8
SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE Béatrice Lehalle P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2005/5 - Vol. 69 pages 1607 à 1612 ISSN 0035-2942 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1607.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lehalle Béatrice , « Sublimation et crise du milieu de la vie » , Revue française de psychanalyse, 2005/5 Vol. 69, p. 1607-1612. DOI : 10.3917/rfp.695.1607 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P.U.F.

Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE Béatrice Lehalle P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2005/5 - Vol. 69pages 1607 à 1612

ISSN 0035-2942

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1607.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lehalle Béatrice , « Sublimation et crise du milieu de la vie » ,

Revue française de psychanalyse, 2005/5 Vol. 69, p. 1607-1612. DOI : 10.3917/rfp.695.1607

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..

© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

ubc

-

- 14

2.10

3.16

0.11

0 -

11/1

1/20

11 0

5h46

. © P

.U.F

. D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P

.U.F

.

Page 2: Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RFP&ID_NUMPUBLIE=RFP_695&ID_ARTICLE=RFP_695_1607

Sublimation et crise du milieu de la vie

par Béatrice LEHALLE

| Presses Universitaires de France | Revue française de psychanalyse2005/5 - 695ISSN 0035-2942 | ISBN 2130552528 | pages 1607 à 1612

Pour citer cet article : — Lehalle B., Sublimation et crise du milieu de la vie, Revue française de psychanalyse 2005/5, 695, p. 1607-1612.

Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

ubc

-

- 14

2.10

3.16

0.11

0 -

11/1

1/20

11 0

5h46

. © P

.U.F

. D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P

.U.F

.

Page 3: Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

Sublimation et crise du milieu de la vie

Béatrice LEHALLE

Si la sublimation existe « dès le début », ainsi que le rappelle J.-L. Bal-dacci dans son rapport, on constate que, pour certains créateurs, les remanie-ments inhérents à la vie et à ses deuils entraînent une transformation de leursublimation.

Dans l’ouvrage collectif de D. Anzieu, Psychanalyse du génie créateur,en 1974, E. Jaques évoque, dans un article intitulé « Mort et crise du milieu dela vie », le changement du mode de sublimation des artistes lors de la crise dumilieu de la vie. Il montre la grande fréquence de mortalité chez les créateursvers l’âge de 37 ans. Cette période constituerait un tournant dans la jeunesse,accompagné d’un changement dans leur création.

Dans la jeunesse, la sublimation serait un mode d’expression plus instan-tané, la pulsionnalité est intense, la production rapide et « la créativité brû-lante » : l’œuvre est créée d’emblée, et définitivement. Tel fut le mode de créa-tion de Rimbaud, Mozart ou Keats, au début de l’âge adulte.

Puis, vers l’âge de 40 ans, la créativité devient une « créativité sculptée » :l’inspiration, le travail inconscient peuvent demeurer aussi intenses, mais uneplus grande distance s’établit entre l’élan primitif d’inspiration et l’extério-risation de l’œuvre achevée. Celle-ci est soumise à un « modelage » plus long, etson élaboration peut durer plusieurs années. De plus, il se produit un change-ment dans sa qualité et son contenu qui devient plus philosophique que lyriqueet descriptif. Il s’y développe davantage de résignation face à l’imperfectionhumaine et les limites du travail réalisé. L’œuvre de Beethoven, Shakespeare,Goethe, Goya, Dürer, pour ne citer que quelques-uns, témoignerait decette transformation.

Selon E. Jaques, l’élaboration de la « crise du milieu de la vie » nécessiteune « réélaboration de la position dépressive infantile, avec une compréhensionde la mort et des pulsions destructrices qui ont à être prises en compte ». Il seRev. franç. Psychanal., 5/2005

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

ubc

-

- 14

2.10

3.16

0.11

0 -

11/1

1/20

11 0

5h46

. © P

.U.F

. D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P

.U.F

.

Page 4: Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

produirait de nouveau une désintrication des pulsions d’amour et de haine,ainsi qu’une lutte contre les angoisses schizo-paranoïdes.

À partir de cette réélaboration de la position dépressive se trouve élaboré ledeuil de l’éternité et de la toute-puissance infantile. La prise en compte de la mortà venir est accompagnée d’une meilleure intégration du monde interne et externe.

J’illustrerai ce propos par une réflexion psychanalytique concernantl’œuvre de Segantini. Après l’ouvrage de Freud consacré à Léonard de Vinci(Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910), K. Abraham est l’un des pre-miers psychanalystes à avoir étudié « l’ensemble de la vie et des particularitéspsychologiques d’un créateur dans les arts plastiques (...), sous l’angle psycha-nalytique, dans l’intention de déceler dans l’élaboration artistique l’action deforces instinctuelles inconscientes ». On sait que, tout au long de cette période,ses travaux se sont croisés avec ceux de Freud avec qui il entretient une corres-pondance soutenue.

Il précise, dans la préface de la seconde édition de son article, qu’il relie cetessai à ses recherches sur les états de dépression, et croit « serrer de plus près leproblème posé par les tendances mélancoliques de Segantini ». Dans un articlerécent, May montre que K. Abraham met pour la première fois en évidence laproblématique de la « haine » pour le parent de sexe opposé – soit, ici, lamère – en soulignant le caractère primitif de l’agressivité, préfigurant ainsi ladeuxième théorie des pulsions chez Freud, ainsi que les travaux de ses succes-seurs, M. Klein en particulier.

K. Abraham recherche les sources infantiles de la pathologie du peintre,ainsi que leur relation avec l’expression picturale de Segantini. Son essai com-pare la biographie de l’artiste et les thèmes qu’il traite. Il faut en soulignerl’aspect lyrique qui exalte et idéalise le peintre. L’essai d’Abraham répond aucôté légendaire attribué à la vie de Segantini, et surtout à sa mort, pour lesquelsil est davantage connu que par son œuvre.

K. Abraham met en valeur l’intensité particulière au peintre du jeu pul-sionnel (amour, haine), et de son ambivalence vis-à-vis de la mort et del’imago maternelle. Il met en parallèle l’évolution du jeu pulsionnel et de sonœuvre picturale. Traitant son matériel biographique et pictural à la manièredu contenu manifeste d’un rêve, il s’oriente vers la relation de Segantini avecsa mère décédée lorsqu’il avait 5 ans. Le peintre aurait éprouvé pour celle-ciun intense attachement pulsionnel, qu’il aurait résolu par son idéalisation.L’amour unique de Segantini à l’égard de sa femme Bice, l’établissement deformations réactionnelles (amour pour autrui, défense de l’humanité) et sonmode de sublimation dans la peinture prendraient, selon lui, racine danscet attachement à sa mère. En quelques pages, K. Abraham note le silence deSegantini sur son père : au maximum, on retrouve chez lui le mythe de

1608 Béatrice Lehalle

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

ubc

-

- 14

2.10

3.16

0.11

0 -

11/1

1/20

11 0

5h46

. © P

.U.F

. D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P

.U.F

.

Page 5: Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

la naissance du héros et la création d’une fantaisie de filiation. De plus,Abraham souligne la rébellion systématique du peintre contre toute autorité,ou tout substitut paternel.

K. Abraham note la recherche constante du peintre pour la lumière, fruitd’importantes « pulsions voyeuristes ». Cependant Abraham ne s’intéresse passeulement au jeu pulsionnel ambivalent de Segantini, mais aussi à la psycho-pathologie de la personnalité de Segantini. À travers sa biographie et sonévolution picturale, il met en valeur ses oscillations thymiques, de type cyclo-thymique, sans toutefois le considérer comme véritablement atteint de psy-chose maniaco-dépressive. Soulignant l’étrangeté des circonstances de sa mort(Segantini est mort d’une péritonite, après une excursion en montagne), il con-clut, devant son déni de la gravité de sa maladie, à un équivalent suicidaire.

Reparlons maintenant des principaux éléments biographiques concernantSegantini : Giovanni Segatini naît le 15 janvier 1858, dans une famille trèsmodeste. À l’âge de 5 ans, sa mère meurt et son père le quitte définitivement.Accueilli chez son demi-frère, il travaille en journée et suit les cours du soirde l’Académie de Brera. C’est alors qu’il transforme son nom en Segantini(segante : « le scieur »). Presque illettré, il fait la connaissance du marchand detableaux V. Grubicy qui l’aide à connaître la peinture contemporaine (Millet,Mauve) et avec lequel il signe un contrat exclusif, en 1883, stipulant que sesdeux parents sont décédés, sans que l’on en sache plus en ce qui concerne lamort de son père.

Marié avec Bice, la sœur de son ami Carlo Bugatti, il a quatre enfants. Lecouple vivra successivement à Milan, puis dans la Brianza, puis à Savogninodans les Grisons, enfin à Maloja dans l’Engadine. En 1890, il rompt avecV. Grubicy qui refuserait son évolution vers une peinture plus symboliste. Ilmeurt le 18 septembre 1899, dix jours après l’ascension du Schafberg dans lebut de réaliser la toile centrale du Trittico della Natura. Atteint d’une péritoniteaiguë, il refuse de voir le médecin.

Son œuvre a connu de plus en plus de succès, dès 1883, à Amsterdam, puisà Londres, Monaco, Turin, Vienne, Berlin, ce qui le met en contact avec diffé-rents artistes étrangers (Klimt, etc.). Elle s’inscrit dans le courant contemporainde la peinture italienne milanaise : le divisionnisme, dans les années 1890à 1920, que Segantini définit, en 1898, comme « la recherche naturelle de lalumière ». Le principe du divisionnisme repose sur la juxtaposition de touchesfilamenteuses de couleur pure qui permet au spectateur de réaliser la synthèserétinienne de l’œuvre. Il s’inscrit dans le projet de traduire « une idée abstraite,à partir d’une image empruntée à la réalité, et resituée dans un contexte derêve », ou « d’une revendication sociale, par le choix d’une scène de la vie deshumbles particulièrement évocatrice ». Ce mouvement semble s’être créé de

Sublimation et crise du milieu de la vie 1609

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

ubc

-

- 14

2.10

3.16

0.11

0 -

11/1

1/20

11 0

5h46

. © P

.U.F

. D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P

.U.F

.

Page 6: Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

façon indépendante, et dans l’ignorance du néo-impressionnisme français deSeurat ou d’autres courants picturaux italiens.

Dans l’évolution de l’œuvre picturale de Segantini, il faut distinguer quatrepériodes, depuis un académisme classique, au début, jusqu’à son départ pour laBrianza, en 1881. Dès sa rencontre avec V. Grubicy, il traite de thèmes natura-listes, alors que sa technique divisionniste apparaît ; il souligne son désird’ « étudier et de conquérir la nature » (il peignait d’ailleurs toujours d’aprèsnature). Dans la troisième période, à Savognino, de 1886 à 1894, les thèmes deses toiles deviennent plus symboliques, et privilégient le thème de la maternité.Sa technique s’affirme de plus en plus divisionniste. En 1891, l’une de ses toiles,Il castigo delle lussuriose, inspirée d’un poème indien ( « Les femmes qui se sontadonnées à la luxure sont condamnées à flotter pour l’éternité au-dessus dechamps de neige » ), montre, horizontalement, des femmes immobiles flottantau-dessus de champs de neige. Enfin, de 1884 à sa mort, il traite des thèmessymboliques suivants :

— la maternité (l’Angelo della vita : un enfant serré contre sa jeune mèreassise sur un arbre), le Cattive madri, reprenant la toile d’Il castigo dellelussuriose, mais avec au premier plan une femme accrochée à un arbre, unbébé mort agrippé à son sein ;

— l’amour ;— des thèmes mystiques : à l’expansivité de ceux-ci correspond la conquête

croissante de l’altitude par le peintre.

Sur un plan psychanalytique, nous voyons se développer chez Segantinideux aspects prépondérants de l’imago maternelle : soit elle est une mèreaimante, idéale, soit elle est l’amante coupable de luxure qui devient infanticideet châtiée pour l’éternité. Ce thème devient prépondérant, dans la période deSavognino, et s’accompagne parfois de difficultés techniques, ou de réactionspassionnées chez le peintre si ses toiles ne sont pas acceptées. La recherche deplus en plus intense de la lumière semble répondre à une intensification de sapulsionnalité. Parallèlement, son intérêt pour la division de ses touches pictu-rales en filaments lui permet peut-être de lutter contre ses pulsions scopto-philiques, en faisant appel à l’œil du spectateur pour en faire la synthèse etdiluer l’excitation de ce qu’il voit et peint.

On peut imaginer qu’il se produit chez l’artiste un clivage entre deux typesd’imagos, l’une idéalisée et l’autre porteuse d’un sein « mauvais », selon uneperspective kleinienne. Ainsi que le rappelle É. Sechaud, selon M. Klein lasublimation est liée à la réparation, celle-ci étant rattachée à l’élaboration de laposition dépressive. J. Chasseguet-Smirgel montre qu’au clivage de l’objetsemble correspondre un clivage du sujet.

1610 Béatrice Lehalle

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

ubc

-

- 14

2.10

3.16

0.11

0 -

11/1

1/20

11 0

5h46

. © P

.U.F

. D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P

.U.F

.

Page 7: Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

On peut penser que, dans la dernière période de sa vie, Segantini se soitheurté à une nouvelle difficulté de résolution de mouvements psychiquesschizo-paranoides, comme s’il ne pouvait pas élaborer les mouvements dépres-sifs sous-jacents. Contre l’angoisse de perte de l’objet, l’artiste a recours à desdéfenses de type maniaque. Il s’opère une désintrication de la liaison pulsion devie – pulsion de mort.

L’objet pulsionnel est alors soumis à la violence des pulsions libidinales etagressives. Cette difficulté peut expliquer les oscillations thymiques du peintre,sa lutte contre la mort, recherchée et déniée, et ses tentatives de sublimation. Iln’y a plus de « fonction objectalisante » de son œuvre, ainsi que l’a décriteA. Green. L’idéalisation de l’objet est vainement recherchée, l’objet prend laplace de l’idéal du moi, l’envahissement mélancolique guette, et la sublimationse trouve mise en échec.

Selon l’essai d’E. Jaques, on peut penser que cette désintrication pulsion-nelle est induite par cette « crise du milieu de la vie ». Les diverses raisons quime le suggèrent sont : l’apparition répétitive d’un contenu manifeste sur lethème de la maternité et le surgissement de son aspect clivé, puis la recherche deSegantini sur le thème de la vie et de la mort, qu’il échoue à peindre en trip-tyque au moment de sa mort. Dans ce triptyque où se retrouvent les sujets de lavie, de la nature et de la mort, Segantini ne parvient pas à réaliser le panneaucentral de la nature, comme s’il échouait à mettre en représentation une sortede triangulation. Il s’y rajoute un lien de plus en plus passionné chez Segantinià l’égard de ses toiles, ainsi que les circonstances assez troubles de sa mort,dans un déni de la souffrance et de la mort. Ces préoccupations morbides sontillustrées par une vision prémonitoire et un cauchemar du peintre.

Dans sa prémonition, un an avant sa mort, il s’égare dans la neige et croitentendre la voix de sa mère qui l’encourage à survivre.

Son cauchemar est teinté d’étrangeté. En voici l’intégralité, tel qu’Abra-ham le raconte : « J’étais assis tristement en un endroit mystérieux, qui était àla fois une chambre et une église. Une figure étrange se tenait en face de moi,un être laid et repoussant. Il avait des yeux blancs et vitreux, ses chairs étaientjaunes, on aurait dit soit un crétin, soit la mort. Je me levai et, d’un coup d’œilimpérieux, chassai cet être qui se dissipa après m’avoir lancé un regard oblique.Je le suivis des yeux, jusqu’à un recoin sombre, où il disparut. Je me dis, à partmoi : cette apparition d’un cadavre doit être de mauvais augure. Quand je meretournai, je fus pris d’un frisson de tous mes membres, car cette inquiétanteimage se trouvait à nouveau face à moi. Je me dressai comme une furie,l’accablant de malédictions. Humblement, elle disparut une fois de plus. Alorsje pensai : j’ai peut-être eu tort de la chasser ainsi, elle se vengera. » On voitainsi figuré son lien avec une imago parentale terrifiante, qui ne se laisserait

Sublimation et crise du milieu de la vie 1611

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

ubc

-

- 14

2.10

3.16

0.11

0 -

11/1

1/20

11 0

5h46

. © P

.U.F

. D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P

.U.F

.

Page 8: Lehalle, Béatrice - SUBLIMATION ET CRISE DU MILIEU DE LA VIE

point chasser, comme si le retour du refoulé échouait pour laisser place à desmouvements persécutifs envahissants. S’agit-il de la représentation de sa mèremorte qui prend une apparence terrifiante, dans l’après-coup ?

Il existe chez le peintre une tentative de figuration de la perte d’un objetnarcissique, qui ne peut plus être idéalisé.

Il est intéressant de rechercher quels sont les points de départ de l’échec decette réélaboration : on peut penser qu’ils reposent d’emblée sur une fragile éla-boration de ses deuils primitifs (mort de sa mère et abandon par son père) ; il estpossible que cet équilibre ait été remis en cause par la rupture de Segantini avecGrubicy qui semble avoir joué pour lui le rôle de substitut paternel, alors qu’ilsemblait en rupture avec son père (rappelons sa décision de transformer de lui-même son identité, par le « n » qui coupe et relie les deux fragments de son nomdevenu « le scieur »). Mais peut-être cette brouille définitive avec Grubicy est-ellel’un des éléments caractéristiques de ce pénible remaniement psychique ? Quoiqu’il en soit, le tiers n’a pas opéré sa fonction de séparation de l’objet primaire.

Pour reprendre la formule de G. Rosolato, l’échec de la réélaboration desdeuils et de la filiation entraîne donc une perte de la « lumière pulsionnelle »,et la perte du fantasme est absorbée dans l’ « ombre de l’objet ».

Béatrice Lehalle6, rue Georges-Citerne

75015 Paris

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Abraham K., Giovanni Segantini : essai psychanalytique, in OC, t. 1, Paris, Payot,1973, p. 216-266.

Anzieu D., Psychanalyse du génie créateur, Paris, Dunod, 1974.Baldacci J.-L., « Dès le début » la sublimation ?, Bulletin de la SPP, no 74, novembre-

décembre 2004.Chasseguet-Smirgel J., Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, Payot, 1971.Freud S. (1910), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, in OCP, t. X, Paris, PUF, 1993.Green A. (1983), L’idéal :mesure ou démesure, in La folie privée, Paris, Gallimard, 1990.Jaques E., Psychanalyse du génie créateur, Paris, Dunod, 1974.Klein M., Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1976.May U., Abraham’s discovery of the « bad mother » : A contribution to the history of

the theory of depression, in Int. J. Psychoanal., 2001.Quinsac A.-P., La peinture divisionniste italienne. Origines et premiers développements,

Paris, Klincksieck, 1972.Rosolato G., La relation d’inconnu, Paris, Gallimard, 1978.Sechaud É., Perdre, sublimer, Bulletin de la SPP, no 74, novembre-décembre 2004.

1612 Béatrice Lehalle

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

ubc

-

- 14

2.10

3.16

0.11

0 -

11/1

1/20

11 0

5h46

. © P

.U.F

. D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h46. © P

.U.F

.