est déroulée dans le cabinet parisien de l'avocat, qui a beaucoupimpressionnémesparents.Desmeublesdestyle,desbibelotsdevaleur,quasimenttoussymbolesde justice.Ilya lafameusebalance,uncodepénalminiature,unepetite guillotine... et d'immenses bibliothèques... d'impressionnantes piles dedossiers...Si je ne l'arrêtais pas,maman continuerait deme décrire ce bureau durant desheures, tant ce lieu l'a marquée. Moi, c'est plutôt mon futur défenseur quim'intéresse.Mamanme ledépeintcommeunhommecalme,doux,posé,attentif.Unmonsieurd'unegrandeéducation,maispassnobpourautant,plutôtsimpledanssonapprochedesautres, sachant semettreauniveaudeses interlocuteurs. Il aunequarantained'années,meditpapa,quiajoutequ'ilestdetailleetdecorpulencemoyennes,etqu'ilalescheveuxroux,commemoi.J'aitoujoursdétestélacouleurdemescheveux.Jelaconsidèrecommeunhandicap,presqueuneinfériorité.Jeneparvienspasàimaginerqu'onpuisseêtreunavocatprestigieux...enmêmetempsquerouquin!Quoiqu'ilensoit,MeFlorandamanifestementréussiàmettremesparentsàl'aisedurantcetentretien.Lequeladurédeuxheures.Illesabeaucoupécoutés.Illeurapromisdefaireabsolumenttoutcequ'ilpourraitpourmesortirdelà.Carilavaitétudiéledossierd'instructionavantleurarrivéeetavait,luiaussi,étéchoquéparbonnombred'incohérences.Iladéclaréqu'ilferait«sonmaximumpourtrouverunélémentnouveaupermettant laréouverturedudossier».Sansdouteavait-ildéjàl'intimeconvictiondemoninnocence,sinonilneseseraitpasengagé.—Sivotrefilsestinnocent,a-t-ilajouté,onestenprésenced'unedesplusgraveserreurs judiciaires du siècle et je le ferai savoir à la France entière. Maisprocédonsparordre,ilfautd'abordquejetrouvedequoidemanderunerévisionduprocès.C'estlemomentquemamanattendait.—Justement,luia-t-elleditensortantdesonsacàmainunepagedejournalpliéeen quatre, je voudrais vous montrer cet article que j'ai découpé dans LeRépublicainlorrain...Elle semblait si déterminée que l'avocat a souhaité l'entendre exposer sonhypothèseavantdelirelepapier.—Depuisdesannées,areprismaman,nousnousbattonspourprouverl'innocencedePatrick.Rienn'y fait. Jecroisqu'il faudraitmaintenantconcentrernoseffortssurlarechercheduvraicoupable...—Ceseraitévidemmentlameilleuredespreuvesdesoninnocence.Maisauboutdedixans,sansaucunindicesurunautresuspect,ilvaêtredifficiledetrouverunepiste...—Lisezcetarticle,s'ilvousplaît.IlparledutueurensérieFrancisHeaulme...MeFlorandaprisletempsdefairecequemamèredemandaitavantderépondre.—Biensûr...HeaulmeestcertainementlepireserialkillerquiaitsévienFrance.Vouscroyezque...Mamans'estalorsdécidéeàluilivrerlefonddesapensée.Cen'étaitpasqu'une

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intuition:sathèsereposaitsurdesélémentsconcrets.—Dansl'article,lejournalistedresseleportraitdeFrancisHeaulmeetretracesonparcourscriminel.Ilditqueletueursetrouvaitdansl'estdelaFrance,entremaietoctobre1986.Or lecrimedeMontignyaétécommisenseptembre1986.LejournalisteexpliqueaussiqueFrancisHeaulmes'enestdéjàprisàunenfantdesixansetqu'ill'asauvagementassassiné.MeFlorandaréfléchi.Ilarelul'articleetnotéàsontourunautreélément.—Ilyaautrechosedetrèsintéressant.Çaconcernelemodeopératoire.FrancisHeaulmes'estdéjàservidepierrespourmassacrercertainesdesesvictimes.Lesdeuxenfantsontbienétéretrouvéslecrânefracasséàcoupsdepierres?Mamanluiaréponduqu'elleavaitelleaussiremarquéce«détail».C'estsansdouteàcemoment-là,envoyantladéterminationdemesparents,queMeFlorandadéfinitivementdécidédes'occuperdemoi.Cejour-là,dansleboxduparloir,jeboischaquemotdecerécit.J'ail'impressionqu'ilfaitdeplusenplusclairautourdenous.—Voilà,chéri,ditmamère,tusaistout...Jevoudraispourtantluiposerencorecentquestions,maisletempss'estécouléetnousdevonsnousséparer.Unsurveillantapparaît.Lepoignetgaucheinclinédansnotredirectionetl'indexdroitquitapotelecadrandesamontre,ilnoussignalequeleparloirestfini.Il nem'a jamais été aussi pénible de quittermes parents. L'espoir ranimemonenvied'êtreprèsd'eux,aveceux,depouvoirlesembrasseretlesserrerdansmesbrasaussisouventquejeleveux,aussifortquejelepeux.Entoutcasnousavonstousretrouvélemoral.—Allez, Patrick, courage, ditmaman en conclusion. Tiens bon.On va y arriver,chéri.Onrevientlasemaineprochaine,maisd'ici làontetiendraaucourantpartéléphonedelasuitedesévénements.—Nevousinquiétezpas,çaira...Leprincipalc'estdeneplusêtreseuls.Jesuissûrquecetavocatvanousaidercommeill'apromis.Je sors et attends de passer à la fouille. Je regarde mes parents s'éloigner.Aujourd'hui ils semblent légers, commesi le faitdepartagerenfinnotre fardeauavecune tiercepersonne les avait physiquement soulagés. Il est évidentqueMe

Florandlesaconquisparsabontéetsoncharisme.Etsonhonnêtetécar,àaucunmoment,iln'agarantid'arriveràsesfins.Maisleseulfaitqu'ilsouhaitesebattre,c'esténormepournoustous.Etsondébutd'optimismeestdrôlementcommunicatif!

***

Retouràladureréalité.Jerejoinsmapiauledesixmètrescarrés.Lanuitsuivanteestblanche,parcequejenepeuxpasm'empêcherdecogiter.Pourladeuxièmefoisdans toute mon existence, j'ai un pressentiment. Je suis certain que l'entrée en

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scènedecenouvelavocatvaprovoquerundéclic.Jesensquenoussommesàunvirageetquemonaffaireestloind'êtreterminée.Ladernièrefoisquej'aieuunpressentiment, c'était le 28 avril 1987, lorsque mon patron, au restaurant deMontigny, m'a prévenu de l'arrivée de Varlet. Je m'étais dit : « Patrick, faisattention,cettefoisçavamalsepasser.»Onconnaîtlasuite...Quelquessemainesplustard,MeFlorandenvoieauprèsdemoisacollaboratrice,EstelleDubois.L'avocats'estmisà l'œuvre trèsviteet,parcourrier, ilmetientrégulièrement informé de ses investigations. Il fait tout ce qu'il peut pourrassembler des éléments sur les homicides dans lesquels Francis Heaulme estimpliqué.Ilveutcernerlapersonnalitédutueur,sonmodeopératoire,sonparcourscriminel...Afind'estimerlacrédibilitéd'uneéventuelleimplicationdesapartdanslemeurtredesenfants.Pourobtenircesinformations,MeFlorandécritàtouslesparquetsdeFranceenleur demandant de bien vouloir l'informer. Certains juges d'instruction luirépondent, d'autres pas. Petit à petit mon deuxième avocat découvre quelquessimilitudes entre lemassacredeMontigny et les autresmeurtres commispar letueurensérie.Heaulmeaétéarrêtéen1992.Aprèscinqannéesd'enquête,ilestimpliqué dans douze homicides. Il attaque ses victimes au hasard. Il ne laisseaucunechanceàsesproies.Saforcephysiqueesttellequ'ilpeuttuerunadulteàmainsnues.MeFlorandresteconvaincuquelesentimentdemamère(lemêmequelesien)estlebon:lemodeopératoiredeHeaulme-lafaçondontilassassinesesvictimesetlesabandonne-esttrèsimportant.Nonseulementiladéjàutilisédespierres,maislaplupartdesesvictimesontétédénudées.Commel'undesenfantsdeMontigny.Pasdeviol:aucunedesvictimesdécouvertesdévêtuesn'aétéviolée.Autresimilitudetroublante:lesexcrémentshumainsretrouvésprèsdescorpsdesenfants. Les policiers qui ont vu les scènesdes crimesd'Heaulmeont découvertqu'ilavaitparfoisdéféquéàcôtédescorps.Enfin,cequifrappemonavocat,c'estl'absencedemobile.ÀMontigny,l'enquêteaconclu à un double homicide sans préméditation. On est donc en présence d'undoublemeurtre gratuit, l'œuvre d'un déséquilibré. Sinon, qui aurait eu intérêt àtuercesdeuxgossessanshistoire,etavecunetelleviolence?Pourquelleraison?Or,cequiatoujoursembarrassélespoliciers,c'estprécisémentcetteabsencedemobile. Les experts ayant affirmé que je n'étais pas sadique, encore moinspsychopathe, il fallait donc que j'aie unmobile pour tuer ces deux gosses. C'estpourquoi Marchegay m'avait suggéré cette histoire de moquerie : les enfantsm'auraient vu « faire caca », ils se seraientmoqués demoi, je les aurais alorsmassacrés.Etmoi,bêtement,j'avaisrépétécetteabsurdité!Aujourd'hui,grâceàmonavocat,jecomprendsmieuxpourquoiondevaitabsolumenttrouverunmobile.N'étant pas dingue, ilme fallait une raison d'assassiner les petits, sans quoimaculpabilitén'étaitpascrédible.Cettequestionneseposepasdans lecasdeFrancisHeaulme.Sescrimesn'ontjamaisétéprémédités. Ilatoujourstuéauhasarddesrencontres,ensuivantsespulsions.C'estpourquoisescrimesgratuitssontd'uneviolenceinouïe.EtHeaulmeestun tueurd'enfants ! Lepetit JorisVivile, àpeineâgédehuit ans, n'apas su

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renseignerlevagabondquidemandaitl'heure,parcequ'ilneparlaitpasfrançais.Ilaeulemalheurdeluirépondreenflamand.CelaasuffiàHeaulmepourl'étranglerd'uneseulemain.Je prends connaissance de ces éléments au fur et àmesure de l'enquête deMe

Florand.Jesuisimpressionnéparleflairdemamère.LapistedeFrancisHeaulmevaut effectivement la peine d'être creusée... C'est peut-être celle qui me ferarecouvrer la liberté. Car il ne me sert plus à rien de clamer mon innocence.Pendant dix ans, personnen'a voulum'entendre.Ce n'est pas aujourd'hui que lajusticevam'écouter.Ellenereconsidérerason«erreur»quesilaculpabilitéd'unautrepeutêtreprouvée.Dumoinsest-cecequejepenseàcemoment-là.Malheureusement, les « similitudes » découvertes par Me Florand ne sont passuffisantespourobtenirlarévisionduprocès.Ilnousfautun«élémentnouveau»,une nouvelle pièce au dossier. Cela peut être la découverte d'un fait inconnu àl'époque de l'enquête, une révélation, l'apparition d'un nouveau témoin, d'unepreuve, ou mieux encore les aveux du coupable... Sans cet élément, rien n'estpossible.Ettousmesespoirss'envolent.AlorsMeFlorands'acharne,vientmevoir,merassure,insiste,remuecieletterre.Il est tenace, il ne lâchera pas. Moi je patiente, j'ai confiance et je garde lesentimentprofondd'unprochainbouleversement.Surtoutlejouroùmonavocatmeracontel'étrangerencontrequ'ilvientdefaire...

***

—Maître,votrerendez-vousvientd'arriver.Jeluidemandedepatienter?—Non,faites-leentrer.LascènesepassedanslebureaudeMeFlorand.MonavocatestcurieuxderencontrerDominiqueRizet,grandreporterauFigaroMagazine.Cedernierluiatéléphonélaveille.Coupdefilénigmatique.DominiqueRizet a insisté pour le rencontrer, en précisant qu'il voulait l'entretenir d'unprobablerebondissementdansl'affaireDils.MeFlorandaacceptédelerecevoir.Intrigué, décidé à ne laisser échapper aucune piste, il reste néanmoins sur laréserve.Ilestrarequ'uninconnudébarquepourdéposersurvotretablelapiècemanquanted'unpuzzle,surtoutdansuneaffairecriminelledecetteimportance.Lejournalistevadroitaubut.— Je viens vous voir de la part d'un gendarme de la section de recherche deRennes, dit-il. Il s'agit de Jean-François Abgrall, un ami, qui travaille sur lesmeurtresdeFrancisHeaulme.IlestlaseulepersonneàquiHeaulmeacceptedeparler. Depuis son arrestation, Abgrall est parvenu à lui faire avouer plusieursmeurtres.Ethier...—IlaavouélescrimesdeMontigny?coupeMeFlorandavecunpeud'ironie.—Non,c'estpluscompliqué.Jevaisvousexpliquer...DominiqueRizet ne se formalise pas du scepticismede l'avocat. Il sait qu'il fautapporterdespreuvespourêtrecrédible.Alors,ils'explique...

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— Hier, Jean-François Abgrall m'a appelé. Il venait d'entrer en possession ducourrier que vous lui avez adressé, il y a plusieurs semaines, pour obtenir desinformationssurFrancisHeaulme.Votrelettreavaitétémisedecôtéparl'undesessupérieurs,j'ignorepourquoi.Enlalisant,undéclics'estproduitdansl'espritd'Abgrall. Il s'estsouvenudedéclarationsspontanéesque luiavait faitesFrancisHeaulmeen1992.VoussavezsansdoutequeHeaulmeapourhabitudedelivrerdes éléments de différentes affaires en les mélangeant, mais sans jamais rieninventer.Donc,en1992,HeaulmeraconteàAbgrallqu'ilafaitunepromenadeàvélo, lelongd'unevoiedechemindefer,dansl'estdelaFrance.Puisilditavoirreçudespierresjetéespardeuxenfants.Ilprétendêtreparti,avantderepassersurleslieuxquelquesminutesplustard.Là,ilauraitvulescorpsdesdeuxgamins,près de wagons, non loin de poubelles et d'un pont. Il a dit aussi avoir vu despompiersetdespoliciers.Tousceséléments,Heaulmeleslivred'unetraite,sansqu'Abgrallnelesluisuggère,carcelui-cineconnaîtpaslesdétailsdescrimesdeMontigny...MeFlorandmeraconteraplustardqu'ilaeul'impressiondeseretrouverscotchéàson fauteuil. Ce que le journaliste lui expliquait pouvait peut-être permettred'établirqueFrancisHeaulmen'étaitpasseulement«dansl'estdelaFrance»,le28septembre1986,maisqu'ilsetrouvaitàMontignyetqu'ilpouvaitêtrel'auteurdesmeurtresqu'ildécrivait.—LorsqueAbgrallarecueillicesdéclarations,poursuitRizet,ilaétépersuadéqueHeaulmevenaitdeluiavouer,àsafaçon,unnouveaucrime.Pourtant,Abgralln'arientrouvépourleconfirmer.Seulement,lorsqu'ilaeuvotrelettre,vousimaginezquelleapuêtresaréaction...—VousêtessûrqueHeaulmeabienparlédevélosetd'enfantsqui jetaientdespierres?Parcequesic'estvraimentlecas,c'estexactementlecrimedeMontigny.—Entoutcas,sic'est lamêmeaffaire -ceque jecroisaussi -,oncomprendraitpourquoi Abgrall n'en a pas trouvé de trace : pour la police, c'était une affaireclassée,puisquejugéedéfinitivement.Elleavaitdoncétésortiedesfichiers.MeFloranddoitenconvenir,l'informationpeutêtredécisive.— Il n'est pas impossible que vous m'ayez apporté l'élément nouveau que jecherchais.SiHeaulmeadmet saprésencesur les lieuxducrime jepourraienfindemanderlarévisionduprocès.—Justement,renchéritlejournaliste,lorsqueAbgrallaprisconnaissancedevotrelettre, ila immédiatementadresséunrapportàsessupérieurshiérarchiques, lesinformant des déclarations troublantes deHeaulme. Il faut absolument que vousrécupériezcerapportauprèsdelasectionderecherchesdeRennes.Jean-Marc Florand, plus détendu, remercie Dominique Rizet de sa visite, et luiprometdeletenirinformédelasuitedesévénements.

***

Dèsquelejournalistequittesoncabinet,monavocattéléphoneàlaprisonetjelerappelleaussitôt.MeFlorandestplusoptimistequejamais.Ilcroitvraimenttenir

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lebonboutetças'entend.Moi,jereçoislaconfirmationdemonpressentiment.Jesuisenmesured'imaginermalibération.Mais,enmêmetemps,jesaisaufonddemoique jevaisresterencore longtempsenprison. Ilva falloirque jem'armedepatience,parcequelesmoisàvenirvontêtredursàsupporter.Lesplusdurs,peut-être.Desmois...J'ignorequeceserontdesannées.

***

Revigoré par les révélations de Dominique Rizet, Jean-Marc Florand se metimmédiatement en contact avec Jean-François Abgrall. Le gendarme encouragemonavocatàpoursuivresurcettevoie.IlconnaîtlepsychismeetlefonctionnementdeFrancisHeaulme commepersonne aumonde et il est convaincu qu'il n'a pasparléparhasarddes«deuxenfants».ToutcequeditHeaulmeaunsens.Plusoumoinsfacileàtrouver,maisunsens.Abgrallexpliqueàmonavocat l'essentieldufonctionnementdecetétrangetueurensérie.D'abord, lorsqu'ilparledel'undesesmeurtres,Heaulmenecommencejamaisparunaveu. Ildéballeenvracdes fragmentsdevérité,puis ildonnedesprécisions,détaillelascène,maissanss'attribuerlecrime.Ilsedécritentémoin,oubienilprétendavoirrencontrél'assassinjusteaprèslesfaitsetavoirrecueillisesconfidences.Ilaainsiuneraisonlogiquedeconnaîtreparfaitementlesdétailsqu'illivre.Cen'estqu'enlemettantaupieddumur,enluiapportantdespreuvesincontestables que Jean-François Abgrall est parvenu, à plusieurs reprises, à lefaireavouer.SiFrancisHeaulmeaparléspontanément,en1992,dumassacredeMontigny,c'estsansdoutequ'ilpuisaitdanssamémoire.Toutseprésentebien...Hélas!Malgrétoussesefforts,monavocatneparvientpasmettre la main sur le procès-verbal qu'Abgrall a établi à l'époque sur lesdéclarations de Heaulme. La section de recherches de Rennes l'a adressé auparquetdeMetz,quitardeàrépondreauxrequêtesdeMeFlo-rand...etellefinitparluifairesavoirqu'onnetrouveaucunetracedecerapport.Dèsquemonavocatm'informedecerevers,jemedisqueleparquetdeMetzn'amanifestementpasenviedevoirl'affaireDilsremiseaujour,surtoutparunavocatparisiendelarenomméedeMeFlorand,quiseraittoutàfaitcapablederévélerunélémentnouveaususceptibledemettreendoutemaculpabilité.Commentpourrais-je oublier que c'est la cour d'assises qui m'a condamné à perpétuité, dix ansauparavant?Onnem'alaisséaucunechance.Onafaitunexemple:voilàcequ'oninflige aux tueurs d'enfants ! Pas de pitié... Et si l'on apprenait aujourd'hui qu'ils'agitd'unelamentableerreur?Aprèss'êtrebattuenvainpendantquatremois,MeFloranddécidededemanderl'aide de Dominique Rizet. D'un certain point de vue, une fois encore, il donneraisonàmamère:ilfautmédiatisermonaffaire.

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***

L'articleduFigaroMagazineparaîtle31janvier1998.MeFlorandaprévenumesparents. Ils sont allés acheter le journal, ont découpé les cinq pages qui meconcernent et sont venus les apporter à la prison pour que j'en prenneconnaissance.Jedoislesrécupéreraugreffe,à17heures.Enm'yrendant,jemeréjouisdeconstaterquelejournaln'apasrenoncéàpubliermonhistoire.Ilfautducran pour oser prétendre que la justice s'est sans doute trompée. Mais je suisinquietdevoircommentlesautresdétenusvontréagir.Commentvont-ilsprendrelefaitqu'onparledemoidansungrandhebdomadairenational?Jepousselaportedubureaudusurveillant-chef.C'estbienlapremièrefoisquejevoiscepetitbonhommeauxcheveuxpeignésenarrièrelireunjournal.Iln'ariend'unintello.Maiscettefois,captivéparsalecture,ilnem'entendmêmepas.Ilfautquejememanifeste:—S'ilvousplaît?Ilnelèvemêmepaslenez.—Quoi?—Jeviensrécupérerl'articlequemesparentsvousontconfié.Ilfaitungestedelamainpourquejedéguerpisse.—Repasseplustard!Mais,aumêmemoment, jevoismaphotodans le journal...Cebonhommeestentraindelire«mon»journal!Pasquestiondeleluilaisser.— Je veuxmonarticle. Jenebougeraipasd'ici tantquevousneme l'aurezpasdonné.—Jeteledonneraiquandjejugeraiutiledeteledonner,c'esttout.Saréplique,suruntondesplusautoritaires,nem'émeutpas.Jenemelaissepasfaire.Excédéparsonattitude,jelemenace:—OK,j'appellemonavocat.Vousallezvousdébrouilleraveclui.Vousn'avezpasledroitdemeconfisquermonarticle.Ilsecalme,maisnecèdepas.—Retournedanstacellule,onviendratechercher.Jesuisbienobligéd'obéir.Mais,uneheureplustard,jerécupèreenfinlejournaldans le bureau du surveillant-chef. Il a sans doute eu le temps d'en faire desphotocopiesetcelles-cidoiventdéjàcirculerparmisescollègues.J'ailaconvictionquecetarticlevaavoirl'effetd'unebombedanslaprison...Jeregagnemacelluleaupasdecourseetm'installesurmonlitpourlireavectoutelaconcentrationnécessaire.Danssonpapier,lejournalisteretracel'ensembledel'affaireetmentionnesurtoutles déclarations spontanées de Francis Heaulme. C'est la première fois quemaculpabilité,etdoncmacondamnation,sontpubliquementcontestées.D'ailleurs,letitrede l'article posenettement la question : «L'erreur judiciairedu siècle ? ».C'est fabuleux !D'autantqued'autres journaux vont sûrement s'enmêler à leurtour...Maiscequimemarqueleplus,àcemoment-là,c'estdevoiràcôtédemonportrait, dans le texte, le mot « innocent ». Çame donne la chair de poule. Je

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ressensplusquedel'espoir...C'estmonsangquirecommenceàcoulerdansmesveines.Danslesjoursquisuivent,l'articlefaitletourdelaprison.Onneparlequedeluientre surveillants comme entre prisonniers. Certains sont contents pour moi,d'autres sont jaloux, car ici tout lemonde se prétend non coupable...Maismoi,rares sont ceux qui m'accordaient le bénéfice du doute. Or, brusquement, lescertitudes sont bousculées. Et si Dils était effectivement innocent, comme il lerépètedepuissilongtemps?Ets'ilallaitêtrebientôtrelâché?En tout cas, l'article a un premier effet, magique : Me Florand reçoit presqueaussitôtlefameuxrapportdeJean-FrançoisAbgrallcontenantlesdéclarationsdeFrancisHeaulme.Ilyestclairementmentionnéqueletueura«faitl'objetd'uneprocédure alors qu'il se trouvait à proximité d'une voie de chemin de fer ».Autrementdit,ilaétécontrôléetverbalisésurlavoiepubliqueparlesgendarmes.Lapreuveest là : unP-Va été rédigé.Monavocat est désormais enpossessiond'une piècemajeure du puzzle, celle qui lui permet d'adresser une demande derévisionàlacommissionderévisiondespeines.Certes,jen'aipaslapreuvequeHeaulmesoitl'auteurdesfaitset,franchement,cen'estpasmonaffaire.Jen'aipasenviedel'accuseràlalégère.J'aitroppayémoi-mêmecegenred'attitude.Maisjesaisaussiquemonsortdépenddel'arrestationduvraicoupable.Jeveuxdoncquelajusticeacceptedeseposeruneseulequestion:«LaprésencesurleslieuxducrimedeFrancisHeaulme,tueurensériereconnu-nouvelélémentàmettreaudossieretinconnuàl'époquedesfaits-,introduit-elleundouteounonsurlaculpabilitéducondamnéPatrickDils?»Au cours de l'année 1998, c'est fait : la commission de révision transmet marequêteàlaCourdecassation.C'estàlaplushauteinstancejuridiquedeFrancequ'ilappartientdenouveaudecasserounonlejugementrendule29janvier1989par la cour d'assises des mineurs de la Moselle. Soit elle reconnaît quel'information sur la présencedeHeaulmepermetdedouterdema culpabilité etannule ma condamnation, soit elle estime que cet information n'est passuffisamment important pour émettre un doute sur l'auteur desmeurtres et elleconfirmelaperpétuité...Dansmatête,c'estclair : ilsvontannulermacondamnation.Etsurtout,çaseravitefait.Jemetrompelourdement.Ilvayavoirdesenquêtesetdescontre-enquêtesàn'enplusfinirsurlapisteHeaulme.Etmoi,jemoisisenprison.J'attends,j'attends...Cen'est pas la même chose de purger une peine et d'attendre une décision aussiimportante.Letempsn'apaslamêmevaleur.J'attends!Etjenesaispaspourquoiladécisionnetombepas.Pourtant,cenesontpasles«nouveauxéléments»enmafaveurquimanquent.

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**Comme prévu, après le premier article, la presse a commencé à s'intéresser àl'affaire.Denombreuxjournalistescherchentlavérité.Parmieux,deuxjournalistesde FR3, Estelle Mathieu et Yves Que-mener. Par ailleurs un ami, Jean-ClaudeSeignert,vaconstitueruncomitédesoutienavecsafemmeMarie-Claire.D'autresencore se penchent sur mon sort. En particulier quelqu'un dont le soutien vadevenirindéfectible:KarenAboab.Lapremière foisque je luiparle,au téléphone,en1998,KarenAboabse trouvechezmesparents.Elleréaliseunreportagepourl'émission«SansAucunDoute»présentéeparJulienCourbet,surTF1.Intriguéeparlesincohérencesdudossier,ellenecessed'approfondir sonenquête.Aprèsavoirpasséplusieurs jours sur leterrain,àMontigny,oùellearecueilliletémoignagedemafamilleetceluidesamisquiontdécidédesoutenirmesparents,ellesouhaiteentendremaversiondesfaits.Moiquisuisd'ordinaireméfiantetréservé,j'aiimmédiatementconfianceenelle.Etje m'exprime facilement. J'en suis le premier étonné. Je lui raconte toute monhistoire,depuismamiseengardeàvue.Biensûr,Karenrestesursonquant-à-soi,objectivité journalistique oblige,mais j'ai le sentiment d'être convaincant. Jemecontentededirelastrictevérité,sansnoircirletableau.Ilfautdirequ'iln'enapasbesoin!Unpeuplustard,lereportagedeKarenestdiffuséaucoursde«SansAucunDoute».Etjemerendscomptequ'elleamenéunevéritablecontre-enquête,mettantenlumièrelesdéfaillancesdesinvestigationsinitiales.Karen n'a pas hésité à faire des « reconstitutions » pour vérifier certainstémoignages.Àcommencerparceluidecesvoisinsbien intentionnésqui sesontmanifestés,commeparhasard,huitmoisaprèslecrime...aprèsquejesuisrevenusurmes«aveux»!Ilsontprétendus'êtresouvenussubitementd'avoirentendudespleurs d'enfants vers 18 h 45, le soir du drame. Cela donnait à penser que lesenfants étaient encore en vie lorsque j'étais rentré de la Meuse. Et donc quej'auraiseuletempsdelestuer.Pourtant,pendanthuitmois,selonlathèseofficielle,ilsétaientcensésêtremortsauxalentoursde18heures.Cesontlesconclusionsdumédecinlégiste.Àcetteheure-làj'étaisdanslavoituredemesparents,deretourd'un week-end à la campagne. Un alibi incontestable... Jusqu'à ce témoignagemiraculeuxdesvoisins.Dèslors,onpouvaitm'inculper.Karenposealorsdesquestionsessentielles: pourquoi lemédecin légiste aurait-ilétéincapablededéterminerprécisémentl'heuredelamort?Mieux,lajournalistedémontrequ'il est impossible, depuis lamaisondes témoins, d'entendredes voixprovenantdutalus,mêmedesvoixd'adultes.Plusdécisifencore:aprèsladiffusiondureportage,unancienpolicierd'unebonnesoixantained'années, lecommandantStragier,sortde l'ombreet témoigneàsontour.Ilaprissaretraitepeuaprèsledrameetignorait,jusqu'ici,lesortquiaétélemien. Mais il se souvient parfaitement de ma « reconstitution ». Il y a assisté,quatorzeansplustôt.Ilétaitchargéd'enassurerlasécurité.Aprèsavoirregardé«SansAucunDoute»,Stragiernemâchepassesmots.Ildéclare:«J'aiaujourd'huiacquis lacertitudequeDilsn'estpascoupable,etsavoirquecegossecroupiten

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prisondepuisdesannéesestintolérable.»Etilracontecequ'ilavécu,cejour-là.Ilsesouvientdemoicommed'ungaminmanipulé,enterraininconnu,allantàdroiteouàgaucheselonlebonvouloirdesinspecteurs:unpantin!Stragierserappelleaussilaconversationqu'ilaeueavectroisvieillesdamesquis'étaientapprochéesdelui,lorsdecettereconstitution.—C'estlui,lejeunedontonditqu'ilatuélesenfants?ademandél'uned'elles.—Oui,pourquoi?arépondulecommandant.— Parce que ce n'est pas du tout lui qu'on a décrit aux policiers, il n'était pascommeça,lemonsieurqu'onavuaveclevélo.—Etvousl'avezditàlapolice?—Oui,onestalléeslesvoir.—Ilsontprisvotredéposition?— Non. Ils nous ont dit qu'on serait convoquées plus tard mais ils ne nous ontjamaisrappelées.Les révélations du commandant Stragier mettent en doute l'impartialité aveclaquelle ont été menées l'enquête et la reconstitution. Ceci grâce au travailméticuleuxdeKarenAboab.Maisellenes'arrêtepaslà!Chaquefoisqu'ellemetledoigtsurunélémentnouveau,ouqu'unsupplémentd'enquêteestordonnépar lacour,elleréaliseunreportagequiestdiffusédanssonémission.MesparentsontétéinvitéssurleplateaudeJulienCourbetàdeuxreprises...Curieusement,moi,derrièrelesbarreaux,jeneregardepascesreportages.Jemeprotège.Voirmesparentsetmonfrèresurunplateaudetéléalorsqu'ilss'échinentà clamer que je suis innocent, que je suis victime d'une erreur judiciaire, m'estinsupportable.Tropdesouffrance. J'apprendscequipasseà la télévisionpar lescopainsdétenusqui,eux,nemanquentpasuneseuleémission.Karennemesurepasalors-sansdoutenelemesurera-t-ellejamais-àquelpointsesreportagesm'ontaidé,dansmaviedetouslesjours,enprison.Plusonévoquemoninnocence,plusl'attitudedesdétenusàmonégardchange.J'étaisunmonstre,untueurd'enfants ; jedeviensunevictimedusystème judiciairecontre lequel ilsonttousunedent.J'obtiensleursoutien.Çamepermetdetenirlecoup.Peuàpeu,jesorsdecettepeaud'éternelcoupablequim'asilongtempsétouffé.Maisjenesuispaslibrepourautant!Letempspasse,letempspasse...Toujourspasdedécision.Pourtant, interrogé à de nombreuses reprises, entre 1998 et 2001, FrancisHeaulmenonseulementconfirmequ'ilestbienpassédanslarueetqu'ilavulesenfantsluijeterdespierres,maisilsemontredeplusenplusprécisaucoursdesesauditions.Ilvamêmejusqu'àdessinerunplan!Ildécritexactementlecheminquipermetd'allerdelarueautalus,etprécisémentàl'endroitoùlesenfantsontétéretrouvésmorts.Enrevanche, ilserefusetoujoursàavouerqu'ilest l'auteurdecescrimes.L'enquête détermine qu'il résidait bien dans la région à cemoment-là et que sagrand-mère l'avaithébergé jusqu'audrame.Cetaprès-midi-là, il s'estabsentédesonlieudetravail,àquelquescentainesdemètresdesvoiesferrées.Lelendemain,

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ils'estmontréextrêmementagressifavecuneemployée,puisilaquittésonemploipoursefaireinternerenhôpitalpsychiatrique.C'esttrèsimportant,caronsaitqueHeaulmeal'habitudedesecacherenhôpitalpsychiatriqueaprèsseshomicides.Unmoyenastucieuxpouréviterd'être interrogépar lapolicequandcelle-cipossèdeson signalement. Et c'est le cas pour le massacre de Montigny ! Des gens onttémoigné. Mais on ne les a pas pris au sérieux. À présent, leurs déclarationsdoivent être considérées comme des pistes respectables. Leurs descriptionsconviennent assez bien à Heaulme, comme celle d'« un grand édenté à vélo ».D'autres lui ont attribueune tailleplusmodeste,mais affirmentqu'il portait unetenuedecyclisteetqu'iltitubait.Certainsprétendentmêmeavoirparléavecluietdisentqu'ilétait ivre -onsaitqueHeaulmeestalcoolique -etcouvertdesang !Sanslamoindreégratignure.Toutcelaàquelquesmètresdulieudumassacreoùiladmet s'être promené... La piste est de plus en plus nette. Les élémentss'additionnent.Maisriennevient.Jesuistoujoursentaule.Letempss'allonge.Uneseconde,c'estuneminute.Uneheure,c'estunjour...Jevaisattendreainsipendantprèsdetroisans.

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LECOUPDEBAMBOU

Jefaiscommechaquematin,jesuismeshabitudes.Leverà5heures,petitdéjeunerencellule,lecourrier,unpeudemusique...C'estlaseulesolutionquej'aitrouvéepournepasmourird'angoisse.Onestle3avril2001.À14heures,lesmembresdelacourderévisionvontstatuersurmonsort.Si jememetsàgamberger, jevaiscraquer.QuandjepensequemamanamisaujourlapistedeHeaulmeen1997!Non,vraiment,ilnefautpasquejelaissemonesprits'échauffer.A7h15, jevaistravailler.Ah!voilàquelquechosequiachangé: j'aiperduma

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placeencuisine.Acaused'unpetittraficdevinavecquelquescamarades.J'aifaitvingtjoursdemitard.Ensortant,malgrémessuppliques,l'administrationarefusédemelaisserréintégrerlescuisines.C'estmafaute,j'auraisdûmetenirtranquille.Etjemeconsoleenmedisantque,pourunefois,j'aiétéenferméàcaused'undélitdont je m'étais rendu coupable. Alors autant assumer les conséquences de mesactesavecbonnehumeur. Je travailledésormaisdans leplusgrandatelierde laprison,àlareliure.Toutelajournéejereliedeslivresqued'autresliront.Dehors,chezeux,ausoleil,suruneplage...Unboulotcommeunautrepourmoiquisuisdéjàusépardelonguesannéesdedétention.C'estfoucommelaprisoncasseunhomme!Maisaujourd'hui, jenemeplainspasd'avoirun travailaussiprenantàaccomplir. Je préfèreme concentrer sur la reliure.Comme ça, je disciplinemonesprit.N'ypensepas,Patrick,n'ypensesurtoutpas...Mes compagnons de détention n'en reviennent pas de me voir aussi calme. Ilsdisent tousqu'ils grimperaient auxmurs s'ils étaientdans lamême situationquemoi.Ilsignorentcequisepasseenréalité.C'estvrai,j'ail'airtranquille,maiscen'estqu'uneapparence.À l'intérieur,çabouillonne! Jecontienstout, j'écrase, jecompresse... Parfois, jeme demande comment tout ça tient dans un corps aussimaigre que lemien.Ces émotions ne demandent pourtant qu'à sortir,mais je lerefuse. Jene saispasextérioriser. Jegarde.Et surtout j'aipeur.Peurdeparler,peur de me faire des idées, je ne veux rien imaginer de positif, j'ai eu tant dedéceptions.Jemesuisblindé.Jen'ysuispourrien.Jen'aipaschoisid'êtrecommeça.Introverti,secret,timide,maladroit.Etjemedisàl'époquequejen'aipluslechoix.Jenepeuxpluschanger,çafaittroplongtemps.Donc,cejour-là,jetravaillecommed'habitudeaulieudem'exciteretdem'agiterdans tous les sens. De toute façon, ça n'avancerait à rien... Et soudain, un criretentit:—Çayest!C'estFranky,uncopain.Cematin,jel'aichargéd'écouterlaradioetdevenirmeprévenir dès que la nouvelle tomberait. Franky se précipite vers moi, hilare. Ilhurle:—Çayest!Çayest!Biensûr,jecomprendsqueleverdictdelacourderévisionvientdetomber.Maisqu'est-cequeçaveutdirececri,«Çayest!»?Moncœurs'estmisàbattrelachamade. Franky me rejoint. Il est dans un état d'excitation hallucinant et ilcontinue à hurler des « Ça y est ! Ça y est ! ». J'ai envie de l'attraper par lesépaulesetdelesecouercommeunprunierpourqu'ilsecalme.Jeprendssurmoietluidemande:—Çaveutdirequoi,Franky?Soisplusprécis,jet'ensupplie.—C'estbon!—C'estbonquoi?Accouche!—C'estoui!C'estcassé!Ils ont enfin cassé le jugement... J'ai le tournis.Frankymeprendpar lebras etm'entraîne jusqu'au fond de l'atelier où il a posé sa radio. Elle est calée sur lafréquencedeFranceInfo.Jem'assiedset j'attends...Encoreattendre!Unquartd'heure jusqu'au prochain flash d'information. Plus question de penser à autre

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chose, de se distraire ou de travailler. Rien pour s'échapper. Juste l'attente. Jen'oseencoreycroire.Jesuisunblocd'angoissepure!Quinzeminutes,trèslonguesminutes, après tant d'années d'injustice... Et puis le voilà, ce flash. « Décisionhistorique... Événement judiciaire... Fait rarissime... » Oui ! la cour de révisioncasse leverdictrendudouzeansplus tôtpar lacourd'assisesdesmineursde laMoselle.Elleannulemacondamnationàperpétuité!Bonsang!Jesouris.Ilyalongtempsquejen'aipasdûsourirecommeça.Jecroisquec'estmonpremiersourired'êtrehumain,digne,depuismesseizeans.Jesuisheureux.Maisjenebondispasdejoie.Çanonplus,jenesaispaslefaire.Lapeurs'estinstalléeenmoidepuistroplongtempspourquej'extérioriselesoulagementquej'éprouve.Etpuisjesuistoujoursenprisonetjenesaispasquandjevaisensortir.Lebonheur,ceseralesoleil,dehors,danslarue,avecpapa,mamanetmonfrère.PatrickDilslibre?Cen'estpasencorelecas.À 16 heures, après une longue attente dans la file des détenus, je peux enfinappeler mon avocat. Je tremble comme une feuille en composant le numéro. Ildécroche.Ilexulte.—Patrick!C'esthistorique!Jevousavaisditqu'onyarriverait.Jesuissiheureux.Vousn'êtespluscoupabledudoublemeurtredeMontigny.Vousn'avezmêmeplusdecasierjudiciaire.Onreprendtoutdezéro.Onvaenfinavoirdroitàunprocèséquitableetvousserezacquitté.Jenesaispascommentj'arriveencoreàtenirdebout.—Ehbien...jesuisheureux,moiaussi.Jenesaispastropquoidire.J'aidumalàréaliser...Petitàpetit,jecommenceàmesurerl'impactdeladécision.Nousavonsfranchilepireobstaclequisoit,celuisurlequelons'étaitjusqu'icicassélesdents.L'erreurest«effacée».Enfin...Façondeparler,parcequ'ilvayavoirunautreprocès.Onvaencoremejuger...—Pourtantc'estvrai!s'écrieMeFlorand.Ilestrarissimequ'unverdictd'assisessoitrévisé,c'estarrivécinqousixfoisseulementenunsiècle.Onestsurlabonnevoie...Ilmarqueunepauseetreprend.Jesenslacolèredanssavoix.—Enrevanche,jesuisdéçuqu'ilsaientrefusévotreremiseenlibertéimmédiate.Ilsadmettentqu'il yaunvraidoute, ilsvousacquittentduverdictdeMetzmaisvousgardentenprison.C'estcontraireauxdroitsdel'hommeetjenevaispasenresterlà.Votrepeinesetransformeenquatorzeansdepréventiveetonn'apasledroitdegarderquelqu'unquatorzeansendétentionpréventive!J'ail'impressionquec'estplusgravepourluiquepourmoi.J'essaiedelerassurer:—Detoutefaçon,jenem'étaispaspréparéàsortir.Jen'ycroyaispas.Alorsjevaisêtrepatient.Moninnocencemetientdebout.—Onvagagner,Patrick! Jevaisvoussortirde là.Ona fait leplusdur. Jevouspréviendraidèsquej'aurailadatedunouveauprocès.Jevouspassevosparentsquisontàcôtédemoi.Àbientôtetcourage!Mamèrenepeutpass'exprimertoutdesuite.Elleesttropémueetveutsecalmerunpeu.Ellemeparleraplustard.Monpèreprendl'appareil.—Ontientlebonbout,monfils.Jesuistellementcontent.Onagagnéunebataille.

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Pas encore la guerre, mais sans cette bataille-là la guerre n'était pas possible.Patrick,onesttouslà,onvatesortirdecetenfer.Quatorzeanspourrien,cen'estpluspossible...Soudain,lavoixdemonpèresecasse.Ilfondenlarmes.C'estlapremièrefoisdemaviequejel'entendspleurer.Mêmeauparloir,iln'ajamaislaissééchapperunsanglot.Jamaisunelarme.Delaretenue,toujours,parrespectpourlasouffrancequej'endurais.Aujourd'hui,ilcraque.Maiscesontdeslarmesdesoulagement.Je me souviens de cette conversation avec beaucoup de tendresse. Tant desentimentsexprimés!Pourtant,onneseditpasgrand-chose:«onestcontents»,«onaremportéunevictoire»,«ilvaencorefalloirsebattre»,«courage»,«tiensbon ». Mais ce ne sont pas les mots qui comptent, c'est le courant qui passe.L'amourquisetransmet.Àl'autreboutdufil,danslebureaudeMeFlorand,onfaitlafête,jel'entends.Desvoix,desrires,lebruitdesverresquis'entrechoquent.J'imaginequ'onadébouchéle champagne et qu'on trinque. J'en profite. Dès que j'aurai raccroché, il nemeresteraquelevacarmedescouloirsdelaprison.Puislesilencedemacellule.Jedemandequ'onmepasseKarenAboab.Tantpispourlescopainsdétenusquifontlaqueuederrièremoi.—J'imaginequec'esttrèsdurdenepasêtreencorelà,Patrick,avecnous,maisçavavenir,meditKaren.Ilfautt'armerdepatience.J'aiconfianceentoi,tulesais.Etn'oubliepasquetum'aspromisdemefairelemeilleurgâteaudumondequandtusortiras...Jesuissûrequ'ilauralegoûtdelaliberté...Jenepeuxpaspenserunesecondequ'une courd'assisesdignede cenompuissemaintenant te condamner,sanspreuve,ensachantqu'ilyavaituntueurensériesurleslieuxducrime.Karens'interrompt,trèsémue,etreprend:—Onestcertainementtoustrèsloindecomprendrecequetuvis,toi,àl'intérieurdelaprison.Mais,sachequedehors,onsebatpourtoi...Entantquejournaliste,jevais faireceque jepeuxpourque lesFrançaisentendentparlerde toi, jusqu'aubout...Ilsm'onttousfaitchaudaucœur.Alors, jeveux leurdireque,moiaussi, je feraitoutcequejepeux.—J'ailachanced'avoirunnouveauprocès.Cecoup-ci,jevaism'exprimer,jevaisleurdiretoutcequejet'airaconté.Tout!Jevaistoutdiredel'enferquel'onm'afaitvivre.Jevaisenfinleurdireenfacequejen'aipastuécesenfants!Jenepeuxpasoccuperletéléphonepluslongtemps.Ilfautquejeraccroche.Lafiled'attentedesdétenuss'allongederrièremoi...La laideur de l'univers carcéralme reprend aussitôt. Ellem'enveloppe dans sesailesdeviolenceetdeténèbres,commeunspectredescience-fiction.Jeregagnemacellule.J'aibesoind'êtreseul,aucalme,etderéfléchir...Jen'aijamaisbaissélesbras,maiscettefoisj'ycroisvraiment.Jesenscommeunparfumdeliberté...Ellenedoitplusêtresi loin,cette liberté,puisque tout lemondesembleenêtreconvaincu.C'estlacourd'assisesdelaMarne,siégeantàReims,quivamejuger.Cettefois-miracle!-jen'attendspasdesannées.Moinsdetroismois.Leprocèsauralieuenjuin2001.

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***

Je déteste les transferts ! L'administration y est contrainte, puisque l'ondoitmejugeràReims.Iln'empêche,c'estunesourced'angoissepourtoutdétenu,mêmeleplus endurci. Pour moi, c'est une épreuve de titan. Si étonnant que cela puisseparaître,quitterToul,oùjeviensdepasserdixans,estundéchirement.Dansmacellule,monpetitunivers,mon«chez-moi»,toutestméticuleusementarrangédesorteque jem'y sentebien.Ailleurs, il faudradécouvrir denouveaux locaux, denouvelles règles ; croiser de nouveaux détenus, des surveillants dont je neconnaîtrai pas lesmanies. Je devraim'habituer aux regards des autres dans ununivers inconnu. C'est extrêmement perturbant, alors que j'ai besoin d'être enpossessiondemesfaiblesmoyens.Etpuis,imaginonsqueçasepassemaletqu'onmeramèneàToul?Lorsqu'onesttransférépourunprocèsetqu'onrevientensuitedanssoncentreinitial,onneretrouvepassacellule.Onvousenattribueuneautre.J'ai demandé au directeur deme gardermon « chez-moi » jusqu'à l'annonce duverdict.Parbonheur,cethommequiatoujourscruenmoninnocenceaacceptédefaire une exception pourmoi... tout enme souhaitant de ne jamais remettre lespiedschezlui.Unpeudestressenmoins...

***

Mondeuxièmeprocèscommencele19juin.Jefaislescentpasdansmacelluleenattendantqu'onm'emmène.Jesuismalàl'aise.J'ailatrouille,onl'auraitàmoins.Je ne me souviens pas d'avoir été aussi nerveux. Sans doute parce que je suisprochedubut,parcequeje jouemavie.Pourtant, jedevraisressentirunpeudejoie,toutdemême!C'estunerevancheformidablequis'offreàmoi.Cellequej'aiattendue,attendue...Maisnon.J'aipeur.Àforcedeprendredescoupsbas...Laportes'ouvre.Jesursaute.Unsurveillantmeconduitaugreffeoùlesforcesdel'ordrem'attendentpourm'escorterjusqu'aupalaisdejustice.Sansménagementilsmepassentlesmenottes,lespoignetsdansledos.Ilsnemeregardentmêmepas.J'ai l'impression d'être renvoyé douze ans en arrière... Les menottes qui meblessent,lefourgoncellulairequipuelatranspirationetlemoisi,legrillagequimesépare du conducteur. Comme autrefois. Mauvais souvenirs... Je suis très malinstallé.Àchaquesecousseduvéhicule,jemecognel'épaulecontrelesparois.J'ailesentimentd'êtreunfauveencage.Apeinesortidelamaisond'arrêtdeReims,leconducteurallumelegyrophareetfaithurlerlasirène.Personnenem'adresselaparole.Pourtant,ilsconnaissentaumoinsmon nom et je suppose qu'ils regardent la télévision ou qu'ils écoutent laradio.Ilssaventbienquesil'onmejugeunedeuxièmefois,c'estparcequ'ilyadesélémentsnouveaux!Maisnon,ilscontinuentdemetraitercommeuncriminel.Jesuisenprincipe,jedisbienenprincipe,présuméinnocent.Celanelesémeutpasle

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moinsdumonde.Untypequ'onvientchercherentaule,c'estuncriminel,iln'yapasdequestionsàseposer.Quellebêtise!Çam'épouvanteetjepriepourquelesjuges et les jurés ne soient pas aussi bornés. Plus le fourgon roule, plus je merapprochedemondestin,plusjepanique.Jetranspireetjetremble.Cettemauditetrouillenemelâchera-t-elledoncjamais?Devantlepalaisdejustice,jevoisunemeutedejournalistes.Hélas!silesmédiasontpusuivreledéroulementdelarévision,cettefoisilsn'entrerontpas:leprocèsdoitsefaireàhuisclos.J'étaismineuràl'époquedesfaits,jesuisdoncencorejugéparunecourd'assisesdesmineurs...Àtrenteetunans!C'estabracadabrant,maisc'estainsi.Iln'yaurapasdepressesurlesbancs.Personnepourassisteràcequivasepasser.Personnepourtémoignerdevantlegrandpublic.J'imaginaisquecenouveauprocèssepasseraitdanslagravité.Etsurtoutdanslasérénité.Encoreunefois,jemenourrissaisd'illusions.Pendant huit jours au lieu des cinq prévus, les audiences se tiendront dans uneambiance détestable. J'ai l'impression que personne n'a envie d'être là etcertainementpaslesreprésentantsdelajusticeàquil'onreprochelaplusgravedeserreurs.Lesfamillesdesvictimessouffrentparcequ'ellesrestentconvaincuesdemaculpabilitéetqu'ellesontlesentimentqu'onremuelecouteaudanslaplaie.Pourelles,c'estunetorture.Quantàmoi,malgrél'espoir,jemesensoppressédanscemauditboxdesaccusés.Etpuisnoussommesenpleinmoisdejuin,alorsilfaitunechaleurépouvantabledanscettesalle.D'heureenheure,de jouren jour, l'énervementgagne tous lesparticipantsà ceprocès. Interrogatoires trop longs, interminable liste de témoins... Les journéessontsichargéesquecertainesaudiencesseterminentà3heuresdumatin.Danscesconditionsdifficiles,lesjuréspeinentàgarderleurconcentration.Parfois,j'aienviedecrierquec'estmaviequisejoue,pourranimerl'attention.Maisjenelefaispas,biensûr.Toutestsiconfusquejenepeuxraconterclairementledéroulementdesaudiences.D'abord,personnen'yapprendrien.Seulecertitude: ilseconfirmequ'onensaitassezpourm'acquitteraubénéficedudoute.Aveclamédiatisationquiaprécédéles débats, il est difficile d'imaginer qu'un seul juré n'ait pas forgé sa convictionavant de mettre les pieds dans le tribunal. On a même droit à quelques coupsd'éclatcontrelefonctionnementdelajusticedontjemeseraispassé.Lespectacle,dans ces circonstances, me désole, même s'il me sert. J'ai envie que cela soitsimple,sérieux,honnête.C'esttout.Soudain, l'inspecteur Marchegay, le comparse de Varlet qui m'a arraché mes «aveux»,entrecommeunhussardenterrainconquis.J'ail'impressiondevoirsurgirunfoufurieux.Avantmêmedeprêterserment,ilmeregardeethurle:—Dilsestcoupable,Heaulmeestinnocentetjevaisledémontrerendouzepoints!Ilapréparésonaffaireetcroitinfluencerlacourmais,àl'inverse,ilchoquetoutlemonde, y compris l'avocat général et celui des parties civiles. Le président et

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l'avocatgénéralsontoutrés,qualifientsonattituded'intolérableetlerappellentàl'ordre. Ils lui font remarquerqu'iln'estpasdanssoncommissariat,maisdevantdes jurésd'assises, et qu'il doit semontrer respectueux.Marchegay repart sansconvaincre personne, honteux, humilié. Quand je pense que cette brute-là m'amanipuléenmedonnantdu«gamin» toutes lesdeuxminutes...Quand jepensequ'ilm'aextorquédesaveux,qu'ildévoilesapersonnalitédevanttoutlemondeetqu'ils'envalibre!Moi,jesuisencoredansleboxdesaccusés,quatorzeansplustard,àbataillerpoursortirdupiègequ'ilm'atendu!Dans le fond, rien n'a changé. Je suis toujours aussi timide, aussi maladivementcraintif, tétanisé par le cérémonial. Toujours trop pudique, presque incapable deparler devant une assemblée, même en me faisant violence. Sans compter lafatigue.Laprisonaffaiblitàunpointqu'onignore.Aprèsquelquesannéesderrièreles barreaux, on manque de résistance physique et intellectuelle. J'éprouve desdouleursdanstoutlecorpset,enfindejournée,jen'aiplusd'énergie.Jeluttepourne pasme refermer surmoi-même. Je veuxm'exprimer. Qu'on neme croie pasabsent.Jeveuxêtrelàetoffrir-enfin!-uneautreimagedemoi.Apparemmentjen'yarrivepas,sij'encroiscertainscommentairesdesmédias.Lesjournalistesn'assistentpasauprocès,certes,maisilssontautorisésàmefilmeretàmephotographierpendantdeuxoutroisminuteschaquejour,avantquenedébutel'audience.Quandj'entredanslebox,encadrépardespoliciers,lesphotographesmemitraillentetlescameramendetélésebousculentpourmefilmer.C'estàceluiquiseraleplusprèsdemoi.Lacohue!Dèsqueleprésidentapparaît,lesjournalistesdoiventquitterlasalle.Aucund'euxn'entendunmotduprocès.Ilsdoiventsecontenterdesimageset,sansdoute,dequelquesindiscrétions.Ilsnedisposentdepresquerien...Maiscertainsd'entreeuxne me ménagent pas. Encore une fois, je suis décrit comme un être froid,impassible, insensible, glacial, dénué de sentiments. On me reproche de ne pasclamer haut et fortmon innocence. C'est faux ! À plusieurs reprises, jeme suisexpliqué.Ilm'arrivemêmedem'énerver.Biensûr,jenememetspasentranse.Jenehurlepas.Jesuismoi-même,maisçan'arienàvoiravecmonpremierprocès.Jemedéfends.Cen'estpasmafaute,toutdemême,sisurlesphotosj'ail'airinquiet,rébarbatif.Jenesuispasunevedettedelachanson!Matête,c'estmatête.Jenesaispascomposer...Bonsang,jeviensdefairequatorzeansdeprison,jenesorspasd'uneréceptiondelajet-set!Onmetencauselefaitquejeportedeslunettes,onditquec'estpour«cacher»mesyeuxderrièredesverresfumés.Cesontdebanaleslunettesdevue:jesouffred'unehypersensibilitéàlalumière.Etqu'est-cequejepourraisbienavoiràcacher?Toutlemondeconnaîttoutdemavie.Cen'estd'ailleurspastrèscompliquépuisquejemesuisretrouvéencabaneàseizeans.Lereste du temps, le moindre de mes faits et gestes a été observé à travers unœilleton.Mêmemamoustacheestcritiquée.Ellemedonneraitun«airmystérieux». C'est la meilleure, celle-là ! Pourquoi n'aurais-je pas le droit de porter unemoustache?Ridicule...Enfait,surlecoup,jesuisscandaliséparcequejesuisbienplacépoursavoirqu'on

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peutcataloguerquelqu'unenquelquessecondes, rienquesursamine.Etçamerévolte.Jesaiscequec'estqued'avoirla«tronche»ducoupableidéal.Dèsqu'onfaitallusionàmonphysique,àma timidité, jemecabre.Cegenred'àpriorim'adéjàcoûtécher:plusdequatorzeansdemavie...Heureusement, beaucoup de journalistes continuent à faire normalement leurtravail.Dommagequeceux-làn'aientpasassistéàmaconfrontationaveclepiredemesaccusateurs,l'inspecteurVarlet.Luim'afaitsortirdemesgonds!Sansdouteparcequejeluidoismonmalheur,maisaussiparcequ'ilestl'hommefaceàquij'aitouchélefonddemafaiblesse,demafragilité...Ehbienilnem'impressionneplus.Alorsjenel'aipaslaissédéballersesmensongessansréagir.J'ensuisfier.Devantletribunal,Varletal'audaced'affirmerquej'aieudroitàuntraitementdefaveur à cause demon jeune âge. Ilm'aurait accordéde nombreuses heures depause,m'aurait nourri correctement et à plusieurs reprises ! À l'entendre, il nem'aurait jamais traitécommeuncoupable. Ilseseraitcontentédemeposerdesquestions et j'aurais répondu librement. Et pour conclure, il affirme qu'il n'atoujoursaucundoute,quejesuislemonstrueuxassassindecespauvresenfants.C'enesttrop!Cettefois,j'intervienssansqu'onm'yinviteetjem'écrie:— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Soit il existe deuxmonsieursVarlet,soitilyadeuxPatrickDils.Jenevoispasd'autresolution,comptetenudufaitquecequevousvenezderaconter,moi,PatrickDils,jenel'aipasvécu.Cequej'ai vécu dans les locaux de la police judiciaire deMetz il y a quatorze ans estcomplètementdifférentdecequevousvenezderaconter.Jesuislepremiersurprisparmavéhémence.J'aimêmetapédupoingsurlatableetjel'aimontrédudoigt!Etpuis,jepoursuis.J'expliquequ'ilétaitdéterminéàmefaireavoueralorsqu'ilnedétenaitpaslemoindreélémentàchargecontremoi.Jeracontecommentilaarrachéleplandumur,aprèsmes«aveux»,encriant:«Çayest.Jetiensuncoupable.»J'insistesurlefaitqu'iladit«un»coupableetpas«le»coupable.Jenebaissepaslesyeux.Jebalancetoutsansjamaislequitterduregard...Ilnefautpascroirequejeme«libère».Non,çam'estpénible.Jeluttecontremanature.Maisjevoisqu'ilcommenceàsesentirmalàl'aise,Varlet,sanssavictime.Ilestdéstabilisé.LepetitDilsfaittremblerleflicVarlet!Tantetsibienqu'àplusieursreprisesleprésidentl'interpelle:—InspecteurVarlet,écoutezcequel'accuséaàvousdire.Alorsilrelèvelatête,penaud,marmonneun«oui,oui,j'écoute»puisrepiquedunez,leregardfixésurlapointedeseschaussures...Non,jenesuispasrestéfroid,impassibleetglacial.J'airépliqué,sansexubérance,quandj'aipulefaire,faceàVarlet.QuandFrancisHeaulme est apparu, ç'a été très différent. Quelqu'un s'attendaitpeut-êtreàcequejebondissesurmespiedsethurle:«Crapule!C'esttoiquiastuélesenfants.Avoue!»Ehbien,non,jenefaispascela.D'abordparcequecen'estpasdansmeshabitudesdecrieraprèsquelqu'un.Etpuisjesuislàpourqu'onm'innocente, pas pour accuser. Même un tueur multirécidiviste. Il existe unfaisceau de présomptions contreHeaulme : sa présence sur les lieux, sa propre

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descriptiondel'endroit,lespierres,sesdéclarationssurlesvélos,lesenfants,destémoignages... Suffisamment d'éléments à charge, précis, prouvés, pour que ledoute me soit accordé. Mais en aucun cas ces éléments ne me permettent demontrercethommedudoigt-mêmesijelevoiscommeunmonstresanguinaire-etdedire:«Coupable!»J'aiétédésignédecettefaçon.Jesuispeut-êtrelapersonnelamieuxplacéeaumondepourcomprendrequ'onpeut,decettemanière,accableruninnocent.Peut-être, qui sait, une attitude accusatrice à son égard me servirait-elle. Maisquatorzeansdeprisonn'ontpasfaitdemoiunsalaud.L'entréedeHeaulmedanslasalled'audiencemeglacetoutdemêmelesang.Pasqu'àmoi,d'ailleurs!Entenduenqualitédetémoin,ilfaitsonapparition,menottesauxpoignets,encadréparsixgendarmes,dansunsilencedemort.Toutlemonderetientsonsouffle.C'estpeut-êtreleplusgrandcriminelquelaFranceaitconnuquis'installesousnosyeux.Vraiment,l'apparencedecetypevousdonnefroiddansledos.Etquandonsaitcequ'ilafait,onadesfrissonsd'horreur.Quelleallure!Grand, maigre, voûté, le visage ravagé, des petits yeux derrière de grosseslunettes,unebouchesanslèvres,vêtud'unechemisesansformeetd'unjeantroplarge...Mais,surtout,ilfautl'entendreparler.C'esttrèsimpressionnant.D'abord,oncroitavoir affaire à un homme simple d'esprit, mais on comprend très vite qu'il estbeaucoupplusmalinqu'iln'enal'air.Ilnetombedansaucunpiège.Ilesquivesanseffort,n'estjamaisenmanquederéponse.Sûrdelui,ilconfirmesesdéclarations.Et rien de plus. Pourtant, on l'interrogependant deuxheures ! À unmoment, leprésident lui demande s'il aurait été capable de tuer les enfants pour les «réprimander».EtHeaulmederépondre,sanshésiter:—Oui,j'auraispulestuer.J'aidéjàtuépourmoinsqueça.J'ai l'impression quemes cheveux se dressent sur ma tête. En quatorze ans deprison,jen'aijamaisentenduundétenuparlerdelamortavecautantdefroideur.Pourtant,desbrutes,desdingues,j'enaivu!Heaulmeappartientàuneespèceàpart.Finalement,quandonluidemandes'ilmeconnaît,ildéclare,dutacautac:—Non,jeneconnaispasPatrickDils.Jel'aijustevuàlatéléetdanslesjournaux...Ilmarqueunepause,setourneversmoietmeregardedroitdanslesyeuxavantd'ajouter:—Jesaisquetuesinnocent.Jesaisbienquecen'estpastoi.Bonnechance.Nous ne sommes qu'à quelquesmètres l'un de l'autre.Ce regard ! Je suis aussibouleverséqueterrifié.Etjeréponds:—Merci.Surréaliste!JesuisentraindediremerciàFrancisHeaulme.C'estsortitoutseul,malgrémoi. Jeremerciecemonstrueuxpersonnage... J'aihonteet jenesaispasquoifaire.Maispourquoisuis-jesiimprégnéparma«bonneéducation»?Ellemefaitfairedeschosesahurissantes.J'entends«bonnechance»,alorsjedis«merci»! Il m'aurait dit cela en m'enfonçant un poignard dans le dos, je l'aurais quandmêmeremercié...Si j'étaismoinsperturbé,chamboulé, je luidirais :«Commentsais-tuquecen'estpasmoi?»Sansdoutetrouverait-illemoyendesedéfiler,mais

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j'auraisaumoinsposélabonnequestion.Non...J'aidit«merci»!Aujourd'hui encore jem'enveux.C'estun souvenirpénible.Mais cen'estpas leplusdouloureuxquejegardedeceprocès.Ilyaeubienpire...Unjour,leprésidentaexigéquej'examinelesphotosdescadavresdesenfants.Quandellesmeparviennent,danslebox,jen'aipaslamoindreidéedecequ'ellesmontrent.Onnemelesajamaisfaitvoirauparavant,nilorsdesinterrogatoires,nipendantmonpremierprocès.Alorsjeregardelepremiertirage...etjemanquedem'évanouir.C'estindescriptible,inimaginable.Pourtantmillefois,dixmillefois,j'aipenséaucalvaired'AlexandreetdeCyriletj'aiessayédeconcevoiruneimagedeleurscorpsmeurtris...Mais,Seigneur...pasça!Lesmotsexistentpourdirecequejevois,maisjeneleferaipasdanscespages.Ilnefautpas.J'ai l'impression que l'ombre de lamort s'est infiltrée dans la salle. Je suffoque,tétanisé.MeBecker,quibiensûrestprésentavecMeFlorand,serendcomptedemastupeuretdelasouffrancequim'estinfligée.—Patrick,medit-il,sic'esttropdurfermelesyeux,neregardepas.Situnepeuxpas,riennet'yoblige.Maisleprésidentinsiste.Jenepeuxpasluiobéiretjeréplique:— Ce n'est pas possible, c'est l'œuvre d'un boucher. C'est un massacre, unehorreur.Cen'estpasmoiquiaifaitça.Moijesuisinnocent.Jenelesaipastués.Le temps a passé, depuis... Et comme tout le monde j'oublie certaines choses,mêmedesémotionsintensess'estompent.Maispasça,paslesphotosdescadavres.Quandj'ypense,lesimagesmeviennentàl'espritaveclamêmeprécisionmacabre.Çaresteracommeça.C'estgravédansmatête.Jevivraiavec.

***

Finalement,l'horribleépreuvequ'estceprocèss'achève,onenvoitlebout.Vientle tempsdesplaidoiries.Cellesdemesdéfenseursdurerontplusdetroisheures.MeFlorandetMeBeckersesontpartagélatâche.Jenepeuxcontenirmeslarmestellement je suis ému. Ils démontrent que personne n'aurait pu commettre ceshomicidesenmoinsdeneufminutes.Surtoutpasmoi.IlsprouventparAplusBquejen'aipaspuperpétrercedoublemeurtre.Biensûr,ilsinsistentsurlatroublanteprésence de Francis Heaulme sur les lieux. Ils sont extrêmement convaincants.D'ailleurs j'ai l'impression qu'il y a beaucoup de convaincus dans cette salle,puisquel'avocatgénérallui-mêmeestpersuadédemoninnocence.Ildemandeauxmembres du jury dem'acquitter, appuyant sa thèse non pas sur la présence deHeaulme,maissur le faitque jenepeuxmatériellementpasêtre l'auteurdecescrimes.Tout lemonde semble partager son avis, à l'exception des familles des victimes.Ellessontscandaliséesenentendantleréquisitoiredel'avocatgénéral.Jesuislepremieràlescomprendre.Voilàquatorzeansqu'onleurditquejesuiscoupable,qu'elless'efforcentde faireun impossibledeuiletdeseconsolerenpensantquejusticeaétéfaite.Etvoilàqu'onleurditqu'ilyaerreur,qu'ellesdoiventravaler

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leur haine demoi. Qui pourrait faire ça, en huit jours ? Je ne peux pas leur envouloir.Quand le jury se retire pour délibérer, j'ai retrouvé confiance. Finalement, lesaudiences m'ont été globalement favorables. Et, souvent, les jurés suivent lesrecommandationsde l'avocatgénéral.Autantdireque jesuisvirtuellement libre.Cen'estplusqu'unequestiond'heures.Toutefois,àlafindesdélibérations,quandlasonnerieretentitdansletribunal,j'aile frisson, comme à Metz, douze ans auparavant. Aucun être humain ne peuts'habitueraufaitqued'autreshommeslejugent.Pourmoi,ilssesontdéjàtrompésune fois. Ça peut recommencer... Je chasse cette pensée atroce.D'ailleurs,mesavocatssontsiconfiants!Ilsparviennentàcalmermonangoisseetàlimitermoninquiétude.Ilyaquelquesminutes,MeFlorandm'aditquejedîneraisdehors,cesoirmême,etm'ademandécequejevoulaismanger.J'airépondusanshésiter:—Unepizza!Pasdepizza,enprison,jamais.Çafaitquatorzeansquejen'enaipasgoûté.Non,vraiment,iln'yapasdecrainteàavoir...Justeunetoutepetiteinquiétude:ladécisionauraitdûintervenirassezvite,orlesjurés ont délibéré très longtemps, plus de six heures. Trop longtemps pour queleursdébatssesoientdérouléssansaccroc.Jemerassureenmerépétantquetoutplaideenmafaveuretqu'iln'estpasimaginablequ'onmerenvoieenprison.J'ailecœurserré,maislaconfiancel'emporte.

***

Lemomentvenu,jeregagneleboxdesaccusésenmedisantquejelevoispourladernièrefoisdemavie.Encorequelquesminutesdepatienceetjevaisretrouvermaman,papa,monfrère.Jevaislesserrerdansmesbras...Demain,jevaisavoirtrente et un ans. C'estmon anniversaire et nous allons le célébrer en famille !Qu'onenfinisseviteavecceprocès.Onenfinit,eneffet.Commelapremièrefoisoùj'aiétéjugé,leprésidentposeunequestionetdonneaussitôtlaréponse.— Patrick Dils est-il coupable du double homicide perpétré sur les personnesd'AlexandreBec-krichetdeCyrilBeining?Etleverdicttombe:—Coupable...J'ail'impressionqu'undrapglacévientdem'envelopper...Jen'aipasbienentendu,jen'aipascompris...Cen'estpaspossible!Mesavocatsseretournentversmoi.Ilssontlivides,effarés.Danslasalle,unbrouhahatrahitl'incompréhensiongénérale.Jen'osepasregarderendirectiondemesparents.Jenepourraispassupporterladouleurquejeverraissegraverdanslestraitsdeleursvisages...Leprésidentenchaîne:—Vingt-cinqannéesdedétention.

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La terre vient de s'ouvrir sous mes pieds. Un instant, ma vue se trouble. Jen'entendsplusrien,jenecomprendsplusrien.C'estcommemourir.Ungouffredeténèbres...Etpuis,lesangcouleànouveaudansmesveines.Cequiarrivedépassel'imagination.Jeserrelesdentspournepasgémir...Maisqu'est-cequejevaisfaire? Qu'est-ce que je vais devenir ? Pourquoi est-ce que l'on veutm'écraser ? J'aibesoin d'aide. Je cherche un regard ami, un mot d'explication. Ce scénariocatastrophe,personnen'osaitysonger,mêmepaslespartiesciviles...Lesforcesdel'ordrem'entraînenthorsdelasalled'audience.C'esttoutjustesij'aiconscience de bouger. On me conduit dans une petite pièce où je vais pouvoirm'entreteniravecmesdéfenseurs.Ilsentrent.Ilssonteffondrés.—Onnesaitpascequis'estpassépendantcessixheuresdedélibéré,medisent-ils, mais on le saura. Nous étions vraiment persuadés que tu allais sortir. Toutlaissaitàpenserquenousavionsconvainculesjurésdetoninnocence.Pourlapremièrefois,jelesvoisdésarmés.Jamaisauparavantilsn'ontflanché.Ilssesontbattussanstrêve,sansrelâche,pourmoi.Maislà,jesensqu'ilsnesaventmêmeplusquoipenser.Ilsseraientbienincapablesdemeremonterlemoral.—Qu'est-cequ'onfait?medemandent-ilsenmeregardantavecgravité.Cette question agit surmoi comme un coup de fouet. Je nemarche pas ! Je nebaisseraipaslatête!Jenem'inclineraipas!Ilssesonttrompésdeuxfois,tantpis!Lapeinedevingt-cinqansqu'onvientdem'infligermepermet,grâceausystèmedesremisesdepeineetcomptetenudemesquatorzeansdedétention,desortirdansquelquesmoisàcoupsûr.Maispar lapetiteporte.Coupablemais libre.Etalors ça, pasquestion !Qu'est-cequ'ils croient, ceuxquim'accablentdepuisdesannées ? Que le petit Dils va trimbaler dehors le fardeau du tueur d'enfants ?Jamais!Quelquesjoursavantqueleprocèsnecommence,MeFlorandm'aexpliquéqu'unenouvelleloipermetdésormaisdefaireappeld'unprocèsd'assises.Biensûr,si je réclame un autre procès et que je l'obtiens, je cours le risque d'être denouveaucondamnéàlaperpétuité...Maistantpis!Jepréfèreça.Jen'aipasréfléchiunesecondedeplusavantderépondreàmesavocats.—Jesuisinnocent,Maîtres,etjesortiraiparlagrandeporte.Plutôtl'enferdumondecarcéralqueledéshonneuràperpétuité,àl'airlibre.Brisépourbrisé,autantlutter.Jedécidededonnerunetroisièmechanceàlajusticedetrouverlavérité.Moi,mêmederrièredesbarreaux,j'ail'âmepropre.—Jecontinue,Maîtres.Jevaismebattre,jusqu'aubout.

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INNOCENT!

Lacourdelamaisond'arrêtdeReimsestsurpeuplée.Desgroupesdedétenus,desinconnus pour moi, bavardent ou jouent au foot sous un soleil de plomb. Je visdésormais parmi eux. Aujourd'hui, 30 juin 2001, ils ne font pas attention àmoi,malgrélamédiatisationexceptionnelledontj'aifaitl'objet,etc'esttoutjustesijelesvois.Leprocèsm'aépuiséphysiquement.J'aimalauxjambes,auxpieds,audos.J'essaiedemedégourdir.Jemarchedanslacour,commeunboxeurgroggy.Monderniercombatamaltourné...Etc'estmonanniversaire.J'aitrenteetunans,prèsde lamoitiédemavieaétégâchéeenprison.Auprogramme,pasdegâteauenfamille, pas de pizza avec mes avocats. Solitude et dégoût de tout. De moi, enpremierlieu.Jenemesupporteplus...J'aibeaucrieràl'injustice-elleestréelle,absurde,effroyable-jesaisaufonddemoipourquoijesuisencoreenprison,alorsque1'«accusateurpublic»lui-mêmesouhaitaitmon acquittement. C'estma faute ! Jeme suismal défendu. Dans unprocèsd'assises,onn'apasledroitdes'enremettreà100%àsesdéfenseurs.Ilfautêtrelà,etbienlà.Aumaximumdesescapacités.L'idéequelejurys'estfaitedemoim'adesservi.Ilsnem'ontpasaimé,n'ontpasétéémusparmasouffrance.Jemedemandes'ilsm'ontcruquandjeparlais.J'aifaitquelquestentatives,contreVarletparexemple,maisjen'aipasétéàlahauteurdel'événement.C'étaitàmoide fairecomprendreaux jurésque j'avaisété le jouetd'unemanipulation. J'enaiété incapable... Jenepensequ'àça. Jen'aipasdonné lemeilleurdemoi-même.Mêmepaslequartdecequej'avaisdanslestripes.J'aiéténul.Unpointc'esttout.Ilfautquejechangesijeveuxneplusmemontreraussimauvaisàmontroisièmeprocès.Jevaisd'ailleursêtrelepremierindividuà«bénéficier»detroisprocès.Jeme serais bien passé de ce record. Mais c'est un fait et ce sera ma dernièrechance. Je devrai être bon, humain, crédible, imparable, solide, intransigeant,virulent... J'en souris. C'est impossible ! Je n'y arriverai pas. Dumoins pas toutseul.Ilmefaudraitdel'aide.Maisàquidemanderdel'aidedanscedomaine,quandonestenprison?Etdeplusdansunemaisond'arrêtoùl'onneconnaîtpersonne,oupresque?Ici,àReims,plusieursdétenusmeparlentmaisunseulestprêtàm'aider:PierreLefèvre.Ilpurgeunelonguepeineetestrégulièrementvenuauxnouvelles,lesoir,aprèslesaudiences.Pierre,dit«Pierrot»,dit«Papy»,estuntypechaleureuxet

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attachant. Taille moyenne - environ un mètre soixante-dix -, mince, le visageémacié,lefrontlégèrementdégarnietdescheveuxcourts,bouclés,poivreetsel.Acinquante-troisans,Pierrotal'aird'unjeunepapysympa,intelligentetmalicieux.Issud'unmilieumodeste,cepetit-filsdeverrierestunboute-en-train,toujoursdebonnehumeur,généreux,curieuxdetout.Onsedemandepourquoiunhommeaussicharmantestsouslesverrous.Pourquoiilcroupiticidepuisquatreans,avecseptansdedétentiondevantlui,auminimum,pourenfiniravecsapeinedesûretédeonzeans...Moijelesais,maisjenelediraipas.Toutêtrehumainadroitaurespectdesavieprivée. Pourtant ce qu'il a fait est abominable,mais je laisse à sa conscience lalibertédeleharceler.Quantàmoi,onm'auraitditilyaquelquesannéesquecethomme deviendrait mon ami, et mon meilleur soutien, je ne l'aurais pas cru.Seulementc'estainsi.Jen'aipaschoisidevivredanscetunivers,onm'yamisdeforce.Çam'apermisdecomprendreunechose:l'adageselonlequelilvautmieuxvivreseulquemalaccompagnénevautquepour leshommes libres.En taule, lerespectdeceprincipeéquivautàunsuicide.D'abordphysique.Seul,entrequatremurs, on ne survit pas. J'en sais quelque chose. Isolé, silencieux pendant desannées, j'ai été humilié, violé, battu sans que jamais personne ne prenne madéfense.Suicidepsychiqueaussi.Avivreavecsoi-mêmederrièrelesbarreaux,onsedévoredel'intérieur,onsebrûlel'espritetl'âme.Ilfautparler,échanger,pourresterunêtrehumainavectoutesatête.Oupresquetoutesatête,parcequeladétention rend fou,unpetitpeu,ouvraimentbeaucoup, çadépend.Maisellenevouslaissepasindemne.Alors...onnerefusepasunemaintendueparunhommesincèreetdésintéressé.C'estvital!JenesaispaspourquoiPierrots'estprisdesympathiepourmoi.«Jenesupportepasl'injustice!»affirme-t-il.Etiladmirelecouragequej'aieudepréféreruntroisièmeprocèsàunelibérationconditionnellerapide.—Tuasraisond'avoirchoisidetebattrepoursortird'iciblanchi,medit-ilunjour.Tuvasleurdémontrerquetuesinnocent.Jesuisraviqu'ilm'approuve.Pierreestexpertenprocéduresjudiciaires.ÀReims,touslesdétenusleconnaissent.Ilsviennenttoujourslevoirlorsqu'ilsontbesoindeconseilsjuridiques...Maisjesuismoinsenthousiastequelui.Jenesuispassûrdutoutdepouvoir«démontrer»quoiquecesoitàdesjurés.Lesseuleschosesquejesachefaire,c'estmefairedétesteretinspirerladéfiance!—Jevoudraisbienquetuaiesraison,Pierrot...Maisjemedemandesijenevaispasencoreunefoism'attirerlahainedesgensauprocès.Jenesaispascommentm'y prendre pour ne pas être complètement tétanisé quand je pénètre dans cemauditboxdesaccusés!Iln'hésitepasuneseconde.—Tuveuxquejet'aide?Surpris,jeledévisage.Est-cequ'ilsemoquedemoi?Ilal'airsincère.J'hésite:— Je ne vois pas trop comment tu pourrais me donner un coup demain. Je necomprendsplusrien.Jesuisfatigué...—Est-cequetuesprêtàmefaireconfiance?Iln'aaucunintérêtàmesoutenir,rienàygagner,sinondessoucis,desproblèmes.

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Jesensqu'ilfaitçapargénérosité,etparcompassion.Ilestlaseulepersonne,enprison, à m'avoir cerné et à avoir osé me dire ce qu'il pensait de moi... Et sij'acceptaissonaide?—Jesuisprêtàt'écouter,Pierrot.Àtoutfairepourm'ensortir...Tuasuneidéederrièrelatête?—Situjouescartessurtable,oui.—Jen'airienàcacher!—Tuesd'accordpourmemontrerlespiècesdetondossier?—Biensûr.—Alorsjevaisfairelenécessairepourquenoussoyonsdanslamêmecelluleafinquenouspuissionstravailleràfond,touslesjours.—Tucroisquec'estpossible?—T'inquiètepas!—Çamesemblegros,quandmême.—Tuasditquetumefaisaisconfiance,alorsoncommencetoutdesuite.C'estmonboulot denous réunir... Je vais t'aider, Patrick.Et tu vas voir : cette fois, tu lesauras!J'acceptesaproposition.Jen'airienàperdre.Jenesaispasencorequandauralieulenouveauprocèsmaisjesuisdécidéàm'ypréparer.Àmedébarrasser,sipossible,decetteredoutabletimidité.Àneplusmelaisserimpressionner.Àneplussombrerdans lemutismedèsque lapeurm'envahit. Jedoisapprendreàextériorisermessentiments.J'aicomprisquel'imagequejedonnedemoiestimportante,aumêmetitrequeledossierdeladéfense,puisquelesargumentslespluspertinentsdemesavocatsontétécontrebalancésparunemoustache«mystérieuse»etdeslunettes«dissimulatrices».C'estdifficileàadmettre,maisc'estainsi.Quelquesjoursplustard,PierreLefèvrem'annoncequ'ilestparvenuàconvaincrel'administration de nous laisser partager lamême cellule. Immédiatement, je luiaccordeune totaleconfiance...Et jemedécideà l'appeler«Papy».Entrenouss'établitbientôtunerelationfortebaséesurlerespect.Papyestconvaincudemoninnocence et s'efforce deme faire prendre conscience du blocage psychologiquequejetraînedepuisdesannéesetquim'empêchedecommuniquer.Sitoutlemondemedécritcommeunêtrefroid,dénuédesentiments,c'estquemonattitude,d'unecertainefaçon,provoquecetteimpression.Alorsqu'àl'inverse,intérieurement,lesémotionsmesubmergentetmebouleversentenpermanence.C'estsurcepointquePapymeferapeuàpeutravailler.Maisilneselancepasauhasard.D'abord,ilneveutplusrienignorerdemonaffaire.—Voilàcommentonvaprocéder,explique-t-ildèslepremierjour.Jevaisétudiertoutes les pièces du dossier et surtout des procès-verbaux. Ceux de la défensecommeceuxdel'accusation.Ensuite,ensemble,onvalesdécortiquer,lesanalyser,lescomprendre.J'acquiesce,mêmesijenevoispasbienoùilveutenvenir.—Pourêtreàl'aise,reprend-il,etcapabledet'exprimeravecforceetconviction,ilfaut que tu connaisses le sujet totalement... On va commencer par « l'arête de

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poisson ». Je vais te préparer à répondre à toutes les questions susceptibles det'êtreposées.Ainsitunetelaisserasplusdésarçonnerpard'éventuellesattaques,accusationsouconfrontations.EnplusdedécortiquerlesP-V,onvaaussiparlerdeton vécu, c'est important. C'est même très important... Mais attention, je tepréviens, il va falloir bosser ! Je ne te demande qu'une chose, c'est de ne pasrechignerdevantletravailquejevaisteconfier.Rienneserafacileetilnefaudrapaslâcher!OK?—Çamarche ! Je teprometsque je feraidemonmieux,Papy. Jeveuxvraimentm'ensortir...Qu'est-cequec'est,«l'arêtedepoisson»?—C'esttoutsimplementunelignehorizontalequisymbolisetonaffaire:lecrimeetlesprésencesàproximité.Agauche, l'heurededémarrageetàdroite l'heuredefin.Danscecréneauhoraire,onvaplacerlestémoins.Onvapouvoirsituerdansletempstoutes lespersonnesquisont intervenuesdans larueetnoterexactementquiafaitquoi.Lebutdel'arêtedepoissonestdemieuxpositionnerlesévénementsdans un espace-temps précis. En schématisant de la sorte, tu pourras mieuxcomprendrel'imbricationdesdifférentstémoignagesdansl'intervalledetempsoùl'ont'accused'avoirtuélesgosses.—Vapour«l'arêtedepoisson»!Nousnoussommesmisautravailimmédiatement.Etçaaduréquatremois.Chaquematin, avant de se rendre au service informatique où il bosse, Papymedonnedesprocès-verbauxàétudier.Jesuisen«transit»àReimsetjen'aipasdeboulot. J'ai toutmon temps. J'étudiedonc cequ'ilm'adonné, jusqu'à son retour,vers 11 heures. Nous restons alors en cellule pour décortiquer mon travail dumatin.Biensûr,Papysoulèvedesquestionsauxquellesjen'aijamaispensé.Petitàpetit,jedeviensplusattentifetsurtoutplusvifd'esprit.Jedécouvremêmedanslesprocès-verbauxdesélémentsquim'avaientéchappé.GrâceàPapy,jemesensenfinacteurdemonhistoire.Jenesuispluslepiteuxspectateurducarnage.Moiaussijemebats.Après ce travail d'étude, quel que soit le temps, Papy et moi descendons enpromenade.Chaqueaprès-midi,assis surunpetitbanc,en facedemoi,Papymeprépare aux interrogatoires et aux confrontations futures avec les témoins. Ilinsistepourquejesoisprécis,quejechoisissemesmots,mesphrases,etletonsurlequeljelesprononce.—Plustuaurasl'airsûrdetoi,plustuparaîtrascrédibleauxyeuxdesjurés.—D'accord, Papy,mais ce n'est pas facile d'être précis sur des événements quiremontent à quinze ans, surtout quand on n'a rien à se reprocher et qu'on seretrouvenéanmoinsaccusé.—C'estpourçaqu'ilfauts'entraîner!En fait Papy devient mon coach, comme si j'étais un boxeur à l'approche d'unchampionnatdumonde.Ilm'apprendmêmeàparlerhautetfort.Jenesaispass'ils'estmisdanslatêtedeme«débloquerpsychologiquement»,mais,danscecas,ils'attaque à unemontagne ! Il ne seménage pas et nememénage pas. Surtoutquandilm'entraîneàcontrerl'inspecteurVarlet.Çamerendsinerveuxd'affronter

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l'hommequiabrisémaviequejenetienspasenplace.Papyestobligédemefaire«répéter»enmarchantdanslacour.Il joueàmerveillelerôledel'inspecteur:odieux, impatient, menteur, de mauvaise foi ! Et chaque fois que « Varlet » mecoince,àforcederuseetdemensonges,Papysortdesonrôle,m'expliquel'erreurquej'aicommise,etrectifiemesinterventions.— Varlet va maintenir que, pendant ta garde à vue, il t'a fait bénéficier d'untraitementdefaveur,àcausedetonjeuneâge.—C'estcomplètementfaux!— Je le sais,mais lui, il va le dire. Et toi, il va falloir que tu répliques quand ildéclarera:«PatrickDilsaététrèsbientraité.Mieuxquen'importequi.Ilavaitàpeineseizeansetbienentenduj'enaitenucompte.»Jemelance:—C'estpasvrai!Lorsdel'interrogatoirejen'aipaseuàmanger...VolontairementPierrotm'interrompt,commel'afaitVarletauprocèsdeReims,etmecontre:—Maissi!coupe-t-ilavecvéhémence.Onnepeutpasgarderquelqu'unengardeàvuesansluidonneràmanger!Etdetoutemanière,pourcequiconcernelesrepas,toutaétéconsignédanslesprocès-verbaux.Etvoilà,jesuisbloqué...Jenesaisplusquoirépondre.Papymesecoue:—Enfin,Patrick!Cen'estpasparcequec'estécritsurunmorceaudepapierquetuasvraimenteuàmanger !Réfléchisdeuxminutes : ilpeutavoirnotécequ'ilveut. Ne te laisse pas démonter aussi facilement. Tu ne dois pas te laisserterroriser par ce Varlet... D'abord tu vas parler plus fort. Ensuite tu vas meregarderdanslesyeux.Il faut ledéfier!C'est luiquidoitavoirpeur,parcequ'ilment.Etdansuntribunalquiplusest,alorsqu'ilajurédedirelavérité!...Tun'esplusunenfantetluin'estplusenfonction.Ilnepeutplustefaireaucunmal!Enrevanche,toi,enl'accusantdementir,tupeuxluinuire.Alors,tucomprends,leplusfortdesdeuxc'esttoi!Etilfautqueçasevoiedesuite.Tudoisêtreconvaincantenlecontrant.Àtoidepersuaderlesjurésquetudisvrai.Dis-toiquesituarrivesàlesconvaincresurdespetiteschosescommeça,tuarriverasà lesconvaincredetoninnocence.Enrevanche,siVarlettebloque,lesjuréspenserontquetumensettuneseraspluscrédible.Atoidejoueretnenégligerien.Tudoisêtreexcellenttoutletemps.Sansrépit.C'estladernièrelignedroite,Patrick.Tudoislacouriràfond!Aprèstupourrastereposer.FormidablePapy!Cethommem'atantapporté!Jeluidoisengrandepartiecequeje suis aujourd'hui. Il a fait un miracle : il m'a totalement transformé. Nonseulement il m'a réellement « débloqué psychologiquement », comme il lesouhaitait,maisilm'adonnéconfianceenmoi.Enseulementquatremois,letempsdemonséjouràReims,avantqu'onmeréexpédieàToulpourattendre-sixmois-montroisièmeprocès.CeluideLyon.Jamaisjen'oublieraiPapy,etsesconseils.Merci...Quiquetusois,quoiquetuaiesfait,merciPapy.

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Touslesfourgonscellulairesneseressemblentpas.AvantdemonterdansceluiquimeconduitaupalaisdejusticedeLyon,j'auraisjuréducontraire.Pourtant,commeles autres, ce fourgon-là est laid, puant, brinquebalant. Ceux quime gardent oupilotent l'engin ne sont pas plus courtois que d'habitude. Etmoi, dedans, je suisballottédanstouslessens.Jevois lemondederrièredesgrillages.Lesmenottesmeblessent.Maiscettefois,c'estdifférent.Riendetoutcelanemegêne.Jem'enfiche.Onauraitpum'attacherdansunecharrette,commeonlefaisaitautrefois,çane m'aurait pas humilié. Il en faudrait plus pour me déstabiliser... J'ai hâted'arriver.Etdemebattre.Dans lessemainesquiontprécédé,quandilsvenaientauparloirouquandilsmetéléphonaient,c'est tout justesimesparentsmereconnaissaient. J'exagère,biensûr, mais j'ai vu papa et maman échanger des regards étonnés en m'entendantavancerdesargumentsconcernantmadéfense.Parfois,ilyavaitdesblancsauboutdufil,parcequ'ilsn'enrevenaientpasdemadéterminationàaffrontercetteultimeépreuve.Épreuve,oui,maiscemotn'apluspour moi le sens de calvaire ou de torture. C'est un match, une rencontre, unexamen, un concours, ce qu'on veut, mais avant tout un moment de ma vie quim'appartient,etdontjeveuxsortirvainqueur.Plusqueça:jeveuxensortirgrandietmeilleur,pourtoujours.Enquelquesmoisjesuisdevenuunhomme.Jem'assume.Oh!bienentendu,jeneme suis pas transformé en héros de film d'aventures ni en fort en gueule, etcertainementpasenorateur.Maisjesaism'exprimer,j'enaienvie,mêmesijedoisencoreme faire violencequand il fautme lancer.C'est sansdoutepeudechosepour une grande majorité des gens, mais pour moi, à l'intérieur, c'est unerévolution. Il faut imaginer ma psychologie comme une grotte ténébreuse... Etgrâce au « coaching» dePapy, je viensd'en trouver l'issue ! La lumière !C'estencoreunevoieétroiteet tortueuse,mais jeconnais lechemin. Jesaissortirdemoi-mêmepouroffrirauxautresuneimagemoinsnégative,moinsdésastreuse.Jeneveuxplustraînerderrièremoicettesaleombredecoupableidéal.D'ailleursilneresteplusgrand-chosedemaculpabilité.Entreledeuxièmeprocèsetcetroisièmequivas'ouvrir,ils'enestpassé,deschoses!Ettoutesenmafaveur.Lapremière,laplusimportante:unecontre-enquêtedelagendarmerie,ordonnéeparlaprésidente.Pendantplusieursmois,uneéquipecomplèteatravailléàpleintemps sur l'affaire, en bénéficiant de moyens financiers importants et d'unetechnologiedepointe.Aupointque lapresseabaptisé« cyber-gendarmes» leshommes qui composaient ce groupe. Grâce à des logiciels sophistiqués, ils ontcroisélescentquatre-vingt-quatorzetémoignagesenleurpossessionafind'établirdes « points d'appui ». Autrement dit, ils ont recoupé les informations pour lesplacer sur une échelle de temps et établir des faits précis, incontestables... L'«arête de poisson » de Papy ! Mais parfaitement scientifique. Leur systèmefonctionneainsi:siunpremiertémoinavulesvélosà17h15àunendroit,siundeuxièmelesavusexactementaumêmeendroità17h30,untroisièmeà17h35,unquatrièmeà18heures,lesgendarmesconcluentque,de17h15à18heures,lesvélosn'ontpasétédéplacés.Autreexemple:si,àuneheureprécise,untémoinm'a

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vudans larueenunpointAetqu'undeuxièmetémoinm'avudeuxminutesplustarddans lamêmerue,enunpointB,àcentmètresdedistancedupointA, lesgendarmesétablissentquejemetrouvaisbiendanscetterueàl'heurediteetquejemedéplaçaisdupointAaupointB.Aucunflou,aucuneapproximation.Jamaisunereconstitutionaussiprécisen'aétéréalisée.Cesnouveauxenquêteursontdéterminéquelesenfantsontdonnésignedeviepourladernièrefoisà17h15.C'estfondamental!Lesparentsd'AlexandreetdeCyrilpartent à leur recherche, à pied, à 18 h 20. Puis, à 18 h 35, ils prennent unevoiture.Entre18h45et19heures,lesparentssetrouventaubasdutalus,prèsde leur véhicule.Moi, je rentre de laMeuse vers 18 h 55.Un faitmaintes foisconfirmé. Dans toutes mes déclarations j'explique avoir vu, vers 19 heures, enremontant la rueaprèsavoirétéchercherdes timbresdans labenneàordures,unevoituredontlespharesétaientallumésetquiétaitstationnéeaubasdutalus.Selon les gendarmes, si j'avais tué les enfants après avoir fouillé les poubelles,entre18h55et19heures,jeseraisforcémentpassédevantlesparentsaupieddutalus. Et j'aurais ensuite escaladé ce talus et assassiné Alexandre et Cyril, àquelquesmètres seulement de leurs parents, sans que ceux-ci entendent un cri,sans qu'ils notent la moindre agitation ? Les gendarmes sont formels : c'estimpossible.Deleurpointdevue,lefaitquelesenfants,turbulents,nesesoientplusmanifestédepuis17h15laissesupposerqu'à19heuresilsétaientdéjàmorts.Ilsconcluentquejenepeuxpasêtrel'auteurdescrimespuisquejen'étaispaslàaumomentoùceux-ciontétécommis.C'estd'ailleurslaversioninitiale,découlantdel'expertisedulégistequiétablitlamortdesenfantsautourde17ou18heures.Cethorairen'aétémodifiéquepar lasuite,aumomentdemes«aveux»,pour leurdonnerdel'authenticité.Semblables déductions pourraient suffire à mon espoir, bien sûr, mais lesgendarmesnesesontpasarrêtéslà:ilsontcherchéàsavoirs'ilexistaitdansmesaveuxundétailqueseullemeurtrierpouvaitconnaître.Defaçonexhaustive,touslesarticlesdepresseontétédécryptés,ainsiquelesreportagesaudiovisuels.Leurconclusionestsansappel:jen'aipasdivulguéuneseuleinformationquin'aitdéjàétédanslapresse.Enfin,lesgendarmessesontintéressésàFrancisHeaulmeavecunsoinparticulier,surtoutencomparantsonmodeopératoireetlesconstatationsfaitessurlascènedecrimedeMontigny.Similitudesqu'avaientdéjàsoulevéesDominiqueRizetetMe

Florand,maislàc'est«officiel».L'undesdeuxenfantsaétéretrouvéavecsonpantalonbaissé jusqu'auxgenoux.Francis Heaulme est fasciné par les organes sexuels à cause de sa propremorphologie(sestesticulesontlatailled'uneolive).Ildéshabillesesvictimes.Laplupartd'entreellesétaienttotalementoupartiellementnuesquandellesontétédécouvertes.Aucunen'aétéviolée.Lesenfantsnonplus.DescordelettesontétéretrouvéesprèsdecertainesvictimesdeHeaulmeetilyenavaituneàMontigny.Francis Heaulme défèque parfois à côté des corps et l'on a noté la présenced'excrémentsàproximitédesenfants.LesgendarmesmettentenrelieflaviolencedescrimesdeHeaulme,sonacharnementsurlescorps.ÀMontigny,lecrânedesenfants a été fracassé si violemment que des morceaux d'os et de substance

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cérébraleontétéprojetésautourdescorps.Heaulmeutilisedespierres.Heaulmeagitsansmobileapparent.Ilattaquelorsqu'ilsesentvictimed'ungesteoud'uneattitude qu'il interprète comme une agression. L'une de ses victimes lui posesimplementlamainsurl'épaule.Uneautresefaitbronzer,lesseinsnus.Heaulmedéclareque, sur le talus, lesenfantsdeMontigny luiont jetédespierres,qu'ilavoululescorriger,maisqu'ilestarrivétroptard.Lavulnérabilitédesvictimesestaussiunpointcommunàtouslesmalheureuxquicroisentlaroutedutueurensérie:despersonnesseulesoujeunes,quinepeuventsedéfendreniluiéchapper.Àuneexception près, Heaulme a toujours opéré dans des lieux discrets. Alexandre etCyrilontétéassassinésàl'abridesregards,entreunevoiedechemindeferetleballast de la voie ferrée. Après unmeurtre,Heaulme se fait interner en hôpitalpsychiatriquependantquelques jours,cequ'ila fait le lendemaindumassacredeMontigny. En conclusion, les gendarmes mettent en avant la « quasi-signaturecriminelle»deFrancisHeaulme.C'est beaucoup, beaucoupplus que je ne pouvais imaginer !Mais, plus quemoi,c'estmamèrequieststupéfaitedevoirainsisonintuitionconfirmée.Souvent,jeluirappellequ'elleestentréedanslebureaudeMeFlorandavecunarticledepresse,pliéenquatre,etriend'autrepourappuyersesdires.C'estformidablequel'amourd'unemèrepuissetantdechoses.Parcequesij'aienfinunechancedem'ensortir,c'estgrâceàelle,grâceàlaforcedeconvictionqu'elleadéployéecejour-là.Plusétonnantencore:destémoignagesnouveauxviennentrenforcerlaconvictiondesgendarmes.Ainsideuxpêcheursàlaligneontdécidédetémoigner,avecquinzeansderetard.Endécouvrant leverdictdeReimsaux informations télévisées, ilsontcomprisqu'ilsnepouvaientplussetaire.Le28septembre1986,àMontigny-lès-Metz,cesdeuxpêcheursavaienttrouvéFrancisHeaulmeivremort,allongéparterre,ensanglanté,nonloindulieudescrimes.IlsavaientraccompagnéHeaulmeenvoiturechezsagrand-mère,quihabitaitnonloindechezeux.Enfait,cettefois-cilachanceavaitsouriàMeBecker.Undirigeantdesociété,dontil était l'adversaire dans un procès, avait en effet entendu deux de ses ouvriersdiscuterentreeuxetcritiquerladécisiondeReims.Surprisparleurscertitudes,cedirecteurdesociétéavaittéléphonéàMeBeckerpourluifairepartdecequ'ilavaitentendu. Sans hésiter une seconde, Me Becker a aussitôt fait venir les deuxouvriers en question à son étude et demandé à un huissier de recueillir leurtémoignage.Jemerappelle,commesic'étaithier,lavisitedeMeBeckeràlaprisonquandilvintm'annoncerlanouvelle!NonseulementnoussavionsdésormaisqueHeaulme était présent à Montigny le jour du crime, mais maintenant, deuxpersonnes,lesouvrierspêcheursàlaligne,l'avaientvulevisagerecouvertdesangséchésurlavoiedechemindeferàquelqueskilomètresdulieuducrimeetàuneheurepermettantd'avoirdesérieusesprésomptions!C'est incroyable que tant d'éléments nouveaux surgissent après le verdict de

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Reims. Comme s'il fallait que l'injustice soit confirmée pour que tout le mondeprenne conscience de l'importance de ce qui se joue... Comme s'il fallait que jedécided'aborddemebattrepourquelesconditionsdelavictoireseréunissent.Alors,vraiment,cefourgonquimeconduitaupalaisdejusticeesttrèsdifférentdesautres...Etpuis,ilvabeaucoupmoinsvitequelesprécédents.Parcequelesabordsdutribunalsontembouteillés.Desdizainesdevoituresencombrentlesaccès:desvéhicules de presse. Cette fois, tous les journaux, toutes les radios, toutes leschaînesdetélévisionsontprêtsàrendrecomptedeceprocès.Ilspeuventlefaire,caraujourd'huijenevaispasêtrejugéderrièredesportescloses.Cemiracle-là,jeledoisàMeFlorandetaudéputéMichelColcombet.Ilarédigé,àl'attentiondel'Assembléenationale,unepropositiondeloiquiaétéadoptéeparlesdéputés,puisparleSénat,etquiaétépromulguéeparlechefdel'État.Désormaisunaccusé,mineurà l'époquedudélitmaismajeurau jourdeson jugement,a lalibertédechoisirentreunprocèsàhuisclosouunprocèsenpublic.Mondéfenseuretmoiavonsbienentenduchoisileprocèspublic.Ilouvrelesportesauxmédias,queMeFlorandatoutfaitpoursensibiliser.Jepeuxmêmedirequ'ilnelesapaslâchés,pendanttroisans!Atraverslegrillagedufourgonjevoistoutescesvoitures,toutescescamionnettes,frappéesdes siglesdesgrandsmédias...Et finalement,monvéhicule est bloqué.Sur les marches du palais, une vingtaine de personnes sont réunies. Elles ontdéployéunebanderolesur laquelleonpeut lire :« LIBÉREZ PATRICKDILS».Unpeuplusloin,unefemmebrandituncartonsurlequelelleaécrit«DILS=INNOCENT».Jene lesconnaispas,mais jesaisquecesgensappartiennentaucomitédesoutiencréé en ma faveur par mon ami d'enfance Jean-Claude Seignert et son épouseMarie-Claire.J'essaiedelesapercevoir,ainsiquemesparents.Envain.Lefourgonavance de nouveau. Il contourne le palais. L'entrée des accusés est située àl'arrièredubâtiment.Lemomentestvenu:jevaispénétrerdanslasalleoùmonsortvasejouer...Etlepubliccommelesjournalistesvontmedécouvrir,moi.Jenesuisplusunpion,unpantinqu'onagiteouqu'onlaisselà,désarticulé...

***

Laréalitédépassecequej'avaisimaginé.Lasalleestpleineàcraquer.Lesgenssebousculentetlespolicierssontcontraintsdefairerefluerlesderniersarrivés.Desdizaines de cameramen et de photographes se ruent vers moi. Je suis filmé etmitraillé.Jesuisimpressionné,maisjenelemontrepas.JemesouviensdeReims!Plusdelunettesfumées,finieslesmoustachesetlesfringuessansâge.Jemesuisfaitcouperlescheveux,jeportedesvêtementssimplesetconvenables.J'aimeraisquelesjournalistess'écartentunmomentpourvoirmesparentsetmonfrère,leuradresserunpetitsigne,maisc'estimpossible.Jedoisattendrequelesmédiasaientfaitleurboulot.Alors,pournepasperdremaconcentration,jepenseauxleçonsdePapy.Jemerépètetoussesconseils.C'estlemoment,parcequelecombatcommence.Ilvadurertreizejours.Etparbonheur, ilneressembleraenrienàlaparodiedeReims.

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Toutestorganisé, lesaudiencesnes'achèvent jamaisaprès21heures.Les jurésontletempsdesereposeretsemontrentattentifs.Ilsprennentdesnotes,posentdes questions. Ils semblent désireux de comprendre l'affaire... Leur attitudemerassure. Quant à la présidente, une femme d'une soixantaine d'années, elle arepousséladatedesondépartenretraitepourconduiremonprocès.Ceserasondernier.Elleabeaucoupdeclasseetsavoixmemetenconfiance.Jesenschezelleunecertainecompassionetsurtoutunintérêtsincère.Illuiarrivedem'aiderquandmesréponsesmanquentdeclarté-carçam'arriveencore,biensûr!Elles'assureque jemesuis fait comprendre : «C'estbiençaquevousvoulezdire ?Vousnevouliezpasqu'onvousvoieprèsdespoubellesparcequevousaviezhonte?Onabiencompris.»Pourlapremièrefois,j'ail'impressionquelajusticeestsoucieusede...dejustice!En revanche, les avocatsdesparties civiles sontbeaucoupplus remontés contremoiqu'àReims.Peut-êtreparcequ'ilssontmoinssûrsdeleurfait.Peut-êtreparcequ'ils constatent que je ne suis plus décidé à me laisser faire. À l'inverse, mesavocats,MeFlorandetMeBecker,paraissentsereins.Etlestémoinsenmafaveursontbeaucoupplusnombreuxqueceuxquim'accusent.Comme prévu, l'intervention des gendarmes produit un effet déterminant. LecapitaineHansprésenteleursconclusionsàl'aided'uncédéromdontlecontenuestprojeté sur un écran. Il établit que je ne peux pas être l'auteur des crimes etexpliquepourquoilesgendarmesvoient,àMontigny,«laquasi-signaturecriminelledeFrancisHeaulme».LadémonstrationducapitaineHansdureneufheures!Ellecaptive les jurés et le public mais elle agace la partie civile, dont un desreprésentantsosemêmeinterromprelecapitaineaumilieudesonexposé:—Vouspartezde l'hypothèsequemonsieurDilsn'estpas l'auteurdesfaits,maisvousn'expliquezpass'ilapuêtrel'auteurdescrimes!Laréponsedugendarme,certaindelaqualitédesonenquête,estsansappel:—Cettehypothèseaétéenvisagée.Maisl'ordinateurl'arejetée.Onnepeutpaslacasercarellenefonctionnepas.Letémoignagedel'anciengendarmeAbgrallenfonceencoreleclou.IlexpliquequeFrancisHeaulmen'apasparlédumassacredeMontignyparhasard,queletueuren série n'invente rien mais qu'il mélange souvent des éléments de crimesdifférents.Del'unedesesvictimespourtantdécouvertecomplètementdévêtue,ildit qu'il a baissé son short jusqu'aux genoux. Cet élément rappelle Montigny.Lorsqu'il est interrogé sur le meurtre d'Aline Perez, commis en 1989, Heaulmeparled'uncertainHenryLeclerc.C'estlenomdupremierhommeàavoir«avoué»lescrimesdeMontignyet iln'a jamaiseuderapportavecAlinePerez...Abgrallcite une quinzaine d'éléments extrêmement précis correspondant à l'assassinatd'Alexandre et de Cyril, tous donnés spontanément par Francis Heaulme. Legendarme explique aussi queHeaulme emploie un vocabulairemilitaire quand ilparle de ses crimes et que, sept fois sur dix, il était alcoolisé lorsqu'il a tué.Heaulmeconfirmeavoirétéreconduitchezlui,lesoirdudrame,pardeshommesen4-Lblanche,précisequ'ilsontemprunté«laroutedeguerre»etconfirmequ'ilabu«quelquesbières»,probablementunedizaine.Àleurtour,lesdeuxhommesàla4-Lsontappelésàlabarre.Toutlemondeattend

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leurtémoignage,moilepremier,carilpeutêtredécisif.Ilssontembarrassés,bienentendu,parcequ'ilssesententcoupables-àjustetitre!-den'avoirpasexpliquéplustôtcequ'ilsavaientvuetfaitcemauditdimanchedeseptembre.Quinzeanspourdesremords,c'esttrèslong!Ce soir-là, alors qu'ils péchaient sur la rive de laMeuse, ils ont vu un homme,complètementsoûl,endormi.Tousdeuxconnaissaient«legrandFrancis»,carilssont presque voisins de la grand-mère de Heaulme. En partant, après avoirremballé leurmatériel, lespêcheurssesontapprochésdeHeaulmeet,craignantqu'il ne soit souffrant, l'ont porté jusqu'à leur 4-L, puis conduit chez son aïeule.Cettescènes'estdérouléeaprès l'heuresupposéedescrimesetenun lieusituéentre la scène du massacre et le domicile de la grand-mère de Heaulme. LespêcheursaffirmentqueFrancisHeaulmeétaitensanglanté.Sesvêtementsétaienttachés,éclaboussés.Ilavaitaussidusangsurlatête,alorsqu'iln'avaitniplaies,niégratignures.Danslavoiture,Heaulmeareprissesespritsetleuraditqu'ilétaittombésurlespierresd'unchemin.Lorsque la présidente leur demande pourquoi ils ne se sont pas manifestés aulendemainducrime, ilsexpliquentquepersonnen'imaginaitalorsque« legrandFrancis»pouvaitêtreuntueur.Ensuiteilssesonttuspournepasavoird'ennuisavec lapolice.Quand j'ai été arrêté, huitmoisplus tard, ils se sont rassurés enpensant que la présence deHeaulme n'avait rien à voir avec l'affaire. Plus tardencore,quandmoncasaétémédiatiséetqu'onacommencéàsuspecterHeaulme,les pêcheurs ont cru que je serais innocenté sans leur concours. Ma secondecondamnation,àReims,dontilsontétéinformésparlatélévision,lesafinalementdécidésàparler...C'esttellementfouquej'aicruentendrelescénariod'unfilmpolicierdesérieB,avec des témoins qui surgissent de nulle part. Sauf qu'il ne s'agissait pas d'unefiction.Etquejesuisrestéquinzeansenprisonsansqueceshommesnelèventlepetitdoigt!L'histoireretiendraqu'ilsonttoutdemêmeeulecouragedesoulagerleur conscience. Je ne sais pas s'ils dorment tranquilles et parviennent à seregarderdansuneglace...Vient alors le témoignage de Francis Heaulme, celui que tout le monde attend.Lorsqu'ilapparaît,commeàReims,maisdansunesallecomblecettefois,lesilencese fait et lemalaise s'installe. J'ai beauavoir déjà vécu cela, je suis denouveauimpressionnéet jemedemandecequecetétrange«témoin»vadire.Pourmoi,Heaulmeestunmystèreabsolu.Récemment, iladéclaréauxenquêteursqu'ildirait lavéritémaisqu'ilnevoulaitpasêtremisenexamendanscetteaffaire.IlachargéHenryLeclerc,enl'accusantd'êtreundétraquésexuel.Iladitqu'ilétaiteffectivementmontésurletalusetqu'ilyavaitvuLeclerc,braguetteouverte,prèsdesvictimes.Heaulmeseseraitalorsapprochépourtoucherlesenfants,ilauraitremarquéquel'und'entreeuxavaitleshort baissé... Ensuite, plus rien. À l'entendre, ce serait un trou noir. Puis il seserait réveilléet ilauraitvuLeclerc tuer lesenfants.Despropos incohérentsen

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apparence,maisaussiunrécitdanslequelHeaulmesesituelui-mêmedanslascènedecrime.Auprocès,lorsqu'ilvientàlabarre,noussommesplusprèsl'undel'autrequenousne l'avons jamais été.Deuxou troismètres... Jene lequittepasdes yeux, pourm'habitueràsaprésenceetchassermonappréhension.J'attends,j'espèrequ'ilva« m'aider ». Et c'est ce qu'il fait, d'une certaine façon, lorsque mon avocatl'interroge.—Savez-vouspourquoivousêteslà,FrancisHeaulme,danscettecourd'assises?Onnevousveutaucunmal.Onn'estpaslàpourvousaccuser.Cequel'onattenddevous,c'estlavérité.Vousvoulezbiennousaider?Heaulmerépondsanshésitation:—Cequejesais,c'estquecen'estpasPatrickDilsquiatuélesenfants.—Cen'estpasmoiquivaisvousdirelecontraire!répondMeFlorand.Onestaumoinsdeuxdanscettesalleàsavoirquemonclientestinnocent.Vousetmoi.C'estpourça,monsieurHeaulme,quej'aibesoindevous!Jevousdemandedem'aider.Moi, depuis des années, j'ai du mal à prouver que Patrick Dils est innocent...Commentsavez-vousqu'ill'est?—Parcequejenevoispasunjeunedeseizeanstuerdeuxenfants.Moijesuisuntueurensérieetjesaisqu'ilfautdelaforcepourtuer.Pasd'aveu.Heaulmeesquive.Ilrécidivequandlaprésidenteluidemandeàsontour:—Connaissez-vousPatrickDils?—Non,maisjepensetoutletempsàlui.—Pourquoipensez-vousàlui?—Parcequejesaisqu'iln'apastuécesenfants.—Aquelmomentypensez-vous?—Lesoir.—Etvousdormezbien?—Non,jedorsmal...Pastrèsbien.—Vousypensez lanuitparcequevoussavezquece jeunehommeest innocent.Peut-êtreest-cecelaquivousempêchededormir?Ilyaunpiègedanslaquestiondelaprésidente.SiHeaulmeadesremords,alors...MaisHeaulmenetombejamaisdanslespièges.—Non,répond-il,c'estpasçaquim'empêchededormir,j'aitoujourseudumal.JepenseàDils lanuitparcequej'ypensetout letemps,dansla journéeetaussi lesoir.Heaulmeestensuitemisenprésenced'HenryLeclerc,qu'ilaccuse,maisqu'ilnereconnaît pas quand il le voit. En fait, il ne l'a jamais vu... Heaulme est unmanipulateur.Aprèsavoirdonnéledétaildesonemploidutemps,le28septembre1986,ilsetourneversmoietrépèteunedernièrefoisqu'ilmesaitinnocent.Certainsavaientimaginéqu'ilavouerait,danscettesalle,pourmesauver.Pasmoi.J'étaissûrducontraire,mêmesij'ignoraisquelleallaitêtresonattitude.Aaucunmomentjen'aieul'intentiondefairequoiquecesoitpourqu'ildise«oui, c'estmoi». Je sais tropbiendequoicertains « aveux » sont faits. Je souhaitais seulement qu'il confirme ce que les

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gendarmesdisaient,cequelestémoinsdisaient...Asafaçon,ill'afait.L'inspecteurVarlet,lui-monpireaccusateur—netientcomptederiendecequ'ilaentendu!Alabarreilmaintientsaversiondesfaitssansvergogne,enponctuantsesdéclarationsdesottisesdanslegenre:«Jepréfèreuninnocentenprisonqu'uncoupabledehors !» Il se ridiculiseetprovoquemêmedeséclatsde riredans lepublic.Toutlemondelecontre,ycomprisl'avocatgénéralquileprendenflagrantdélitdemensonge.Bourru,apparemmentmaladroit,Varletparvientnéanmoinsàsesortirdesmauvaispas... Jenevaispas laisserpasserça. Jesaisquecethommepeutmenuire,au-delàdecequ'onimagine.Ilm'ajetéenprison,m'aextorquédesaveux.EtàReims,c'estencoreluiquiagagné.Alorsquandilaffirmedenouveauquej'aibénéficiédefaveurspendantmagardeàvue,parcequej'étaismineur,jen'hésitepasàprendrelaparole.Etjeletraitedementeur,moiaussi.Jedénoncesespratiques,sonsystèmepervers,sesméthodesignobles,sesfalsifications.Finielapeur!Cen'estpasleseulmomentoùjeprendslaparole.Jem'exprimesouvent,dumieuxque je peux. Je clamemon innocence... Enfin ! Je parviens même à m'adresserdirectementàlaprésidentepourluiexpliquerlasituationdanslaquellejemesuistrouvé.—Madamelaprésidente,sijevousdemandedemeprêtervotrestylo,vousallezmedireoui.Ehbien,àpartirdumomentoù j'aivotrestylodans lesmains,vouspouvez m'accuser de vous l'avoir volé et je ne peux pas prouver le contraire.Pourquoi?Simplementparceque,danscetribunal,vousêtesàlameilleureplaceetmoiàlaplusmauvaise.Celledel'accusé.Alorssijenepeuxpasvousprouverque je suishonnêtepourun stylo, imaginezàquelpoint ilm'estdifficiledevousprouverquejesuisinnocentd'undoublehomicidequis'estproduitilyaquinzeans!Sivousavezcomprisça,vousaveztoutcompris.Aujourd'hui, quand j'y repense, mon histoire de stylo me paraît un peu puérile.Parce que j'ai encore mûri. Mais si l'on considère que j'étais auparavant muetcommeunecarpe,outremblant,oubafouillant,alors jepeuxdireque jemesuissurpassé!Quelquesmoisauparavantetsansl'aidedePapy,jen'auraisjamaisosédirecela.C'estpeudechose,maisj'ensuisfier,parcequecen'étaitpascalculé.C'estvenutoutseul...Papy a gagné ! Je ne suis plus l'innocent qui se tait, qui baisse la tête, fuit lesregards,sedérobe,secache,et...ressembletraitpourtraitàl'idéequ'onsefaitducoupable.Jesaisdequoijeparle:j'aiétécetinnocent-làpendantquinzeans.Lorsdeceprocès,àLyon,j'aienfinréussiàm'adresserauxfamillesdesvictimes.Pourlapremièrefois.Jenesuispasparvenuàdiretoutcequej'avaisdanslecœur,mais j'aieulaforcedemetournerversMmeetM.Beckrich, lesgrands-parentsd'Alexandre.Jeleuraidit,simplement,quejen'avaispastuélespetits,etquejenecessaisdepenseràCyriletàAlexandre,depuisquinzeans.Je ne pense pas qu'ils m'ont écouté. Vraiment écouté. Je ne crois pas qu'ilspouvaient le faire.Mais il fallaitquecela soitdit.C'estdans leurmémoire, ils yrepenseront. Peut-être le jour où l'assassin de Cyril et d'Alexandre sera

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démasqué...

***

Le 24 avril 2002, le jury se retire pour délibérer. Pour la troisième fois, deshommesmejugent.J'attends...Jemeremémore lesplaidoiries.CelledeMeFlorandaétébrillante,celledeMe

Beckerm'aànouveauarrachédeslarmes.L'avocatgénéralalaissélesjuréslibresdeleurdécision...Est-cesuffisantpourquejesoisconfiant?Ohnon!Jesaiscequej'airécoltéàReims,oùpourtantl'avocatgénéralavaitdemandéqu'onm'acquitte...Certes, àReims, personne - surtout pas des gendarmes - n'avait démontré aussiclairementquejenepouvaispas,matériellement,avoirtuécesenfants,maisonmevoyaitquandmêmedéjàdehors.Etj'aiprisvingt-cinqans...Cettefois,pasd'appelpossible,plusaucunrecoursjuridique.L'ultimeverdictvatomber.Alorsj'aipeur.Trèspeur.J'attends...Deuxheuresetdemieplustard,lasonnerieretentit.Lesjurésontdélibéré...Mesavocats tentent deme rassurer,mais je suis transi, en sueur. Les vêtementsmecollentàlapeau.Jecrèved'angoisse.Jenepeuxm'empêcherdepenserquedeuxjurysm'ontdéjàcondamné.J'aicestupidedictondanslatête:«Jamaisdeuxsanstrois ! » Je ne suis que l'ombre demoi-même quand je pénètre dans le box desaccusés.Jesuisàbout.Laprésidenteprendalorslaparole,puisellemefaitsignedem'asseoir.Inutilededemander le silence, la salle retient son souffle... Et c'est alors que mes deuxavocats, assis sur le banc juste devant moi, font cette chose étrange: sans seconsulter,sansmêmeseretourner,chacund'entreeuxpasseunbraspar-dessuslarambardeetmetendunemain.JeprendscelledeJean-MarcFloranddansmamaingauche,etcelledeBertrandBeckerdansmamaindroite.Jen'oublieraijamaiscemoment.Grâceàcela,ouàcausedecela,decetélanspontané,jen'entendsmêmepaslaprésidenteénumérer lesquestionshabituelles.Cequiestencoreplus incroyable,c'estquejen'entendspasnonpluslaréponsedujury.Jecroisquemonesprits'estfermé.Jen'entendspascemotquetoutmonêtreattenddepuissilongtemps.Maisje comprends ! Parce quemes avocats serrent si fortmesmains ensemble, à lamême seconde, que je crois qu'ils vont les broyer. Je sais que je suis acquitté,reconnunoncoupable!Aussitôtmesdéfenseurssetournentversmoietmeparlent.Jenesaispascequ'ilsdisent;ilsparlentenmêmetemps.Etdanslasalle,desgensbondissentsurleurspieds, des cris de joie fusent au milieu d'un tonnerre d'applaudissements. Me

Florandhausselavoixetmecrie:—C'estbon,Patrick!Onagagné!Tuesacquitté!Acquitté ! C'est lemot - acquitté - qui rime avec liberté ! Et pas acquitté « aubénéficedudoute»:totalementblanchi,innocenté!

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Jeregardemesavocats.Quelsvisages!Jenelesaijamaisvusdanscetétat,aveccesouriresurleslèvresetenmêmetempsuneexpressiondegrandedouleur.Ilsfondentenlarmesetmeserrentdansleursbras,trèsfort.Moi,jenecraquepas.Pardessus l'épaule demes défenseurs, je cherche des yeuxmes parents etmonfrère.Lajoieimmense,incomparable,quejeressens,jeveuxlapartageraveceux.Avec tous ceux qui viennent deme sauver la vie, certes, mais d'abord avec lesmiens.Mafamille,sansquijeseraismortdedésespoirdansunecagedesixmètrescarrés.Je lesvoisenfin,mamère,monpère,monfrère,mais jenepeuxpasallerà leurrencontre,eteuxnepeuventsefrayeruncheminjusqu'àmoi:ilyatropdemonde.C'estlabousculade.Nousallonsdevoirattendre.Quelquesheuresencore.Detoutefaçon,nousn'aurionspasaiméqueceseffusionssedéroulentdevantlesobjectifsdescamérasetdesappareilsphoto.Mesparentsetmoi,conseillésparMeFlorand,avons accepté que nos retrouvailles aient lieu dans une maison, à l'abri desregards.CettemaisonaétélouéeparlasociétédeproductiondeJulienCourbet.Jelui ai promis de venir sur le plateau de son émission. Ce sera ma premièreapparition publique d'homme libre. Je lui dois bien ça, après avoir bénéficié duformidabletravaild'enquêtedesesjournalistes.AvantdemerendreàParispourcette émission, je passerai deux jours dans cette villa, avec ma famille,paisiblement.Pourl'instant,j'entendsdescrisdejoie.Ilsproviennentdelasalledespasperdusdontnoussommespourtantséparéspardeuxénormesportesenbois.Desbruitsdepétards me parviennent. Ce sont les membres de mon comité de soutien qui, àl'extérieur du palais, célèbrentma victoire. Leur victoire.Dans la salle, la foulem'entoure,mepresse.Desgensquejeneconnaispaspleurentdejoie,commesimon cas les concernait intimement. Même les policiers qui m'ont escorté mefélicitent.C'est fou ! Je ne suis pas préparé à cela, à cet élan de sympathie. On a fait silongtempsdemoiunépouvantail.J'aiapprisàéviterlesautres,àêtreévitéparlesautres... Je ne parviens pas à communier avec ces gens qui m'ont soutenu, àl'extérieur,etseréjouissentduverdict.Personnen'estenmesuredecomprendrece que j'éprouve : être libre, après quinze ans de prison. Toute ma jeunesse.Impossible de réagir « normalement ». Le soulagement n'efface pas lestraumatismes,lesterreurs,lesaffronts,leshumiliations...Toutvatropvite,jesuissansréaction.J'aibesoindetempspourmesurerl'importancedecequejevis.Jevoudraisêtreseul,disposerdequelquesinstantsdepaixpourfairelepoint...Maisjesuisemportécommedansuntourbillon.Jenesaisquefaire,oùaller.Jemelaisseconduire.

***

À21heures,alorsquemesparents,monfrèreetlesmembresducomitédesoutien

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partentaurestaurant,mesavocatsm'accompagnentàlamaisond'arrêtdeSaint-Paul,pourquejerécupèremesaffaires.Augreffe,lorsquejesignemonpapierdesortie,jeréaliseenfincequim'arrive.Mesdernièresminutesenprison!Cettenuitje ne dormirai pas en cellule, et je n'y remettrai jamais les pieds ! C'est unsentimentaffolant.Dehors,laviem'attend.Lavraievie!Jenesaismêmepascequeçaveutdire.Lemondeextérieurm'esttotalementétranger.Àcommencerparl'argent:dansl'enveloppecontenantmonpécule,jedécouvre...deseuros!Jen'enaijamaiseuenmain.OndiraitdesbilletsdeMonopoly.Etmoijemefaisl'effetd'unextraterrestrefraîchementdébarquéici-bas.Maréactiondesurprisefaitsourireles gardiens. J'imagine que ce n'est qu'un début. Je vais sans doute provoquerl'hilaritédumatinausoir.Tantdechosesontchangédepuisqu'onm'aenfermé.Jevaism'étonner de tout, commettre des gaffes, des bourdes... Avec un téléphoneportable, je suis comme une poule devant un couteau. Les téléphones portablessontformellementinterditsenprison.Les formalités accomplies, escorté par mes deux avocats - ça me change despoliciers -, je me dirige vers la sortie. Le directeur de la prison nous ouvre lechemin. Je franchis plusieurs portes, des étapes vers la liberté. Je m'approched'elle, je le sens... Elle m'apparaît comme une entité dans laquelle je vais mefondre.Unmomentfort,sifortquejenepeuxplusriendire.Jevissansdoutelesminuteslesplusintensesdetoutemonexistence.Jen'aipasmarchédansuneruedepuisquinzeans.Àl'airlibre!L'expressionprendsoudainunsensétrange.Vais-jesupportercequivaemplirmespoumons?Mes avocats me préviennent de ce qui m'attend réellement à l'extérieur : desjournalistes, en très grand nombre, sont là pour recueillir mes premièresimpressions.Malibérationestleprincipalévénementdujour.Acetinstant,paraît-il, laFranceentièreneparlequedemoi.Avantde franchir ladernièreporte, jem'arrête.Lebruitquivientdudehorsm'inquiète.Descris,descoupsdeklaxon,desronflementsdemoteur...Maisqu'est-cequisepasse?—Attention,Patrick,ditMeFlorand.Ilyatellementdemondedehorsqu'ilsontfaitvenir un car de CRS pour éviter la bousculade. Reste vigilant. Ne te laisse pasdéborder.Jesensmonterlapanique.—Ilsvontmequestionner...Qu'est-cequejevaisleurdire?Jenesaispasparlerauxjournalistes.—Soisnaturel.Répondsnormalementàleursquestions.Ellesserontsimples.—Pourvous,peut-être,maispaspourmoi...J'aipeur,Maître.—Jevaisresterprèsdetoi.Siçanevapas,j'interviendrai.Le directeur de la prison adresse un signe de lamain au gardien posté dans lekiosquedecontrôle.Cedernierpresseunbouton.Levoyantdelaportepasseauvert...Moncœurbat très vite. J'ai l'impressionqu'onmebroie lesentrailles. Jesuisprisd'unetrouilleformidable...Etlaportes'ouvre.

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C'estuncauchemar. J'ai l'impressionqu'unehordedebarbaresseprécipiteversmoi.MeFlorandmeprécède.MeBeckermeprendparlecou.Lamainlevée,jemeprotège le visage. Les flashes m'aveuglent. Une centaine de journalistes sepressent autour de nous. Ils se bousculent, s'insultent... Je n'imaginais pas celapourma libération.Dansma tête, c'étaitpluscalme,plusdoux. J'ai enviedemesauver en courant ! Les micros se tendent et les questions fusent. J'essaie derépondre,tantbienquemal.—MonsieurDils,est-cequevousêtescontentderecouvrerlaliberté?—Biensûr,quejesuiscontent!—MonsieurDils,qu'est-cequeçafaitderedevenirMonsieurTout-le-Mondeaprèsquinzeansdeprison,troisprocèsettoutescesgalères?—Jemesenstrèsfatigué.Maisjesuisheureux.Bonsang!MeFlorandavaitraison:cen'estpastrèscompliqué.C'estmêmeunpeustupide.Quicelapeut-ilintéresser?Etçacontinue:«MonsieurDils,quellessontvospremièresimpressions?...Commentvoussentez-vousaprèsquinzeansdedétention?MonsieurDils!MonsieurDils!MonsieurDils!...»Jerépondsdutacautac.Unrythmeinfernal!Jen'aipasletempsderéfléchirunedemi-seconde.—MonsieurDils!Qu'est-cequevousallezfaire,maintenant?—Jevaisallerembrassermonpère,mamèreetmonfrère.Cesonteuxquim'ontleplusmanqué.J'aihâtedemeretrouverdansl'intimitéaveceux.—MonsieurDils,commentavez-vousvécucetroisièmeprocès?Cequivientdesepasseresthistorique!—Mal.Unprocèsd'assises,quandonestaccuséalorsqu'onestinnocent,cen'estpasunepartiedeplaisir.Jedoiscettefinheureuseàmesconseils,présentsàmescôtés. Je suis satisfait que la justice ait enfin reconnu son erreur. Même aprèsquinzeans...Jen'enpeuxplus.Çafaitplusd'unedemi-heurequeçadure.J'ail'impressionquejevaismenoyer.Jefaisunsigneàmesavocatspourqu'ilsmettentuntermeàcettescène.Alorsmesconseilss'interposent:—Stop !PatrickDils est épuisé ! Il faut laisserànotre clientquelques joursdetranquillité. On est mercredi, il est plus deminuit, vous pourrez l'interroger denouveaulundimatin.—Pourd'autres interviews,appelezmoncabinetetnousprendronsrendez-vous,ajouteMeFlorand.Jevousremerciedevotrecompréhension.Entouré par les CRS, je suis entraîné vers une voiture. La portière s'ouvre. Jem'engouffreàl'intérieur.Lechauffeursetourneversmoietmesourit.—Accrochez-vous,monsieurDils,çavaêtresportif!Je ne comprends pas ce qu'il veut dire,mais j'obéis... Dès qu'il démarre, jemefélicited'avoirsuivisonconseil.C'estlacourse!Lesjournalistesnesedéclarentpas vaincus : ils sont décidés à nous suivre pour repérer la maison où je doisretrouvermafamille.Desvoituresetdesmotoss'élancentderrièrenous.La course-poursuite s'engage. Le chauffeur est un virtuose et sème nos

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poursuivants.Unedemi-heureplus tard, nousatteignons lamaison louéepour lacirconstance. Il fait nuit noire, mais je la trouve jolie. Me Florand descend devoiture. Je l'imite, j'ai le trac... Je vais entrer pour la première fois depuislongtempsdansunbâtimentquin'estniuntribunalniuneprison.Ilvafalloirquejem'habitueauxnouveautés,sinonjevaisresterbouchebéedumatinausoir.Moiquidétesteplongerdansl'inconnu...Le chauffeur est descendu à son tour, il nous précède et va ouvrir la porte.Me

Florandm'entraîne.J'avance...Jevoisunelumière.J'ailefrissonetj'oublietoutdecette journée, le procès, le verdict, le passage à la prison, les journalistes... Lemoment que j'attendais depuis quinze ans arrive. Je l'espérais déjà lors de magardeàvue,quandVarletm'interrogeait.Jel'aisouhaitémilleetmillefoisdepuis.Cetespoirm'adonnélecouragedemebattreetlaforcedetenir...J'entre.Etilssontlà!Maman,papa,monfrèreAlain...Ilssontlà!Rienentrenous.Pasdefouilleavant que je les approche. Pas de gardien pour nous espionner ni frapper à lavitre...Ilssontalignés,touslestrois,etm'attendent.J'ail'impressionqu'ilsm'ontattendu, comme ça, tous les trois, depuis des années. J'hésite une fraction deseconde,parceque,dèsquejevaisbouger,jevaisbriseruntasdechosesétabliesdepuis quinze ans.C'était notre vie. Insoutenable,maisnotre vie tout demême.C'estàmoid'effacercela...—Finducauchemar!s'écrieMeFlorand.

***

C'estcommelecoupdefeudonnantledépartd'unecourse.Jemeprécipiteverslesmiensetjemejettedanslesbrasdemamère.Jelaserrecontremapoitrine,puisj'attireversnousmonpèreetmonfrère.Jen'arrêtepasderépéter:—C'estterminé...C'estterminé...Nousnousétreignons,nousnousregardons.Destapessurlesépaules,deslarmes,desmainsquisecherchent...Nousn'ycroyonspasencore,nousnousrassurons.Àcetinstant,c'estAlainquim'émeutleplus.Nousnoussommessipeuvusetnousnousaimonstant,malgrétout.Laprisonn'apasbrisénotrefamille,ellen'amêmepasréussiàm'éloignerdemonpetitfrère.Onatenulecoup,bonsang!Onatenu!—Çayest,Patrick,murmuremonpère.Tueslibre...Onagagné,tueslibre...Çayest...Cenesontpasdevraismots,devraiesphrases.C'estlecœurquirespire,l'émotionquis'échappe.Quelques instantsplus tard, j'aperçoisune silhouettedans lapiècevoisine.Celled'unegrandejeunefemmebrune.Elleapprochediscrètement.Elleal'airgênée.Elleasansdoutepeurdenousdérangeretcraintquejenelareconnaissepas.Jeluisouris.—Bonjour,Karen.Elle est la seule personne « étrangère », avec les membres de son équipe detournageetlesgardesducorps-indispensables,hélas!-,dontnousavonstolérélaprésence.Ellelèvesacoupedechampagnepourmesaluer.

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—Jet'avaispromisqu'onfêteraitcelaensemble,dit-elle.Alorsjepicole!Nousnousembrassonscommesinousnousconnaissionsdepuis toujours. Il s'estcrééuneétrangecomplicitéentre lesgensquim'ontaidéetmoi. Ilyaquelquesmois, jeme serais contenté de prendre lamain de Karen, et encore, si ellemel'avaittendue.—L'horreur est derrière toi, Patrick, dit-elle. Lamoitié de ta vie a été gâchée,j'espèrequ'àl'avenirtuneconnaîtrasqueduconcentrédebonheur.—Mercipourcequetuasfait.—Tusais,quand j'aicommencéàsuivre tonaffaire,c'étaitunboulot, sansplus.Ensuite...c'estdevenutrèspersonnel.Je suis content que le courant passe entre nous. J'aurais été déçu que nousn'éprouvionspasdesympathiel'unpourl'autre.Je cherche des yeux Me Becker. Il semble qu'il n'ait pas été convié à la fête.J'ignorepourquoi,maisilmemanque...NiKaren,ni sonéquipe,niMe Florandne restent très longtemps. Ils tiennent ànouslaisservivrepleinementcesretrouvailles,mêmes'ilestdéjàtrèstardetquelesémotionsdelajournéenousontépuisés.Seulsrestentlesgardesducorps-touscharmantsetd'unegrandediscrétion -auxquelsmonavocat laissedesconsignesstrictes : n'ouvrir à personne, être exceptionnellement vigilant quandmoi ou unmembredemafamillesortdanslejardin,etc.Toutlemondecraintlegestedefolied'undéséquilibré.Unfouqui,mecroyantcoupable,veuille«venger»lemondeenm'abat-tant.Danscedomaine,jesuisaguerri:desfouscriminelspersuadésdemaculpabilité, j'en ai croisé des dizaines en prison. J'ai survécu. Mais, pour êtrehonnête,jesuistoutdemêmerassuréparlaprésencedecesagentsdesécurité.Jenesupporteraispasqu'ilarrivequelquechoseauxmiens.Enattendant,cesontnosgardesducorpsquiprennentenchargenotrerepas.Ilsdressentlatableetapportentlesplatspréparés.Pizza!Ilyadelapizza!...C'estun immense plaisir pour moi, non seulement parce que j'en ai envie depuislongtemps,maissurtoutparcequ'onm'aécouté.Ons'estsouvenu.Onneméprisepasmespluspetitsdésirs...J'ailesentimentderedevenirvivant,unêtrehumainàpartentière.Bizarre,non,qu'unepizzapuisserendreunepartdesadignitéàunhomme?Nous nous mettons à table... Et là, c'est magique. Je vis ma première vraiesensationdebonheur.Pendantcesquinzeans,j'aivumesparentsetmonfrère,jeles ai touchés, je leur ai parlé.Mais ça, non !Cela nous était interdit : à table,ensemble.Commeilyalongtemps.Comme«avant».Nousmangeonsetnousneparlonspresquepas.Desbanalitésseulement.Etc'estbiença lemeilleur.Nousdînonsnormalement, commeune famillenormale.Dieuquec'estbon!Onnes'estpasbattuspourquelquechosed'illusoire.LesDilssontheureuxensemble.C'estsimple,banaletmagnifiqueàlafois.Personnenepeutyassister, bien sûr, ni en juger, puisque cette scènene peut se dérouler que dansl'intimité.Maisjejurequetousleseffortsdéployéspourmerendrejusticeontétérécompensésàcemoment-là.

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Je m'autorise même à boire du vin. Pas l'ignoble piquette que nous fabriquionsclandestinementen tauleetquim'acoûtéunséjouraumitard.Non,cette fois ils'agitdebonscrusquejedégusteenprenantgardeànepasperdremalucidité.Surtoutnepasgâchercesretrouvailles.Lecomble,ceseraitdesecoucherivreetdeneplussesouvenirdecequis'estpassé!Jesuisgai,pasplus.Seulementdeladouceur,delatendresse,delacomplicitéetbeaucoupd'amour.C'estleplusbeaurepasdemavie.Après le dessert, mes parents, très fatigués, montent aussitôt se coucher. J'enauraisbienfaitautant.Dormirsous lemêmetoitqu'eux, j'enrêvedepuis1987!Mais je n'ai pas sommeil. Trop nerveux. Les événements s'enchaînent trop vitepourquejelesassimile.Enprison,onvitselonuneespècederituel.Onsaitcequivasepasserd'heureenheure,jouraprèsjour.Peuoupasdesurprise.Àforce,lamoindrenouveautéeffraieledétenu,mêmesielleexcitesonintérêtousacuriosité.Moiquisuisdéjàcasanier,peuenclinàl'aventure,jesorsdumonotoneabsolupourêtre propulsé dans l'extraordinaire. Si extraordinaire que ça mobilise toute lapressefrançaise...Ilmefautdutemps.Etdel'air!Jesorsdanslejardinpourrespirer.Jelèvelatête.Au-dessusdemoi,leciel.Rienquis'interpose.Uncielétoilé!C'estsibeauquejedéplieunechaiselonguepourm'installersurlapelouseetcontemplerlesétoiles.Onestauprintemps.Ilfaitdoux.Aucunbruit...Jesuis bien. Je sens que je redécouvre la paix, petit à petit. Je pense à cesretrouvaillesdélicieuses.Commentavons-nousfaitpourrestersicalmes,danscechaos?Commentavons-noustoutdesuiteréinstallél'harmonie?IlfautcroirequelesDilssontplussolidesqu'onnel'imaginait...Soudain, comme je le faisais parfois dans ma cellule quand j'étais seul, je mesurprends à me parler à moi-même, à haute voix. Dans ces cas-là, je fais lesquestions et les réponses.Pour tromper l'angoissede l'enfermement, nombrededétenusfontdemême.—Tueslibre,Patrick!Turéalisescequit'arrive?— Oui... Après trois procès, une perpétuité, plus une nouvelle condamnation devingt-cinqansettouteslesatrocitésditessurmoi,jesuislà.—Cesoirtun'espluscoupablederien.Tunel'asjamaisété,maiscesoirtoutlemondelesait.—Oui.Reconnuinnocent.Onm'arendumonhonneuretceluidemesparents.—Turéalisesvraiment?—Pasvraiment,pourêtrefranc.Siquelqu'unm'entend,ildoitmecroirefou.Tantpis,jecontinue.Çam'aideàfairelepoint.—Tun'aspaspeurdet'endormiretdeteréveillerdanstacellule?—Si,biensûr...Etsic'étaitunrêve?—Tusaisbienquec'estlaréalité.— Comment fait-on pour en être sûr ?... Quand on m'a mis en prison, j'ai eul'impression de vivre un cauchemar. Je croyais que cet enfer s'effacerait quand

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j'ouvriraislesyeux.Etpuis...—Etpuisçaadurélongtemps,longtemps...Tucroisquetuvasoublier,unjour?—Non.Jamais...Jamais!C'esttatoué.Passurmapeau,maisàl'intérieurdemoietçanes'effacerapas.—Alors,commentvas-tufairepourvivre,dehors?—Jenesaispas...J'aitenulecoupenprison,alorsjevaismedébrouilleraussi.—Tuaspeur?—Oui,j'aipeur...Jesuisheureux,maisj'ailafrousse.—Ilyadesgenssurquitupeuxcompter.—Ça, oui !Papa,mamanetAlain,d'abord.Etpuismesavocats.MeBecker estdevenumonami,presqueunpère,depuis le temps.MeFlorands'estdémenédefaçonmagistrale.EtpuisdesgenscommePapy,commeKaren...Lesgensbien,çaexiste.Jel'aiapprisenprison.—Tucroisqueçavasuffire?—Non...Ilvafalloirquej'aieducourage.Quejefassemespreuves,dansletravailetpuisaussidansmaviepersonnelle...—Patrick?Jesursautesurmachaiselongue.Cen'estpasmoiquiaiprononcémonprénom.Jetournelatête.Alainestlà.—Tunecroispasqu'ondevraitallersecoucher,Patrick?Jeluisouris,puisj'acquiesce.Nousmontonsprendredurepos.J'essaie,dumoins...Maisjeneparvienspasàfermerl'œil.Malgrélafatigue,rienàfaire.Peuimporte,j'aitoutelaviepourmereposer.Jen'aipasdormi.J'aicontinuéàmeparleràmoi-même,maispasàvoixhaute.Jeme suis contenté de remuer les lèvres. Dans ce dialogue intérieur, un mot estrevenusouvent.Centfois,millefoisrépété:—Liberté...Liberté...Liberté...

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DEL'OMBREÀLALUMIÈRE...

DELALUMIÈREÀL'OMBRE

Unebouteilled'eauestposéeàmespieds.Jerisqued'avoirlagorgesèche.Jesuismaquilléetjeportedesvêtementsneufs-chemisemauveetjeannoir-sobresmaisgais. J'attends, j'ai un tracmonstre.Quelquesminutes auparavant, onm'a offertune coupe de champagne et des fraises,mon fruit préféré ! Une voix tombe duplafond:—Moteurdansdeuxminutes!Jedéglutisdifficilement.Deuxminutesseulementavantdemejeteràl'eau...Ilest20heures,cevendredi26avril2002,dans lesstudiosdetéléde laPlaineSaint-Denis.L'enregistrementdel'émission«SansAucunDoute,spécialePatrickDils»vacommencer.J'ailatrouille,maisjeneveuxpascraquer!D'abordparceque,dèsavantleprocèsdeReims, j'aidonnémaparoleàKarenet à JulienCourbetdeparaître sur leurplateau.Contrairementàcequedemauvaiseslanguesprétendent,jenesuisnileur«prisonnier»-quelhumour!-niun«vendu».Jenevaispasrecevoir«unmillionde francs » comme cela se chuchote. D'ailleurs je n'ai pas réclamé un sou. Laproductiondonneranéanmoinscentmillefrancs.Sincèrement,jepensequej'auraismême pu ne pas honorer ma promesse si je n'étais poussé par une motivationprofonde.NiKarenni JulienCourbetnem'enauraientvoulusi j'avais finalementannuléenleurdisant:«C'esttropdurpourmoi».Sijesuislà,c'estparcequejeveuxdireàtoutlemondequejesuisinnocentetquej'aiétélavictimed'uneerreurjudiciaire.Jeveuxlediremoi-même,hautetfort!—Uneminute!Unedernièrefois,jeregardeautourdemoi...Pouréchapperàl'œildelacamérainstalléejusteenface.Cesoirlepublic,unevingtainedepersonnes,n'estcomposéquedeprochesdelaproductionetdemembresdeleurfamille,pourdesraisonsdesécuritéévidentes.JulienCourbetn'apasvouluprendrederisques.Mesparentsetmonfrèresontlà,biensûr,ainsiquemesdéfenseurs.Ilafallubeaucoupdecourageàpapaetmamanpourvenir,mêmes'ilssesontdéjàrendussurceplateau.Cen'estpas leur monde. Ils sont mal à l'aise. Mais ils ont voulu me soutenir, commetoujours.Ilssemblenttoutfiersdemon«look».Jesuissûrementméconnaissablepourlesdétenusquim'ontcôtoyéàToul!Ceuxquim'ontaidéàmepréparerontaccompliuntourdemagie.Pourtant,jesuissigrand,simaigre.Toutesttropcourtoutroplarge.Mais,finalement,lerésultatestbon.Pourmoi,c'estuneleçon: jepeux être présentable « comme tout lemonde », et ne pas avoir honte demonphysique.Monfrèremefaitdesclinsd'œil.Derrièrelescaméras,Karenm'adressede petits gestes d'encouragement. Même Julien Courbet est venu me rassureravantdeserendresurleplateau.Ilafaitensortequel'émissionsoitenregistréeetnonendirect,pourquejepuissel'interromprequandje lesouhaite,encasdefatigueousil'émotionmesubmerge...N'empêche,c'estimpressionnant.

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—Générique!C'estparti!Présentationdel'émission,premiersujet:lereportagedeKarensurmespremièresheuresdeliberté,mesretrouvaillesavecmesparents...J'aidéjàleslarmesauxyeux.Maisjemeressaisis.Jeneveuxpasflancher!Ilfautquejeparle,j'enaibesoin.Etplusqueça:c'estundevoir.Aprésent,iln'estpasseulementutilepourmoiquetoutlemondesache.Toutlemonde«doit»savoir,pourqu'iln'yaitplus jamais d'affaire semblable. Personne d'autre que moi ne peut faire cetémoignage.Et je l'ai fait. Plutôt bien, paraît-il, pendantplusdedeuxheures et demie, entretroisreportagesd'unevingtainedeminutesenviron.Aufuretàmesurejemesuisdétenduettouts'estbienpassé.Onavaitdonnédemoil'imaged'ungaminattardéincapable d'aligner deux phrases cohérentes, et j'ai prouvé le contraire. Monhistoireaété relatéede façonque tout lemonde lacomprenne. J'aipuraconterl'horreurdeladétention,laterribleépreuvedesprocès...Etjesaisquej'aiétonnébeaucoupdemondequandj'aiditquejenenourrissaisdehaineenverspersonne.Difficileàcroire,maisc'estlavérité.Jen'aipasétécoupé,jamaiscensuré.J'aitenulecoupetl'émissionapuêtrediffuséedanssonintégralité.Cette«spéciale»abeaucoupfaitparler.Dèslelendemainetpendantlesquinzejours de mon séjour parisien, soutenu par Me Florand, j'ai participé à denombreuses interviews et répondu aux mêmes questions. J'ai compris que monaffairefaisaitpeur,parcequ'elleestexceptionnelle,maisqu'ellepeutaussiarriveràn'importequi,n'importequand.Ettoutlemondes'interroge:«Commenttient-on?»,«commentréagit-on?»,«commentfait-onpourgarderespoiraussilongtemps?»Onacommencéàdiredemoi,le«faible»,quej'étaistrès«fort».Uncomble!Cen'estpasvrai.J'étaiscoincé,laforcen'arienàvoirlà-dedans.Trèsvite,cesentretiensàrépétitionm'ontirrité,épuisé.MaisMeFlorandasumeconvaincre qu'il était important de continuer à témoigner, notamment pour ceuxqui,victimescommemoid'uneerreur judiciaire,sontencoreenprison.Alors j'aicontinué,enayantl'impressiondemetransformerenautomate,endistributeurderéponsesadéquates.Évidemment j'auraismauvaise grâce deme plaindre que tant de journalistes sesoientpenchéssurma«réhabilitation».Aprèsavoirsubitantdecalomnies,jenepeuxau contraireque les remercierd'avoir contribuéàpropager lanouvelledemoninnocence.Jeseraisbieningrat,aussi,defairelafinebouchedevanttouteslesattentions dont j'ai été l'objet, même si ce vedettariat subit m'a totalementdéboussolé.PourtantDieusaitsil'ons'estbienoccupédemoi!Onm'aparlé,onm'atraitéavecpolitesse, gentillesse, cordialité. J'ai été complètement pris en charge. Du petit-déjeuneràlanuitd'hôtel.J'aieulajoiedevisiterParisquejeneconnaissaispas.Etdansdesconditions trèsagréables. J'aiété invitédansdebonsrestaurants ;dessoiréesontétéorganiséesenmonhonneur...J'aimêmedansédansunedesboîtesdenuit les plus branchées de la capitale. J'ai été éberlué, amusé, effrayé, gêné.Maisjenepeuxpasdirequeçam'aitplu.Uneidées'estmiseàmetrotterdansla

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tête :moinsd'unmois auparavant, onmemettait encore à poil pourme fouilleravant de me laisser entrer dans un pauvre parloir de prison et, soudain, onm'accueille avecun sourire etune coupede champagne.Quelque chosene collepas.Unpeudetempsapasséavantquejenedécouvrecequim'embarrassaittantetj'aiencoreconnudesmomentsétonnants.Mais,unmatin,jemesuisrenducompteque cette « célébrité » ne m'allait pas. Ce n'était pas là la liberté à laquellej'aspirais.Bonsang,jenesortaispasde«LoftStory»,maisdeprison!Certainspassent leurvieàrêverdenotoriété,pasmoi. Jenemesuispas laisséenfermervolontairementdansunefaussetaulemédiatiquepourqu'onmereconnaissedanslarue!Jen'aipasfaitdecinéma,pasdeshow-biz.J'aivécuundrame.Mesparentsontvécuundrame.LesDils,desgenssimplesquitravaillentdurpourmenerunevieordinaire,ontétéentraînésmalgréeuxdansunetragédie.Jenevaispasutilisercettetragédiepourdevenirunestar!Marenommée,jeladoisaufaitquejesuisunevictime.Etqu'audépartdecettesombreaffaireilyadeuxenfantsmorts,CyriletAlexandre,massacrésparunsauvage.Çan'arienàvoiraveclespaillettes, lafête...Questiondedécence.C'estenpensantauxenfantsque j'ai compris : j'aihéritéd'un lourd fardeau.Laprison, la violence, l'humiliation, l'injustice, les années volées... Je suis convaincuquecefardeaus'allégeraavecletemps,untravail,l'amour,lesoleil,levent...Maisjesensqu'il resteratoujoursunepartdece fardeausurmesépaulestantque letueurdeMontignyneserapasdémasqué.Tantqu'ilsubsisteralemoindredoutesurson identité. Tant qu'on n'aura pas rendu justice à Cyril et Alexandre. Justice àleursparentsetàleursprochesquisouffrentsanspouvoirfaireleurdeuil.Euxnesont pas libres. Et tant qu'ils ne le seront pas, je ne le serai pas non pluscomplètement.Pour l'heure, il me faut donc repartir de zéro, mais avec mon fardeau. Etréapprendre à vivre. Or ce n'est pas si simple ! Personne ne peut deviner ledésarroidanslequelonsetrouvequandonestentréenprisonàseizeansetqu'onen sort quinze ans plus tard.Derrière les barreaux on crève de désespoir, sansdoute,maisonestaussiprivédetouteinitiative.Onvousréveille,onvousapportelecafé,onsaitquandilfautallerselaver,travailler,manger,dormir,mêmesivousvous faites tabasserouviolerdans les intervalles.Dehors, il faut toutorganiser.Lespremierstemps,allerfairemesprovisionsdansunsupermarchérelevaitpourmoi d'une expédition antarctique ! Et marcher dans la foule, subir le stressgénéralisé, la vitesse, les bousculades ! J'ai été soulagé de quitter Paris, j'avaisl'impressiondedéambulerdansunmondedefous,sanscomptercertainsregards.«C'estlui,tucroisquec'estlui?»Jeveuxretrouverl'anonymat.Etjustevivrecequ'onm'ainterditdevivrependantquinzeans.Pourl'instant,jem'entraîne.J'aide«grandes»chosesàaccomplir.Jemetsdesguillemets,parcequ'ellessontminusculespourlesgensnormaux.Parcequ'elles sont si quotidiennes qu'elles en deviennent banales, voire barbantes. Lapremière :m'insérerdans la société, travailler, assumermesbesoins, gagnerde

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l'argent, payer des impôts, tenir mes comptes, régler les factures de gaz etd'électricité...Je rêve d'un emploi de cuisinier ou, mieux encore, d'un petit restaurant quim'appartienne. Une maison dans un coin tranquille pas trop loin de chez mesparents.Ensuite,jeveuxdevenirunhommedigne,quimarchelatêtehaute,quitientlamainde ses enfants dans la rue et sourit à sa femme... Je veux trouver l'amour, lerespect.Pourque j'yparvienne, il faudraque le souvenirdes violsque j'ai subiscessedemetorturer.Écrirecespagesm'aaidé,maispas«guéri».J'ail'ambitionderegarder,unenuit,dormirprèsdemoilafemmequej'aimerai.Jeveuxécouterlarespirationd'unbébé,sentirsonodeur.J'aienviedepleurerdebonheur.J'aurais aimé avoir vraiment vingt ans pour découvrir l'existence. Les premièresamours, les fiestas entre potes, les prémices de l'indépendance... Ce sont desannéesquineseretrouventpas.Jenelesaipasvécuesetnelesvivraijamais,c'esttroptard.Jedoiscommencermonexistencelàoùj'ensuis,àtrenteetunans,avecmonpassé. Jeveuxqu'enmevoyantdansmarueondisenonpas« tucroisquec'estlui?»mais«c'estquelqu'undebien!».Jelesouhaited'abordpourmoi,maisaussipourmonpère,mamère,monfrèreettousceuxquim'ontsoutenu.J'aienviequ'ilssoientfiersdemoietfiersd'avoirprismadéfense,qu'ilssoientheureuxdem'avoirarrachéàl'enfer.Ilfautquenousentirionstousunejoie.Cette tâche-là, c'est lamienne.Personnenepourra lameneràbienàmaplace.J'auraibesoind'aide,biensûr.Maisçanemefaitpaspeur,parcequejesaisqu'aufonddugouffreilyatoujoursunemainquisetendetqu'ilnefautpashésiteràlasaisir.Ilnefautjamaisdésespérerdeshommes,mêmequandcertainsd'entreeuxnous blessent, nous briment, nous humilient. Cest peut-être la seule leçon quej'aimeraisqu'ontiredece livre.MerciàceuxquionteuconfianceenmaparoleMerciàceuxquiontlecouragedereviserleurjugement.J'étaisdansl'ombreetonm'ajetédanslalumière.Jevaisquitterlalumièrepourrentrerdansl'ombre.Etfairemavie.