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Le management Un nouvel art de gouverner Thibault Le Texier Mai 2008 Résumé .......................................................................................................................................... 2 D’un art gouvernemental l’autre : hypothèses ............................................................................. 2 L’organisation ou la division, la structuration et la coordination des masses et des flux ......... 5 La planification ou la production de la société dans l’histoire....................................................9 La direction ou la gestion du facteur humain ............................................................................ 14 Le contrôle ou l’auto-gouvernement individuel et machinique ............................................... 20 La comptabilité ou la rationalisation et la normalisation de l’art managérial .........................24

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Le management

Un nouvel art de gouverner

Thibault Le Texier

Mai 2008

Résumé ..........................................................................................................................................2

D’un art gouvernemental l’autre : hypothèses .............................................................................2

L’organisation ou la division, la structuration et la coordination des masses et des flux .........5 La planification ou la production de la société dans l’histoire....................................................9 La direction ou la gestion du facteur humain ............................................................................ 14 Le contrôle ou l’auto-gouvernement individuel et machinique ............................................... 20 La comptabilité ou la rationalisation et la normalisation de l’art managérial .........................24

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Résumé Gouverner est une pratique aussi vieille que contingente. En Europe, aux XVIe et

XVIIe siècles, le gouvernement des hommes a été pris en charge par le souverain et exercé au travers de l’institution étatique. Je fais l’hypothèse qu’aux XIXe et XXe siècles cette appropriation est le fait du manager et cet exercice passe par l’organisation. L’objet de cette recherche consiste à dessiner les soubassements épistémologiques de ce passage de la souveraineté au management comme schéma organisateur du pouvoir ainsi qu’à comprendre les clés de la raison et de la pratique managériales. Pour ce faire, je m’appuie sur une notion logée dans l’écart s’amenuisant entre le gouvernement et le management : la gouvernance, dont les contextes d’apparition, les champs d’incidence, le faisceau de concepts au sein duquel elle prend sens et le type de problématisation qu’elle induit m’a servi à façonner les hypothèses guidant cette recherche. Les voici.

A partir du milieu du XIXe siècle, l’avènement d’un art de gouverner managérial au sein des premières grandes entreprises américaines et des administrations européennes correspondrait logiquement à l’effondrement progressif de l’art gouvernemental précédent, articulé à la figure du souverain, à l’institution étatique et à la primauté du droit, visant à l’ordre public et à la circulation des richesses, soumis à la transcendance des valeurs d’autorité, de légitimité et d’équilibre. Tributaire d’une conception de l’organisation comme action consciente d’une collectivité tournée vers l’avenir et vers la production d’elle-même sous les formes de la société, du peuple, de la nation ou du prolétariat, l’art gouvernemental du manager aurait cherché l’intelligence d’une telle transformation des masses en flux au travers de disciplines spécifiquement occupées de planification, de coordination, de direction, de contrôle et de normalisation, les sciences humaines, dont on peut supposer que le management a été le principal aiguillon et l’organisation le perpétuel objet.

Le management serait l’art de gouverner les démocraties industrielles à capitalisme gestionnaire, soit des sociétés historiques, des sociétés d’organisations et d’organisation, des sociétés de masse et de salariat, des sociétés de contrôle et comptables. La production de la société, des droits, des libertés, de la démocratie, de l’histoire, du monde ou encore de l’environnement comme autant de réalités discutables, ordonnables et malléables à l’envi le long d’un temps linéaire ; l’affinage des méthodes de division, de mobilisation, de formation, de coordination et de contrôle des masses de travail engendrées par la révolution industrielle ; la substitution de la direction de la ressource humaine aux activités de police pour les tâches de suppression des conflits et d’adaptation perpétuelle de la population aux nécessités économiques ; la justification de cette entreprise non pas en fonction de principes moraux mais, dans une perspective de survie de son groupe dominant, soit la propriété privée sous sa forme entrepreneuriale contemporaine, sur la base d’une comptabilité des coûts et d’une éthique de l’efficacité : telles sont les grandes caractéristiques de cet art de gouverner managérial et les lignes le long desquelles je déploierai ici les résultats provisoires de ma recherche.

D’un art gouvernemental l’autre : hypothèses

La survivance dans la pensée politique de signifiants hérité du Moyen Age et de l’Antiquité ne doit pas nous tromper sur les transformations qu’ont subi leurs signifiés dans leur chemin jusqu’à nous. Entre Solon et Wilson, gouverner a pu

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consister à commander une armée, administrer des biens, suivre un chemin, tirer une subsistance, guider un troupeau, commander quelqu’un, manipuler l’économie et l’opinion, garder un territoire, élever une population, et faire référence à l’art du tisserand, à la tâche du berger, au magistère du dieu, à la responsabilité du maître de maison ou du père de famille. Gouverner signifierait aujourd’hui gérer une organisation à la manière du manager. Il voulait dire hier exercer une souveraineté par le biais d’un Etat.

L’Etat souverain de droit divin apparaît à la fin des guerres de religion du XVIe siècle et se généralise comme mode de structuration du pouvoir souverain en Europe au siècle suivant. Réceptacle des tâches de conduction progressivement arrachées à l’Eglise, à la famille et au seigneur – surveiller, punir, défendre, soigner, éduquer, savoir –, l’institution étatique semble la principale singularité d’un art de gouverner sous influence de son rival religieux, de sa hiérarchie militaire, du contre-exemple de la ville, de la rationalité de l’économie politique naissante et du sempiternel modèle familial. L’art de gouverner du souverain repose sur la concentration d’une autorité suprême et naturellement bonne entre les mains d’un seul s’exprimant par des lois visant, par une sorte de circularité, la soumission de tous à elles-mêmes. Il consiste à maîtriser des forces : défendre son peuple contre l’envahisseur extérieur en étant prêt à faire la guerre, garantir l’ordre public en faisant appliquer la loi et assurer sa propre prospérité en favorisant l’accroissement numérique de la population et la circulation des richesses sur son territoire. Cet art de gouverner suppose donc la guerre comme moyen de trancher les conflits, une importante machinerie administrative et finalement la distinction de l’Etat et du gouvernement. En deux mots, du gouvernement d’un territoire au gouvernement d’une population, il y a un peu le même déplacement qu’entre d’un côté la cueillette et la chasse et de l’autre l’agriculture et l’élevage.

Face à cet art de gouverner du souverain, nous assisterions depuis deux siècles à la lente affirmation de la rationalité et de la primauté de celui du manager, c’est-à-dire grossièrement au passage de l’ordre public, de la circulation des richesses et de la législation souveraine à la production de la société, à l’organisation des masses et à la normalisation technique. Cette pratique et cette raison gouvernementales écloraient simultanément au sein des premières grandes entreprises américaines et des administrations publiques européennes, au milieu du XIXe siècle. Quoiqu’il ait forgé sa scientificité par emprunts indirects aux sciences de la nature et mobilisations constantes des sciences humaines, le management a toujours été une discipline autonome en ce sens qu’il ne s’est pas formé par émancipation d’une science mère – à la manière de l’économie qui restait jusqu’au XVIIIe siècle, selon les mots d’un célèbre professeur de morale, « une branche de la science de l’homme d’Etat ou du législateur1 », limitée au choix des moyens pour atteindre la richesse des Etats et de leurs citoyens. Le management s’est constitué en savoir dans la réponse pragmatique aux problèmes que posait quotidiennement l’accroissement de l’activité d’organisations boulimiques. Car de même que c’est la captation par les souverains européens des fonctions de direction des hommes, alors entre les mains des pères, des évêques et des seigneurs, qui fut à l’origine d’un nouvel art de gouverner aux XVIe et XVIIe siècles, c’est la croissance des organes spécifiquement préoccupés par l’organisation et la gestion du travail qui aurait suscité le développement de pratiques inédites de gouvernement des hommes. C’est cette massification organisationnelle

1 On lit plus avant dans l’ouvrage que « l'objet principal de l'économie politique de tout pays est

d'accroître les richesses et le pouvoir de ce pays. » (SMITH Adam, An Inquiry Into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, London: The Electric Book Co., 1998 [1776], pp.494 et 557)

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qui aurait conduit à la création d’une classe nouvelle, les managers, bientôt dotée, au travers de ses clubs, de ses revues et de ses instituts de formation, d’une pensée propre de son objet. En retour, la croissance soutenue des entreprises et des administrations aurait été souvent moins tributaire d’apports de capitaux que de l’apparition de managers capables d’y remplir, dans le cadre d’une activité salariée et selon des techniques normalisées, les fonctions de coordination et d’intégration de la circulation des biens et services, jusque là dévolues aux marchés. C’est à partir de la Seconde Guerre mondiale que le modèle entrepreneurial de gestion des organisations exercerait la prééminence non seulement sur le modèle administratif mais aussi sur l’art de gouverner du souverain. Il s’agira ici de comprendre la logique de ce mode de gouvernement des hommes, mais également les ressorts historiques de sa substitution au gouvernement de type souverain.

Pour ce faire, je m’appuie sur une notion en équilibre à la frontière du gouvernement et du management : la gouvernance2. Pour une majorité d’observateurs, elle signifie un mode d’organisation qui, à l'autorité formelle et souveraine d'un Etat faisant respecter des lois applicables à tous aux fins d’un ordre collectif juste, préfère la recherche ponctuelle, horizontale et décentralisée d'accords contractuels selon un critère d’efficacité. Elle correspond donc dans son acception moderne à une application des règles et des principes du management à la pratique gouvernementale, sinon à l’intronisation du management comme art de gouverner à part entière. Cette double nationalité épistémologique est une explication plausible de son fort coefficient actuel de circulation. Occupant un espace entre deux représentations qui ne cessent, depuis deux siècles, de se partager objets et instruments, la gouvernance est à la fois un mot de plus en plus creux, puisque cet écart tend à se combler, et un marqueur historique de première importance en ce qu’il circule depuis le début du XXe siècle entre deux domaines d’expérience et de savoir que la tradition académique tenait pour exclusifs, sinon pour rivaux. Auparavant, du XVIe au XXe siècle, durant cette plage de suprématie de l’Etat et du souverain sur la pratique et l’entendement politique, la gouvernance a recueilli les principales conceptions alternatives du gouvernement comme un feu secret, métaphorique et marginal. Ainsi par exemple, dans la littérature anglaise de ces quatre siècles, la notion de gouvernance est appliquée au magistère divin, à une charge locale, à l’Angleterre médiévale, à l’Empire britannique, à un dominion, à Internet, à la conduite de soi ou à la ville de Londres, jamais à l’Etat lui-même. Dans le dernier tiers du XXe siècle, les notions de gouvernance, de gouvernement et de management en seraient venues à désigner le même entendement de la direction des hommes. Cette conception aurait été expérimentée et systématisée dans les domaines administratif et entrepreneurial avant d’informer les pratiques du gouvernement des villes, des universités, des empires, des (ex-)colonies, de la planète, des réseaux d’information et plus largement de toute association humaine, sinon de tout individu.

Enfin, le concept de gouvernance enjoint à s’intéresser aux pratiques et à leurs représentations plutôt qu’à leurs incarnations formelles ou symboliques, délaissant les deux aspects majeurs du questionnement politique d’Aristote à Montesquieu : la constitution et le problème de la fondation côté romain ; côté grec l’Etat et la recherche d’un modèle idéal d’institution où les conflits seraient transcendés. Que l’intelligence politique se soit largement retranchée de ces deux terrains

2 Par exemple, selon un dictionnaire anglais de référence, la gouvernance signifie :

« 1. Gouvernement, exercice de l’autorité ; contrôle. 2. Une méthode ou un système de gouvernement ou de management » (“Governance”, Random House Webster's Unabridged Dictionary, 1999, p.826)

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d’investigation au cours des deux siècles derniers pour se consacrer aux modalités scientifiques et techniques de production, d’organisation et de contrôle d’une société de masse me semble un indicateur important, sinon de la perte de transcendance de l’Etat et de la souveraineté, du moins de la prégnance croissante de la raison managériale dans les réflexions sur le gouvernement.

En résumé, on peut faire l’hypothèse que, dès le XIXe siècle, dans les pays technologiquement avancés et à économie de marché, ni le droit ni le souverain ni l’Etat ne sont plus les pivots principaux de la réflexion sur la conduite des hommes ; s’y sont substitués les points nodaux du management : l’organisation, soit la production quotidienne de la société par la division des masses ; la planification, qui opère sa projection rationnelle dans le devenir historique ; le contrôle, qui élabore l’auto-gouvernement par croisement de l’éthique et de la cybernétique ; la comptabilité, qui façonne les normes soumettant les différentes opérations précitées à une comptabilité de l’efficacité dans une perspective de survie du groupe dominant la vie sur Terre : l’entreprise.

L’organisation ou la division, la structuration et la coordination des masses et des flux

Le mouvement majeur effectué par le gouvernement du XIIIe siècle à nos jours,

c’est celui de son immanence. Du gouvernement de Dieu à ceux du souverain, du peuple et finalement de l’individu, le pouvoir semble être descendu des cieux jusque dans les mains de chacun. La société autogérée ne paraît plus souhaiter de transcendance et n’accepter pour médiateur que la neutre monnaie. L’abondance des usages de la notion de gouvernance signalerait ce recul actuel de l’Etat comme force ordonnatrice et nœud d’intelligibilité de la société – et avec lui l’effacement des notions de souveraineté, de droit, de frontière, de territoire, de nation. A la fin des années 1990, la gouvernance d’Internet et la gouvernance mondiale marqueraient le faîte de cet « abandon des formes modernistes de gouvernance basées sur le territoire, le contrôle managérial hiérarchique des populations et la réglementation3 » au profit des flux, des réseaux, des normes, des contrats, de la jurisprudence et de la décentralisation.

Au XVIIIe siècle, l’accroissement de l’activité industrielle est le corollaire de l’ouverture d’un immense chantier : la production de la société, alors appelée communément le peuple. A la fin de ce siècle, le verbe organiser cessera de ne renvoyer qu’à l’action divine de « former les organes4 ».

Une pensée de l’organisation comme dynamique ou comme processus historique germe au XIXe siècle, lorsqu’à la faveur des révolutions politiques, scientifiques, industrielles et commerciales les sociétés industrialisées accèdent à la conscience de la production d’elles-mêmes dans le temps. Ce n’est alors plus Dieu qui organise, c’est la société elle-même qui s’organise, selon l’idée révolutionnaire qu’au donné de l’état social peut se substituer sa transformation volontaire. La société doit produire et gouverner son propre mouvement, écrire son histoire à venir. Selon un révolté français, « le dictionnaire de l’académie, qui paraît écrit du temps de Colbert ou du père la Chaise, avance au mot organiser qu’il n’y a que l’auteur de la nature qui

3 LOADER Brian D., “Introduction”, in LOADER Brian D. (Ed), Governance of Cyberspace:

Politics, Technology and Global Restructuring, London: Taylor & Francis Ltd. 1997, pp.1-18, p.1 4 « Organiser », Dictionnaire de l'Académie françoise, 3e édition, Paris : J.-B. Coignard, 1740, t.II,

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puisse organiser un corps. Les académiciens d’aujourd’hui […] savent bien qu’il n’y a pas un district, même de faubourg, qui n’organise, ou ne contribue par quelque puissante motion à l’organisation, soit d’un corps-de-garde, soit d’un comité ou de quelque institution patriotique, etc.5 » En 1798, la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française confirmera l’usage du terme au figuré comme action de « régler le mouvement intérieur d’un corps politique, d’une administration, etc.6 », et les suivantes préciseront que cet emploi, s’appliquant « à un établissement quelconque », armée, tribunal, ministère, administration, consiste à en « donner une forme fixe et déterminée7 ». La transcendance de l’ordre souverain de l’Etat cède le pas à l’immanence de l’organisation de la production par une multitude d’intervenants.

Cette succession n’est compréhensible qu’à la lumière du passage, au XIXe siècle, d’une économie statique, largement locale et agricole, où la famille restait la cellule de base, à une économie de flux et d’expansion, industrielle, financière et commerciale, où la société de personne puis la société anonyme par action vont tenir le premier rôle. On peut même reconnaître, dans cette progression vers la prise de possession de l’histoire et la production de soi, les grandes étapes d’évolution de l’entreprise qui, contrainte par la technique, fabriquait d’abord le plus souvent au jour le jour suivant les commandes et les saisons, puis maîtrisa peu à peu son environnement et ses marchés en créant des tâches de préparation de la fabrication ; ensuite, avec la multiplication de la division horizontale du travail et l’apparition de la chaîne de production et donc d’un organe de coordination et de programmation de la direction, l’entreprise maîtrisa plus pleinement encore son présent ; enfin l’organisation, arrivée à un certain stade de complexité, n’a plus la seule intelligence de ses moyens techniques mais aussi de ses finalités ; prospective, préoccupée du devenir de l’action, l’entreprise est toute à la stratégie, et la production devient seconde par rapport à la survie ; la question centrale devient l’adéquation de la conception de l’organisation avec sa structuration.

Le mystère de la société qui émerge à la fin du XVIIIe siècle et qui prend corps durant les deux siècles suivants ne serait pas élucidé par l’affirmation de l’avènement d’une société de commerce ou d’une société de marché, mais d’une société industrielle, c’est-à-dire d’une société d’organisations et donc d’entreprises, celles-ci étant devenues au cours du XXe siècle l’institution centrale qu’ont pu être avant elle l’Eglise et l’Etat. C’est aussi une société de masse, c’est-à-dire de gouvernement de masse, de production de masse, de consommation de masse, de métropoles de masse, de migrations de masse, d’éducation de masse, de culture de masse, etc. Il ne faudrait pas croire que c’est la société de masse au sens démographique qui conduit à l’organisation de masse au sens industriel. La massification industrielle semble historiquement première. Pour Tocqueville par exemple, le gouvernement a accru ses attributions administratives en réponse aux besoins de l’industrie en infrastructures. On peut donc supputer que c’est la massification de l’organisation des transports, des

5 CHANTREAU Pierre-Nicolas, Dictionnaire national et anecdotique, pour servir à l'intelligence

des mots dont notre langue s'est enrichie depuis la révolution, et à la nouvelle signification qu'ont reçue quelques anciens mots, enrichi d'une notice exacte et raisonnée des journaux, gazettes et feuilletons antérieurs à cette époque, avec un appendice contenant les mots qui vont cesser d'être en usage, et qu'il est nécessaire d'insérer dans nos archives pour l'intelligence de nos neveux, Politicopolis : Chez les marchands de nouveautés, 1790, pp.140-141

6 « Organisation », Dictionnaire de l'Académie françoise, 5e édition, Paris : J. J. Smits, an VII (1798), t.II, p.200

7 « Organiser », Dictionnaire de l'Académie française, 6e édition, Firmin-Didot frères, 1835, t.II, p.

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communications et de la production qui a provoqué une massification démographique (migration et concentration des populations dans les villes industrielles), éducative (besoins de plus en plus de personnel qualifié) et urbaine (l’application à l’agriculture d’un schéma de production industriel accentuant l’exode rural) des sociétés industrielles au cours du XIXe siècle. Une massification qui s’est accompagnée, grâce à la révolution des transports, à l’atténuation des appartenances traditionnelles ou encore à la division du travail entre industrie et agriculture à l’échelle de la planète, d’une fluidification des échanges de marchandises et de travailleurs entre villes et campagnes et entre différents pays – et qui a semblé appeler en retour de nouveaux collectifs montés de toute pièce. Le management consiste dans cette perspective en une organisation dynamique des masses de travail procédant par division, structuration et coordination.

Gouverner ne consiste plus, comme aux XVIIe et XVIIIe siècles, à transposer au niveau de l’Etat l’« économie » au sens étymologique de savoir de l’administration, de la gestion de la maison, de ses individus, de ses biens et de ses richesses. Le gouvernement transforme la masse de travail des premiers temps de l’industrialisation en catégories artificielles. Cette division du travail qui traverse tous les corps consiste en une division et une spécialisation du travail, en une hiérarchisation et une coordination des fonctions, en une rationalisation et une planification des tâches. Qu’on en juge pour le dernier tiers du XIXe siècle et le premier tiers du XXe : division du travail entre métropoles et colonies, entre pays importateurs et exportateurs, entre villes et campagnes ; division au sein des entreprises des tâches d’exécution, division des tâches de direction, division des tâches de gestion et de comptabilité, juridiques et commerciales ; division tactique de « l’armée en unités secondaires » depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cette dernière ayant cessé « d’être une grandeur indivisible pour devenir un tout facilement fractionnable, et par conséquent essentiellement mobile et dirigeable8 » ; division du travail de direction gouvernementale entre fonctions politiques et fonctions administratives, selon l’idée que « la politique concerne les politiques (policies) ou les expressions de la volonté générale [et que] l’administration concerne l’exécution de ces politiques9 » ; division de la société entre concepteurs et exécutants, non pas autour de la propriété des biens mais de la propriété des savoirs ; division du travail intellectuel, l’organisation par les sciences s’accompagnant d’une organisation des sciences ; division infra-individuelle du travail, ou « division complète du travail10 » selon l’expression de l’introducteur du taylorisme en France, consistant à répartir les gestes du travail entre les différents membres du travailleur.

La division sociale va être logiquement calquée sur la division du travail, et les classes sociales être pensées comme un classement du travail potentiellement modifiable – le capital n’étant en un sens qu’une forme de travail se salariant lui-même – et non comme une immuable partition de la collectivité en ordres. A partir du milieu du XIXe siècle, avec la sociologie, la psychanalyse puis la linguistique, une pensée de l’homme investit le champ de la production en même temps qu’elle s’émancipe des sciences de la nature et d’une certaine quête de transcendance. L’organisation semble être la cheville de ces sciences nouvelles. Ce n’est pas un

8 CLAUSEWITZ Carl von, Théorie de la grande guerre, t.I, trad. du Lt-Colonel De Vatry, Paris :

Librairie militaire de L. Baudoin, 1886, pp.236 et 235 9 GOODNOW Frank J., Politics and Administration: A Study in Government, New Brunswick, N.J.;

London: Transaction, 2003 [1900], p.18 10 LE CHATELIER Henry, Science et industrie, Paris : Flammarion, « Bibliothèque de philosophie

scientifique », 1925, p.266

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hasard si la division du travail tient lieu de matrice explicative de l’ordre social chez les premiers sociologues et si la sociologie va concevoir la société sur le modèle de l’organisation de la production. Selon un dictionnaire d’économie politique du milieu du XIXe siècle, qui ne fait là que suivre les affirmations de penseurs tels que Hume, Turgot ou de Mandeville, parce que « l’organisation du travail n’est autre chose que l’organisation de la société elle-même11 », il est dans l’ordre des choses que la division du travail entraîne nécessairement la division sociale. C’est cet ordre des choses qui a conduit Marx, suivant Ricardo, à définir les classes en termes économiques, et à affirmer, comme le fera Weber après lui, que la division du travail prend à travers le prisme de l’Etat la forme d’une différenciation sociale conduisant à l’aliénation de l’individu et à l’affrontement des classes. L’art sociologique raffinera par la suite à satiété l’art du découpage de groupes dans l’étoffe de la masse.

La division des tâches et la division des classes substituent « la confrontation des parties à la loi du tout12 ». Ou, pour le dire autrement, si l’ordre produisait de l’homogène, l’organisation constitue l’inévitable contrepartie de la spécialisation. Le management comme discipline reflète cette fragmentation des pratiques et des savoirs en même temps qu’une volonté de pluridisciplinarité ; comme pratique historique, il a dû faire face aux fusions d’entreprises et à l’intégration de fonctions en tous genres au sein d’une même organisation dont la grande entreprise multidivisionnaire deviendra le parangon après la Seconde Guerre mondiale. Car le management entrepreneurial est sous influence de son lieu de naissance : les grandes entreprises de transport et de communication. Dans les années 1850 aux Etats-Unis, l’importance centrale de la coordination des flux dans la nouvelle économie résulte de la révolution des transports (chemin de fer) et des communications (télégraphe). L’ère des masses est aussi logiquement l’ère des flux, car ceux-ci sont des masses que leur division a mises en mouvement.

L’organisation qui fractionne et répartit ne fonctionne pas sans la coordination qui assure la continuité des flux. « La coordination est l'idée maîtresse de l'industrie moderne13 » affirmait un des pères du management, en ce sens qu’il vise à aménager des organisations dans leurs composantes individuelles et dans leurs échanges mutuels, à la différence du système de police qui entendant maintenir un ordre collectif. En cassant les corporations et jusqu’aux métiers, en individualisant le travail, en distinguant la conception de l’exécution, en favorisant la mobilité géographique le taylorisme peut être expliqué comme un moyen d’atomiser le mouvement ouvrier pour ne conserver de la masse des travailleurs que leur puissance de travail individuelle. De même, les totalitarismes voudront exemplairement retransformer la société en masse en brisant les groupes intermédiaires au profit intégral de l’Etat et du mouvement, soit en l’occurrence du parti14.

11 COQUELIN Charles et GUILLAUMIN Gilbert-Urbain (Ed), Dictionnaire de l'économie politique

contenant l'exposition des principes de la science, l'opinion des écrivains qui ont le plus contribué à sa fondation et à ses progrès, Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, 1852-1853, article « Organisation du travail », Tome second, pp.297-298, p.297

12 GAUCHET Marcel, L’Avènement de la démocratie. Tome II, La crise du libéralisme, 1880-1914, Paris : Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2007, p.98

13 CHURCH Alexander Hamilton, “The Meaning of Commercial Organization", Engineering Magazine, vol.20, 1900, p.393, cité in LITTERER Joseph A., “Alexander Hamilton Church and the Development of Modern Management”, The Business History Review, Vol. 35, No. 2, Summer 1961, pp. 211-225, p.213

14 C’est par exemple l’un des pivots de l’analyse que fait H. Arendt du totalitarisme que « les mouvements totalitaires visent et réussissent à organiser des masses ». (ARENDT Hannah, Les

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Ce sera surtout au XXe siècle que le mouvement deviendra la figure privilégiée de la société industrielle en tant qu’ensemble dynamique de forces : d’une part la masse, la foule, le mouvement, la minorité, le peuple, la nation, le prolétariat, soit la forme mobile sous laquelle le gouvernement entend brider et manier cet agrégat, et de l’autre les appareils tels que les entreprises, les syndicats, les partis, les organisations non gouvernementales, les parlements, les institutions internationales ou les administrations dans lesquels ce gouvernement va trouver à se couler selon le type de dynamique adopté.

Car le gouvernement des masses ne suppose pas seulement leur mise en mouvement mais aussi la capacité à en assurer la direction. Le mouvement recèle toujours la possibilité du chaos. Le mouvement de foule est la maladie infantile de la société de masse ; la foule comme masse inorganisée, irrationnelle, destructrice, sinon sanguinaire que les révolutions européennes des XVIIIe et XIXe siècles ont assis dans l’imaginaire populaire. Le public va être le côté par lequel la foule deviendra maniable. Avenu avec la Révolution française et l’invention du journalisme, le public, qui « n'est qu'une espèce de clientèle commerciale15 » plutôt qu’un ensemble des mœurs comme au XVIIIe siècle, rend possible un « management de l’opinion publique » où consommation signifie canalisation, du moins dans les théories de Tönnies, Le Bon, Tarde, Lippmann et Bernays. Selon ce dernier, neveu de Freud, « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays16 » par une politique des désirs, de la stimulation et de la norme. En lieu et place de la coercition, « la persuasion est devenue un art conscient et un organe régulier du gouvernement populaire17 ». Les relations publiques, travestissement civilo-commercial de la propagande, sont à la démocratie ce que la violence est à la dictature. Contrairement à celui circonscrit par Weber, ce pouvoir est soft, agissant par manipulation des données environnementales en vue de conformer les préférences et intérêts des sujets visés à ceux des commanditaires de ladite manipulation. Le management sera dans cette perspective un art de la direction d’organisations conçues comme « des assemblages d’êtres humains interagissant18 » dont il s’agit de modifier les relations et les orientations plutôt que les propriétés.

La planification ou la production de la société dans l’histoire Les philosophes du XIXe siècle verront encore l’histoire produire non pas la classe

ou l’Etat mais le citoyen, non la corporation mais l’entrepreneur, non la collectivité mais l’individu. Quand la société apparut, ce fut sous la forme d’une collection d’individus dont il fallut justifier le rassemblement. Si la société n’est pas un donné, comment se constitue-t-elle ? Comment passe-t-elle de l’état de masse à celui d’association d’individus libres ? La théorie du contrat social, pour qui la collectivité

origines du totalitarisme. Vol. 3 : Le système totalitaire, trad. de l’américain par J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy, Paris : Seuil, « Points », 1972 [1951], p.29)

15 TARDE Gabriel, L'Opinion et la foule, Paris : Félix Alcan, 1901, p.18 16 BERNAYS Edward, Propaganda. Comment manipuler l'opinion en démocratie, traduit de l'anglais

par O. Bonis, préface de N. Baillargeon, Paris : La Découverte, 2007 [1928], p.31 17 LIPPMANN Walter, Public Opinion, London: Allen et Unwin, 1932 [1921], p.248 18 MARCH James G. and SIMON Herbert A., Organizations, New York: John Wiley and Sons,

1958, p.4

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est un réseau de contrats entre individus, avance une réponse. Elle constitue la prémisse de l’idée que la société peut être représentée comme une industrie et que l’atelier peut servir de nouveau modèle de régulation sociale, calqué sur la hiérarchisation des compétences décrite par Smith à propos de l’entreprise capitaliste. Avec Saint-Simon cet imaginaire de la société comme fabrique se trouve mis en système et accompagné de propositions d’une pratique gouvernementale qui lui soit propre. Basée sur la propriété et orientée vers la production, majoritairement constituée de producteurs non qualifiés qu’on appelle couramment depuis les travailleurs, la société saint-simonienne est gouvernée par un conseil d’administration soumis aux nécessités de la production et éclairé par un conseil scientifique. L’art de gouverner qu’il dessine prend comme point de répulsion la pratique militaire du commandement et lui préfère la pratique industrielle de la direction. « La politique, affirmera-t-il en ce sens à plusieurs reprises, est la science de la production19 ». Cette idée que l’humanité « a été destinée à passer du régime gouvernemental ou militaire au régime administratif ou industriel20 » marquera la pensée du XIXe siècle.

En matière de gouvernement, l’héritier de Saint-Simon n’est pas tant Comte que Proudhon, qui a presque parfaitement saisi la nature du passage d’un art de gouverner souverain à un art de gouverner managérial : « Ce que nous mettons à la place du gouvernement, nous l'avons fait voir : c'est l'organisation industrielle. Ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats. […] Ce que nous mettons à la place des pouvoirs politiques, ce sont les forces économiques. […] Ce que nous mettons à la place des anciennes classes de citoyen, noblesse et roture, bourgeoisie et prolétariat, ce sont les catégories et spécialités de fonctions, Agriculture, Industrie, Commerce, etc. […] Ce que nous mettons à la place de la police, c'est l'identité des intérêts. Ce que nous mettons à la place de la centralisation politique, c'est la centralisation économique.21 » Il n’est pas étonnant de trouver de tels propos dans la bouche d’un socialiste anarchiste. La projection utilitariste et matérialiste de l’être humain comme étant doué de raison et de besoins objectifs, doté de toutes ses facultés et s’organisant en conséquence devait logiquement mener à élaborer des schémas de gouvernement tout aussi rationnels et positifs. Il y aurait alors coïncidence, en matière de rationalisation gouvernementale, entre le panoptique, présenté comme la formule même d’un gouvernement libéral, et le phalanstère, incarnation du socialisme utopique. Cette possibilité d’une production et d’une organisation centralisées de l’individu et de la société dans l’histoire au moyen d’un appareil centralisé est également la prémisse conceptuelle des totalitarismes.

C’est au XIXe siècle que l’Etat est devenu une vaste machine aux mains de professionnels salariés dotés de compétences, d’outils et de techniques spécifiques se chargeant des tâches de gouvernement au sein d’administrations centralisées et des fonctions de médiation entre l’individu et l’Etat par le truchement de partis politiques. Ce phénomène s’est fortement accéléré depuis l’apparition des

19 SAINT-SIMON Claude-Henri de, L'Industrie, ou Discussions politiques, morales et philosophiques,

dans l'intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendans, Vol. II [1816-17], in Œuvres de Saint-Simon & d'Enfantin, publ. par les membres du Conseil institué par Enfantin pour l'exécution de ses dernières volontés et précédées de deux notices historiques, Paris, 1865-1878, p.188

20 SAINT-SIMON Claude-Henri de, Le Catéchisme politique des industriels, Œuvres de Saint-Simon, textes choisis par Olinde Rodrigues, Paris : Chez Capelle Libraire-éditeur, 1841, p.97

21 PROUDHON Pierre-Joseph, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Paris : Garnier Frères, 1851, pp.283-284

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démocraties. La valse des régimes et des gouvernements conduit à une prééminence de l’action administrative par rapport à l’action gouvernementale et parlementaire qui lui vaut l’intérêt des sociologues et les foudres des libéraux. Tocqueville par exemple, qui est un peu l’un et l’autre, s’alarme en ces termes des perfectionnements de la « science administrative » : « il n'y a pas de pays en Europe où l'administration publique ne soit devenue non-seulement plus centralisée, mais plus inquisitive et plus détaillée ; partout elle pénètre plus avant que jadis dans les affaires privées ; elle règle à sa manière plus d'actions, et des actions plus petites, et elle s'établit davantage tous les jours à côté, autour et au-dessus de chaque individu, pour l'assister, le conseiller et le contraindre.22 » C’est cette autonomisation d’un nouveau cratos, d’un nouveau pouvoir, le pouvoir de l’administration, que rend alors le terme de bureaucratie. Max Weber entreprend la première véritable analyse systémique de cette révolution organisationnelle. Soulignant l’importance du « développement de la politique en une “entreprise”23 » et de la formalisation de savoirs administratifs, le sociologue dessine les grandes caractéristiques de l’art de gouverner managérial, qu’il veut valables autant pour les bureaucraties gouvernementales que pour les entreprises, les églises, les partis et les syndicats : la rationalisation des méthodes et des outils de travail, le descellement de la propriété et du pouvoir, la distinction de la simple possession et de l’administration de fait, le passage progressif de la domination directe à la direction médiate.

Pris dans son aspect de machinerie technique et de pratique codifiable, le gouvernement n’est plus envisagé par rapport au politique, ou même à la politique, mais simplement aux politiques publiques. Les initiateurs de la théorie des choix publics faisaient remarquer à cet égard que « la théorie politique s’occupait de la question : qu’est-ce que l’Etat ? La philosophie politique l’a étendue à la question : que devrait être l’Etat ? La “science” politique a demandé : comment l’Etat est-il organisé ?24 ». C’est au début du XXe siècle que fait son irruption sur la scène intellectuelle cette idée que « l’Etat est une organisation parmi les autres25 ». Elle est sans doute explicable par une double causalité : une croissance des entreprises qui correspond à leur captation d’une part de plus en plus importante des tâches de fonctionnement des sociétés de masse, puis un interventionnisme économique de l’Etat qui a favorisé sa croissance institutionnelle et partant sa comparaison avec les entreprises privées dont son administration prit les rênes ou occupa le champ, la bureaucratie faisant ressembler le gouvernement à une entreprise, et à une entreprise mal administrée.

En deux mots dont il ne faut pas négliger la différence : le XIXe siècle consacre l’avènement d’une société d’organisations et d’organisation. Il faudrait en ce sens se défaire de la fausse alternative entre organisation et liberté, ou entre planification et

22 TOCQUEVILLE Alexis de, De la démocratie en Amérique, in De la démocratie en Amérique,

Souvenirs, L’Ancien régime et la révolution, Paris : Robert Laffont, « Bouquins », 1986 [1835-1840], p.639

23 WEBER Max, « La profession et la vocation de politique », in Le Savant et le politique, trad. de l’allemand par C. Colliot-Thélène, Paris : La Découverte/Poche, « Sciences humaines et sociales », 2003 [1919], p.142

24 Vingt ans plus tard, Gilles Deleuze écrira comme en écho, à propos de Michel Foucault : « On ne demande pas : “Qu’est-ce que le pouvoir ? et d’où vient-il ?”, mais : comment s’exerce-t-il ? ». (BUCHANAN James M. and TULLOCK Gordon, The Calculus of Consent. Logical Foundations of Constitutional Democracy, University of Michigan Press, 1965, p.3 ; DELEUZE Gilles, Foucault, Paris : Ed. de Minuit, 1986, p.78)

25 HAYEK Friedrich A., Droit, législation et liberté. Tome 3 : L’ordre politique d’un peuple libre, Paris : PUF, « Libre échange », 1983 [1979], p.167

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marché, au fondement de tant de typologies qui cachent depuis deux siècles le fait qu’il s’agit dans tous les cas de modes de gouvernement visant à faire de chaque société et de ses membres des unités de production efficaces26. En matière de gouvernement, il y a sans doute moins de différence entre la pratique socio-libérale et la pratique nazie qu’entre de Gaulle et Louis XV. Et de Ronald Coase à aujourd’hui, la thèse selon laquelle le marché et l’entreprise sont deux moyens alternatifs d’organiser l’activité économique a été largement reconnue à mesure que d’une part le marché apparaissait dans sa réalité de mécanisme de coordination constamment contourné, et de l’autre qu’une organisation à finalité marchande et toujours plus englobante de la vie dans son ensemble se révélait être au cœur de la logique de l’action humaine. L’essentiel est sans doute de déterminer non pas le volume d’activités laissé entre les mains de l’Etat ou transféré au marché mais la nature et la fin de ces activités. Cette nature est organisatrice, et cette finalité la propriété privée, qui implique elle-même la concurrence sur un marché en vue de la possession ainsi que des institutions, comme le reconnaissent les néolibéraux eux-mêmes27. Le capitalisme est le nom de ce système d'organisation sociale basé sur la propriété privée.

Avec le capitalisme, l’organisation est condition de la liberté. Précisément, dans l’art de gouverner managérial, la société n’est pas ce qui doit être laissé libre mais ce qui doit être constamment mis en ordre ; l’homo-œconomicus, qui apparaît éminemment maniable, n’est plus cet intouchable du XVIIIe siècle. Il y a là un retournement de la conception de la société civile qui prédominait au XVIIIe siècle sous les plumes des économistes classiques à la suite de Ricardo, pour qui une société existait face à l’Etat qui n’était pas régie par des principes moraux ou politiques mais par des lois biologiques et économiques se rapportant à l’intérêt personnel. Une vision plus hégélienne triompherait selon laquelle un gouvernement – qui n’est certes plus le fait de l’Etat – continue d’absorber et d’informer la société civile, c’est-à-dire à exercer « une action sur la vie de l’homme28 ».

Avec l’art de gouverner managérial, le gouvernement n’a pas pour tâche d’assurer l’ordre et la prospérité, mais de produire perpétuellement un corps de travailleurs homogène et adapté au capitalisme gestionnaire, qu’on nomme cet agrégat « société », « peuple », « nation » ou « prolétariat ». A l’idée que ce corps est malléable et peut être organisé volontairement dans le déroulement d’un temps linéaire s’ajoute une forte valorisation de son changement, ou, pour le dire dans les

26 Raymond Aron pensait par exemple que « selon la part qui est faite à la coopération et à la

planification d’un côté, de l’autre à la compétition sur le marché, vous avez un type de régime et vous pouvez faire la théorie de ce type de régime. » (ARON Raymond, Cours à la Sorbonne du 8 décembre 1958)

27 « Le fonctionnement de la concurrence, écrit Hayek en 1943, ne requiert pas seulement l’organisation adéquate d’institutions comme la monnaie, les marchés, l’information – dont certaines ne peuvent jamais être assurées de façon satisfaisante par l’entreprise privée – mais il dépend avant tout de l’existence d’un système juridique approprié, conçu à la fois pour préserver la concurrence et la rendre la plus bienfaisante possible. » Un autre militant libéral, Michel Crozier, affirmera plus tard que « la transformation de nos modes d’action collective pour permettre plus d’initiative et plus d’autonomie des individus ne passe pas par moins d’organisation, mais par plus d’organisation, au sens de structuration consciente des champs d’action. » (HAYEK Friedrich A., La Route de la servitude, Paris : PUF, « Quadrige », Paris, 1985 [1943], p.34 ; CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris : Seuil, « Points », 1992 [1977], p.35)

28 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, lettre à Schelling du 2 novembre 1800, in Hegel, Correspondance, trad. J. Carrère, Paris : Gallimard, 1962, p. 60, cité in FISCHBACH Franck, « La pensée politique de Schelling », Les études philosophiques, PUF, 2001/1, n°56, pp.31-48, p.31

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termes de « onze chefs d’Etat et de gouvernement progressistes », la nécessité « que les gens s’adaptent en permanence29 ». Le management sera dans cette perspective assimilable à la gestion du changement et sa pratique se nommera « stratégie ». Selon John Kenneth Galbraith « la technologie avancée et l’utilisation massive du capital ne sauraient être soumises au flux et au reflux de la demande de marché. Elles appellent la planification, et il est de l’essence même de la planification que le comportement du public puisse être non seulement prévu mais dirigé.30 » Le système de conditionnement développé dans la production va donc être appliqué à la consommation de manière à influencer la demande, puis plus généralement à déterminer les attitudes de l’ensemble des membres de la société.

En plus de cette normalisation quotidienne des comportements collectifs, l’autre corollaire de l’historicisation de la société est sa projection dans l’avenir, et donc une certaine prévisibilité de celui-ci. La planification ne va pas sans une prospective, elle-même tributaire d’une « science de l'action31 ». En sa qualité de théorie des choix, l’économie va pouvoir être considérée comme « la science de tout type d’action humaine32 » et s’annexera logiquement les sciences de l’homme au premier rang desquelles la sociologie et la psychologie sociale. Les économistes, à partir du milieu du XIXe siècle, chercheront dans les cycles économiques des lois de l’histoire capable d’en conjurer l’incertitude. Selon l’un des inspirateurs de la théorie de la révolution managériale, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, « la politique se prépare à prendre sa vraie place dans le mouvement social : elle devient l’art tactique qui exécute les larges plans stratégiques élaborés par la sociologie.33 » La cybernétique permettra d’étendre cette prévisibilité au long terme ; les délires planificateurs des technocrates et des socialistes utopistes pousseront la planification jusqu’à son retournement, c’est-à-dire jusqu’à sortir les objets de leurs interventions de l’histoire.

Au XXe siècle, l’institution à partir de laquelle les sciences de l’organisation vont être conceptualisées, ce ne sera pas l’Etat ou la famille mais la forme d’organisation qui résulte de l’apparition des nouvelles sources d’énergie et qui va s’emparer du savoir développé par les sciences de la matière et de l’homme : l’entreprise. Ce qui fait du célèbre ouvrage de Berle et Means, de l’avis du pape du management, « le livre le plus influent de l’histoire des affaires aux Etats-Unis34 », ce n’est pas tant sa mise en lumière de la séparation de la propriété et du contrôle dans les entreprises multidivisionnaires que le choix de cet objet d’étude largement ignoré par les économistes avant eux. Déjà dans les années 30, écrit Berle en préface, il était évident que « l'entreprise américaine avait cessé d'être un outil du commerce privé et était devenue une institution.35 » L’affirmation de l’entreprise comme institution majeure

29 PROGRESSIVE GOVERNANCE NETWORK, “Joint Communiqué”, Budapest, 14th-15th

October 2004 30 GALBRAITH John Kenneth, Le Nouvel état industriel. Essai sur le système économique

américain, trad. par J.-L. Crémieux-Brilhac et M. Le Nan, Paris : Gallimard, 1968 [1967], p.323 31 BLONDEL, L'action. Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique, Paris : PUF,

1993 [1893], p.xvii 32 VON MISES Ludwig, Human Action: A Treatise on Economics, San Francisco: Fox & Wilkes,

1996 [1949], p.3 33 RIZZI Bruno, La Bureaucratisation du monde. Le collectivisme bureaucratique, Quo vadis

America ?, Edité par l’auteur, 1939, p.323 34 DRUCKER Peter F., “Reckoning with the Pension Revolution”, Harvard Business Review, March-

April 1991, Vol. 69, Issue 2, pp. 106-114, p.114 35 BERLE Adolf A. and MEANS Gardiner C., The Modern Corporation and Private Property,

Transaction Publishers, 1991 [1932], p.LI

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de la vie humaine s’accompagne de l’intronisation de la pratique de gouvernement qu’elle a enfanté : le management.

On pensera dès lors les grandes organisations qui ont vu le jour entre le XIXe et le XXe siècles, ou plutôt de ce que l’on a commencé à considérer comme de grandes organisations – entreprise, colonie, université, municipalité, société, Etat, agrégat d’Etats, monde – selon la grille d’intelligibilité propre aux entreprises. Le cadre cognitif d’appréhension de politique et de l’Etat en sera transformé. Arthur Bentley, qui essaie en 1908 d’expliquer la prise de décision collective par l’interaction entre groupes d’intérêts, est l’un des premiers politistes à appliquer l’approche capitaliste au champ politique36. Des années 1920 aux années 1940, le mouvement technocratique et les théories de la révolution directoriale, considérant l’Etat comme « la plus grande de toutes les entreprises », sinon comme un chapelet de techniques gouvernementales, et le Parlement comme sa grappe d’actionnaires, affirmeront dans le même élan que « la transformation de la société capitaliste en société directoriale37 » est en marche depuis 1914. Dans les années 1950, on pourra ainsi avancer que « le gouvernement est défini comme une agence spécialisée dans la division du travail qui est capable de faire prévaloir ses décisions sur le reste des autres agences ou individus concernés.38 » Si bien qu’il n’y aura rien de choquant à demander, en 1970, « quelle est alors la différence entre un gouvernement et une entreprise ? », ni à répondre que « nous nous sommes habitués à appeler un type particulier d’organisation collective un gouvernement. C’est un fait caractéristique qu’il existe dans une société un agrégat collectif qui est plus puissant que n’importe quel autre et qui peut, en cas de bataille, gagner contre les autres. C’est cet agrégat que nous nommons le gouvernement.39 » De la même manière, on pourra élargir à l’infini le prisme analytique du management comme entendement de l’activité de la collectivité. Dans une conférence prononcée à Brême en 1949, Martin Heidegger éclairait un segment de l’étendue de cet usage en même temps que sa direction : « L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant à son essence, la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination, la même chose que les blocus et la réduction des pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène.40 » La conséquence majeure de l’utilisation d’un tel prisme épistémologique étant alors la réduction de toute pratique à l’application d’une technique, et aujourd’hui l’application de l’esprit et de la lettre du management à toute la vie humaine.

La direction ou la gestion du facteur humain L’art de gouverner du souverain et celui du manager sont pareillement concernés

par les hommes. Saisis comme des unités dont il s’agit d’accroître la quantité dans le

36 BENTLEY Arthur, The Process of Government, Bloomington: The Principia Press, 1935 [1908] ;

Cf. plus récemment, TRUMAN David B., The Governmental Process, New York: Alfred A. Knopf, 1951

37 BURNHAM James, L'Ere des organisateurs, trad. de l’anglais par H. Claireau, Paris : Calmann-Lévy, « Liberté de l’esprit », 1948 [1941], pp.110 et 138

38 DOWNS Anthony, An Economic Theory of Democracy, New York: Harper & Brothers, 1957, p.36 39 TULLOCK Gordon, Private Wants, Public Means: An Economic Analysis of the Desirable Scope

of Government, New York: Basic Books, 1970, p.53 40 Cité in LACOUE-LABARTHE Philippe, La Fiction du politique : Heidegger, l'art et la politique,

Paris : Christian Bourgois, « Détroits », 1987, p.58

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premier cas, maniés en tant que vecteurs d’une force de travail dans le second, ils apparaissent successivement sous la figure collective de la population et de la ressource humaine. La substitution annoncée par Saint-Simon, Comte, Engels ou encore Proudhon de « l'administration des choses au gouvernement des hommes » n’aurait pas encore eu lieu. Et c’est peut-être même l’inverse qui s’est produit, à savoir le passage d’une mécanique de la souveraineté à une anthropologie du management.

Avec la liberté du contrat, l’organisation économique du travail supplante les organisations fondées sur la parenté, le voisinage, le métier ou la religion, restrictives en fait de liberté. L’atelier, la fabrique, remplacent la famille comme modèles d’organisation des groupes. A la tâche de reproduction cyclique du monde se substitue celle de sa fabrication et de son instrumentalisation ; elle s’accompagne logiquement d’une valorisation du travail, constatable de Locke à Marx et au-delà, ainsi que d’une interprétation de la toute neuve liberté individuelle comme liberté d’entreprendre, la source de toute richesse n’étant plus localisée depuis Adam Smith dans la terre ou la monnaie mais dans l’homme qui la travaille ou qui fait commerce. Le souverain pourra être en ce sens grimé en propriétaire des murs et le manager, cadre ou ministre, célébré dans le rôle flamboyant du gestionnaire salarié de la ressource humaine.

Au XXe siècle, on pourra parler, en lieu et place de capitalisme financier, d’un capitalisme gestionnaire, au sens où le propriétaire est de moins en moins en charge de la direction concrète de ses biens. A cet égard, la « corporate governance41 » questionne en premier lieu la division du pouvoir au sein des entreprises. Avec l’apparition de la société anonyme au XIXe siècle, le problème de la séparation des intérêts entre dirigeants et propriétaires, déjà esquissé par Smith, hante les grandes entreprises. Ainsi que le résume Veblen au début des années 1920, « l’entreprise moderne prend la forme de la société anonyme et est organisée sur le crédit et repose donc sur la propriété absentéiste. Il en résulte que dans toute affaire de grande taille, les propriétaires ne sont pas les administrateurs et les intérêts de ces derniers ne coïncident pas d’habitude avec ceux des premiers42 ». Les années 1980 sortent la question, que l’expression de « gouvernance d’entreprise » subsume alors déjà, de son confinement au contrôle des actionnaires et des managers pour l’étendre à la direction exercé par l’ensemble des parties prenantes à l’entreprise (stakeholders). La gouvernance d’entreprise procède ainsi à une revalorisation du travail – et pas seulement d’encadrement – par rapport au capital, sinon des consommateurs comme acteurs de l’entreprise.

Smith, le premier à introduire la division du travail dans la pensée économique, peut être tenu en partie responsable de l’importance du salariat dans les définitions ultérieures du capitalisme. L’être humain, essentiellement considéré comme membre de la société au titre de fournisseur ou d’échangeur de travail, est rendu accessible à la raison et à l’intervention gouvernementales en tant que propriété, capital et capacité. Avec l’avènement de la raison managériale, « la production n'est pas l'application d'outils à des matériaux, écrivait Peter Drucker. C'est l'application de la

41 EELLS Richard Sedric Fox, The Meaning of Modern Business: An Introduction to the Philosophy

of Large Corporate Enterprise, Columbia University Press, 1960; GROSS Bertram M., Organizations and Their Managing, Macmillan Pub Co, 1968 [1964]

42 VEBLEN Thorstein, Les Ingénieurs et le capitalisme, trad de l’américain par C. Gajdos, présentation L. Rigal, Paris, Londres, New York : Gordon & Breach, « L’esprit des lois », 1971 [1921], pp.76-77

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logique au travail.43 » En un sens, la production est bien l’application d’un outil à un matériau : cet outil est la logique, et ce matériau est le travail. Le travail n’est pas lié à l’effort comme dans la cosmogonie chrétienne mais à l’efficacité, selon l’idée qu’il faut extraire de chaque homme tout le volume de travail dont il est capable. Si le management est organisation des hommes, c’est toujours en vue de tirer la meilleure rentabilité de l’énergie qui en est extraite. Il consiste en ce sens à entretenir et accroître rationnellement, à travers la formation et l’exploitation organisée d’êtres humains, des flux de richesses, de marchandises et d’information. Il met « en avant la capacité des hommes à créer et à diriger de vastes groupes humains structurés44 » et motivés par leur propre survie, généralement réalisable au moyen du maintien d’un profit minimum et constant.

Le manager réactive la question propre au souverain de la police, qui s’occupait de la démographie, de la survie, de la santé et de l’activité de la population considérée comme source première de la richesse d’un Etat. Plutôt que de la reprendre sous l’angle de la population, c’est-à-dire en fonction d’une autorité souveraine, d’un territoire et d’une naturalité, il l’aborde comme ressource, c’est-à-dire en fonction d’un mode de gestion, de flux et d’une malléabilité. A partir de 1789 on n’est plus roi de France et de Navarre mais roi des Français, étant entendu que chacun de ces Français est un travailleur, un producteur, un homo faber. En ce sens, pour le dire avec l’un des fondateurs de la théorie des organisations, « concomitamment au développement du système d'organisation, la sélection, la promotion, la rétrogradation et le renvoi des hommes devient l'essence du maintien du système de communication sans lequel aucune organisation ne peut exister.45 » Tâches que l’on pourrait résumer en quatre notions principales : la formation, la hiérarchisation, la mobilisation et la sécurisation.

On peut sans doute considérer le système éducatif comme un simple prolongement du système industriel, non pas seulement au sens où il s’occupe de la préparation du matériau du humain qui y est utilisé, mais où il y pèche une part importante de ses principes et de ses pratiques. Le développement de l’éducation en une mécanique de formation, de hiérarchisation et de sélection des futurs travailleurs ne vise pas seulement, comme disait Napoléon, à « produire un type défini d’homme fait » et adapté à ses industries, mais aussi à « diriger les opinions politiques ou morales » et même à « faire dresser et tenir à jour un répertoire de police universel et complet46 ». La demande grandissante de compétences dans la production industrielle aurait entraîné une réorientation des mécaniques éducatives vers le travail ; de plus en plus massives, elles se sont spécialisées et orientées vers le savoir technique. L’éducation, un service relationnel.

La création d’un homme nouveau par mise en concurrence des individus est motivée par un système de promotion et de rétrogradation hiérarchique, lui-même fonction de l’efficace des productions de chacun ; tout cela présuppose la mobilité sociale des travailleurs de la même manière que la division du travail suppose une

43 DRUCKER Peter F., La Nouvelle pratique de la direction des entreprises, trad. de l'américain par

E. C. Hemsi, R. Bousquet, M.-T. Gravier et al., Paris : Editions d'Organisation, 1975 [1974], p.203 44 CHANDLER Alfred D., La Main visible des managers : une analyse historique, trad. de l'anglais

par F. Langer, Paris : Economica, 1988 [1977], p.418 45 BARNARD Chester I., The Functions of the Executive, Cambridge, MA: Harvard University Press,

1938, p.223 46 Cité in TAINE Hippolyte, Origines de la France contemporaine. Tome V : Le régime moderne, ,

document produit en version numérique par P. Palpant, « Les classiques des sciences sociales », 2006 [1890], p.490

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mobilité géographique du travailleur ou de la fabrique. Elle implique également que l’économie des peines et des mérites favorise une mobilisation permanente de la ressource humaine – soit une récompense toujours suffisamment élevée et une sanction allant jusqu’à la mort. Car la tâche de gestion de la ressource humaine ne va pas sans poser la question de son entretien et de son élimination, soit d’un système de sécurité maintenant en vie les travailleurs ne le pouvant par leur travail ou du fait de leur absence de travail. Quand la vie humaine est vie active, l’obsolescence est frappée du signe de la mort. « L’administration des Etats totalitaires, écrivent Horkeimer et Adorno, qui tente d’éliminer des fractions de la population devenues inutiles, ne fait qu’exécuter des verdicts économiques prononcés depuis longtemps.47 » Il s’ensuit que la mobilité doit être étendue à la compétence elle-même, sous la forme de la flexibilité des individus. Sous peine de mort.

A l’idée de prévisibilité des comportements et à la recherche de leurs lois, formulée par les économistes classiques, s’ajouta bientôt le désir de les modifier. En fait de fabrication des sujets, thème qui occupe les penseurs dès la fin du XVIIIe siècle, il n’est encore question que de l’homme à venir. Les premières images de sujets façonnés quotidiennement par l’usine sociale dateraient du XIXe siècle, à la suite de la projection de la société dans le devenir historique et la production industrielle de masse. Si la loi trouve sa source non dans la volonté divine ou la coutume héritée mais dans l’homme, et si, suivant l’idée de progrès et l’expression de Lessing, une « éducation du genre humain » est possible, alors la société non seulement s’auto-produit, mais elle perfectionne constamment cette production. La révolution des sciences humaines n’est envisageable que dans cette immanence nouvelle de l’ordre, qui porte désormais le nom d’organisation.

La sociologie, la linguistique, l’anthropologie, la démographie ou encore la psychologie accompagnent donc la construction du nouveau monde industriel et de l’homme nouveau qui en constitue la sève à plus d’un titre que les matières premières ou l’énergie fossile. L’application de ces sciences humaines au domaine de la production, autrement dit leur annexion par le management, a fait passer les comportements, les émotions et le langage du statut de phénomènes observables et susceptibles d’être mis en système à celui de données ordonnables. Hannah Arendt résume cette transition en ces termes : « Si l’économie est la science de la société à ses débuts lorsqu’elle ne peut imposer ses règles de conduite qu’à certains secteurs de la population et pour une partie de leurs activités, l’avènement des “sciences du comportement” signale clairement le dernier stade de cette évolution, quand la société de masse a dévoré toutes les couches de la nation et que le “comportement social” est devenu la norme de tous les domaines de l’existence.48 » Et la vie de consister en une succession d’automatismes, ou du moins de gestes et d’attitudes conditionnés et adaptables à volonté.

Quels sont les moyens à disposition de l’art de gouverner managérial pour parvenir à préparer et pétrir ainsi sa matière première humaine ? Si l’art gouvernemental étatique avait prise sur les comportements par l’interdiction, la discipline et la contrainte, l’art gouvernemental managérial agit par incitation, influence et négociation. La production des individus à laquelle se livre ce type de gouvernement n’est pas la simple multiplication démographique que se proposait d’étudier l’arithmétique politique au milieu du XVIIIe siècle ; elle consiste à moduler les sujets

47 HORKEIMER Max et ADORNO Theodor W., La dialectique de la raison, Paris : Gallimard,

« Tel », 1983 [1944], p.214 48 ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, trad. de l’anglais par G. Fradier, Calmann-

Lévy, « Agora », 2001 [1958], pp.84-85

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dans leurs multiples dimensions selon un double aménagement de l’environnement de l’individu (contrôle de l’offre) et de l’individu lui-même comme environnement (conditionnement de la demande). Etant entendu que cette notion d’environnement recouvre moins des phénomènes naturels que les comportements individuels, les mentalités, les cultures, les sentiments, etc. auxquels réagit cet agrégat de comportements qu’est une organisation ou un être humain. Michel Foucault, sans doute l’un des philosophes les plus influencés par l’approche managériale, concentra ses recherches à partir de 1975 sur la « fabrication des sujets49 » ; il concevait le pouvoir comme consistant à « conduire des conduites », l’action de gouverner se résumant à « structurer le champ d'action éventuel des autres50 » ; une définition parfaitement valable pour la direction des ressources humaines telle que la conçoit le manager – pas pour le soin de sa population comme masse telle qu’elle occupe le souverain.

Les techniques comportementales mises en œuvre par cette production trouveront logiquement leur efficace dans les modifications des variables du milieu. Telle est la définition de la régulation51. « Dans le passé, l’homme est passé en premier ; dans le futur le système doit passer en premier52 » sommait Taylor en introduction de son maître ouvrage. Trente-six ans plus tard, c’est en termes de milieu et de normes que Georges Canguilhem reviendra sur l’expérience tayloriste : « La rationalisation, telle que la conçut d’abord Taylor, ce serait finalement l’homme asservi par la raison et non le règne de la raison en l’homme. Et de fait, on doit à la fois, pour justifier l’entreprise du taylorisme, concevoir l’homme comme une machine à embrayer correctement sur d’autres machines, et comme un vivant simplifié, dans ses intérêts et réactions à l’égard du milieu, jusqu’à ne connaître d’autres stimulants attractifs et répulsifs que “la prune et le fouet”53 ». La recherche sur l’homo faber a, depuis Taylor, largement dépassé cette conception binaire et machinique du milieu à mesure que la sociologie et la psychologie dévoilaient les ressorts des comportements humains. Les fondateurs du mouvement des relations humaines concluent par exemple ainsi un résumé de leurs recherches : « L’environnement est à la fois physique, chimique, biologique, psychologique, économique et sociologique. C’est une règle que nous avons quant à ses propriétés sociologiques les sentiments les plus forts et la connaissance intellectuelle la plus faible. Ce sont souvent les plus importantes propriétés de l’environnement. Etudions-les, prenons-les en compte, modifions-les et utilisons-les.54 » Ce courant de pensée du management, en fait d’humanisation de la production industrielle, a fait rentrer dans les calculs de rentabilité des variables

49 FOUCAULT Michel, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1975-1976,

Paris : Gallimard/Seuil, « Hautes études », 1997, p.39 50 FOUCAULT Michel, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et écrits, 1976-1988, Paris : Gallimard,

1999, pp.1041-1062, p.1056 51 Selon le dictionnaire du CNRS, réguler signifie, parlant d’un dispositif ou d’un mécanisme, le « fait

d'en régler le fonctionnement ou le mode de fonctionnement, notamment pour l'adapter aux conditions extérieures ou au résultat à obtenir. » (Trésor de la langue française informatisé, disponible à l’adresse : <http://atilf.atilf.fr/>)

52 TAYLOR Frederick W., The Principles of Scientific Management, 1911, in TAYLOR Frederick W., Scientific Management, New York: Harper Bros., 1947, p.7

53 CANGUILHEM Georges, « Milieu et normes de l’homme au travail », in Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol III, Seuil, Paris, 1947, pp.120-136, p.122

54 HENDERSON Lawrence J., WHITEHEAD Thomas N. and MAYO Elton, “The Effects of Social Environment”, in GULICK Luther H. and URWICK Lyndall F. (Ed), Papers of the Science of Administration, New York: Institute of Public Administation, Columbia University, 1937, pp.143-158, p.158, je souligne

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telles que les émotions et l’amitié. Dans les années 1950 et 1960, des théoriciens comme Maslow55 y ajouterons des notions de statut, de sociabilité, d’accomplissement, d’intelligence et de liberté comme autant de paramètres manipulables pour parvenir, au-delà des données génétiques, à une malléabilité complète du matériau humain : acquis de l’individu d’une part, de l’autre taille, nature et finalité des groupes auxquels il participe sans toujours le savoir – les groupes se concevant ici soit comme des unités de production résultant d’une division planifiée du travail, soit comme des catégories virtuelles aux contours déterminés par des besoins statistiques (les automobilistes de plus de cinquante ans, les nouveaux acheteurs de cheminées en briques, les électeurs de gauche catholiques, etc.).

La malléabilité de l’individu sera théorisée dans les années 1960 et 1970 en tant qu’il est une somme non de propriétés définitives mais de capitaux mouvants : capital social, capital culturel, capital santé, etc. Les économistes de l’école de Chicago mettront ainsi en équation l’importance de l’éducation, de la culture ou encore du lieu de vie dans la formation du « capital humain56 » et celle du stock de ce capital dans la performance d’une organisation. L’entreprise sera non seulement une structure de circulation et d’agrégation de capitaux humains mais également de modification de ces capitaux par investissement ou désinvestissement de la même manière que le marché encouragera ou non l’individu à accroître tel ou tel de ses capitaux. Elle pourra donc servir de prisme épistémologique pour conceptualiser l’individu comme investissement-investisseur. Le management en ce sens ne régule pas tant des individus que leurs relations, selon la conception sociologique et cybernétique de la société non comme ensemble d’individus mais comme réseau de rapports57. Il en découle une nouvelle théorie du contrat s’appliquant à toutes relations humaines, une assimilation du contrat social à un contrat commercial et une conception de l’économie comme un univers de transactions consensuelles pouvant être organisées de diverses manières qu’il est possible de comparer au moyen de prix et de mettre en concurrence sur un marché. Les néo-institutionnalistes par exemple, pour lesquels les institutions ne sont que « les règles du jeu dans une société ou, plus formellement, les contraintes humainement conçues qui façonnent l'interaction humaine58 » et « des fictions légales servant de connexion pour un ensemble de relations contractuelles entre individus59 », ne réhabilitent pas les institutions mais les prennent dans leur sens purement instrumental et informel. La théorie des coûts de transaction dissout toute forme d’organisation dans un réseau de contrats.

« Récapitulons : l’homme a inventé au cours des siècles des structures de gestion, qu’il s’agisse d’entreprises ou de nations entières. Ces structures dépendent directement des limitations de la main, de l’œil et du cerveau de l’homme. Les découvertes de la cybernétique de gestion, s’ajoutant aux techniques de la recherche

55 MASLOW Abraham H., Motivation and Personality, New York: Harper and Row, 1970 [1954] 56 Cf. BECKER Gary, Human Capital: A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference

to Education. Chicago, University of Chicago Press, 1964 ; SCHULTZ Theodore, Investment in Human Capital, The Role of Education and of Research, 1971

57 L’influence de la cybernétique est indéniable qui a tenté « de définir les organisations sociales, ou presque n’importe quel système social, comme un ensemble de rôles liés entre eux par des canaux de communication. » (BOULDING Kenneth E., “General Systems Theory: The Skeleton of Science”, Management Science, 2, 3, April 1956, pp.197-208, p.205)

58 NORTH Douglass C., Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge: Cambridge University Press, 1990, p.3

59 JENSEN Michael C. and MECKLING William H., “Theory of the Firm: Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure”, Journal of Financial Economics, Vol. 3, 1976, pp.305-360, p.310

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opérationnelle et à l’automation, rendent possible une nouvelle manière, moins limitée, de diriger les choses60 » ou, en l’occurrence, de diriger les hommes. L’art gouvernemental managérial a donné lieu à un affinage régulier de la compréhension – préalable à leur manipulation – du comportement de l’individu, de ses motivations, de son identification, de sa mobilité, de ses choix de participation, etc., le tout rapporté à son âge, sa qualification, ses besoins, sa position dans la hiérarchie, ses interactions, son salaire, sa singularité, son sens de l’initiative, etc., étant donné la structure de son groupe de travail et de l’organisation en général, son prestige, sa visibilité, sa technologie, ses objectifs, ses ressources, sa culture, ses relations à son environnement, son barème de récompense et de sanction, son degré de compétition interne, son ouverture à l’innovation, etc. Si bien que l’individu, plutôt que d’être infiniment singularisé selon des paramètres de plus en plus complexe, se trouve standardisé de manière à être infiniment malléable et interchangeable.

Le contrôle ou l’auto-gouvernement individuel et machinique L’affirmation de l’art de gouverner managérial correspond à une disgrâce de la

conception de la politique comme conflit et du gouvernement comme domination en même temps qu’un abandon des principe de souveraineté et de représentation au profit du schéma du gain mutuel à travers l’échange. On peut supposer en ce sens qu’il doit en grande partie sa consécration à sa capacité de conjuration des deux grandes expériences des XIXe et XXe siècles : la révolution et la guerre. Que signifient de tels termes dans des sociétés réformables à l’infini par simple négociation ? Si la révolution est finie, c’est au sens où ne se pose plus les questions : « qui gouverne ? et selon quels principes ? »

Gouverner consiste moins à surveiller, à punir et à discipliner qu’à normaliser, à agencer et à contrôler. La centralité croissante de la pratique du contrôle a suscité une discipline qui lui est propre : la cybernétique, terme issu lui aussi de la racine grecque kubernetikê. Il n’est donc pas étonnant que cette discipline ait suscité dès ses débuts le plus grand intérêt des managers. Selon la grille d’intelligibilité de la cybernétique, les organisations sont des systèmes à tâches multiples au croisement d’intrants (inputs) et de produits (outputs). Elles sont conçues comme des processus relationnels. « La liaison entre entrée et sortie est l’entreprise elle-même61 » selon un spécialiste du management. L’individu, déterminé par le couple moyens-fins propre à l’homme comme investissement-investisseur et fabriquant-produit, se verra logiquement analysé selon le couple cybernétique émetteur-récepteur et son interprétation corollaire comme processus de transformation de données et de ressources en décisions et en actes.

Le management sera dans cette perspective l’art de gouverner des sujets qui se définissent moins par leur rapport de subordination à une souveraineté centrale que par leur position médiane au sein d’un réseau de flux qu’ils reçoivent et émettent. Ici point de centre de commandement, mais des rapports de pouvoir réversibles et changeant au gré des flux d’information. Tel est le plan de travail que vont arpenter des penseurs tels que Foucault, Lyotard, Deleuze, Guattari ou Luhmann à partir du milieu des années 1970. Se développe alors, dans le sillage de la cybernétique, une

60 BEER Stafford, La Science de la gestion. La recherche opérationnelle dans l’entreprise, trad. de

l’anglais par J. Boulle, Paris : Larousse, « Techniques d’aujourd’hui », 1970 [1967], p.177 61 BEER Stafford, Neurologie de l’entreprise. Cybernétique appliquée à la gestion des organisations,

trad. de l’anglais par P. Williams, Paris : PUF, 1979 [1972], p.77

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intelligence du réseau, de la coproduction d’un ordre par interaction et négociation, de la dispersion de la justice, de l’armée, des finances ; une pensée de la « société sans centre62 », d’un « système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états » par opposition aux « systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies63 ». C’est le passage d’un esprit des institutions à un imaginaire des dynamiques, d’une conception de la substance à une autre de la relation, de la catégorie d’appartenance d’origine à la dynamique, selon le modèle non plus de la division cellulaire mais du système nerveux ou neuronal. Des certitudes aux ambiguïtés, aux fragmentations, voire aux incohérences et à l’irrationalité. Des blocs aux flux. Déhiérarchisation, polycentrisme. Hybridité.

Par exemple, dans les relations internationales, on passe de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe d’un imaginaire de l’union (postale ou des télécommunications) et de la société (des Nations) à un autre de l’organisation (des Nations unies ou du traité de l'Atlantique Nord) et du plan (Marshall ou Colombo), puis, des années 1950 à la fin des années 1970, de cette pensée de l’institution à une autre de la normalisation, c’est-à-dire d’un univers de blocs et d’instances totalisantes à des réseaux interdépendants de groupes informels (Gn) promouvant des normes privées et travaillant à la réalisation de l’unité de l’espèce dans la sphère marchande plutôt que dans celles de la religion, de l’Empire ou du droit. Le pouvoir ne s’y lie plus principalement à un titre, à une réputation, à un territoire ou une potentialité mais à une phénoménalité. Le dernier tiers du XXe siècle voit en ce sens logiquement l’éclosion et la dominance d’une pensée transnationaliste qui se focalise plus volontiers sur des enjeux internationaux que sur des institutions et sur la coopération entre Etats plutôt que sur leurs conflits. La théorie des régimes vise en ce sens à expliciter la prolifération de « la gouvernance sans gouvernement64 » mondial, les régimes étant « des ensembles d’arrangements gouvernementaux [qui incluent] des réseaux de règles, de normes et de procédures qui régularisent le comportement et contrôlent ses effets.65 » Considérés comme des régimes, les institutions et les gouvernements peuvent être entendus comme des réseaux de normes et de contrats ; dès la fin des années 1970, la gouvernance mondiale pourra désigner l’ensemble des régimes internationaux66.

Voilà aussi un programme qui s’inscrit pleinement à la croisée des préoccupations doubles du management et des théories cybernétiques en matière de contrôle : étant donné le degré de finesse auquel est parvenu le contrôle individuel, la somme des données à contrôler et le fait qu’il ne peut y avoir plus de contrôleurs que de contrôlés

62 LUHMANN Niklas, The Differentiation of Society, New York: Columbia University Press 1982,

p.xv 63 DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Capitalisme et schizophrénie, tome 2 : Mille plateaux,

Paris : Editions de Minuit, « Critique », 1980, p.32 64 ROSENAU James N. and CZEMPIEL Ernst Otto (Ed), Governance Without Government: Order

and Change in World Politics, Cambridge, MA: Cambridge University Press, 1992 65 KEOHANE Robert O. and NYE Joseph S., Power and Interdependance: World Politics in

Transition, Boston: Little, Brown, 1977, p.19 66 La Commission sur la gouvernance mondiale l’a définie par exemple comme « l’ensemble des

nombreuses façons dont les individus et les institutions, publiques et privées, managent leurs affaires communes. […] Elle inclut les institutions formelles et les régimes dotés d’organes exécutifs aussi bien que les arrangements informels sur lesquels les peuples et les institutions sont tombés d’accord ou qu’ils perçoivent être de leur intérêt. » (COMMISSION ON GLOBAL GOVERNANCE, Our Global Neighborhood: Report of the Commission on Global Governance, Oxford University Press, 1995, pp.2-3)

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(car alors qui contrôlerait les contrôleurs ?), comment instaurer l’autocontrôle, au double sens de contrôle de soi et de contrôle automatisé ? Deuxièmement, comment contrôler au maximum les variables externes rétives à la manipulation en l’état des sciences et des techniques ? Le développement de l’automation d’une part et de l’autre l’extension et l’affinage des contrôles individuels, à travers la multiplication des niveaux de contrôle (par exemple, dans les entreprises, le taylorisme pour contrôler les ouvriers, la direction par objectifs pour contrôler les cadres, la gouvernance d’entreprise pour contrôler les hauts dirigeants) et des méthodes de contrôle (enquêtes, sondages, relevés, indicateurs, enregistreurs), ont quasiment remplacé les tâches de production par celles de surveillance et de régulation. La conjonction de ces deux phénomènes aurait disqualifié les structures centralisées tel que l’Etat ou le syndicat, incapables de passer la complexité individuelle au tamis de leur surveillance et les innombrables flux d’information au prisme de leur analyse. Glosant sur une similitude relevée par Marx dans La Guerre civile en France entre l’administration idéale de la Commune et celle bien réelle d’une entreprise, Lénine ne souhaitait pas autre chose : « Le capitalisme simplifie les fonctions administratives "étatiques" ; il permet de rejeter les "méthodes de commandement" et de tout ramener à une organisation des prolétaires (classe dominante) qui embauche, au nom de toute la société, "des ouvriers, des surveillants, des comptables". […] Nous ne "rêvons" pas de nous passer d'emblée de toute administration, de toute subordination […] . Nous, nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu'ils sont aujourd'hui, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôle, "de surveillants et de comptables". […] On peut et on doit dès à présent, du jour au lendemain, commencer à remplacer les "méthodes de commandement" propres aux fonctionnaires publics par le simple exercice d'une "surveillance et d'une comptabilité", fonctions toutes simples qui, dès aujourd'hui, sont parfaitement à la portée de la généralité des citadins, et dont ils peuvent parfaitement s'acquitter pour des "salaires d'ouvriers".67 »

Les structures hiérarchiques auraient également failli face aux incertitudes de l’environnement. Comme le pronostiquait une grande figure du management dans les années 1940, « les problèmes de l’industrie ne sont plus prioritairement des problèmes d’organisation interne, de production ou de distribution. Quelle que soit l’importance de ces derniers, les plus grandes difficultés surgissent avec les probabilités économiques, les ajustements à l’ordre social, les rapports avec les syndicats et le gouvernement, et la recherche d’un objectif de sécurité à long terme.68 » Le management emprunte ici à la cybernétique l’idée que l’organisation est un système qui doit être pris comme un tout mais aussi un sous-système devant être resitué au sein d’un ensemble plus vaste. Il ne s’agit plus comme dans la rationalité bureaucratique de diviser, de découper, de départementaliser des variables stables, mais de synthétiser des incertitudes et des risques. Quoique progresse la science et l’informatique, il restera toujours une part de non programmable, et l’entité ne sera jamais suffisamment souple et adaptative. Autant d’évolutions qui semblent profiter aux agencements décentralisés tels que le marché, intériorisés tels que le contrôle de soi et automatisés tels que les ordinateurs.

Avec la cybernétique, les marchés apparaissent comme mécanismes à la fois de mise en réseau de flux de ressources réglés par la concurrence, de récompense et de sanction permanentes et d’émission de signaux en forme de prix. Soit comme des

67 LENINE (Vladimir Illitch Oulianov), L'État et la révolution. La doctrine marxiste de l’Etat et les

tâches du prolétariat dans la révolution, Moscou : Editions du Progrès, 1981 [1917], pp.73-74 68 MOONEY James D., Principles of Organization, New York: Harper & Brothers, 1947, p.186

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systèmes de contrôle alternatifs aux dispositifs pyramidaux. Par exemple, l’externalisation et la sous-traitance vont déplacer le mécanisme de contrôle du travail en aval, non pas là où il est effectué mais sur le marché où son produit va être proposé. Ce dispositif est duplicable au niveau individuel. Ainsi que l’affirme un ancien professeur à la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology : « Une structure non autoritaire implique l’exercice d’une concurrence interne […] Chaque individu aurait ainsi une situation identique à celle d’un propriétaire gérant lui-même son entreprise.69 » Voici donc un schéma d’activité possible et valable pour toute entité humaine (individu ou groupe d’individu, à finalité lucrative ou non) : une entreprise n’ayant pour extériorité, du côté des inputs et de celui des outputs, que des marchés, trouvant sens en fonction d’un réseau de contrats qu’elle constitue et dont la valeur est un prix déterminé par le mécanisme de concurrence.

Deuxièmement, l’éthique comme pratique du contrôle de soi est revalorisée par rapport à la morale et au droit comme systèmes collectifs d’encadrement. La veille statistique, attachée à l’Etat autant par son étymologie que par son histoire, ferait place à un autocontrôle favorisé par l’éclairage public de la transparence. Le gouvernement deviendrait, au prisme de ces régulateurs cybernétiques ignorant de l’inconscient et du non-dit, un art des surfaces sans ombres ni profondeurs ni aspérités. Le déclin de l’art gouvernemental du souverain aurait en ce sens été favorisé par la percée des préceptes libéraux et le logement, à partir de Hobbes et définitivement à la fin du XVIIIe siècle, de la souveraineté dans l’individu. Mais ne nous y trompons pas. Si les idéaux d’indépendance et de liberté sont réinterprétés dans le sens d’une immanence complète de l’autorité et de la souveraineté, la seule unité indivisible, le dernier réceptacle de la souveraineté, ce n’est pas l’individu, que le taylorisme a rendu fissile, c’est le geste de production et de consommation, ce sont les choix quotidiens d’agir sur des marchés en fonction de marchés. Le contrôle de soi ne serait donc qu’un mécanisme d’adaptation et finalement un type de contrôle marchand. La production de soi ne serait plus comme au temps grec une auto-consommation dans le cercle privé des proches, mais un autocontrôle de l’individu par le biais des marchés.

Enfin, le traitement des informations est devenu, avec la cybernétique et l’informatique, le principal enjeu du contrôle. C’est en effet l’impossibilité pour un homme de traiter toutes les informations nécessaires aux décisions cruciales dans la vie d’une grande entreprise qui fait dire à Galbraith que le pouvoir y est passé à l’organisation. Dès les années 1970, il semble clair que « dans la société postindustrielle, le problème central n’est plus de savoir comment organiser efficacement la production […] mais de savoir comment s’organiser pour prendre des décisions – c’est-à-dire traiter l’information.70 » L’organisation du travail devient subordonnée aux flux d’information, et les individus informatisés d’adapter leur travail à un nouveau type de machine comptable : l’ordinateur.

On peut affirmer que d’une vision mécaniste, fonctionnaliste et rationaliste qui prévalait durant la première moitié du XXe siècle, on est passé à une vision

69 FORRESTER Jay W., dans un document présenté à une conférence organisée par l’OCDE en

1969, cité in PIGNON Dominique et QUERZOLA Jean, « Dictature et démocratie dans la production », Les temps modernes, septembre-octobre 1972, reproduit in GORZ André (Ed), Critique de la division du travail, Paris : Seuil, 1973, pp.103-159, p.158

70 SIMON Herbert A., Administration et processus de décision, trad. de la troisième édition de Administrative Behavior, The Free Press, par P.-E. Dauzat, Economica, « Gestion », 1983 [1947, 1976 pour la citation], p.262

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dynamique, organique et à rationalité limitée après la Seconde Guerre mondiale, et partant d’une conception bureaucratique de l’entreprise à une autre flexible et d’un management hiérarchique à un management contractuel. Finie la pensée politique traditionnelle par blocs, frontières et territoires. L’art de gouverner managérial est une intelligence cybernétique des flux, des réseaux et des hommes.

La comptabilité ou la rationalisation et la normalisation de l’art managérial

Au Moyen Age, la théorie politique est une « branche spécifique de la philosophie

morale, une branche s’occupant de l’art de gouverner71 ». Alors que le droit public, héritier de la morale chrétienne, constitue la matrice de la pensée politique qui fleurit à partir du milieu du XVIe siècle, c’est depuis l’économie que cette dernière va se trouver reformulée au XVIIe siècle. La personne du souverain commence à disparaître derrière la formidable extension de la machine administrative, qui sera elle-même un moyen d’affiner le savoir du gouvernement sur sa population et son territoire. Ce savoir formalisé du gouvernement qui n’était d’abord que juridique, ce n’est pas la collection brute de données statistiques, c’est la comptabilité, qui opère leur articulation dans un jeu de causalités.

Dès la deuxième moitié du XVIIe siècle débute la recherche d’une comptabilité exacte de la production agricole qui servira, avec la statistique, à la formation d’une « arithmétique politique72 ». Un homme d’Etat se doit alors de connaître moins la lettre des lois que la situation économique de son pays, celle de ses alliés et celle de ses ennemis. Plus encore, au XVIIIe siècle le droit est retourné contre l’Etat par les libéraux pour limiter son activité à la production législative et substituer le gouvernement par la justice au gouvernement par la police. Le caméralisme et le mercantilisme vont porter à maturité la pensée économique de l’exercice du pouvoir. L’association aristotélicienne entre éthique et économie est rejetée dès le milieu du XVIIIe siècle. Say et Malthus affranchissent l’économie de la morale, Ricardo l’emporte sur Sismondi : l’économie n’est pas une science morale mais, selon le mot de Jevons, « une mécanique de l’utilité et de l’égoïsme73 ». C’est ainsi que l’économie politique se fonde en s’émancipant de son origine domestique et du carcan législatif de la science administrative, donc d’une double filiation morale et juridique, pour se concentrer sur la tâche de mesure et d’augmentation de l’activité productive. Cette mise à distance du patronage moral est au fondement des diverses sciences de l’homme.

Au cours du XXe siècle, le management va asseoir sa rationalité et sa scientificité en captant ces disciplines spécifiquement occupées de problèmes de planification, d’organisation, de coordination, de direction, de contrôle et de normalisation : les sciences humaines, dont on peut supposer que le management a été l’aiguillon et

71 SKINNER Quentin, The Foundations of Modern Political Thought, Vol.2: The Age of Reformation,

New York: Cambridge University Press, 1980, p.349 72 « L'Arithmétique politique est l'art de raisonner par le moyen des chiffres et du calcul sur des objets

qui tiennent à l'administration publique. » (ROBINET Jean-Baptiste-René (Ed), Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique ; ou Bibliotheque de l'homme-d'État et du citoyen, Tome sixième, Londres [Neuchâtel] : Libraires associés, 1777, pp.127-208, p.154)

73 JEVONS William Stanley, The Theory of Political Economy, London: Macmillan and Co Edition, 1888 [1871], § 1.26

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l’organisation l’objet perpétuel. Au XIXe siècle déjà « il était acquis, écrit Marcel Gauchet, que l’action politique avait à se guider sur la connaissance concrète de la société et de ses dynamiques si elle voulait être efficace.74 » Des auteurs comme Saint-Simon visaient alors à la constitution de sciences de l’homme et de la société qui ne fussent pas seulement des philosophies du progrès et de la morale, mais d’abord des sciences organisationnelles prescrivant objectivement la nécessaire forme d’une « souveraineté qui ne consiste point alors dans une opinion arbitraire érigée en loi par la masse, mais dans un principe dérivé de la nature même des choses, et dont les hommes n’ont fait que reconnaître la justesse et proclamer la nécessité75 ». Avec Fayol, l’administration est élevée au statut de science universellement applicable à tout groupe, quoiqu’à finalité essentiellement économique. Comme se souvient une figure majeure de l’essor du management, « ce nouveau terrain d’étude, maintenant appelé communément management, s’appuyait sur l’hypothèse que les méthodes de pensée développées par les sciences physiques, qui ont donné à l'humanité un degré de contrôle sans précédent sur les choses matérielles, pouvaient et devaient être appliquées aux hommes eux-mêmes, à l'organisation de leurs sociétés, petites et grandes, et aux problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels avaient donné naissance ces sociétés.76 » Cette affirmation générale du management comme art de gouverner aurait favorisé, au XXe siècle, une réorganisation des sciences autour de l’économie.

L’économie a pour particularité de n’être pas finalisée ; c’est une science des moyens, « la science qui étudie le comportement humain comme un rapport entre des fins et des moyens limités et à usages multiples77 », selon la définition de référence de Lionel Robbins. L’évaluation du rapport entre des coûts et des résultats, cette intelligence de la relation entre modalités et finalités prend pour nom l’efficacité ou la rentabilité78. Mesure d’une action légitimée non par sa cause mais par ses effets et maître étalon de la relation entre inputs et outputs, l’efficacité peut être considérée comme le cœur de la logique managériale, « le “bien” élémentaire [de] la science de l’administration, quelle soit publique ou privée79 ». La planification, la direction, l’organisation, la coordination et le contrôle sont soumis au même calcul de gain et à la même maïeutique comptable. Von Mises avançait en ce sens qu’une « entreprise [est] contrôlée, dans chacune de ses manifestations, par le calcul de la rentabilité », et qu’« une entreprise privée dirigée uniquement selon les règles d'une entreprise privée, c'est-à-dire visant à la plus haute rentabilité, ne peut jamais, aussi importante soit-elle, devenir bureaucratique. Le fait de rester fermement attaché au principe de la rentabilité permet également à la grande entreprise d'évaluer avec une exactitude rigoureuse l'importance que revêtent pour le résultat d'ensemble chaque transaction commerciale et l'activité de chaque département.80 » Le calcul monétaire, la comptabilité, les barèmes et statistiques d'exploitation indiquent les moyens

74 GAUCHET Marcel, La Démocratie d’une crise à l’autre, Paris : Cécile Defaut, 2007, p.37 75 SAINT-SIMON Claude-Henri de, L’Organisateur, dans Œuvres de Claude-Henri de Saint-Simon,

Paris, Éditions Anthropos, 1966 [1819-1820], t. 2, p. 198 76 URWICK Lyndall Fownes, The Golden Book of Management. A Historical Record of the Life and

Work of Seventy Pioneers, N. Neame, 1956, p.ix 77 ROBBINS Lionel, An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, London:

Macmillan, 1935 [1932], p.16 78 En anglais, le terme efficiency signifie à la fois efficacité et rentabilité. 79 GULICK Luther, “Science, Values and Public Administration”, in GULICK Luther H. and

URWICK Lyndall F. (Ed), Papers of the Science of Administration, op. cit., pp.189-195, p.192 80 VON MISES Ludwig, Le libéralisme, Paris : Institut Charles Coquelin, 2006 [1927], pp.38 et 40 de

la version numérique disponible à l’adresse : <http://herve.dequengo.free.fr/Mises/LL/LL.htm>

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d’atteindre sa finalité, qui n’est ni l’intérêt public et la vertu des citoyens comme dans la polis grecque, ni la conservation du corps politique ou la prospérité des Etats comme à l’époque classique, mais la survie du groupe dominant dans une société d’organisations à but lucratif, à savoir la propriété privée sous sa forme entrepreneuriale contemporaine. Le reste – le marché comme système d’échange ou de concurrence, la démocratie, l’espèce humaine elle-même – est inséré dans une logique de coûts et d’efficacité en tant que moyens au service de cette fin et donc toujours susceptibles d’être ou remisés ou révisés81. En ce sens, par exemple, s’il y a une part d’idéologie au sens marxiste dans la préférence pour le marché ou pour l’institution en matière de production et de distribution des ressources, elle n’est pas croyance en la supériorité a priori de celui-là ou de celle-ci, mais croyance au calcul d’efficacité comme critère ultime d’évaluation d’un acte en lieu et place des idéaux de justice, de liberté et d’égalité.

Le manager, né au milieu du XIXe siècle dans les premières grandes entreprises modernes que furent les sociétés de chemin de fer et de télégraphe, est un professionnel de l’organisation de la ressource humaine, mais aussi du maniement des techniques et des chiffres. La dette du management à l’égard de l’ingénierie est plus généralement reconnue que celle envers la comptabilité ; pour autant la division du travail ne consiste jamais seulement à isoler des tâches et à les coordonner, mais toujours également à les soumettre à l’évaluation, c’est-à-dire à les mesurer – et pas seulement au moyen du mètre économique des prix. Est préhensible tout ce qui peut être monté en chiffres, en taux, en pourcentages, en équations, en tableaux, en diagrammes… soit tout ce qui peut être compté. Ainsi se constitue la conscience réflexive des entités économiques.

La grande entreprise du XXe siècle a étendu la logique comptable à tout le détail de son être, de la mesure du geste du travailleur au millième de seconde près au calcul des profits et des pertes de chaque stade de production au moyen de cette comptabilité analytique dont Weber avait déjà souligné l’importance. Cette inflation normative a compris, dès le XIXe siècle, un effort considérable de standardisation. Mécanique de normalisation, la comptabilité désigne le rapport d’un comportement, d’une propriété ou d’une institution à un standard ; les valeurs n’y sont pas, comme pour les moralistes du XVIIIe siècle, fondatrices de l’humanité mais autant de normes pratiques à prétention universelle permettant de traiter les entités, fussent-elles des êtres humains, comme des unités, des pièces, qu’elle contribue à rendre mesurables, comparables et interchangeables. Dans les années 1930, un auteur pionnier du management, faisant le constat d’un « besoin d’une technique de l’organisation », écrivait en ce sens qu’il « existe des principes qui peuvent être tirés de l’étude des expériences humaines en matière d’organisation et qui devraient gouverner les arrangements des associations humaines en tout genre. Ces principes peuvent être étudiés comme une question technique indépendamment de la finalité de l'entreprise, de son personnel ou de toute théorie constitutionnelle, politique ou sociale ayant présidé à sa création. Elles concernent la méthode de division et de répartition à des individus de tous les types d'activités, de devoirs et de responsabilités essentielles à la réalisation de l'objectif considéré, la corrélation de ces

81 C’est une telle hiérarchie des valeurs et des finalités qui sous-tend des déclarations telles que celle-

ci du Président américain : « Lorsque l'on vainc la pauvreté, on crée des clients », ou celle-là du G7 dix ans plus tôt : « Notre objectif est de soutenir la démocratie, les Droits de l'Homme, l'Etat de Droit et une gestion économique saine qui, ensemble, constituent la clé de la prospérité. » (BUSH George W., “Remarks by the President to the World Bank”, Washington, D.C., 17 July 2001 ; G7, « Déclaration économique », Londres, 17 juillet 1991)

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activités et le contrôle continu du travail des individus de manière à garantir la réalisation de l'objectif la plus économique et la plus rationnelle possible.82 » L’ordinateur, computer, terme issu comme le principe devenu majeur d’accountability (généralement traduit par « imputabilité » ou « redevabilité ») du latin computare, compter, rend possible de standardiser les opérations de la pensée comme les époux Gilbreth avaient standardisé les opérations du corps en dix-huit classes d’activités basiques. Grâce à cette normalisation généralisée des activités humaines et à la multiplication exponentielle des capacités de calcul permise par les ordinateurs, il est possible de mesurer mathématiquement et de transformer en variables chiffrées le degré de « développement » ou de démocratie d’un pays, la perception d’un événement et le sentiment d’un groupe humain face à une situation donnée. Cette standardisation correspond à l’affirmation d’un archétype (de développement, de démocratie, de comportement, de perception, etc.), et il est difficile de ne pas voir comme la diffusion des schèmes propres au management va de pair depuis la fin du XIXe siècle avec la diffusion d’un certain modèle américain.

La démocratie par exemple. Il en existe deux conceptions dominantes. Selon la première, substantielle, elle désigne la construction d’une communauté politique dans le sens d’un bien commun et d’un intérêt général où l’autonomie individuelle est définie comme un principe d’inclusion. Selon la seconde, procédurale, elle consiste en une juxtaposition de règles de gestion, une « bonne gouvernance83 », « un schéma tout prêt : système représentatif, élections libres, multipartisme, liberté de la presse, indépendance de la magistrature, refus de la censure84 ». Depuis la chute du soviétisme, l’« universalisation de la démocratie occidentale libérale comme forme ultime du gouvernement humain85 » renvoie à la seconde acception du terme. La gouvernance, ce va être en ce sens « la manière dont le pouvoir est exercé pour gérer les affaires d’une nation86 » selon des principes à prétention universelle. La démocratie n’est plus une forme paradoxale et déséquilibrée de représentation infiniment problématique, ou plutôt elle devient problématique quand elle est substantiellement mise en œuvre, puisque selon un rapport fameux de la Trilatérale « le fonctionnement efficace d’un système démocratique requiert en général un certain niveau d’apathie et de non-participation de la part de certains individus et groupes.87 » Quinze ans plus tôt, le sociologue Martin Lipset entendait déjà calculer le

82 URWICK Lyndall F., “Organization as a technical problem”, in GULICK Luther H. and URWICK

Lyndall F. (Ed), Papers of the Science of Administration, op. cit., [1933 pour l’article cité], pp.47-88, p.49

83 Par exemple, « pour la Banque mondiale, la bonne gouvernance est synonyme de bonne gestion du développement. » (WORLD BANK, Governance and Development, Washington, May 1992, p.1)

84 MITTERRAND François, « Allocution prononcée a l'occasion de la séance solennelle d'ouverture de la 16ème conférence des chefs d'Etat de France et d'Afrique » [« Discours de La Baule »], La Baule, 20 juin 1990

85 FUKUYAMA Francis, "The End of History?", The National Interest, vol. 16, Summer 1989, pp.3-18, p.4

86 Selon le premier rapport de la Banque mondiale à employer la notion de gouvernance. (LANDELL-MILLS Pierre, AGARWALA Ramgopal, PLEASE Stanley, Sub-Saharan Africa: From Crisis to Sustainable Growth: A Long-Term Perspective Study, Washington, D.C., The World Bank, 1989, p.60)

87 CROZIER Michel, HUNTINGTON Samuel and WATANUKI Joji, The crisis of Democracy: Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, Trilateral Commission, Task Force Report #8, 1975, New York: New York University Press, p.114.

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pourcentage optimal de participation électorale permettant la stabilité politique par limitation des luttes partidaires88.

Le passage « d’une rationalité finalisée à une rationalité calculatrice89 », qui s’est effectué sur le terrain de l’économie avant celui de la politique, semble se prolonger dans la seconde moitié du XXe siècle de la rationalité instrumentale au relativisme épistémologique et moral. De même que l’on peut alors dire que les vérités changent de sens en fonction des institutions qui les portent, il est possible d’avancer que les valeurs varient avec leurs usages. De même que la loi a tendu à remplacer la morale, la souplesse expérimentale de la norme tend à remplacer le marbre transcendant des lois, selon l’idée saint-simonienne que la discipline juridique est incompatible avec la nécessaire flexibilité de l'organisation industrielle. On passe ainsi des règles de fonctionnement aux modalités des fonctions. Observant le retour en grâce du terme « gouvernance » à la fin des années 80, on ne peut que constater, du côté de son environnement conceptuel et par contraste avec celui de la notion de souveraineté, une transition sémantique du public au collectif, de l’ordre à la négociation, de la transcendance à l’immanence, de la conservation au changement, du formel à l’informel, de la centralisation à la décentralisation, de la souveraineté à l’autonomie, du secret à la transparence, de la représentation à la participation, de la justice à l’efficacité, de l’indépendance à l’interdépendance, de l’équilibre à la flexibilité, de la solidarité à la concurrence, du commandement à l’incitation. La valeur cardinale qui polarise ces principes est l’efficacité. Les idéaux démocratiques d’équilibre et d’égalité pourront en ce sens être remplacés sans coup férir par ceux de l’échange marchand, c’est-à-dire du déséquilibre et de l’inégalité. Les anciens principes politiques ne disparaissent pas mais sont désacralisés – et de même que l’Etat n’est qu’une organisation comme les autres, « l’autorité n’est qu’une forme d’influence parmi d’autres90 » – pour être exportés hors du champ étatique. On parle alors de souveraineté du consommateur, de stabilité monétaire, d’intégrité des marchés, d’indépendance des agences de notation ou encore du secret bancaire, et les politologues réussissent quotidiennement l’exploit, hier impensable, de parler politique sans utiliser les notions ni de public, ni de gouvernement, ni de nation, ni de territoire, ni de pouvoir, ni de souveraineté mais au seul moyen des termes de procédure, de projet, de décision, de gestion, d’efficacité ou de responsabilité.

Calcul de rentabilité, voie d’accès à la conscience de soi et vecteur d’imposition d’un modèle unique à prétention scientifique, la comptabilité forme le nœud de la raison manageriale. En un sens, le vers était dans le fruit dès le XVIIIe siècle. Parler d’efficace plutôt que de justice, c’était disqualifier la couronne de principes que l’Etat s’était tressée face à la morale religieuse ; c’était remettre en cause les progrès de l’élaboration d’un droit universel et de l’administration dont Tönnies avait fait remarquer qu’ils allaient de pair avec la décadence de la famille et des mœurs. Bref c’était mettre entre les mains du management, cet « art d’assurer l’efficacité de l’action » selon l’expression de Couffignal, les rênes du gouvernement des hommes.

88 LIPSET Martin Seymour, L’Homme et la politique, trad. de l’américain par G. et G. Durand, Paris :

Seuil, 1963 [1960] 89 SENELLART Michel, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement,

Paris : Seuil, « Travaux », 1995, p.54 90 SIMON Herbert A., Administration et processus de décision, op. cit., p.135