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Le sorcier, le fou et la grâce : les archétypes sont-ils des esprits désacralisés ? Réflexion à partir du chamanisme amazonien. Dr. Jacques Mabit in « Dangers et nécessité de l’individuation », Colloque de Bruxelles, Juin 2014 1 . Résumé Dans un processus d’individuation raté, l’ombre de l’Indien peut le transformer en sorcier tandis que celle de l’occidental peut dériver en folie : crises dissociatives, psychotiques ou délirantes. Dans sa réserve, voir son refus à propos du summum bonum, Jung n’aurait-il pas « aplati et aseptisé» les esprits du monde-autre décrits par les Indiens pour en faire des archétypes, principes psychiques, énergies neutres, forces laïcisées, les dépouillant ainsi de leur « substance d’être » ? Autrement dit, si les réalités du monde-autre sont objectives et vivantes, et de ce fait potentiellement salvatrices, ne serait-ce pas leur réduction à un principe subjectif, individuel ou collectif, qui, dans l’initiation, serait source de toxicité de l’âme en la privant de la grâce ? Le chamanisme de l’Amazonie péruvienne, dont nous sommes témoin et acteur, offre à l’impétrant de vivre des « petites morts » successives afin d’apprivoiser la « grande Mort ». Ces plongées dans le « monde-autre » s’assoient pour les Indiens sur deux ancrages salvateurs que sont le retour permanent au corps et les référents de leur cosmovision sacralisée. Cette double carence dans la société occidentale post-moderne désacralisée rend l’aventure initiatique doublement dangereuse. Elle peut en induire d’une part une mentalisation des processus initiatiques et d’autre part un système de valeur auto-référentiel tendant vers la régression dans l’indifférencié. Le sujet toxicomane l’illustre particulièrement en se proposant une auto-initiation sauvage avec des substances d’origine sacrée dans les peuples premiers mais profanées en Occident. 1 Danger et nécessité de l'individuation, IXe Colloque de Bruxelles, Esperluète Ed. en co-édition avec L'Arbre Soleil, 2016. Belgique.

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Le sorcier, le fou et la grâce : les archétypes sont-ils des esprits

désacralisés ?

Réflexion à partir du chamanisme amazonien.

Dr. Jacques Mabit

in « Dangers et nécessité de l’individuation », Colloque de Bruxelles, Juin 20141.

Résumé

Dans un processus d’individuation raté, l’ombre de l’Indien peut le transformer en sorcier

tandis que celle de l’occidental peut dériver en folie : crises dissociatives, psychotiques ou

délirantes. Dans sa réserve, voir son refus à propos du summum bonum, Jung n’aurait-il pas

« aplati et aseptisé» les esprits du monde-autre décrits par les Indiens pour en faire des

archétypes, principes psychiques, énergies neutres, forces laïcisées, les dépouillant ainsi de

leur « substance d’être » ? Autrement dit, si les réalités du monde-autre sont objectives et

vivantes, et de ce fait potentiellement salvatrices, ne serait-ce pas leur réduction à un principe

subjectif, individuel ou collectif, qui, dans l’initiation, serait source de toxicité de l’âme en la

privant de la grâce ?

Le chamanisme de l’Amazonie péruvienne, dont nous sommes témoin et acteur, offre à

l’impétrant de vivre des « petites morts » successives afin d’apprivoiser la « grande Mort ». Ces

plongées dans le « monde-autre » s’assoient pour les Indiens sur deux ancrages salvateurs que

sont le retour permanent au corps et les référents de leur cosmovision sacralisée. Cette

double carence dans la société occidentale post-moderne désacralisée rend l’aventure

initiatique doublement dangereuse. Elle peut en induire d’une part une mentalisation des

processus initiatiques et d’autre part un système de valeur auto-référentiel tendant vers la

régression dans l’indifférencié. Le sujet toxicomane l’illustre particulièrement en se proposant

une auto-initiation sauvage avec des substances d’origine sacrée dans les peuples premiers

mais profanées en Occident.

1 Danger et nécessité de l'individuation, IXe Colloque de Bruxelles, Esperluète Ed. en co-édition avec

L'Arbre Soleil, 2016. Belgique.

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Introduction

Pourquoi invite-t-on quelqu’un à parler de chamanisme amazonien dans un colloque

junguien ? Est-ce que le chamanisme (amazonien) peut prétendre répondre aux

questionnements de l’homme occidental contemporain ? Pour être plus ancien que l’école

junguienne, le chamanisme a-t-il davantage de connaissance à proposer sur l’être humain ? La

notion d’individuation fait-elle sens dans les groupes ethniques amazoniens ?

Et tout d’abord, est-il possible d’établir un dialogue enrichissant entre ces deux modes

d’approche de la nature humaine ? Non, le dialogue n’est pas possible stricto sensu, tout

simplement parce que, sans vouloir offenser personne, si Jung et ses disciples sont bavards ou

prolixes, la tradition chamanique ne possède pas d’écrits et le chaman est un homme

silencieux qui partage et enseigne essentiellement au travers de l’expérience et non au moyen

du discours.

Je me trouve donc dans la position privilégiée et inconfortable de parler à la place du chaman

muet, sans être non plus aucunement spécialiste junguien. J’invoque donc votre indulgence et

celle de la tradition amazonienne, pour les erreurs de traduction et l’approximation du

langage, tant dans un sens que dans l’autre. Pour bien faire, une intervention verbale devrait

s’accompagner du vécu initiatique en contexte chamanique pour que le langage chamanique

trouve sa pleine expression. Et, peut-être, le véritable junguien, comme Jung lui-même le

recommandait, est-il celui qui cesse de l’être en allant jusqu’au bout du processus

d’individuation et en se différenciant alors du Maître où Jung “disparaît” en quelque sorte.

Si je me sens autorisé à prendre la parole sur ce sujet, je le dois à un vécu fondateur au tout

début de ma pratique avec les guérisseurs amazoniens. Lors d’une session d’ayahuasca,

medium végétal visionnaire central en Amazonie, je me suis retrouvé, dans une vision, debout

en présence d’êtres anthropomorphes, assis et installés face à moi en demi-cercle comme un

jury d’examen et se présentant comme les « gardiens de la forêt ». Je ne le vivais pas comme

une vision distanciée, mais comme un vécu réel, en trois dimensions, une scène au milieu de

laquelle je me trouvais physiquement. Ils me demandèrent pourquoi je prenais l’ayahuasca et

je leur répondis que je souhaitais apprendre cette médecine. Après quelques conciliabules

entre eux, le personnage central, me dit : « Tu es autorisé à pénétrer sur ce territoire » et

ajouta ensuite « Ton chemin passe par cela » et, à ma totale surprise, il me désigna une scène

où je me suis vu moi-même traitant des toxicomanes. Ce que je fais jusqu’à maintenant après

avoir résisté pendant 3 ans à cet envoi pour une mission que je considérais peu attractive et

particulièrement difficile et éloignée de mes objectifs initiaux.

Cette incursion risquée dans le chamanisme de la Haute-Amazonie implique l’expérimentation

d’états de modification induite de la conscience où le « moi » est décentré de sa position

habituelle et surgissent d’autres dimensions du réel, tant par rapport au monde intérieur que

vis-à-vis du monde invisible de la Nature, accompagnée de phénomènes paranormaux et

d’expériences extra-sensorielles où le corps se trouve très impliqué. Face à l’apparition de

cette nouvelle cartographie, de l’abondance de vécus surprenants et d’informations de tous

ordres, le mutisme du chamane m’a contraint à chercher des repères personnels permettant

de remettre de l’ordre et intégrer ces multiples données pour échapper à un éventuel chaos

intérieur dangereux. Mes deux piliers de soutènement ont été constitués des propositions de

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la psychologie des profondeurs de CG Jung et de mon bagage chrétien, même si ces deux

champs psychiques et religieux étaient et sont encore en friche.

Laissez-moi tout d’abord vous décrire brièvement, au risque d’être un peu caricatural ou

simpliste, la vision qui est la mienne aujourd’hui sur le chamanisme et son contexte. Je me

référerai essentiellement aux pratiques chamaniques de la Haute-Amazonie péruvienne où

j’exerce depuis 28 ans, sans prétendre embrasser toute la pratique chamanique de l’ensemble

de l’Amazonie et encore moins la diversité des pratiques chamaniques à travers le monde. Je

me permets de lancer quelques pistes qui démontrent à l’envi qu’un sujet aussi vaste fait

appel à une « pensée de la complexité »2 et ne peut se circonscrire à une brève synthèse qui, à

cet endroit de mon cheminement, serait de grande prétention.

Objectifs de l’initiation et individuation en contexte chamanique ou tribal

Est-il pertinent de parler d’individuation en contexte tribal et chamanique ?

L’individuation en contexte tribal ou chamanique ne peut se déprendre de la finalité portée

par les individus qui composent le groupe et vise l’intégrité et la survie de ce dernier. La

dynamique humaine ne vise point une réalisation personnelle, individuelle, mais la gestion

d’un destin collectif dont chaque membre est à fois le porteur et le destinataire du fait de son

appartenance au groupe.

L’initiation portera traditionnellement l’impétrant à se situer et se définir dans son cadre

communautaire. Les rites de passage, en particulier ceux de l’enfance à la vie adulte, orientent

et définissent une appartenance claire à la communauté des hommes ou celle des femmes,

de la vie non féconde à la possibilité de transmettre la filiation et enrichir la communauté de

nouveaux membres. L’individu y découvrira son activité vocationnelle principale qui

constituera son apport quotidien et spécifique au maintien et développement de la

collectivité: artisan, chasseur, guerrier, cacique (leader), chamane…

Cette dimension collective d’une certaine façon s’oppose à l’individuation personnelle qui

pourrait conduire le sujet à se différencier par trop de l’ensemble de son groupe. En effet, dans

la perspective d’une sage réciprocité au sein de la communauté, aucun individu n’est appelé à

se distinguer excessivement et de par ce fait obtenir un certain ascendant sur le reste des

participants. Cette forme de séparation, de différenciation, peut être vécue par les autres

membres comme une forme de désidentification envers la communauté et un rejet du

principe de réciprocité qui pourrait entraîner son déséquilibre. Acquérir un statut ou pouvoir

particulier revient à susciter le phénomène de l’envie, particulièrement dangereux pour la

cohésion du groupe social. L’envie en réveillant la projection de l’agressivité, suscite la

discorde qui divise la communauté et donc menace son intégrité en la fragilisant. La violence

qui trouve son mode d’évacuation dans la projection vers l’extérieur se retournerait contre le

groupe lui-même au risque de le détruire en initiant le cycle destructeur de la vengeance

(vendetta).

2 Edgar Morin. Introduction à la pensée complexe. Edition du Seuil - 1990

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En conséquences, les fonctions spécifiques du chaman, être particulier et potentiellement

dangereux, doivent être régulées strictement par la communauté. Il sera tenu de rendre

compte de ce qu’il fait et en cas de faute ou abus de pouvoir sera sanctionné voire purement

et simplement éliminé. Divers mécanismes de contrôle sont ainsi mis en place selon les

groupes ethniques pour prévenir les écarts d’un expert autant admiré que craint. Par

exemple, il doit gagner sa vie par lui-même comme tous les autres membres de la tribu et ne

peut se consacrer à temps plein à son activité chamanique ; il doit demander la permission du

cacique avant toute intervention chamanique ; il doit s’assujettir à des règles alimentaires et

sexuelles éprouvantes, etc. Toute infortune peut lui être attribuée puisque son rôle consiste à

assurer l’harmonie et la protection du groupe. D’autant que le chamane est censé gérer les

relations de la communauté avec le monde invisible dont il est considéré un expert.

Les explorations du chamane dans le monde invisible, au cours de son existence, visent donc

moins un processus d’individuation personnelle qu’à l’acquisition de davantage de pouvoirs,

armes et alliés lui permettant d’être le plus efficace possible pour le bien de la société tribale à

laquelle il appartient.

Aujourd’hui même dans les communautés indiennes amazoniennes, les chamanes ont du mal

à trouver des élèves ou disciples, les jeunes indiens répugnant à cette fonction au motif que ce

travail est dangereux, qu’il réclame un apprentissage long et très exigeant, promet une vie

émaillée de diètes et abstinences difficiles, sans rentabilité économiquement, soumis aux

attaques des autres chamanes et de mauvais esprits, exposé à la suspicion permanente de la

communauté d’être un sorcier et la cause de tout problème surgissant en son sein. Les sirènes

de la modernité n’ont fait qu’aggraver cette situation, les jeunes rêvant davantage des

lumières des villes que du sacerdoce et des ascèses du chamane.

Horizon culturel tribal

Le chamanisme appartient au contexte tribal (clan, famille élargie) où le référent majeur est

constitué par la communauté elle-même. C’est dire que l’individu demeure soumis dans ses

besoins et devoirs à ceux prioritaires du groupe social où il s’inscrit. Si, pour la survie ou le

bien-être communautaire, il est nécessaire de sacrifier l’individu, cela est admis par la

communauté3 et même généralement par l’individu sacrifié pour qui se livrer pour le bien

commun constitue un devoir et devient éventuellement même un honneur.

Dans ce contexte, tout ce qui se situe hors de la communauté est potentiellement porteur de

danger pour l’intégrité de celle-ci, que ce soit dans le monde visible comme dans l’invisible.

L’unité groupale est donc appelée à développer un système d’alliance et de prévention envers

le monde extérieur, que ce soit envers les entités du monde invisible comme avec d’autres

groupes tribaux voisins.

3 Dans le contexte du monde juif construit sur un mode tribal, ce mode pensée constituera l’argument

du grand prêtre juif Caïphe pour demander la condamnation de Jésus: “Il vaut mieux qu’un seul homme meurt pour le peuple, et que la nation ne périsse pas” (Jn 11, 45-47).

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La structure tribale est soutenue par le mythe fondateur de la Justice4. L’intégrité et

l’harmonie se maintiennent au moyen de mécanismes permanents de rétablissement de

l’équilibre lors des échanges avec le monde extérieur. Tout déséquilibre peut se manifester

sous les mille formes de l’infortune individuelle ou collective : maladies, accidents, famine,

manque de gibier… On rétribuera ainsi l’esprit des cochons sauvages ou des chevreuils avant

de partir à la chasse, de manière à compenser rituellement ce qui sera soustrait à la

communauté animale en question. Une opération d’enlèvement des jeunes filles d’une tribu

par une autre demande une opération similaire et réciproque dans le sens inverse pour

rétablir l’équilibre et la justesse des choses. Offrir un cadeau de grande valeur à un indien dont

il n’est pas en mesure de se dédouaner par une rétribution en retour de même valeur,

constitue un acte d’humiliation, voire une déclaration de guerre. La réciprocité des échanges

constitue donc un socle pour le fonctionnement de ces sociétés et le maintien de l’harmonie.

De même pour le chamane d’une tribu, ses actions visant à maîtriser les attaques du chaman

de la tribu adverse, constituent une défense légitime aux yeux de sa communauté. Sa pratique

offensive dans le monde invisible se trouve précisément justifiée, elle répond à la nécessité de

justice-réciprocité qui fonde toute relation à « l’autre ». Les guerres chamaniques font donc

rage au même titre que les conflits intertribaux. Il s’agit par conséquent d’un chamanisme

essentiellement guerrier où l’objectif essentiel est d’obtenir le plus grand nombre d’armes

possibles pour devenir plus puissant que l’adversaire et se prémunir de ses agressions. La

réciprocité peut donc prendre le nom de vengeance et la violence en mesure son efficacité

dans une dynamique cyclique, sans début ni fin.

Dans un tel système, la projection de l’ombre individuelle ou collective vers « l’autre », pour

autant qu’il appartienne à une autre unité tribale, une autre famille, est parfaitement

légitime. Le Mal vient du dehors de la communauté et c’est vers l’extérieur que se tournera

spontanément l’indien pour trouver la cause de ses maux et intervenir pour les résoudre. Dans

cette disposition d’esprit, l’individu se trouve donc peu porté à se tourner vers lui-même et

son intériorité pour y découvrir la source de ses souffrances.

Cela induit que, pour le chamane, les pratiques de soins envers ses proches s’accompagnent

étroitement d’actes offensifs envers l’étranger ou supposé adversaire. Médecine et sorcellerie

se côtoient et souvent se confondent5. Le maître-guérisseur peut établir à la fois des alliances

avec les bons esprits pour soigner et avec les mauvais esprits pour se défendre.

Dans le contexte contemporain de désintégration du monde tribal, du métissage culturel de la

modernité et de la globalisation, la sorcellerie a pris un essor considérable puisque « l’autre »

peut devenir tout le monde et que la régulation tribale s’estompe. L’intervention vengeresse

4 On peut faire de nouveau le lien avec les tribus juives de l’Ancien Testament et leur culte au Dieu de

Justice, voire Dieu Justicier ou Dieu Vengeur. 5 A propos des Candoshi, Alexandre Surrallés explique ainsi que “pensant avec leur coeur”, “les Candoshi

peuvent penser-aimer la stratégie d’une action belliqueuse parce que quand ils programment leurs offensives contre leurs ennemis ils le font en terme de vengeance et “aimer” signifie venger continuellement la personne que l’on aime” (ma traduction), “Destino, muerte y regeneración entre los Candoshi”, in Selva Vida : De la destrucción de la Amazonía al paradigma de la regeneración”, Coordinadores Stefano Varses, Frédérique Apffel-Marglin, Roger Rumrill, Ed. IWGIA, 2013, p.129.

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dans le monde invisible sert souvent de substitut au sujet, privé de la parole libératrice pour

exprimer sa souffrance6, particulièrement dans les conflits des relations amoureuses.

Horizon culturel occidental

Si l’horizon culturel du monde tribal se fonde sur le mythe de la Justice, celui du monde

occidental se bâtit sur le mythe de l’Amour. L’agneau succède au bélier dont il descend et

hérite. Hors l’Amour institue une société universelle7 où tout « autre » devient mon frère. La

Justice est transcendée par l’Amour. La société tribale, clanique ou familiale, est englobée dans

la vaste famille humaine. La violence ne peut plus être légitimement projetée vers l’autre,

quel que soit cet autre. Le sujet, privé de cette projection de son ombre vers l’extérieur, est

amené alors à la découvrir dans son intériorité. Les sources extérieures de souffrance

renvoient le sujet à lui-même et à sa façon de gérer en son sein cette agression externe. Ce

retournement conduit l’individu occidental à identifier en son être propre la dimension

inconsciente, occulte, qui l’anime secrètement et parfois le manipule à son insu.

Ainsi l’individu en Occident a intégré désormais que son pire ennemi est lui-même ou plus

précisément une partie de lui-même dont il est inconscient. Cette dynamique fait émerger la

notion d’individu qui deviendra tellement centrale que la reconnaissance de sa dignité prendra

le pas sur le devoir envers la préservation de la communauté. Les constitutions politiques des

pays occidentaux placent la dignité et l’épanouissement de l’individu comme but ultime de la

société. Un pays est capable de mobiliser des ressources considérables pour sauver un seul

individu8. Cette mutation infuse dans la société universelle occidentale une hiérarchie des

valeurs située quasi à l’opposé de celle des peuples tribaux (ou en tous cas en apparente

contradiction) où inversement, la vie du groupe prévaut sur celle des individus qui le

composent. L’ombre s’est en quelque sorte individualisée, privatisée.

Ce processus, en toute logique, s’accompagnera d’une décroissance progressive des pratiques

de sorcellerie chez les peuples occidentalisés. Devenues totalement illégitimes, elles seront

combattues par les Eglises chrétiennes, et parfois violemment. Le pardon est promu, en

échange, comme signe de renoncement à la vengeance et rupture du cycle de la violence. Il

s’impose précisément pour répondre aux fautes inexcusables9 et l’exercice de la Justice est

renvoyé à la responsabilité divine. C’est seulement en cet endroit que le pardon donné cesse

d’être humainement injuste et est transcendé par l’Amour divin qui finalement rétablit la

6 Nous avons signalé par ailleurs cet impératif de la libération de et par la parole pour faire face à la

dépression collective de notre « Sad Planet » et que diverses études confirment (Pepper y Cunningham, 2004) en démontrant que dans les cultures non-occidentales les thérapies de verbalisation montrent d’excellents résultats. Voir « Hacia una medicina transcultural: Reflexiones y propuestas a partir de la experiencia en Takiwasi”, con Jesús M. González Mariscal, Journal of Transpersonal Research, 2013, Vol. 5 (2), 49-76, p. 62. 7 « catholique» au sens étymologique, celui de plénitude spatiale et temporelle, d’universalité cosmique

et qui inclut comme «autres » tous les éléments de la création et pas seulement les autres êtres humains. 8 Se rappeler, par exemple, la crise iranienne des otages américains en 1979 ou plus récement et plus

éloquemment l’extraordinaire mobilisation d’Israël pour le salut du seul soldat Gilad Shalit en 2006. 9 Pour les fautes excusables, l’excuse suffit…

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pleine justice. Le jugement de Salomon anticipe déjà dans l’Ancien Testament l’avènement de

cette Sagesse qui semble initialement nier la Justice au nom de l’Amour pour ensuite la

restaurer pleinement et ainsi révéler la transcendance de l’Amour sur la Justice10. Cet épisode

illustre, en contexte tribal juif, dans les racines mêmes de l’Occident, le transit annoncé du

mythe de la Justice vers le mythe de l’Amour, de la société tribale vers la société universelle.

Deux inconscients pour deux horizons culturels

Les horizons culturels différents du monde tribal et du monde occidental révèlent des

« ombres » également différentes, ils renvoient par voie de conséquence à un invisible ou

inconscient localisé de manière divergente. L’invisible ou inconscient tribal se situe dans la

nature, le cosmos, à l’extérieur de l’individu tandis que l’occidental localise la dimension

invisible et inconsciente comme un espace intérieur à lui-même.

Le chamanisme amazonien fait grand usage de préparations végétales susceptibles d’aider le

sujet à pénétrer dans cet invisible naturel, connaître les êtres qui y habitent et explorer ses

mécanismes de fonctionnement. La prise de ces breuvages s’accompagne de règles

rigoureuses en particulier sur le plan alimentaire et sexuel. Ces techniques sophistiquées visent

à élargir le spectre de perception de l’être humain pour dépasser ses limites habituelles et

ainsi pouvoir visualiser ce qui échappe à la vision ordinaire. De ce fait l’expérimentateur

percevra des couleurs jamais vues et entendra des sons jamais entendus. Cet élargissement

perceptuel s’exerce non seulement sur les 5 sens classiques mais aussi sur les sens

proprioceptifs (schéma corporel par exemple) ainsi que sur les fonctions psychiques (mémoire,

capacité de concentration) et les capacités dites paranormales (claire-voyance, claire-audition,

psychokinésie, télépathie11…). L’activation de ces différentes fonctions s’accompagne de la

manifestation de phénomènes paranormaux tandis que l’initié expérimente des perceptions

extra-sensorielles et développe une vie onirique très active. Ces divers événements, qui

perdurent au-delà des espaces proprement initiatiques, peuvent au début prendre une forme

relativement chaotique avant que l’initié ne les maîtrise et y instaure une certaine cohérence.

Une fonction essentielle du chaman consiste ici à contrôler cette production psychique en

ritualisant l’induction des états modifiés de conscience et en intervenant directement sur le

« corps énergétique » de son disciple ou patient. Nous y reviendrons.

Il nous faut avant signaler que la visualisation du monde invisible extérieur révèle un univers

habité et vivant. Et il est intéressant d’observer que cette constatation par l’expérience surgit

autant chez les indiens que chez les occidentaux, de la même façon qu’un microscope

10

Salomon reconnaît la vraie mère entre les deux femmes revendiquant un même enfant « car ses entrailles étaient émues » (1 Rois 3,16-28). Il est intéressant de noter que le mot hébreu désignant les entrailles «Rah'amim» (רחמים ) désigne d'abord le sein maternel, puis la tendresse qui en est issue, tendresse miséricordieuse. Il s'agit d'un «pluriel de plénitude » du mot Rehem, ventre maternel (matrice, utérus). Ce mot désigne aussi les entrailles de Yaweh, les entrailles du Seigneur, source-même de la miséricorde. 11

De fait, l’harmine, le principal principe actif de la plante Banisteriopsis caapi, plus connue sous le nom d’ayahuasca, sera d’abord nommé télépathine par ses premiers découvreurs en raison de ses effets jusqu’à ce qu’on se rendît compte qu’il s’agissait du même principe actif auparavant découvert dans une plante méditerranéenne, le Peganum harmala.

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révélerait à tout-un-chacun la réalité du monde invisible microscopique. Autrement dit, il s’agit

de réalités premièrement objectives dont la lecture ou expression ultérieures se coloreront

évidemment des capacités cognitives, du bagage culturel du sujet et donc de sa subjectivité.

Dans cette perspective « l’animisme », au sens de monde habité et vivant, ne se réduit pas à

une simple croyance mais devient une constatation d’un état de fait à la portée de qui veut

bien se donner la peine de cette exploration. Tous les éléments de la création disposent d’une

« mère » (madre) qui représente l’âme qui les anime. Cette matrice est dotée de forme,

d’énergie et d’intelligence et de ce fait peut entrer en communication avec l’être humain par

cette communion à ces dimensions partagées avec la nature humaine. Cette matrice ou

« esprit » est plus ou moins différenciée selon son degré d’évolution au sein de la création et

des particularités spécifiques de chaque élément. Ainsi les plantes médicinales possèdent un

esprit plus différencié que celui des plantes ordinaires et, au sein de leur espèce, les plantes

initiatiques, psychoactives, se distinguent par leur majeure différenciation. Au sommet de ce

panthéon végétal amazonien se trouvent la coca, le tabac, l’ayahuasca en compagnie de

daturas… L’esprit des éléments de la nature est collectif mais peut aussi posséder des degrés

de différenciation spécifique : ainsi la pachamama ou esprit de la terre peut se particulariser

avec une montagne spécifique, haute ou aux formes ou situation exceptionnelles, qui

permettra d’y reconnaître un esprit (apu) remarquable. Les sujets végétaux sont donc

relativement indifférenciés au sein de leur famille et chaque plant de tabac n’est pas considéré

comme un individu doté d’un esprit propre sinon pourvu de l’esprit collectif du tabac. Ces

esprits manifestent une « personnalité » différenciée qui suscite des représentations

similaires, même au travers de cultures différentes.12

Cet universalisme des figures du monde invisible ont conduit les occidentaux rationalistes à les

interpréter comme des représentations d’un inconscient collectif et une manière de projection

de l’univers intérieur propre à l’être humain. Et de ce fait à leur ôter toute existence objective.

Cette logique n’est pas plus consistante que celle qui considérerait l’inexistence des arbres, du

soleil ou de la mer du fait que ces éléments de la nature servent de fréquent support à

l’élaboration symbolique, dans les rêves, les créations artistiques ou les processus

psychothérapeutiques. Qu’un objet, physique ou psychique, serve de support symbolique

n’autorise pas à décréter son inexistence. Ne serait-ce pas plutôt l’a priori rationaliste qui, en

s’appauvrissant par son réductionnisme obstiné, se priverait d’une vision accessible à qui s’en

donne la peine13.

C’est cette même logique qui a conduit à qualifier les préparations ou substances visionnaires

« d’hallucinogènes ». L’axiome posé au départ de l’inexistence du monde invisible, un préjugé

non démontré, entraîne immédiatement la disqualification de toute perception qui ne puisse

12

Par exemple l’existence d’un être à la jambe plus courte que l’autre, espiègle et joueur envers l’être humain, se retrouve avec le chullachaki amazonien (littéralement “pied inégal” en quechua) et correspond au “dahu” des campagnes françaises. Les sirènes amazoniennes émettent des chants aussi séducteurs que celles d’Afrique ou celles de l’Odyssée qui troublèrent Ulysse. 13

Ainsi dans son libre “Psychotropiques” (La fiève de l’ayahuasca en forêt amazonienne, Albin Michel, 2013), le professeur d’anthropologie Jean-Loup Amselle, critiquant l’usage de l’ayahuasca, se raille de la “foi chamanique” tout en s’enorgueillissant de ne jamais avoir participé à une session durant ses 4 mois d’enquête journalistique de terrain (répartis sur 4 ans) et en déclarant haut et fort sa “foi athée”! Ce sont les mêmes qui ricanent de la résistance de certaines autorités ecclésiastiques à regarder dans la lunette de Galilée pour vérifier la thèse copernicienne de l’héliocentrisme.

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reposer sur un objet sensible. Donc le sujet en état modifié de conscience ne verrait rien de

réel, c’est-à-dire de matériel, et par conséquent hallucinerait. Ce réductionnisme matérialiste

démontre une triple déficience. D’abord parce que les objets psychiques sont aussi réels que

les objets sensibles et susceptibles d’agir sur le monde sensible : les symptomatologies

psychosomatiques le prouvent à l’envi. Une angoisse peut provoquer une perforation de la

muqueuse stomacale, déclencher une crise d’asthme, faire monter la tension artérielle,

produire un eczéma, etc. D’autre part parce que cette logique procède d’un déni de

l’existence du monde-autre ou des non-humains, sans jamais le démontrer et en écartant

systématiquement tout fait qui tendrait à signaler le contraire14. Enfin, notre organisme

secrète lui-même des substances psychoactives similaires voire identiques15 à celles identifiées

dans les plantes sacrées ou initiatiques des diverses traditions chamaniques. Cette

communauté structurelle de notre organisme avec d’autres espèces devrait être suffisante

pour mettre en doute la supposée toxicité intrinsèque des boissons végétales des peuples

premiers16.

L’objectivisation de la validité des observations des indiens prend corps au moyen de la

clinique qui démontre la congruence de leur modèle avec le réel. C’est-à-dire que leur

thérapeutique est efficiente et de plus déborde le cadre culturel qui est le leur17. Car certains

auteurs veulent bien concéder au mieux que les pratiques thérapeutiques chamaniques

puissent éventuellement fonctionner au sein de leur culture, ce qui renverrait à des

phénomènes de suggestion, d’identification communautaire qui expliqueraient leurs

surprenants résultats. Cette manière détournée de nier l’universalité de la connaissance

empirique des chamanes est cependant contredite par les faits cliniques. Et cette efficience

clinique trouve sa meilleure expression pour répondre à des pathologies où les traitements

14

Le corps énergétique a été considéré comme inexistant (et l’est encore pour la médecine conventionnelle) alors qu’il peut être maintenant visualisé et mesuré par la technique de Kirlian ou la bioélectrophotographie du Dr. Konstantin Korotkov. La quantité extraordinaire de données sur les phénomènes paranormaux n’est tout simplement pas prise en compte par la majorité de la communauté scientifique qui, ne sachant qu’en faire, les écarte arbitrairement. 15

C’est le cas de la DMT (di-méthyl-tryptamine) que l’on trouve aussi bien dans le breuvage d’ayahuasca que dans le sang et le liquide céphalo-rachidien des mammifères, secrétée par la glande pinéale dénommée “troisième oeil” par les traditions orientales. 16

Ce non-sens toxicologique de”toxicité intrinsèque” n’empêche pas par exemple qu’au Congrès de Toxicologie de Martigny en 2002, dans son intervention sur les plantes hallucinogènes en Amazonie, le toxicologue Laurent Rivier parle de “plantes réputées "dépuratives" dont certaines sont reconnues comme hautement toxiques” , voir : http://sfta.org/presentation/main/crendu/CRcongres/martigny/CRMHG.htm#Les plantes hallucinogènes 17

Ce que nous essayons de démontrer au Centre Takiwasi en traitant des toxicomanes de toutes origines avec les ressources des médecines traditionnelles amazoniennes et face à une pathologie qui met en échec la pratique médicale occidentale. Voir Rosa Giove, “La liana de los muertos al rescate de la vida, 7 años de experiencia del Centro Takiwasi”, Ed. Takiwasi-Devida, Lima, 2002. Et J. Mabit, « Ayahuasca in the treatment of addictions” in “Hallucinogens and Health: New Evidence for Psychedelic Substances as Treatment” Apud Micheal J. Winkelman & Thomas B. Roberts, Greenwood Publishing Group, 2007. t.2, pp.85-107.

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conventionnels allopathiques montrent des résultats médiocres et de haut coût financier et

humain, et qui probablement constituent un angle aveugle du modèle conceptuel occidental18.

Si la réalité des faits psychiques est généralement reconnue par la communauté

psychothérapeutique, cette reconnaissance n’embrasse pas cependant les non-humains. On

reste sagement sur le seuil de la représentation symbolique qui exonère de vérifier leur

existence et leur intervention éventuelle dans le champ humain19. Le sujet demeure donc dans

un débat interne où, au mieux, ces représentations pourraient avoir une dimension subjective

collective mais point d’objectivité. Les non-humains ne bénéficieraient pas d’existence propre

mais seulement d’un gradient d’autonomie en fonction du degré d’inconscience de l’être

humain à leur égard. A davantage d’inconscience, donc d’indifférenciation, ces puissances

psychiques individuelles ou collectives posséderaient davantage d’espace mais finalement

demeureraient étroitement liées à la production humaine. Pour les indiens, ces puissances

constituent des entités, des créatures au même titre que les humains bien que localisées dans

une dimension spirituelle donc sans corporéité. Cependant, ces entités seront perçues par

l’être humain sous des modalités anthropomorphes ou zoomorphes. A certains niveaux-

mêmes, ces êtres forment des sociétés organisées comme les esprits de l’eau qui vivent dans

des sortes de villes subaquatiques20. Parfois une grande proximité s’établit entre ces esprits et

les êtres humains comme c’est le cas des dauphins roses des rivières amazoniennes qui

tentent d’enlever des êtres humains, les attirer dans leur univers aquatique et éventuellement

établir des relations charnelles avec eux21. Ou encore l’histoire très précise qui m’a été contée

de cet homme qui s’est perdu dans la jungle et a été accompagné par un chevreuil qui l’a guidé

vers la plage d’une lagune où, à découvert, il a pu être repéré par les sauveteurs. Certains

enfants disparaissent dans la forêt, enlevés par des esprits de la jungle et en reviennent des

18

En particulier les maladies dégénératives, auto-immunes, et des troubles de santé mentale comme la toxicomanie. Voir à ce propos :“Medicinas tradicionales, interculturalidad y salud mental – Memorias del Congreso International, Tarapoto, 2009”, Apud J. Mabit, Ed. Takiwasi, 2012, 567 p. 19

A noter que l’anthropologie fait appel à un subterfuge du même style en différenciant une approche “emic” (point de vue des indiens) et une “etic” (description neutre des faits par l’observateur anthropologue) qui permet de contourner la question de l’existence réelle, autonome à l’humain, des non-humains. Dans l’approche “emic” on donne l’interprétation des natifs (les esprits existent objectivement) mais en s’interdisant d’émettre une appréciation ou évaluation de la véracité de cette affirmation entendue conne “symbolique”. Dans l’approche “etic”, l’anthropologue décrit les faits sensibles observables sans capacité ni désir de vérifier la dimension non directement visible des phénomènes. Cette méthodologie introduit un angle aveugle ou zone de non-exploration ni vérification, commode pour la pensé rationaliste qui justifie ainsi son refus de mise en cause de son cadre conceptuel et s’autorise ensuite des interprétations sans confrontation au réel. 20

La découverte de ce type de relations entre les humains et les non-humains tend à mouvoir les frontières culture-nature proposées par Levi-Strauss et suscitent de nouvelles propositions philosophiques au sein de la nouvelle anthropologie comme celle de Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005) et surtout celle du perspectivisme de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro qui va jusqu’à proposer, en adoptant le point de vue des chamanes, une conception du monde où les hommes voient les animaux comme des humains et où les animaux voient les hommes comme des animaux (Métaphysiques cannibales, PUF, "MétaphysiqueS", 206 p.). Cette relation a été réfléchie par David Dupuis dans le cadre du traitement des toxicomanes à Takiwasi (Une ethnographie de la clinique Takiwasi: Soigner la toxicomanie avec l’aide des non-humains, Mémoire de Master de Recherche en Sciences Sociales, Mention Ethnologie et Anthropolgie Sociale, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales - EHESS, Paris, 2009). 21

Il existe une grande similitude physiologique entre les sexes de ces mammifères aquatiques et ceux des êtres humains.

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semaines ou des mois après en manifestant des pouvoirs particuliers22. Ces rencontres entre

humains et non-humains sont généralement considérées dangereuses et l’établissement de

liens sexuels comme transgressif. Dans les plus hauts niveaux du chamanisme, qui a

quasiment disparu actuellement, se situait le sumiruna23, un chaman capable d’entrer dans

l’eau des rivières pour rejoindre les êtres aquatiques et vivre avec eux, et en ressortir des jours

après complètement sec24. Les nombreuses anecdotes rapportées au quotidien sur ces sujets

signalent que cette cosmovision n’est pas simplement d’ordre symbolique ou virtuel mais

opère très concrètement dans le monde sensible avec une capacité certaine d’affecter les

humains, avec des événements matériels et sensibles, hors des modifications induites des

états de conscience.

Ainsi peuvent se renvoyer dos à dos le réductionnisme occidental pour lequel les non-humains

ne seraient que des projections de notre univers intérieur et le réductionnisme

chamanique pour lequel les problèmes émotionnels et psychiques ne sont dûs qu’à des

interférences des mauvais esprits.

Dans ce monde invisible coexistent aussi de bons et mauvais esprits selon qu’ils assistent l’être

humain dans ses nécessités ou au contraire interfèrent péjorativement dans leur existence. Ils

assument une fonction angélique ou diabolique. Ils peuvent se manifester naturellement en

rêve ou en investissant de préférence un animal qui leur sert de vecteur et se montrent ainsi

visiblement à leurs destinataires. Le guérisseur s’allie avec les bons esprits et le sorcier avec les

malfaisants. Le plus souvent, le praticien de médecine amazonienne, jouera sur les deux

tableaux en essayant de se concilier des esprits des deux côtés, ce qui s’applique à cette

logique du mythe de la justice cité précédemment.

Enfin, le monde invisible est peuplé également de l’esprit des défunts. Certains proches ou

ancêtres, ou esprit de guérisseurs ou bonnes personnes peuvent manifester de la bienveillance

et apporter du secours. D’autres sont dangereux et malfaisants et demandent qu’on s’en

protège. La fréquentation du monde des morts est généralement considérée dangereuse et un

certain nombre de rituels après le décès de proches vise à ne plus leur permettre d’intervenir

dans le monde des vivants.

Ces différents espaces du monde invisible sont ordonnés de façon hiérarchique et très stricte,

cette hiérarchie s’imposant aussi entre les esprits eux-mêmes.

Les esprits, bons ou mauvais, sont des créatures et non des divinités. Le divin sous la forme

plus générale du Créateur est considéré comme inconnaissable et inatteignable, seule sa

manifestation sensible ou à travers les non-humains est accessible. Le culte et les rituels

s’adresseront donc à ces intermédiations naturelles et surnaturelles.25

22

Ma femme, médecin, a eu en consultation le cas d’un enfant de la ville de Tarapoto à qui cette mésaventure est arrivée. 23

Littéralement “l’homme qui se submerge”. 24

Ces faits m’ont été décrits par de vieux guérisseurs qui connaissaient nominalement des cas précis mais eux-mêmes n’avaient pas accédé à ce niveau. J’ai entendu la même histoire au Gabon en 2001. 25

Cette discrétion ou absence d’invocation ou d’adresse directe à la divinité a fait croire que de nombreux peuples premiers réduiraient leur panthéon à ces médiateurs et les diviniseraient, ce qui est considéré comme de l’animisme ou, dans une vision religieuse restrictive, de l’idolâtrie. Mais si l’ethnie

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La synthèse des inconscients occidental et tribal

Il nous semble que ces deux dimensions du monde invisible, donc inconscient, ne s’opposent

pas mais au contraire se complètent sans se confondre :

1. L’inconscient personnel, celui des profondeurs intérieures, d’où surgissent des

informations liées à notre histoire personnelle ou transgénérationnelle, subjectif.

2. Le « monde-autre » extérieur au sujet, transcendant, celui des esprits, des formes du

monde, qui nous informe sur ce qui vient d’en-haut, autonome par rapport au sujet,

objectif.

Ces deux perspectives de l’invisible se rejoignent au cœur (et dans le corps) de l’homme qui

appartient simultanément à ces deux dimensions et peuvent être reliées à la conscience par

les outils de la voie symbolique, essentiellement à partir de la fonction symbolique portée par

le corps humain26. Le rituel, au moyen du langage symbolique, permet de relier ces deux

dimensions sans les confondre mais au contraire en les différenciant. La folie consisterait en

cette confusion où les archétypes du monde-autre transcendant seraient appropriés par l’ego

du sujet, les assumant comme surgissant de ses profondeurs propres, ou encore quand ces

archétypes transcendants exerceraient une forme de possession active de cet ego. (« Il faut

dominer l’ayahuasca » disent les chamanes). Selon le principe de l’analogie, ces manifestations

du monde d’en-bas, subjectif, répondent en écho à celles du monde d’en-haut, objectives.

L’analogie institue un principe de similitude mais non d’identité27. Dire c’est « comme si » ne

veut pas dire « c’est la même chose », se ressembler n’est pas être pareil. Deux jumeaux

peuvent se ressembler à un très haut degré de similitude mais demeurent deux êtres

différents et singuliers. Autrement dit, l’analogie découvre une relation de sens mais ne

gomme pas la position hiérarchique du « haut » en rapport au « bas » et de ce fait la primauté

du monde d’en-haut qui est « princeps » en relation au monde sensible de la manifestation.

Cette notion de principe supérieur du monde invisible envers le monde créé se retrouve

également dans la notion de « formes » de l’anthropologie ternaire (Fromaget, 1999)28, des

Idées platoniciennes que dans la notion de Verbe chrétien (« In principio erat Verbum », Jean,

1 : 1-3) et dans les diverses mythologies qui situent l’origine des cultures dans le temps

mythique des héros fondateurs.

Awajun, par exemple, pratique cet “animisme”, elle reconnaît un être supérieur, créateur, nommé Arutam. Ce “monothéisme primitif” se retrouve de façon universelle, même s’il a dérivé fréquemment ensuite en polythéisme. 26

Selon Michel Mouret, “Le corps humain remplit une fonction psychique d’intégration de l’ordre du monde. L’abdomen correspond à l’intégration symbolique des puissances vitales, la poitrine à celle des puissances rationnelles, la face à celle des capacités spirituelles et la calotte crânienne à celle des archétypes contenus dans les formes mêmes du monde” in “Le Temple du Corps”, Actualités Psychiatriques nº4, 1990, p.37 27

Le livre de la Sagesse signale déjà ce principe d’analogie qui, à partir des réalités manifestées permettent de découvrir les réalités invisibles: “Car la grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, découvrir leur Auteur.” (Sagesse, 13: 1-9) 28

Fromaget M. (1999) Corps, âme, esprit: introduction à l'anthropologie ternaire, Edifie L.L.N, 265 p.

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Tant que les informations du monde d’en-haut sont prises pour des représentations, dans

l’espace institué entre le réel (la Vérité objective) qui procède « d’en-haut » et l’appréhension

subjective du sujet depuis « le bas » se glisse un gradient de déviation et interprétation qui

contraint à une approche progressive de la Vérité et éventuellement de falsification de celle-

ci. C’est ce même espace qui fait toute la différence en l’immutabilité de Dieu et l’évolution de

l’Imago Dei dans le regard humain. Les authentiques expériences mystiques vont réduisant cet

espace, ce hiatus, cette déviation subjective, et les représentations se rapprochent de

« présentations », évidences qui s’imposent et ne se prêtent ni à discussion ni à

interprétation, comme existences objectives. Ainsi est-ce. Et Dieu devient alors le « Je suis »

révélé à Moïse (Exode 3,14).29

On peut sans doute y voir la nécessité dans les traditions initiatiques de l’usage d’un méta-

langage qui « dit sans dire » comme le proposent les paraboles de Jésus ou les « ikaros » ou

chants sacrés inspirés des chamanes amazoniens. Il devient à ce moment plus difficile de saisir

la formulation double et analogique pour la réduire à une interprétation plate et unique. Par

exemple aucun chrétien ne se risque à prendre au pied de la lettre la proposition de Jésus : « Si

ton oeil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi (Mt 5 : 27-32). Encore que là

aussi, la simplification réductionniste trouve malgré tout à s’exercer chez l’homme qui

désespère de trouver des réponses tangibles, toutes faites, des guides de conduite qui

l’exonèrent de l’exercice de sa liberté. Cette compréhension au pied de la lettre peut induire

les fanatismes sectaires qui confondent ainsi l’image et la chose signifiée, ou encore la carte et

le territoire comme le dit Korzybski dans sa Sémantique Générale30.

Supports et risques de l’initiation chamanique

Le chaman représente donc un expert capable de se rendre dans le monde invisible et en

revenir sain et sauf. Son expertise s’appuie sur trois piliers : la fonction rituelle, l’intervention

sur le corps, une cosmovision de référence.

A- La fonction rituelle

Les incursions du chamane dans le monde invisible sont marquées par la mise en place d’un

cadre rituel, interface entre ce monde-ci et le monde-autre, et qui permet d’orienter le

« voyage » et, une fois de «l’autre-côté », retrouver le chemin du retour à ce monde-ci31. La

fonction rituelle est marquée par l’intentionnalité du chaman qui détermine à l’avance les

objectifs à atteindre, assure l’autorisation de l’incursion, appelle les protecteurs nécessaires.

Le rituel matérialise un seuil, une porte, qui permet à la fois l’aller comme le retour. Sur un

versant thérapeutique, le rituel constitue un dispositif symbolique de contention et

d’intégration de l’expérience de modification de la conscience.

29

Voir aussi Apocalypse 1:8 “Je suis l'alpha et l'oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout-Puissant.” 30

Alfred Korzybski. Séminaire de Sémantique générale 1937, Interzone Editions, 2009. 31

Voir J. Mabit, “Ir y volver: el ritual como puerta entre los mundos, ejemplos en el shamanismo amazónico”, Amazonía Peruana, tomo XIII, nº26, 1999, pp.143-165.

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Le rituel établit une cohérence entre ce monde-ci et le monde-autre par la fonction

symbolique, c’est-à-dire en actualisant et activant l’ordre de l’univers dans le cadre précis de

son intervention. Il se doit donc d’obéir à des lois intangibles et rigoureuses qui assimilent la

pratique rituelle à une « technologie du sacré » et le rendent opératoire32. Ces lois lui sont

précisément enseignées par les instances du monde-autre et ne résultent donc pas d’une

création personnelle ou d’une inspiration esthétique ou ludique. La transgression de ces lois

peut avoir des conséquences dangereuses pour la santé physique, psychique ou spirituelle du

chamane et de ses patients.

B- L’intervention sur le corps

Le corps humain assume ici une fonction symbolique de représentation du macrocosme33,

étant entendu que ce corps possède également les trois dimensions physiques, psycho-

affectives et spirituelles. Par le principe d’analogie, le corps du sujet renvoie à des réalités du

monde invisible et en agissant sur ce corps, le chaman intervient simultanément sur les

différentes dimensions du moi. La pratique du chamane inclut donc des interventions sur le

corps physique (massage par exemple), le corps psycho-affectif ou énergétique (exhalaisons de

fumée de tabac énergétisée par des chants spécifiques et exercées sur les centres

énergétiques de son patient34) et le corps spirituel (invocations ou prières chantées ou ikaros).

Les perturbations psychiques d’un patient peuvent donc parfois être assimilées à des troubles

énergétiques et ne demandent alors aucune verbalisation psychothérapeutique mais une

intervention de type énergétique qui suffit à réguler les symptômes. Elles peuvent aussi être

dues à une perturbation spirituelle par contact, infestation, intrusion voire possession par un

esprit malin qui demande alors des techniques de libération ou exorcisme. Ces trois sources de

perturbations peuvent s’associer par exemple lorsqu’un sorcier fait boire à son insu à une

victime une préparation contenant des plantes toxiques, activée par un rituel magique.

Dans ce contexte, le rôle de la purgation du corps devient essentiel. Les plantes purgatives

sont alors activées rituellement au niveau de leurs trois corps et le nettoyage aura lieu

simultanément, pour le patient, sur le corps physique, psychique et spirituel. Il purifie son

organisme des toxines, en même temps vomit ses « mauvaises pensées » et ses « mauvais

sentiments », tout en expulsant de façon concomitante éventuellement un mauvais esprit qui

l’a investi. Sur le plan clinique, la rapidité et efficacité de ces pratiques bien conduites, a de

quoi surprendre un praticien occidental.

C- La cosmovision de référence

Un jeune indien sera baigné dès son enfance dans la description d’un monde-autre actif,

organisé, opératoire. Les légendes, les anecdotes, les contes mythiques permettent de situer

32

Voir Frédérique Appfel-Marglin, “Subversive spiritualities: How Ritual Enact the World”, Oxford University Press, 2011, 255p. 33

Cf. Michel Mouret, op. Cit. 34

Qui correspondent aux fameux chakras du corps énergétique selon les traditions orientales.

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toute manifestation et d’en donner sens. Cet univers devient rapidement tangible à travers les

rêves, les perceptions extra-sensorielles, les phénomènes paranormaux, les synchronicités qui,

contrairement à l’éducation occidentale ne sont pas censurés. Le jeune initié possédera donc

un cadre conceptuel lui permettant de situer rapidement son vécu au sein d’une cartographie

de l’invisible partagée par la collectivité. Les incursions dans le monde-autre lors des états

modifiés de conscience trouvent au retour une série de repères, d’amers fixes, qui ne

contredisent pas la réalité ordinaire et l’état de conscience diurne et vigile. La césure entre la

conscience ordinaire et extraordinaire ne représente pas un hiatus infranchissable et insensé.

Cette cohérence est apaisante et contribue à rétablir l’harmonie. Lorsque l’ordre interne du

sujet est en résonance avec l’ordre transcendant de l’univers, cela signe la guérison ou la

santé.

Par opposition, pour un occidental contemporain, la disparition d’une cosmovision cohérente

et tangible est promue par le relativisme à la mode et les « maîtres du soupçon » qui se sont

employés depuis la Renaissance à vider l’univers de son sens et de toute sacralité35. L’absence

de repères validés socialement par la collectivité et que l’individu puisse s’approprier de façon

adéquate par des rites de passage, le laisse esseulé et livré à ses propres élaborations. Celles-

ci, dans cette dynamique autoréférentielle typique du New Age, risquent fortement de

s’alimenter de tous ses fantasmes personnels, pulsions et projections inconscientes. Par

ailleurs, le corps est réduit à son animalité et dépossédé de ses dimensions psychiques et

spirituelles tandis que le mental, isolé, enkysté, est suralimenté, débordé d’informations ou

plutôt de données chaotiques impossible à intégrer sans cadre référentiel initial. Enfin, la

dimension spirituelle considérée inexistante est laissée en friche ou confondue avec le jeu des

introspections et de mentalisations sans fin. Les incursions dans le monde-autre, en

particulier avec les drogues, s’exercent sans précaution rituelle et dans une grande ignorance

des puissances qui s’y trouvent, dans un contexte ludique ou « esthétique » habité par le déni

de la transcendance. Les rituels deviennent des créations individuelles subjectives, aux

inspirations douteuses36, sans la rigueur de mise. Jamais le terme « apprenti-sorcier » n’a pu

s’appliquer à autant d’adeptes en même temps.

Le processus d’individuation dans une cure psychothérapeutique se confronte donc

fréquemment à cette schize du psychisme, au degré de dissociation plus ou moins

important37, encapsulé dans des mentalisations sans fin, déconnecté du corps et privé d’esprit.

Or ces troubles psychiques, selon cette clinique ancestrale38, peuvent résulter, au moins

partiellement, d’une intoxication physique et énergétique, ou encore d’une infestation

35

« Mais le XVIIème siècle, fut aussi le commencement de quelque chose de nouveau. Descartes, déjà! On entrait dans une autre ère, comme si l’esprit du monde s’était déplacé ailleurs et que les anciennes ontologies du monde s’étaient effondrées. À partir de là, il n’y eut bientôt plus de Raison, de Logos, de Vérité commençant par des lettres majuscules. Le philosophe italien Giani Vattimo appelle cet effondrement “l’ontologie faible”. C’est-à-dire que la modernité a évacué la magie du monde. L’homme moderne, en dépit de sa richesse et de sa grande culture, s’est mis à souffrir d’une lacune spirituelle. La modernité s’occupe de problèmes économiques ou politiques, mais laisse en friche tous nos besoins d’essentiel. », Daryus Shayegan « La Lumière vient de l’Occident », (éd. de l’Aube), 2001. 36

Qui sont les “inspirateurs” dans la prolifération des rituels de spiritisme, d’occultisme ou carrément de satanisme? 37

La notion de dissociation figure dans les classifications diagnostiques de border-line, bipolarité, psychose, schizophrénie. 38

Vérifiée par notre pratique depuis presque 3 décennies.

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spirituelle par une ou des entités du monde-autre ou encore d’un chevauchement du sujet

entre ces différentes dimensions de ce « monde-ci » et du « monde-autre ». Le peu de prise

en considération du corps dans la cure psychanalytique classique, sa mise à l’écart, voire

l’interdiction formelle de l’aborder, réduit considérablement l’efficacité thérapeutique et

l’empêche d’aboutir pleinement. Elle retarde singulièrement le processus de guérison.

Sur le versant spirituel, la non-identification d’un parasitage par une entité toxique ou

maléfique, empêche le sujet de s’en libérer39. Par ailleurs, si ce « mal » est assumé comme

constituante de son ombre et donc lui appartiendrait en propre, cela équivaut à une espèce

d’auto- condamnation du sujet par lui-même, cette ombre étant inassimilable, à moins de

justifier le schéma d’une transgression autorisée au nom du relativisme qui permet alors au

sujet d’exercer sans culpabilité cette malignité exogène comme étant sienne et irrémissible.

Ce qui suppose en d’autres termes la suppression de toute loi morale et l’indistinction du bien

et du mal. La clinique semble démontrer que le refoulement de la conscience morale, innée et

intrinsèque à la nature humaine, n’aboutit qu’à un redoublement d’agressivité et de violence

qui se manifestent souvent par le développement de comportements dangereux pour autrui

ou pour soi-même. Cette autodestruction peut prendre les formes de la toxicomanie, de

l’anorexie-boulimie, des pulsions suicidaires mais peut aussi se somatiser en maladies auto-

immunes.

Dans notre expérience clinique, les infestations40 sont extrêmement fréquentes mais

généralement non identifiées, y compris par de nombreux religieux qui répugnent à aborder ce

thème qui les incommode fortement. La notion d’infestation souffre de ce double handicap de

n’être prise en compte ni par les thérapeutes de la médecine occidentale, ni par les

ecclésiastiques. Ces derniers, quand ils ne nient pas tout simplement l’existence du Mal41,

minimisent fortement son influence ou ne la reconnaissent que dans le cas exceptionnel des

états de possession ou encore la réduisent à des manifestations psychiques pathologiques. Ils

tendent donc à envoyer leurs consultants au psychiatre pour écarter une pathologie

psychiatrique, ce qui n’arrive quasiment jamais vu l’ignorance globale des psychiatres en

matière d’infestation et qui s’assimile à du déni. La grille nosographique toute préparée du

DSM IV permet de classer tout « symptôme spirituel »42 et en fournir une étiquette

diagnostique de pathologie mentale43 bien que cette question commence à susciter des débats

39

« La conscience de la continuité entre le monde subtil des esprits et leur incarnation chez les êtres vivants constitue la base du savoir des chamanes.(…) C’est à cause de son incompréhension de la réalité du monde subtil que le matérialisme moderne est devenu sa victime », Alain Daniélou, “Las divinidades alucinógenas”,Revista Takiwasi, nº 1, 1992, pp.25-31 http://takiwasi.wordpress.com/2008/03/08/13-alain-danielou-las-divinidades-alucinogenas1/ 40

Pour simplifier nous n’emploierons que ce terme, la pratique ecclésiastique en la matière bien qu’il existe divers degrés de différenciation et gravité des formes de parasitage d’entités maléfiques comme l’obsession, la vexation, la possession. 41

En contradiction tout de même avec les Evangiles et les enseignements du Magistère. 42

Je me permets ici de rapporter cette boutade illustrative: “Si vous parlez à Dieu vous êtes peut-être un saint homme, mais s’Il vous répond vous êtes sûrement un fou (délirant)”. 43

Sans compter que les infestations spirituelles affectent la santé mentale et, inversement, des troubles psycho-affectifs constituent une porte d’entrée aux infestations. Donc il est tout à fait théorique et illusoire de séparer ces troubles en catégories qui s’excluraient mutuellement. On peut se demander dans quelle mesure cette schize de la médecine projetée sur les patients infestés ne contribue pas à la multiplication des diagnostics de schizophrénie. A noter cependant que le DSM-IV reconnaît l’existence

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à partir d’observations ethnopsychiatriques44. Les uns conseillent la contention par la prière et

les autres par les neuroleptiques. La camisole chimique en effet « contient » mais ne libère

point et de ce fait tend à devenir une prescription chronique avec tous ses effets secondaires.

Les sources d’infestation

Si les infestations sont multiples c’est que les sources en sont également multiples et l’individu

moderne extrêmement exposé. Son absence de défense spirituelle joue un rôle essentiel : on

ne se protège pas d’un danger qu’on ignore. L’ignorance ou la négation de l’existence des

entités maléfiques par l’occidental en fait une proie facile.

Dans le cadre de cet exposé, il n’est pas possible d’être exhaustif sur la question mais de

signaler quelques pistes essentielles tirées de la clinique, celle de l’expérience empirique des

praticiens amazoniens et la nôtre au cours de 30 dernières années. En effet, ces pratiques

rituelles d’origine chamanique révèlent que toute infestation s’inscrit d’une façon ou d’une

autre dans le corps de l’individu entendu comme une unité physico-psycho-spirituelle et dont

la manifestation commune est d’ordre énergétique. Les pratiques chamaniques, en ouvrant et

activant le corps énergétique, permettent de faire émerger de manière sensible ce que

contient ce corps énergétique jusque dans ses profondeurs les plus secrètes. La perception à

travers les 5 sens habituels mais aussi les diverses fonctions psychiques s’en trouve

exacerbées, autant du côté du patient que du chamane. En d’autres termes, les contenus

énergétiques émergent, sont transitoirement amplifiés et deviennent de ce fait identifiables.

D’autre part, les intrications et liens de causalité ou résonance entre les diverses sphères de

l’individu se font jour et prennent sens45. Dans tous les cas, une forme d’intrusion énergétique

a été opérée depuis un acte ou une situation qui a violé l’intégrité « des corps » de l’individu.

Ce viol ne suppose pas toujours une violence manifeste mais peut opérer depuis la séduction

ou la tromperie. L’individu a pu également ouvrir la porte aux intrusions par ignorance46, par

curiosité, et aussi très souvent à partir de réactions inadaptées face à des contentieux affectifs

de “troubles dissociatifs non spécifiés” comme le Dissociative Trance Disorder (DTD) qui se définit par “une substitution de l’identité personnelle du sujet par une nouvelle identité, celle-ci étant attribuée à l’influence d’un esprit, d’une entité divine, d’un ancêtre défunt, souvent associée à des épisodes d’amnésie. Il est connu en Asie sous des dénominations variables: Amok en Indonésie (le terme désigne un état de transe caractérisé par des poussées d’agressivité), Latah en Malaisie, Pibloktog chez les Inuits, ou plus simplement sous le vocable anglais possession en Inde.” Justine Canonne, “Le délire de possession en débat”, Le Journal de toutes les psychologies, 30/01/2013. 44

Marjolein van Duijl et al., « Are symptoms of spirit possessed patients covered by the DSM-IV or DSM-5 criteria for possession trance disorder? A mixed-method explorative study in Uganda », Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, décembre 2012. 45

Par exemple un symptôme physique révèle son origine psychique, une pathologie mentale découvre une cause spirituelle, une maladie physique trouve sa causalité psychique et/ou spirituelle, etc. Ainsi une jeune fille traitée depuis des années pour des rectorragies découvre que ses saignements chroniques sont liés aux activités de sa grand-mère avorteuse. Ou encore cet homme obsédé par des idées de mort établit la relation avec des jeux de spiritisme de son adolescence qu’il avait oubliés et pensait innocents. 46

L’idée que l’innocence du sujet le protégerait automatiquement est une erreur très répandue actuellement et diffusée amplement par les tendances New Age. Il suffirait d’avoir de bonnes intentions et d’être “brave”. On sait déjà que l’enfer est pavé de bonnes intentions et qu’un enfant qui avale un poison ou dégoupille une grenade trouvée par hasard n’est pas à l’abri des conséquences de son acte.

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ou existentiels profonds. Pour le dire d’une autre façon, on découvre fréquemment à l’origine

des pulsions et fantasmes transgressifs des blessures d’amour. Ces plaies ont déjà provoqué

une atteinte à l’intégrité de l’individu et facilitent l’effraction des mauvais esprits. La

souffrance qui en résulte, si elle n’est pas apaisée par le baume de l’amour ou réparée par la

médecine du pardon, voire par la purgation expiatrice, peut facilement trouver issue dans la

séduction de l’esprit de vengeance. L’individu blessé blesse à son tour.

Si nous nous autorisons un très bref « catalogue » des sources d’infestation, nous pourrions les

classer en infestations avec consentement de l’individu et celles sans consentement de la

victime parmi lesquelles les infestations par héritage transgénérationnel méritent un

paragraphe à part.

A. Infestations avec consentement explicite ou implicite de l’individu

Les infestations les plus fréquentes résultent de la collaboration active, bien que souvent

inconsciente, de l’individu avec les entités spirituelles.

L’induction non protégée (pas ou mal ritualisée) de modification des états de conscience par

l’usage de drogues, perméabilise le corps énergétique du patient. De plus l’exposition

fréquente à un contexte « contaminé » lors de ces expériences47 facilite la contagion entre

participants. Les esprits peuvent en effet transiter d’un corps à un autre ou envenimer par

contact des corps énergétiques dilatés et perméabilisés par l’ingestion de drogue.

Un processus similaire opère lors des relations sexuelles où le corps énergétique des

partenaires connaît une vibration intense et une intimité fusionnelle. La « qualité » du corps

énergétique des individus déterminera les possibles échanges contagieux. Les traditions

religieuses et rituelles instaurent un acte de sacralisation des unions afin d’éviter ces

« adultérations » réciproques des corps énergétiques et le chevauchement inadéquat des

différents corps, physique, psycho-affectif et spirituel (énergétique). Le corps spirituel doit,

dans un contexte idéal, ordonner la rencontre sexuelle.

Dans l’ordre des actions volontaires pouvant faciliter les infestations jouent un rôle particulier

les transgressions rituelles c’est-à-dire tous les actes se situant consciemment au sein d’une

pratique tentant de forcer la prise de contact ou la pénétration du monde spirituel. L’intention

de l’individu active fortement la pratique rituelle et si celle-ci n’est pas claire ou saine

moralement ou conduite de manière inadéquate, ces expériences peuvent se révéler

extrêmement dangereuses. Les diverses traditions ont élaboré des liturgies précises en ce sens

et requièrent une longue préparation qui habilite à ces pratiques et purifie les intentions des

praticiens48.

Sur ce sujet il convient de signaler les risques des adhésions « initiatiques », ou qualifiées de

telles, à travers diverses formes de rites. Le candidat est invité à s’initier ou adhérer au groupe

au moyen de pratiques symboliques ritualisées. Or le rite initiatique créé un lien de

47

Par exemple lors de “rave” ou techno-fêtes où drogues, sexualité chaotique, sons distorsionnés, symboles démoniaques se conjuguent pour rendre l’individu vulnérable. 48

Identifier qui serait idéalement cet être humain non-infesté, c’est-à-dire parfaitement libre de tout déterminisme étranger à sa nature humaine, pose inévitablement la question de la définition de cette nature humaine.

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dépendance spirituelle non seulement avec le groupe dans sa forme institutionnelle, mais

avec les entités spirituelles qui président à l’origine de celui-ci. Le lien initiatique « branche »

en quelque sorte l’impétrant avec la puissance spirituelle maîtresse de cet égrégore, à travers

la chaîne des initiations successives. En voulant s’exonérer du long et lent travail

d’individuation, la pensée occidentale contemporaine révèle ici la dimension infantile et

magique sur laquelle elle s’appuie et qui connaît un retour en force considérable dans une

société qui s’est désacralisée et vend de l’illusion. On peut se poser la question de savoir si la

quête chamanique de certains occidentaux ne repose pas sur cette nouvelle affinité entre

d’une part l’infantilisme sociétal postmoderne et le mythe rousseauiste du “bon sauvage” et

d’autre part la supposée pensée magique des chamanes. Le chamane considéré comme fou

par l’intelligentsia des années cinquante est devenu le sage et maître à penser quelques

décennies plus tard49.

B. Infestation sans consentement explicite de l’individu

De nombreuses sources d’infestation opèrent sans le consentement ou participation active de

l’individu ce qui ne les rend pas forcément moins toxiques.

Les infestations peuvent transiter en effet de manière passive à travers le contact direct avec

des lieux, objets ou même animaux eux-mêmes infestés. Ces réceptacles de mauvais esprits

peuvent l’être devenus quand ils ont été mis en présence d’entités maléfiques ou investis par

l’esprit de défunts. C’est le cas aussi de participants d’une scène où a eu lieu une forme de

transgression spirituelle (pratiques magiques par exemple, abus sexuels, etc.) ou lorsqu’une

situation de violence a entraîné la mort subite de personnes (assassinat par exemple) dont

l’esprit erre alors et tend à s’attacher à ces lieux50. Dans d’autres cas, ces réceptacles ont été

« chargés » intentionnellement au moyen de rituels et avec le but de nuire à ceux qui

entreront en contact avec eux : le maléfice constitue une pratique très classique de la

sorcellerie sous toutes les latitudes.

L’abus sexuel produit une effraction non seulement physique (parfois non violente) mais aussi

énergétique et spirituelle. L’abuseur sous l’emprise d’une entité (esprit impur) transmet cette

entité à sa victime. Ce qui explique la fréquence des abus sexuels dans l’enfance des abuseurs

et qui ne peut seulement être attribuée à des mécanismes psychiques d’identification

confusionnelle avec des modes de relation affective51 lorsque le sujet y reconnaît une

transgression et se refuse ou résiste à s’y identifier et les mettre en acte52. La démonstration a

49

« Avec Kroeber, Linton et La Barre, j’affirme donc que le chaman est psychologiquement malade. » Devereux G. Normal et anormal (1956) in Essai d’ethnopsychiatrie générale (1970, pp.1-83), Paris, Gallimard, p.34. 50

J’ai connu le cas d’un étudiant faisant fonction de gardien de nuit dans une université péruvienne à ses heures libres et qui s’est trouvé infesté par l’esprit d’une enfant défunte. Pendant la période du terrorisme au Pérou, une famille avec une petite fille avait été détenue et assassinée dans le local où il demeurait la nuit. 51

Explication classique qui considère que le sujet, ayant intégré que l’expression amoureuse est par exemple liée à la violence et n’ayant pas développé d’autres modes d’expression aimante, reproduit le seul mécanisme par lui connu pour exprimer ses affects. 52

Ainsi un de mes patients adultes présentait des obsessions récurrentes depuis sa jeunesse d’abuser de sa soeur ce qui lui déplaisait profondément et qu’il refusait fortement. La psychothérapie conventionnelle demeurait inefficace. Le processus thérapeutique avec les pratiques amazoniennes

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posteriori de la présence réelle de l’infestation et non seulement de la manifestation

symptomatique de processus secondaires de trouble psychique, s’effectue lorsque le

thérapeute ou le chamane peut libérer le patient en agissant directement sur son corps

énergétique sans solliciter l’adhésion consciente du sujet à son intervention. Celle-ci peut

éventuellement opérer à son insu, à distance, en l’absence du sujet, ou au moyen de rituels ou

techniques physiques simples et non spectaculaires, ou encore dans une langue et au sein des

code culturels étrangers au patient où les influences de la suggestion sont minimes voire

inexistantes.

C. Héritages transgénérationnels

La source d’identification la plus difficile pour le sujet est probablement celle des héritages

transgénérationnels. En effet, l’individu à sa naissance est déjà porteur d’une infestation et, à

ses propres yeux comme à ceux de son entourage, les manifestations perturbatrices de cette

infestation semblent faire partie de sa nature propre. Ses comportements seront attribués à

son caractère ou à sa personnalité. Du côté médical on recherchera des transmissions

génétiques, des perturbations durant la gestation ou l’accouchement, tandis que les

psychothérapeutes exploreront des héritages de troubles psycho-affectifs dans les ascendants

ou le contexte psychique de la venue de cet enfant. Or, si ces conditions physiques et

psychiques existent, elles n’excluent point l’infestation qui à la fois profite de ces déficiences

qui facilitent l’intrusion et d’autre part peut en être la source, même sur le plan physique. Dans

d’autre cas, plus évidents, l’anamnèse ne permet pas d’identifier dans le vécu du sujet depuis

l’acte fécondateur, de trauma ou situation à la mesure d’expliquer des comportements ou des

vécus hors normes du sujet53.

Similitudes entre individuation junguienne et initiation du chamanisme amazonien

Cette brève description des cadres épistémologiques et cosmovisions de l’univers du

chamanisme de la Haute Amazonie péruvienne, en contrepoint de la pensée occidentale, nous

permet d’observer certaines similitudes entre le processus d’individuation junguien et le

processus d’initiation chamanique.

Car en effet, dans les deux cas, il s’agit avant tout d’un processus qui suppose une démarche

par étapes, lente et longue, et émaillée de « petites morts » successives54 et qui permette

progressivement de passer de l’ombre à la lumière. Une valeur essentielle est donnée à l’auto-

expérimentation et les résultats du travail seront à la mesure de l’investissement personnel de

l’individu. Dans ce contexte, on ne peut faire l’économie d’un engagement réel et conséquent

et les solutions « magiques », instantanées, sans effort, appartiennent au domaine de l’illusion.

L’individu doit donc se positionner comme protagoniste actif de son évolution ou

permit de mettre à jour un contexte familial incestueux qui a pu être résolu par un abord de libération spirituelle. En l’occurrence, un “esprit d’inceste” infestait la famille depuis plusieurs générations. 53

J’ai développé ce thème dans la conférence « Héritages transgénérationnels, de la servitude à la filiation”, IdéePsy, Paris 2008, voir https://soundcloud.com/takiwasi/heritages-transgenerationnels 54

Voir J. Mabit « Approches de la mort ou apprentissage de la Vie”, Cahiers de l’IANDS, No 3, juillet 2000. Et http://www.takiwasi.com/esp/pub38.php

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apprentissage où le maître intervient pour canaliser les « énergies » mobilisées et permettre

leur adéquate intégration. Ce maître, en jouant le rôle de guide, est supposé être lui-même

initié et « marcher devant », ne pouvant conduire son élève sur des territoires qu’il n’aurait

pas lui-même explorés auparavant. Dans cette relation maître-élève, le transfert réciproque

est considéré non seulement depuis un point de vue purement psychique mais également

dans sa dimension énergétique, le maître étant appelé à métaboliser en lui-même certains

processus de son disciple ou patient déclenchés par la cure. Il est même invité à contenir la

démesure des intentions de son élève en établissant un dispositif de contention et intégration

qui constitue le cadre de la cure psychanalytique ou celui du rituel chamanique. Le maître, tout

à la fois, canalise, guide, contrôle et enseigne, non depuis une posture académique mais au

sein d’une relation dynamique qui s’attache à accompagner son élève dans les méandres de

son cheminement singulier.

Chaque processus est unique et demande au maître d’aller à la découverte de lui-même

simultanément avec les avancées de son élève. En effet, l’élève entrera en contact avec des

dimensions transcendantales selon des modalités qui lui appartiennent en propre et qui

dépassent le maître lui-même. Ce dernier ne peut donc intervenir comme professeur de

dogmatique ex-catedra sinon depuis un positionnement d’accompagnateur possédant lui-

même sa propre relation au monde-autre. Autrement dit, le maître doit faciliter l’accès de son

élève à la dimension « mystique », entendue comme une conscience ou connaissance

immédiate de la présence de la transcendance, ni intellectuelle, ni spéculative mais

expérientielle55. L’abord de cette dimension transpersonnelle s’accompagne dans les deux

contextes, junguien et chamaniques, d’un dépassement des limites de l’espace-temps

conventionnel et les manifestations du monde invisible opéreront à travers rêves, visions,

phénomènes paranormaux et expériences extra-sensorielles, événements synchrones porteurs

de sens pour l’individu. L’activation énergétique du processus initiatique ouvre ces portes sur

d’autres dimensions et le rôle du maître est d’en maintenir la cohérence et éviter les

interférences, les confusions de niveau d’intégration, l’inflation de l’ego, qui pourraient

susciter chaos et dissociation. En effet, les phénomènes de la conscience renvoient non plus à

des règles physiques de niveau moléculaire ni même atomique mais plutôt sub-atomique ou

quantique56. Le maître ne peut se contenter d’un réductionnisme matérialiste ni même d’une

certaine forme de psychologisme réducteur mais doit posséder les instruments d’une

intervention au sein du monde-autre par les voies d’une symbolique active et opératoire. De

fait, les énergies mobilisées sont dotées de ce caractère numineux, tremendum et fascinans,

susceptible d’annihiler la liberté de l’individu en le fascinant et donc en l’aliénant, ou encore

en le terrorisant. Le danger des puissances mises en jeu sont reconnues par ces deux guides

que sont l’analyste des profondeurs et le chamane. L’inhabitation de l’individu par les

puissances du monde invisible, sans garde-fou, prend le risque de devenir une emprise ou

55

« A la suite de Thomas d’Aquin, la mystique est qualifiée de cognito affectiva seu experimentalis (connaissance de Dieu affective et expérimentale). Cette connaissance du divin n’est ni intellectuelle ni spéculative, mais expérientielle. La mystique est une expérience immédiate de la transcendance divine.» in Paul le mystique, Daniel Marguerat, Revue théologique de Louvain, 43, 2012, p.478. 56

A ce propos voir la théorie du “Agential Realism” de la physicienne Karen Barad présentée par Frédérique Appfel-Marglin, op.cit, chap. 4, “Re-entangling the Material and the Discursive, Quantum Physics and Agential Realism”, pp.55-63.

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possession. C’est là où le chamane pourrait devenir sorcier et où le psychanalyste jouerait

identiquement à « l’apprenti-sorcier ».

Ce monde invisible ou inconscient est peuplé de non-humains disposant d’autonomie par

rapport à l’individu, archétypes junguiens ou « mères » des plantes ou esprits de la nature. Ils

interviennent au cours du processus thérapeutique, comme alliés ou adversaires, protecteurs

ou gardiens du seuil. Dans tous les cas ils participent d’une possibilité de structuration de

l’individu appelé à confronter ces puissances et les intégrer au niveau adéquat. Les puissances

du monde invisibles jouent le rôle fondamental d’enseignants57 et s’offrent potentiellement à

nourrir la construction de l’individu. Cet invisible se distingue donc clairement d’un inconscient

qui ne serait qu’un espace de refoulement et d’ombre au sens classique freudien.

La dimension transpersonnelle, dans les deux cas, renvoie également au rétablissement

inévitable d’un lien avec les héritages des ancêtres. Ce capital hérité, avec ses bonnes et

mauvaises choses, se doit d’être géré correctement, afin d’être reconnu, accepté et

éventuellement dépuré. L’identité de l’individu ne peut se constituer hors de sa filiation, d’une

histoire familiale, culturelle et spirituelle. La gestion de cette filiation suppose idéalement

hommage et reconnaissance à l’esprit des ancêtres (gratitude) pour la vie transmise et en

même temps la libération des liens négatifs associés à des patrons de conduite (pattern) ou

configurations psychiques liées à des événements traumatisants de la vie des ascendants ou

des peuples auxquels ils ont appartenu58. Les ancêtres et les défunts en général peuvent

exercer une forme d’emprise sur les vivants, interférer dans leur existence, voire parasiter

profondément le vécu quotidien. Le processus d’individuation autant que l’initiation

chamanique se devra de prendre en compte cette dimension essentielle et y apporter des

réponses permettant la pacification de ces relations.

Les deux approches, junguienne et chamanique, se proposent d’établir un dialogue avec le

monde invisible, à l’aide d’un meta-langage qui use de la fonction symbolique et qui serait

fondamentalement transculturel. Cet attribut leur fournit une prétention à l’universalité. La

métaphore et l’analogie deviennent des instruments essentiels pour la gestion du processus

thérapeutique ou initiatique.

Enfin, bien que ces deux démarches intègrent la notion de transcendance, de spirituel, de

monde-autre, et reconnaissent une cohérence à un au-delà du monde manifesté, elles

possèdent en commun de ne pas constituer des religions mais de se positionner comme des

voies de connaissance inscrites dans une perspective avant tout thérapeutique. Il s’agit donc

de médecines au sens large qui ne prétendent point à l’établissement d’institution religieuse.

Le détournement ou appropriation contemporaine autant de la psychanalyse des

57

Rappelons que les plantes psychoactives sont nommées “plantes-maîtresses” par les chamanes pour cette fonction d’enseignement et que l’ayahuasca est dotée du titre de “maîtresse des maîtresses”. 58

Il nous semble intéressant ici de faire le lien avec “le concept de “structure de péché”, audacieusement proposé par Jean-Paul II” et qui conduit à “conjuguer les apports, d’une part de l’histoire (spirituelle) et de la sociologie, d’autre part de l’éthique sociale”, “l’action démoniaque ne pouvant ignorer qu’elle s’exerce aussi au plan collectif et sur le long terme”, Pascal Ide, “Combattre le démon, Histoire, théologie et pratique”, Ed. De l’Emmanuel, 2011, p. 117.

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profondeurs59 que du chamanisme dans des églises ou groupes sectaires60, semble donc

contredire le positionnement originel de ces deux approches61.

Ainsi, de nombreux points de convergence apparaissent entre le processus d’individuation au

sens junguien et l’initiation chamanique. Et on pourrait être tenté de les y associer

étroitement comme deux versions, occidentale et amazonienne, d’une démarche similaire.

Cependant, à y regarder de plus près, surgissent aussi des différences fondamentales qui

interdisent une assimilation trop rapide.

Différences fondamentales entre l’individuation junguienne et l’initiation chamanique

Les horizons culturels, occidental et tribal, nous laissaient déjà entrevoir quelques perspectives

divergentes qui imprègnent également les modèles junguiens et chamaniques naissant au sein

de ces deux cosmovisions différentes.

A. Individu et communauté

L’initiation chamanique ne peut se séparer de sa finalité de rétablissement de l’ordre et de

l’équilibre à l’intérieur du groupe humain auquel appartiennent le chamane et son élève. Le

principe de la justice et de la réciprocité embrasse toute la communauté et également la

création, au moins dans ses manifestations les plus proches. En ce sens, on ne peut à

proprement parler « d’individuation » puisque l’individu n’existe pas pleinement hors de sa

collectivité et que le but à atteindre n’est pas de se différencier du groupe mais s’y intégrer de

façon encore plus intime en assumant sa fonction propre en son sein. Il paraîtrait même hors

la loi prétendre « s’individuer » en mettant de côté la famille élargie et cette prétention ne

manquerait pas de susciter de vives réactions face à cette possible mise en péril de l’intégrité

du groupe et de sa cohérence. Tandis qu’il est tout à fait possible, dans la perspective

individualiste occidentale, voire souhaitable, d’aller vers une forme de différenciation

personnelle. Chaque individu occidental se sent libre de procéder à ce cheminement

indépendamment des attentes de sa famille restreinte ou élargie, de son corps de métier ou

de sa collectivité spirituelle ou sociale d’appartenance. Le statut d’analyste junguien confère

un certain prestige social et, même si cette école de pensée demeure marginale face au

courant académique encore dominant, y appartenir ne met pas en danger l’intégrité de ces

praticiens.

59

Dictionnaire comparatif C. G. Jung et la franc-maçonnerie, Responsable Jean-Luc Maxence, Dervy , Paris (mars 2012); Jung est l'avenir de la franc-maçonnerie, Jean-Luc Maxence, Dervy , Paris (février 2004) 60

En particulier au Brésil avec les Eglises du Santo Daime, Uniao do Vegetal, Barquihna, etc. qui ont essaimé largement dans l’hémisphère nord y inclus Japon et Australie… 61

Richard Noll reproche à Jung de se prendre pour le “Christ Aryen” (" Le Christ aryen, Les secrets d’une vie, Traduit de l’anglais par Philippe Delamare, PLON, 1999): “ C’est dans la communauté des esprits que la plupart rencontrent Jung, et certains voient dans le mythe personnel qu’échafaude " Ma vie " un évangile contemporain jetant les bases d’une nouvelle religion”, tandis que Denis Biju-Duval écrit que “Jung ne craint pas dès les années 50 de se faire le prohète de l’ère du Verseau…on s’explique par là comment Jung peut se trouver aujourd’hui si facilement utilisé par la mouvance du Nouvel Âge” (“Le psychique et le spirituel, Ed. De l’Emmanuel, 2001, p.158).

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B. Les flèches du temps

Mais plus profondément, ces processus que nous comparons se placent dans des projections

temporelles totalement opposées. La flèche du temps en contexte tribal va du présent vers le

passé, l’indien considérant que le savoir désirable est celui des origines, des ancêtres

fondateurs. Il aspire à se reconnecter à la lignée des ancêtres en tentant de remonter le plus

loin vers la source de la connaissance première située dans un passé lointain. Le temps qui

s’écoule l’éloigne de plus en plus de cette sagesse primordiale, de même que chaque

génération, d’où ce respect des anciens placés chronologiquement plus proches de la source et

de l’importance fondamentale du maintien des traditions de telle manière à tenter de

conserver dans sa plus grande pureté la science des débuts de l’humanité. Dans un regard

occidental, l’indien avance en quelque sorte à reculons. En effet, l’occidental est tendu vers

l’avenir, la flèche du temps allant du présent vers le futur, le nouveau suscitant intérêt et

fascination. Ses attentes visent une réalisation s’accomplissant dans un temps à venir qui

suppose une évolution, un progrès, à mesure que le passé perd de sa prégnance. Se réaliser

appelle donc dans un cas à retrouver le passé et dans l’autre à s’en défaire, ou encore à freiner

la dégradation du futur dans un cas ou dans l’autre à appeler de ses vœux sa venue comme

intégratrice.

Mais jusque-là on peut imaginer que ces oppositions apparentes puissent se dépasser dans

une perspective d’un temps spiralé incluant ces retours circulaires vers le passé sur un plan et

une ligne de progression dans un plan perpendiculaire. Ainsi le patient en cure opère des

retours vers le passé pour intégrer des « nœuds » de son histoire et de ce fait pouvoir mieux

évoluer à l’avenir. Les phases régressives s’inscriraient au final dans une démarche d’évolution

future. On peut également considérer qu’à davantage d’individuation, l’analysé pèse moins de

ses fantasmes et projections sur le groupe et en trouvant sa véritable vocation sert au plus

juste le bien collectif.

C. La parole et le corps

Cependant, il nous semble plus difficile de mettre en adéquation les instruments qui

permettent dans les deux cas de soutenir le processus thérapeutique. En effet, la cure

psychanalytique s’appuie avant tout sur la parole, laissant le corps relativement de côté, tandis

que précisément l’initiation chamanique passe d’abord et avant tout par le corps de l’individu

et celui du chamane, et avec une économie maximum de paroles. Dès le début de notre propre

apprentissage avec les chamanes amazoniens, cela nous a paru constituer une pierre angulaire

de l’initiation62. Le Verbe de l’Agneau chrétien, fils du Bélier juif de Justice, institue la parole

comme fondatrice et princeps (« dès le commencement »…) et infuse cette pensée et pratique

junguiennes surgies en « terre chrétienne ». Pour le chamane c’est d’abord le corps qui sait,

qui est porteur des mémoires biographiques, puis ancestrales, puis humaines et enfin celles de

tout le cosmos. La parole peut être contaminée par le mental, les illusions, les fantasmes,

tandis que le corps ne sait pas mentir. L’inconscient habite tout notre corps dans ses moindres

62

« El cuerpo como instrumento de la iniciación shamanica », J. Mabit, Anales del II Congreso Internacional de Medicinas Tradicionales, Lima, Perú, Julio 1988. Voir http://www.takiwasi.com/esp/pub18.php

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recoins et pas seulement dans le cerveau comme le croit généralement l’occidental. Il devient

notre laboratoire d’expérimentation et le lieu de vérification des informations captées lors des

états modifiés de conscience, naturels (rêves) ou induits. Le peu d’importance accordé au

corps dans la cure analytique autorise, selon cette conception autochtone, les errances

psychiques et même spirituelles. Le corps doit être purgé de ses différentes charges ou

interférences qui ne permettent pas le surgissement à la conscience des mémoires porteuses

de vérité. Si la cure psychanalytique, voire les approches psycho-corporelles, permettent

certainement des prises de conscience, elles ne peuvent atteindre les mémoires somatiques

profondes qui constituent de véritables engrammations révélatrices de la Vie que nous

portons. Or le corps des plantes, judicieusement activé énergétiquement par le rituel et les

techniques chamaniques, peut par contre atteindre directement notre propre corps, dans ses

dimensions les plus profondes, par la communauté structurelle physiologique que nous

partageons avec tous les êtres créés.

Le corps devient donc également un lieu d’investissement possible d’autres corps par

effraction. Les pratiques de sorcellerie reposent en partie sur cette capacité du corps à être

contaminé dans ses différentes dimensions physique (sorcellerie par contact), énergétique

(sorcellerie à distance par envoi de dards magiques ou « virote »), spirituelle (sorts par magie,

spiritisme, pratiques occultes, etc.). Les effets de ces pratiques ne sont donc pas liées à la

croyance ou pas dans ces phénomènes mais par des lois énergétiques universelles auxquelles

tous les êtres humains (et tous les êtres créés) sont soumis. Leur ignorance ne préserve

aucunement l’individu et à l’inverse le rend plus susceptible d’en être affecté.

La prégnance de la dimension corporelle est particulièrement visible lors de la manifestation

de la personnalité psychique de l’individu, lors de sessions d’ayahuasca, de façon zoomorphe.

Lors de ces états modifiés de conscience, l’individu se ressent lui-même habité par une forme

animale précise, il se sent cet animal tout en gardant sa conscience humaine. Il en adopte les

mouvements, les postures, les réflexes, les instincts, même si cet animal n’appartient pas à son

univers habituel. Il s’agit généralement d’une expérience exaltante que de se sentir fort

comme un ours, fin comme un félin ou doté de la vue de l’aigle. L’énergie zoomorphe se

manifestant pour un individu est constitutionnelle de sa personnalité psychique profonde et

donc invariable. Au demeurant, elle surprend souvent l’individu sans correspondre à ses

fantasmes éventuels ou sa sympathie pour certaines espèces. Ce vécu est impossible à

produire par simple imitation et dénote des relations insoupçonnées entre l’espèce humaine

et les animaux. On se trouve là bien loin d’une symbolique abstraite ou de créations mentales.

D. Intégration et cosmovision

Nous l’avons déjà évoqué. L’intégration du processus initiatique sera facilité chez l’indien par la

possibilité qu’il a de situer immédiatement ses vécus extraordinaires dans une cosmovision qui

lui fournit repères et cartographie du monde invisible. Pour l’occidental en rupture relative

avec ses racines symboliques judéo-chrétiennes, les expériences de contact avec l’inconscient

demandent la présence d’un traducteur, rôle que peut jouer l’analyste si lui-même ne les a pas

perdues. Pour l’occidental, ici la parole reprend ses droits. Le flou des repères spirituels de

l’occidental moyen rend de fait plus difficile cette intégration. Si pour l’indien sa vision du

monde lui offre une cohérence globale de son vécu ordinaire et de ses expériences non

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ordinaires de la conscience, l’individu en Occident, vivant la réalité ordinaire dissociée de celle

du monde-autre, sera prompt à interpréter un vécu non ordinaire de façon irrationnelle, soit

comme un signe de folie (déni), soit comme une élection divine qui peut conduire à une

inflation dangereuse de l’ego. Jung reconnaît d’ailleurs le danger d’identification du Moi avec

des contenus archétypiques, même si éventuellement cette inflation psychique peut être

transitoire au cours du processus d’assimilation de dimensions surgissant de l’inconscient. Si le

Moi s’identifie au Soi, il perd ses limites et ne reconnaît pas l’autonomie des forces

inconscientes.

Cependant, pour les Indiens, cette cartographie identifie des esprits autonomes et

préjudiciables à l’âme humaine et dont évidemment l’intégration est inacceptable, à moins de

devenir sorcier ou possédé. Si sur le plan psychique, la raison de ces infestations (voire

possession) doit trouver explication et donc permettre ensuite une meilleure prévention, elle

ne peut certes pas aboutir à la tolérance à leur égard mais requiert des mesures exorcistes. Le

chamane tentera de découvrir les sources, extérieures à l’individu (sort, lieu infesté..) et les

portes d’entrée, intérieures à l’individu (comportement inadéquat, transgressions, etc.) qui ont

permis l’effraction. Si les dernières font écho aux approches psychothérapeutiques

occidentales, les premières appellent des traitements rituels visant l’expulsion pure et simple

de l’intrus. On peut craindre que la non reconnaissance de l’existence des esprits malins par les

occidentaux et leur confusion avec les puissances psychiques inconscientes ne génère une

dangereuse confusion enfermant l’individu en lui-même, dans une prison mentale de laquelle

il ne peut s’échapper à l’extrême qu’en se dissociant (folie) ou en s’identifiant à l’intrus

(possession). Hors de ces extrêmes, le danger demeure similaire bien que plus maniable,

moins patent, et par exemple, à mon sens, le narcissisme spirituel du New Age fait partie de

ces infestations séductrices partagées par un grand nombre et généralement non-identifiées

en tant que telles, donc sournoisement toxiques pour l’âme humaine. Cette question de

discernement sur la substantialité et le caractère tangible des esprits pourrait ouvrir la voie à

un troisième terme, celui de la grâce, pour que l’individu sorte de l’alternative insensée entre

devenir fou ou sorcier.

E. Les puissances autonomes

Sans doute la différence fondamentale entre chamanisme amazonien et démarche junguienne

réside dans la définition et discernement des forces invisibles dynamiques de l’inconscient-

invisible dotées d’autonomie par rapport à l’individu.

Il est clair que pour les indiens, le monde de la nature est peuplé d’entités, être créés,

généralement invisibles en état ordinaire de conscience, substantiels, qui disposent

d’intelligence, de volonté, de capacité de communication, sont totalement autonomes en

relation aux humains, substantiels bien que sans corporéité. Cet univers du monde-autre est

donc extrêmement vivant, actif et susceptible de communiquer ou interférer avec les humains.

Il existe des niveaux hiérarchiques de différenciation entre ces êtres : certains, inférieurs aux

humains, peuvent devenir des alliés ou des adversaires selon le traitement qui leur est offert

(c’est le cas des « mères » des plantes par exemple), et d’autres, supérieurs à l’humain, sont

soit bienveillants (anges, bons esprits) soit maléfiques (démons, mauvais esprits).

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L’appréhension habituelle des archétypes par les junguiens leur reconnaît également un degré

d’autonomie envers les humains, sans que le statut d’esprit ne leur soit clairement accordé. Or

la notion-même d’archétype chez Jung semble provenir de la traduction par Lévy-Bruhl de ce

qu’il appelle les « représentations collectives » ou contenus symboliques des cosmovisions

« primitives ». Le théologien protestant Rudolf Otto, dès 1917, reconnaît à ces

« représentations » un caractère numineux (mysterium, tremendum et fascinans).

D’une façon générale, les archétypes demeurent contenus dans une définition psychique, qui,

au bout du compte, ne leur concède pas pleine autonomie ni existence propre. Ainsi Jung

affirme (1927a, p.31) que les archétypes « s’héritent avec la structure cérébrale » tout en

maintenant qu’ils sont pré-psychiques et assimilables à des « entités psychoïdes ». Ils ne

seraient donc mobilisables que par des approches psychothérapeutiques, profondes ou pas,

qui évacuent la dimension sacrée dans toute la plénitude du terme. Dans ce contexte les

pratiques rituelles chamaniques, de guérison ou de sorcellerie, soit sont inopérantes, soit

exigent que « l’on y croie ». Nous revenons à l’argument de la suggestion, certes plus

sophistiqué que dans l’hystérie de Bleuler, mais finalement tout autant dépourvu d’épaisseur

spirituelle. L’imprégnation positiviste rationaliste occidentale semble d’une telle puissance que

la réalité même du monde des esprits sent immédiatement le souffre. Le tabou ne semble pas

pouvoir être franchi par la dominante du courant junguien. Sans prétendre connaître

l’ensemble de l’œuvre prolixe de Jung, il semble cependant que sa démarche se soit inscrite

dans une préoccupation de reconnaissance par la communauté scientifique, l’empêchant de

franchir le seuil où une affirmation pleine de la réalité de l’existence des non-humains comme

entités puisse se faire sans être reléguée à l’injure suprême de « mystique »63.

Et pourtant une note de Marilyn Nagy64 signale que dans sa lettre du 10 Juillet 1946 à Fritz

Kunkel à propos du livre de Stewart Edward White « The Unobstructed Universe », Jung

précise « Dans chaque cas individuel je me dois d’être sceptique, mais sur le long cours je dois

admettre que l’hypothèse des esprits donne de meilleurs résultats dans la pratique que

n’importe quelle autre », ce que Marilyn Nagy rapproche de l’affirmation de Kant « Je n’ose

pas nier complètement la vérité des différentes histoires de fantômes ; au contraire, j’ai

63

« C’est là une “limitation gnoséologique nécessaire à la science (Jung, L’âme et le vie, Paris, Buchet-Catel, 1963, p. 359), car si elle a un accès indubitable à l’image psychique de Dieu dans l’homme,elle ne peut rien dire de Dieu en lui-même, de Dieu comme “hypostase” hors du psychisme”. Denis Biju-Duval, op. cit., p. 156. 64

Notre traduction d’un extrait de Marilyn Nagy, « Philosophical Issues in the Psychology of CG Jung », Notes to Part I, Chapter I, note 18, p. 86, State University New Yor Press : With one exception: "Some Thoughts on Psychology," para. 103. But here Jung goes on to say that new facts on extrasensory perception and spiritualism have made Kant's doubts outdated. Even much later in his life Jung tended toward a positive view of spirits. See his letter of July 10, 1946, to Fritz KUnkel regarding Stewart Edward White's book, The Unobstructed Universe: "In each individual case I must of necessity be sceptical, but in the long run I have to admit that the spirit hypothesis yields better results in practice than any other" (Letters, 2). See also Jung's Introduction to the German translation, CW 18, para. 746-56, and the Foreword to Fanny Moser's "Spuk: Irrglaube oder Wahrglaube," CW 18, para. 758. Compare Kant's own statement: "I did not dare to deny completely the truth of the various ghost tales; on the contrary, I have always maintained a certain reserve and a sense of wonder towards them, doubting each story individually, but attributing some truthfulness to all of them put together." Spirit Seer, p. 70 (Edition Cassirer, p. 367).

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toujours maintenu une certaine réserve et un questionnement à leur endroit, doutant de

chaque histoire individuelle mais attribuant une certaine véracité à leur ensemble ».

D’autres affirmations de Jung reproduisent cette sensation d’hésitation chez lui à se

déterminer et prononcer de façon décisive, comme lorsqu’il affirme que « l’apparition des

archétypes possède un caractère clairement numineux qui, si on ne veut pas l’appeler

« magique », doit être appelé spirituel » (Jung 1947a, p.185). Il différencie les archétypes de la

représentation archétypique, prêtant à ces premiers un caractère inconnaissable sinon par

leurs effets indirects (1942, p.261). Ce qui revient à nier la dimension mystique telle que nous

l’avons précédemment définie et qui suppose la possibilité, par grâce, d’une connaissance

directe et immédiate de la transcendance. Si les esprits se situent de façon transcendante en

relation à l’humain, il est concevable qu’ils soient accessibles par connaissance directe,

expérientielle, à partir de l’esprit humain et non de son psychisme qui n’atteindrait au mieux

que ses représentations. Les archétypes junguiens correspondent à la notion d’esprits des

peuples premiers quand il leur reconnaît la capacité d’induire des phénomènes psycho-

physiques de coïncidence a-causal (synchronicités) et déclencher des propriétés para-

psychologiques chez l’individu. L’archétype peut avoir une dimension personnelle comme le

Soi recteur de notre destin ou porteur d’une « atmosphère du Moi » ; il peut représenter

également un patron de transformation animique lors des grandes phases de l’existence

(naissance, puberté, vieillesse, mort…), se rapprochant ici de la notion de « complexes » ou

matrices périnatales de Stanislas Grof lorsqu’il s’agit de la naissance65 ; ou il peut représenter

la structure profonde de la dimension relationnelle s’établissant entre deux êtres humains

(maître-disciple, bourreau-victime, amants…). Dans cette dernière définition ressurgit la

notion de « participation mystique » chère à Levy-Bruhl et qui nous renvoie de nouveau à

dimension spirituelle toujours présente de façon sous-jacente mais finalement peu explicitée

ni clairement reconnue. Cependant pour Jung les archétypes sont inconnaissables

directement sinon par leurs effets et donc « ne sont pas de l’ordre de l’expérimentation

expérimentale directe : ils relèvent du postulat »66.

Ce que nous appréhendons comme un va-et-vient hésitant de Jung entre une notion

d’archétype plutôt psychique, à caractère scientifique, et une autre plutôt spirituelle, d’ordre

métaphysique, s’illustre particulièrement dans la question de la constellation des archétypes.

La possession, visible lors de cas cliniques que Jung n’a pas manqué de constater dans les

services de psychiatrie, est traduite comme l’envahissement écrasant d’une puissance

animique dont l’origine est attribuée à l’irruption à la superficie de la conscience d’une

puissance archétypique psychique enfouie dans les profondeurs. Elle appartient en quelque

sorte à l’individu et vient « d’en-bas ». Autant pour les grandes religions que pour les

traditions chamaniques, cet envahissement vient « d’en-haut » et manifeste l’emprise d’un

esprit sur celui de l’humain. Il ne s’agit plus d’un simple parasitisme ou d’une infestation mais

d’une emprise annexant la volonté du sujet. Celui-ci n’a pas le choix et l’effraction s’impose

sans son consentement. Les pratiques d’exorcisme s’imposent alors mais Jung, selon sa

conception, ne les propose pas : comment en effet expulser une « force » qui appartiendrait

65

Royaumes de l'inconscient humain : la psychologie des profondeurs dévoilée par l'expérience LSD, Monaco, Éditions du Rocher, 1983, 280 p. 66

Denis Biju-Duval, op. cit. P.159.

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en propre à l’individu, même s’il s’agit de son inconscient profond ? Jung, par ailleurs, reprend

la notion de possession sous un autre angle, cette fois plus évidemment psychique, en

considérant que chaque être humain est « plus ou moins » possédé par un ou plusieurs

archétypes, de l’ordre du « génie » (daemon) qui peut appeler à certaines vocations et auquel

le sujet peut faire allégeance s’il le souhaite. Il s’agit, dit-il, de choisir en quelque sorte la

« déité » à laquelle se soumettre ou encore à quelle « représentation dominante » il décide de

s’affilier. Cette fois-ci la volonté du sujet est sollicitée, et écouter un appel ou répondre à une

vocation, vise le bien suprême de l’individu, sa libération, et ne peut être assimilé à une forme

d’emprise aliénante. Cette inspiration suppose des « inspirateurs » qui élèvent et « tirent »

vers le haut, permettent au sujet de se dépasser, de manière tout à fait distincte et même

opposée à l’abaissement et l’écrasement des invasions possessives qui « tirent vers le bas ».

Cette élévation représente un aboutissement possible et souhaitable (voire nécessaire) du

processus d’individuation tandis que les infestations jusqu’au grand cadre de possession

dégradent l’individu en le poussant vers la régression. La flèche vers le haut tend vers un infini

différencié tandis que celle vers le bas renvoie à un indifférencié toujours plus vaste.

Dans sa conférence de 1935, Jung évoque le «monde des corps subtils »67 où vivent des êtres

possédant éventuellement une forme de corporéité mais également des êtres immatériels, la

frontière semblant difficile à préciser.

Dans le Livre Rouge de récente publication, Jung, faisant état de ses entretiens avec les esprits

lors de ses exercices d’imagination active, rapporte lui-même ce passage surprenant où les

esprits lui réclament sans grande illusion d’être reconnus comme des êtres à part entière68:

Elie : "Libre à toi de nous qualifier de symboles, avec le même droit que tu peux aussi

qualifier tes semblables de symboles, si tu en as envie. Mais nous sommes exactement

aussi réels que tes semblables. Tu n'infirmes rien et ne résous rien en nous qualifiant de

symboles."

Moi : "Tu me plonges dans une confusion effroyable. Vous prétendez être réels?"

Elie : "Bien sûr que nous sommes ce que tu nommes réels. Nous sommes là, et tu dois

nous accepter. Tu as le choix."

La confirmation à nos yeux, malgré ces avertissements, que ce seuil n’ait pu être franchi par

Jung, me semble résider dans le fait qu’une telle reconnaissance aurait entraîné

inévitablement la mise en place d’une forme rituelle lors de la cure psychanalytique. Ce qui ne

fut pas le cas si tant est que l’on ne pose pas comme rituel le cadre instituant le contrat

thérapeutique initial (durée des sessions, fréquence, paiement, divan ou pas…).

Cependant Jung reconnaît une prédisposition religieuse naturelle dans l’âme humaine, un

“courant qui se doit d’être canalisé et dompté à travers le symbolisme du credo et du rituel”

(Jung 1934c, p.20), afin d’éviter que cette puissance ne s’investisse sur des objets secondaires

67

« Le Zarathoustra de Nietzsche. Notes du séminaire de 1934-1939. Huitième conférence, 13 mars 1935 », Cahiers Junguiens de Psychanalyse, N° 76, 1993/2 68

Le Livre Rouge. Liber novus. Edition établie, introduite et annotée par Sonu Shamdasani. Traduction française par Christine Maillard, Pierre Deshusses, Véronique Liard, Claude Maillard, Fabrice Malkani et Lidwine Portes. Paris : L'Iconoclaste/ La Compagnie du Livre Rouge 2012, p. 214.

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(idoles) et ordinaires qui seraient alors subitement élevés à la catégorie de sacrés. Il évoque

même à cet endroit la nécessité d’institutions religieuses en précisant avec justesse que celles-

ci devraient permettre une véritable expérience du religieux et non l’obstruer (Jung, 1940). Il

rejoint en cela l’idée que nous défendions plus haut que la mystique, comme vécu individuel,

est juste et nécessaire dans tout processus d’individuation ou d’évolution personnelle et

devrait donc se “démocratiser”69. Jung va même jusqu’à reconnaître au dogme une qualité

“pontificale” par sa capacité de médiation pour rendre intelligible l’expérience archétypique

du symbole religieux situé au coeur de l’être humain. Cette allusion au magistère de l’Eglise

catholique ne représente cependant pas une concession à la Révélation qu’elle prétend garder

(le dépôt de la Foi) puisqu’il précise ensuite que le dogme, le credo et la liturgie incarnent de

manière délicate et subtile l’expérience de nombreuses âmes humaines qui ont transité sur

les sentiers de la quête religieuse et en ce sens se seraient purifiées individuellement pour

exprimer une vérité objective de la psyché collective ou archétypique. Dieu demeure aux

abonnés absents ou est réduit à cette “vérité objective de la psyché collective” et la révélation

provient de l’effort humain, individuel et collectif, pour découvrir des profondeurs psychiques

occultées. Le décret de la mort de Dieu prononcés par les “maîtres du soupçon” reste en

vigueur et point remis en question sinon pour ses conséquences psychiques dues à sa

compensation par l’émergence d’une science mégalomaniaque ou de politiques totalitaires

prétendant installer le paradis sur terre. Jung reste sur le terrain du psychisme et concède

éventuellement aux Eglises un rôle à jouer pour le psychisme de masse, mais ne semble point

concevoir sa nécessité pour l’élite des initiés à laquelle, à l’évidence, il appartiendrait.

Nous entendons que le rituel est une mise en forme symbolique qui ne peut être inventé mais

doit s’adapter aux règles de la symbolique universelle et qui est transmis par le monde

spirituel de façon spécifique au travers des processus et traditions initiatiques. Et c’est

seulement à cette condition rituelle que l’approche du monde spirituel peut prendre toute sa

cohérence, devenir opératoire et protéger des puissances numineuses qui l’habitent comme

des tendances régressives et incestueuses vers l’indifférencié. En son absence, les portes du

monde spirituel ne s’ouvrent pas pleinement et la grâce ne peut abonder.

Ainsi, les archétypes junguiens se présentent davantage comme des esprits profanés,

désacralisés, aplatis par un réductionnisme psychique appauvrissant.

Discernement sur la substantialité du Mal

Ces réflexions nous conduisent, sur un vaste sujet, à proposer quelques brèves considérations

sur la question de la réalité du Mal dans la pensé junguienne70.

69

Marguerat, professeur à l’Université de Lausanne, évoque une « démocratisation de la mystique » dans le sens où « ces formules d’inhabitation ne sont pas réservées chez Paul à une élite de charismatiques performants ; elles caractérisent la condition de tout croyant. » (op.cit. pp. 490-491) 70

Pour la rédaction de ce paragraphe je suis grandement redevable aux réflexions menées avec mon ami le psychologue Camilo Bautista Barrionuevo Durán et son travail de Mémoire : “El Demonio y la Sombra – Sobre el problema del Mal desde la psicología analítica de Carl Gustav Jung”, Universidad de Chile, Facultad de Ciencias Sociales, Escuela de Psicología, 2012.

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En effet, la réalité des esprits, bons et mauvais, comme êtres substantiels autonomes, se

prolonge dans la reconnaissance ou non de l’existence substantielle de Dieu et du Diable ou

Satan. Nous retrouvons chez Jung à ce niveau les mêmes frontières floues signalées

auparavant entre la dimension psychique et la dimension spirituelle. La réalité du Bien et du

Mal ne sont certes pas niées par Jung, au contraire, mais confondues à des niveaux

d’argumentation distincts et hiérarchiquement séparés comme le signale Giegerich (2010):

celui des appréciations ou jugements logiques, celui de la réalité empirique et celui de la

substantialité métaphysique. Comme principes de notre jugement éthique, le bien et le mal se

présentent comme complémentaires et opposés, de même que “clarté” et “obscurité” ou

“haut” et “bas” (Jung 1951, p.273). Il interprète alors le principe chrétien de la privatio boni

comme une manière de nier ces contrapositions bien-mal et considère que la cosmovision

chrétienne se déclare moniste mais en réalité cache un dualisme de fait (1951, p. 278). Il

attribue cette définition à une manière de défense de l’Eglise catholique (Saint Basile) pour

faire face au dualisme gnostique et au manichéisme. Il manifeste une forte aversion envers le

concept privatio boni qu’il critique parce qu’il serait une manière indirecte d’ôter tout réalité

au mal alors qu’il est d’observation empirique et dont l’influence sur l’âme humaine est

évidente. “Seule l’inconscience ignore le bien et le mal”, ajoute-t-il (1951, p.65). La privatio

boni renvoie au concept chrétien du summum bonum où Dieu est défini comme le Bien

Suprême ce qui semblerait, selon Jung, faire de l’être humain l’unique coupable du péché, de

la chute et du mal. Mais vers la fin de sa vie, Jung se rend compte que ces catégories des

principes du jugement éthique, “poussés jusqu’à leur ultime racine ontique traitent d’aspects

divins, de noms de Dieu” (1959, p. 425) et il reconnaîtra que sa “critique à la doctrine de la

privatio boni n’est valide que jusqu’où s’étend l’expérience psychologique” (1951, p.65). Qui

plus est, il affirmera finalement que “si l’on veut voir comme réel le principe du mal, il faudrait

aussi l’appelé Diable” (1959, p. 432). Si en effet, les principes de privatio boni et summum

bomun deviennent absurdes quand on les réduit à la dimension psychique, ils prennent

consistance à l’étage spirituel. Le mystère d’iniquité qui consiste en que le Satan soit une

créature qui rejette sa propre nature comme une manière “d’auto-contradiction ontologique”

(Giegerich 2010, p. 20), ne peut se concevoir que depuis la libre adhésion de coeur à l’Amour,

non comme objet, mais comme essence même du divin. De ce fait le démon (ou les démons)

perd sa condition de “personne”71 et ce choix insensé ne peut s’appuyer sur la logique et la

raison72.

Jung adopte également une attitude empirique face à cette question du mal et s’empresse de

préciser que “cela ne signifie pas que je relativise le bien et le mal en soi, je peux voir

exactement que ceci ou cela est mal” (1959, p. 426).

71

Certains théologiens parleront de “non personne” et cette formule a pu prêter à confusion en laissant penser que “le démon est quelque chose. Il n’est pas quelqu’un. Il n’est qu’une abstraction” avec une sorte “d’extinction du je”, or “le Mal, contrairement à ce qu’on se représente, n’est pas quelque chose, mais rien. Ce n’est pas un être mauvais, selon la conception des manichéens: ce serait une contradiction dans les termes, car l’être est bon dans la mesure où il est être. Le Mal est manque d’être. Le Mal est donc insaisissable. On ne peut en parler qu’en image et en métaphore”, René Laurentin, “Le démon, mythe ou Fayard, 1995, pp.146-153. 72

«Comment cela a-t-il été possible, comment est-ce arrivé? Cela demeure obscur. Le mal n'est pas logique. Seul Dieu et le bien sont logiques, sont lumière. Le mal demeure mystérieux. » Benoît XVI, Audience Générale du 03-12-2008.

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Enfin, quand il s’agit de la substantialité métaphysique, Jung fait surtout appel aux sources

vétérotestamentaires pour traiter de Dieu ou plutôt de l’imago dei et en contre-position

approche la figure du Christ trop souvent depuis la modernité. La figure animique de Satan

évolue au fur-et-à-mesure de l’Ancien Testament et semblerait faire douter de sa

substantialité si on n’admet pas que de même que l’on ne peut confondre la Divinité,

immuable, avec la toujours mouvante imago dei, qui est la captation de Dieu selon l’état

d’évolution spirituelle, on ne saurait non plus confondre Satan avec l’imago diaboli. Bien que

le Satan soit d’une puissance incalculable, Jung reproche une présentation trop bénigne du

Mal dans la modernité chrétienne qui l’assimilerait à “un diablotin joueur et malin”.

Cependant, si, comme certains le reprochent, le message chrétien se serait aplati pour pouvoir

passer sous la porte de la modernité, il n’en reste pas moins que l’existence substantielle du

Mal a été réaffirmée constamment par le magistère catholique73et que le combat mené par les

exorcistes demeure d’une totale actualité74 Ailleurs Jung, se référant toujours à la modernité,

considère que “le symbole du Christ est incomplet comme totalité ,dans le sens moderne, parce

qu’il n’inclut pas le côté nocturne des choses, sinon qu’il l’exclut expressément comme

contrepartie luciférienne” (1951, p.54). En effet, Jung est intrigué par sa difficulté à déceler

l’ombre chez Jésus ce qui, étant le Christ et de nature divine selon la tradition chrétienne,

devrait renforcer le concept de summum bonum si Jung ne l’avait déjà rejeté et réduit la

substance réelle du Christ a un “symbole”. Comme le signale justement Giererich, la privatio

boni est une théorie qui suppose un saut évolutif de la pensée et de la compréhension, le bien

et le mal n’étant pas opposés mais reliés le long d’un continuum intégré. Le malentendu

junguien sur la question du mal semble donc dû au fait que Jung ait établi une implication

directe entre l’irréalité du mal comme substance métaphysique de plein droit dans la privatio

boni et le summum bonum, et l’élimination automatique du mal dans les domaines des

jugements logiques et de la réalité empirique. Or cette implication n’est pas nécessaire. Jung,

de nouveau, déborde de sa place de psychologue empirique en osant des affirmations

métaphysiques qu’il prétendait éluder. La compréhension du réel impose de ne point en faire

une abstraction.

La question de la contraposition entre symbolique et réel semble une question mal posée: “La

question n’est donc pas symbole ou réalité, mais symbole et réalité, la réalité invisible ne

pouvant s’exprimer qu’en termes symboliques”75.

La question du discernement demeure donc centrale pour pouvoir identifier à quelle

dimension du mal on se réfère et distinguer le niveau phénoménologique du mal et ses

représentations au niveau psychique (voire physique) de son statut ontologique au niveau

spirituel comme entité spirituelle sans que cela ne l’exonère de son statut de créature et non

de divinité. Jung le reconnaît implicitement lorsqu’il considère le discernement humain

comme limité, la certitude du jugement ne pouvant appartenir qu’à la divinité. La certitude

73

« Selon la Sainte Écriture, et spécialement dans le Nouveau Testament, la domination et l'influence de Satan et des autres esprits malins, embrassent le monde entier. » Les mauvais anges, Jean Paul II, Audience générale 13 août 1986, Osservatore Romano édition française 33. 74

Voir par exemple; “Confessions: Mémoires de l'exorciste officiel du Vatican” du P. Gabriele Amorth, Michel Lafon Ed., 2010. Ou encore “Le combat avancé de l’Eglise”, Mgr Tournyol du Clos, Ed. De l’Archistratège, 75

René Laurentin, op. cit, p.13

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apodictique du jugement chez l’être humain constitue un attribut de la folie. Cela devrait

d’autant plus appeler à la nécessité de la révélation comme source du discernement. La

tradition chrétienne a su élaborer des critères de discernement des esprits qui profiteraient

sans doute à cette différenciation nécessaire76. Celle-ci peut s’avérer complémentaire des

processus de discernement entre “crise dissociative” et “urgence spirituelle” que propose

Stanislas Grof ou bien de la différenciation entre vécu pré-personnel (avant la constitution du

Moi) et expérience trans-personnelle (événement mystique situé au-delà de la conscience

ordinaire du Moi) comme le suggère Ken Wilber (1991).

Cependant, l’horizon de la modernité converge avec Jung dans le sens que le mythe judéo-

chrétien, en ce qui concerne la réalité de Satan et des démons, correspondrait à un état

évolutif de la pensée primitif, rudimentaire, dépassé et dont nous pourrions désormais

parfaitement nous passer. L’état psychique collectif contemporain autoriserait à transcender

cette pensée mythique devenue obsolète et répondant aux nécessités psychiques et

culturelles d’une époque révolue77. Le clinicien se risquant à affirmer cette réalité démoniaque

passe au mieux comme un animiste, au pire comme un demeuré superstitieux et prisonnier

d’une pensée magique et moyenâgeuse. Dans le même temps, quoiqu’il en soit de la véracité

de la doctrine chrétienne, la théorie junguienne ne laisse pas de signaler les risques psychiques

consécutifs à l’élimination de Satan dans l’univers animique occidental comme image

archétypique capable de symboliser la dimension obscure de la psyché collective. En son

absence, l’énergie psychique de cet archétype de l’aspect obscur du Soi pourrait investir

l’individu qui pourrait sombrer dans une hybris négative. On peut se demander si l’émergence

collective massive d’éléments sataniques dans la société occidental ne répond pas à un retour

du refoulé.

Face à ce déni simultané du divin et de la réalité ontologique du Mal et ses manifestations à

travers démons et mauvais esprits, les états modifiés de la conscience décrits par les traditions

orientales de contemplation spirituelle (Wilber, 2007) rejoignent celles proposées par la

tradition chrétienne d’une part et par les pratiques chamaniques d’autre part. Dans certains

de ces états élevés, la conscience cesse d’être limitée par le Moi et l’individu peut accéder à la

captation ou inhabitation d’une unicité lumineuse, bienveillante, absolument bonne et juste.

Ce vécu non-duel dépasse dans sa verticalité ce qui apparaît comme l’horizontalité de la

coincidentia oppositorum où bien et mal se côtoient sans jamais se dépasser dans un

troisième terme transcendant. Car en effet, comme nous l’avons déjà souligné, ces

expériences mystiques ne procèdent pas d’une démarche spéculative mais opèrent, au-delà

des techniques employées, à partir de l’incarnation de l’individu et comme grâce octroyée. Il

s’agit donc en quelque sorte d’une descente de l’Esprit divin dans le monde manifesté et dans

le corps même du pratiquant. Loin de l’envol toxicomaniaque fuyant les réalités et les

souffrances de ce bas-monde, ou d’une “mystique qui organiserait l’exode du sujet hors de

76

Le P. René Chenesseau, exorciste expérimenté, dans son “Journal d’un exorciste”, Ed. Bénédictines, (2007), stigmatise autant ceux qui voient des démons partout que ceux qui n’en voient nulle part, admettant qu’il s’agit là d’une véritable clinique. 77

Et pourtant même un André Gide ne s’y trompe pas “Le diable ne se cache nulle part aussi bien que derrière ses explications rationnelles qui le relèguent au rang des hypothèses gratuites. Satan ou l’hypothèse gratuite: ce doit être son pseudonyme préféré”, Journal des faux-monnayeurs, Gallimard, 1927, p. 142.

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son corps” il s’agit-là d’une” mystique d’inhabitation divine dans le corps souffrant du

témoin”78. L’expérience du divin ne répond pas dans ce contexte à un postulat théorique,

intellectuel, abstrait, tentant d’établir une prétendue vérité métaphysique, mais offre de la

vivre. Si postulat il y a d’un Dieu exclusivement bon et sans la moindre tâche de malignité, il est

donné à tout un chacun d’en expérimenter et vérifier la validité à partir d’une méthodologie et

de conditions précises dont au moins celle de l’exigence de la sincérité de coeur. Dans ce lieu,

en présence du divin, luttes et conflits s’apaisent, voire disparaissent. Mais il reste que cette

immersion dans le “royaume des cieux”, si elle requiert l’accueil et mise à disposition de

l’individu invité à s’oublier, et demande une certaine dose d’efforts, voire de souffrance, n’est

pas “quelque chose” qui s’obtiendrait, un objet à atteindre, mais un don de la grâce de l’être

divin. Cette grâce s’avère d’ordre sensible, tangible, passant par le corps de l’individu, comme

une irruption gratuite et miséricordieuse.

Conclusion

Face au spiritualisme ambiant déguisé de matérialisme, les apports du chamanisme amazonien

peuvent faciliter le retour nécessaire au corps et à la terre, en somme à l’incarnation.

L’Occident est ainsi appelé à renoncer à sa propre pensée magique moderne pour, au moyen

du pragmatisme et de la sagesse pratique de traditions ancestrales, accéder à un véritable

réenchantement du monde qui ne soit ni factice ni dangereux comme le signalent chacun à sa

manière Daryus Shayegan et Jean- Paul II79. Leur désacralisation dans le contexte de fin

d’époque ou d’ère de l’humanité80 peut déboucher sur deux “hérésies” en miroir, l’angélisme

78

« Contre une mystique qui organiserait l’exode du sujet hors de son corps, Paul expose une mystique d’inhabitation divine dans le corps souffrant du témoin » (Marguerat, op. cit. p. 486). 79

« Là, je serai jungien : je dirai qu’il y a eu un phénomène d’“introjection”. C’est-à-dire que la modernité ayant évacué la magie de notre monde, notre inconscient est devenu volcanique et nous a obligés à faire de nouvelles projections qui, dans leurs irruptions, ont littéralement “réenchanté le monde. Mais attention : cet enchantement est très différent de l’ancien ! Comme nous vivons dans un monde ontologique éclaté, les images, les mythes, les symboles n’ont plus de lieu d’accueil comme autrefois, quand on savait très bien par exemple où ranger les anges. Aujourd’hui, les anges peuvent sans doute à nouveau exister, mais on ne sait plus où les voir, ni à quel niveau ni dans quelle catégorie. N’ayant plus d’espace attitré, ces nouvelles projections deviennent des fantômes - d’où le pullulement des différentes sectes et des nouvelles religions. Il y un immense brassage de toutes les croyances et de toutes les idées. C’est à la fois intéressant et dangereux. » Daryush Shayegan, La Lumière vient de l’Occident (éd. de l’Aube), 2001. “Dans sa participation à la rédemption,] l'homme retrouve la grandeur, la dignité et la valeur propre de son humanité. [Il] se trouve de nouveau «confirmé» et il est en quelque sorte créé de nouveau. Il est créé de nouveau! [...] L'homme qui veut se comprendre lui-même jusqu'au fond ne doit pas se contenter pour son être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels et même seulement apparents; mais il doit, avec ses inquiétudes, ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort, s'approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout son être, il doit «s'approprier» et assimiler toute la réalité de l'Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver soi-même. S'il laisse ce processus se réaliser profondément en lui, il produit alors des fruits non seulement d'adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour soi-même.” Jean-Paul II, Encyclique Redemptor Hominis, 10, 80

La tradition shivaîte qui défend la théorie des cycles qui règlent l'évolution du monde, décrit cette fin du cyle de l’humanité actuelle comme le crépucule du Kali Yugä (âge de Kali ou âge du fer), l'âge des conflits, des guerres, des génocides, des malversations, des systèmes philosophiques et sociaux aberrants, du développement maléfique du savoir qui tombe dans des mains irresponsables. Les races, les castes se mélangent. Tout tend à se niveler et le nivellement, dans tous les domaines, est le prélude de la mort… D'après le Lingä Purânä: « Ce sont les plus bas instincts qui stimulent les hommes du Kali

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(évacuation du corps) ou l’animalisme (profanation du corps idolâtré)81. Toutes deux laissent

la place aux infestations spirituelles en niant la réalité des esprits et leur possible intervention

dans la vie humaine: le chamanisme amazonien nous rappelle cette réalité et offre aussi bien

une clinique de ces parasitages que des moyens de s’en purifier et de réintégrer le sacré au

sein de la matière et du monde manifesté. L’individuation au sens junguien montre une

carence à cet endroit du fait de ce déni de la réalité des esprits et leur réduction à des

symboles de la psyché, fut-elle collective. L’expertise des chamanes dans l’induction contrôlée

des états modifiés de la conscience, sous réserve de rigueur et justesse rituelle, peut

également faciliter le processus d’individuation en ouvrant à des expériences mystiques et de

captation de la transcendance. L’ouverture rituelle permet d’élargir la notion d’environnement

au monde-autre, dans ses dimensions psychiques et spirituelles, en tissant de nouveau les liens

de solidarité verticale avec nos ancêtres et horizontale avec nos contemporains.

Les deux mythes fondateurs précédents, celui du Bélier-Justice puis du Poisson (Agneau)-

Amour cédent la place à l’émergence tâtonnante du nouveau mythe fondateur de la Liberté

(Verseau), destiné à dépasser, en les intégrant, les mythes antérieurs de façon cohérente. Le

corps (incarnation) et la parole (verbe) y sont appelés à se féconder et s’expliciter

mutuellement, en particulier au sein du rituel (liturgie) où le Verbe incarné annonce ce temps

de l’Esprit source et souffle de liberté.

La véritable individuation qui se laisser inspirer en réintroduisant la dimension du Mystère de

la grâce au coeur de l’être humain pour “s’ouvrir à ce qui le dépasse”82, aboutit à une humble

et active solidarité avec les humains et les non-humains différenciés83 , et peut bénéficier

grandement des apports du chamanisme pour nous prévenir de devenir ni fou ni sorcier en

nous “livrant à la Liberté”.

Yugä. Ils choisissent de préférence les idées fausses. Ils n'hésitent pas à persécuter les sages.” Voir le recueil de cette tradition chez Alain Daniélou “Nature et Destin du Monde dans la Tradition Shivaïte”, Editions du Rocher, Paris-Monaco 1985. 81

“Pour le dire de manière brève, et donc pour l’instant réductrice, il est ici question de la chair et de l’Esprit; Avec le pain, c’est la chair sans l’esprit; avec l’abandon aux anges, c’est l’esprit sans la chair; avec la proposition des royaumes terrestres, c’est une chair virtualisée par un esprit mondain, afin de produire cette contradiction alléchante: le grand spectacle de la prière, le grand divertissement de la foi…”, Fabrice Hadjadj à propos des trois tentations de Jésus au désert, “La foi des démons ou l’athéisme dépassé”, Salvator Ed., 2009, p.46. 82

Fabrice Hadjadj, dans son ouvrage remarquable “La foi des démons ou l’athéisme dépassé” (Salvator Ed., 2009, p. 86.) réitère ce déchirement nécessaire : « Qui fait de la maîtrise de soi le nec plus ultra de la morale chute dans « le plus grand des vices » : il méconnaît cet amour qui nous arrache à nous-mêmes et nous fait pleurer « malgré nous », et donc refuse la morale de la miséricorde. » p.216 « Ne pas avoir le dernier mot, se laisser déchirer par une transcendance, être arraché à se clartés étroites pour entrer dans une aveuglante lumière, c’est le sens du premier commandement (Un seul Dieu tu adoreras) » p.265 « La sortie de l’idolâtrie suppose une sortie de l’orgueil et, par conséquent, un brisement dont nous n’avons pas l’initiative : un coup de grâce, la foudre d’une Révélation » p.269 83

Je veux dire “différenciateurs”, étant entendu que les démons comme les anges, sont des non-humains mais à l’opposé de ces derniers les premiers conduisent à l’indifférenciation.

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Bibliographie

Note: La lecture de C.G. Jung et quelques commentateurs s’est réalisée dans sa version

espagnole d’où les références dans cette langue dont je m’excuse pour le lecteur

francophone.

Giegerich, W. (2010). ¿La realidad del mal?, un análisis del argumento de Jung [on-line]. p. 20, (http://alebica.blogspot.com/2011/08/la-realidad-del-mal.html?m=1). Jung, C. (1927a). Alma y Tierra. En C.G. Jung, Civilización en Transición (OC X) (pp. 29-48) Madrid: Trotta. Jung, C. (1934c). Sobre los arquetipos y lo inconsciente colectivo. En C.G. Jung Arquetipos e inconsciente colectivo (pp. 9-56). Buenos Aires: Paidós. Jung, C. (1940). Psicología y Religión. Barcelona: Paidós. Jung, C. (1942). Ensayo de interpretación psicológica del dogma de la trinidad. En C.G. Jung, Simbología del espíritu, Estudios sobre fenomenología psíquica (pp. 229-310) Ciudad de México: Fondo de la cultura económica. Jung, C. (1947a). Consideraciones teóricas sobre la naturaleza de lo psíquico. En C.G. Jung Arquetipos e inconsciente colectivo (pp. 125-212). Buenos Aires: Paidós. Jung, C. (1959). El bien y el mal en la Psicología Analítica. En C.G. Jung, Civilización en Transición (OC X) (pp. 423-436). Madrid: Trotta. Jung, C. (1951). Aion, contribuciones a los simbolismos del sí mismo. Buenos Aires: Paidos. Pepper, T. y Cunningham, J. (2004) Sadplanet: depression has become global disease.

Breathing new life into talk theory. Newsweek, June 21, 40-45. (Cover story).

Wilber, K. (1991). Los tres ojos del conocimiento. La búsqueda de un nuevo

paradigma.Barcelona: Kairós. Wilber, K. (2007). Espiritualidad integral. El nuevo papel de la religión en el mundo actual. Barcelona: Kairós.