Le Soufisme et La France

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    Le soufisme et la France

    Frithjof Schuon

    en Islam Shaykh 's

    Matre spirituel soufi

    Lpoque mdivale

    Lhistoire scrit parfois davantage en filigranes quen traits pleins. Cest le cas lorsquil sagit desrapports entre des voies spirituelles ou sotriques issues de religions diffrentes. Si linfluence de la

    civilisation islamique sur lEurope est avre dans les domaines des sciences et de la philosophie,nous sommes par contre rduits des conjectures en ce qui concerne la discipline du soufisme(tasawwuf) [1].

    A lpoque mdivale, les docteurs chrtiens dEurope focalisent clairement leur intrt pour lesauteurs musulmans sur la pense aristotlicienne. De Ghazl ( Algazel , m. 1111), ils traduisent lestextes philosophiques mais non les crits mystiques, pourtant bien diffuss en terre dislam, et ilsprennent dIbn Sabn le logicien et le philosophe, non le mtaphysicien extatique de lUnicitabsolue .

    Que le matre andalou Ibn Arab (m. 1240) nait pas t connu en Europe avant lpoque moderne

    son influence sur Dante, ce jour, reste plus quhypothtique nest gure tonnant pour deuxraisons au moins : en pays musulman mme, son uvre a circul longtemps dans des milieuxrestreints, et les latins navaient pas les cls pour dchiffrer son langage le plus souvent hermtique.

    Mais que les manuels de soufisme rdigs aux Xe et XIe sicles naient reu aucun cho en Europe necesse de surprendre. Le Catalan Ramon Lulle (m. 1315) a certainement eu accs la littraturemystique de lislam et ctoy des milieux soufis, Majorque et au Maghreb, mais sans rellementsen pntrer [2]. Quoi quil en soit, il ne relve pas du monde franais qui nous retient ici.

    La mystique juive mdivale, en revanche, tmoigne dune imprgnation profonde et avoue parle tasawwuf, au Moyen Orient, en Espagne musulmane, et jusquen Catalogne et en Provence.

    Linfluence suppute du soufisme sur Sainte Thrse dAvila et Saint Jean de la Croix aurait cheminvia les mystiques juifs espagnols. Par ailleurs, les sciences occultes telles que lalchimie, lastrologie

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    ou larithmologie doivent beaucoup au monde de lislam, mais elles ne sauraient tre identifies ladiscipline du tasawwuf.

    Dans les milieux spiritualistes contemporains, dobdience musulmane ou chrtienne, on affirme queles voies soufies, et les groupes sotriques dOrient en gnral, auraient aliment sur le plan

    initiatique des organisations correspondantes dEurope. Si certains historiens conviennent que larthraldique de la chevalerie europenne a une dette lgard du monde musulman [3], il faut treplus prudent quant lorigine islamique de la chevalerie elle-mme.

    Lafutuwwa, qui jouait au Moyen Orient le rle la fois dune chevalerie spirituelle et dune initiationaux mtiers, a-t-elle eu une part quelconque dans la formation de la chevalerie europenne ? HenryCorbin note dabord que lafutuwwa est cumnique en soi car son fondateur symbolique en seraitAbraham, pre des trois monothismes. Il souligne maintes fois les analogies et les concomitancesexistant entre cettefutuwwa et la chevalerie europenne telle que celle du Temple [4].

    Plus rarement, il voque une influence directe de lsotrisme islamique soufi ou ismalien sur les

    Templiers [5], mais il ne fournit aucun lment historique objectif. La lgende du Graal, il est vrai,telle quelle apparat dans le Parzivalde Wolfram von Eschenbach, crit lpoque de la quatrimecroisade, vhicule des donnes provenant de plusieurs traditions sotriques orientales [6]. Laversion franaise de la lgende par Chrtien de Troyes, un peu antrieure celle de Wolfram, enest, elle, cependant, totalement dpourvue.

    Ren Gunon lui aussi affirme que les Templiers auraient t en contact effectif avec les milieuxinitiatiques du Proche Orient et que, aprs leur limination par le roi Philippe le Bel (1314), les initischrtiens se seraient rorganiss en accord avec les initis musulmans [7]. Il napporte, lui non plus,aucun justificatif concret. Certes, les Templiers se sont montrs plus tolrants que les autres Francs.Ainsi, un chroniqueur musulman tmoigne que des Templiers sont intervenus plusieurs reprises,

    Jrusalem, pour chasser un Franc qui voulait lempcher de prier [8].

    On peut mme admettre que lOrdre, de militaire, soit devenu de plus en plus mystique, mais cela nesignifie pas quil ait t permable lislam ou son sotrisme. Les sources arabes sen seraient faitlcho et, au demeurant, elles montrent que les soufis considraient tous les Francs comme desenvahisseurs et des ennemis, et quils les combattaient. Les chiites ismaliens pratiquaient entre euxla discipline de larcane, et on les voit mal initier des guerriers francs. Des changes en matire despiritualit ont sans doute eu lieu, mais les vises politiques devaient prdominer.

    Gunon va plus loin concernant les Rose Croix dont les modernes Rosicruciens se prtendent leshritiers puisquil y aurait eu, selon lui, une sorte dosmose initiatique entre ceux-ci et les soufis [9].

    Les premiers se seraient retirs en Orient au XVIIe sicle, lorsque toute possibilit de vritableinitiation aurait disparu en Occident [10]. Ailleurs, il affirme que les Rose Croix, quil se voit fond appeler soufis europens , tablissaient un contact permanent avec les soufis [11].

    Ces donnes relvent plus de la mtahistoire que de la discipline historique critique, mais cest, pournotre domaine, une dimension que lon ne peut carter. Lintrt de ces assertions provient aussi dufait quelles proviennent de Ren Gunon. Des affinits entre Saint Franois dAssise et le soufisme,concernant notamment la doctrine de la pauvret spirituelle , ont t notes, dautant plus queFranois sest rendu en Egypte o il a pu changer avec le sultan et des oulmas, mais il est italienDes Franciscains franais contemporains ont cependant crit sur ce sujet.

    Une des seules traces tangibles de la prsence du soufisme en France lpoque mdivale provientdun proche du roi Saint Louis, son chroniqueur et ami Joinville (m. 1317). Celui-ci cite le Dominicain

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    Yves Le Breton, arabisant, qui avait rencontr Acre au XIIIe sicle une femme tenant le mmelangage sur lamour divin que Rbia Adawiyya (m. 801), la sainte musulmane la plus renomme enterre dislam.

    Cette sainte irakienne nest pas identifie par Joinville, mais sa figure mythifie va nourrir le dbat

    thologique sur lamour de Dieu qui agite la France au XVIIe sicle, et elle suscite ladmiration despartisans du Pur Amour : il faut aimer Dieu ni par dsir de Son paradis ni par crainte de Son enfer[12]. Pour autant, cette lgende transmue de Rbia ne prouve en rien une rception positive dusoufisme en France.

    Dvidence, la prsence franque au Proche-Orient a permis des contacts entre chrtiens etmusulmans, au gr, notamment, des alliances entre les princes des deux camps. Dans le cadregnral de laffrontement entre croiss et musulmans, cependant, le commerce des esprits nepouvait seffectuer que de manire discrte et orale, ce qui explique la trace infime quil a laisse.

    La guerre elle-mme a t une occasion de connaissance mutuelle, et parfois de transfert

    religieux : un des Francs qui attaquaient Damiette en 1249 (avec St Louis : septime croisade) seraitentr en islam aprs avoir tu un saint musulman qui lui aurait miraculeusement rpondu aprs samort [13]. Pour autant, lire les sources arabes, de tels cas sont trs exceptionnels.

    Lpoque moderne

    Hormis quelques relations de voyageurs franais ayant dcrit, entre les XVIe et XVIIIe sicles, avecforce partialit, les milieux des derviches en Orient (de Nicolay, Chardin), ou encore latraduction franaise des Mille et Une Nuits par Galland, la fin du XVIIIe sicle, o figurent lesexploits des Kalandars, il faut attendre le XIXe sicle pour que le public franais ait accs uneconnaissance plus objective du soufisme. Le Voyage en Orientde Grard de Nerval (1843) reprsente

    cet gard une rupture dcisive, par le tmoignage empathique quil livre, voire la profondefascination quexercent sur lauteur les derviches du Caire et dIstanbul.

    Le terme occidental soufisme apparat, sous la forme latine de Ssufismus, dans un ouvrage publi Berlin en 1821. La premire moiti du XIXe sicle voit se dvelopper lorientalisme acadmique,dans lequel la France occupe une place prpondrante. Le soufisme suscite ds lors un nombrecroissant dtudes et de traductions, centres dabord sur le monde persan.

    Dvidence, cette rudition un peu sche nest pas anime par une qute intrieure, comme ctait lecas chez les auteurs mdivaux [14], et de plus elle charrie implicitement lidologie de la suprmatieeuropenne ; elle fournit pourtant une matire objective qui va nourrir les gnrations postrieures.

    Paralllement, des officiers franais des affaires indignes , motivs, certes, par le contrle despopulations locales, vont rdiger des rapports et des ouvrages trs documents sur les confrriesmaghrbines.

    Au XXe sicle, lorientalisme franais joue un rle de plus en plus dterminant dans la connaissancegustative du soufisme, du fait sans doute que ses plus minents spcialistes sont eux-mmesengags dans une qute spirituelle. Dans leur dmarche respective de chrtiens, Louis Massignon etHenry Corbin se sont aliments la mystique musulmane et, leur tour, ont aliment un public sesituant la limite entre acadmisme et recherche intrieure.

    Si leur enjeu personnel affleure souvent dans leur travail et sil inflchit parfois leur objectivit, leur

    riche personnalit a contribu diffuser la culture soufie en France. Les soufis contemporainsreconnaissent galement une dette lgard de religieux chrtiens qui ont prsent des pans

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    majeurs du patrimoine soufi : Louis Gardet, Laugier de Beaurecueil, Paul Nwyia Certains chercheursont conjoint domaine dtude et orientation spirituelle en pratiquant lislam soufi, tel Eva de Vitray-Meyerovitch (m. 1998) et Michel Chodkiewicz.

    La premire prsence effective en France dun soufi ou dun groupe soufi remonte nul autre que

    lmir Abd El-Kader, qui a t retenu dans notre pays durant cinq annes (1847-1852). Tous lesFranais qui lont alors approch ont t sduits par son charisme, et des documents indits nousmontrent des surs chrtiennes dsirant le suivre jusque dans son exil spirituel en Orient.

    Le paradoxe du colonialisme franais, la fin du XIXe sicle, est quil permet quelques nationauxissus de la mtropole dchapper la civilisation dores et dj dsenchante de lOccident, et de seressourcer dans le dsert , ou en Orient , comme on voudra. Ces premiers soufis franais oude culture franaise sont souvent des artistes-peintres (Etienne Dinet, Yvan Agueli) ou des crivains(Isabelle Eberhardt). Ils souscrivent au mythe de lOrient spirituel et lincarnent dans leur vie etleur uvre. Ils se rattachent des confrries rgulires, et ceux qui vivent en Algrie sont rejets pardes colons franais.

    Limportance dAgueli rside dans le fait quil a plant le premier arbre initiatique en France et quil aaffili Gunon la Shdhiliyya, en 1912, Paris mme. Le parcours bref, puisquelle est morte vingt-sept ans dIsabelle Eberhardt (m. 1904) est plus fantasque. Ses origines sont troubles, puisquecertains attribuent sa paternit Arthur Rimbaud. Devenue franaise en pousant un soufi algrien,elle pratique dment le soufisme dans la confrrie Rahmniyya [15].

    Mme lorsquelle ne possde pas cette texture lgendaire, la vie de ces pionniers devient par la suiteun roman. Ainsi dAurlie Picard (m. 1933), hrone de Djebel Amour(Frison Roche), Lorraine quipouse en 1872 un cheikh tijni du Sud algrien et dveloppe la grande zwiya aprs la mort decelui-ci. Autre figure fminine atypique de cette priode, la comtesse Valentine de Saint Point (m.

    1953), arrire petite-nice de Lamartine qui, aprs avoir men une vie excentrique en Occident,entre en islam et stablit au Caire, o elle est proche de Gunon.

    Ren Gunon est le principal artisan de la pntration du soufisme en France au XXe sicle. Sapratique islamique et son appartenance soufie ont pourtant t marques du sceau de la discrtion,mais son uvre ainsi que la correspondance quil a entretenue avec beaucoup de chercheurs devrit, a dtermin lentre dans la Voie de nombreux Franais ; ceux-ci seront souvent affilis lamme voie-mre que Gunon, la Shdhiliyya, qui a gnralement incarn un soufisme sobre etlettr. Son uvre formule lintention du public europen la doctrine de la Tradition primordiale ,do manent toutes les religions historiques, et la dgnrescence de la modernit occidentale.

    Le cheikh Abd al-Whid Yahia , tel quil est connu en milieu musulman, tabli au Caire en 1930 etdcd en 1951, continue dexercer une influence singulire en Occident et dans quelques cercles enterre dislam. De Gunon est issu le courant traditionnaliste du soufisme occidental, dont la figuremajeure est Frithjof Schuon (m. 1998). Artiste et pote, celui-ci rdige une uvre doctrinalepuissante ; depuis la Suisse o il rside jusquen 1981, date de son installation aux USA, il touchesurtout des intellectuels occidentaux. Son reprsentant initial Paris, le Roumain Michel Vlsan (m.1974), lui reproche en 1950 de saffranchir de plus en plus de la norme islamique et de verser dans lesyncrtisme.

    A linstigation de Gunon, Vlsan, diteur des Editions traditionnelles Paris, fonde sa propre voie,centre sur lenseignement dIbn Arab. Plusieurs de ses disciples franais, universitaires ou

    autodidactes, proposent au public des tudes et des traductions de textes majeurs du patrimoinesoufi.

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    [1] Pour reprendre le titre dun article de M. Chodkiewicz, La rception du soufisme par lOccident :

    conjectures et certitudes , The Introduction of Arabic Philosophy into Europe (d. par C. Butterworthet B.A. Kessel), Leiden, 1994, p. 136-149.

    [2] Ibid., p. 141-142.

    [3] Voir par exemple P. du Puys de Clinchamps, La Chevalerie, Paris, 1961, p. 12.

    [4] Lhomme et son ange Initiation et chevalerie spirituelle, Paris, 1983, p. 219, 221, 223-224 ; p.228-229, il donne comme exemple la fondation, au XIVe sicle, de lIle Verte, Strasbourg.

    [5] Prologue aux Traits des compagnons-chevaliers, Paris-Thran, 1973, p. 10.

    [6] P. Ponsoye, LIslam et le Graal, Milan, 1976.

    [7] R. Gunon,Aperus sur linitiation, Paris, 1983, p. 243.

    [8] Chroniques arabes des Croisades, textes recueillis et prsents par F. Gabrieli, Paris, 1977, p. 106-107.

    [9]Aperus sur linitiation, p. 246-247.

    [10] Ibid., p. 243.

    [11]Aperus sur lsotrisme islamique et le taosme, Paris, 1973, p. 86-87.

    [12] M. Chodkiewicz, La saintet fminine dans lhagiographie islamique , Saints Orientaux(sous ladir. de D. Aigle), 1995, p. 99-100.

    [13] La Rislade Saf al-dn Ibn Ab Mansr, introduction, dition et traduction par D. Gril, IFAO, LeCaire, 1986, p. 201-202.

    [14] M. Chodkiewicz, La rception du soufisme par lOccident , op. cit., p. 148.

    [15] Hormis divers ouvrages non acadmiques, notamment dEdmonde Charles-Roux, on sereportera M. Sedgwick,Against the Modern World, Oxford, 2004, p. 63-65.

    Lpoque contemporaine

    a) Le paysage confrrique

    Implante en France depuis les annes 1920, la tarqa Alwiyya, toutes branches confondues, est lavoie qui a le plus marqu le soufisme franais au XXe sicle. Initie par un saint au charismeincontest, le cheikh algrien Ahmad al-Alw (m. 1934), elle a t oriente ds ses dbuts vers uneouverture au monde chrtien dEurope, et a compt rapidement dans ses rangs des disciples

    franais. Le cheikh Adda Bentouns, successeur du cheikh Alw, a ainsi cr lassociation Les Amisde lIslam en 1949 Paris, dans le but de mieux faire connatre lislam spirituel en Europe.

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    partir des annes 1970, on assiste un dveloppement trs rapide de la prsence du soufisme enEurope, et notamment en France. Plusieurs groupes soufis manant des grandes voies - Shdhiliyya,Naqshbandiyya, Qdiriyya, Tijniyya- voient alors le jour. Cette expansion nest pas une simpleconsquence de lmigration, car les cheikhs orientaux considrent depuis longtemps lOccidentcomme une terre providentielle.

    Constatant que la pression socio-politique qui pse dans leurs pays peut entraver le dveloppementindividuel, ils voient dans lOccident un espace de libert et constatent une relle attente dans ledomaine spirituel. Des musulmans de souche, tudiants ou travailleurs, dcouvrent ainsi en Occidentun soufisme dans lequel ils ne voyaient que superstition ou routine.

    Quelques matres orientaux sy tablissent bientt, tandis quun petit nombre dOccidentauxforms oprent comme reprsentants dun matre tranger, ou accdent au statut de cheikh.

    Ainsi, le cheikh Khaled Bentouns, matre actuel de la Alwiyya, vit en France, o il sefforce deporter le message universaliste du soufisme. La zwiya-mre, cependant, reste Mostaganem, dans

    lOuest algrien. Frithjof Schuon tait issu de la Alwiyya, et lon retrouve chez lui, exprimdiffremment, cet universalisme, ainsi quun fort impact en milieu chrtien. Il a dailleurs nomm savoie la voie de Marie , al-Maryamiyya.

    Le monde confrrique franais est trs fluide, limage de ce quil est ou tait en pays musulman. LaShdhiliyya par exemple, fonde au XIIIe sicle en Egypte, est reprsente par la Alwiyya et sesramifications (dont la Madaniyya tunisienne), par plusieurs groupes provenant de la Darqwiyya(Maroc XVIIIe sicle), ou encore se rattachant lhritage de Michel Vlsan. Une voie-mre peutdonner naissance des groupes trs diffrents quant aux options et aux modalits choisies, commecela apparat dans la Naqshbandiyya.

    Certains groupes sont volontairement discrets, tandis que dautres saffichent davantage. LaButchchiyya marocaine, qui se rattache la voie-mre Qdiriyya, consacre beaucoup dnergie mdiatiser le message de cheikh Hamza, par le biais de sites Internet, sminaires, et confrencesassures parfois par Faouzi Skali, reprsentant de la voie connu en France. Puisque dsormais cestle matre qui cherche le disciple , il faut toucher un public large, mme non musulman.

    Ce monde confrrique est galement fluide en raison de ses origines gographiques diverses, et lonpeut dire que lEurope, et en particulier la France, sont en train de devenir une terre de rencontreentre les diffrentes traditions du soufisme existant dans le monde musulman.

    Si lIran est quelque peu prsent grce aux Nimatullahis et aux Uvaysis, de la Turquie viennent

    plusieurs groupes naqshbandis, du Soudan les Burhnis, du Maghreb hormis la grande familleshdhilie les Tijnis, et dAfrique sub-saharienne les Tijnis et les Mourides. Ceux-ci ont des relaiscommunautaires importants en France, car lis un systme complexe dimmigration du Sngalvers la France.

    Toute cette mouvance se prvaut dun soufisme orthodoxe, car les affilis restent fidles auxprescriptions de lislam et sont parfois verss dans les sciences islamiques. La plupart des membresgardent un lien avec lun ou lautre pays musulman, et effectuent des visites rgulires leur zwiya-mre respective. La question de ladaptation au contexte occidental nest pas rsolue dans tous lescas : parmi ceux qui ont t initis et forms en Orient, certains ont tendance importer descoutumes arabes, africaines ou autres.

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    Dautres groupes se sont en revanche dtachs de la forme islamique pour mieux dgager, leursyeux, luniversalisme de la sagesse soufie. Ouvrant la porte du syncrtisme, ces groupes appellent deleurs voeux une sorte de "mondialisation" de lEsprit. Ils participent de ce que certains appellent le no-soufisme , qui dsigne un courant purement occidental professant un soufisme radicalementdiffrent de celui pratiqu en pays musulman [1].

    Ses reprsentants sont souvent des orientaux tels quIdries Shah (m. 1996), en Angleterre, et PirVilayat Khan (m. 2004), aux USA et en France. Les adeptes du soufisme islamique les tiennent pourdes charlatans, et rappellent quil ny a dinitiation qu lintrieur dune forme religieuse dfinie.Pour eux, luniversalisme ne ncessite nul syncrtisme, car il snonce dans lexploration de larvlation islamique.

    Dune faon gnrale, le soufisme de France professe lorthodoxie pour plusieurs raisons : - lareligion musulmane est de plus en plus prgnante en France, et elle modle aussi les comportementsdes soufis, - le soufisme de France est encore imprgn du fidisme qui prvaut en pays musulman, -linfluence de Gunon, qui porte lintriorisation, reste trs prsente et censure des

    comportements de type New Age, que lon trouve plus facilement en climat anglo-saxon.

    b) Aspects sociaux et culturels

    Les confrries soufies rpondent une double logique :

    - elles constituent souvent le point daboutissement dune recherche individuelle, quil sagisse deconvertis [2] ou de musulmans natifs dcouvrant le soufisme, ou redcouvrant lislam par lesoufisme. La conversion individualise les expriences, la confrrie les rassemble [3] .

    - elles assurent le cadre protecteur de ces dmarches individuelles, en prnant un esprit de groupe

    plus ou moins prononc. Les voies o la mthode est sobre ou intellectualise jouent moins sur cesentiment dappartenance confrrique.

    Le profil social des affils au soufisme est plus vari que celui des musulmans en gnral, car on yrencontre davantage de personnes atypiques, pluriculturelles par exemple, ou ayant un parcourscomplexe. Le nombre des convertis y est nettement suprieur : sauf dans des groupes dimmigrsreplis sur eux-mmes, il oscille entre un quart des adeptes la quasi-totalit ; cest le cas dans laIdrsiyya du cheikh italien Abd al-Wahid Pallavicini, dont le reprsentant le plus connu en France estAbd al-Haqq Guiderdoni.

    Les convertis se situent gnralement un niveau social et intellectuel suprieur celui des

    immigrs ou descendants des immigrs, mais il faudrait observer des nuances. Un petit nombredentre eux a donc un rle naturel de mdiation entre islam et christianisme, cultures orientales etculture franaise. Les disparits peuvent tre gnantes au sein mme dune confrrie ; cest pourquoila Butchchiyya a opt pour la sparation entre disciples dorigine marocaine et disciples de soucheeuropenne. Les clivages peuvent tre aussi gnrationnels, et dus des questions linguistiques : lesanciens connaissent larabe mais parlent mal le franais, et les jeunes linverse.

    Une confrrie un peu largie a en son sein des adeptes aux profils trs varis, car le charisme ducheikh, ou de son reprsentant, est suppos estomper ces diffrences. Dans lhistoire des paysdislam, les confrries traversaient le plus souvent toutes les classes sociales.

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    Le groupe ou la zwiya propose dvidence un espace de sociabilit, un rseau de solidarit, tanttrconfortant, tantt stimulant, et qui est assez souple pour accepter ou intgrer des tres enrecherche ou fragiliss par leurs expriences antrieures.

    Quoi quil en soit, les cheikhs demandent leurs disciples de poursuivre leurs tudes, dacqurir des

    qualifications et donc une reconnaissance sociale. Ils refusent que se reproduise en France le schmadun confrrisme populaire qui, attaqu par les salafis et les rformistes, na que trop nui limagedu soufisme en pays musulman.

    A lchelle individuelle ou collective, les soufis se disent apolitiques, et se montrent mfiants lgard des idologies. Certains se refusent tout engagement dans la cit, considrant que leur rleest ailleurs, mais dautres pensent que les spirituels musulmans doivent sinvestir dans la viepublique, pour susciter une alternative lislamisme, ou lislam-affairisme, et aussi pour proposer la socit moderne des remdes aux maux dont elle souffre. Cet engagement peut bien sr, enparallle, servir les intrts de la confrrie et contribuer sa promotion.

    Pour linstant, limplication strictement politique se rduit, pour les soufis, participer, un niveauou un autre, au Conseil Franais du Culte Musulman (CFCM), non sans difficult dailleurs [4].

    Le terrain de prdilection des soufis franais reste la culture. Beaucoup de groupes, dclars enassociations de type loi 1901, organisent sminaires de formation sur lislam ou sur le soufisme,colloques, confrences et expositions, parfois un haut niveau (Unesco, Snat, Conseil de lEurope,dans le cas de la Alwiyya).

    La dimension interreligieuse y est souvent prsente [5]. Lorgane de la Idrsiyya franco-italienne estlInstitut des Hautes Etudes Islamiques dEmbrun, qui dite des Cahiers thmatiques et organise descolloques ; la Alwiyya, reprsente lchelle internationale par A.I.S.A. [6], intervient dans le cadre

    de diverses associations, et constitue un projet de fondation [7] ; la Butchchiyya a publi la revueSoufisme dOrient et dOccident ; Muhammad Vlsan, fils du cheikh Vlsan, dite une revuedtudes traditionnelles , Science sacre, dans un esprit trs gunonien.

    Les publications individuelles, provenant de divers courants du soufisme franais, gardent un rythmeconsquent, ainsi que les traductions de textes soufis, dont la qualit est toutefois ingale.Lmission tlvise islamique du dimanche matin avait prcdemment comme animateur Abd al-Haqq Guiderdoni, dj cit, et elle continue sintresser au soufisme.

    Au XIIe sicle, les soufis du Proche Orient ont t en grande partie lorigine de la clbration duMawlid, fte anniversaire de la naissance du Prophte, et de la mme faon la Alwiyya a institu

    cette clbration sous forme publique, Paris et en province, suivie dsormais par dautres groupessoufis.

    Le soufisme de France, encore jeune, bnficie dune facult dadaptation susceptible de crer desformes indites [8], et dune libert doctrinale qui fait dfaut dans certains pays musulmans : lestravaux fondamentaux accomplis sur la mtaphysique dIbn Arab, en France notamment, nauraientpu y voir le jour. LOccident est aussi un terrain privilgi de rencontre entre les spiritualits, pasuniquement monothistes [9].

    Lattraction que le soufisme exerce actuellement en France, palpable chez le public fminin enparticulier, dpasse le phnomne de mode. Elle correspond un besoin rel de spiritualit et de

    sagesse dans ce monde en perte de valeurs et de repres intrieurs, besoin qui sexprime galementdans dautres spiritualits reprsentes sur notre territoire.

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    En France, le soufisme peut apporter une rponse aux jeunes issus de limmigration quirevendiquent une spiritualit universaliste puisque, linstar des autres membres de la socit, ilssont pris dans la spirale de la mondialisation. Par sa verticalit, le soufisme peut les aider sancrerdans une tradition islamique millnaire, par le biais du rattachement lune des grandes voies, maisaussi se librer des rflexes identitaires, des carcans ethniques ou familiaux.

    Au-del dun apport proprement initiatique qui ne peut concerner quun nombre restreint depersonnes, la culture soufie contribue restaurer la primordialit spirituelle du message islamique,trop souvent touffe par le juridisme, et briser les facteurs dinstrumentalisation de la religion. Siloffre une voie spirituelle certains Europens, le soufisme sert plus largement de mdiateur entrelislam et lOccident.

    [1] C. Keller, Le soufisme en Europe occidentale , Scholarly Approaches to Religion InterreligiousPerceptions, and Islam (d. par J. Waardenburg), Berne, 1995, p. 381 et sq. ; M. Sedgwick, European Neo-Sufi Movements in the Interwar Period , ?

    [2] Nous plaons ce mot entre guillemets car les personnes concernes ne laiment gure. Gunondisait que toute personne consciente de lunit des traditions spirituelles tait ncessairement inconvertissable quoi que ce soit ; Etudes traditionnelles n 270, sept. 1948, p. 237.

    [3] L. Le Pape, Engagement religieux, engagements politiques : Sociologie de la conversion dans uneconfrrie musulmane , in : n spcial de la revueArchives des Sciences Socialesdes Religions(ditions de lEHESS), paratre prochainement. Cette publication fait suite une table ronde

    organise en juin 2004 par H. Elboudrari, M. Haddad et M. Nabti lIISMM (EHESS), Paris.

    [4] Cela concerne principalement la Alwiyya, la Idrsiyya et la Butchchiyya.

    [5] Voir ce sujet E. Geoffroy, Le soufisme et louverture interreligieuse , chapitre V de Initiationau soufisme, Paris, 2003.

    [6] Association Internationale Soufie Alwiyya.

    [7] Par ailleurs, le cheikh Bentouns est le fondateur des Scouts Musulmans de France et leur guidespirituel.

    [8] C. Hams, LEurope occidentale contemporaine , dans Les Voies dAllah, Paris, 1996, p. 447.

    [9] Cf. le sminaire annuel Islam-Dharma (Dharma tant le vritable nom de la voie bouddhiste).

    Eric "Youns" Geoffroy

    Matre de confrence luniversit de Strasbourg