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Maurice BLONDEL(1861-1949)

Saint Augustinlrsquouniteacute originale et la vie

permanente de sa doctrinephilosophique

(1930)

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Maurice Blondel Saint Augustin (1930) 2

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Maurice Blondel

Saint Augustin lrsquouniteacute originale et la vie permanente de sa doctrine philosophique (1930)

Revue de Meacutetaphysique et de Morale Tome XXXVII (ndeg4 1930) pp 423-469

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SAINT AUGUSTINLrsquoUNITE ORIGINALE

ET LA VIE PERMANENTEDE SA DOCTRINE PHILOSOPHIQUE


Le quinziegraveme centenaire de la mort de saint Augustin (28 aoucirct 430)

Agrave lrsquooccasion de ce jubileacute du plus grand des Pegraveres de lrsquoEacuteglise latine de celui que Bossuet faisant eacutecho agrave la tradition appelle laquo le Docteur des Docteurs raquo maints teacutemoignages ont depuis un an ceacuteleacutebreacute lrsquoenfant de cette terre drsquoAfrique ougrave le geacutenie romain a brilleacute de son suprecircme eacuteclat le fils de Monique lrsquoeacutemouvant converti lrsquoeacutevecircque drsquoHippone le Maicirctre de la vie inteacuterieure et de lrsquoinstitution monastique le theacuteologien de la gracircce lrsquohistorien contemplatif des deux Citeacutes le heacuteraut de lrsquoEacuteglise catholique et de la Chariteacute divine Mais en ce concert y a-t-il place pour des philosophes qui ne veulent pas sortir de leur rocircle de philosophes Convient-il mecircme que leur hommage srsquoeacutelegraveve ici qursquoune Revue de Meacutetaphysique et de Morale srsquoincline devant celui qui a sembleacute absorber la lumiegravere de la raison dans lrsquoirradiation du Verbe divin assujettir la philosophie au Christ traiter certaines vertus naturelles de laquo vices splendides raquo humilier enfin lrsquohomme lui pourtant si humain

Que malgreacute cela agrave travers cela Augustin appartienne agrave la plus haute ligneacutee des meacutetaphysiciens des psychologues et des humanistes crsquoest un fait qursquoil importe de constater et drsquoexpliquer [424] mdash Que lagrave mecircme ougrave il parle en theacuteologien et en historien il reste toujours philosophe que en un sens cet


aspect philosophique de sa penseacutee fasse lrsquouniteacute veacuteritable de lrsquoœuvre immense et si diverse qui se deacuteploie en cinquante anneacutees drsquoincessante activiteacute crsquoest ce qursquoil serait bon (si nous en avions ici le temps et la place) de pouvoir montrer en deacutetail mdash Que par surcroicirct cette extension paradoxale (qui reste le caractegravere original et pour ainsi dire unique de la conception augustinienne) reacuteponde au vœu secret de lrsquoesprit philosophique que lrsquointeacutegraliteacute de ses perspectives rende compte drsquoune puissance drsquoassimilation et de reacutegeacuteneacuteration demeureacutee feacuteconde et toujours actuelle en fournissant agrave la penseacutee chreacutetienne le principe interne et permanent de sa continuiteacute crsquoest ce que au point de vue de la meacutethode et de lrsquohistoire nous voudrions nous borner agrave envisager preacutesentement Car faute drsquoentrer drsquoabord en cette perspective on a au cours des siegravecles fait agrave Augustin bien des emprunts deacutenaturants bien des critiques injustifieacutees Indeacutependamment de toute preacuteoccupation dogmatique il y a donc pour les historiens de la filiation des penseacutees comme pour les philosophes soucieux du rapport normal entre le contenu et la meacutethode de la philosophie elle-mecircme un inteacuterecirct universel dans lrsquoeacutetude de cette vaste synthegravese de mateacuteriaux en apparence si heacuteteacuterogegravenes

Sans doute plusieurs srsquoeacutetonneront agrave la seule ideacutee qursquoune libre speacuteculation meacutetaphysique puisse rencontrer les enseignements chreacutetiens Mais quelle que soit leur position personnelle ne sont-ils pas curieux de voir comment en fait et peut-ecirctre en droit un croyant tel qursquoAugustin a pu sans les confondre ni les asservir lrsquoune agrave lrsquoautre faire eacutepouser sa raison agrave sa foi et sa foi agrave sa raison Leur attention ne sera-t-elle pas aviveacutee si nous ajoutons que pour Augustin cette uniteacute totale de vue et de vie est non pas une reacuteussite personnelle un systegraveme parmi drsquoautres systegravemes caducs mais la doctrine mais la philosophie celle qui srsquoeacutetendant agrave toute la reacutealiteacute et agrave toute la destineacutee concregravete de lrsquounivers et de lrsquohumaniteacute identifie uniteacute peacuterenniteacute totaliteacute veacuteriteacute

Nous bornant donc agrave expliciter sans lrsquoappreacutecier lrsquoattitude intellectuelle drsquoAugustin nous souhaitons de comprendre comment il a cru intelligibles et reacutesolus agrave son point de vue des problegravemes formels et geacuteneacuteraux qursquoon nrsquoa guegravere poseacutes expresseacutement mais dont lrsquoimportance et la leacutegitimiteacute ne sauraient eacutechapper agrave [425] aucun esprit averti problegravemes cependant qui paraicirctront


peut-ecirctre chimeacuteriques ou bien indeacutependants les uns des autres mais qursquoon ne saurait meacuteconnaicirctre ou isoler sans rendre incompreacutehensible la vitaliteacute de lrsquoinfluence augustinienne et sans se fermer toute une part de la speacuteculation meacutetaphysique et religieuse Et pourtant quels paradoxes Est-il concevable est-il possible qursquoune philosophie demeure indeacutefiniment vivante croissante triomphante des reacutenovations et des contradictions plus feacutecondeacutee en son esprit primitif par les critiques et les oppositions que par les fideacuteliteacutes litteacuterales Est-il possible est-il mecircme concevable qursquoune telle doctrine ougrave preacutetend srsquoincarner progressivement la philosophie une et inteacutegrale (et qui nrsquoest viable perenniter que gracircce agrave ce double caractegravere) garde lrsquoempreinte de lrsquohomme qui en a conccedilu lrsquoideacutee essentielle et qui en a reacutealiseacute lrsquoeacutebauche si imparfaite qursquoelle soit Est-il possible que cette doctrine toute personnelle qursquoelle demeure adhegravere sans perdre son caractegravere singulier et rationnel agrave une dogmatique religieuse Est-il possible est-il concevable qursquoil y ait une philosophie chreacutetienne Et si Augustin avait eu agrave nommer cette doctrine qursquoil voulait totale par sa compreacutehension universelle par son extension pleinement satisfaisante pour lrsquoesprit et le cœur toute conforme aux exigences de la penseacutee comme aux leccedilons de lrsquoexpeacuterience aux besoins sociaux aux vues de lrsquohistoire au sentiment et aux enseignements religieux nrsquoest-ce pas lrsquoeacutepithegravete laquo catholique raquo (dont le sens originel lui restait toujours preacutesent) qui lui eucirct servi agrave la deacutesigner En sorte que lrsquoeacutetude drsquoAugustin pose impeacuterieusement des problegravemes qursquoaucun philosophe ne saurait ignorer ou eacuteliminer sans discussion conditions drsquoune philosophie unifieacutee et inteacutegrale drsquoune tradition intellectuelle lieacutee agrave une disposition de lrsquoacircme entiegravere drsquoune fixiteacute drsquoorientation agrave travers les renouvellements ineacutevitables et salutaires drsquoune doctrine qui religieuse par son deacuteveloppement spontaneacute et non par accident reste essentiellement philosophique mecircme en accueillant des donneacutees inaccessibles agrave la seule raison voilagrave ce qursquoAugustin nous conduit agrave examiner pour peu qursquoavec une entiegravere liberteacute critique nous voulions saisir la signification de thegraveses qui ont joueacute un si grand rocircle dans lrsquohistoire geacuteneacuterale de la penseacutee [426]


I

Lrsquointerpreacutetation de chacune des grandes doctrines philosophiques requiert des regravegles propres soit pour lrsquoexeacutegegravese de la terminologie soit pour lrsquointelligence de la logique personnelle de lrsquoauteur soit surtout pour lrsquoaccegraves du centre de perspective originale ougrave il srsquoest placeacute selon une vision et une intention qui lui appartiennent singuliegraverement et qui se conditionnent lrsquoune lrsquoautre Nulle part une telle hermeacuteneutique nrsquoapparaicirct plus complexe plus deacutelicate et cependant plus neacutecessaire qursquoen preacutesence de lrsquoAugustinisme faute drsquoune preacutecise et entiegravere initiation la fideacuteliteacute mecircme la plus litteacuterale cache les pires piegraveges On nous pardonnera donc drsquoinsister sur les preacutecautions agrave prendre afin drsquoeacuteviter tant de faux sens tant drsquoemprunts fallacieux tant de critiques incompreacutehensives qui encombrent lrsquohistoire de cette doctrine Pour nous apprivoiser avec les obstacles qui deacutefendent les abords lrsquoentreacutee et le sanctuaire mecircme de cette philosophie il est bon et il sera jrsquoespegravere suffisant drsquoexaminer rapidement le tour drsquoesprit drsquoAugustin de chercher comment il a si lrsquoon peut dire maximeacute sa pratique personnelle et ses dispositions spontaneacutees ou acquises de montrer enfin comment des problegravemes et des solutions qui semblaient exteacuterieurs ou hostiles agrave la philosophie ont eacuteteacute annexeacutes par lui agrave la speacuteculation rationnelle et agrave lrsquoobservation morale au point qursquoil a vu dans cet eacutelargissement la condition neacutecessaire et salutaire de la philosophie elle-mecircme

1 Qursquoun lecteur habitueacute agrave lrsquoatmosphegravere intellectuelle de notre temps et familier avec nos faccedilons actuelles de composer ou drsquoeacutecrire ouvre pour la premiegravere fois un traiteacute drsquoAugustin il risque fort de tomber sur une page sur une ordonnance qui le deacutepayseront le rebuteront lrsquoirriteront mecircme Preacutesupposeacutes qui peuvent sembler arbitraires ou inadmissibles freacutequent meacutelange de dialectique subtilement teacutenue et drsquoeffusions immenses attachement agrave des litteacuteraliteacutes ou agrave des ingeacuteniositeacutes vieillies interpreacutetations outranciegraverement symboliques proceacutedeacutes de seacuteduction litteacuteraire agrave la mode drsquoune eacutepoque de deacutecadence alliteacuterations de formules ougrave la musique caressante des mots et des sentiments semble parfois tenir lieu de raisons comme afin de


recourir agrave la compliciteacute des prestiges charnels pour lrsquoincantation de lrsquoacircme combien de causes de deacutefiance et drsquoeacuteloignement pour ne pas dire [427] de deacuteception et de reacutepugnance Oui tout cela est vrai et plus vrai mecircme qursquoon nrsquoose lrsquoavouer Mais tout cela ne nous empecircche pas mecircme en ces eacuteprouvants passages qui sont leacutegion de sentir partout une intensiteacute singuliegravere une force une chaleur une lumiegravere secregravetes dont nous ne deacutecouvrons pas drsquoabord le foyer En perseacuteveacuterant dans cette lecture meacutediteacutee nous acqueacuterons de plus en plus la double impression drsquoune coheacuterence inteacuterieure qui relie intelligiblement pour lrsquoauteur les parties les plus disparates de son œuvre et drsquoun contact constamment direct avec les reacutealiteacutes auxquelles il adapte sa penseacutee son vouloir tout son ecirctre Ses paroles ses vues ne sont pas des traits de rheacutetorique des consideacuterations fragmentaires des constructions conceptuelles quae terminantur ad enuntiabilia ces eacutenonciations ont drsquoabord la force de leur coheacutesion intellectuelle mais elles ont encore et surtout le poids des jugements qui portent sur les choses mecircmes sur leur valeur substantielle de veacuteriteacute et de vie terminantur ad res ipsas Augustin a sans doute le plus vif souci de la contexture logique et il vise agrave cette uniteacute formelle qui est une condition de science et de probiteacute intellectuelle une loi de toute penseacutee philosophique mais il sait avant Pascal que les arguments partiels sont souvent ployables en des sens opposeacutes selon lrsquohabile choix des preacutesupposeacutes secrets et des preacutemisses tendancieusement eacutetaleacutees et il ne srsquoembarrasse jamais dans les reacuteseaux dialectiques qursquoil srsquoest tisseacutes car par un recours incessant non agrave lrsquoaccord de ses ideacutees mais aux veacuteriteacutes eacuteclairantes et nutritives auxquelles il ouvre sa dociliteacute perspicace et pratiquante il est toujours precirct agrave eacutelargir sa vision agrave redresser ses formules crsquoest le philosophe des laquo reacutetractations raquo Seulement srsquoil se corrige ce nrsquoest point pour contredire son eacutelan initial et total crsquoest afin de le purifier de le fortifier et de le compleacuteter Il puise dans son profond reacutealisme expeacuterimental et spirituel la possibiliteacute de deacuteveloppements de renouvellements sans limites de mecircme qursquoil cherche dans son intellectualisme la garantie substantielle dont il eacuteprouve le besoin contre les fallacieuses intuitions du sens propre ou les partialiteacutes superficielles drsquoun empirisme moral Augustin garde parfois les apparences du rheacuteteur qursquoil a eacuteteacute mais il est tout le contraire drsquoun homme qui se paie de mots mecircme lagrave ougrave il use drsquoartifice pour suggeacuterer lrsquoinexprimable Par des deacutetours souvent verbalement ingeacutenieux il tend simplement au fond des choses il vise le [428] solide le nutritif le


complet et derriegravere ce qursquoil formule et explicite il srsquoattache agrave ce que les eacutenonceacutes et les concepts ne sauraient tenir et livrer entiegraverement Car il y a deux sortes de penseacutee implicite celle qui demeure enveloppeacutee en des sentiments peut-ecirctre vifs mais confus servant de matiegravere agrave lrsquoanalyse et celle qui apregraves avoir utiliseacute les donneacutees primitives et les connaissances discursives est enveloppante plus compreacutehensive plus sucircre drsquoelle-mecircme plus pleine de veacuteriteacute reacuteelle que ne sauraient lrsquoecirctre les deacutefinitions abstraites et les cadres notionnels Par tempeacuterament par deacutecision Augustin reacutealise plus qursquoil ne conceptualise ses propres doctrines sans rester lrsquoesclave des contours factices ou des supports logiques que tant drsquoesprits prennent pour le contenant ou pour la pleacutenitude mecircme de la veacuteriteacute alors qursquoils nrsquoen sont que le scheacutema ou le squelette La philosophie augustinienne elle est une doctrine de plein air avec son atmosphegravere spirituelle une science de pleine vie qui peut toujours rajeunir ses chairs sans compromettre son identiteacute fonciegravere et son armature cacheacutee Ne se payant pas de mots il ne se prend jamais lui-mecircme aux mots et il nrsquoest jamais son propre disciple pas plus qursquoil ne comporte de disciples passivement prisonniers des contours litteacuteraux et conceptuels Mais crsquoest lagrave pour lrsquohistorien une difficulteacute constamment renouveleacutee drsquointerpreacutetation lrsquoanatomie ne suffit pas ici Qui traiterait Augustin en systeacutematiseur de concepts le traiterait en mort lui le plus vivant des vivants Nous allons mieux nous en rendre compte si apregraves cet aperccedilu de sa physionomie intellectuelle nous consideacuterons directement le problegraveme que soulegraveve sa meacutethode de philosophe Il faut comprendre comment elle nous semble exceptionnelle alors que sans qursquoil ait besoin de le dire elle lui paraicirct normale seule leacutegitime et de valeur universelle et permanente Cherchons agrave nous soumettre hypotheacutetiquement agrave ces vues sans lesquelles lrsquointelligence de la penseacutee authentique drsquoAugustin est impossible nous en aurons bientocirct des preuves multiples

2 En fait il nrsquoy a aucune doctrine meacuteritant le nom de philosophie qui nrsquoassocie deux eacuteleacutements en apparence heacuteteacuterogegravenes mdash systeacutematisation drsquoideacutees visant agrave une coheacuterence de veacuteriteacutes organiseacutees et cherchant dans cette liaison mecircme une preuve formelle de leur valeur scientifique mdash intention finaliste et reacuteponse de vie [429] non seulement agrave la curiositeacute mais agrave lrsquoinquieacutetude


humaine et au problegraveme du devenir universel Mais en fait aussi ces deux eacuteleacutements sont utiliseacutes drsquoordinaire sans ecirctre expresseacutement critiqueacutes ni chacun agrave part ni dans leur rapport mutuel ni en leur finaliteacute respective ni en leur solidariteacute ou mecircme en leur union deacutesirable qui semblerait devoir aboutir agrave lrsquouniteacute mecircme

Comment procegravedent en effet la plupart des doctrines Sans examiner de faccedilon preacutealable et meacutethodique la question formelle de principe elles tendent agrave la systeacutematisation de donneacutees et de viseacutees qui confegraverent le caractegravere de la coheacuterence logique et par lagrave de la valeur universelle et contraignante agrave des preacutefeacuterences agrave des options agrave des intuitions agrave des intentions souvent inexprimeacutees indeacutelibeacutereacutees partielles et partiales Et lrsquoattention principale de lrsquoauteur ou de lrsquohistorien srsquoattache agrave lrsquoorganisation des concepts agrave la teneur logique agrave la reacuteflexion critique comme si le philosophe profitant du privilegravege de lrsquoartiste ou du dramaturge pouvait poser des conventions initiales dont on nrsquoa pas agrave lui demander compte pourvu que le deacuteveloppement des situations et des caractegraveres procure une satisfaction de vraisemblance et de coheacutesion Sans doute on nrsquoavoue ou on ne srsquoavoue pas ces choses et on fait on pense comme si lrsquoinspiration spontaneacutee Ou intentionnelle nrsquoavait pas besoin de controcircle comme si elle allait de soi bien plus comme srsquoil allait de soi qursquoelle est toujours normale En sorte que avec la faciliteacute qursquoont tous les hommes de leacutegaliser leur pratique les philosophes malgreacute la divergence de leurs desseins ou scientifique ou eacutethique ou meacutetaphysique postulent la justesse de leur point de vue en affirmant ou en sous-entendant qursquoils pensent sub specie universi et aeterni Or Augustin pour ainsi dire drsquoinstinct mais aussi gracircce agrave sa vision synoptique comme agrave sa perspicaciteacute expeacuterimentale ne se contente pas de penser et drsquoagir sub specie il vit il philosophe in realitate totius

Aussi que de meacuteprises sur son attitude sur le sens mecircme de ses thegraveses essentielles De combien de maniegraveres agrave travers des partis pris et des habitudes dont on ne se rend plus compte et dont on ne songe pas agrave scruter les faux fondements on lrsquoutilise ou on le critique ou on le loue agrave rebours Croire qursquoon peut leacutegitimement isoler son œuvre speacuteculative de son itineacuteraire spirituel supposer que la tacircche philosophique consiste essentiellement [430] dans la liaison rationnelle drsquoideacutees deacutefinitivement stabiliseacutees et boucleacutees en un


systegraveme clos et invariable admettre que lrsquoAugustin historique tient en ces cadres et qursquoil serait bon de les heurter agrave drsquoautres cadres pour lrsquoeacutelargissement ulteacuterieur de vues qui auraient eacuteteacute eacutetrangegraveres agrave son propre message se figurer qursquoil est possible de deacutefinir la philosophie catholique telle qursquoil lrsquoa souhaiteacutee en partant des solutions eacuteparses que lrsquohistoire arrange en mosaiumlques sans que nous ayons agrave parvenir ou agrave viser agrave lrsquouniteacute intime qui anime toute son œuvre autant de faccedilons drsquoecirctre radicalement et irreacutemeacutediablement infidegravele et comme fermeacute agrave son esprit 1 Crsquoest ce qursquoil srsquoagit de mieux entendre en essayant de peacuteneacutetrer un peu deacutejagrave en cet auditoire secret ougrave il precircte lrsquooreille de son acircme au Maicirctre Inteacuterieur

Assureacutement la tacircche est ardue pour lrsquoexeacutegegravete qui veut se placer agrave ce centre de lrsquoAugustinisme dont on peut dire qursquoil est partout agrave la fois mais si la difficulteacute ici est extraordinaire elle nrsquoest pas anormale elle reacutesulte drsquoune obligation de justice intellectuelle et drsquoexactitude historique mecircme lagrave ougrave Augustin (car tout se tient chez lui) revient par la dialectique des ideacutees ou par les laquo digressions raquo du sentiment agrave ses expeacuteriences les plus intimes Dira-t-on que crsquoest lagrave ce qui cesse drsquoecirctre philosophique et deacutepasse lrsquoordre rationnel auquel nous devons nous borner ici Mais crsquoest cela mecircme qui est en question Nous ne demandons pas une exception en faveur drsquoAugustin ni ne voulons que sa penseacutee soit en dehors ou au-dessus de la mecircleacutee des doctrines mais nrsquoy mettons pas la nocirctre en refusant de comprendre la sienne toute singuliegravere qursquoelle puisse paraicirctre fucirct-ce par sa preacutetention drsquoecirctre universelle laquo catholique raquo au sens complet qursquoAugustin a donneacute agrave ce mot Drsquoailleurs toute doctrine ne tend-elle point agrave lrsquouniversaliteacute et nrsquoest-elle point philosophique dans la mesure ougrave de lrsquoindividuel elle tire des veacuteriteacutes communes agrave tous Pascal a noteacute [431] que lrsquouniversel veacuteritable et concret est ce qui est en

1 Si nous insistons sur de tels avertissements crsquoest que le plus souvent on a effeuilleacute cette doctrine en prenant les thegraveses eacuteparses sous leur forme volante mais srsquoattacher ainsi agrave la lettre des formules ou aux arguments isoleacutes crsquoest ne voir dans un arbre agrave la puissante ramure que les feuilles qui le cachent les feuilles caduques qursquoemporte le vent drsquoautomne mais non toutefois sans qursquoelles aient contribueacute agrave accroicirctre le tronc et les branches pour aller ensuite former lrsquohumus neacutecessaire aux croissances futures On se fait illusion en estimant que le durable drsquoune philosophie est dans ses contours deacutefinis et que le progregraves des doctrines srsquoopegravere par seacutedimentation drsquoideacutees agrave la maniegravere des cristaux ou des madreacutepores


chaque ecirctre singulier Et si Maine de Biran a digniteacute de philosophe crsquoest pour avoir eacuterigeacute ses faits personnels en veacuteriteacutes humaines QursquoAugustin integravegre en sa penseacutee des aspects ineacutedits des valeurs religieuses des donneacutees chreacutetiennes est-ce cela qui nous doit arrecircter srsquoil envisage sous un aspect rationnel et expeacuterimental de tels ingreacutedients inaccoutumeacutes et srsquoil leur confegravere un caractegravere impersonnel controcirclable et discutable stimulant par conseacutequent pour la vie de tout esprit mecircme pour les plus eacuteloigneacutes de ses perspectives propres Son problegraveme est un problegraveme qui inteacuteresse au plus haut point le philosophe mecircme si lrsquoon demeure opposeacute agrave sa solution car il srsquoagit en somme de la porteacutee du contenu et de lrsquointeacutegraliteacute de la Philosophie cherchant agrave eacutegaler sa forme agrave toute sa matiegravere possible Il vaut donc la peine de saisir les raisons qursquoa eues Augustin drsquoen eacutetendre et drsquoen unifier le domaine comme il lrsquoa paradoxalement fait au risque drsquoecirctre accuseacute (mais agrave tort) drsquoen avoir brouilleacute la notion drsquoen avoir tour agrave tour restreint ou outrepasseacute les limites drsquoen avoir abicircmeacute le sens et la fonction naturelle dans le surnaturel

3 Peu agrave peu se preacutecise le dessein de notre eacutetude elle se propose de rendre possible lrsquoaccegraves de lrsquouniteacute philosophique et du centre de perspective de la penseacutee augustinienne en montrant qursquoil y a bien un tel centre que faute de srsquoy placer on ne voit pas ce qursquoa vu Augustin mais qursquoen srsquoy placcedilant on aperccediloit comment la meacutethode speacuteculative et la meacutethode asceacutetique srsquoeacutepousent de telle sorte que la recherche rationnelle les singulariteacutes de lrsquoexpeacuterience psychologique et morale les donneacutees chreacutetiennes se rejoignent sans que la philosophie ainsi deacuteployeacutee se confonde avec la Religion positive Augustin certes nrsquoa pas exposeacute et discuteacute de faccedilon meacutethodique et theacuteorique de telles thegraveses il a fait plus et mieux il les a appliqueacutees et veacutecues dans tout le deacutetail de son œuvre multiforme et crsquoest ce que nous aurons agrave prouver dans la suite de ce travail preuves directes ou indirectes qursquoil serait possible de ranger sous ces quatre chefs mdash drsquoabord une analyse intrinsegraveque des assertions fondamentales et constantes drsquoAugustin (nous ne pourrons indiquer que quelques-unes des principales) mdash ensuite la manifestation des erreurs commises par les disciples ou les adversaires qui par leurs [432] emprunts ou leurs critiques ont montreacute que la penseacutee drsquoAugustin ne comporte pas une


exeacutegegravese fragmentaire et une utilisation litteacuterale mdash en outre les services inattendus qursquoont rendus les contradicteurs car souvent leur opposition provoqueacutee drsquoordinaire par lrsquoinconveacutenient des fausses fideacuteliteacutes dont nous venons de dire le danger a contribueacute agrave faire surgir en meilleure lumiegravere les ressources latentes de la doctrine combattue et agrave tirer drsquoelle des inspirations victorieuses de conflits provisoires mdash enfin Augustin mecircme en donnant lrsquoexemple qui est agrave peu pregraves unique de ses laquo reacutetractations raquo a souligneacute sans le vouloir lrsquooriginaliteacute de cette philosophie si plastique et si ferme agrave la fois qursquoelle peut se reprendre se preacuteciser se renouveler sans compromettre ni alteacuterer son esprit initial et permanent mdash en le purifiant et en le fortifiant au contraire

Dans notre exposeacute par eacuteconomie de temps et de place ces diverses preuves parfois srsquoentrecroiseront sans qursquoil soit neacutecessaire drsquoen avertir les lecteurs agrave chaque occasion intelligentibus pauca Peut-ecirctre seront-ils frappeacutes surtout par la constatation des meacuteprises imputables agrave tant drsquoaugustiniens (et il ne sera possible que drsquoen indiquer quelques-unes) de telles deacuteviations involontaires et inaperccedilues deacutenoncent clairement en effet le vice des interpreacutetations communeacutement imposeacutees agrave la penseacutee drsquoAugustin qui reacutepugne partout au monnayage ou agrave la dialectique exclusivement notionnelle Mais pour qui voudra y reacutefleacutechir et les compleacuteter lrsquoexamen intrinsegraveque des thegravemes fondamentaux drsquoAugustin fournira une lumiegravere encore plus deacutecisive il nrsquoy a pas longtemps que lrsquohistoire de la philosophie est neacutee et il lui reste bien des progregraves agrave reacutealiser 1 Augustin a pacircti plus qursquoun autre de lrsquoinconscience avec laquelle souvent on a deacutepeceacute les doctrines utilisant les morceaux arracheacutes agrave lrsquoorganisme sans srsquoinquieacuteter de sa vie interne comme si la transfusion du sang ou la greffe des tissus vivants srsquoopeacuteraient agrave la maniegravere des replacirctrages drsquoun eacutedifice mateacuteriel Il est temps drsquoappliquer agrave la philosophie drsquoAugustin drsquoautres proceacutedeacutes Et alors son srsquoeacutetonnera moins que Portalieacute en lrsquoarticle du Dictionnaire de Theacuteologie consacreacute agrave notre auteur note avec drsquoautres historiens que si la philosophie [433] chreacutetienne se deacutetourne drsquoAugustin elle languit et se dessegraveche tandis que chaque fois qursquoelle revient agrave lui elle reprend flamme et vigueur A ce compte et en peacuteneacutetrant davantage au cœur de cette

1 Voir agrave cet eacutegard les articles de VICTOR DELBOS sur la Conception la Meacutethode et les Tacircches de lrsquoHistoire de la Philosophie dans la Revue de Meacutetaphysique et de Morale 1920 sq


doctrine on peut croire que lrsquoavenir a plus encore agrave espeacuterer drsquoelle que le passeacute ne nous a donneacute et cela non seulement pour la speacuteculation religieuse mais pour lrsquoeacutelargissement et lrsquoenrichissement de la philosophie elle-mecircme selon toute son extension et toute sa compreacutehension

II

Comment toutefois justifier ces vues optimistes Est-ce qursquoAugustin a expresseacutement poseacute les problegravemes dont nous venons de preacutetendre qursquoil fournit les eacuteleacutements et les solutions au moins implicites Et sa preacuteoccupation ne lrsquoamegravene-t-elle pas agrave employer des mateacuteriaux disparates qui rendent sa doctrine sujette agrave des eacutevolutions et agrave des reprises Et si elle a une uniteacute nrsquoest-ce pas une uniteacute de vie une continuiteacute de mouvement plutocirct qursquoune uniteacute de penseacutee organiseacutee et intellectualiseacutee Pour reacutepondre agrave ces objections ou agrave ces doutes nous devons agrave preacutesent aborder un agrave un certains de ces thegravemes qursquoon preacutetend eacutepars ou mecircme discordants nous servir de leur heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute apparente pour eacutetendre nos perspectives montrer qursquoon ne les comprend qursquoen parvenant agrave lrsquoacircme de la doctrine et de ce principe secret faire rayonner lrsquouniteacute enfin saisie et partout motrice

1 Premiegravere deacutemarche agrave la recherche du centre intellectuel et vital ce nrsquoest pas seulement en fait crsquoest par reacuteflexion par principe qursquoAugustin nrsquoa pas seacutepareacute lrsquoeffort speacuteculatif et la purification morale le chemin de la veacuteriteacute et celui du bien lrsquoœuvre de science dialectique et critique et lrsquoœuvre de beacuteatitude et de salut la solution du problegraveme total dans lrsquointelligibiliteacute et lrsquohistoire lrsquoascension de son acircme dans la chariteacute 1 Avant pendant apregraves sa conversion il avait appris lrsquointime connexion de lrsquoerreur et de la passion rectification du

1 Et ea quidem ipsa rationalis anima non omnis et quaelibet sed quae sancta et pura fuerit haec asseritur illi visioni esse idonea id est quae illum ipsum oculum quo videntur ista sanum et sincerum et serenum et similem his rebus quas videre intendit habuerit (Augustin De diversis quaestionibus octoginta tribus quaest 46 ndeg 2) Belle expression de la connaturaliteacute intellectuelle et morale qui doit emplir lrsquoassertion de la veacuteriteacute


vouloir et de lrsquoagir redressement [434] du penser et du savoir deux aspects sans doute distincts et mecircme partiellement indeacutependants (sinon lrsquoobnubilation serait incurable ou lrsquoerreur de bonne foi serait impossible) mais cependant solidaires et pour ainsi dire fonctionnels dans le composeacute humain et universel que nous sommes

Aussi Augustin reste-t-il fidegravele (mais nous verrons avec quel sens approfondi et original) agrave la tradition qui reconnaicirct agrave la philosophie le double caractegravere drsquoune recherche savante et drsquoune discipline fortifiante Lui attribuer une simple meacutethode drsquoaccegraves agrave la vie bienheureuse et reacuteserver agrave drsquoautres maicirctres les preuves de la veacuteriteacute impersonnelle et enseignable crsquoest une meacuteprise qui contraire agrave tout lrsquoesprit traditionnel est plus speacutecialement incompatible avec toute lrsquoattitude drsquoAugustin au point que lrsquoeacutenonceacute seul drsquoune telle opposition et dichotomie entre la via veritatis et scientiae et la via salutis et beatitudinis prouve qursquoon nrsquoest pas entreacute et qursquoon ne saurait entrer dans son esprit et dans sa doctrine Une semblable inadvertance trop freacutequemment commise procegravede sans doute en sa forme systeacutematique drsquoune theacuteorie qui eucirct profondeacutement reacutepugneacute au geacutenie drsquoAugustin bien qursquoelle se soit parfois reacuteclameacutee de lui theacuteorie selon laquelle lrsquointelligence fonctionne agrave part et suffit drsquoautant mieux dans cet isolement aristocratique agrave constituer la sagesse en pure science 1 Assureacutement nul plus qursquoAugustin nrsquoa estimeacute lrsquointelligence libeacutereacutee et la souveraine contemplation Intellectum valde ama a-t-il reacutepeacuteteacute Mais cette contemplation mecircme est toute peacuteneacutetreacutee drsquoautre chose encore que de speacuteculation Pascal moins bien inspireacute en drsquoautres occasions ougrave il pensait faire eacutecho agrave Augustin lui a ducirc cette penseacutee que la veacuteriteacute sans la chariteacute nrsquoest pas la veacuteriteacute sans comprendre peut-ecirctre tout ce qursquoAugustin signifiait par lagrave non intratur in veritatem nisi per charitatem Car remarquant que les mecircmes penseacutees ne poussent pas semblablement dans les diffeacuterents esprits Pascal reacuteservait agrave lrsquoun de ses trois ordres ce qursquoAugustin a entendu drsquoune faccedilon plus radicale et pour toutes sortes de connaissances Essayons donc de peacuteneacutetrer plus

1 Opposer sur ce point Augustin et Thomas drsquoAquin comme si lrsquoun eacutetait maicirctre de veacuteriteacute et de discipline scientifique lrsquoautre docteur de salut et conducteur de vie crsquoest faire tort agrave lrsquoun et agrave lrsquoautre quelles que soient drsquoailleurs leurs divergences et crsquoest impliquer une thegravese doctrinale qursquoils auraient contesteacutee tous deux


agrave fond sa penseacutee afin drsquoeacuteviter lrsquoerreur drsquointerpreacutetation le πρῶτον ψεῦδς qui vicierait tout le sens de sa philosophie [435]

2 Lrsquoon srsquoimagine drsquoordinaire qursquoil y a des veacuteriteacutes lumineuses en elles-mecircmes des ecirctres eacuteclaireacutes et mecircme eacuteclairants en soi ou jusqursquoagrave un certain point par soi On se figure donc que cette clarteacute propre est le vrai point de deacutepart et drsquoappui de notre connaissance de toute notre action Et on croit que de lagrave procegravede lrsquoeacutelan qui nous permet de monter aux veacuteriteacutes plus hautes agrave celle de Dieu mecircme Nous verrons tout agrave lrsquoheure ce qursquoil y a agrave retenir de cette persuasion mais il ne faut pas confondre les deacutemarches psychologiques ou lrsquoitineacuteraire de la reacuteflexion avec les conditions reacuteelles avec les donneacutees secregravetes avec les reacutealiteacutes authentiques sans lesquelles rien ne serait connaissable ni agrave connaicirctre

Or pour Augustin la veacuteriteacute des veacuteriteacutes est agrave lrsquoinverse de ces persuasions communes agrave lrsquoinverse mecircme de la signification qursquoon a donneacutee trop ordinairement fucirct-ce drsquoapregraves un Malebranche agrave sa doctrine propre de lrsquoIllumination inteacuterieure Cette veacuteriteacute des veacuteriteacutes crsquoest que les choses ne sont point par elles-mecircmes eacuteclairantes que lrsquoesprit nrsquoest pas agrave lui-mecircme sa propre lumiegravere qursquoon ne saurait trouver en elles ou en lui aucun rayon primitif aucune clarteacute intrinsegraveque cette clarteacute fucirct-elle dite indirecte comme un reflet ou emprunteacutee comme ces lueurs qui rendent sinon eacuteclairantes du moins visibles dans la nuit certaines substances preacuteceacutedemment ensoleilleacutees Aucune luminositeacute en tout ce qui nrsquoest pas la seule veacuteriteacute qui brille dans les teacutenegravebres cette veacuteriteacute unique nos teacutenegravebres sont porteacutees agrave ne pas la comprendre parce que nous nous attribuons laquo cette clarteacute qui brille en tout homme venant en ce monde raquo pour nous rendre visibles intellectuellement toutes les choses faites et illumineacutees par le Verbe divin Car crsquoest en la rigueur des termes qursquoil faut prendre cette assertion augustinienne partout impliqueacutee Qui trouve la veacuteriteacute trouve Dieu Ubi inveni veritatem inveni Deum la seule illumination est celle qui implique en tout cette clarteacute cette preacutesence cette certitude Nous attacher aux choses connues comme si elles eacutetaient directement connaissables ou mieux comme si elles eacutetaient source de connaissance nous attacher agrave nos ideacutees en tant que nocirctres comme si elles constituaient des essences intelligibles en nous et en soi crsquoest le premier contresens le contre-sens absurde et


sacrilegravege agrave eacuteviter comme le mal philosophique par excellence [436] Rien donc nrsquoest visible comme rien nrsquoest reacuteel que par Dieu mais le vu et le subsistant nrsquoest pas Dieu ni divin pour cela et justement lrsquoerreur commence degraves que nous hypostasions isoleacutement et inducircment les choses et les ideacutees comme srsquoil srsquoagissait de foyers reacuteels ou virtuels de lumiegravere et drsquoexistence On devine deacutejagrave par lagrave lrsquoimportance et le caractegravere drsquoune dialectique spirituelle qui ne srsquoachegravevera qursquoen contemplation unitive mais non sans avoir passeacute per gradus debitos ainsi que nous le suggegravere le suprecircme entretien drsquoAugustin et de Monique aux rives drsquoOstie 1

Mais avant drsquoexpliquer plus agrave fond ce paradoxe sans lequel la theacuteorie augustinienne de lrsquoexemplarisme risquerait drsquoecirctre prise en faux sens et avant de montrer comment il laisse subsister ou conditionne sa dialectique de la connaissance et de lrsquoecirctre il est utile de faire ressortir cette premiegravere veacuteriteacute par le contraste mecircme qursquoelle offre avec les doctrines qui ont sembleacute lrsquoinspirer ou qui ont sembleacute srsquoen inspirer

On a non sans raison appeleacute Augustin le Platon chreacutetien

Mais srsquoil semble parler souvent la langue de Platon srsquoil cherche la veacuteriteacute en ce monde des Ideacutees qursquoeacuteclaire un seul Soleil intelligible quelle acircme toute diffeacuterente anime colore eacutechauffe sa vision divine son sens de la reacutealiteacute son union de lrsquointelligibiliteacute et de la chariteacute Pour lui les Ideacutees ne sont pas en soi hors des choses hors de nous ou mecircme hors de Dieu Dieu est leur veacuteriteacute la Veacuteriteacute mecircme en sa transcendance personnelle et trinitaire et en revanche nous ne sommes ni nous ni les choses un simple mimeacutetisme une participation par reflet de cet ordre eacuteternel Distance et union sont tout autrement marqueacutees et infiniment accrues agrave la fois nous verrons bientocirct mieux pourquoi

On a drsquoautre part cru et Malebranche a cru sans doute que la theacuteorie de la laquo Vision en Dieu raquo procegravede drsquoAugustin Rien pourtant de moins justifieacute Si en fait il y a filiation elle est illeacutegitime Pour Augustin certes toutes les 1 On ne saurait trop insister sur cette veacuteriteacute Lrsquoexemplarisme doit aboutir agrave la

perspective finale de la contemplation unitive plutocirct qursquoagrave la visite drsquoun museacutee de maquettes divines Rien de moins lineacuteaire de moins morceleacute de moins cloisonneacute et cependant rien de plus un de plus diffeacuterencieacute de plus hieacuterarchiseacute que lrsquoordre universel tel que le conccediloit Augustin


veacuteriteacutes toutes les reacutealiteacutes particuliegraveres que nous connaissons ne sont connues et connaissables que par le beacuteneacutefice de lrsquoirradiation en elles et de lrsquoillumination en nous de Dieu mais nous ne les voyons pas en Lui et nos ideacutees [437] celles que nous nous formons des ecirctres ou de nous ne sont pas les penseacutees de Dieu fucirct-ce lorsqursquoil srsquoagit des sciences que nous nommons exactes et neacutecessaires 1 En toutes nos veacuteriteacutes pour qursquoelles restent des veacuteriteacutes et soient bienfaisantes il faut opeacuterer un triage il y a avec la part de veacuteriteacute divine la face drsquoombre la part drsquoindigence humaine et drsquoinadeacutequation naturelle dont lrsquoaveu au moins implicite nous doit tenir en garde contre la preacutesomption drsquoecirctre nous-mecircmes ou de trouver dans les choses un principe de subsistance de suffisance et drsquointelligence en quelque sorte autochtone et immanent Nulle trace drsquoontologisme drsquoilluminisme de pantheacuteisme chez Augustin Mais pour comprendre comment sa doctrine de lrsquoillumination comporte une dialectique agrave la fois rationnelle et asceacutetique nous devons faire un pas de plus et nous voici en effet proches de ce centre secret ougrave degraves lrsquoinstant de sa conversion Augustin srsquoest eacutetabli pour toujours dans une certitude supeacuterieure agrave toute fluctuation et compatible avec toutes les rectifications et les progressions de la penseacutee explicative et discursive

3 Si lrsquoon entre difficilement en cette veacuteriteacute originelle de la philosophie crsquoest qursquoaussi on manque de la vertu initiale qui est neacutecessaire comme une condition sine qua non de la rectitude de lrsquoesprit le πρῶτον ψεῦδς de la penseacutee tel que nous le deacutenoncions est solidaire drsquoune faute radicale Augustin sous mille formes qursquoon a prises maintes fois pour des effusions mystiques ou des outrances de converti ne se lasse pas de confesser la misegravere de son ecirctre propre de ses ideacutees de ses preacutesomptions sans parler mecircme de ses souillures anciennes et des ignorances ou concupiscences de lrsquohomme peacutecheur 2 Naturellement toute intelligence finie parce qursquoelle reccediloit la 1 Voir lrsquoeacutetude du P J Mareacutechal La Vision de Dieu au sommet de la

Contemplation drsquoapregraves S Augustin (Extrait de la laquo Nouvelle Revue theacuteologique raquo feacutevrier 1930 p 17) Selon cet auteur mecircme dans lrsquoordre mystique la contemplation pour Augustin est une connaissance laquo non pas des ideacutees telles qursquoelles subsistent en Dieu mais des ideacutees telles qursquoelles sont participeacutees par lrsquointelligence humaine raquo

2 Nous ne parlons ici que des deacuteficiences encore normales sur cet aspect nous aurons plus loin agrave eacutetendre notre enquecircte agrave sa suite pour voir comment agrave ces deacutefaillances naturelles il ajoute et relie les conseacutequences perceptibles


lumiegravere du Verbe divin est exposeacutee agrave se faire centre de clarteacute agrave eacuteriger sa raison en norme agrave deacutecerner lrsquoapotheacuteose agrave ses conceptions agrave faire profiter ce qursquoelle voit dans la lumiegravere de Dieu de cette origine comme si lrsquoobjet baigneacute dans [438] le rayon solaire eacutetait le Soleil mecircme le Soleil qui nrsquoest pas vu en face mais qui rend tout visible et sans qui les choses nrsquoeacutetant que ce qursquoelles sont ne seraient que teacutenegravebres

Aussi non seulement nous ne trouvons de veacuteriteacute qursquoen trouvant Dieu mais tout ce que nous croirions faire tenir des ecirctres et de Dieu en notre conception propre comme veacuteriteacute seacutepareacutee de cette deacutependance serait usurpation erreur idolacirctrie de Te cum cogitabam Deus non Tu eras sed vanum phantasma et error meus erat Deus meus Ce qursquoAugustin dit ainsi en termes si expressifs de ses illusions charnelles il faut le dire eacutegalement ou plus encore des idolacirctries conceptuelles Crsquoest donc jusqursquoaux plus profondes racines de notre connaissance que srsquounissent la science speacuteculative et lrsquohumiliteacute intellectuelle le principe de la veacuteriteacute et lrsquoattitude religieuse de lrsquoacircme

Drsquoougrave chez Augustin ces colloques avec cette Preacutesence invisible dans une intimiteacute chaudement personnelle qui srsquoeacutetend agrave toute la nature ougrave se joue le drame des deux amours drsquoougrave cette originale dialectique qui srsquoeacutepanche en actes drsquohumiliteacute en confessions en rectifications et qursquoil srsquoagit de voir agrave lrsquoœuvre au moins en quelques-unes de ses expressions Mais discerne-t-on deacutejagrave au point ougrave nous sommes parvenus la graviteacute des meacuteprises qui consisteraient agrave isoler et agrave opposer systeacutematisation scientifique et purification spirituelle agrave interpreacuteter les thegraveses intellectualistes drsquoAugustin (car il y en a chez lui) en fonction drsquoune vue toute ideacuteologique comme srsquoil srsquoagissait drsquoorganiser des concepts stabiliseacutes en eux-mecircmes ou comme si la veacuteriteacute eacutetait du cocircteacute des contours deacutefinis ou pour ainsi dire exteacuterieurs non dans la conviction de cette ineacutepuisable pleacutenitude stimulante ou attirante que Bossuet veacuteritable disciple en cela du laquo grand Augustin raquo comme il lrsquoappelle a si excellemment deacutecrite 1 [439]

du peacutecheacute1 Tout peacuteneacutetreacute qursquoil eacutetait de S Augustin Bossuet dans la seconde partie de

son laquo Sermon sur la Mort raquo precirccheacute au Louvre le 22 mars 1662 a merveilleusement deacutecrit ce ressort secret Se reacutefeacuterant donc au laquo grand docteur raquo et parlant de ces veacuteriteacutes qui excegravedent toutes les repreacutesentations


Quel contre-sens ne commet-on pas lorsqursquoon attribue agrave Augustin la thegravese selon laquelle nos ideacutees auraient cette consistance et celle pleacutenitude positives drsquoougrave proceacutederait par deacutemonstration directe et tout intellectuelle la connaissance de Dieu de nous-mecircmes et des choses 1 Ce nrsquoest pas sur du plein seulement crsquoest si lrsquoon peut dire sur du vide que par une pars purificans dont toutes les grandes doctrines ont diversement senti le besoin nous appuyons toute notre science de la laquo veacuteritable veacuteriteacute raquo un vide qui nrsquoest pas

que nous pouvons nous en faire Bossuet voit dans cette infirmiteacute mecircme un principe cacheacute de force et ce qursquoil dit de notre conception de Dieu crsquoest de toute la doctrine augustinienne qursquoon peut le reacutepeacuteter laquo Apregraves que lrsquoimagination a fait son dernier effort pour rendre ces veacuteriteacutes bien subtiles et bien deacutelieacutees ne sentez-vous pas en mecircme temps qursquoil sort du fond de notre acircme une lumiegravere ceacuteleste qui dissipe tous ces fantocircmes si minces et si deacutelicats que nous ayons pu les figurer Si vous la pressez davantage et que vous lui demandiez ce que crsquoest une voix srsquoeacutelegraveve du centre de lrsquoacircme je ne sais pas ce que crsquoest mais neacuteanmoins ce nrsquoest pas cela Quelle force quelle eacutenergie quelle secregravete vertu sent en elle-mecircme cette acircme pour se corriger pour se deacutementir elle-mecircme et oser rejeter tout ce qursquoelle pense Qui ne voit qursquoil y a en elle un ressort cacheacute qui nrsquoagit pas encore de toute sa force et lequel quoiqursquoil soit contraint quoiqursquoil nrsquoait pas son mouvement libre fait bien voir par une certaine vigueur qursquoil ne tient pas tout entier agrave la matiegravere et qursquoil est comme attacheacute par sa pointe agrave quelque principe plus haut raquo (Œuvres oratoires de Bossuet Eacutedition critique Urbain et Levesque tome IV p 276)

1 Il ne suffit donc pas de dire que comme drsquoautres docteurs Augustin traduit lrsquoenseignement traditionnel en insistant sur la deacutependance des creacuteatures agrave lrsquoeacutegard de la cause premiegravere principe drsquointelligibiliteacute et de reacutealiteacute chez lui cette veacuteriteacute prend une signification tout agrave fait preacutecise et intrinsegravequement originale Nous voyons ainsi se confirmer lrsquoindication preacuteceacutedemment eacutenonceacutee sur lrsquoimpossibiliteacute de faire coiumlncider des assertions litteacuterales alors qursquoon y a eacuteteacute ameneacute par des meacutethodes diffeacuterentes et agrave partir de preacutesupposeacutes heacuteteacuterogegravenes Ce nrsquoest pas drsquoun seul coup que la penseacutee philosophique mecircme sous lrsquoimpression drsquoune vue aussi saisissante que lrsquoavait eacuteteacute la conversion intellectuelle drsquoAugustin reacuteussit agrave se libeacuterer des apparences spontaneacutees ou du langage habituel aux eacutecoles Rien donc drsquoeacutetonnant si Augustin lui-mecircme a parleacute souvent comme si les objets eacutetaient agrave la fois eacuteclaireacutes et eacuteclairants jusqursquoagrave un certain point alors qursquoau fond il restait entiegraverement fidegravele agrave sa rigoureuse doctrine de lrsquoillumination exclusivement due au Verbe divin Mais ceux qui apregraves lui ont cru reprendre ses thegraveses propres sur ce point ont le plus souvent affaibli ou exageacutereacute sa doctrine soit en impliquant une visibiliteacute des choses indeacutependamment mecircme de la clarteacute infuse en lrsquoesprit connaissant soit en meacuteconnaissant que les choses ont


imaginaire et informe mais qui indirectement et par voie neacutegative propulsive et attractive implique deacutefiance de nos lumiegraveres indigentes besoin de nous deacuteprendre de nos fausses preacutecisions deacutetermination progressive agrave la fois asceacutetique et dialectique drsquoune science solide qui tend agrave nous eacutegaler agrave tout et agrave nous former en Dieu Extentus in omnibus solidabor in Te forma mea Deus (Conf XI 29)

Et quel contre-sens plus grave encore que ceux drsquoArnauld et de tant drsquoautres ne commet-on pas lorsqursquoon a accuseacute une telle doctrine de conniver avec lrsquoimmanentisme lrsquoideacutealisme le subjectivisme [440] Car srsquoil y a une altitude totalement eacutetrangegravere et opposeacutee agrave celle-lagrave crsquoest bien celle drsquoAugustin qui montre en notre immanence que srsquoil y a en nous lumiegravere et teacutenegravebres plein et vide ce vide positif ces teacutenegravebres eacuteclaireacutees sont de nous tandis que la lumiegravere dans cette nuit lrsquoappeacutetit infini qui sont en nous ne peuvent ecirctre de nous Crsquoest lagrave ce qursquoil faut maintenant mieux eacutetablir en examinant le rayonnement de la doctrine centrale agrave laquelle nous venons drsquoecirctre conduits Il y a difficulteacute en effet agrave saisir comment la theacuteorie de lrsquoillumination et de lrsquohumiliteacute mystiquement intellectuelle est compatible avec une recherche discursive ou lrsquoexige mecircme afin de nous preacutemunir contre une sorte de quieacutetisme indiffeacuterent aux eacutelaborations drsquoune science humaine qui semble incurablement incommensurable avec la divine contemplation De ce point de vue toute la theacuteorie de la connaissance est agrave reprendre chez saint Augustin car drsquoordinaire on srsquoattache uniquement agrave lrsquoexpression dialectique de ses argumentations et agrave ses thegraveses notionnellement organiseacutees tandis qursquoil importe plus encore de consideacuterer lrsquoautre aspect lrsquoautre eacuteleacutement de sa penseacutee celui qui est non statique mais dynamique celui qui ne fixe pas mais promeut celui qui fait vivre croicirctre meacutetamorphoser les formules larvaires en veacuteriteacutes aileacutees On ne saurait impuneacutement se passer lrsquoun de lrsquoautre de ces deux eacuteleacutements sans la deacutefinition de concepts la veacuteriteacute demeurerait eacutevanescente pour nous sans la pousseacutee de la veacuteriteacute toujours renouvelante une doctrine

cependant une reacutealiteacute une fonction propre qui nous permet de les voir elles-mecircmes sans les voir directement et uniquement en Dieu Ces deacuteviations ne font agrave la longue que manifester davantage lrsquoeacutequilibre preacutecis de la doctrine initiale alors mecircme que lrsquoexpression qui en avait eacuteteacute donneacutee par son auteur nrsquoavait pas preacutevu ni preacutevenu les confusions eacuteventuelles et les peacuterils agrave eacutecarter


stabiliseacutee serait vite morte et meurtriegravere Mais il faut voir comment Augustin solidarise en fait sinon expressis verbis ces deux fonctions vitales

III

Avant drsquoesquisser du point de vue central ougrave nous venons drsquoatteindre la theacuteorie augustinienne de la connaissance et pour eacuteviter toute rechute dans les fausses interpreacutetations il nous faut indiquer son mode de proceacuteder comme un corollaire de sa theacuteorie de lrsquoillumination ou comme un lemme preacuteparatoire agrave lrsquointelligence de ce qursquoil a agrave nous dire de la connaissance du monde de lrsquoacircme et de Dieu

1 A lrsquoextrecircme diffeacuterence des doctrines communes qui suivent par abstraction la filiegravere partant du monde sensible et passant par [441] les notions et la raison raisonnante Augustin en son reacutealisme concret accepte tous les accegraves car de partout une mecircme deacutemarche spirituelle est eacutegalement possible sur le chemin de la veacuteriteacute et de la feacuteliciteacute et ce but infiniment distant ou mecircme inattingible pour la dialectique purement notionnelle et pour les esprits qui croient monter avec leurs constructions speacuteculatives se livre tout proche agrave ceux qui srsquoabaissent dans leur humble dociliteacute

Lrsquoabstraction dont use Augustin nrsquoest pas si lrsquoon peut dire agrave plusieurs eacutetapes superposeacutees elle consiste non agrave poser ideacutees sur ideacutees et Peacutelion sur Ossa ainsi que feraient des Titans escaladant le ciel elle tend agrave discerner la face humaine de nos penseacutees et la face divine de la veacuteriteacute en tout ordre de donneacutees reacuteelles Abstraction toujours de premier degreacute crsquoest-agrave-dire qui nrsquoeacutechafaude pas abstraits sur abstraits comme des ecirctres eacutetages ou les eacutechelons drsquoune hieacuterarchie intelligible et ontologique tout ensemble Nos concepts de la veacuteriteacute subsistante en Dieu ne nous donnent pas telle quelle la veacuteriteacute mecircme dont ces concepts sont lrsquoexpression anthropomorphique Mais cependant ils sont lrsquooccasion lrsquoavertissement dont nous avons agrave profiter pour traverser ces prismes humains et pour reconnaicirctre la lumiegravere droite et pure Foris admonitio intus magisterium En nos ideacutees nous ne nous attachons pas agrave nos


ideacutees mais agrave ce qui les eacuteclaire et agrave ce qui fait drsquoelles une exigence de veacuteriteacute un veacutehicule vers la reacutealiteacute purification par extraction qui en un sens peut ecirctre immeacutediate ictu oculi interioris mais qui requiert en mecircme temps une conversion intime cette ascegravese spirituelle ne porte pas sur tel ou tel article qui reacuteuni agrave drsquoautres constituerait une somme mais elle implique cette disposition unitive de lrsquoacircme et cette attitude compreacutehensive de lrsquointelligence dont Platon disait qursquoelle est le propre du philosophe συνόπτικός τις

Est-ce agrave dire pour cela que cette penseacutee (plus que syntheacutetique puisqursquoelle procegravede drsquoune uniteacute qursquoaucun discours nrsquoeacutepuise ou ne retrouve absolument) demeure dans une indeacutetermination incompatible avec la preacutecision mecircme didactique et analytique Pas du tout car outre qursquoil y a diverses sortes de preacutecision et que lrsquoesprit de finesse nrsquoa pas moins de rigueur agrave sa maniegravere que lrsquoesprit de geacuteomeacutetrie Augustin nous offre le spectacle drsquoun eacutequilibre compensateur en compleacutetant sa doctrine de lrsquoillumination inteacuterieure [442] par celle de lrsquoexemplarisme divin deux pocircles de sa philosophie qursquoil ne faut pas associer facilement comme on le ferait en estimant que nous voyons en nos ideacutees les ideacutees mecircmes de Dieu des essences eacuteternelles des natures intelligibles Se meacuteprennent eacutegalement ceux qui lrsquoapprouvent et le suivent en ce sens ou ceux qui le critiquent et le combattent sur ce point

Ce qui compose en effet le tempeacuterament presque unique et le caractegravere intellectuel drsquoAugustin crsquoest qursquoil nrsquoest pas moins doueacute drsquoun besoin logique que de souplesse plastique penseacutee cristalline en mecircme temps que colloiumldale si lrsquoon peut dire Matheacutematicien neacute ami des nombres et des rythmes prosodiste subtil du De Musica theacuteoricien de lrsquoordre il excelle agrave la divination de lrsquoarmature rationnelle qui soutient lrsquounivers et fonde le mouvement infiniment divers des ecirctres singuliers sur lrsquoimmutabiliteacute drsquoun plan universel et intelligible au service de la chariteacute Lrsquoexemplarisme divin est chez lui la traduction de cette exigence de lrsquoordre numero mensura et pondere Seulement il ne confond pas nos constructions notionnelles avec cette ordonnance providentielle qui procegravede du tout aux parties et vise aux ecirctres individualiseacutes sans passer par des geacuteneacuteraliteacutes Et lrsquoabstraction loin drsquoecirctre une marche vers ces geacuteneacuteraliteacutes conceptuelles nous en deacutegage pour nous eacutelever agrave lrsquouniversel preacutesent en tous les singuliers elle fait entrer tous les eacuteveacutenements tous les ecirctres


concrets dans ce calcul de lrsquoinfini qui reacutesout sans artificielle simplification le problegraveme du tout en fonction de chaque point 1 On a preacutetendu que sa doctrine nrsquoest pas un systegraveme et manque de squelette Crsquoest alors qursquoon ne lrsquoa pas comprise ou bien qursquoon srsquoest fait une fausse ideacutee du squelette mecircme comme srsquoil eacutetait poseacute drsquoabord pour ecirctre ensuite habilleacute de chair tandis que œuvre de vie il est nourri par les chairs et les organes qui le font croicirctre et srsquoappuient sur lui Lrsquoerreur souvent commise agrave propos de lrsquoexemplarisme divin crsquoest [443] de croire que lrsquoossature intellectuelle preacuteexiste agrave lrsquoorganisme de chair et de sang que pour Dieu et pour nous il est posable et connaissable agrave part comme une condition preacutealable ou supeacuterieure et qursquoil est le mecircme dans la penseacutee divine et dans les concepts anthropomorphiques Dieu nrsquoa pas vu et voulu drsquoabord des types abstraits il a vu voulu et aimeacute des ecirctres Crsquoest ici qursquoil faut nous souvenir que si en nos concepts humains il y a autre chose encore que nos concepts cependant ils valent surtout par lrsquoaveu de leur inadeacutequation et de leurs limites toujours agrave transcender 2

1 Sa doctrine du miracle qui a eacuteteacute si souvent mal comprise est reacuteveacutelatrice de cette disposition drsquoesprit La nature et la science deviennent des idoles si lrsquoon preacutetend en faire des lois geacuteneacuterales alors que lrsquoordre universel reacutesulte des vues et des volonteacutes toujours singuliegraveres de la divine Sagesse pour elle point de geacuteneacuteraliteacute mais comme le dira plus tard Leibniz le calcul parfait est celui qui considegravere agrave la fois tous les points comme des centres uniques et originaux de perspective lrsquoordre est agrave la fois apparent et reacuteel mais lrsquoapparence qui est habituelle et endormeuse couvre un ordre plus profond que deacutenoncent les exceptions singuliegraveres et les interventions extraordinaires de la Providence ordinaire

2 Il ne faut pas pour cela deacutepreacutecier la valeur des concepts des lois des types de lrsquoordre Nul nrsquoa eu une plus haute conception de lrsquoordre et de lrsquoexemplarisme qursquoAugustin Mais preacuteciseacutement agrave cause de cette estime mecircme il ne se satisfait pas au rabais Assureacutement nos ideacutees nos recherches du plan de la nature reacutepondent agrave une divine reacutealiteacute et vont dans le sens de la veacuteriteacute mais cependant ce ne sont que des approximations toujours perfectibles Nrsquooublions donc jamais que laquo Dieu ne se divise pas raquo et qursquoen mecircme temps laquo Dieu est tout agrave tous raquo En sorte que laquo pour trouver Dieu en trouvant la Veacuteriteacute raquo il faut que lrsquouniteacute contemplative implique lrsquoordre en sa simpliciteacute totale et la condescendance infinie de la Chariteacute en ses applications toujours singuliegraveres En parlant de lrsquoEacuteternel Geacuteomegravetre Augustin ne perd pas plus de vue que Pascal le Crucifieacute qui a verseacute telle goutte de sang pour lui et la reacuteciproque est vraie pour Augustin plus encore que pour Pascal le singulier ne prend toute sa valeur que par sa communion agrave lrsquouniversel


De ces remarques preacuteliminaires il reacutesulte que chaque chose chaque genre de reacutealiteacute chaque penseacutee peut servir drsquooccasion drsquoadmonition de point de deacutepart pour le voyage tregraves court et tregraves long qui peut et doit nous mener au pays de la veacuteriteacute sans qursquoaucun de ces objets fournisse le roc ou le tremplin drsquoun eacutelan pierres branlantes dont on ne peut user qursquoen les faisant chavirer en une seconde drsquoappui mouvant sur elles Et cette image exagegravere encore leur rocircle car il ne srsquoagit pas drsquoun voyage qui nous deacuteplace il srsquoagit de rentrer comme sur place en son propre pays en prenant conscience de ce qui lrsquoeacuteclaireacute le feacuteconde et lrsquohabite

2 Notre plus habituelle plus immeacutediate plus puissante admonition crsquoest la conscience de nous-mecircmes fucirct-elle voileacutee par la routine et demeurant agrave lrsquoeacutetat implicite Conscience sous-jacente et incluse en toutes nos connaissances certitude concregravete telle qursquoon ne peut srsquoy deacuterober mais qui se suspend agrave une autre certitude plus haute et plus neacutecessaire en sorte que sucircrs de nous mecircme quand nous restons incapables de nous eacutelucider nous sommes plus sucircrs encore du principe mecircme de notre ecirctre de [444] notre conscience de notre lumiegravere Ce que nous savons de nous et qui est indeacuteniable nrsquoest qursquoun optatif Noverim me Et ce souhait se fonde sur une science implicite qui se traduit elle-mecircme par un autre optatif Noverim Te Deus car plus certaine et plus inadeacutequate que celle que nous avons de nous la connaissance de Dieu est la condition mecircme de notre penseacutee personnelle

Ceci compris on voit peut-ecirctre avec surprise combien la plupart des augustiniens ont renverseacute le point de vue drsquoAugustin Y a-t-il contre-sens plus grave que celui qui consiste agrave deacutecouvrir son influence dans le Cogito carteacutesien Sans doute Descartes srsquoest justement deacutefendu drsquoun emprunt qui eucirct eacuteteacute une trahison mais il a cru utile drsquoaccepter le beacuteneacutefice drsquoun rapprochement qui se trouve ecirctre frauduleux puisque jamais Augustin nrsquoeucirct pu songer agrave eacuteriger sa penseacutee en laquo roc raquo agrave se poser comme absolu et dans lrsquoabsolu agrave faire de lrsquoesprit tel que nous le connaissons une substance isolable et suffisante Et quand Pascal au temps ougrave il semble avoir approuveacute Descartes le loue drsquoavoir deacutecouvert dans le Cogito le principe ferme et soutenu drsquoune suite admirable de veacuteriteacutes alors que la remarque drsquoAugustin laquo Si fallor sum raquo ne lui semble qursquoune affirmation jeteacutee en passant il commet une double inexactitude car le


sens que donne Descartes agrave son Cogito implique comme lrsquoa montreacute toute la suite de lrsquoideacutealisme moderne que la penseacutee est en soi reacutealiteacute vraie veacuteriteacute subsistante source de lumiegravere (encore que Descartes pour confirmer et consolider cette affirmation soit ameneacute agrave chercher en Dieu la seule justification parfaite de lrsquounion de lrsquoecirctre et du connaicirctre) Drsquoautre part il est injuste de dire qursquoAugustin nrsquoa fait que jeter en passant une remarque de deacutetail un simple obiter dictum car il ne dit rien de cette faccedilon toutes ses penseacutees ont une liaison profonde dans une uniteacute lumineuse et bien plus que Descartes et tout autrement que ne lrsquoavaient fait Socrate ou Platon il a mesureacute en srsquoinspirant de saint Paul les difficulteacutes de se connaicirctre soi-mecircme et par une clairvoyance philosophique qui lui est propre il a entrevu les conditions de toute penseacutee finie et imparfaite

Plus perturbatrice est peut-ecirctre encore lrsquoadaptation de Malebranche agrave celui qursquoon a appeleacute le Platon chreacutetien et qui mieux que Descartes a sembleacute ecirctre son veacuteritable moniteur Car autant Augustin nous met en garde contre le caractegravere anthropomorphique et facilement idolacirctrique de nos ideacutees mecircme les plus [445] rationnelles comme lrsquoideacutee la plus eacutepureacutee que nous nous faisons de Dieu autant Malebranche est porteacute agrave assimiler notre raison agrave la Raison et agrave canoniser nos connaissances exactes telles les veacuteriteacutes geacuteomeacutetriques qui lui paraissent les mecircmes pour Dieu que pour nous Drsquoougrave sa tendance agrave enseigner que Dieu ne se prouve pas mais qursquoil se constate par un acte de simple vue tandis qursquoAugustin ayant expeacuterimenteacute et discerneacute nos deacuteficiences meacutetaphysiques et morales avait connu les risques les lenteurs la complexiteacute des voies dialectiques et asceacutetiques lui qui avait agrave srsquoaccuser drsquoavoir pris si longtemps ses conceptions humaines ou mecircme mateacuterielles pour le vrai visage de Dieu

De nouveau donc nous saisissons ici sur le vif lrsquoinconveacutenient qursquoil y a agrave utiliser comme des thegraveses isoleacutees en leur forme abstraite les penseacutees augustiniennes si pleines drsquoexpeacuteriences concregravetes et si unies agrave lrsquoensemble drsquoune doctrine qui confegravere aux aspects les plus notionnels une signification et si lrsquoon peut dire une vitaliteacute spirituelles

Symeacutetriquement on pourrait agrave propos de la connaissance de lrsquoacircme montrer comment Malebranche qui srsquoeacutetait affranchi de lrsquointerpreacutetation


virtuellement psychologique du carteacutesianisme pour srsquoattacher agrave lrsquoaspect impersonnel et objectivement rationnel de la penseacutee trahit drsquoautre sorte la vraie attitude drsquoAugustin lorsqursquoil refuse agrave lrsquoacircme de se connaicirctre en ne lui laissant qursquoun obscur sentiment drsquoelle-mecircme pour Augustin en effet le sensus mentis comporte une veacuteritable connaissance noverim me ce nrsquoest point lagrave un vœu chimeacuterique encore que lrsquoitineacuteraire qui conduit agrave cette science de lrsquoacircme soit tout autre qursquoun simplex mentis intuitus Mais arrivons agrave un autre point non moins sujet agrave meacuteprise celui de la connaissance sensible

3 On vient de voir en quel sens Augustin comprend eacutecoute et utilise la conscience le laquo sens de lrsquoacircme raquo De faccedilon analogue et libre il use du teacutemoignage des sens sensus corporis eux aussi sont des moniteurs mais ce ne sont que des moniteurs non privileacutegieacutes plus accessibles et parlant plus haut en apparence mais plus eacutequivoques peut-ecirctre loin qursquoils soient lrsquounique point de deacutepart le seul fondement actuellement solide pour nous drsquoune connaissance qui par abstraction nous conduirait agrave la meacutetaphysique agrave lrsquoontologie agrave la theacuteologie rationnelle Pour Augustin les donneacutees sensibles ne srsquoidentifient pas agrave la reacutealiteacute mateacuterielle [446] signaux utiles drsquoavertissement ou drsquoalarme mais tentateurs et complices de la concupiscence tout en demeurant aussi des annonciateurs de lrsquoordre invisible et reacuteel les sens nous instruisent plus des deacuteficiences et des sujeacutetions que de lrsquoessence ou de la substance des choses corporelles Non qursquoil y ait chez Augustin trace drsquoideacutealisme mais il voit agrave la fois dans ces reacutealiteacutes mateacuterielles ce qui est le fait de notre ignorance subjective et de nos concupiscences et ce qui implique et atteste la preacutesence eacuteclairante et lrsquoaction creacuteatrice de Dieu Il y a lagrave une distinction partout sous-jacente agrave son attitude mais une distinction inverse de celle qursquoeacutenoncent les meacuteditations de Descartes ou les thegraveses de la critique ideacutealiste Car Augustin est doublement reacutealiste en attribuant agrave la matiegravere une subsistance fondeacutee en la puissance et en lrsquoillumination divines et aux donneacutees sensibles une valeur concregravete un rocircle spirituel qui entre profondeacutement dans le plan universel et le drame de notre vie Les corps et les sens sont donc bien agrave leur maniegravere des teacutemoins ou mecircme des acteurs dans la theacuteogonie que composent notre destineacutee et lrsquohistoire du monde


4 Mais ce sur quoi Augustin ne se lasse pas de revenir et drsquoinsister crsquoest sur le teacutemoignage de la raison sur le Magistegravere vivant sur la Personne du Verbe qui est toute la Veacuteriteacute de notre penseacutee Ici surtout il importe de ne pas prendre le change par une immeacutediate et constante abstraction il discerne nos concepts notre raison et la Raison la divine Veacuteriteacute destineacutees agrave srsquounir mais qui ne sont pas drsquoembleacutee assimilables ni rapprochables par un simple travail de dialectique purement speacuteculative selon un itineacuteraire tout discursif invenitur Deus non ambulando sed amando et srsquoil y a un exode agrave subir pour atteindre Dieu crsquoest en sortant de nos idolacirctries et de notre eacutegoiumlsme pour tendre agrave ce qui nous est plus intime que notre intimiteacute car je suis le plus souvent absent de moi et lrsquohocircte invisible est toujours au dedans Absum a me ego foris Tu autem intus en sorte que les preuves de Dieu toujours virtuelles sont moins une deacutecouverte ou une invention qursquoun inventaire ou un bilan ou pour ainsi dire une ventilation entre ce qui en nous ou dans les choses appartient agrave la condition de creacuteature et ce qui est le don la preacutesence lrsquoappel du Creacuteateur

Est-ce agrave dire pour cela que les arguments ne sont pas utiles deacutemonstratifs Nullement Ils sont au contraire indispensables [447] pour opeacuterer cette discrimination et pour empecirccher toutes les formes de lrsquoidolacirctrie dont lrsquoatheacuteisme mecircme nrsquoest qursquoune expression par choc en retour Arguments rationnels mais toujours accompagneacutes et vivifieacutes par une purification ainsi que lrsquoavait appris par sa laborieuse conversion Augustin qui avait rencontreacute tant de difficulteacutes agrave libeacuterer lrsquoesprit et la chair complices La deacutemonstration pour ecirctre complegravete pour avoir sa force normale a besoin de constituer une conversion spirituelle et intellectuelle tout ensemble Et dans son reacutealisme inteacutegral qui fait place agrave toutes les donneacutees de lrsquohistoire Augustin ne songe pas agrave opposer laquo le Dieu drsquoAbraham drsquoIsaac et de Jacob le Dieu de lrsquoEacutevangile raquo au Dieu de la Raison au Dieu des Sciences et des Nombres Une fois de plus et toujours plus profondeacutement nous constatons la solidariteacute essentielle agrave ses yeux des dispositions de la volonteacute des habitudes du corps mecircme des vues de lrsquoesprit et des enseignements de la tradition

Ici nous avons agrave nous preacutemunir contre un danger plus insidieux encore que ceux que nous avons deacutejagrave signaleacutes Car srsquoil y a de graves inconveacutenients agrave isoler et agrave fixer les thegraveses drsquoAugustin pour les utiliser comme mateacuteriaux de


constructions notionnelles le peacuteril nrsquoest pas moins redoutable lorsque au lieu de srsquoattacher agrave des theacuteories particuliegraveres on preacutetend srsquoinspirer de son esprit et de sa meacutethode geacuteneacuterale mais en les traitant aussi selon des habitudes de parole et de penseacutee qui au moment ougrave nous nommons et louons les reacutealiteacutes concregravetes nous font croire que ce mot et cet eacuteloge du concept geacuteneacuteral du concret nous tiennent quittes de nos devoirs envers le concret

Crsquoest ainsi qursquoagrave maintes reprises notamment au deacutebut du XIIIe siegravecle dans certaines eacutecoles du XVIIIe et du XIXe siegravecles lrsquoideacutee mecircme de lrsquoillumination ou celle drsquoune dialectique morale ont eacuteteacute transposeacutees dans lrsquoordre notionnel comme principes drsquoun systegraveme qui tendait agrave eacuteliminer les aspects scientifiques les analyses meacutetaphysiques tous les controcircles drsquoune penseacutee critique et cela au deacutetriment mecircme de la vie spirituelle qursquoon preacutetendait glorifier et servir Drsquoougrave cette propension agrave lrsquoilluminisme qui a provoqueacute la reacuteaction scolastique avec son souci des arguments en forme et des preacutecisions techniques Drsquoougrave encore ce risque de fonder sur la conscience morale seule et sur la vie immanente agrave lrsquoesprit le deacuteveloppement de notre activiteacute philosophique et religieuse [448] Se servir ainsi drsquoAugustin crsquoest la trahison des trahisons et si ceux qui ont combattu de telles interpreacutetations de telles laquo utilisations raquo ont cru parfois lutter contre des tendances imputables agrave Augustin en personne ils ne faisaient en veacuteriteacute par leurs critiques que libeacuterer la vraie penseacutee du maicirctre Attribuer agrave la vie propre de lrsquoesprit humain une soliditeacute une clarteacute suffisant agrave fonder une deacutemonstration de Dieu ou une discipline morale et religieuse rien nrsquoest plus contraire agrave la penseacutee d Augustin Lagrave ougrave lrsquoon srsquoimagine qursquoil voit du plein et du lumineux il trouve obscuriteacute et preacutecariteacute Donc sa doctrine est aux antipodes de lrsquoimmanentisme qui srsquoest parfois reacuteclameacute de lui Sans meacuteconnaicirctre la valeur et la porteacutee objectives de la raison Augustin plus que personne a marqueacute les distances et les obstacles mais pour mieux faire ressortir les deacutesirs les sublimiteacutes et les intimiteacutes de lrsquounion

5 Crsquoest lagrave eacutegalement ce qui explique le rapport original qursquoAugustin indique entre croire et savoir Srsquoil ne srsquoagissait que de notions agrave accepter comme des nouvelles drsquoun monde invisible et eacutetranger agrave toute notre penseacutee naturelle une mecircme veacuteriteacute ne pourrait en effet ecirctre sue et crue en mecircme


temps Mais si dans ce qui est en nous et mecircme en notre penseacutee il y a infiniment plus que ce qui est deacutefini et conceptualiseacute si ce qui est segravechement connaissable demande agrave ecirctre engraisseacute drsquoune nourriture agrave la fois humaine et divine alors ce que nous savons deacutejagrave partiellement demeure objet de foi indeacutefiniment capable drsquoenrichissement

Et ce nrsquoest pas assez dire Car comprise en ce sens intrinsegraveque la foi nrsquoest pas un simple succeacutedaneacute de la science elle nrsquoest pas seulement dans un rapport de causaliteacute reacuteciproque avec elle crede ut intelligas intellige ut credas agrave cette double veacuteriteacute psychologique et morale srsquoajoute une veacuteriteacute meacutetaphysique et religieuse quand il srsquoagit drsquoatteindre un ecirctre concret quel qursquoil soit plus encore srsquoil srsquoagit pour un esprit de se connaicirctre lui-mecircme quoiqursquoil possegravede deacutejagrave le secret de sa propre conscience et infiniment davantage enfin en preacutesence du mystegravere divin lui-mecircme la connaissance la plus objectivement certaine deacutemontreacutee et deacutemontrable requiert le compleacutement essentiel lui aussi drsquoune croyance drsquoune confiance agrave laquelle correspond la possibiliteacute ou le deacutesir drsquoune manifestation drsquoune reacuteveacutelation Et par lagrave nous touchons agrave lrsquoaspect philosophique du problegraveme religieux agrave une [449] premiegravere extension de la systeacutematisation rationnelle jusqursquoagrave un domaine jusqursquoagrave des assertions qui semblaient exceacuteder les limites de la philosophie Mais parler de ses limites nrsquoest-ce pas impliquer qursquoil y a des choses qursquoelle nrsquoatteint pas Ou bien si on nrsquoadmet pas qursquoelle soit limiteacutee ne serait-on pas ameneacute agrave preacutetendre qursquoelle a souveraine juridiction sur tout alors que manifestement et de son propre teacutemoignage elle integravegre en elle lrsquoaveu du mystegravere et la preacutesence neacutecessaire drsquoune foi Examinons donc maintenant cette extension tregraves philosophique de la philosophie agrave des veacuteriteacutes qui du point de vue abstrait ougrave elle ne doit pas srsquoenclore semblaient hors de ses prises Part deacutelicate mais tout agrave fait capitale dans un exposeacute de la doctrine augustinienne Si lrsquohomme nrsquoest homme qursquoen se deacutepassant la philosophie ne reste elle-mecircme qursquoen abordant ce domaine ulteacuterieur mais comment est-ce possible Nous touchons ici agrave lrsquoun des problegravemes les plus paradoxaux et les plus deacutecisifs que soulegraveve lrsquohistoire de lrsquoaugustinisme et qui inteacuteresse tout lrsquoavenir non seulement de sa penseacutee mais de la philosophie geacuteneacuterale Il srsquoagit en effet de voir srsquoil est possible srsquoil est leacutegitime sans violenter la philosophie drsquoaborder agrave son point de vue la question du surnaturel et celle des veacuteriteacutes qui drsquoorigine


chreacutetienne peuvent cependant ecirctre assimilables en quelque maniegravere et secundum quid agrave la conscience humaine

Afin drsquoeacuteviter toute confusion il avait pu devenir au Moyen Age neacutecessaire drsquoinsister sur la distinction radicale de deux ordres heacuteteacuterogegravenes de nature et de gracircce que les anciens nrsquoavaient pas soupccedilonneacutee et que la preacutedication eacutevangeacutelique avait mise en eacutevidence crsquoeacutetait la laquo Bonne Nouvelle raquo Drsquoun cocircteacute tout ce que laquo lrsquohomme purement homme raquo selon lrsquoexpression de Descartes peut deacutecouvrir et procurer par sa raison et son initiative drsquoautre part ce qui dans lrsquoordre religieux du laquo salut raquo et de la vocation de lrsquohumaniteacute agrave une destineacutee impreacutevisible et inaccessible agrave la nature requiert un secours gratuit autant qursquoindispensable pour que cette sublime eacuteleacutevation ougrave tous sont convieacutes puisse ecirctre connue et reacutealiseacutee Les premiegraveres geacuteneacuterations chreacutetiennes nrsquoavaient jamais songeacute agrave confondre ces deux ordres tant la nouveauteacute de lrsquoenseignement et des promesses reccedilues contrastait avec lrsquoindigence des espeacuterances banales ou des mœurs communes on ne songeait donc pas mecircme agrave distinguer ces choses qui apparaissaient comme la nuit et le jour le feu de la corruption et lrsquoeau [450] purifiante de la gracircce Lrsquounion des deux ordres se faisait dans la penseacutee et dans la vie chreacutetiennes sans que le moindre doute pucirct naicirctre sur la transcendance et la vertu de lrsquoapport du Christ meacutediateur et sauveur Mais plus tard la perspective srsquoeacutetait retourneacutee lrsquoordre nouveau avait pris possession des consciences et des socieacuteteacutes humaines drsquoougrave la possibiliteacute de lrsquoannexer pour ainsi dire agrave lrsquoeacutelan spontaneacute agrave lrsquoaspiration fonciegravere de la raison et de la volonteacute Ajoutons que lrsquoeacutetude renaissante de la penseacutee antique lrsquoavegravenement de la speacuteculation audacieusement renouveleacutee et lrsquohabitude deacuteveloppeacutee des analyses notionnelles portaient les principaux maicirctres de la penseacutee meacutedieacutevale agrave preacutevenir des confusions possibles ou mecircme menaccedilantes comme aussi agrave distinguer agrave fixer agrave deacutefinir agrave seacuteparer les quidditeacutes les essences les natures intelligibles drsquoautant plus que la reacutenovation de lrsquoaristoteacutelisme inclinait les esprits vers un compartimentement agrave la fois logique et reacuteel selon un ordre de superposition ougrave il est illeacutegitime de passer drsquoun genre agrave un autre Sous ces influences convergentes lrsquoideacutee drsquoun surnaturel absolu telle que lrsquoenveloppait la tradition srsquoopposait agrave un concept de nature pure avec le risque de faire croire que ces deux ordres leacutegitimement distingueacutes in abstracto et reacuteellement heacuteteacuterogegravenes eacutetaient effectivement exteacuterieurs lrsquoun agrave lrsquoautre dans la donneacutee historique et


concregravete Envisageant donc lrsquoeacutetat actuel de lrsquohomme sous lrsquoinfluence de cette analyse hypotheacutetique on omettait au profit drsquoune recherche (drsquoailleurs utile) du mode de subordination reacutefleacutechie drsquoun ordre agrave lrsquoautre la question vitale de leur coopeacuteration profonde et de leur compeacuteneacutetration effective telle qursquoAugustin lrsquoavait surtout impliqueacutee et pratiqueacutee

Mais autant il est leacutegitime de marquer les diffeacuterenciations indispensables autant il est insuffisant pour ne pas dire plus de srsquoen tenir agrave une opposition abstraite qui risque de faire croire que la vie humaine est en fait constitueacutee dans un eacutetat qui tout possible qursquoil est nrsquoest pas effectivement le sien Par cette carence et du point de vue augustinien on restreint inducircment et la philosophie et la theacuteologie en les deacutetournant drsquoeacutetudier cette union vivante et en les amenant ainsi agrave heurter des concepts qui sous lrsquoaspect notionnel semblent incompatibles Crsquoest ici que reparaissent toujours plus bienfaisantes la lumiegravere et la stimulation drsquoAugustin Ne speacuteculant pas sur un fictif eacutetat de nature ou sur ce qui eucirct eacuteteacute possible si lrsquohomme qursquoil est lui Augustin si tous [451] les hommes tels qursquoils sont nrsquoeacutetaient pas comme ils sont il srsquoattache non agrave des deacutefinitions conceptuelles mais agrave des reacutealisations spirituelles Et crsquoest dans la vie telle qursquoelle srsquoexpeacuterimente en nous et par nous qursquoil aura agrave introduire par lrsquoanalyse aussi exhaustive et fidegravele que possible les diffeacuterenciations reacuteelles

Habitueacutes agrave une perspective inverse certains historiens reacutecents ont remarqueacute qursquoAugustin avait paru croire que avant la chute lrsquohomme avait primitivement comme nature ce qui apregraves le peacutecheacute et par la Reacutedemption est devenu surnature Crsquoest se meacuteprendre sur sa veacuteritable attitude profitant des distinctions faites apregraves lui il nrsquoeucirct pas eu agrave modifier sa penseacutee il eucirct seulement pu expliciter davantage lrsquoexpression drsquoune doctrine dont nous avons maintenant agrave faire ressortir (tacircche deacutelicate mais essentielle et reacutecompensante) les aspects proprement philosophiques toute paradoxale qursquoen soit lrsquoextension

Comment en effet sans sortir de sa compeacutetence et de sa fonction sans se brouiller non plus avec la theacuteologie la philosophie augustinienne peut-elle doit-elle mecircme de son point de vue aborder le problegraveme du surnaturel et du salut en faire le centre de sa speacuteculation meacutetaphysique et eacutethique comme de ses observations et expeacuteriences psychologiques y trouver le secret de son


uniteacute de son inteacutegraliteacute de son universaliteacute et de sa peacuterenniteacute Attitude doublement surprenante et si eacuteloigneacutee des voies communes que maints philosophes sont porteacutes agrave refuser mecircme lrsquoexamen et que maints theacuteologiens ont revendiqueacute le droit exclusif drsquoeacutetudier de telles questions Elles valent pourtant la peine qursquoon y regarde un instant

IV

Des thegraveses fondamentales drsquoAugustin sur la Veacuteriteacute sur Dieu agrave qui elle srsquoidentifie il ressort que nos ideacutees toujours courtes par quelque endroit nrsquoeacutepuisent pas la veacuteriteacute agrave connaicirctre nrsquoatteignent pas le Dieu et la beacuteatitude agrave posseacuteder Double aspiration ineacutevitable et incoercible de notre intelligence et de notre cœur mens insatiata cor irrequietum Double inaccessibiliteacute non point accidentelle seulement mais meacutetaphysique et neacutecessaire car si lrsquohomme possegravede son secret Dieu a le sien et on ne le capte pas srsquoil ne se donne et si on ne lrsquoaccueille La fin que nous ne pouvons nous [452] empecirccher de concevoir et de vouloir est naturellement hors de nos prises Drsquoougrave surgit dans le champ mecircme de la philosophie lrsquohypothegravese drsquoun surnaturel possible et souhaitable quoique entiegraverement gratuit de la part de celui qui ne commande ce qursquoil veut qursquoen donnant ce qursquoil prescrit jube quod vis da quod jubes 1

1 Je laisse presque de cocircteacute les aspects les plus connus les plus formuleacutes les plus didactiques de lrsquoAugustinisme Ce sont comme les dessins et les broderies qui recouvrent sa penseacutee profonde Je mrsquoattache agrave la trame continue agrave la doublure sans laquelle les tissus apparents faute de soutien solide et coheacuterent risqueraient de se brouiller et drsquoecirctre mis en piegraveces Lrsquoinfirmiteacute visuelle qui me prive de recourir aux textes que jrsquoavais anciennement recueillis ou agrave mes notes plus reacutecentes fera excuser la liberteacute avec laquelle jrsquoessaie de rendre explicites les thegraveses informuleacutees et sous-jacentes Devanccedilant drsquoailleurs des moyens drsquoexpression et des perspectives ougrave lrsquoeacutevolution de la penseacutee collective ne lui permettait pas encore drsquoatteindre Augustin si peacuteneacutetreacute de lrsquoessentielle inadeacutequation de nos penseacutees avait donc une autre raison encore drsquoeacuteprouver le sentiment que suggegravere sa vision drsquoun enfant srsquoefforccedilant de faire tenir lrsquooceacutean dans un trou de sable agrave lrsquoaide drsquoun coquillage ramasseacute au rivage


1 Pourquoi parlant de lrsquoeacutetat primitif drsquoinnocence Augustin ainsi que nous lrsquoavons rappeleacute ne songe-t-il pas agrave discerner dans lrsquointeacutegriteacute originelle ce qui pouvait ecirctre don attribueacute en propre agrave lrsquoecirctre raisonnable et gracircce speacutecifiquement surnaturelle et incapable drsquoecirctre naturaliseacutee en quelque creacuteature que ce soit Crsquoest que la distinction est impliqueacutee parce que congeacutenitalement lrsquoesprit participant agrave la lumiegravere du Verbe peut agrave la fois connaicirctre que Dieu est et connaicirctre la deacuteficience de cette connaissance en sorte que le deacutesir naturel de le connaicirctre davantage et de le posseacuteder beacuteatifiquement est naturellement impossible agrave satisfaire Drsquoougrave lrsquoouverture preacutepareacutee agrave un ordre de gracircce qui tout gratuit qursquoil est nrsquoa rien de postiche ou drsquoanti-naturel puisque cet ordre sert et laquo convient raquo agrave combler un vœu indeacutetermineacute un vide creuseacute en tout esprit Drsquoougrave aussi pour faire ressortir ce caractegravere gratuit et pour permettre agrave lrsquohomme drsquoassimiler cette gracircce qui nrsquoest pas simple curiositeacute meacutetaphysique agrave satisfaire mais œuvre de vivification et drsquounion transformante lrsquoeacutepreuve agrave laquelle mecircme dans son eacutetat premier lrsquohomme eacutetait soumis en lrsquoexposant agrave une chute possibiliteacute qui eacutetait la condition de son meacuterite et de son eacuteleacutevation eacuteventuelle On voit donc par lagrave comment Augustin reacuteussit agrave inseacuterer et comme agrave invisceacuterer dans sa speacuteculation philosophique une doctrine religieuse qui gardant son autonomie du point de vue theacuteologique a cependant du cocircteacute rationnel et moral une attache absolument radicale [453]

On voit aussi du mecircme coup combien on a mal compris Augustin mdash soit lorsqursquoon a inclineacute sa doctrine vers une sorte de rationalisme mystique qui attribuerait agrave la penseacutee un pouvoir originel drsquoatteindre et de capter Dieu en vertu de sa nature spirituelle mdash soit lorsqursquoon a majorant cette puissance congeacutenitale de lrsquoesprit majoreacute conseacutecutivement les effets destructeurs de la chute au point de consideacuterer la nature humaine comme fonciegraverement gacircteacutee et deacutetraqueacutee ainsi qursquoont eacuteteacute porteacutes agrave le faire certains reacuteformateurs ou certains janseacutenistes pour avoir pris isoleacutement et tritureacute discursivement in abstracto des formules augustiniennes qui demandent agrave ecirctre interpreacuteteacutees et maintenues dans leur propre atmosphegravere

En revanche lorsque drsquoun point de vue abstraitement notionnel lrsquoon a analyseacute les concepts de nature et de surnature pour marquer leur heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute il avait pu sembler que par une telle opposition on srsquoeacutecartait de lrsquoinspiration


augustinienne ou qursquoon la redressait sur des pentes dangereuses Mais non on ne faisait que preacuteciser des distinctions implicites rendre plus claire et plus feacuteconde la synthegravese qui garde le meacuterite drsquounir ce qursquoil est bon sans doute de distinguer mais ce qursquoil est meilleur encore de pouvoir associer en une intime coopeacuteration sans confusion Si la philosophie se bornait agrave proceacuteder abstractivement agrave partir du sensible par la voie des notions dans un plan tout theacuteorique lrsquohypothegravese drsquoune nature pure heacuteteacuterogegravene agrave tout surnaturel interdirait la consideacuteration drsquoun eacutetat reacuteel et concret et qui peut ecirctre autre Mais toute la speacuteculation augustinienne fondeacutee sur un terrain plus vaste ocircte agrave une telle hypothegravese son caractegravere arbitraire et mecircme blessant Et on ne comprend vraiment les termes dialectiques et les aspects rationnels de sa penseacutee qursquoen se reacutefeacuterant aux preacuteoccupations spirituelles et eschatologiques qui circulent en son œuvre de raison comme le sang qui la vivifie et lrsquoeacutechauffe toute

Ainsi Augustin avait vu au principe mecircme de lrsquointelligence un dynamisme qui fait surgir des problegravemes speacuteculatifs agrave la fois ineacutevitables et incomplegravetement reacutesolubles pour toute raison finie semblablement il deacutecouvre aux racines de la volonteacute et de la liberteacute un eacutelan qui tout en eacutetant indestructible et effectif nrsquoaboutit point naturellement au terme entrevu et convoiteacute De mecircme donc qursquoil y aurait preacutesomption agrave eacuteriger nos ideacutees toujours plus [454] ou moins anthropomorphiques en divines penseacutees de mecircme il y aurait erreur agrave attribuer agrave nos dispositions moralement les meilleures une pleine et salutaire efficaciteacute 1 Et ces deux puissances ces deux impuissances congeacutenitales ineacutevitables et solidaires conditionnent toute notre philosophie comme toute notre vie

2 Mais il y a plus et par cette double ouverture qui empecircche la philosophie fermeacutee et seacutepareacutee drsquoecirctre autre chose qursquoune abstraction et une

1 laquo Sunt autem quidam qui se putarint ad contemplandum Deum et inhaerendum Deo virtute propria posse purgari quos ipsa superbia maxime maculat raquo (De Trinitate IV cap 15) En maints passages et notamment dans les Confessions (VII cap 20) Augustin deacutetaille nos impuissances agrave nous eacutelever par nous-mecircmes agrave notre terme divin Il deacutecrit ses eacutetapes de la preacutesomption agrave lrsquoaveu de son incapaciteacute puis agrave la vision du but puis agrave celle du chemin agrave parcourir puis agrave celle des moyens agrave employer puis agrave celle de lrsquoexeacutecution de ces moyens enfin agrave la reconnaissance de la patrie et agrave la mise en possession de cette demeure du repos


partialiteacute inducircment exclusive Augustin donne accegraves agrave des apports qui loin drsquoecirctre des ingeacuterences et des deacutementis apparaissent dans sa perspective comme des avertissements instructifs et secourables Voyons comment se trouvent happeacutes dans lrsquoengrenage philosophique des faits qui sont ce semble impreacutevisibles allogegravenes si lrsquoon peut dire et mecircme agrave certains eacutegards inconscients Car srsquoil est drsquoexpeacuterience comme de foi que la gracircce par exemple eacutechappe agrave toute connaissance intime ou que la deacutecheacuteance originelle ne saurait ecirctre humainement eacutetablie ni par lrsquohistoire ni par la raison comment Augustin peut-il sans rompre lrsquouniteacute de sa penseacutee ni introduire un corps eacutetranger et meurtrier dans sa continuiteacute philosophique tenir compte de donneacutees si reacutefractaires agrave toute assimilation rationnelle

Crsquoest que profitant des analyses speacuteculatives et des expeacuteriences positives qui lrsquoont ameneacute agrave reconnaicirctre deacuteficiences et deacutefaillances normales il est preacutepareacute agrave tenir compte des chutes anormales elles-mecircmes des surprises de la chair ou des merveilles de la libeacuteration il ne se lasse pas de reacutepeacuteter que retenu par la servitude de la passion et par la volonteacute enferreacutee (ferrea voluntate mea) il a eacuteteacute aideacute miris et occultis modis Non pas qursquoil preacutetende saisir par la conscience la reacutealiteacute divine et lrsquoaspect surnaturel de la gracircce en tant que gracircce mais il constate sous lrsquoaspect psychologique et moral qui lui est accessible et certain les faits les plus deacutecisifs les plus profondeacutement humains ceux que les romanciers peuvent deacutecrire comme des veacuteriteacutes criantes et qui [455] pour Augustin sont les reacutealiteacutes mecircmes de sa vie les reacutealiteacutes de notre condition humaine Faudrait-il donc nous reacutesigner agrave laisser hors de notre penseacutee savante ce qursquoil y a de plus vital de plus patheacutetique de plus deacutecisif dans la conduite de notre vie et dans la question de notre destineacutee totale Augustin ne saurait se contenter drsquoune eacutethique rationaliste agrave la maniegravere drsquoAristote Il reacutepugne agrave une theacuteorie drsquoapregraves laquelle lrsquoaction portant toujours sur des donneacutees singuliegraveres et des cas individuels demeurerait subordonneacutee agrave des concepts geacuteneacuteraux sans que la pratique eacutegale en valeur et en digniteacute la theacuteorie dont elle srsquoinspire Lui il est plutocirct porteacute agrave renverser le rapport et agrave consideacuterer lrsquoeacuteminente digniteacute de ces actes ougrave convergent toutes les puissances de la nature de la raison de la volonteacute et de la gracircce Degraves lors son analyse qui nrsquoa jamais besoin de passer par les geacuteneacuteraliteacutes et les concepts vise directement ce qui met aux prises les concupiscences les efforts les secours drsquoougrave reacutesultent les reacutesolutions et les


opeacuterations efficaces Nulle part sa philosophie nrsquoest seacutepareacutee des eacuteleacutements religieux qui sont en effet mecircleacutes agrave toute notre activiteacute personnelle Mais nulle part il nrsquoy a confusion entre les constatations psychologiques et morales qui valent par elles-mecircmes et pour elles-mecircmes et les enseignements theacuteologiques ou les expeacuteriences mystiques qui sont en effet reacuteellement drsquoun autre ordre Preacuteoccupeacute non pas de lrsquoagencement de possibiliteacutes ideacuteales ou de textes historiques (comme pourra lrsquoecirctre un Arnauld) eacutetabli sur le terrain des constatations et des implications positives Augustin ne songe pas agrave deacutecouvrir une incompatibiliteacute entre les vues de lrsquointelligence le libre arbitre de la volonteacute et lrsquoimpuissance de lrsquoachegravevement toutes donneacutees de fait qursquoil integravegre en sa science Lrsquoinfirmiteacute essentielle de ce qui est simplement humain sert de pont agrave lrsquoentreacutee dans la philosophie drsquoune doctrine du peacutecheacute et de ses ravages comme aussi des conditions drsquoune libeacuteration gracircce du Reacutedempteur qui restitue et exalte ce que Malebranche appelle la gracircce premiegravere du Creacuteateur en sorte qursquoAugustin peut sans meacuteconnaicirctre les fondations profondes mettre surtout en eacutevidence lrsquoaspect du peacutecheacute le peacutecheacute sous lequel saint Paul avait dit que tout a eacuteteacute preacutesenteacute et enfermeacute dans lrsquoeacuteconomie de la Reacuteveacutelation chreacutetienne Comme saint Paul aussi mais avec des attaches meacutetaphysiques autant qursquoexpeacuterimentales et theacuteologiques Augustin faisant eacutecho au Video meliora proboque du poegravete paiumlen [456] insiste sur la laquo loi des m embres raquo et sur la distance accrue qui seacutepare la connaissance du bien la volonteacute prompte de lrsquoaccomplir et lrsquoimpuissance de lrsquoachever Velle adjacet mihi perficere autem in me non invenio (Rom VII 18 VII 13) Veacuteriteacutes si communes et cependant si oublieacutees des speacuteculatifs qursquoils srsquoeacutetonnent drsquoentendre enseigner ces trois propositions simultaneacutement (tant on a pris de fausses habitudes de penseacutee en hypostasiant des aspects abstraits comme srsquoils eacutetaient des reacutealiteacutes antitypiques) 1deg le libre arbitre existe et cependant nous ne reacuteussissons pas agrave opeacuterer par nos seules forces notre bien 2deg le terme de notre destineacutee est de fait et normalement au delagrave de notre effort srsquoil reste solitaire et destitueacute drsquoun secours donneacute et employeacute 3deg agrave plus forte raison le peacutecheacute avec lrsquoignorance relative et la concupiscence qui en sont les suites rend impossibles le redressement et lrsquoachegravevement de lrsquoœuvre par excellence celle du salut Crsquoest agrave discerner agrave rapprocher agrave unir ces vues dont il a nourri sa penseacutee et sa vie qursquoAugustin a consacreacute son geacutenie Les laisser de cocircteacute quand on traite de sa philosophie ou les isoler les unes des autres crsquoest nrsquoy rien comprendre


En reacutesumeacute de mecircme donc que pour Augustin la lumiegravere de la penseacutee et la rectitude de la vie se trouvent agrave la mecircme source et exigent les mecircmes conditions en sorte que la deacuteficience speacuteculative est solidaire drsquoune deacutefaillance morale qui nrsquoest pas moins congeacutenitale qursquoelle et qui a eacuteteacute accrue par la chute en mecircme temps ou plus qursquoelle de mecircme encore et de proche en proche les conclusions speacuteculatives les expeacuteriences morales les meacutethodes asceacutetiques les vues mystiques srsquoappellent et se compeacutenegravetrent sans qursquoil puisse supposer un instant qursquoune recherche philosophique de la veacuteriteacute puisse briser cette chaicircne de solidariteacute et drsquoobligation aussi conforme au besoin drsquouniverselle intelligibiliteacute qursquoau suprecircme deacutesir de laquo la vie bienheureuse raquo A la doctrine de lrsquoillumination divine dans la purification et la deacutependance humaines Augustin a donc attacheacute sa speacuteculation meacutetaphysiquement et moralement chreacutetienne Il est bon de comprendre agrave preacutesent comment ce point de vu qui pourrait sembler tout restreint agrave lrsquointimiteacute du laquo moi seul en face de Dieu raquo (selon une expression de Newman) est cependant tout social et mecircme total

3 Si crsquoest agrave tort qursquoon aurait laisseacute deacutesunis et presque opposeacutes les aspects sous lesquels Augustin tour agrave tour nous paraicirct un [457] meacutetaphysicien en platonisant et un scrutateur de sa psychologie la plus individuelle ce serait eacutegalement agrave tort qursquoon verrait dans ses intimes confessions qui srsquoeacutepanchent en soliloques ou dans son deacutetachement des contingences terrestres une sorte drsquoeacutemigration hors de la socieacuteteacute des hommes hors de ce monde hors du sentiment de lrsquouniteacute humaine et universelle Eacutetant du point de vue religieux le heacuteraut de la Catholiciteacute de lrsquoEacuteglise formant un immense organisme de la Communion qui fait des fidegraveles un corps et une acircme uniques comme le pain est composeacute de froment moulu convaincu aussi par sa foi de la solidariteacute des hommes dans le mal heacutereacuteditaire et dans les chaicircnes du peacutecheacute Augustin pratique une science du concret du singulier du spirituel il ne pratique et ne conccediloit implicitement cette science que dans la mesure ougrave elle nous deacutesindividualise si lrsquoon peut dire pour constituer la personne humaine en sa forme universaliste laquo catholique raquo divine Tu forma mea Deus Crsquoest un mecircme drame qui se joue au cœur de tout homme bien plus au cœur de chacun retentit et srsquoincarne le drame universel en sorte que lrsquohistoire du monde le conflit des deux citeacutes est en mecircme temps une reacutealiteacute de fait et une


reacutealiteacute drsquoacircme un seul agrave seul et un tout agrave tous dans une mecircleacutee continue qui ne se discernera et ne srsquoeacuteclaircira entiegraverement qursquoen lrsquoeacuteterniteacute

Dans sa doctrine du temps et de lrsquoeacuteterniteacute Augustin deacutepassant les analyses et les speacuteculations les plus reacutecentes nous montre en effet (notamment au livre XI des Confessions) que notre sentiment actuel de la dureacutee est non pas une reacutealiteacute physique ou une loi ontologique mais une perspective psychologique une condition de notre expeacuterience morale et de notre croissance spirituelle donneacutee mouvante qui ne trouve sa mesure sa signification sa consistance qursquoen une reacutealiteacute et par un eacutetalon transcendants agrave ce devenir mecircme et nous mettant au-dessus de toute relativiteacute Tant il est vrai que jusqursquoaux sommets de sa contemplation mystique et eschatologique Augustin ne rompt aucune des attaches qui relient tous les deacutetails de son œuvre immense agrave des vues originalement philosophiques [458]


V

Sous preacutetexte de faire passer au premier plan la penseacutee pour ainsi dire informuleacutee drsquoAugustin qui comme lrsquoacircme nrsquoest nulle part parce qursquoelle est partout dans un organisme vivant nrsquoavons-nous pas outrepasseacute ses positions et forceacute sa doctrine En un sens oui et cependant on ne comprendrait pas le lien de ses thegraveses explicites si lrsquoon meacuteconnaissait les veacuteriteacutes dont il a eu plus encore le sentiment profond et agissant que lrsquoexpression distincte et la possession reacutefleacutechie Il ne soupccedilonne certes pas nos scrupules modernes en ce qui concerne la speacutecification des sciences et la juste autonomie de la philosophie de sorte qursquoil ne songe pas agrave justifier le caractegravere formellement rationnel de ses assertions mais reacuteellement il porte en lui la conviction que viser la veacuteriteacute et la feacuteliciteacute comme il le fait viribus unitis crsquoest faire œuvre par excellence de philosophe en mecircme temps que de croyant A son sens il nrsquoy a en fait pour lrsquohomme qursquoune destineacutee il nrsquoy a donc point deux intelligences diffeacuterentes deux volonteacutes seacutepareacutees deux sortes de salut possible il srsquoagit drsquointeacutegrer dans une uniteacute intelligible et salutaire tous les eacuteleacutements du drame qui se joue en chacun et en tous Crsquoest par cette intention drsquointeacutegraliteacute plus que par le deacutetail de ses arguments ou lrsquoeacutelaboration de ses theacuteories particuliegraveres qursquoAugustin a dans lrsquohistoire geacuteneacuterale de la penseacutee une valeur originale et crsquoest lagrave aussi ce qui explique la vitaliteacute ineacutepuiseacutee de son inspiration Il ne suffit donc pas de mettre en opposition certaines de ses thegraveses avec des thegraveses compensatrices ou correctrices pour tirer de lui les stimulations dont le passeacute lui a fait honneur ou dont le preacutesent et lrsquoavenir peuvent avoir besoin Au regard de lrsquohistorien des ideacutees son meacuterite essentiel et agrave vrai dire unique crsquoest drsquoavoir impliqueacute en son effort une explication et une reacutealisation de tout ce que le catholicisme enveloppe meacutetaphysiquement historiquement psychologiquement asceacutetiquement mystiquement et cela sous la loi drsquoune homogeacuteneacuteiteacute intellectuelle qui en laissant agrave ces eacuteleacutements si divers leur caractegravere propre leur confegravere cependant une coheacuterence formellement suffisante pour les rendre pensables solidairement En ce sens Augustin quelle


que soit lrsquoinitiative drsquoesprits comme Justin le Philosophe est vraiment le Pegravere de la laquo philosophie chreacutetienne raquo (au sens technique et leacutegitime que comporte cette expression) parce qursquoil [459] lui a fourni le principe syntheacutetique qui comporte drsquoinfinis renouvellements et accroissements Lagrave gicirct la clef des paradoxes que nous preacutesentions au deacutebut trahi souvent par de preacutetendus disciples qui transformaient en systegravemes notionnels certaines de ses vivantes intuitions Augustin est mieux servi par ses adversaires mecircmes qui forcent de nouveaux aspects de sa penseacutee agrave entrer en lumiegravere et en fonction A travers la lettre qui passe change ou tombe lrsquoesprit demeure et grandit et crsquoest en ce sens seulement que drsquoune veacuteriteacute philosophique ou mecircme de la veacuteritable philosophie on peut dire selon une expression de Thucydide qursquoelle est acquisition pour toujours κτῆμα εἰς ἀεὶ Drsquoaucune systeacutematisation de pures ideacutees on nrsquoen pourra dire autant en deacutepit ou agrave cause de preacutecisions rebelles agrave la reacutenovation et agrave lrsquoextension des donneacutees vivantes

Est-ce dire pour cela qursquoAugustin nrsquoa jamais manqueacute agrave cet esprit et que son œuvre ne reste pas agrave amender agrave compleacuteter agrave conduire vers une conscience plus savante et plus adeacutequate de sa propre intention Aucunement il est au contraire conforme agrave sa nature et utile agrave sa feacuteconditeacute qursquoelle soit agrave reacuteviser et agrave deacutevelopper Signaler des imperfections des desiderata qursquoun recul mdash ou une avance mdash de quinze siegravecles nous permet drsquoapercevoir aujourdrsquohui crsquoest donc moins la meacuteconnaicirctre et la deacutepreacutecier que lui rendre hommage en montrant que proceacutedant drsquoune penseacutee investigatrice et pratiquante laquo elle cherche comme devant trouver et trouve comme devant chercher encore raquo Nous permettra-t-on de toucher agrave quelques-uns de ces points ougrave pour rester mieux fidegravele agrave elle-mecircme la vision augustinienne semble avoir agrave deacutepasser les lignes premiegraveres de son horizon Crsquoest peut-ecirctre lagrave le meilleur service agrave lui rendre

1 Si deacutesireux qursquoil soit drsquouser de laquo lrsquointelligence raquo et drsquoobtenir une entiegravere intelligibiliteacute Augustin qui avait esquisseacute une distinction de lrsquoaspect anthropomorphique et de la reacutealiteacute profonde des donneacutees sensibles ou conceptuelles a cependant trop ordinairement et trop facilement accepteacute ces donneacutees telles quelles comme point de deacutepart solide et irreacuteductible Drsquoougrave souvent une sorte de simplisme dans ses constatations ou ses argumentations Son excuse crsquoest que faute des analyses qursquoa procureacutees le deacuteveloppement des


sciences positives et psychologiques un discernement critique nrsquoeacutetait guegravere possible de son temps [460] Mais lrsquoinconveacutenient drsquoun certain dogmatisme des sens et de lrsquoentendement nrsquoen subsiste pas moins partiellement en compromettant dans un alliage indeacutecis son profond reacutealisme mateacuteriel et spirituel Qursquoune eacutetude geacuteneacutetique et si lrsquoon peut dire histologique de ces donneacutees obvies de la connaissance prouve le caractegravere acquis ou construit de ce qursquoon croyait primitif et ontologique certes ce nrsquoest point lagrave ce qui infirme les thegraveses fonciegraveres drsquoAugustin mais ce progregraves de la critique eacutecarte maints preacutesupposeacutes maints arguments sans que la chute de certains eacutechafaudages eacutebranle la soliditeacute de lrsquoeacutedifice car appuyeacute sur drsquoautres fondements il nrsquoen demeure pas moins et ses lignes architectoniques nrsquoen apparaissent que davantage agrave la condition toutefois drsquoaccorder agrave lrsquointelligence critique les satisfactions dues Et sous quelle forme sur quels points

Tant que lrsquoon accepte ainsi qursquoAugustin srsquoest contenteacute de le faire des donneacutees censeacutement primitives comme point de deacutepart suffisant et irreacuteductible on se condamne agrave subir ou agrave poser comme intelligible ce qui ne lrsquoest reacuteellement pas Le dualisme qui si longtemps avait retenu Augustin dans les chaicircnes pesantes du Manicheacuteisme lui a certes reacutepugneacute de plus en plus sous cette grossiegravere enveloppe mais nrsquoen a-t-il rien gardeacute et en semblant aller agrave lrsquoextrecircme opposeacute par sa theacuteorie de lrsquoobscuriteacute propre aux objets ou aux esprits eux-mecircmes nrsquoa-t-il pas reconstitueacute une antithegravese un monde servant de repoussoir plutocirct que de moyen agrave lrsquoillumination et agrave lrsquoopeacuteration eacutelevante de Dieu Et lrsquoobscuriteacute ne devient-elle pas opaciteacute comme si en dehors de Dieu il y avait une sorte de neacuteant reacuteel ou tout au moins comme si nous avions agrave admettre tout un ensemble de conditions mysteacuterieuses drsquoessences de natures plus ou moins impeacuteneacutetrables ou hostiles agrave lrsquointelligence ou au vouloir

Sans doute preacuteoccupeacute surtout de lrsquoaspect vital moral religieux de sa speacuteculation Augustin nrsquoa pas tourneacute son attention directe et principale vers de tels problegravemes qui se trouvaient cependant impliqueacutes et comme amorceacutes par sa critique de la connaissance humaine Mais crsquoest ici qursquoen effet se manifeste une deacuteficience de sa philosophie venue agrave une heure ougrave les questions nrsquoeacutetaient pas assez mucircres pour ecirctre reacutesolues ni mecircme expresseacutement conccedilues et eacutenonceacutees Par tempeacuterament drsquoailleurs comme par les circonstances de sa propre histoire


il tendait moins agrave [461] lrsquoeacutetude technique et scientifique qursquoagrave la valeur pratique et nutritive de la veacuteriteacute et dans la lumiegravere il cherchait surtout la chaleur Mais ce nrsquoest pas le contredire crsquoest le compleacuteter que de reacuteinteacutegrer dans lrsquoexplication philosophique tous les eacuteleacutements qursquoil avait recueillis comme des donneacutees parfois en conflit alors qursquoil srsquoagit de les rendre plus intelligibles en y voyant des conditions salutaires pour la vie de lrsquoesprit Il y a en germe chez Augustin une theacuteorie de la mateacuterialiteacute et de sa fonction analogue agrave sa doctrine si profonde de la dureacutee et de lrsquoeacuteterniteacute pour reacutepondre agrave la fois aux exigences de lrsquoideacutealisme et aux requecirctes du reacutealisme contemporains Ses deacuteficiences mecircme sont moins encore des exclusions par de fausses preacutecisions que des preacuteparations et des tacirctonnements

2 Il nrsquoen est pas moins vrai que les insuffisances scientifiques dont nous venons de donner un aperccedilu ont une reacutepercussion dans le domaine moral lui-mecircme Ce nrsquoest jamais impuneacutement que le cocircteacute intellectuel pegraveche lrsquoeacutequilibre spirituel tout entier demeure menaceacute Pour le philosophe se reacutesigner agrave subir du brut crsquoest abdiquer crsquoest laisser au cœur de sa chair une eacutepine qui risque drsquoenvenimer tout le corps et lrsquoacircme mecircme de la doctrine

Soit sous lrsquoinfluence de Platon soit par la carence que nous venons de signaler Augustin a eacuteteacute ameneacute agrave opposer ou agrave superposer deux mondes heacuteteacuterogegravenes et finalement adverses lui qui cependant a un si profond besoin drsquouniteacute coheacuterente Et dans le monde mecircme ougrave se deacuteploient notre connaissance et notre action il a introduit par lagrave une sorte de morcelage antinomique

Soit au point de vue gnoseacuteologique soit au point de vue eacutethique il a parfois abuseacute de la dichotomie qui met drsquoun cocircteacute tout lrsquoobscur et le mauvais de lrsquoautre le clair et le bon Sans doute il excelle avec son sens drsquoobservateur agrave montrer le meacutelange et la confusion apparente et en un sens il a raison de pressentir et de preacutesager le discernement final et absolu de ce qui srsquoentrecroise preacutesentement sous les faits relatifs et les rapprochements provisoires Mais malgreacute la perspicaciteacute et lrsquoeacutetendue de sa vision parfois il simplifie il tranche il outre des choses infiniment complexes dans lrsquoordre aussi bien moral et politique que religieux Et cependant nul nrsquoa eu plus que lui le sentiment de cette complexiteacute et des regravegles subtilement souples qursquoelle reacuteclame laquo De ce qui est plastique plastique aussi doit ecirctre la norme raquo avait deacutejagrave remarqueacute [462]


Aristote en sorte qursquoAugustin eucirct sans doute reacutepugneacute aux disciples dont la litteacuteraliteacute a fausseacute son intention et qursquoil eucirct applaudi aux efforts drsquointerpreacutetation qui correspondent agrave sa geacuteneacuterositeacute drsquoacircme

Il est vrai que drsquoune part il a vu que tout ecirctre spirituel a une inclination congeacutenitale vers Dieu et une liberteacute sans laquelle aucune personnaliteacute aucune destineacutee morale nrsquoest concevable tandis que drsquoautre part il a insisteacute agrave fond sur lrsquoimpuissance native ou acquise de lrsquohomme borneacute et peacutecheur pour atteindre le salut Mais il est vrai en mecircme temps que ces deux thegraveses quoique souvent deacuteveloppeacutees par lui avec une force exclusive ne se heurtent pas dans son intime penseacutee crsquoest donc qursquoil est aussi loin du preacutedestinationnisme que de lrsquoilluminisme ou de lrsquoimmanentisme auxquels tour agrave tour on lrsquoa tireacute Mais il restait agrave relier plus explicitement qursquoil ne lrsquoa fait des thegraveses dont la convergence nrsquoapparaicirct en effet que par une progression geacuteneacuterale des perspectives Autant il est bon de manifester le dynamisme profond de la vie spontaneacutee de lrsquoesprit autant il est bon de marquer lrsquoincommensurabiliteacute de toute penseacutee et de toute action humaines avec le terme entrevu et convoiteacute (et drsquoun autre point de vue Spinoza par exemple nrsquoa-t-il pas impliqueacute lrsquoeacutequivalent de la gracircce en marquant si fortement que la libeacuteration des passions suppose lrsquoefficace de Dieu ) autant il serait mauvais de scleacuteroser en abstractions substantifieacutees et antitypiques ces aspects drsquoune mecircme veacuteriteacute agrave double face De mecircme que la causaliteacute reacuteciproque du crede ut intelligas et de lrsquointellige ut credas se justifie parfaitement de mecircme que la reacutealiteacute du libre arbitre coexiste avec la reacutealiteacute de sa deacuteficience finale de mecircme pour Augustin la part immanente et la part transcendante de notre connaissance et de notre action se concilient sans que lrsquoune soit le moins du monde agrave sacrifier agrave lrsquoautre dans la veacuteriteacute effective de leur coopeacuteration Et si le peacutecheacute a mis davantage en eacutevidence et au premier plan le besoin du secours et du concours divins il nrsquoen reste pas moins (contrairement agrave certaines interpreacutetations protestantes ou janseacutenistes) que mecircme indeacutependamment du peacutecheacute comme sous le peacutecheacute mecircme liberteacute et gracircce ont agrave remplir leur rocircle dans lrsquohypothegravese qursquoAugustin croit historiquement reacutealiseacutee drsquoune vocation positive de lrsquohomme agrave lrsquounion divine La morale naturelle et rationnelle se compose ainsi avec la conception chreacutetienne qui [463] entre dans la trame de la destineacutee commune agrave tout homme fucirct-ce sous des formes anonymes ou pseudonymes


3 Mais plus que dans les questions morales la doctrine augustinienne reste sur les questions sociales et politiques grosse de confusions en mecircme temps que de suggestions preacutecieuses Pour avoir eacuteteacute porteacute agrave se deacutetourner souvent de lrsquoaspect scientifique et des horizons terrestres Augustin qui conservait un reacutesidu sous-jacent de dualisme a tendu agrave sous-estimer le rocircle de la citeacute politique agrave lui assigner une fonction pour ainsi dire mateacuterielle agrave croire qursquoen effet elle a seulement agrave organiser laquo le bel ordre de la concupiscence raquo selon une expression de Pascal agrave supposer mecircme qursquoordinairement elle est laquo ce monde raquo pour lequel le Christ nrsquoa pas voulu prier qursquoelle incarne parfois le regravegne du mal ou bien que pour remplir sa vraie et bonne fonction elle doit se mettre au service du pouvoir spirituel comme son bras seacuteculier Drsquoougrave maints abus qui ont pu paraicirctre en droit de se couvrir de lrsquoautoriteacute drsquoAugustin Et cependant par le meilleur et le plus authentique de sa penseacutee il eacutechappe agrave ces applications et deacuteviations Il a vu les fondements naturels les raisons morales les services deacutejagrave spirituels de lrsquoorganisation politique et sociale les causes de lrsquoattachement leacutegitime et bienfaisant de lrsquohomme agrave sa terre et agrave ses compatriotes la distinction libeacuteratrice et la coopeacuteration salutaire des deux pouvoirs le principe de leur accord ou de la solution de leurs conflits Toutefois il faut reconnaicirctre les limites et lrsquoinadeacutequation de ses conceptions trop lieacutees aux conditions et aux circonstances transitoires lrsquohorizon romain lrsquoa borneacute en quelque maniegravere et il a en mecircme temps trop reacuteduit la fonction et trop escompteacute lrsquoappui de lrsquoEacutetat dans lrsquoordre des obligations religieuses au for exteacuterieur A vrai dire il a oscilleacute entre plusieurs distinctions ou confusions dans son eacutetude des deux Citeacutes enclin tantocirct agrave une sorte drsquoacosmisme qui le fait pour ainsi dire srsquoeacutemanciper de la socieacuteteacute terrestre si deacutecadente si ruineuse tantocirct agrave une sorte de milleacutenarisme qui lui fait imaginer un regravegne visible de lrsquoEacuteglise empruntant les cadres et les attributs de lrsquoEmpire pour substituer lrsquouniteacute catholique agrave la domination quasi universelle de la Res romana Mais si plus tard on a pu systeacutematiser ces deacutefauts Augustin fournit les principes essentiels qui y remeacutedient et qui doivent inspirer une civilisation drsquoordre de paix drsquoinitiative Il a eacutenonceacute les maximes dont nous avons encore le [464] plus grand besoin aujourdrsquohui non seulement pour la concorde mais pour la coopeacuteration des acircmes et des peuples de la liberteacute et de lrsquoautoriteacute dans lrsquoordre vrai lrsquoordre de lrsquoeacutequiteacute et de la chariteacute


4 Sur la philosophie religieuse sur la conception mecircme de la transcendance divine et de la destineacutee humaine Augustin plus qursquoen aucun autre domaine a ouverte des voies qursquoil nrsquoa pu suivre jusqursquoagrave la complegravete expression technique qui ont par lagrave mecircme exposeacute agrave des deacuteviations beaucoup de ceux qui se sont attacheacutes agrave des formules unilateacuterales mais ces imperfections formelles ne doivent pas masquer la penseacutee fonciegravere lrsquointention impliqueacutee A des regards superficiels il a pu sembler tantocirct qursquoAugustin attribue agrave la nature primitive de lrsquohomme le pouvoir de se surnaturaliser en sorte que le christianisme serait une sorte de replacirctrage des ruines faites par le peacutecheacute dans lrsquoordre natif tantocirct que lrsquohumaniteacute nrsquoeacutetant par elle-mecircme que laquo masse de perdition raquo il nrsquoy avait place en dehors de la gracircce tout arbitraire que pour lrsquoignorance la concupiscence et le dam Mais ces deux thegraveses qursquoon a drsquoailleurs chercheacute agrave solidariser sont eacutegalement contraires agrave la doctrine augustinienne Seulement pour comprendre cette doctrine en sa teneur complegravete il faut lagrave saisir simultaneacutement en tous ses aspects psychologique historique eacutethique asceacutetique meacutetaphysique et alors on srsquoaperccediloit qursquoelle est grosse drsquoune ideacutee agrave la fois philosophique et theacuteologique du surnaturel qui nrsquoa peut-ecirctre jamais encore eacuteteacute entiegraverement expliciteacutee ideacutee drsquoailleurs toute conforme agrave la vivante tradition et qui profite des analyses abstraites auxquelles on srsquoest si freacutequemment tenu mais qui les enveloppe et les deacutepasse Comme il srsquoagit de la clef de voucircte de lrsquoAugustinisme on nous permettra pour preacuteparer notre conclusion de la rappeler et de lrsquounifier en peu de mots

Un esprit nrsquoest esprit qursquoen recevant lrsquoirradiation divine et qursquoen tendant agrave connaicirctre Dieu agrave participer agrave sa beacuteatitude Mais nul esprit ne peut par lui-mecircme et avec ses seuls dons de nature reacutealiser pleinement ce programme deacutesir normal mais impuissance normale elle aussi La raison estime raisonnable que ce vœu naturel laisse subsister lrsquoinaccessibiliteacute de Dieu Si une union plus intime peut ecirctre conccedilue et obtenue crsquoest par une initiative gratuite de Dieu et crsquoest au prix drsquoune eacutepreuve positive de lrsquoesprit creacuteeacute qui confessant son insuffisance et sa deacutependance porte laquo lrsquoamour de Dieu jusqursquoau meacutepris de soi raquo au lieu de srsquoeacutetablir laquo en un amour [465] de soi allant jusqursquoau meacutepris de Dieu raquo Ainsi mecircme dans lrsquoeacutetat primitif drsquoinnocence lrsquoecirctre spirituel fait pour aller agrave Dieu (nos fecisti ad Te Domine) ne pouvait y atteindre et Dieu ne pouvait lrsquoamener davantage agrave soi que par une eacutepreuve naturellement


mortifiante et surnaturellement vivifiante Eacutechoue-t-elle Elle peut ecirctre irreacuteparable (comme pour les anges rebelles) elle peut aussi ecirctre reacutepareacutee mais par un surcroicirct drsquoamour divin par une gracircce nouvelle par une coopeacuteration plus oneacutereuse de lrsquohomme qui ne pouvant rien dans lrsquoordre du salut sans la gracircce multiforme qui lrsquoappelle le preacutevient le soutient le libegravere le purifie lrsquoeacuteclaireacute le relegraveve et lrsquoeacutelegraveve peut tout avec elle et par elle

Rien en tout ce complexus qui ne soit pour Augustin fondeacute en raison parfaitement coheacuterent en accord avec toutes les donneacutees de son expeacuterience personnelle et de sa speacuteculation rationnelle aussi bien qursquoavec les enseignements de lrsquohistoire et de lrsquoEvangile Cette impression drsquouniteacute totale est en fait le criteacuterium souverain et unique de veacuteriteacute laquo solide raquo Cette soliditeacute qursquoil aime et qui satisfait son besoin drsquoordre et de seacutecuriteacute dans la lumiegravere pacifiante et dans la tranquilliteacute reposeacutee de lrsquoacircme nrsquoest possible en effet que si la penseacutee et lrsquoaction se sont rejointes en embrassant tout lrsquoitineacuteraire de lrsquoacircme toute lrsquohistoire de lrsquounivers tout le dessein de Dieu laquo donec requiescat in Te Deus raquo La philosophie inteacutegrale a trouveacute son lieu son ubi et par cette extension totale comme par sa compreacutehension universelle elle reacutepond au sens eacutetymologique du mot laquo catholique raquo comme au sens historique de ce terme dont Augustin qui lrsquoa si profondeacutement commenteacute a deacuteclareacute qursquoil suffit agrave le retenir dans le sein de lrsquoassembleacutee qui seule a pu prendre cette appellation et se la faire rendre Et tandis que souvent les formules drsquoAugustin ont eacuteteacute utiliseacutees au service drsquoune conception eacutetroite et drsquoune preacutedestination arbitraire qui restreint ou deacutenature lrsquoampleur de la chariteacute divine il convient au contraire de voir son veacuteritable esprit srsquoexprimer dans le laquo diligite errantes raquo qursquoil a expresseacutement prescrit dans le texte in necessariis unitas in dubiis libertas in omnibus caritas qursquoon lui a attribueacute pour reacutesumer son inspiration dans son souci continuel du caractegravere libre et moral de la foi dans sa conception de lrsquoacircme invisible qui unit les hommes de bonne volonteacute Mais on ne deacutenaturerait pas moins sa penseacutee en ramenant sa meacutetaphysique religieuse agrave une sorte de gnose morale et en atteacutenuant lrsquoaspect [466] historique les exigences mortifiantes de sa doctrine speacuteculative et pratique toute fondeacutee sur la double conviction de la deacuteficience naturelle et de la deacutecheacuteance effective qui rendent indispensables les purifications intellectuelles et asceacutetiques en correacutelation avec le concours et le secours divins Si chez lui lrsquoeacutequilibre entre lrsquoimmanence et la


transcendance entre la nature et la surnature semble parfois demeurer oscillant et indeacutefini il a cependant poseacute les donneacutees fondamentales et fourni lrsquoesprit dont la penseacutee philosophique ne peut du point de vue chreacutetien manquer de srsquoinspirer afin de maintenir les contacts neacutecessaires et de procurer les coopeacuterations salutaires

Pour rendre compte de ce qursquoAugustin a dit il a fallu suggeacuterer des choses qursquoil nrsquoa pas dites et en une langue philosophique qui est eacutevidemment posteacuterieure agrave la sienne Mais crsquoest lagrave une condition ineacutevitable si lrsquoon tient agrave ne pas le tuer pour montrer un squelette de mort alors que lrsquoossature mecircme doit rester vivante et croicirctre avec les chairs par les chairs La veacuteriteacute historique drsquoun systegraveme mdash de celui-ci moins que de tout autre mdash nrsquoest pas toute enclose dans les termes ougrave il est eacutenonceacute Le rapport mecircme qursquoAugustin a conccedilu entre la penseacutee et la vie entre la speacuteculation et lrsquoexpeacuterience entre la science et la foi entre la liberteacute et la gracircce entre lrsquohumiliteacute et la chariteacute fait de sa doctrine un drame spirituel qui se prolonge en toute conscience agrave travers toute lrsquohistoire jusqursquoen lrsquoeacuteterniteacute Il tend agrave nous rendre acteurs nous-mecircmes plus encore que spectateurs et il justifie cette thegravese que le veacuteritable historien de la penseacutee veacuteritablement philosophique quel que soit son devoir drsquoexactitude impassible ou en raison de ce devoir mecircme ne saurait comprendre deacutecrire une doctrine qursquoen entrant lui-mecircme finalement dans lrsquoeacutepopeacutee meacutetaphysique et dans la trageacutedie spirituelle qui ne laissent rien ni personne en dehors drsquoelles Pour avoir senti cela et reacutealiseacute quelque chose de cela Augustin garde une indestructible vitaliteacute Sans doute tout le mobilier de sa penseacutee peut avoir vieilli ou peacuteri mais sa penseacutee maicirctresse demeure stimulante et feacuteconde pour les incroyants comme pour les croyants

Car si peu favorable que soit Augustin agrave une interpreacutetation [467] ideacutealiste de ses doctrines toujours spirituellement litteacuterales si lrsquoon peut dire et


formellement concregravetes ceux mecircmes qui nrsquoacceptent pas ses conclusions de philosophe croyant peuvent trouver en lui une lumiegravere et une joie comme les trouvent en Pascal tant de pascalisants qui ne sont pas chreacutetiens et en Spinoza tant de spinozistes qui ne sont point pantheacuteistes Et de fait il allie quelque chose de ces deux grandes acircmes Quiconque a le sens et le besoin de lrsquouniteacute intelligible de la vie inteacuterieure drsquoune foi morale et religieuse de la communion humaine de la purification et de lrsquoascension spirituelles de lrsquounion agrave Dieu drsquoune explication satisfaisante pour lrsquoesprit et pour le cœur du drame universel trouvera profit et joie dans le commerce drsquoAugustin 1

Mais aussi pour les fidegraveles mecircmes de la tradition seacuteculaire et toujours intellectuellement renouveleacutee diversifieacutee et unifieacutee au sein du christianisme la doctrine augustinienne quelque besoin qursquoelle ait eu de preacutecisions de redressements de compleacutements nrsquoen offre pas moins ce caractegravere singulier de reprendre toujours ses avantages sur ceux qui ont paru lui faire la leccedilon leurs critiques leurs additions nrsquoont pris et gardeacute leur sens utile et vrai qursquoen srsquoincorporant agrave lrsquoideacutee maicirctresse et unitive qui permet agrave lrsquoAugustinisme drsquoecirctre agrave lui-mecircme une vivante tradition mecircleacutee et pour ainsi dire identifieacutee agrave la Tradition totale sans y perdre sa couleur Que pour veacuterifier cette loi lrsquoon reacutefleacutechisse un instant agrave ce que nous avons dit du rapport des deux ordres de nature et de gracircce certains ont cru ou croient encore que tout a eacuteteacute gagneacute quand pour preacutevenir toute confusion une dissection avait anatomiseacute et opposeacute ces notions de nature et de surnature constitueacute une philosophie agrave part et une

1 Il nrsquoest donc pas surprenant que des cocircteacutes les plus divers et en tous pays le centenaire de saint Augustin soit commeacutemoreacute Pour me borner agrave quelques-unes des publications reacutecentes de langue franccedilaise apregraves la savante Introduction agrave lrsquoEacutetude de saint Augustin de M Etienne Gilson (chez Vrin 1929) les Archives de Philosophie les Cahiers de la Nouvelle Journeacutee la Revue neacuteo-scolastique et bien drsquoautres peacuteriodiques ont consacreacute au docteur et au philosophe de beaux teacutemoignages Il va peut-ecirctre paraicirctre une traduction franccedilaise de lrsquoimportant volume que sous lrsquoimpulsion de M Burns dix collaborateurs ont publieacute agrave Londres le 28 aoucirct 1930 agrave la librairie Sheep et Ward Un second volume anglais est annonceacute agrave la mecircme librairie Les fecirctes de Carthage en mai dernier ont glorifieacute avec eacuteclat le grand Africain Dans lrsquoEncyclique qursquoil lui a consacreacutee en date du 20 avril 1930 Pie XI lui rend cet hommage laquo Il parvint par ses eacutecrits agrave laisser en heacuteritage agrave la posteacuteriteacute la plus vaste et la plus magnifique somme de la doctrine sacreacutee raquo


theacuteologie agrave part juxtaposeacute ou superposeacute deux mondes mais alors ces deux mondes excentriques [468] lrsquoun agrave lrsquoautre ou srsquoignorent sans se toucher ou se heurtent tangentiellement ou empiegravetent lrsquoun sur lrsquoautre au risque de conflits ou tendent agrave srsquoexclure si drsquoun ne reacuteussit pas agrave srsquoimposer agrave lrsquoautre 1 Comment-ne pas voir le bienfait permanent drsquoAugustin qui sans compromettre la distinction neacutecessaire ou en permettant mecircme de la perfectionner encore a montreacute aux sources mecircmes de lrsquointelligence et de la chariteacute les principes explicatifs vivifiants et unificateurs des deux ordres que lrsquoanalyse a eu raison de dire incommensurables mais qursquoelle aurait tort de preacutetendre rebelles agrave tout accord de penseacutee et de vie

En ce sens foncier Augustin (quel que soit lrsquoapport de ses devanciers) demeure lrsquoinitiateur et lrsquoanimateur de laquo la penseacutee catholique raquo et de laquo la philosophie chreacutetienne raquo Ces expressions qui seraient tregraves contestables srsquoil srsquoagissait drsquoun syncreacutetisme historique ou drsquoun concordisme extrinsegraveque prennent leur signification veacuteritable et justifiable dans la perspective augustinienne Car crsquoest en elle comme en un lieu geacuteomeacutetrique que se rencontrent les requecirctes de la speacuteculation rationnelle les leccedilons de lrsquoexpeacuterience les traditions de lrsquohistoire et les enseignements religieux Pour tout reacutesumer drsquoun mot qui fixe ce centre drsquouniteacute si complexe et si diverse nous pouvons dire que au regard de la doctrine augustinienne les autres philosophies sont ou fragmentaires ou composites soit qursquoelles laissent de cocircteacute une part des donneacutees reacuteelles soit qursquoelles supposent un eacutetat de pure nature se suffisant et reacutealiseacute en fait soit qursquoelles introduisent dans le problegraveme de notre destineacutee un eacuteleacutement adventice et tout heacuteteacuteronomique Augustin lui au

1 De reacutecents travaux ont montreacute qursquoon se meacuteprendrait en opposant sur ce point saint Thomas et saint Augustin Quelque utiles qursquoaient eacuteteacute les preacutecisions thomistes elles ne sauraient ecirctre impuneacutement isoleacutees de lrsquoinspiration augustinienne car crsquoest gracircce agrave elle que srsquoexplique la symbiose de la philosophie et de la vie chreacutetienne Voir agrave ce sujet les articles du P Guy de Broglie sur La Place du Surnaturel dans la philosophie de saint Thomas dans les Recherches de Science religieuse 1924 lrsquoeacutetude de Dom Laporta sur Les Notions drsquoappeacutetit naturel et de puissance obeacutedientielle chez saint Thomas drsquoAquin dans les Ephemerides theologicae Lovanienses ann V fascic II aprilis 1928 et la thegravese du P James E OrsquoMahony The Desire of God in the philosophy of S Thomas Aquinas Cork University Press 1929


contraire implique constamment notre eacutetat concret qui nrsquoest ni nature pure et se suffisant intrinsegravequement ni surnature naturalisable mais eacutetat laquo transnaturel 1 raquo eacutetat [469] qui mecircme initialement posait une crise agrave reacutesoudre avec les diverses reacutepercussions justement possibles drsquoune libre option humaine et des libeacuteraliteacutes de la condescendance divine En cette immense eacutepopeacutee rien drsquoarbitraire rien de brutalement neacutecessaire mais partout une convenance intelligible sous lrsquoinspiration drsquoune chariteacute dont les rigueurs apparentes ne visent qursquoagrave procurer le maximum de valeur morale drsquounion de la creacuteature avec Dieu et de beacuteatitude multiplieacutee Drsquoun tel centre de rayonnement toutes les expeacuteriences toutes les croyances toutes les espeacuterances drsquoAugustin convergent en une contemplation qui pour ecirctre peacuteneacutetreacutee de ferveur chreacutetienne nrsquoen est pas moins peacuteneacutetreacutee de sens intelligible et drsquouniteacute philosophique Et ainsi avons-nous reacuteussi peut-ecirctre agrave faire entendre pourquoi la doctrine augustinienne demeure engageacutee dans la vie permanente de la haute speacuteculation et comment agrave travers sa theacuteologie mecircme elle est essentiellement laquo philosophie raquo

MAURICE BLONDEL

1 Voir dans le Vocabulaire de la Socieacuteteacute franccedilaise de Philosophie ce terme avec la deacutefinition exacte qursquoil comporte


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