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Rev Francoph Psycho-Oncologie (2005) Numéro 3 : 232-233 © Springer 2005 DOI 10.1007/s10332-005-0088-9 Le temps d’un cancer. Chroniques d’un médecin malade. 2005. Sylvie Froucht-Hirsch, Éditions Vuibert, Collection Espace Éthique, 141 pages « T oute humanité s’enracine dans l’identification de situations singulières », c’est pourquoi comme Alain Badiou, nous estimons que les témoignages, les visions personnelles de la maladie et du soin, les expé- riences uniques peuvent nous faire changer, nous, en tant que personnes, mais aussi faire changer une discipline, aussi objective et neutre pourrait-elle se rêver… La médecine ne peut pas broyer les femmes et les hommes à la gloire de la science. L’histoire que nous raconte Sylvie Froucht-Hirsch est celle d’un médecin, femme de sciences, qui rencontre la maladie dans sa chair. Ce témoignage, le temps d’un cancer, commence pourtant par la présentation de l’auteur, sorte de Sésame : « Médecin anesthésiste-réanimateur exerçant à la fondation… », comme si la déclinaison de l’identité profes- sionnelle faisait rempart à la maladie, puis, très vite, Sylvie Froucht-Hirsch, abandonne les rationalisations pour parler vrai, parler vraiment de sa façon à elle de vivre son cancer. Elle laisse de côté les affres du médecin malade et décide de faire comme si elle était une malade banale. Elle tient à ce passage, à valeur initiatique, du médecin malade qui accepte et reçoit le double statut de médecin et de malade. Cepen- dant, elle ne résiste pas à faire appel à ses compétences lorsque la douleur se fait anticiper et prend les devants en soulignant combien les mauvaises habitudes françaises en termes d’antalgie sont nocives pour tous : malade, médecin, relation à la maladie. Pourquoi ne pas proposer de pom- made Emla, lors d’injections douloureuses, pourquoi être avare de prescription anti-douleur quand la réputation d’une thérapeutique précède son application dans un ser- vice (la curiethérapie) ? Le médecin qui sommeille dans Sylvie se sent alors coupable de court-circuiter le système (médecin qui fait mal = pouvoir médical). Elle cachera donc le fait qu’elle s’auto-anesthésie pour éviter les souffrances. Faut-il que ce pouvoir médical soit fort pour que, même un médecin, ne puisse entamer le dialogue au sujet des moyens de faire cesser ces douleurs inutiles… Ces observations posées, Sylvie Froucht a décidé de ne pas céder au drame. Son cancer à un nom et même un surnom qui le rend moins effrayant. Dans le jeu du cancer, il faut nommer l’ennemi. L’entourage de Sylvie Froucht est complice pour appeler l’indicible « le Petit Teigneux », selon les termes de la chirurgienne (« Ce n’est pas une bonne nouvelle… c’est un cancer…, un petit teigneux… Un cancer petit par la taille mais agressif au plan anatomo- pathologique »). Sylvie Froucht va consigner son his- toire dans un petit livre (rouge) qui lui permettra de prendre des dis- tances avec le can- cer. Elle décide de se faire plaisir… En s’achetant des vêtements adaptés mais jolis, en trichant avec du maquillage, en gardant ses cheveux à tout prix. Le cancer lui impose ses rythmes ? Et bien elle composera avec lui ! Le cancer provoque des bouffées d’angoisse pures ? Elle les couchera sur le papier comme une dompteuse ! Elle s’obstine véritablement à refuser le port a cath ? Tant pis pour elle, un an plus tard, elle sera « allergique » aux piqûres, mais elle l’a choisi. Sylvie est de taille à lutter pied à pied avec le cancer, elle est médecin certes, mais aussi elle accepte de tirer des connaissances nouvelles sur elle-même et sur ses proches, sur la vie, sur le temps qui passe. Elle se rapproche en cela des philosophes antiques qui essayaient de transformer toute expérience en nouveau savoir pratique sur l’Homme. « Le temps du patient est plutôt philosophique, difficile à définir. Il est tronçonné par les rendez-vous, déformé par les émotions. Le passé sain est regretté, le présent veut être oublié, et le futur voudrait être connu »… Ce que confirme dans sa post-face Emma- nuel Hirsch, créateur de l’Espace éthique de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, au sujet de l’engagement de non-abandon des soignants : « Les partisans de la vie résis- tent à leur façon aux mentalités de l’indifférence, à cette insensibilisation consentante de ce qui exprime notre huma- nité dans sa vulnérabilité même. Ils nous éveillent à la LIVRES ET VIDÉOS

Le temps d’un cancer. Chroniques d’un médecin malade. 2005

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Rev Francoph Psycho-Oncologie (2005) Numéro 3 : 232-233© Springer 2005DOI 10.1007/s10332-005-0088-9

Le temps d’un cancer.Chroniques d’un médecin malade. 2005.Sylvie Froucht-Hirsch, Éditions Vuibert, Collection Espace Éthique,141 pages

«Toute humanité s’enracine dans l’identification desituations singulières », c’est pourquoi comme AlainBadiou, nous estimons que les témoignages, les

visions personnelles de la maladie et du soin, les expé-riences uniques peuvent nous faire changer, nous, en tantque personnes, mais aussi faire changer une discipline, aussiobjective et neutre pourrait-elle se rêver… La médecine nepeut pas broyer les femmes et les hommes à la gloire de lascience. L’histoire que nous raconte Sylvie Froucht-Hirschest celle d’un médecin, femme de sciences, qui rencontre lamaladie dans sa chair. Ce témoignage, le temps d’un cancer,commence pourtant par la présentation de l’auteur, sorte deSésame : « Médecin anesthésiste-réanimateur exerçant à lafondation… », comme si la déclinaison de l’identité profes-sionnelle faisait rempart à la maladie, puis, très vite, SylvieFroucht-Hirsch, abandonne les rationalisations pour parlervrai, parler vraiment de sa façon à elle de vivre son cancer.Elle laisse de côté les affres du médecin malade et décide defaire comme si elle était une malade banale. Elle tient à cepassage, à valeur initiatique, du médecin malade qui accepteet reçoit le double statut de médecin et de malade. Cepen-dant, elle ne résiste pas à faire appel à ses compétenceslorsque la douleur se fait anticiper et prend les devants ensoulignant combien les mauvaises habitudes françaises entermes d’antalgie sont nocives pour tous : malade, médecin,relation à la maladie. Pourquoi ne pas proposer de pom-made Emla, lors d’injections douloureuses, pourquoi êtreavare de prescription anti-douleur quand la réputationd’une thérapeutique précède son application dans un ser-vice (la curiethérapie) ? Le médecin qui sommeille dansSylvie se sent alors coupable de court-circuiter le système(médecin qui fait mal = pouvoir médical). Elle cachera doncle fait qu’elle s’auto-anesthésie pour éviter les souffrances.Faut-il que ce pouvoir médical soit fort pour que, même unmédecin, ne puisse entamer le dialogue au sujet des moyensde faire cesser ces douleurs inutiles… Ces observationsposées, Sylvie Froucht a décidé de ne pas céder au drame.Son cancer à un nom et même un surnom qui le rend moinseffrayant. Dans le jeu du cancer, il faut nommer l’ennemi.L’entourage de Sylvie Froucht est complice pour appeler

l’indicible « le PetitTeigneux », selonles termes de lachirurgienne (« Cen’est pas une bonnenouvelle… c’est uncancer…, un petitt e i g n e u x … Uncancer petit par lataille mais agressifau plan anatomo-pathologique »).Sylvie Froucht vaconsigner son his-toire dans un petitlivre (rouge) quilui permettra deprendre des dis-tances avec le can-cer. Elle décide dese faire plaisir…En s’achetant desvêtements adaptésmais jolis, en trichant avec du maquillage, en gardant sescheveux à tout prix. Le cancer lui impose ses rythmes ?Et bien elle composera avec lui ! Le cancer provoque desbouffées d’angoisse pures ? Elle les couchera sur le papiercomme une dompteuse ! Elle s’obstine véritablement àrefuser le port a cath ? Tant pis pour elle, un an plus tard,elle sera « allergique » aux piqûres, mais elle l’a choisi. Sylvieest de taille à lutter pied à pied avec le cancer, elle est médecincertes, mais aussi elle accepte de tirer des connaissancesnouvelles sur elle-même et sur ses proches, sur la vie, sur letemps qui passe. Elle se rapproche en cela des philosophesantiques qui essayaient de transformer toute expérience ennouveau savoir pratique sur l’Homme. « Le temps du patientest plutôt philosophique, difficile à définir. Il est tronçonnépar les rendez-vous, déformé par les émotions. Le passé sainest regretté, le présent veut être oublié, et le futur voudraitêtre connu »… Ce que confirme dans sa post-face Emma-nuel Hirsch, créateur de l’Espace éthique de l’AssistancePublique-Hôpitaux de Paris, au sujet de l’engagement denon-abandon des soignants : « Les partisans de la vie résis-tent à leur façon aux mentalités de l’indifférence, à cetteinsensibilisation consentante de ce qui exprime notre huma-nité dans sa vulnérabilité même. Ils nous éveillent à la

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dimension philosophique du soin, dès lors qu’il incarnenotre souci, notre conscience de l’autre – expressions mêmede la fraternité. » C’est bien de cela dont il s’agit. Sylvie,médecin et malade (et non plus médecin malade) écrit avecsa chirurgienne cancérologue qui signe sa préface. EdwigeBourstyn remarque très vite que si Sylvie écrit « La relationmédecin-malade est asymétrique, mais elle est bilatérale,rencontre d’une « confiance et d’une conscience », elle noteaussi « Notre rencontre ne fut pas asymétrique », car elle aaccepté de gagner quelque chose d’unique grâce à sapatiente amie. De nombreux médecins renoncent par avanceà recevoir quelque chose de leurs patients et pourtant cetéchange est très puissant lorsqu’il est reconnu. Cette expé-rience est alors un chemin parcouru à deux. EmmanuelHirsch compare la situation du malade à celle du voyageur,mais aussi de l’exilé, à la merci des événements, en quêted’hospitalité… On pense à l’image du juif errant, du pèlerinen route pour Saint Jacques de Compostelle, au nomadismequi a toujours été la Cause de l’homme (et la raison de sonévolution). Mais comme il le souligne avec Spinoza « C’esttoujours l’espérance et la crainte qui nous conduisent. »

L’hôpital, l’hospice du Moyen Âge ont d’emblée tenu ce rôlede refuge et le conservent aujourd’hui pour les maladiesles plus sévères. Enfin, saluons dans le texte d’EmmanuelHirsch, le courage de la prise de parole du compagnon, dumari qui témoigne, qui préserve : « Ne pas chercher à toutdire », « Ne pas exposer inutilement Sylvie à mes doutes,mes anxiétés ; ces incertitudes, contradictions et indécisionsqui tenaillent et accablent… Notre connivence me sembletenir à la qualité et à la profondeur d’une méditation quinous est personnelle et que nous partageons pourtant sansse le dire. » L’itinéraire fait penser à de la marche en hautemontagne : le partage des frayeurs des précipices, l’in-croyable beauté des levers de soleil, laissent pourtant la cor-dée sans voix, bien qu’elle partage les émotions les plusextrêmes. C’est tout cela le temps du cancer, petite chrono-logie au jour le jour, grandes émotions, étroits partages, soli-tude et riche compagnie. Merci à Sylvie et Emmanuel pource livre tout à fait unique, mais qui peut apporter autant auxmalades, à leur famille qu’aux soignants. Méditons désor-mais la philosophie du soin…

Marie-Frédérique Bacqué