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UNIVERSITÉ LYON 2 - Année universitaire 2007-2008 Institut d'Etudes Politiques de Lyon L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY Samuel RENIER Quatrième année section « Affaires publiques » parcours « Analyses et pratiques comparées de la politique » Séminaire « Vie politique de la science » Sous la direction de Jacques Michel et Daniel Dufourt

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UNIVERSITÉ LYON 2 - Année universitaire 2007-2008Institut d'Etudes Politiques de Lyon

L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉCHEZ JOHN DEWEY

Samuel RENIERQuatrième année section « Affaires publiques »

parcours « Analyses et pratiques comparées de la politique » Séminaire « Vie politique de la science »

Sous la direction de Jacques Michel et Daniel Dufourt

Table des matièresRemerciements . . 4Introduction . . 5Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif . . 11

I/ La lecture anthropologique de l'histoire . . 11I .1 - La société . . 12I .2 - La philosophie . . 14

II/. Dans la continuité de la philosophie . . 17II .1 - Aristote et les Grecs . . 18II .2 - Bacon et la révolution scientifique . . 20II.3 Mill et le libéralisme . . 21

III/. L’héritage jeffersonien . . 23III.1. Fins de la démocratie et droits de l’homme. . . 24III.2. Les droits des Etats contre le pouvoir fédéral. . . 26III.3. La propriété. . . 27

Conclusion partielle : Jefferson dans la continuité de l’histoire et de la philosophie. . . 28Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes . . 30

I/ . La définition de la normativité méthodologique . . 30I .1 La nécessité d’une nouvelle épistémologie. . . 31I .2 La théorie de l’enquête comme unique norme . . 34

II/.L’élaboration des normes sociales a travers l'éducation . . 38II .1 L’application de la méthode de l’enquête au processus éducatif. . . 39II.2 Rôle de l’éducation dans la formation des normes sociales et politiques. . . 43

III/ . Place et nature des normes dans la société politique . . 47III .1 Les normes politiques. . . 48III .2 Le rapport théologico-politique . . 52

Conclusion . . 57Annexe . . 59Bibliographie . . 65

Œuvres de John Dewey (en français) . . 65Œuvres de John Dewey (en anglais) . . 65Articles publiés par John Dewey . . 66Littérature secondaire . . 66Autres . . 67

Résumé . . 69

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RemerciementsNous souhaiterions remercier messieurs les professeurs Jacques Michel et Daniel Dufourt pouravoir accepté de prendre la direction de ce mémoire et nous avoir constamment aidé à orienter nosrecherches dans la bonne voie. Qu’il nous soit également permis d’exprimer toute la gratitude quenous devons au professeur Lars Dahlström, du département d’Education de l’Université d’Umeåpour nous avoir introduit à la lecture de ce grand philosophe que fut John Dewey et avoir sutémoigner toute l’importance de la pensée à laquelle nous consacrons le présent mémoire. Enfin,une pensée spéciale accompagne tous ceux, enfants comme adultes, qui ont contribué au fil desannées à notre propre expérience de la mise en situation normative à travers l’éducation.

Introduction

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Introduction

Comme le constatait John Dewey lui-même dans la notice biographique co-rédigée avecsa fille Jane, « Ma croyance dans la fonction occupée par l’intelligence en tant qu’agent deperpétuelle reconstruction est en dernier ressort un fidèle tableau de la vie et de l’expériencequi furent la mienne »1. L’expérience dans sa continuité apparaît ainsi non seulement commeun trait caractéristique de la pensée du philosophe pragmatiste, mais également comme unélément impossible à isoler du reste de sa vie tant la frontière du pratique et du théoriquesemble chez lui poreuse si ce n’est inexistante. Il est néanmoins possible d’isoler troispériodes structurant le cours de sa pensée et de sa vie, axée autour de trois préoccupationsfondamentales : la compréhension de l’homme et du monde à travers la philosophie et lapsychologie tout d’abord ; puis l’étude du développement humain à travers l’expérience,en particulier éducative ; et enfin, l’action relative à l’amélioration des conditions de viemondaines avec la prise en compte des facteurs politiques, sociaux et religieux.

John Dewey est né le 20 octobre 1859 à Burlington dans le Vermont. Il est le troisièmedes quatre enfants, dont l’un meurt en bas-âge, de la famille dirigée par Archibald SpragueDewey et Lucina Rich. Très vite, et sous l’influence de son père, il se découvre un intérêtpour la lecture qui lui permet de poursuivre avec une facilité certaine une scolarité tantbrillante que rare parmi les jeunes gens de l’époque. Il fait ainsi partie des dix-huit diplômésde l’Université du Vermont pour l’année scolaire 1879. Après deux ans passés à enseignerdans le secondaire en tant qu’enseignant vacataire, il reprend ses études supérieures en1882 à l’Université John Hopkins de Baltimore où il prépare un doctorat de philosophie sur« la psychologie de Kant », document aujourd’hui perdu. Il y rencontre le professeur GeorgesSylvester Morris, qui l’invite ensuite à le rejoindre à l’Université du Michigan où il obtient sonpremier poste en tant que professeur ordinaire en 1884. Il y passe dix années, à l’exceptionde l’année 1888-1889, au sein du département de philosophie dont il intègre la direction àpartir de 1889 . De cette époque datent les premières publications de Dewey, portant sur laphilosophie et la psychologie, tels la Psychologie (Psychology) de 1887, suivi en 1889 de laPsychologie appliquée (Applied Psychology) écrit en collaboration avec James MacLellan,ou encore de l’édition des Nouveaux essais concernant l’entendement humain de Leibniz,en 1888. Sous l’influence de la lecture des philosophes idéalistes allemands, la pensée deDewey se caractérise alors par la recherche de solutions théoriques en toutes choses etpar l’application du principe de continuité hérité de la dialectique.

De sa nomination au département de philosophie de l’université de Chicago en 1894jusqu’à la Première Guerre Mondiale, John Dewey opère un tournant radical aussi biendans ses activités universitaires que dans ses relations publiques. A l’université de Chicago,les attributions du département de philosophie dont il assure la direction, et qui inclutégalement sous sa tutelle la psychologie et la pédagogie, lui permettent d’introduire un objetnouveau dans sa perspective philosophique : l’éducation. Cette dernière se voit largementdéveloppée dans ses écrits, à l’instar notamment de L’école et la société (The Schooland Society) en 1899, L’école et l’enfant en 1906, Comment nous pensons en 1910 etsurtout Démocratie et éducation en 1916. L’éducation ne représente pas seulement une

1 DEWEY, John, DEWEY, Jane (éd.), “Biography of John Dewey”, in SCHILPP, Paul Arthur, The Philopsophy of John Dewey, NewYork, Tudor, 1939. p. 45

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discipline nouvelle aux yeux de Dewey, mais devient rapidement le catalyseur du glissementqui oriente sa pensée vers la prise en compte des situations réelles dans lesquelles seproduisent les questionnements à l’œuvre, marquant une rupture totale avec l’idéalisme desdébuts. Enfin, cette période indique le début de l’engagement de Dewey au sein de la sphèrepublic : il occupe la présidence de l’Association Américaine de Psychologie (AmericanPsychological Association) de 1889 à 1900, de la Société Américaine de Philosophie(American Philosophical Society) en 1905-1906, et n’hésite pas à afficher son soutien pourla candidature démocrate de Woodrow Wilson dès 1912.

La dernière partie de sa vie, s’étendant de la fin de la Première Guerre Mondiale à sa

mort, le 1er juin 1952, infléchit le changement à l’œuvre depuis son départ du Michigan. Elleélargit et approfondit la perspective de la réflexion deweyenne, au sens où celle-ci s’ouvredésormais aux domaines sociaux, politiques, religieux aussi bien qu’épistémologiques.Parmi les nombreux ouvrages datant de cette longue période, sa Logique – la théorie del’enquête témoigne sans conteste de cette profondeur de champ prise par sa philosophie,tant dans le détail des analyses proposées que dans la pluridisciplinarité présente tout aulong de l’ouvrage, fruit de treize ans d’écriture. Dewey n’hésite plus, d’autre part, à mettrelui même en œuvre sa philosophie instrumentaliste, se rendant successivement dans larécente République de Turquie, en Russie soviétique, en Chine, ou encore au Mexiquepour prendre la tête de la commission d’enquête chargée de réévaluer les conclusionsinculpant Trostky à l’issue du procès de Moscou. Il s’engage politiquement dans la créationd’un parti centriste faisant office de contre-poids aux deux partis majoritaire aux Etats-Unis, de même qu’il prend progressivement part à toutes les initiatives tendant à facilitél’émergence d’un public de citoyen servant d’interlocuteur face à l’Etat central. Il s’identifiealors progressivement et de manière de plus en plus appuyée avec la philosophie qu’ilpromeut passant « de l’absolutisme à l’expérimentalisme »2 : il incarne l’homme actif au seinde la société dont il se fait le chantre et place la totalité de sa philosophie ainsi que sa viemême dans l’optique d’une continuité dont il est difficile de tracer les frontières.

*Malgré toute la richesse exprimée dans le récit de la vie et des expériences,

intellectuelles ou sociales, de John Dewey, et comme le constate Jean-Pierre Cometti danssa note introductive à l’édition française de Reconstruction en philosophie, « la philosophiede Dewey a partagé avec celle de Peirce le triste privilège d’être ignorée de la plupart desauteurs qui ont marqué la philosophie française pendant une grande partie du XXe siècle »3.L’histoire de la réception de la philosophie deweyenne en France se révèle ainsi clairseméemais peut néanmoins se décomposer en deux grandes périodes, à savoir : les ouvragesdont la publication se situe du vivant de Dewey d’une part, et ceux postérieurs à son œuvre,d’autre part.

La première période date du début du XXe siècle avec l’intérêt porté au courantpragmatiste en général, grâce notamment aux travaux de William James. Jean Desfeuillepropose en juin 1909, dans la revue L’éducation, pour la première fois une traduction dupremier chapitre de L’école et la société intitulé « L’école et le progrès social ». Un premierrecueil de textes pédagogiques de John Dewey, L’école et l’enfant, paraît ensuite en 1913chez Delachaux et Niestlé, traduit par L.-S. Pidoux et préfacé par Edouard Claparède.Concomitamment, Emile Durkheim choisit de consacrer son cours en Sorbonne pour

2 DEWEY, John, « From Absolutism to Experimentalism”, in ADAMS, George, MONTAGUE, William (éds.), ContemporaryAmerican Philosophy: Personal statements, New York, Russell and Russell, 1930.

3 COMETTI, Jean-Pierre, « Note de l’éditeur », in DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 8

Introduction

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l’année scolaire 1913-1914, à la relation entre Pragmatisme et sociologie, au sein duquella pensée de Dewey est traitée avec attention et montre l’intérêt porté par le sociologuefrançais au philosophe américain, dont les écrits sont fréquemment mentionnés et citéstout au long des leçons. Marcel Mauss confirmera après sa mort ce constat, lorsqu’ilmentionne ces leçons alors perdues : « Il [Durkheim] tenait surtout compte de M. Deweypour lequel il avait une vive admiration »4. Puis, en 1925, Ovide Decroly offre au publicfrançais la première traduction d’un ouvrage majeur de Dewey, Comment nous pensons,chez Flammarion, suivi en 1931 de la parution des Ecoles de demain, traduit par R.Duthil. La même année est consacrée la première étude systématique de ses écrits, àtravers la thèse de doctorat soutenue en Sorbonne par Ou Tsuin-Chen, sous la directionde Paul Fauconnet, sur La doctrine pédagogique de John Dewey enrichie d’une traductionde son « credo pédagogique ». Enfin, de nouveaux ouvrages viennent enrichir la listedes traductions disponibles, avec Expérience et éducation traduit par M. A. Carroi chezBourrelier en 1947, et Liberté et Culture traduit par Pierre Messiaen chez Aubier Montaigneen 1955 ; année de la publication des cours de Durkheim à l’aide des notes prises parArmand Cuvillier. Cette première vague de publications trouve son homogénéité à la foisdans les thèmes de la philosophie de Dewey abordés, avec la prépondérance de l’aspectpédagogique et éducatif et dans une moindre mesure sa psychologie, mais également dansle traitement qui est accordé à ses travaux. Il s’agit pour la plupart de publications brèvesou relativement générales car se voulant introductives à la pensée d’un auteur étranger à latradition philosophique française. Cette limitation s’explique par ailleurs par l’inachèvementde l’œuvre de Dewey, encore en cours d’élaboration au moment de la publication de cesouvrages, et dont les aspects pédagogiques et psychologiques paraissent alors les plusachevés en raison de leur précocité dans l’œuvres deweyenne.

Il faut attendre la fin des années 1960 pour que l’œuvre du philosophe américain soità nouveau sujette à un traitement éditorial et universitaire, après plus d’une décennie dedésintérêt relatif, en France comme aux Etats-Unis. Ce renouveau est largement du auxtravaux de Gérard Deledalle, qui publie en 1966 une traduction de l’ouvrage majeur deDewey intitulé Logique : la théorie de l’enquête aux Presses Universitaires de France,puis l’année suivante sa propre contribution, consacrée à L’idée d’expérience dans laphilosophie de John Dewey. Ces deux ouvrages opèrent une véritable rupture dans lesétudes deweyennes francophones, au sens où ils présentent cette philosophie sous unangle universitaire, étudiant de manière systématique les idées de l’auteur et interrogeantsa pensée dans ses aspects tant pédagogiques et psychologiques, que sociaux, politiques,religieux ou métaphysiques. Il publie également en 1975, une traduction de l’autre ouvragemajeur de Dewey intitulé Démocratie et éducation chez Armand Colin. Cette tendances’étend ensuite à la fin des années 1990 avec le relais pris par Jean-Pierre Comettiet Joëlle Zask dans la poursuite des études deweyennes françaises. Cette dernière estnotamment l’auteur d’un travail universitaire sur John Dewey, philosophe du public paru chezL’Harmattan en 1999, ainsi que d’une traduction du Public et ses problèmes, dans le cadred’une édition des œuvres de Dewey en français dirigée par Jean-Pierre Cometti aux éditionsFarrago en 2003. Cette entreprise semble toutefois avoir connue une fin prématurée, suite àla faillite de l’éditeur, ne permettant de publier que trois des six volumes initialement prévus,à savoir Reconstruction en philosophie traduit par Patrick di Mascio, L’art comme expériencetraduit sous la direction de Jean-Pierre Cometti, et Le public et ses problèmes. Toute cettedeuxième période est marquée par le soucis de considérer la pensée deweyenne dans sonensemble, non seulement comme une œuvre à finalité pédagogique mais bel et bien comme

4 MAUSS, Marcel, « In memoriam. L’oeuvre inédite de Durkheim et de ses collaborateurs”, in L’année sociologique, Nouvellesérie, I, 1925. p. 8

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une philosophie à part entière, dont les prémisses mêmes permettent de la situer en porte-à-faux vis-à-vis de la tradition philosophique française, et plus largement continentale.

Nonobstant le développement récent accordé au pragmatisme de Dewey, il convientici de relativiser cet apport francophone au regard des travaux effectués outre-atlantique. Ilreste en effet encore de nombreux textes inédits en langue française, tels que les nombreuxarticles et recensions écrits entre 1882 et 1952, l’ensemble de la correspondance entretenuedurant ces années, de nombreux cours et conférences prononcés lors de sa carrièreuniversitaire, ainsi qu’une grande partie des ouvrages publiés. Cette absence se révèled’autant plus flagrante qu’une édition de ses œuvres complètes a vu le jour aux Etats-Unisen 1967 sous la direction de Jo Ann Boydston aux Presses de l’Université d’Illinois du Sud,réunissant l’ensemble de ces textes répartis chronologiquement en 37 volumes. En outre, lalittérature secondaire a également profité d’un intérêt vif et renouvelé pour sa philosophie,suscitant des lectures compréhensives, critiques, thématiques, ou interprétatives encorediscutées aujourd’hui, à l’image des contributions neo-pragmatistes de Richard Rorty ouHilary Putnam.

*En ce qui concerne le présent mémoire, plusieurs dimensions relatives à la situation

des recherches deweyennes francophones se devaient d’être considérées. Tout d’abord,concernant le corpus des écrits de Dewey aujourd’hui disponibles en langue française.La récente publication de certains de ses ouvrages majeurs traduits en français comblele vide longtemps laissé vacant dans ce corpus. Désormais, les aspects principaux de saphilosophie sont susceptibles d’être lus et étudiés de manière plus aisée par le public non-anglophone, qu’il soit universitaire ou simplement érudit. Toutefois cette avancée éditorialene saurait combler la somme des volumes encore non accessibles aux lecteurs français,par manque de versions françaises mais également de disponibilité dans les bibliothèqueset librairies de l’hexagone.

En outre, les timides progrès de la recherche deweyenne francophone ne doivent pasmasquer le fait que la philosophie pragmatique, et d’autant plus celle de Dewey, reste cheznous peu et mal connue. Hormis les travaux accumulés par Gérard Deledalle au cours de savie, et ceux plus récents de Joëlle Zask, la majorité si ce n’est l’ensemble des publicationsoù apparaît le nom de John Dewey en présentent une lecture tronquée, partielle et biensouvent à dessein. Les publications pédagogiques, majoritaires au sein de ce corpus, enprésentent une parfaite illustration : ne dépassant jamais 128 pages, ceux-ci se destinent àla vulgarisation d’une certaine vulgate éducative faisant de l’éducation un processus actif,sans mention aucune de la signification à laquelle renvoie cette définition. La littérature surDewey ne se développe également que très peu en ce qui concerne la diffusion des travauxuniversitaires étrangers, dont les seules traductions existantes sont celles des ouvrages duphilosophe italien Roberto Frega sur John Dewey et la philosophie comme épistémologiede la pratique et Pensée, expérience, pratique. Essai sur la théorie du jugement de JohnDewey.

Ayant eu accès, pour les avoir réunis après de longues et laborieuses recherchespersonnelles, aux ouvrages de et sur John Dewey disponibles en français, à de rares étudesanglophones, ainsi qu’à la majorité de ses écrits en version originale, il nous a été plusfacile de mener à bien nos propres travaux sur le sujet. La démarche adoptée tout au longde ce travail ne répond plus à un soucis de cohérence qu’à la recherche de l’originalité.Considérant l’état de recherche mentionné précédemment, nous avons tenu à placer notrepropre contribution dans la continuité de la recherche deweyenne francophone. Nousavons pour cela privilégié la compréhension de la philosophie de Dewey, à la mention trop

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rapide de ses positions à partir desquelles développer ensuite une hypothétique discussionconcernant le sens et la portée à donner au texte en fonction des interprétations fourniespar les commentateurs précédents. Cette position se justifie également du fait de la naturemême de la philosophie deweyenne, dont la continuité impose la prise en compte de sesnombreux aspects sous peine de rater l’objet de nos recherches, ou tout du moins d’entronquer le sens et la portée.

Ses textes ont dans la plus large mesure servis de support à notre propredémonstration, n’intégrant la littérature secondaire que lorsque celle-ci s’imposait commeun indispensable supplément à ses écrits. En ce sens, les références à ses textes présentesdans le développement de notre raisonnement visent à garantir un accès immédiat à lalettre de l’esprit deweyen, que nous tentons d’analyser sur la base de ces extraits, essayantd’éviter autant que faire se peut l’excès conduisant à la paraphrase. Bien que la diversitéde ces morceaux de textes garantisse à nos yeux le respect de la diversité et de l’intégritéde la pensée de l’auteur, l’excès inverse consistant au simple recueil d’extraits juxtaposés,sur le modèle de la plupart des manuels philosophiques américains, représente le secondpiège que nous avons tenté d’éviter au fil de la rédaction de ce travail.

Nous nous sommes en conséquence basés sur le modèle fourni par Gérard Deledalledans sa thèse sur L’idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey. Celui-ci proposeune approche thématique autour du concept d’expérience, qu’il analyse ensuite en fonctiondu sens que Dewey lui confère dans les différents aspects qui composent sa philosophie.Il convoque alors en majorité les textes de Dewey lui-même afin d’apporter une réponseaux problèmes soulevés dans d’autres passages de ses œuvres. Au même titre que lalittérature secondaire, la référence à l’activité de John Dewey en tant qu’individu et citoyenn’intervient qu’en tant que celle-ci permet d’apporter une compréhension renouvelée dela signification de ses écrits. Fidèles à ce modèle, dont la méthodologie nous semblele plus adéquatement refléter la particularité et les besoins de la pensée deweyenne,nous nous en écartons pourtant sur un point, relatif au traitement des sources utilisées.Contrairement à Gérard Deledalle, nous n’avons pas cru bon, dans le cadre du présenttravail, d’opérer une distinction chronologique entre les différents écrits de Dewey et lesphases du développement de sa pensée auxquelles ils correspondent. Par trop détailléepour notre modeste contribution, cette analyse n’a pas été néanmoins totalement écartée,et le contexte dans lequel s’inscrivent ses différents développements a dans la mesure dupossible été rappelé afin d’en mieux saisir les intentions.

*A l’instar de Gérard Deledalle, s’intéressant au concept central d’expérience, nous

avons choisi d’éclairer l’œuvre philosophique de John Dewey à la lumière du concept denormativité. Même s’il n’est pas totalement absent du vocabulaire deweyen, ce conceptn’occupe pas dans sa pensée une place de premier plan. La normativité se réfère à cequi est normatif. En ce sens, elle peut être considérée comme une catégorie, qui inclutles différentes formes que prend la norme aussi bien dans la société que dans le discoursou la pensée. Comme catégorie, la normativité reflète en fait la possibilité d’existence dequelque chose qui aille au-delà de ce qui simplement existe, est. Elle implique et supposeque quelque chose de l’ordre de ce qui devrait être est susceptible d’advenir. Indéterminéede par nature, la normativité ne peut se référer à quelque référentiel objectif et bascule ainsisouvent dans le domaine de la subjectivité, et des valeurs qui en découlent. Plus qu’unepossibilité énoncée relativement à un état futur, elle pointe alors la volonté subjective émisepar une partie en direction de l’ordre qu’elle souhaiterait voir advenir et se réaliser. C’estpourquoi les deux aspects majeurs de la normativité dont la distinction se retrouve dans la

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suite de notre travail concernent : premièrement, la possibilité d’énonciation d’un discoursayant trait à l’ordre souhaitable des choses à mettre en place à l’avenir ; deuxièmement,au sein de ce discours, l’élaboration d’une conception non descriptive d’un ordre de choserégulant l’activité humaine, à la fois dans le présent comme dans le cas des normesjuridiques et dans le futur à l’image des normes politiques et du chemin qu’elles tracent endirection de l’avenir.

De filiation pragmatiste, et se définissant volontiers comme « expérimentaliste » ou« instrumentaliste », la philosophie de John Dewey semble au premier abord échapperà toute forme de normativité, à partir du moment où une action ne peut se jauger qu’àl’aune de ses conséquences. Toute contrainte de type normatif s’avère contraire à ceprincipe, au sens où elle postulerait la connaissance fixe et assurée des conséquencesà venir de ces actions. Or en vertu du caractère continu, et non fixe, de la nature, cetteconnaissance représente une chimère. Partant ce principe, il paraît impossible d’établir unenorme d’origine humaine qui n’irait pas l’encontre de quelque partie du système du monde,qu’il soit naturel ou social. Comment dès lors une telle théorie peut-elle justifier de sa propreexistence en tant que discours ? Adopter une démarche pragmatique signifie-t-il renoncer àvoir s’imposer tout type de norme ? Sur quel principe les hommes peuvent-ils organiser leurvie sans que soient définies des normes de comportement ? La question de la viabilité dusystème pragmatiste est alors posée à travers cette question de la normativité qu’elle tented’éluder. La normativité n’étant pas considérée comme élément constitutif de la philosophiedeweyenne, notre travail se focalise avant tout sur l’émergence de celle-ci, que nous tentonsde faire apparaître tout au long de nos analyses des textes de John Dewey. Il s’agit pourcela de considérer les deux aspects de la normativité mentionnés précédemment.

La première partie traite de la possibilité qu’émerge un discours normatif à partir dela lecture que propose Dewey des faits qui se présentent à lui. Elle débute avec l’analysedu discours anthropologique diffus développé en marge de ses écrits sur la société et quiassigne à la philosophie une place centrale dans la constitution des sociétés humaines.Elle se poursuit avec l’analyse de l’évolution de la discipline philosophique, qui tend à fairede l’histoire la pierre d’achoppement de tout système de pensée. Seule l’histoire peut ainsifournir la base sur laquelle se développe le discours politique. Enfin, l’analyse de la placeoccupée par Jefferson dans les écrits de Dewey clôt cette première partie, avec la filiationdirecte dans laquelle se place la pensée politique deweyenne.

La deuxième partie poursuit cette analyse sur le plan du contenu même de ce discoursnormatif ainsi identifié. Elle se penche tout d’abord sur l’élaboration d’une normativitéméthodologique à travers la méthode expérimentale de l’enquête, qui fournit le cadre danslequel s’inscrivent les normes. Elle se prolonge ensuite avec l’étude de l’éducation qui ne selimite pas à l’application de cette méthode mais prescrit l’établissement de normes moralesnécessaires à l’inscription des hommes et de leurs sociétés dans la continuité du systèmedu monde afin que celui-ci garde son aspect dynamique. Enfin, le domaine social et politiquefournit l’ultime domaine d’analyse de la philosophie deweyenne, et révèle la présence d’unsystème politique normatif basé sur la possibilité de sa subsomption au sein d’un systèmenormatif moral. Cette condition témoigne en dernier lieu de la nécessité pour le pragmatismede John Dewey de faire reposer l’ensemble de sa philosophie sur une théologie panthéisteoù la foi remplace progressivement l’esprit de découverte.

Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif

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Première partie : Des faits aux normes L’émergence d’un discours normatif

I/ La lecture anthropologique de l'histoireLa question de la nature humaine occupe chez John Dewey une place particulière. Il luiconsacre même, outre les articles et les mentions faites ailleurs, un livre entier, intituléConduite et nature humaine (Human Nature and Conduct). Il est donc bien possibled’envisager une anthropologie deweyenne. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le débatopposant de nombreux pragmatistes, tel Robert Westbrook, à Richard Rorty concernantl’importance de l’anthropologie philosophique sur la philosophie politique de Dewey. Il nes’agit pas non plus d’en déterminer les aspects afin de la rendre exhaustive et de lui conférerune certaine cohérence théorique. La présence de cette conception anthropologique serévèle déterminante en ce qu’elle témoigne d’un changement dans le discours de Dewey.Comme le résume Joëlle Zask : « ce que Dewey recherche dans la nature humaine n’estpas un modèle intangible de relations archétypales fournissant les critères et les finalitésmorales de la vie humaine associée, mais un modèle expérimental de création du monde,tantôt environnement, tantôt société »5.

Lorsqu’il emprunte au registre anthropologique, le discours de Dewey reste souventvague et peu clair quant aux repères spatiaux et temporels qu’il convoque. Il se révèlealors difficile de savoir s’il évoque l’origine, en tant que point de départ historique del’évolution aboutissant à la société contemporaine, ou s’il évoque le fondement, intemporelet plus théorique. Tout d’abord, cette dernière conception s’exprime à de nombreusesreprises lorsqu’il considère la situation de celui qu’il nomme « homme naturel », « hommeprimitif », « homme des temps primitif », ou encore « homme sauvage ». Il cherchealors à déterminer quelles furent les conditions qui fondèrent la société telle que nous laconnaissons aujourd’hui. Néanmoins, il ne s’étend guère sur le sujet et n’aborde jamais queles points qui lui semblent essentiels pour comprendre la psychologie humaine de l’hommecontemporain. Ainsi, selon lui la « question fondamentale » est de savoir « commentles éléments constitutifs de cette nature [humaine] sont stimulés et inhibés, intensifiés etaffaiblis ; comment leur modèle est déterminé par leur interaction avec des conditionsculturelles »6.

Plus que d’élaborer sa propre analyse des fondements de l’histoire humaine, Deweycherche en revanche à éclaircir le rapport qui lie cette lecture à un état donné de la société. Atravers cette mise en abîme, il apparaît que « la conception populaire de la nature humaineà un moment donné est un reflet des mouvements sociaux qui ou bien ont passé dans les

5 ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 46 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 35

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institutions ou bien se manifestent contre des supériorités sociales opposées et, partant,ont besoin d’une formulation intellectuelle et morale pour accroître leur pouvoir »7.

I .1 - La sociétéL’origine et le fondement de la société représentent un thème classique de l’anthropologieet de la philosophie politique. Les réponses qui ont été apportées au problème de laconstitution des êtres individuels en groupe ont grandement différé selon les auteurs etles écoles philosophiques au cours du temps. Néanmoins, cette question semble toujoursrévélatrice des interrogations fondamentales sur l’homme, sa nature, et les relations qu’ilentretient avec son environnement. John Dewey, malgré son refus d’établir une explicationferme et définitive de la nature humaine, est néanmoins amené à aborder ce sujet dansDémocratie et Education, lorsqu’il entreprend de jauger la place de l’éducation au seindes sociétés humaines. Il revient alors aux origines de la société afin de démontrerque l’éducation y occupe une place nécessaire et une fonction primordiale à son bondéveloppement.

I.1.A. L’homme et la sociétéIl entame sa démonstration en la plaçant sur un plan « biologique ». Le monde vivant secaractérise par le fait qu’il croît et se transforme tout au long de son existence afin deperpétuer son intégrité. Il utilise pour cela les forces et les éléments qui composent sonenvironnement et les transforme en outils pour sa propre conservation. En ce sens, « unêtre vivant est un être qui, pour assurer le maintien de son activité, soumet et contrôle lesénergies qui, autrement, le dévoreraient. La vie est un processus d’auto-renouvellement paraction sur l’environnement »8. Or la biologie nous montre que non seulement les individusmeurent mais également les espèces. Il s’opère une forme de sélection naturelle où lesespèces et les êtres individuels les mieux adaptés survivent au détriment d’autres, moinsbien adaptés. De cette perspective darwinienne, Dewey tire la conclusion que « la continuitéde la vie signifie la réadaptation continue de l’environnement aux besoins des organismesvivants »9. La relation de l’Homme à son environnement est donc fonctionnelle et demandeune constante réadaptation, afin que cette interaction lui permette de se développer.

Parler de la vie dans un sens général implique également, selon lui, de prendre enconsidération les aspects sociaux et factuels qui composent effectivement la vie d’unindividu ou d’un groupe, à savoir « les coutumes, les institutions, les croyances, les victoireset les défaites, les loisirs et les travaux »10. Or concrètement, force est de constater que« chacun des éléments constitutifs d’un groupe social, dans une cité moderne aussi bienque dans une tribu primitive, naît dénué de tout : sans langage, ni croyance, ni idées,ni règles sociales »11. La nature humaine se réduit donc ici à son strict minimum. Lesseules « réalités premières et inéluctables » concernent la naissance et la mort de chaqueindividu. L’éducation apparaît donc comme une nécessité pour justifier le contraste entre

7 Ibid. p. 1188 DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 159 Ibid. p. 16

10 Ibid. p. 1611 Ibid. p. 16

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l’existence de membres adultes ayant atteint une certaine maturité d’une part et celle dejeunes membres immatures d’autre part. Par l’éducation, les individus se développent etdeviennent conscients des objectifs et des coutumes du groupe et sont amenés à s’yintéresser activement.

La société n’existe donc que comme résultat du processus éducatif réunissant sesmembres pris individuellement ; elle « existe grâce à un processus de transmission tout à faitsemblable à celui de la vie biologique »12. Il justifie la nécessité logique de cette affirmationen démontrant l’absurdité de son contraire, c’est-à-dire que si les hommes se trouvaientêtre immortels, ils n’auraient aucun besoin d’éduquer les nouveaux-nés à moins que cesoit une « tâche motivée par l’intérêt personnel plutôt que par le besoin social »13. Or lecaractère fini de la vie humaine rend cette tâche d’autant plus indispensable. En effet, « sanscette communication des idéaux, des espoirs, des attentes, des critères, des opinions desmembres de la société qui sont sur le point de quitter la vie du groupe à ceux qui y entrent, lavie sociale ne pourrait pas survivre »14. Dans le cas contraire, même le groupe le plus civilisé,s’il n’opérait pas une transmission « authentique et complète », serait voué à régresser versun état de « barbarie » puis de « sauvagerie ».

I.1.B. La société organisée et sa perpétuationJohn Dewey fait du regroupement des hommes en société une nécessité biologique, nonen vertu de quelque propriété de la nature humaine, mais à cause de l’impératif de surviequi incombe à chaque espèce et notamment à l’homme dans son dénuement primitif. Leshommes se regroupent au sein d’une entité sociale qui ensuite doit s’organiser afin depérenniser la transmission des savoirs. C’est pourquoi il affirme que « non seulement lasociété continue-t-elle à exister par transmission, par communication, mais on peut dire avecraison qu’elle existe dans la transmission, dans la communication »15. La communicationimplique qu’il y ait quelque chose de commun à partager entre les différents membres.Une société ne se réduit pas aux simples transmissions interindividuelles qui assurentl’éducation, comme elle peut avoir lieu dans un cadre privé tel que celui de la famille.Toute société se définit donc originellement en fonction de valeurs partagées, car « pourformer une communauté ou une société, ils [ses membres] doivent avoir en commun lesobjectifs, les croyances, les aspirations, la connaissance – une compréhension commune– une orientation d’esprit semblable »16.

Même si « le consensus exige la communication »17, la communication seule ne faitpas de tout groupement humain une société ou une communauté. Le fait de vivre ensembleselon des valeurs communes crée le but et l’identité du groupe, mais il reste encore àdéfinir la méthode par lequel ce groupe atteint ces valeurs, du fait que « même dans legroupe le plus social, il y a de nombreuses relations qui ne sont pas encore sociales.Un grand nombre de relations humaines dans un groupe social sont encore au niveau

12 Ibid. p. 1713 Ibid. p. 1714 Ibid. p. 17

15 Ibid. p. 1816 Ibid. p. 19

17 Ibid. p. 19

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de la machine »18. Ces relations s’illustrent par exemple dans les relations de pouvoir, dedomination, ou de supériorité technique par lesquelles certains individus en commandentd’autres. Dans ces actions, seul le but à atteindre importe, et non le moyen par lequel ilest atteint ; la transmission des valeurs ne peut alors pas avoir lieu et l’intérêt n’en est querarement partagé.

Pour cela, il faut qu’il y ait une communication véritable entre les parties au sensoù « recevoir une communication, c’est avoir une expérience élargie et transformée »19.Cette communication est en fait une formulation de l’expérience du locuteur. Celui-ci doitse mettre à la place de son interlocuteur, exprimer l’intérêt que celle-ci peut déclencherchez lui afin de la lui rendre accessible. Ainsi seulement la communication réussit-elle àtransmettre un message et à créer une nouvelle expérience profitable, et pour l’interlocuteurqui prend conscience de ce fait nouveau qui lui est exposé, et pour l’énonciateur, qui cefaisant modifie la conscience et l’attitude qu’il entretient envers l’expérience décrite par lui.« Parler intelligemment de notre propre expérience » fait appel à l’imagination de chacunedes deux parties en présence et transforme le rapport à l’expérience par le discours : « toutecommunication est de l’art »20. De fait, pour John Dewey, « non seulement la vie socialeest identique à la communication, mais toute communication, et partant toute vie socialeauthentique, est éducative »21.

I.1.C. L’école comme facteur social primitifLa conscience de cette fonction assignée à la vie en société n’est pas un fait primitif, dansla mesure où l’éducation « est naturelle et importante, mais [elle] ne constitue pas la raisonexpresse pour laquelle les hommes se groupent, s’associent »22. L’éducation ne représentequ’un « sous-produit de l’institution », une fin subalterne dont la nécessité n’émergeque progressivement. Néanmoins c’est par l’éducation, en tant qu’elle transmet les outilsnécessaires à la participation des nouveaux membres à la vie commune, que l’humanité aréussi à progresser, « en se rendant compte que la valeur ultime de toute institution résideessentiellement dans l’influence qu’elle exerce sur l’homme, sur l’expérience consciente »23.L’école est donc une nécessité, dont les premiers hommes réunis en société se rendentcompte au fil de leurs expériences.

I .2 - La philosophieC’est suite à la Première Guerre Mondiale, et au terrible bouleversement qu’elle entraîna,tant dans l’organisation des sociétés humaines que dans la représentation qu’elles s’endonnent, que John Dewey envisage une « reconstruction en philosophie », selon le titre qu’ilconsacre au volume publié en 1920 rassemblant une série de huit conférences prononcéesen février et mars de l’année précédente à l’Université Impériale du Japon à Tokyo.Cet itinéraire intellectuel s’apparente à ceux d’autres philosophes continentaux, tel Franz

18 Ibid. p. 1919 Ibid. p. 2020 Ibid. p. 2021 Ibid. p. 20

22 Ibid. p. 2123 Ibid. p. 22

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Rosenzweig24, et l’amène à repenser totalement le rôle joué par la philosophie au sein de lasociété. Il entame pour cela une « reconstruction », qu’il inaugure en proposant une relectureplus anthropologique qu’historique de l’apparition et du développement de la philosophie.

I.2.A. L’imagination.À l’image du développement mentionné précédemment dans Démocratie et éducation, dequatre ans antérieur, Dewey affirme dès la première ligne du texte le caractère continu del’expérience humaine comme inhérent à sa nature : « L’homme préserve ses expériencespassées : c’est en cela qu’il diffère des animaux inférieurs »25. Bien que l’homme et l’animalaient en commun de participer à des expériences, dans un sens très large, seul l’hommeest à même de mettre à profit ses expériences grâce à la faculté de mémorisation qu’ilpossède. Il garde donc une trace de ses expériences qu’il peut ensuite se remémorer. C’estainsi qu’il en vient à conférer à son univers une signification particulière, symbolique, en lienavec l’expérience passée. Ainsi conçu, « l’homme est un être de mémoire »26, mais cettefaculté ne s’applique cependant pas de manière mécanique, au sens où la remémorationn’est jamais littéralement identique. Le souvenir est donc « une expérience de substitution ».

De cette inadéquation du souvenir à l’expérience passée, Dewey en déduit la facultécréatrice de l’homme, à travers l’expérience de narration se déroulant dans le souveniret son expression. En cela, « la vie primordiale de la mémoire n’est pas consacrée àl’exactitude du souvenir : elle est fantaisie et imagination »27. Toutefois cette capacitéhumaine ne prend tout son sens que lorsqu’elle s’entrevoit comme une fin proprementhumaine. Se souvenir est lié à un intérêt, qu’il nomme « intérêt émotionnel de laredécouverte », dont la fonction est de venir « animer la vacuité de l’instant », afin de fairedu monde environnant l’homme un « monde de suggestivité » qu’il apprivoise en le peuplantde ses représentations. C’est notamment le cas des animaux, dont il prend exemple pourillustrer cette personnification des éléments de la nature rentrant en contact avec la viede la communauté, qui se retrouvent au centre de nombreux mythes, cultes et légendesanciennes.

Cette tendance représente un des traits les plus fondamentaux de la nature humaineau sens où « la conscience de l’individu moyen (…) est façonnée par le désir plus que parl’intellection, l’enquête ou la spéculation »28. L’homme, malgré la représentation qui s’estaujourd’hui imposée n’est pas, selon Dewey, un être qui se caractérise par ses occupationsou son travail. Du fait de cette « nature humaine qui est, quant à elle, indisciplinée », l’hommese construit avant tout dans le rêve, il « vit dans un monde de rêve organisé selon desdésirs qui, réalisés ou frustrés, lui donnent sa matière »29. En conséquence, il est inexact etabsurde de faire de ses représentations initiales des « ébauches d’explications scientifiquesdu monde », dont la rationalité humaine serait la pièce maîtresse, et qui auraient ensuitedonné naissance à la philosophie comme système d’explication rationnel du monde. « Les

24 Voir l’apostasie de l’idéalisme hégélien effectuée par ce dernier dans L’étoile de la rédemption, par rapport à sa thèse sur Hegelet l’Etat, suite à son expérience dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale.25 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 3926 Ibid. p. 39

27 Ibid. p. 4028 Ibid. p. 4229 Ibid. p. 42

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matériaux dont la philosophie est finalement sortie […] sont poésie et théâtre plus quescience »30.

I.2.B. Le savoir pratiqueLa philosophie est donc un trait essentiel de l’homme. Néanmoins, elle n’est pasimmédiatement philosophie au sens de discipline organisée et doit auparavant passer pardeux étapes successives, avec en premier chef la confrontation au savoir pratique. Sil’imagination et la suggestion représentent bien un trait caractéristique de l’homme, ellesdoivent en outre faire place à l’attention portée aux « faits réels du monde extérieur ». Parl’observation de l’environnement, l’homme apprend peu à peu ce minimum d’exactitudeimposé par la survie de l’espèce, à savoir que le feu brûle, que les choses lourdes tombentsi on ne les tient pas ou encore qu’il y a une certaine régularité dans le passage du jour àla nuit. Ces expériences sont considérées par Dewey comme des universaux au sens où« des faits aussi prosaïques que ceux-là s’imposent même à une conscience primitive »31.Il se forme alors un « corpus de principes généraux simples », dont l’utilité réside dans lesavoir-faire qui lui est directement associé, en tant que ce savoir est toujours lié aux travauxpratiques. Ce savoir pratique possède donc une utilité sociale : il est indispensable à labonne poursuite de l’action, justifiant alors que « les idées extravagantes et fantasques sontéliminées parce qu’elles se trouvent confrontées à l’épreuve des faits »32.

Néanmoins, ces croyance ne disparaissent pas totalement, mais semblent coexisteravec le savoir positif, comme en témoignent divers exemples fournis par Dewey en ce sens.Ainsi en est-il du marin, qui peut continuer à « considérer le vent comme la manifestationinévitable des caprices d’un esprit »33, mais à condition de connaître par ailleurs, lesprincipes mécaniques nécessaires au bon pilotage du navire en fonction du vent et de saforce. Grâce aux techniques ainsi acquises, les connaissances se complexifient et « le senscommun acquiert un savoir sur la nature dans lequel la science prend son origine »34, ausens où se met progressivement en place une « habitude expérimentale ».

I.2.C. La philosophie comme norme socialeLe second processus nécessaire à l’avènement de la philosophie concerne l’entreprisede « consolidation des histoires, des légendes et des mises en scènes qui lesaccompagnent »35. Cette étape marque le passage de l’expérience sous sa formeindividuelle à une expérience concernant toute la société. Cette « généralisation àusage social » concerne les expériences qui sont susceptibles d’intéresser et d’impliquerl’ensemble du groupe, « jusqu’à devenir représentative et typique de la vie affective dela tribu »36. L’histoire devient ainsi tradition et se transmet au fil des générations. Ceprocessus est alors le support d’une normativité primitive ; « la tradition qui alors prend forme

30 Ibid. p. 42-4331 Ibid. p. 4432 Ibid. p. 45

33 Ibid. p. 4534 Ibid. p. 45-46

35 Ibid. p. 4336 Ibid. p. 43

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devient une norme à laquelle la suggestivité et l’imagination individuelle se conforment »37.L’imagination se trouve par là encadrée à travers la vision du monde qu’élabore lacommunauté, à la fois consciemment par son institutionnalisation dans l’éducation, maiségalement inconsciemment par l’adaptation progressive des pensées individuelles auxcroyances propres de la communauté. Ici s’opère donc un mouvement dialectique qui, surla base des croyances forgées individuellement, établit des normes sociales, s’appliquantensuite dans le cadre des existences individuelles de chacun. Ainsi, « des idées incidentesqui étaient libres se rigidifient et deviennent des doctrines »38.

Toutefois, si cette explication fournit bien une justification à l’apparition de la philosophieen tant que corps de doctrine systématique et unifié, il reste à en étudier la cause. SelonDewey, elle est à rechercher dans l’extension de l’emprise du gouvernement. Car si lamise en commun de croyances résulte bien d’un phénomène inter-individuel de partage, leséchanges privés ne permettent en revanche pas de rendre compte de l’unicité historiquede certaines croyances et de leur imposition au sein d’une société donnée. Il convient pourcela de reconnaître la « nécessité politique qui conduit le chef à centraliser les traditions etles croyances afin d’étendre et de renforcer son prestige et son autorité »39. Cette nécessitétrouve sa source dans la coexistence des deux types de discours que sont le savoirpratique et sa scientifisation progressive d’une part, et les croyances institutionnaliséesd’autre part. Selon Dewey, « les deux produits mentaux sont maintenus séparés parce qu’ilsdeviennent l’apanage de classes sociales distinctes »40. Les croyances sont accaparéespar les éléments dominants de la société en tant qu’elles contribuent au maintien d’uneclasse supérieure, tandis que le savoir sous sa forme pratique est abandonné aux classessociales inférieures tels que les ouvriers à cause de l’image négative qu’il véhicule ; l’unétant associé à l’esprit, l’autre au corps. « [le] savoir de rang supérieur est chargé de révélerfins et finalités ultimes, ainsi que de remettre à sa place le savoir technique et mécanique,et de l’y maintenir »41.

II/. Dans la continuité de la philosophie« Il y a les penseurs plein d’une piété ancestrale, et il y a les penseurs qui, dumoins envers eux-même, ne semblent pas faire cas du passé dans leur désirardent de fonder quelque chose de nouveau. »42

La philosophie, son histoire, et leur étude ont toujours représenté un pôle importantdes recherches de Dewey. Dès 1887, il publie un Exposé critique des Nouveaux Essaissur l’Entendement Humain de Leibniz, (Leibniz's New Essays Concerning the HumanUnderstanding: A critical exposition), ce qu’il renouvelle en 1910 avec un recueil de sesarticles intitulé L’influence de Darwin sur la philosophie et autres essais (The Influence of

37 Ibid. p. 4338 Ibid. p. 43

39 Ibid. p. 4440 Ibid. p. 4641 Ibid. p. 47

42 DEWEY, John, «Kant After Two Hundred Years », in DEWEY,John, RATNER, Joseph, Characters and Events. Popular

essays in Social and Political Philosophy, New York, Henry Holt, 1929. p. 63 [traduction originale]

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Darwin on Philosophy & other Essays), ou plus régulièrement en publiant des recensionssur les essais de ses contemporains. Néanmoins, il n’a jamais consacré de livre entier àl’explication de la pensée d’un auteur, de sa postérité, ou de celle de l’une de ses idées.

Ce constat s’explique par l’attitude de Dewey à l’égard de la philosophie, telle que nousl’avons défini au chapitre précédent, et de son caractère historique. Comme il l’atteste lui-même :

« Selon moi, faire la supposition que la philosophie apportera indéfinimentune solution aux problèmes et aux systèmes que deux mille ans d’histoireeuropéenne nous ont légués dénote d’une déplorable stérilité touchant notreimagination. Lorsqu’on la replace dans le temps long de l’histoire encore àécrire, la totalité de l’histoire européenne ne représente qu’un épisode isolé…L’une des tâches majeures attendant ceux qui se nomment philosophes sera decontribuer à se débarrasser du bric-à-brac inutile encombrant les chemins dela pensée, afin de continuellement tracer de droites et longues routes menantvers l’avenir. Passer quarante années à errer en pleine nature, à l’image de notresituation actuelle, ne constitue pas un destin tragique – sauf si l’on essaye de seconvaincre que cette jungle représente en fait la terre promise. » 43

Rien ne sert, en somme, de se pencher sur l’étude attentive des systèmes de penséesélaborées par le passé. L’instrumentalisme de la philosophie de Dewey préconise aucontraire de considérer cet héritage philosophique comme autant d’instruments et de clésayant servi en leur temps à la résolution de problèmes de sociétés.

Il nous est donc difficile d’opérer une reconstruction des conditions qui furent cellesprésidant à l’émergence des ces systèmes, à moins de conférer le simple statut deconjectures aux conclusions qui en émanent. D’autant plus que l’état des corpus qui nousest parvenu se révèle souvent incomplet voire elliptique comme c’est notamment le cas desauteurs de la Grèce antique. En conséquence, Dewey s’attache très rarement à une étude,ou tout du moins à une restitution, rigoureuse des différents aspects de leurs pensées.Lorsqu’il aborde un auteur, il traite généralement de ses différents écrits comme un blocunifié et significatif. Nous avons donc choisi de nous pencher sur quelques unes desmonographies par lui fournies tout au long de ses écrits pour tenter de dégager le sens dela lecture qu’il nous en propose.

II .1 - Aristote et les GrecsDewey aborde en fait très peu les auteurs grecs dans ses écrits ou alors de manièrerelativement diffuse, à l’image d’Aristote que l’on retrouve dans la plupart de ses écritsau détour d’une page sans que la mention n’en soit plus poussée. Il convoque ainsiindifféremment Platon, Aristote et les sophistes pour rendre compte de la philosophiegrecque antique. Dans sa conception, ce qui pourrait passer pour un rapide amalgame sejustifie par l’unité de la situation historique et sociale à laquelle se réfèrent ces différentespensées : « Platon et Aristote reflètent le sens de la tradition et des habitudes grecques.

43 DEWEY, John, « From Absolutism to Experimentalism”, in ADAMS, George, MONTAGUE, William (éds.), Contemporary

American Philosophy: Personal statements, New York, Russell and Russell, 1930. p. 26 [traduction originale]

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Leurs textes, avec ceux des grands dramaturges, demeurent la meilleure introduction auxidéaux et aux aspirations intimes caractéristiques de la vie en Grèce »44.

L’intérêt que Dewey porte à ces auteurs réside dans la fonction historique qu’il leurattribue ; ces penseurs incarnent en effet le mouvement de constitution d’une doctrinephilosophique à part entière, basée sur une métaphysique. Leurs pensées ont en communl’ambition de relier le savoir pratique à une réalité première, idéale, et non immédiate. Maisnulle mention n’est faite de passages ou de citations précises pour étayer ces affirmations.On peut seulement supposer qu’il se réfère implicitement à la théorie des idées développéepar Platon à la suite de Socrate, et que l’on retrouve appliquée sous différentes formes dansla plupart de ses dialogues. En ce qui concerne Aristote, Dewey semble mettre l’accent surle complexe hylèmorphique et la réunion qu’opère l’idée de « premier moteur immobile ».Quant aux sophistes, ils ne sont mentionnés que comme substrat au développement desdeux pensées précédentes.

Si Platon entame ce mouvement d’intégration philosophique d’une réalitéultramondaine, c’est bel et bien, selon Dewey, Aristote qui parachève la réunification despôles de la philosophie. Cette personnification s’incarne dans les mentions faites au stagiritedans divers passages en tant que représentant d’un certain paradigme grec. Dewey retientcomme traits marquants de la philosophie d’Aristote la rationalisation des entités divines dela tradition grecque à travers la métaphysique : « du point de vue de la croyance populaire,cela représente son œuvre principale, qui est en même temps une œuvre destructrice »45.Il opère de ce fait la jonction entre la physique et la métaphysique, permettant à la logiquede se développer an tant que « science rationnelle ». La logique fournit la méthode selonlaquelle les objets doivent se conformer, et la science physique peut ensuite étudier lesformes prises par ces objets rationnels, même en mouvement. La contemplation de cesréalités divines devient alors la source du plus pur bonheur humain, en tant qu’elle instaure« une communion avec la réalité invariable ». Dewey y voit là les prémisses d’un « idéalscientifique et d’une vie guidée par la raison. Des fins pouvant se justifier par elles-mêmesdevaient alors nécessairement prendre la place occupée par l’habitude en tant que guidede conduite. Ces deux idéaux représentent une contribution durable pour la civilisationoccidentale»46.

Malgré l’apport d’Aristote à la création de la philosophie, Dewey tend à relativiser laplace jouée par celui-ci au sens où la méthode définit par Aristote ne visait pas seulementla démonstration mais également la persuasion. La logique aristotélicienne n’aurait ainsipas pour objet la conquête d’une réalité naturelle mais plutôt l’esprit. Cette logique seprésenterait comme une activité formelle et non essentielle, du fait que « sa méthode (…)n’attachait qu’une très faible importance au capital de vérité qui avait déjà cours »47. Enoutre, ce formalisme logique ne s’attache pas, selon lui, à la progression du savoir, maisplutôt à la compréhension de vérités préexistantes, universelles, et de leurs actualisationsdans le monde. Du point de vue deweyen, c’est donc « une logique de la découverte, et nonune logique de l’argumentation, de la preuve et de la persuasion »48. Sa pratique la rend

44 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 5045 DEWEY, John, The Quest for Certainty, in The Later Works volume 4: 1929, Carbondale, Southern Illinois University Press,

1983. p. 13 [traduction originale]46 Ibid. p. 14 [traduction originale]47 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 5748 Ibid. p. 57

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fondamentalement individuelle, et non collective et sociale. La transmission du savoir posedonc un problème, qui « consiste à en convaincre quelqu’un d’autre ou à l’enseigner »49.

II .2 - Bacon et la révolution scientifiqueFrancis Bacon représente une étape majeure dans l’évolution de la discipline philosophiquedans la conception que présente Dewey, qui en fait « le grand précurseur de la viemoderne », le « prophète des tendances actuelles, [il est] une figure majeure de la vieintellectuelle de notre monde », ou encore le « véritable fondateur de la pensée moderne »50.Il convient ici de noter la précision avec laquelle les écrits de Bacon sont pour une foismentionnés. Il se réfère ainsi directement à La Nouvelle Atlantide, et implicitement auxMeditationes Sacrae. De Haeresibus ainsi qu’à Du progrès et de la promotion des savoirsdont il analyse le chapitre 4 du livre I. L’admiration de Dewey pour Bacon provient de la« reconstruction intellectuelle » entamée par ce dernier.

L’apport de Bacon débute selon lui avec le célèbre aphorisme des Meditationes Sacrae :« savoir, c’est pouvoir » (Nam et ipsa scientia potestas est), qu’il considère comme un« critère pragmatique ». En effet, c’est à partir de cette base que Bacon entame une critiquedu corpus scientifique alors disponible, qu’il classifie selon trois catégories, énoncées auchapitre 4 du livre I de Du progrès et de la promotion des savoirs. Dewey en profite alors pourrappeler qu’elles sont ces trois genres de savoirs, à la lumière du pouvoir qu’ils engendrent.Le « savoir précieux » tout d’abord, concerne la culture littéraire alors en pleine expansionà la Renaissance. Elle ne présente pas d’intérêt au sens où elle contribue seulement « àl’ornement, à la décoration ; elle n’apportait aucun pouvoir. Cette culture de luxe étaitostentatoire »51. Vient ensuite le « savoir fantasque », qui se réfère aux sciences ésotériquestelles que l’alchimie ou l’astrologie, alors très répandues. Ce savoir fait l’objet d’une critiqueencore plus virulente, car il « imitait la forme du vrai » et que « la corruption du bien est lepire des maux »52. Ce second type de savoir présente l’avantage de saisir véritablement leprincipe et le but de la connaissance qui se trouve être, selon Dewey, « la maîtrise des forcesnaturelles ». En revanche, ce savoir s’engage sur une fausse route en ce qui concerne lesméthodes et les conditions nécessaires à l’accomplissement de ce but, en ce qu’il « égarait[donc] délibérément les hommes ». Enfin, et ce qui intéresse le plus ici Dewey, le « savoirchicanier » représente le troisième type de connaissance dans la typologie de Bacon. Ildésigne par là la science traditionnelle qui est parvenue depuis l’Antiquité en passant parla scolastique, c’est-à-dire l’héritage aristotélicien décrit précédemment. Ce savoir a bel etbien pour but le pouvoir, mais « le pouvoir sur les autres hommes, et non le pouvoir sur lesforces naturelles dans l’intérêt général »53. Ce savoir est un moyen de domination, délétèreen ce qu’il encourage la controverse et la division, sous la férule des théologiens notammentà partir du Moyen-age.

Face à ce tableau résumant l’état de la pensée héritée du moyen-âge, Deweyrappelle ensuite la contribution de Bacon à la définition d’un renouvellement du savoir,qui proclame « la supériorité de la découverte de nouveaux faits et de nouvelles vérités

49 Ibid. p. 5750 Ibid. p. 55

51 Ibid. p. 5652 Ibid. p. 5653 Ibid. p. 56

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sur la démonstration de l’ancien ». L’expérience, au sens des « anciens », comprenaitle « raisonnement logique » et « l’accumulation passive de preuves ». Bacon proposeau contraire une « expérimentation active [qui] doit forcer les faits apparents de lanature à prendre des formes différentes de celles sous lesquelles ils se présentaienthabituellement»54. Il s’agit pour cela de déterminer quels sont les principes et les loisscientifiques qui se cachent derrière la réalité naturelle qui s’offre au regard. Dewey résumealors cette méthode selon ses propres termes lorsqu’il établit que « les secrets de la naturedoivent être soumis à une enquête en profondeur », au moyen d’une « technique d’enquêteactive et élaborée »55. L’importance accordée par lui à la méthode de Bacon se retrouveraensuite lorsqu’il tentera de forger sa propre logique, qu’il nommera « théorie de l’enquête ».

Le deuxième élément fondamental de la philosophie baconienne retenue par JohnDewey concerne le rôle jouée par la science dans une perspective sociale, lorsqu’il énonce« qu’une logique de l’enquête est tournée vers l’avenir »56. L’enquête permet de mettreen question l’héritage que nous lègue le passé et de porter un regard critique sur celui-ci. La vérité ancienne vaut alors comme support à partir duquel va pouvoir être bâtie lavérité nouvelle. La science devient en ce sens « une invasion de l’inconnu ». Or l’individune peut mener à bien cette tâche solitairement à moins de tisser une toile faite de sespropres erreurs : « pour Bacon, l’erreur a été introduite et entretenue par des influencessociales, et la vérité doit être découverte par des instances sociales organisées à cettefin »57. C’est pourquoi Dewey rappelle finalement la « prophétie » faite par Bacon dans LaNouvelle Atlantide d’un Etat dont l’organisation serait tournée vers la réalisation de l’enquêtecollective.

II.3 Mill et le libéralismeOutre Hegel et Darwin, ayant tous les deux joués un grand rôle dans la formation de lapensée philosophique de John Dewey, mais dont il s’écarte également très tôt, c’est à JohnStuart Mill, et aux philosophes utilitaristes, que Dewey consacre de nombreuses référencestout au long de ses propres travaux. Sa Logique – la théorie de l’enquête se comprend ainsicomme une allusion à la grande Logique écrite par Mill un demi-siècle avant lui. Il consacremême un ouvrage entier, composé d’une série de trois conférences, sur Le libéralisme etl’activité sociale (Liberalism and Social Action). On y trouve la transition qu’opère Deweyentre l’histoire de la philosophie, dont le terme se rapproche de l’avènement de la sienne,sa propre philosophie et l’avenir dont il reste encore à écrire l’histoire.

Mill sert en fait d’oriflamme à l’ensemble de la pensée libérale dont il analyse l’évolutionau cours des décennies l’ayant précédé. Selon lui, les utilitaristes avaient raison de vouloirlibérer l’individu des contraintes abusives que fait peser sur lui la société, au sens où« la conséquence la plus nette de la lutte menée par les premiers libéraux en directionde l’émancipation des individus vis-à-vis des restrictions que leur imposait l’ancienneorganisation sociale dont ils avaient hérité, fût de poser le problème d’une nouvelle

54 Ibid. p. 5755 Ibid. p. 5756 Ibid. p. 5857 Ibid. p. 60

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organisation sociale »58. Les libertés individuelles ont grandement profité du renouveauthéorique apporté par le libéralisme. Néanmoins, ceux-ci ont perdu de vue leur objectifprincipal, à savoir l’émancipation des individus, lorsqu’ils étendirent ces prérogatives audomaine économique : « le sens pratique assigné à l’idée de liberté était alors toutdifférent. Elle avait pour effet, en dernier lieu, de subordonner l’activité politique à l’activitééconomique ; de connecter les lois naturelles avec les lois de la production et de l’échange,et de donner une signification radicalement nouvelle à l’ancienne conception de la raison »59.A travers la liberté politique et économique, ils cherchaient alors à libérer les énergies deproduction et de création individuelles afin que chacun puisse bénéficier des avancées ainsiencouragées pour l’amélioration de son propre bien-être. Il trouve la source de cette idéechez Adam Smith, pour qui « le bien-être social progresse grâce à l’effet cumulatif, bienque non planifié par avance, de la convergence d’une multitude d’efforts individuels quiaccroît les commodités et les services mis à la disposition collective des hommes, et dela société »60.

La période durant laquelle se développe le libéralisme correspond également auxdébuts de l’industrialisation. Or celle-ci contribue à modifier considérablement le paysagesocial de XIXème siècle, au propre comme au figuré. La liberté d’entreprise a ainsi permis àl’économie de se développer, mais dans un sens différent de celui annoncé par les premierslibéraux. Au lieu de profiter au plus grand nombre, cette libération n’a en fait servi qu’à créerles conditions permettant à certains de profiter des inégalités croissantes dans la sociétéd’alors. Au sein de la tradition libérale, Mill se voit accorder un traitement de faveur parDewey du fait qu’il se place à la charnière entre la première version du libéralisme et laprise en compte progressive des effets de l’industrialisation dans la doctrine libérale. Aveclui, « le problème de la démocratie devient le problème de la forme que revêt l’organisationsociale, s’étendant à tous les domaines de la vie, au sein de laquelle les droits individuelsne doivent pas se contenter d’être vaguement libérés de leur contrainte mécanique externe,mais nourris, soutenus et dirigés »61.

Le libéralisme prend alors un deuxième sens, plus approfondi mais en opposition avecson sens originel sur la question de l’étendue des pouvoirs étatiques. Selon Dewey, lelibéralisme se démarque du laisser-faire pour soutenir l’action positive de l’Etat dans ledomaine politique et social. Ce « libéralisme renaissant doit désormais se radicaliser, ausens où cette radicalité désigne la perception de la nécessité des changements à l’œuvredans la construction des institutions et dans les autres activités nécessaires à l’avènementet à l’établissement de changements »62. Pour cela, plusieurs moyens sont requis, parmilesquels la reconnaissance de la méthode de l’intelligence afin que soit bien compris l’intérêtde la coopération dans une finalité individuelle, le développement de l’éducation servant derelais à la méthode de l’intelligence, ou encore la socialisation de l’économie. Ce dernierpoint ne représente pas un renversement idéologique mais au contraire tend à conférerau libéralisme le sens concret que celui-ci porte en théorie. C’est pourquoi « nous devons

58 DEWEY, John, Liberalism and Social Action, in The Later Works volume 11: 1935-1937, Carbondale, Southern IllinoisUniversity press, 1983. p. 23 [traduction originale]

59 Ibid. p. 9 [traduction originale]60 Ibid. p. 9 [traduction originale]61 Ibid. p. 25 [traduction originale]62 Ibid. p. 45 [traduction originale]

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faire basculer la perspective et voir que l’économie socialisée représente, en dernier lieu,un instrument au service du développement d’individus libres »63.

John Dewey opère à travers le libéralisme un glissement conceptuel de premièreimportance au sens où il passe de la philosophie à l’histoire de la philosophie, et del’histoire de la philosophie à l’histoire en tant que discipline. La philosophie politique qu’ilesquisse rapidement à propos du libéralisme postule donc que la théorie, dans son aspectphilosophique, ne peut servir de base à l’établissement d’un discours normatif. Ou plutôt quel’histoire factuelle doit nécessairement venir suppléer l’histoire des idées, sans supprimercelle-ci, afin de lui conférer une portée pratique immédiate. Toutefois, si le libéralisme sert demédiateur à ce changement de perspective, il ne peut en représenter l’objet du fait qu’il resteun mouvement philosophique appartenant lui-même à la tradition intellectuelle. Dewey setrouve par conséquent dans l’obligation de trouver une source alternative à partir de laquelleétablir sa propre théorie politique.

III/. L’héritage jeffersonienDans ses écrits, John Dewey se penche peu sur l’histoire factuelle et précise des temps quil’ont précédé. S’il aborde l’évolution des sociétés de manière globale comme nous l’avonsvu précédemment, il n’accorde en revanche que peu d’intérêt à l’étude historique, sauf en cequi concerne l’histoire contemporaine, qu’il analyse à la lumière de ses propres conceptions,et à laquelle il participe ainsi. Toutefois, cette règle fait exception en ce qui concerne ThomasJefferson, dont il recueille et présente les pensées dans un livre, Les pensées vivantesde Thomas Jefferson(The Living Thoughts of Thomas Jefferson), ainsi qu’un chapitre deLiberté et culture intitulé « la démocratie et l’Amérique ».

Bien qu’un siècle environ sépare la naissance des deux hommes, ce rapprochementprésente une certaine cohérence tant les ressemblances sont nombreuses entre les deuxpenseurs. Jefferson est aujourd’hui principalement connu en tant que rédacteur de laDéclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique du 4 juillet 1776, et que troisièmeprésident des Etats-Unis. Il fut également un intellectuel s’intéressant à de nombreuxdomaines, telles que la philosophie, l’agronomie, la botanique ou encore l’architecture.Cette diversité alliant aspects pratiques et théoriques est certainement à la source del’attention portée par Dewey à ce père fondateur de la nation, dont il affirme qu’il « était leplus universel des êtres humains parmi ses contemporains d’Amérique et éventuellementd’Europe aussi»64. Cet éclectisme trouve un échos particulièrement favorable chez Deweypour qui le caractère continu de l’expérience ne devrait pas imposer de division au sein dela relation de l’homme envers son environnement. D’autant plus que cette continuité trouvechez chacun son incarnation dans une refondation de l’éducation, qui est mise en pratiqueà travers la création de l’Université de Virginie selon ses plans pour Thomas Jefferson, etcelle de l’Ecole Laboratoire de l’Université de Chicago pour John Dewey.

Hormis ces ressemblances concernant les vies respectives de Dewey et Jefferson, depair avec quelque accointance dans le domaine des idées, il convient ici de s’interrogersur la place jouée par l’intégration de cette monographie historique au sein de la pensée

63 Ibid. p. 63 [traduction originale]64 DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books,

1963. p. 13 [traduction originale]

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développée par John Dewey. Alors que le discours philosophique de Dewey se pare,avec les lectures anthropologiques et philosophiques, des atours de la normativité dansla sélection qu’il opère et qu’il met en forme, la philosophie deweyenne n’est toujourspas fondée à intégrer un discours normatif, au sens où ces deux genres de savoir sontsuccessivement discrédités par sa conception instrumentaliste de la connaissance.

A l’exception d’un pamphlet présentant un Aperçu sommaire des droits de l'Amériquebritannique, écrit en 1774 et destiné aux délégués de Virginie du premier CongrèsContinental, Thomas Jefferson n’a jamais publié d’ouvrage de son vivant. Sa pensée nousest aujourd’hui connue grâce aux milliers de lettres qui nourrissent sa correspondanceet qui se trouvent regroupées dans des sélections thématiques opérées après sa mort.Tel est notamment l’objet du petit livre que lui consacre John Dewey, où il présente unchoix de lettres dont les extraits sont juxtaposés selon qu’ils s’apparentent à la philosophiepolitique, l’économie politique, la religion, le progrès humain, l’éducation ou encore l’histoirecontemporaine.

L’ordonnancement des textes de Jefferson prend chez Dewey une significationparticulière, qui en fait plus qu’une simple présentation historique, une représentation del’histoire vue à travers le prisme du pragmatisme. Dewey affirme ouvertement sa prétentionau début du chapitre VII de Liberté et culture, qu’il introduit par ces mots : « je ne m’excusepas d’ajouter à ce chapitre ce qui va être dit au nom de Thomas Jefferson. Car il fut lepremier des modernes à énoncer en termes humains les principes de la démocratie »65.Conscient de la difficulté de cette entreprise, il prend néanmoins la précaution d’énoncerquelques caveats préliminaires :

Dewey prend ensuite grand soin de séparer les idées personnelles de Jefferson et lessiennes propres, et définit pour cela trois axes majeurs dans la pensée jeffersonienne : toutd’abord, les fins de la démocratie et les droits de l’homme ; puis, les droits des Etats contrele pouvoir fédéral ; et finalement, la question de la propriété. Il s’agit alors de comprendre lasignification de ce découpage théorique en d’en élucider la portée relativement aux idéespropres à la philosophie de John Dewey.

[

III.1. Fins de la démocratie et droits de l’homme.Selon Dewey, l’essence de la pensée de Jefferson repose sur une affirmation de typemoral, selon laquelle « rien n’est immuable sauf les droits inhérents et inaliénables dela nature humaine »66. Il identifie ici l’affirmation de l’existence d’un créateur bienveillant,qui se retrouve également dans les premiers mots de la Déclaration d’Indépendance,dont Jefferson fut l’un des rédacteurs, qui débute ainsi : « ces vérités sont évidentes parelles-mêmes : que tous les hommes sont créés égaux ; qu’ils sont dotés par le Créateurde droits inhérents et inaliénables ; que parmi ces droits il y a la vie, la liberté et lapoursuite du bonheur »67. Placer la garantie des droits individuels sous l’autorité d’un credothéologique révèle néanmoins quelques difficultés de nos jours, et il paraît préférable àDewey d’entendre ces droits naturels comme des droits moraux, afin de leur conserver unevalidité et une actualité. Il faut pour cela substituer au concept de Nature celui de « buts

65 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 16966 Ibid. p. 17067 Ibid. p. 170

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idéaux, de valeurs idéales à réaliser, - buts qui, bien qu’idéaux, ne sont pas situés dansles nuages mais sont soutenus par quelque chose de profond et d’indestructible dans lesbesoins et les exigences du genre humain »68. Les droits de l’homme trouvent donc leurfondement non dans la théologie ou dans le déisme qui pouvait être celui de Jefferson,mais plus profondément et dans le prolongement de la conception de celui-ci, ils se trouventreposer sur l’érection de valeurs morales humanistes.

Dewey revient ensuite sur la signification précise à donner au concept de droits del’homme, en relation avec la perspective démocratique de Jefferson. Il précise que dansla première citation, selon laquelle « rien n’est immuable sauf les droits inhérents etinaliénables de la nature humaine », il convenait d’entendre que « c’étaient les fins de ladémocratie, les droits de l’homme – non des hommes au pluriel, - qui sont immuables »69.Cette précision s’avère lourde de conséquences, car elle introduit une distinction entre lesfins et les moyens par lesquels la démocratie se réalise. Selon Dewey, seuls les buts etles valeurs morales doivent demeurer inchangés au sens où ils concernent toute sociétéhumaine. A l’inverse, les formes que revêt la société et les mécanismes qu’elle produit pouratteindre ces objectifs ne doivent pas eux rester fixes, à moins de se mettre en contradictionavec l’esprit de la pensée jeffersonienne. Ce dernier explicite clairement son point de vuelorsqu’il le lie au progrès de la société et de l’être humain : « je sais que les lois et lesinstitutions doivent aller la main dans la main avec le progrès de l’esprit humain… Lorsqu’onfait des découvertes nouvelles, que des vérités nouvelles sont révélées, que les manières etles opinions changent avec le changement de circonstances, les institutions aussi doiventchanger et marcher avec l’allure du temps »70. Il ajoute ensuite que « chaque générationa le droit de choisir pour elle-même la forme de gouvernement qu’elle croit le mieuxconduire à son bonheur »71. Ce principe empêche donc théoriquement toute « idolâtrie de laConstitution telle qu’elle a été assidûment cultivée » ou encore, permet de mettre en causeet de redéfinir les modalités et les mécanismes mettant en œuvre le droit de vote.

Sur ce sujet, Dewey opère très nettement une relecture de Jefferson, qui bien qu’ellene lui soit pas infidèle, présente tout de même des changements vis-à-vis de la penséejeffersonienne. C’est ce qu’observe notamment Milton R. Konvitz, dans « La révision deJefferson par Dewey », où il décèle une « ambiguïté », voire une contradiction, dans lespropos de Jefferson qui se trouve gommée dans la version qu’en présente Dewey. Dansla pensée de Jefferson, se trouvent à la fois « une foi dans les potentialités de la naturehumaine tant que l’Etat ne lui fait pas sentir son oppression, et la conviction que l’économieet certains autres aspects de la culture génèrent des institutions libres ou aliénées »72.Ce conflit concerne le rôle joué par l’Etat dans le développement humain, entre un Etatminimal garant des libertés et un Etat protecteur contrecarrant les effets délétères del’industrialisation et de l’urbanisation. Dewey rejette tout d’abord la séparation de l’individuelet du social, qu’il considère sur le même plan et en interaction, là où Jefferson considéraitl’homme individuellement, et dans son rapport à Dieu et dans la possession de droitsnaturels. De ce fait, la contradiction entre une nature humaine préexistante et à conserverd’une part, et les conditions politiques qui opèrent un changement continu d’autre part, n’a

68 Ibid. p. 17069 Ibid. p. 17170 Ibid. p. 17171 Ibid. p. 171-17272 KONVITZ, Milton, « Dewey’s Revision of Jefferson », in HOOK, Sidney (éd.), John Dewey: Philosopher of Science and

Freedom, New York, The Dial Press, 1950. p. 167

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plus lieu d’être. Bien que les principes défendus par les deux hommes soient identiques,à savoir la liberté politique, Dewey réactualise la pensée de Jefferson en substituant aufondement théologique, une utilité morale qui se réalise dans la liberté d’enquêter et l’actioncollective pacifique des citoyens pour le progrès.

III.2. Les droits des Etats contre le pouvoir fédéral.Le second aspect de la pensée de Thomas Jefferson que choisit d’aborder John Deweyconcerne le droit des Etats confédérés vis-à-vis du pouvoir fédéral, de l’Etat central. Acet égard, il semble plus confiant quant à le fermeté de la position de Jefferson, c’est-à-dire « sa crainte en général des empiètements gouvernementaux sur la liberté »73. Cettelutte se retrouve au cœur de l’action politique de Jefferson, qui milita activement contrele fédéralisme et son représentant en la personne d’Alexander Hamilton. Toutefois, plusque sur la défense particulière du droit des Etats confédérés, Dewey met l’accent sur ladifférence d’échelle existant entre les unités politiques à grande échelle et celles existantà un niveau plus local. Jefferson émet dans ce sens le souhait de voir se réaliser une« organisation politique générale sur la base de petites unités, organisation assez petitepour que tous ses membres pussent être en communication directe les uns avec les autreset prendre soin des affaires de la communauté »74.

Ces considérations le rapprochent sensiblement de la philosophie des Lumièresfrançaise, à l’image de Rousseau qui, dans le chapitre IX du livre II du Contrat Social,établir que « plus le lien social s’étend, plus il se relâche, et en général un petit Etat estproportionnellement plus fort qu’un grand »75 ou encore au chapitre V des Considérationssur le Gouvernement de Pologne, « [qu’]il faudroit des facultés plus qu’humaines pourgouverner de grandes nations »76. Les détracteurs de Jefferson ont, en leur temps, faitporter leurs diatribes sur cette influence française en l’accusant d’être un « collaborateuractif de l’athéisme gaulois, de la débauche et de l’anarchie ». Dewey présente par contrasteun point de vue plus sceptique quant à l’influence exercée par la philosophie française surJefferson. Même si ce dernier y passa une partie de sa vie en tant qu’ambassadeur, qui plusest pendant la période révolutionnaire, Dewey estime que «sans conteste, toutes les idéespolitiques propres à Jefferson (à l’exception d’une seule) furent formulées par lui avant qu’ilne vienne en France »77. Il rappelle pour cela que « Rousseau n’est même pas mentionnéune seule fois par Jefferson »78.

L’originalité de la pensée de Jefferson par-rapport aux autres philosophes de son tempsest un sujet qui préoccupe John Dewey. En revanche, ce dernier utilise à nouveau Jeffersoncomme substrat au développement de ses propres réflexions sur l’évolution de la société.Plus précisément, Jefferson sert de repère, « [d’]indication d’un des plus sérieux problèmes

73 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 17374 Ibid. p. 173

75 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1964.p. 386

76 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Considérations sur le gouvernement de Pologne, in Œuvres complètes III, Paris, Gallimard,Bibliothèque de la pléïade, 1964. p. 970-971

77 DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books,1963. p. 23 [traduction originale]

78 Ibid. p. 23 [traduction originale]

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actuels de la démocratie ». Le problème d’échelle politique pointé par Jefferson prendchez Dewey la signification d’un problème d’échelle sociale : « la terrible impersonnalité dumouvement brutal des forces actuelles » ou, dit autrement, « la manière dont les individusaujourd’hui sont saisis par d’immenses forces dont ils ne peuvent influencer en rien lesactions et les conséquences »79. Les forces économiques, ici visées, sont accusées d’avoirdistendu le lien social et d’avoir rendu plus flous les intérêts et les buts de la vie en société.Cette idée se trouve déjà exprimée quelques années auparavant dans Le Public et sesProblèmes lorsqu’il énonce que « les maux qui rapportés à l’industrialisme et à la démocratiede manière non critique et sans discernement pourraient être référés plus intelligemment aufait que les communautés locales se sont disloquées et désorganisées. (…) La démocratiedoit commencer à la maison, et sa maison est la communauté de voisins »80. Le vraiproblème qui se pose alors consiste à articuler le caractère extensif des associationshumaines à grande échelle avec le caractère intensif de celles existant sur le plan local.Dewey évoque, à titre de solution, la possibilité de voir naître des « intermédiaires locauxde communication et de coopération »81 afin que des groupes ayant une base fonctionnelleremplacent peu à peu ceux constitués uniquement sur la proximité géographique locale.

III.3. La propriété.Le dernier aspect de la pensée de Thomas Jefferson abordé par John Dewey concerne lapropriété. Lorsque, dans la Déclaration d’Indépendance, il situe « la poursuite du bonheur »comme un droit de l’homme, Jefferson ne fait pas allusion à l’activité économique. Ceteudémonisme signifierait plutôt « le droit de tout être humain de choisir sa carrière, d’agirselon son choix et son jugement, libre des restrictions et des contraintes imposées parla volonté arbitraire d’autres êtres humains »82. Selon Dewey, ce point marque la rupturede Jefferson avec la philosophie de John Locke, qui affirme dans le Deuxième Traité duGouvernement, que « la terre et tout ce qu’elle contient sont un don fait aux hommes pourl’entretien et le réconfort de leur être »83. Le droit de propriété n’est pas un droit moralinhérent à la nature humaine que l’Etat serait obligé de protéger mais un droit positif, créépar le contrat social institué entre les membres de la société.

Lorsque le droit de propriété entre en conflit avec les droits naturels individuels, ceux-ci doivent se voir accorder la suprématie en toutes occasions. Le droit de propriété peuten certains cas apparaître comme une violation du droit à « la poursuite du bonheur »,notamment quand la propriété se transmet au fil des générations. Les êtres naissant etcroissant au sein de la société ne sont en conséquence pas dotés de la même capacité à seréaliser et à poursuivre le bonheur à partir du moment où certains possèdent une situationconfortable tandis que d’autres ne disposent pas de moyens suffisants. On trouve bienchez Jefferson une « crainte de la richesse concentrée et un désir positif d’une distributiongénérale de la richesse sans grands extrêmes dans l’une ou l’autre direction »84 qu’ilapparente à un processus révolutionnaire. Néanmoins, cette révolution renvoie moins à une

79 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 17480 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 201-20281 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 175

82 Ibid. p. 17683 LOCKE, John, Deux traités du gouvernement, Paris, Vrin, 1997. p. 152

84 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 175

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forme de pré-socialisme qu’aux conclusions tirées de l’observation prolongée de la périoderévolutionnaire en France,

« car, comme il [Jefferson] put l’observer [en France], si l’Etat nouvellement instaurése voyait dans l’incapacité d’abolir les lois sur la transmission héréditaire des terres, derécupérer celles précédemment léguées à l’Eglise, et d’abolir les privilèges féodaux etecclésiastiques ainsi que tous les monopoles, le changement de régime étatique se verraitporter un coup fatal avant même d’avoir commencé. »85

Pour Dewey, l’intérêt de cette conception de la propriété réside dans l’usage socialqui peut en être fait. Alors que de nombreux critiques ont cru trouver en Jefferson l’un desdéfenseurs de la propriété privée et de sa transmission à la suite de John Locke, JohnDewey prend acte de la visée égalisatrice mentionnée par l’ancien président pour mettre envaleur et justifier le rôle de l’intervention étatique dans l’économie. Selon lui, on dénatureles opinions de Jefferson « lorsqu’on dit qu’il y a dans la démocratie jeffersonienne quelquechose qui interdit à l’action politique d’amener l’égalité des conditions économiques afin quele droit égal de tous au libre choix et à l’action libre soit maintenu »86.

Conclusion partielle : Jefferson dans la continuité del’histoire et de la philosophie.

L’intérêt que porte John Dewey à la personne de Thomas Jefferson, tant pour la pensée qu’ila pu développer que pour son action touchant différents aspects de la société, fait figured’exception comparé aux sujets présents de manière récurrente dans l’ensemble de sonœuvre. La proximité intellectuelle et caractériel rapprochant les deux hommes n’indique passeulement une connivence de pensée entre deux hommes militant pour des fins similaires.De la part de Dewey, elle appelle une instrumentalisation, dans un sens moralement neutre,qui se veut la réactualisation d’une pensée peu ou mal connue afin de lui conférer un senspratique dans le cadre de la société contemporaine. Le cas de l’amovibilité des instituionspolitiques illustre au plus haut point cette connivence, que Dewey tire de la lecture deJefferson, « les lois et les institutions doivent aller la main dans la main avec le progrèsde l’esprit humain »87, et qu’il réintroduit dans sa propre théorie normative : « Plutôt quede penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certainesinstitutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, desprojections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles »88.

Il s’agit ici d’un patronage, que Dewey recherche chez Jefferson, afin d’appuyer sespropres affirmations. Le chois d’un des pères fondateurs de la nation américaine n’est alorspas neutre, et révèle la volonté deweyenne d’inscrire sa philosophie dans la continuité dela tradition politique américaine. Sa philosophie de la continuité intègre en cela un aspecthistorique, qu’elle place à la charnière de la description et de la prescription qu’elle juxtapose

85 DEWEY, John, « Presenting Thomas Jefferson », in The Living Thoughts of Thomas Jefferson, Greenwich, Premier books,1963. p. 24 [traduction originale]

86 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 17687 Ibid. p. 17188 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]

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au sein de son discours. La normativité du discours philosophique se trouve naturalisée parce processus, qui l’associe irrémédiablement aux expériences passées. Au même titre quela relecture des philosophes libéraux du XIXème siècle, sa relecture de Jefferson achèvede justifier la présence d’un discours philosophique normatif au sein de sa philosophie, bienque celui-ci se présente sous les traits de la continuité.

Joëlle Zask y voit outre une nécessité concernant la nature du discours philosophiquede John Dewey, un impératif relatif au contenu normatif même de ce discours, au sensoù « la seule manière de justifier cette foi de manière préalable est de la retrouverdans la tradition politique américaine pour y repérer la condition de possibilité mêmede la continuité de l’expérience américaine »89. Dans cette phase de transition s’opèreun double mouvement concernant le statut de la philosophie deweyenne : en mêmequ’elle acquiert son caractère normatif, la philosophie politique de Dewey s’éloigne ducaractère universel qu’elle souhaitait conférer à ses propos. La solution philosophiquequ’il adopte avec l’intégration de la tradition politique américaine comme support desa pensée sociale réduit la portée de ses propos. Ceux-ci ne peuvent valablements’appliquer qu’à la situation qui est celle des Etats-Unis, voire de manière extensive etpeu rigoureuse à celle des pays occidentaux dont l’héritage historique ne diffère quelégèrement. En aucun cas ils ne peuvent servir de base à la réflexion politique de payséloignés, culturellement et historiquement, des traditions politiques américaines, à moinsd’importer une solution inadéquate aux problèmes particuliers en présence dans cessociétés. Normatif mais non universel à cause de ses antécédents historiques, ce discoursphilosophique se veut néanmoins dynamique et porteur de conceptions normatives sedétachement progressivement de ma tradition pour assurer l’évolution de la société, dontil reste maintenant à évoquer les dispositions concrètes et logiques, une fois mises au jourles conditions de sa possibilité.

89 ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 118

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Deuxième partie : Des normes dans lediscours au discours sur les normes

I/ . La définition de la normativité méthodologiqueL’histoire constitue le cadre dans lequel s’inscrit la société. La définition des buts politiquess’entend dans la continuité des expériences passées. Ce processus doit, pour être mené àbien, se défaire de toute prétention fixiste et universelle et au contraire prendre la mesuredes problèmes sociaux auxquels il tente d’apporter une solution. Cet aspect constitue lepremier volet d’une conception normative chez John Dewey au sens où il opère la transitionentre une lecture descriptive des événements et la recherche de normes. La normativités’inscrit au cœur du discours philosophique de Dewey, et annonce en cela l’émergenced’une philosophie politique. Celle-ci s’entend à la fois comme l’étude des aspects pratiquesdu fonctionnement de toute société, mais également comme l’émission d’un discoursnormatif substituant ce qui devrait être à ce qui est et préconisant des solutions destinéesà faire advenir un changement vers l’amélioration des conditions d’existence.

La philosophie politique se démarque de la science politique ou des sciences dugouvernement, car elle possède une prétention à dépasser le particularisme des situationspolitiques singulières afin de les subsumer au sein d’un modèle théorique intemporel. OrDewey réfute précisément cette prétention au sens où elle serait sans fondement, à partirdu moment où « Elle [la prétendue fixité de la structure de la nature humaine] n’émetaucun avis sur la politique qu’il est avantageux de suivre »90. Les penseurs appartenantà la tradition de la philosophie politique s’avèrent même, dans son opinion, dangereux, àl’image de Hobbes dont « plus d’un écrivain a montré la ressemblance entre son Léviathanet l’Etat totalitaire nazi »91 ou Hegel du fait que « l’esprit racial germanique incarné dansl’Etat allemand [pendant le IIIe Reich] est, à tous égards pratiques, un substitut adéquat del’Esprit absolu hégélien »92.

John Dewey semble donc se trouver face à un dilemme lorsqu’il envisage unélargissement de sa pensée à l’échelle politique, et non plus seulement individuelleou confinée au cercle scolaire. La solution réside alors dans la recherche d’un critère,d’une norme à même de diriger l’action politique, quelques différentes que soient lessociétés, sans pourtant imposer un modèle de fonctionnement qui leurs soit hétérogène. Cedéplacement l’entraîne à rechercher cette norme sociale non plus dans les buts ou les finsà assigner à la société politique mais dans la méthode par laquelle celle-ci peut les établiret ensuite les atteindre. Il se tourne pour cela vers le modèle que fournit la science à traversle processus de l’enquête.

90 DEWEY, John, Liberté et culture, Paris, Aubier Montaigne, 1955. p. 12391 Ibid. p. 12192 Ibid. p. 133

Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes

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I .1 La nécessité d’une nouvelle épistémologie.La théorie de la connaissance occupe une place particulière dans la philosophie deJohn Dewey. Elle date principalement du début de sa carrière et de son intérêt pour lapsychologie, dans le sens pré-freudien alors prévalent à la fin du XIXe siècle de sciencedes processus cognitifs. La philosophie politique n’était pas encore, à cette époque, aucentre de ses préoccupations comme elle put l’être à partir de la Première Guerre Mondialeet jusqu’à sa mort. Cette théorie de la cognition reflète plutôt la nécessité d’apporter uneredéfinition de la connaissance humaine qui échappe aux travers à la fois de l’empirisme,dont l’assertabilité représente la principale limite, et de l’idéalisme, dont la systématicitél’éloigne de l’aspect pratique de la philosophie. Le but de Dewey consiste à donner uneassise solide à sa théorie de l’expérience humaine en lui conférant un ancrage substantieldans le mode de raisonnement naturel de l’homme, comme en témoigne le titre de l’ouvragequ’il publie en 1910, sobrement intitulé Comment nous pensons.

I.1.A. Le processus cognitif.Dans cet ouvrage, Dewey prend pour point de départ l’analyse de raisonnements simpleset qui peuvent se produire lors de situations banales quotidiennes chez un être humainordinaire. Il distingue trois types majeurs selon lesquels répertorier une « expérienceréflective (réfléchie) ». Tout d’abord la « délibération pratique », concerne les raisonnementsde type pratique nécessitant une réadaptation face à une difficulté pratique, telle que lechoix du transport à adopter pour rejoindre un lieu de rendez-vous éloigné dans un tempsrestreint. Le sujet hésite entre les différentes hypothèses qui s’offrent à lui et finit paropter pour l’un des moyens de transport au terme de corrélations non nécessairementlogiques. Cela permet d’observer « comment chacun de nous pense à l’occasion de faitsordinaires de la vie ; ceux-ci et la façon dont ils stimulent l’intérêt restent dans les limitesde l’expérience commune »93. Dewey présente ensuite la seconde catégorie, qui concerne« la réflexion au sujet d’une observation ». Dans ce cas de figure, le sujet observe un faitqui lui semble nouveau et auquel il ne peut immédiatement apporter de solution pratique,tel que la découverte d’une perche en forme de hampe à l’avant d’un bateau, qui après uncourt raisonnement par analogie s’avère être une indication de direction à l’usage du pilotedu bateau. Cette seconde catégorie diffère de la première en ce qu’elle met en scène un« problème [qui] n’est pas directement en rapport avec les intérêts habituels du sujet, il estune conséquence indirecte de son activité et, par cette raison, s’appuie sur un intérêt unpeu théorique et platonique (impartial) »94. Enfin, la dernière catégorie introduite par Deweyenglobe toute « réflexion impliquant une expérience », c’est-à-dire une situation où le sujetne possède pas la réponse au problème qui se pose à lui à moins qu’il ne la provoque parla soumission pratique d’hypothèses ou de cas différents à l’épreuve des faits, à l’image del’homme observant des bulles d’air remontant à la surface d’un verre que l’on lave dans unesolution savonneuse. Ce dernier cas diffère de deux premiers du fait qu’il nécessite « untype de procédé de solution, que, seule, une personne ayant une expérience scientifiqueantérieure peut découvrir »95.

93 DEWEY, John, Comment nous pensons, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004. p. 9894 Ibid. p. 9995 Ibid. p. 98

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A partir de l’examen de ces trois cas distincts de raisonnement ordinaire, Deweydistingue dans chacun de ces processus cognitif un même schème réflexif se décomposanten cinq étapes logiquement distinctes : « 1° on se trouve en présence d’une difficulté àrésoudre ; 2° on la localise, on la définit ; 3° une solution possible s’offre ; 4° grâce auraisonnement on établit les bases de la suggestion ; 5° en continuant à observer et àexpérimenter, on est amené à adopter ou à rejeter cette suggestion, c’est-à-dire à conclurepour ou contre »96. Ces cinq étapes constituent l’essence même de tout acte de pensée et seretrouvent dans chacun des trois types identifiés précédemment. A la différence de nombrede philosophie de la connaissance issues de la tradition classique, c’est ici la méthode quijoue le rôle du facteur universel et prescriptif. Les trois types de raisonnement diffèrent enfait par la signification qu’ils donnent à chacune de ces cinq étapes. A titre d’exemple, lapremière étape, concernant « l’existence d’une difficulté », pourra se décliner en : « défautd’adaptation des moyens au but » dans le cas de la délibération pratique ; « identification ducaractère d’un objet » dans le cas de la réflexion au sujet d’une observation ; « explicationd’un événement non prévu » dans le cas de la réflexion impliquant une expérience97. Iln’existe donc pas, dans cette conception de la pensée réflexive, de discrimination quant auxmoyens employés afin de déterminer son jugement, contrairement à certains philosophesl’ayant précédé tels Kant ou encore Descartes qui bien que voulant préserver la possibilitéd’une pureté de la connaissance, en écarte néanmoins la plupart des raisonnements ayantcours quotidiennement et auxquels Dewey redonne une place au sein de l’entreprisephilosophique.

Ces trois types de raisonnement quotidien résument, selon Dewey, la marche de l’esprithumain. Ensemble, ils forment une « série allant d’un type de réflexion rudimentaire jusqu’àun type plus compliqué »98. Toutefois, il convient de ne pas identifier cette ordonnancementavec une hiérarchisation du savoir, telle que l’on peut la retrouver chez Kant notammentà travers la dialectique naturelle de l’esprit se débarrassant des affects afin d’atteindrela pureté du jugement. S’il y a bien une progression de l’esprit possible au sein dece schéma, il ne s’agit pas du passage de l’une à l’autre de ces catégories réflexivesmais plutôt de l’apprentissage de l’usage circonstancié et adéquat de l’une ou de l’autrecatégorie, et ensuite de l’importance à conférer à chacune de ces étapes, en fonction de cequ’impose la situation pratique. En ce sens, « un esprit formé est celui qui, dans chaque casspécial, sait le mieux distinguer la dose nécessaire d’observation, d’idées, de raisonnement,d’expérimentation et qui profite le plus pour l’avenir des erreurs du passé »99. La définitionde la méthode réflexive à partir du raisonnement pratique quotidien constitue le premierpas de Dewey en direction d’une pensée normative, comme il l’atteste à demi-mot en guisede conclusion : « ce qui importe, c’est que l’esprit s’intéresse à certains problèmes et soitexercé à se servir des méthodes utiles pour les aborder et en chercher la solution »100.

I.1.B. La reconstruction éthique.L’étude de l’histoire de la philosophie mène John Dewey, dans Reconstruction enphilosophie, à constater le besoin d’une reconstruction éthique afin de mettre en accord la

96 Ibid. p. 9997 Ibid. p. 99-10198 Ibid. p. 9899 Ibid. p. 106-107100 Ibid. p. 107

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société avec l’évolution des savoirs. Alors que la science, en particulier la science physique,s’est depuis la révolution copernicienne progressivement émancipée du carcan de l’absolufixiste, les disciplines morales et sociales sont quant à elles toujours restées dominéespar l’idée que « c’est précisément l’irrégularité des cas particuliers qui rend nécessairela direction des conduites par des universaux et que l’essence de l’attitude vertueuseconsiste à accepter de soumettre chaque cas particulier au jugement d’un principe fixe »101.Du point de vue du pragmatisme, il est aberrant d’envisager l’antériorité de l’idée sur lasituation concrète, tout comme le physicien doit d’abord passer par une expérimentationpour dégager quelque idée ou vérité. Selon Dewey,

« la morale n’est pas un catalogue d’actes ou un ensemble de règles à appliquercomme une ordonnance ou une recette de cuisine. L’éthique a besoin de méthodesspécifiques d’enquête et de bricolage […]. L’enjeu pragmatique de cette logique dessituations individualisées est de faire en sorte que l’attention de la théorie se déplace desidées générales vers l’élaboration de méthodes efficaces d’enquête. »102

Il poursuit l’analyse entamée à propos du processus cognitif humain, qui consistait àpartir de cas concrets auxquels sont quotidiennement confrontés les hommes pour en tirerdes conclusions, et l’applique désormais aux idées morales : « la situation concrète, danssa dimension unique et ultime du point de vue moral, livre son principal enseignement : c’estl’intelligence et non plus la moralité qui en est le centre de gravité et le pivot. Elle n’abolitpas la responsabilité : elle ne fait que la situer »103.

L’enjeu de cette reconstruction se mesure à l’aune du changement qu’elle introduitpar rapport à la tradition de la philosophie morale. Dewey mentionne notamment deuxde ces points de divergence qui représentent selon lui des « conséquences éthiques degrande importance ». Tout d’abord, la conception pragmatique de Dewey rompt avec la« distinction entre finalités intrinsèques et finalités instrumentales, celles qui valent la peinepour elles-mêmes et celles qui n’ont d’importance que comme moyens pour atteindre desbiens intrinsèques »104. Bien que cette distinction paraisse en soi inoffensive, elle a servi àjustifier nombre d’inégalités de conditions, entre les disciplines de la vie intellectuelle tellesque la religion et l’esthétique vis-à-vis des préoccupations de la vie quotidienne, ou entrecertaines classes d’hommes tels que les esclaves et les travailleurs qui chez Aristote nefont pas partie intégrante de l’Etat bien qu’ils lui soient hautement nécessaires. Il prendégalement l’exemple de l’économie qui, considérée comme une discipline à finalité soit-disant instrumentale, est la cause du « matérialisme brutal de notre vie économique » alorsqu’elle possède également des fins intrinsèques qui peuvent être idéalisées. Cette premièreconséquence éthique mène logiquement à la seconde, qui consiste « à se débarrasser unefois pour toutes de la distinction traditionnelle entre les biens moraux – comme les vertus – etles biens naturels – comme la santé, la sécurité économique, l’art et la science »105. A partirdu moment où l’on ne discrimine plus entre les fins intrinsèques et les fins instrumentales,le seul critère devient celui de « la logique expérimentale appliquée à la morale [qui] évalue

101 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 140102 Ibid. p. 144103 Ibid. p. 140104 Ibid. p. 144105 Ibid. p. 146

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le bien à sa capacité à remédier aux maux existants »106. De ce fait, il devient superflu demaintenir une séparation entre sciences naturelles et sciences morales, car

« lorsque la physique, la chimie, la biologie, la médecine contribuent à ladétection de problèmes humains concrets et au développement de plans visantà les résoudre et à soulager la condition humaine, elles deviennent morales enrejoignant le dispositif de la science ou de l’enquête morale. (…) En même tempsque la morale est amenée à s’intéresser à l’intelligence, les objets intellectuelsprennent une dimension morale. Un terme est mis au conflit stérile et usant entrenaturalisme et humanisme. »107

Afin que ces dispositions puissent être garanties au sein de ce nouveau paradigme moral,Dewey énonce quatre conditions à respecter, à savoir que :

« Premièrement, enquête et découverte prennent en éthique la place qui estdevenue la leur dans les sciences de la nature. (…) Deuxièmement, là où l’actionmorale est nécessaire, tous les cas sont d’égale importance et aussi urgentsles uns que les autres. (…) Troisièmement, [on remarque que] ces changementsattaquent le pharisaïsme à sa racine. (…) Quatrièmement, le processus decroissance, d’amélioration et de progrès – et non l’issue et le résultat statique –devient l’élément important. »108

Ces quatre conditions semblent concorder logiquement avec les objectifs assignés àla reconstruction de l’éthique, à l’exception toutefois de la quatrième et dernière qui,bien qu’elle répudie le finalisme de l’action morale, réintroduit la norme au niveau de laméthodologie mais également au niveau des valeurs puisqu’elle désigne une fin à l’action,à savoir l’amélioration et le progrès. Il concède plus loin ce fait que « la croissance elle-même est une “fin” morale ». L’action doit être orientée avec ce seul objectif confinantà l’eudémonisme, du fait que « il n’y a de bonheur que dans le succès, mais succèssignifie succession, progression, anticipation »109. Dewey nomme cette attitude morale« méliorisme », qu’il définit de la manière suivante : « le méliorisme consiste à croire que lesconditions spécifiques qui existent à un moment donné peuvent toujours être améliorées.Cela encourage l’intelligence à étudier d’une part les moyens positifs de parvenir au bienainsi que les obstacles à sa concrétisation et d’autre part, cela incite à améliorer lesconditions existantes »110. Le méliorisme se distingue en cela d’une fin morale ; il estprocessus plus que fin. Il est à l’origine de l’action et suscite le mécanisme de la recherchede la connaissance chez l’homme et ne peut être distingué de celui-ci.

I .2 La théorie de l’enquête comme unique normeAprès avoir défini le mode de fonctionnement naturaliste de notre faculté de penser, etavoir souligné la nécessité d’un renouvellement des mécanismes de production des normessociales, reste encore pour Dewey à énoncer de manière claire et systématique le système

106 Ibid. p. 146107 Ibid. p. 146108 Ibid. p. 147109 Ibid. p. 150110 Ibid. p. 150

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logique dont il a tracé les grands traits dans Reconstruction en philosophie. Cette tâchel’occupe treize années durant, de 1925 à 1938, et aboutit à la publication de sa Logique – lathéorie de l’enquête en 1938, ouvrage le plus long et le plus fouillé qu’ait publié Dewey. Celivre tente de synthétiser toutes les prémisses logiques nécessaires à la validité de la théoriephilosophique qu’il a élaboré durant toute sa carrière. Il y décrit notamment le processus del’enquête, qu’il place au cœur de tout développement humain, dès lors que

« Le fait de ne pas instituer une logique fondée inclusivement et exclusivementsur les opérations de l’enquête a des conséquences culturelles énormes. Ilencourage l’obscurantisme ; il facilite l’acceptation des croyances forméesavant que les méthodes de l’enquête n’aient atteint leur état présent ; et il tend àreléguer les méthodes scientifiques (c’est-à-dire compétentes) de l’enquête dansun domaine technique spécialisé. »111

I.2.A. Le modèle de l’enquête scientifique.Le choix du terme « enquête » par Dewey pour caractériser sa manière de procéder reflètecette volonté de placer le sujet au centre du processus et d’en faire un être qui soit actif ausein de la démarche de connaissance. Philosophiquement, le terme « enquête », qui traduitl’anglais inquiry, porte une forte connotation empiriste, depuis la publication par David Humede ses deux Enquête sur l’entendement Humain et Enquête sur les principes de la morale,respectivement en 1748 et 1751, où il décrit le mode de raisonnement par analogie et soncorollaire qu’est le problème de l’induction. Néanmoins, l’enquête décrite par Dewey ne sesitue pas dans le sillage de l’empirisme, qu’elle réfute en vertu de son aspect continu làoù Hume « poussa à l’extrême l’atomisation des expériences », mais plutôt dans celui del’enquête judiciaire. Il prend l’exemple de la décision de justice afin de donner un aperçuconcret du mode de raisonnement visé derrière le terme d’enquête. La décision de justicerépond de par sa nature même à une situation initiale problématique, à laquelle elle tented’apporter un éclairage par le processus de l’enquête produisant une reconstruction et uneexpérimentation des diverses hypothèses possibles, et ce dans la continuité de l’expériencejudiciaire passée afin d’assurer la cohérence de la décision qui sera prise. En ce sens,« l’idéal théorique recherché pour guider la délibération du tribunal est un réseau de relationset de procédures, qui exprime la correspondance la plus étroite possible entre les faits etles significations légales qui leur donnent sens : c’est-à-dire, fixent les conséquences qui,dans le système social, en découlent »112.

Le premier versant de l’enquête est, historiquement et logiquement, avant toutscientifique. Néanmoins elle ne se limite pas au seul domaine de la science. John Deweypropose à cette fin une définition de l’enquête qui englobe à la fois l’enquête « de senscommun » et l’enquête scientifique, à savoir que « L’enquête est la transformation contrôléeou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en sesdistinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelleen un tout unifié »113. Cette conception de l’enquête reprend les éléments du processuscognitif déjà déterminés par Dewey dans Comment nous pensons du fait que l’enquêtecomprend cinq phases, qui composent le raisonnement humain et qui, bien que formuléesdifféremment, restent : « I. L’antécédent de l’enquête : la situation indéterminée », « II.

111 DEWEY, John, Logique – la théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1967. p. 640112 Ibid. p. 188

113 Ibid. p. 169

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L’institution d’un problème », « III. La détermination de la solution du problème », « IV. Leraisonnement », « V. Le caractère opérationnel des faits-significations »114. La différencefondamentale se situe sur la nature de ce processus qui de descriptif devient prescriptif,et fait de l’expérimentation non plus une simple contingence mais une nécessité afin quel’enquête puisse acquérir son caractère scientifique. Le caractère opérationnel de la solutionapportée par l’enquête signifie que celle-ci ne s’achève réellement que lorsque cette solutionest mise en œuvre pour résoudre le problème concret ayant entraîné l’enquête, à l’image ducoupable dont la condamnation par un tribunal ne s’achève pas avec l’énoncé de la peinemais avec l’accomplissement de celle-ci. Ce changement de statut est en accord avec toutela philosophie de la continuité développée par Dewey entre la parution des deux ouvrages,étant donné que « la phase expérimentale de la méthode est la manifestation évidente du faitque l’enquête produit une transformation existentielle du matériel existentiel qui provoquel’enquête »115.

La normativité assignée à la méthode de l’enquête procède de la différence établie parDewey entre les bonnes et les mauvaises manières de penser : « Les hommes pensentmal quand ils suivent ces méthodes d’enquête qui, l’expérience des enquêtes passéesle montre, ne permettent pas d’atteindre la fin qu’ils envisageaient pour les enquêtesen question »116. Toutefois, la définition d’une bonne manière de procéder concernant leraisonnement humain n’indique pas, selon lui, de modèle normatif au sens « d’idéal apriori ». La bonne méthode de l’enquête se jauge à l’aune du critère pragmatique de sesconséquences. Elle acquiert son statut prescriptif avec l’expérimentation de solutions ayantréussi à régler certaines situations problématiques par le passé. En ce sens, il ne peut yavoir d’unicité de la bonne méthode d’enquête, mais seulement des méthodes diverseset adaptées à leur objet, tout comme il existe des méthodes différentes pour construireles routes, dont on sait par expérience que certaines sont meilleures que d’autres. Enconséquence,

« il ne suit, en aucun de ces cas, que les “meilleures” méthodes sont idéalementparfaites, ni qu’elles sont régulatrices ou “normatives” de par leur conformité à une certaineforme absolue. Ce sont les méthodes qui, expérimentées jusqu’à ce jour, apparaissentcomme les meilleures méthodes dont nous disposons pour parvenir à certains résultats,tandis que l’abstraction de ces méthodes fournit une norme ou loi (relative) permettantd’entreprendre des essais nouveaux. »117

I.2.B. L’enquête sociale.En tant que champ d’application de la méthode de l’enquête la société présente quelquesdifficultés, dans la mesure où « l’objet matériel des problèmes sociaux est existentiel »118.Les problèmes qui s’y posent ne concernent pas des relations de types physiques oumécaniques répondant à des lois de comportement scientifiques qu’il s’agit de découvrir etd’appliquer ensuite. L’objet de l’enquête sociale est en effet « si “complexe” et tissé d’unemanière si compliquée que la difficulté d’instituer un système relativement clos (difficulté qui

114 Ibid. p. 170-177115 Ibid. p. 563116 Ibid. p. 168117 Ibid. p. 168

118 Ibid. p. 589

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existe dans la science physique) est presque insurmontable »119. Néanmoins, la différenceentre l’enquête physique et l’enquête sociale ne doit pas non plus se conformer à une visionmanichéenne de la science faisant de l’une un modèle et de l’autre une suite d’exceptions.Comme le rappelle Dewey, toute enquête, et quel que soit son objet, se voit nécessairementinfluencée par la situation sociales dans laquelle elle se produit, de même que dans toutesituation sociale se retrouve l’influence exercée par la science physique et son évolution,à l’image des changements technologiques dont les applications contribuent à modifier lesrelations humaines. En outre, si l’enquête sociale s’avère souvent plus difficilement opérableque l’enquête scientifique, ce fait ne constitue pas une différence logique en les deuxdomaines. La difficulté permet au contraire à l’enquête sociale de se justifier de manièreplus nette que l’enquête scientifique, dés lors que la situation problématique à laquelle ellefait face appelle une plus grande stimulation de la part de l’enquêteur à la recherche d’unesolution.

Une fois la possibilité de l’enquête sociale établie, reste à en déterminer le sens, parcomparaison avec le modèle de l’enquête scientifique. En tant que processus cognitif,l’enquête sociale répond à la typologie tracé plus avant par John Dewey de l’enquête,composée de cinq phases : « l’enquête sociale [doit] remplir les conditions conjointes dela constatation observationnelle du fait et des conceptions opérationnelles appropriées, carce sont évidemment les conditions de toute réalisation scientifique par rapport à l’objetexistentiel »120. La science physique ne fait que tracer la voie à suivre dans les autresdomaines de l’enquête telle l’enquête sociale. Elle nous indique seulement de manière plusdistincte que « les faits et les idées sont strictement corrélatifs »121. Le problème principalde toute enquête sociale tient tout d’abord à l’institution des problèmes en présence, puisà l’établissement des fins théoriques servant d’hypothèses de travail afin de faire avancerl’enquête dans des pistes de recherche plutôt qu’elle reste statique.

L’enquête sociale prouve ici sa filiation pragmatique voire, dans un registre plus prochede celui de Dewey, instrumentale. Elle n’a pas pour objet l’établissement d’une quelconquevérité relative à l’objet sur lequel elle mène ses investigations, mais plutôt la recherched’une solution adéquate au problème posé par la situation conflictuelle initiale. La prise encompte de fins théoriques, à titre d’hypothèse, confirme ce constat : celles-ci permettent àl’enquête sociale de sortir de son indétermination en vertu de leur capacité à conférer unsens non seulement à l’enchevêtrement des faits de la situation de départ, mais égalementau processus dans son ensemble pour lequel elles apportent une solution possible. Larésolution de l’enquête sociale passe ensuite par l’expérimentation des solutions théoriquesainsi identifiées afin de confirmer ou d’infirmer les schèmes explicatifs qu’elles proposent.Une enquête sociale résolue signifie que l’une des solutions s’est révélée plus adéquateque les autres face à la situation problématique en présence. Ce faisant, cette solutionn’acquière en aucun cas de valeur de vérité quant aux problèmes d’ordre général touchantla sphère social. Cette fin théorique adoptée conserve un caractère relatif, modifiable ettemporellement limité au cadre de la situation à laquelle elle répond. Les relations socialeset des problèmes qu’elles engendrent étant par nature en perpétuel renouvellement, lapostérité ainsi que la validité d’une solution adoptée dans le cadre de l’enquête sociales’avère éphémère voire évanescente à mesure que les données constituants la société semodifient.

119 Ibid. p. 589120 Ibid. p. 593121 Ibid. p. 593

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A l’instar de l’enquête scientifique qu’elle prend pour modèle, l’enquête sociale définitdeux une normativité comprenant deux types de normes distinctes. Tout d’abord, la méthodede l’enquête elle-même représente la norme de type universel à partir de laquelle toutraisonnement doit être mené afin de résoudre de manière adéquate les difficultés poséespar les situations problématiques rencontrées au quotidien. Cette norme se présentecomme une pure forme, dégagée de toute référence morale ou subjective, car détachéedu concret des situations qu’elle traite afin de ne pas opérer de confusion. Au contraire,le second type de norme auquel fait allusion Dewey dans l’enquête sociale concernedes normes possédant un caractère limité mais potentiellement moral ou subjectif. Ellereprésente le contenu laissé libre par la méthodologie de l’enquête. Même si Dewey n’endonne pas ici une définition contraignante, la possibilité de la présence de ce second typede normes indique un glissement vers l’énonciation d’un modèle éthique, ou tout du moinsde valeurs placées comme finalité du processus social.

II/.L’élaboration des normes sociales a traversl'éducation« Notre pédagogie doit encore offrir les conditions psychologiques nécessaires àla formation d’un jugement droit »122

La définition de la méthode de l’enquête confère à John Dewey le cadre normatif au seinduquel inscrire sa propre contribution à l’élaboration de normes sociales. Bien que cetteméthodologie permette à toute personne de mener son action comme elle l’entend afin derésoudre les situations problématiques qu’elle rencontre au quotidien, elle ne permet pasencore de mettre au point des normes concrètes qui puissent s’appliquer à un ensembleélargi de plusieurs personnes, voire à une société dans son entier. Si le méliorismereprésente bien la direction à donner à l’action, dans le sens d’une amélioration de la sociétéau travers de chacun de ses individus, la méthode de l’enquête seule ne peut suffire àgarantir cet objectif.

Dewey déplace le problème en envisageant l’enquête non plus au niveau d’unesituation singulière à résoudre, mais dans le temps long de la vie humaine qui est elleaussi continuité. Il faut pour cela étudier la croissance de l’homme tout au long de sonexistence, à commencer par ses années d’enfance. Dewey traite de ce problème dans sesécrits sur l’éducation, entendu comme le processus institutionnalisé d’apprentissage durantles premières années mais également comme le processus de progression de l’homme aucours de son existence une fois passée la contrainte scolaire. Dans le corpus deweyen, cethème est en fait antérieur à l’épistémologie et la logique, plus tardive et venant après coupapporter une caution scientifique et une cohérence aux idées d’abord énoncées dans sesécrits pédagogiques.

L’éducation représente l’intérêt philosophique majeur de la carrière intellectuelle deDewey. Elle débute dès la mutation de celui-ci à l’Université de Chicago en 1894, où iloccupe la chaire de philosophie, incluant également la psychologie et la pédagogie. Il y créeune « Ecole-laboratoire », plus connue sous le nom de « Dewey School », qui expérimenteune pédagogie progressive, basée sur la participation de l’enfant et sur un programmescolaire allant au-delà des simples disciplines traditionnelles. Il en précise lui-même la

122 DEWEY, John, L’école et l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922. p. 169

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portée lorsqu’il affirme que « cette école est parfois appelée école expérimentale, et, dansun sens, ce nom lui convient. Nous avons cherché, par des essais, par l’action, à savoir sices problèmes pouvaient être résolus et comment ils pouvaient être résolus »123. De cetteépoque, et jusqu’à la Première Guerre Mondiale, datent ses principaux écrits sur le sujettels « Mon Credo pédagogique » en 1897, L’école et la société (The School and Society)en 1899, L’école et l’enfant en 1907 ou Démocratie et éducation en 1916. Ces livres sontinspirés à la fois par les résultats issus de l’expérience de l’Ecole-laboratoire et par lesconsidérations psychologiques et anthropologiques ayant marqué les débuts de sa carrièrede professeur dans le Michigan.

La pédagogie représente très certainement l’aspect le plus connu et diffusé de laphilosophie de John Dewey, comme l’atteste la part des publications qui lui ont été consacréen France. Néanmoins, cet afflux éditorial ne doit pas masquer le manque de traitement enprofondeur dont a pâti la philosophie de l’éducation deweyenne, souvent résumée par lacélèbre formule « learning by doing », que l’on peut traduire par « apprendre en faisant »124,et qui n’apparaît pourtant qu’au détour d’une phrase dans le chapitre quatorze « Naturedu contenu de l’enseignement » de Démocratie et Education ainsi que dans Les écoles dedemain, ouvrage co-rédigé avec sa fille Evelyn. Il s’agit ici d’étudier en quoi l’éducation nese réduit pas à une simple transmission, dont l’évolution serait purement méthodologique,mais implique également la participation active de chacun, et ce dans l’optique de construireune conception normative dynamique de la société.

II .1 L’application de la méthode de l’enquête au processus éducatif.Dès la « reconstruction en éthique » qu’appelle de ses vœux Dewey dans Reconstruction enphilosophie, l’éducation occupe une place prépondérante au sein de la nouvelle définitionde la normativité, au sens où il conclue par l’affirmation que « processus éducatif etprocessus éthique en font qu’un. Ce dernier n’est en effet qu’un processus d’améliorationde l’expérience »125. L’éducation est le support sur lequel s’élabore sa théorie de l’enquêteet à travers lequel elle se réalise.

II.1.A. L’éducation à la croisée de la psychologie et de la sociologie.Du fait que « les principes de la vie sociale et de la vie scolaire sont les mêmes », JohnDewey confère à ses énoncés pédagogiques une « portée et une valeur universelle ». Aupremier rang de ceux-ci figure que « toute théorie éthique a deux aspects (…). Elle a unaspect social et un aspect psychologique »126. L’éducation se situe à la croisée des cheminsentre ces deux dimensions et en assure la liaison à travers l’individu car « l’individu vit dans,pour, et par la société, mais la société n’a d’existence que dans et par les individus qui la

123 cité par J. J. Findlay dans son introduction à l’édition anglaise de DEWEY, John, The School and the Child, Londres, Blackie& Son, 1907. p. 13

124 Gérard Deledalle, dans sa version française de Démocratie et éducation ne mentionne même pas cette formule, qu’il traduitpar « acquisition du savoir [qui) se fait au travers de l’activité. » in DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme,1983. p. 221125 DEWEY, John, Reconstruction en philosophie, Pau, Farrago, 2003. p. 153126 DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 130

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composent »127. Dewey qualifie ce principe de « fait moral », aussi constatable qu’un faitscientifique. L’action de tout individu doit se comprendre dans ce cadre de raisonnement.La normativité ne peut donc seulement se définir à l’échelle individuelle mais doit intégrerla dimension sociale de l’action et s’élargir à l’échelle de la société toute entière. Ainsi,« ce n’est pas l’individu comme tel, qui demande une action morale, qui établit le but final,qui fournit la table des valeurs. C’est le fait qu’il doit coopérer à l’affermissement et audéveloppement de la vie sociale qui lui dicte sa conduite »128.

Or c’est précisément l’école qui, selon Dewey, doit devenir le lieu où s’opère cettejonction chez les futurs citoyens : « l’école et ceux qui la dirigent sont responsables enversla société, car l’école est avant tout une institution créée par elle pour accomplir une œuvrespécifique : le maintien et l’amélioration de la vie sociale »129. Lorsqu’il aborde l’éducation,Dewey accomplit lui-même ce changement de registre qui se traduit, dans son discours,par le passage de la description à la prescription. Alors que la lecture anthropologique del’histoire des sociétés humaines plaçait l’éducation au fondement de leur développement,la pédagogie apporte quant à elle des propositions destinées au développement futur decelles-ci. Avant d’aborder la question des valeurs concrètes à insérer dans le processuséducatif mélioratif, Dewey lui assigne pour tâche liminaire d’appliquer la méthodologie del’enquête, ce qui « [la tâche de l’éducateur] consiste, non seulement à transformer desdispositions naturelles en de bonnes habitudes de penser, mais, aussi à fortifier l’espritcontre les multiples tendances irrationnelles courantes dans le milieu social, et à s’efforcerd’extirper les habitudes erronées déjà invétérées »130.

L’application de la méthode de l’enquête en pédagogie représente un changementde taille dans la conception de l’enseignement. Elle s’oppose notamment aux théoriesclassiques de l’éducation développées par les philosophes des Lumières, et plusparticulièrement Kant. Celles-ci, comme l’illustre les Réflexions sur l’éducation, diffusent uneconception erronée de l’enfant et de son éducation, dès lors qu’elles assignent comme butla transmission de la norme morale en toutes choses, or « la théorie de Kant ne nous sert enrien dans ce travail. L’éducateur qui s’en servirait n’influencerait ses élèves que pour en fairedes êtres sentimentaux et orgueilleux »131. Outre l’absence de la concrétisation de la moraledans l’activité pédagogique, Dewey porte grief à ces théoriciens d’encourager soit l’usagede moyens détournés pour apporter un savoir à l’élève soit la pure contrainte, alors quel’éducation nécessite, selon lui, la fusion de l’intérêt et de l’effort au sein d’une même activitéconsciente132. L’intérêt doit d’abord être suscité chez l’enfant uniquement pour l’objet mêmedont il est question. Présenté de manière problématique, celui-ci déclenche un processusd’enquête qui doit être guidé par l’expérience, et les contraintes et efforts qu’elle induit, afind’être menée à terme et de déboucher sur l’acquisition d’un savoir positif et durable. L’enfant

127 Ibid. p. 130128 Ibid. p. 133-134

129 Ibid. p. 134130 DEWEY, John, Comment nous pensons, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004. p. 39131 DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 76-77132 « Je n'oublierai jamais d'avoir vu à Turin un jeune homme à qui, dans son enfance, on avait appris les rapports des contours

et des surfaces en lui donnant chaque jour à choisir dans toutes les figures géométriques des gaufres isopérimètres. Le petit gourmandavait épuisé l'art d'Archimède pour trouver dans laquelle il y avait le plus à manger. » in ROUSSEAU, Jean-Jacques, Emile ou del’éducation, livre II tome III, in Œuvres complètes IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1969.

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y procède alors à des expériences et recréé lui-même le savoir dont il hérite, et qu’il pourraensuite prolonger au moyen d’enquêtes futures.

II.1.B. Le contenu de l’enseignement.L’enseignement se définit ensuite par son contenu, qui s’avère en fait être celui desexpériences menées par l’élève. Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de considérertoute expérience qui s’inscrit dans le cours d’une enquête comme bonne à prendre etd’encourager par là même le développement anarchique des facultés de l’élève. Commele rappelle Dewey : « l’expression logique de l’expérience n’a donc pas de valeur ensoi. Ce n’est pas un but ; sa portée et sa signification sont celles d’une attitude, d’uneméthode »133. Il convient en revanche d’apporter un moyen terme à la dispute opposantlogiciens et psychologues, qui se traduit par la réunification de ces deux extrêmes dansl’enquête expérimentale. La science comme discipline procède d’expériences passées,sans lesquelles elles n’auraient pu constituer un corpus de connaissance que l’on demandeà l’élève d’absorber, à l’image de l’explorateur et du géographe dont les recherchesfinissent par se compléter bien que procédant de démarches originellement et apparemmentdistinctes. Les programmes scolaires reflètent cette dichotomie : ils rassemblent unensemble de connaissances héritées du passé et que les élèves doivent intégrer afin dese placer dans la continuité de l’histoire ; alors même que l’intérêt immédiat de l’enfantne se porte pas naturellement vers ces matières, l’expérience menée selon le schèmede l’enquête permet de s’approprier ces connaissances. Dans le cas contraire, « sil’éducateur ignore ou connaît imparfaitement les expériences que l’humanité a faites et dontle programme d’études est un résumé, il ignorera également quels sont les pouvoirs, lescapacités, les attitudes de l’enfant et il ne saura ni les mettre en œuvre, ni les exercer, niles diriger vers leur véritable but »134.

Parmi les matières qui figurent généralement dans les programmes scolaires, l’histoirese voit accordée un traitement particulier par Dewey, du fait que sa théorie de l’éducationa pour trait spécifique de penser l’enseignement dans le long cours de l’histoire humaineet non seulement comme transmission singulière temporellement. L’histoire peut selon luis’envisager de deux manières : « comme le récit de faits passés » ou « comme uneexplication des forces et des formes qui se présentent dans la vie sociale »135. Parmices deux cas, seul le deuxième semble digne d’attention pour Dewey car elle recèleen elle « une sociologie indirecte, révélatrice des processus de formation et des modesd’organisation de la société actuelle »136. Il s’agit de l’étudier dans toute sa complexité afinde remonter à la source des problèmes auxquels ont pu être confrontées les générationsprécédentes et qui ont justifié la recherche de solutions aujourd’hui mentionnées dansles corpus historiques. L’étude historique ne se résume alors pas aux simples récits desgrands événements géopolitiques, mais englobe progressivement l’ensemble des autresdisciplines, à l’image des techniques et de l’industrie, afin de « tracer une peinture vivantede la manière d’agir des hommes, de leurs succès et de leurs revers »137. Il en va de mêmeconcernant toutes les autres disciplines habituellement présentes dans les programmes

133 DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 107-108134 Ibid. p. 118

135 Ibid. p. 119136 Ibid. p. 119-120137 Ibid. p. 120

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scolaires, telle la littérature qui a pour fonction « l’expression de l’interprétation réfléchie del’expérience sociale »138, et dont l’intérêt ne se justifie qu’au regard des critères dynamiquesde l’expérience selon lesquels elles doivent être enseignées.

Au-delà des matières traditionnelles composant les programmes scolaires, Deweyplaide en faveur de l’incorporation de nouvelles matières à enseigner, telles la cuisine, lacouture, ou encore les travaux manuels. Ces disciplines étaient alors, il y a presque un sièclemaintenant, absentes des programmes. Or pour Dewey, ces disciplines doivent trouver leurplace au même titre que les lettres ou les mathématiques car « si l’éducation est la vie, toutela vie, elle a, dès le commencement, un aspect scientifique, un aspect artistique et culturelet un aspect de communication. (…) Le progrès n’est pas dans une succession d’études,mais dans le développement des attitudes nouvelles vis-à-vis de l’expérience et des intérêtsnouveaux dans l’expérience »139. Cet élargissement témoigne à la fois de la suprématie de laméthode qui seule importe et justifie son application à toute matière pouvant être enseignée,dès lors que « le processus et le but de l’éducation ne font qu’un »140, mais il témoigneégalement du glissement qu’opère Dewey en direction d’une forme de normativité scolaire.

II.1.C. La place du maître.Comme il le concède lui-même, la méthode scientifique promue à travers l’enquête contientses propres limites. Elle ne peut représenter un absolu méthodologique garantissant laneutralité de l’expérience au sens où « la science a une valeur du fait qu’elle donne le pouvoird’interpréter et de contrôler l’expérience déjà acquise »141. Dans le modèle d’éducationque préconise Dewey, l’enseignant se place au cœur de la transmission des savoirs. Lesprogrammes scolaires, de par leur nature même, sont décriés comme étant trop large, vagueet non adaptés à l’enfant. Ce, même lorsque l’on introduit de nouvelles matières pratiques,à l’instar de celles mentionnées précédemment. Etablis de manière à ce que chaque enfantreçoive le même enseignement quelque soit l’enseignant et le lieu d’enseignement. Orchaque situation éducative est différente, en vertu des dispositions inégales des enfants,de leurs intérêts divergents, voire des opportunités pédagogiques présentes en un lieu etun temps donné. C’est pourquoi :

« le principe pédagogique de l’intérêt exige que les sujets eux-mêmes soientchoisis en tenant compte de l’expérience de l’enfant, de ses besoins et de sesfonctions, il exige encore que (au cas où l’enfant n’aperçoive ou n’apprécie pascette connexion) le maître lui présente les connaissances nouvelles de manièrequ’il en saisisse la portée, en comprenne la nécessité et voie ce qui les relie à sesbesoins. »142

Les programmes scolaires n’ont de valeur que s’ils sont chaque fois adaptés parl’enseignant à la situation pédagogique en présence.

L’enseignant opère la transition entre les intérêts de l’enfant et le programme scolaireà transmettre. Dans la conception deweyenne, il n’est pas tenu de respecter ce dernier

138 DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin,1958. p. 263

139 Ibid. p. 265-266140 Ibid. p. 266

141 Ibid. p.265142 DEWEY,John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 60

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à la lettre mais plutôt de s’en inspirer. Il est donc seul maître du contenu à apporter à laméthodologie de l’enquête. Bien qu’il soit tenu de respecter les deux pôles que sont l’enfantd’une part, et le programme d’autre part, le champ lui est laissé libre pour infléchir le contenupédagogique que devront assimiler les enfants. Suivant les recommandations de Dewey,il se trouve ainsi occuper une place stratégique comparable à celle du législateur, du faitque « l’état moral normatif consiste dans l’équilibre entre l’élément émotif et l’idéal »143. Cetéquilibre comble le vide laissé par l’impersonnalité à la fois de la méthode et du programmescolaire. A une échelle plus vaste, il permet également d’atteindre un second équilibre entrela transmission des expériences passées et la possibilité d’expériences futures.

Cette conception a notamment été prolongée par Paulo Freire qui, dans sa Pédagogiedes opprimés, considère le rôle de l’enseignant comme capital dans le processuspédagogique permettant aux populations opprimées par la société capitaliste de se défairede l’hégémonie que celle-ci impose jusque dans les salles de classes à travers lesprogrammes scolaires. Il propose, dans cette optique de mener des expériences ayantpour point de départ le vécu et les propres représentations des enfants afin de construireensemble le processus de transmission des connaissances, c’est-à-dire « une pédagogiequi doit être élaborée avec, et non pour, les opprimés (individus ou peuples) dans leurlutte incessante pour la reconquête de leur humanité »144. De même, chez Dewey, le rôlede l’enseignant ne doit pas se confondre avec celui du directeur de conscience. Sa tâcheconsiste à « préparer [l’enfant] pour une vie future ». Loin de préconiser l’imposition d’unenormativité d’origine politique ou sociale qui lui soit étrangère, ce principe « signifie luidonner le pouvoir de se maîtriser, signifie qu’il faut l’entraîner de manière qu’il ait l’usageprêt et complet de toutes ses capacités »145. En conséquence, si « le maître est tenu nonseulement d’entraîner les individus, mais aussi de former la vie sociale elle-même »146, sonrôle se limite à la transmission du cadre méthodologique qu’est celui de l’enquête, au moyend’un contenu se rapprochant le plus possible de l’expérience sociale, afin que l’individupuisse ultérieurement devenir autonome. Cette autonomie, au plein sens du terme, désignela faculté d’être son propre législateur et donc la seule source normative. L’enseignant estdonc voué non pas à la domination mais à l’humilité que lui impose sa profession, car commel’avoue finalement Dewey : « je crois que tout maître doit se rendre compte […] qu’il est unserviteur social institué pour maintenir le bon ordre social et pour assurer la régularité dela croissance sociale »147.

II.2 Rôle de l’éducation dans la formation des normes sociales etpolitiques.

Plus que la description d’un âge de la vie précédant la maturité de l’être humain, laphilosophie de l’éducation et son corollaire qu’est la pédagogie développent une véritablephilosophie de l’homme dans son intégralité. L’éducation devient ainsi l’antichambre de lasociété à venir, qu’il s’agit alors de préfigurer dans l’enseignement. Dans l’Ecole et la société

143 Ibid. p. 67144 FREIRE, Paulo, Pedagogy of the Oppressed, Londres, Penguin Books, 1970. p. 30 [traduction originale]145 DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin,

1958. p. 258146 Ibid. p. 272147 Ibid. p. 272

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(The School and Society), Dewey en vient à faire de l’école une société miniature où seforme véritablement la société démocratique, au sens où « quand l’école fera de chaqueenfant de la société un membre de cette petite communauté, en lui inculquant l’esprit deservice, et en lui fournissant les moyens de se conduire d’une manière efficace, nous auronsla garantie la plus profonde et la meilleure d’une plus grande société qui sera honorable,agréable et harmonieuse »148.

II.2.A. L’éducation au centre de la société.Pris dans sa dimension individuelle, l’acte d’enseigner représente la transmission d’unsavoir qui doit passer par la méthode de l’enquête pour être assimilé. Par cette méthode,l’enfant peut alors se doter des outils lui permettant à la fois de faire avancer le savoir, et ainsila société, mais également de se donner ses propres règles de conduite. Mais pris dans sadimension collective, l’enseignement possède aussi un aspect social. Afin de guider cetteméthode vers l’acquisition de valeurs utiles au développement social, John Dewey en vientà définir des normes tant éducatives que sociales et politiques, car « puisque l’éducationest un processus social et qu’il y a beaucoup de sortes de sociétés, le critère de la critiqueet de la construction éducatives implique un idéal social particulier »149. Il établit ainsi deuxcritères discriminant les types de sociétés désirables des autres, à savoir : d’une part, letaux de partage des intérêts du groupe par tous ses membres ; et d’autre part « le degréd’interaction et de liberté existant entre ce groupe et les autres groupes »150.

Le type le plus désirable est celui qui parachève l’idéal démocratique et ce faisantpermet la libre communication des expériences individuelles afin de garantir le continuelréajustement de ses normes sociales et institutionnelles, de sorte que chacun puissebénéficier des bienfaits de cette mise en commun. Cette attitude démocratique est« entendue comme mode de vie personnel et individuel »151. C’est pourquoi il incombe ausystème éducatif de transmettre cette norme dès l’enfance. En ce sens, « cette sociétédoit avoir un type d’éducation qui amène les individus à s’intéresser personnellement auxrelations sociales et à la conduite de la société et leur donne les dispositions qui garantissentl’évolution sociale sans avoir recours au désordre »152. Les règles de la vie en collectivitédoivent être apprises, et l’école en est le vecteur principal.

L’aspect social de l’éducation pointé par Dewey représente une avancée majeure dela compréhension des relations existant entre l’enfant et la société. La continuité entre cesdeux sphères qu’encourage Dewey amène en fait le débat sur le terrain de la norme etde son effectivité. La possibilité même de la norme est contenue dans son apprentissageen tant qu’habitude. Or seule une éducation renouvelée, à l’image de celle esquisséeprécédemment, est en mesure de garantir les deux critères de la démocratie, de mêmeque seule la démocratie a le pouvoir de faire appliquer les normes de manière effective parchacun. Dans une tyrannie, nul besoin de s’assurer que les règles seront appliquées de bongré par les individus, et donc que l’éducation permette la transmission de principes sociauxfondamentaux, du fait que la coercition devient la règle. Une telle société ne peut alors

148 DEWEY, John, The School and Society, in The Middle Works volume 1: 1899-1901, Carbondale, Southern Illinois UniversityPress, 1983. p. 19-20 (traduction DELEDALLE,Gérard, La philosophue peut-elle être américaine ?, Paris, Grancher, 1995. p. 125)149 DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 126150 Ibid. p. 126

151 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]152 DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 126

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que stagner puis dépérir, en vertu du caractère dynamique de toute société. La normativitéprend par essence ses racines dans l’éducation, qui en devient par suite le tuteur. A l’imagede l’arbre se développant au gré des relations qu’il entretient avec son environnement, lasociété ne se trouve pas bridée par l’éducation mais au contraire acquiert les moyens dese développer et de croître dans une direction qui ne soit établie a priori.

La postérité de cette idée se retrouve notamment chez Philip Jackson qui, dans Lavie dans les salles de classe (Life in Classrooms) décrit les impasses et les problèmesconcrets touchant le système scolaire au regard du critère démocratique de l’éducationfourni par Dewey. Il se penche en particulier sur les méthodes d’évaluation des élèves envigueur dans le système scolaire américain et qui sont basées sur la maîtrise de savoirs dits« élémentaires ». Ceux-ci sont établis de manière globale et similaire pour chaque enfant, etsont régulièrement testés au moyen d’examens standardisés portant sur des connaissancesscolaires précises. Dans cette configuration, on observe un recentrage de l’école sursa mission traditionnelle de transmission de connaissances académiques, présente dansn’importe quel type de société. Or on néglige ainsi l’aspect social de tout processuspédagogique, ce qu’il nomme le « curriculum caché » (hidden curriculum), qui se trouvebel et bien présent dans l’acte de transmission, que l’on veuille l’occulter ou non. Mettre decôté cette dimension pédagogique revient alors à distiller une forme de laisser-faire socialoù les normes se retrouvent orphelines et ne peuvent que se développer anarchiquement.La problématique devient alors une problématique politique, en tant qu’elle interroge le typede société que l’on souhaite voir advenir. C’est pourquoi la démocratie s’accompagne-t-elled’un ensemble de valeurs que l’on retrouve dans la pédagogie deweyenne, en tant qu’elle« est un idéal moral et, pour autant qu’elle devienne un fait, un fait moral »153.

II.2.B. Philosophie de l’enfant et philosophie politique.Avec la réintégration du processus éducatif à la racine du processus normatif, John Deweyentame une reconstruction philosophique qui dépasse le cadre stricte de la pédagogie pours’inscrire dans le prolongement de l’histoire de la pensée politique. Il se penche de manièreplus appuyée sur trois courants philosophiques ayant marqué le développement de l’idéede société politique. Premièrement, la philosophie platonicienne de l’éducation trouve à sesyeux grâce, du fait qu’elle pense l’être humain dans son individualité et préconise d’inscrirechaque individu dans le cadre de la société au moyen de la différenciation des tâches.La connaissance de la finalité permet à l’organisation sociale de se subdiviser en autantd’éléments que chacun doit prendre en charge selon son statut. L’éducation supplée à cebesoin de répartition organisée en destinant les citoyens à l’accomplissement d’un rôleparticulier au sein de la cité. Néanmoins, cette perspective pêche par excès de stabilitésociale, du fait que « l’éducation correcte ne pouvait pas naître avant que n’existe un Etatidéal que l’éducation aurait eu simplement pour tâche de conserver ensuite »154. Vientensuite, l’idéal individualiste du XVIIIème siècle, qu’il attribue en grande partie à Rousseau,dont Dewey vante les aspirations démocratiques et l’idéal de transformation sociale.L’éducation devient le moyen de développement des individualités, où l’Etat ne joue en faitqu’un rôle instrumental au service des hommes réunis en société. Son travers le plus patentréside dans l’idéalisation de toutes les tendances et impulsions innées de l’individu, loinde leur usage social. Enfin, l’intérêt de Dewey se porte en dernier lieu sur les philosophiesidéalistes du XIXème siècle. Celles-ci comblent le déficit social laissé par la philosophie

153 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]154 DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983. p. 118

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des Lumières et réinstaurent l’Etat dans ses fonctions d’éducateur. L’individualité y estsubordonnée à l’institution, à travers l’idéal de l’Etat national. L’inconvénient devient parsuite que l’éducation ne sert plus nécessairement au développement d’un cosmopolitismesocial mais encourage plutôt le fractionnement des peuples en autant de sociétés rivalesconcentrées autour de leur idéal politique et éducatif.

L’apport de Dewey au regard de ces doctrines se mesure au degré d’attention portépar celles-ci à l’éducation en tant que phénomène singulier, et par extension à l’enfancecomme stade du développement de chaque individu. Jusqu’à lui, l’ensemble de la traditionde la philosophie politique considérait qu’il existait une fracture implicite entre le domainede l’enfance et celui de l’âge adulte. Les différents systèmes politiques établis sur cettebase considèrent tous, à l’exception peut-être de Friedrich von Schiller155, que la société, ycompris à son origine, ne concerne qu’un ensemble d’êtres humains adultes et en pleinespossession de leurs facultés intellectuelles. Comme le déplore déjà Descartes dans laseconde partie du Discours de la Méthode :

« pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'ilnous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, quiétaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, nenous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossibleque nos jugements soient si purs, ni si solides qu'ils auraient été, si nous avionseu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nousn'eussions jamais été conduits que par elle. »156

Pour Dewey, au contraire, l’enfant ne se voit pas rejeté du système en tant qu’être étrangerà ce qu’il pourra plus tard devenir en tant qu’adulte, mais se trouve placé au cœur de laquestion sociale et politique, en vertu du principe de continuité. Il est à ce titre possible dele considérer comme le premier philosophe traitant de l’homme dans son intégralité et dela société dans son ensemble.

II.2.C. Présupposés psychologiques et métaphysiques.Face à ce constat faisant de John Dewey la pierre de touche de la tradition philosophique,il est nécessaire de rappeler certains des présupposés nourrissant son analyse, au premierrang desquels la conception de la conscience. A l’instar de nombreux penseurs l’ayantprécédé, Dewey considère que l’homme est de prime abord un être non réflexif. Laconscience ne se manifeste chez lui qu’après un processus à la fois actif et passif dedécouverte de soi dans l’expérience. Dans ses premières années, l’enfant se définitavant tout par ses instincts. Ceux-ci se manifestent aléatoirement et ponctuent un intérêtfluctuent pour les substances composant son environnement immédiat. Ce n’est qu’àtravers l’interaction avec cet environnement que le moi s’affirme réellement, tout commele confirmera plus tard Jacques Lacan dans l’expérience du « Stade du miroir commeformateur de la fonction du je »157. Comme l’atteste à regret Dewey, « cette division del’attention, avec son corollaire, la désintégration du caractère, est si fréquente qu’il y a dequoi dégoûter de l’enseignement ». Pour corriger ce « divorce entre le “moi” et les objets

155 sur la prise en compte de l’enfant et de son éducation comme support de la théorie politique, au sens de révolution esthético-ludique, voir SCHILLER, Friedrich von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 1992.156 DESCARTES, René, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1932. p. 13157 Lacan y décrit le rôle de l’image de soi, expérimentée par le jeune enfant faisant face à un miroir, comme un préalable à l’affirmationde soi comme une entité une et indivisible à travers la prise de parole et dans la conscience individuelle.

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qu’on lui présente »158, seul le recours à l’expérience dans le cadre de la méthode del’enquête permet à l’enfant de forger son individualité vis-à-vis du monde extérieur.

A cause de la prépotence des instincts par rapport à la conscience, l’éducation commeprocessus actif se retrouve en charge du suivi et du développement de l’individualité del’homme. Il s’en suit que le même procédé méthodologique se retrouve appliqué aussi bien àla définition de l’identité de l’être humain tel qu’il est ou qu’il est en train d’advenir, d’une part,et d’autre part à la définition de l’idéal qu’il se fixe comme horizon d’attente. La séparationentre les aspects descriptifs et normatifs à l’œuvre dans l’éducation devient de ce fait plusfloue et contribue à la confusion de ces deux dimensions pourtant distinctes par nature. Onretrouve ici atténuée une forme de stoïcisme où la volonté se voit forcée de choisir entrel’acceptation ou le refus du cours des choses dans laquelle elle se subsume. Bien quele processus de croissance à l’œuvre dans la métaphysique deweyenne ne se confondepas avec le panthéisme stoïcien, la marge de manœuvre laissée à l’individu reste toutefoislimitée par le fait qu’il s’inscrive dans une situation déterminée, qu’il qualifie à l’occasiond’ « organique », et qui lui fait parler de l’éducation comme d’une « nécessité biologique »159.

L’on rejoint alors le deuxième présupposés majeurs implicitement admis par Deweylorsqu’il établit son système philosophique, à savoir la présence de Dieu. La question deDieu ne trouve pas chez Dewey qu’un traitement métaphysique mais s’insinue égalementsubrepticement dans le débat éducatif, à l’image des quelques mots par lesquels il choisit deconclure « Mon credo pédagogique » : «je crois qu’en agissant ainsi, le maître est vraiment leprophète du vrai Dieu et l’huissier du vrai royaume de Dieu »160. Cette courte phrase amèneun contraste d’autant plus saisissant qu’elle achève un exposé des convictions intimes del’auteur concernant aussi bien l’éducation que l’homme ou la société de manière globale.La question de la normativité s’ouvre donc au domaine non plus seulement temporel maisspirituel.

III/ . Place et nature des normes dans la sociétépolitique

A partir de la Première Guerre Mondiale, John Dewey oriente son travail vers le champde la philosophie politique, jusqu’alors quasiment absente de ses recherches, mise à partles leçons prononcées dans le cadre de ses cours sur la philosophie morale et politiquedes années 1895-1896, 1898, et 1915-1916 publiés seulement après sa mort. En tant quecomposante de son système philosophique la politique ne fait réellement son apparition qu’àpartir de la publication de Reconstruction en philosophie en 1920. Sa pensée se précisealors au fil des publications et des articles qu’il consacre au sujet dans les années qui suiventet jusqu’à sa mort en 1952.

Plus qu’une thématique philosophique, la politique prend également un sens concretet actuel pour Dewey qui n’hésite pas à s’engager dans les questions marquant sontemps. A l’échelle nationale, il s’engagea en faveur de la cause libérale et démocratique,

158 DEWEY, John, L’école en l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922 p. 49159 DEWEY,John, « L’éducation, nécessité biologique », in Démocratie et éducation, Paris, L’âge d’homme, 1983.160 DEWEY, John, « Mon credo pédagogique », in TSUIN-CHEN, Ou, La doctrine pédagogique de John Dewey, Paris, Vrin,

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à travers : la fondation du syndicat des enseignants, le Teacher’s Union ; la présidencedu People’s Lobby, destiné à aider les citoyens dans leurs démarches quotidiennes ausein de la société ; la participation à la direction de la League for Independant PoliticalAction ; le soutien apporté au droit de vote des femmes ; l’intervention en faveur de Saccoet Vanzetti ; ou encore le soutien affiché à certains candidats à l’élection présidentielle telsle démocrate Woodrow Wilson ou le socialiste Norman Thomas. Au niveau international,Dewey s’intéressa et participa aux différentes expériences progressistes menées dansd’autres pays : il consacra deux ans de sa vie entre 1919 et 1921 à un long voyage en Asieoù il eut l’occasion d’influencer durablement l’esprit des futurs dirigeants du Kuomintang ;il fut conseiller officiel auprès du Ministère de l’éducation de la Turquie kémaliste en 1924,concernant la réorganisation du système scolaire ; il se rendit en Russie soviétique en 1928après avoir été invité à venir y étudier les conditions de l’éducation ; enfin, il présida en 1937la commission en charge de la révision du procès de Trosky, commission encore aujourd’huinommée « Commission Dewey ».

Quoique prolifique mais diversifié, l’engagement politique de John Dewey s’inscrit dansla logique de sa philosophie de la continuité, entre l’homme et sa pensée, de même quedans la méthode de l’enquête par lui tracée et dont les quelques expériences politiquesmentionnées rendent compte. Face à cette abondance de faits, la question de la normativitérevient plus que jamais au cœur des interrogations. Généralement assimilé au courantpragmatiste, qu’il ne renie pas mais auquel il préfère le terme d’instrumentalisme, Deweysemble peu à même de développer une théorie des normes, tant politiques que juridiques.Le rejet de toute forme de fixité ne peut dans cette optique aller de pair avec la stabilité d’unétat de droit intangible. Comment établir des lois qui soient communes à tous alors mêmeque chaque citoyen doit être considéré selon la singularité qui le caractérise ? Comment lejuge doit-il ensuite se positionner vis-à-vis de la tradition juridique établie à partir du momentoù chaque cas révèle de multiples dimensions en présence dans l’expérience ? La méthodede l’enquête peut-elle suffire à garantir et organiser l’existence viable d’un Etat démocratiqueen dehors de toute référence à des valeurs morales ? Si l’éducation, en vertu du lien étroitqui la lie à la sphère politique, fournit déjà quelques éléments de réponse en direction del’insuffisance de la seule méthode pour assurer et faire prévaloir la normativité au sein dela société, il s’agit ici d’étudier les réponses apportées par Dewey à ces question afin destatuer quand à la pertinence de sa contribution à l’étude du phénomène politique.

III .1 Les normes politiques.Du fait de la possibilité d’existence d’un discours normatif dans le prolongement même dudiscours descriptif, identifiée précédemment, on retrouve chez John Dewey une philosophiepolitique traitant de l’origine, de la nature et des fonctions des institutions sociales etpolitiques, au premier rang desquelles l’Etat. Sa théorie se veut vérifiable empiriquement,c’est-à-dire historiquement : « la diversification temporelle et locale est une marqueessentielle d’une organisation politique, une marque qui procure à l’analyse un test deconfirmation de notre théorie »161. Pourtant, il perçoit lui-même des disparités, entre lemodèle théorique qu’il présente et les conditions de réalisation qui sont celles de la sociétéindustrielle, qui font que « ces définitions, dans le contexte d’un décalage entre les activitéssociales et la représentation politique, deviennent normatives »162, comme le souligne àjuste titre Joëlle Zask. Bien qu’il s’agisse ici de formes politiques positives, l’exposé de

161 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 86162 ZASK, Joëlle, L’opinion publique et son double, Paris, L’harmattan, 1999. p. 170

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Dewey n’en reste pas moins théorique et généralisable, dans la tradition de la philosophiepolitique.

III.1.A. La démocratie en perpétuel renouvellement.La conception deweyenne de l’Etat, telle qu’exposée dans Le public et ses problèmes,diffère de celles présentes dans la tradition de la philosophie politique au sens oùl’organisation effective des hommes ne dérive ni de quelque rationalité humaine, ni dela correction apportée aux penchants naturels de l’homme, ni même d’une forme sesociabilité inhérente à sa nature même. La mise en place d’organisations consécutivesaux associations humaines résulte pragmatiquement, selon Dewey, de la considérationaccordée aux conséquences des actions humaines inter-individuelles, de telle sorte que« quand les conséquences indirectes sont reconnues et qu’il y a un effort pour lesréguler, quelque chose qui a les traits d’un Etat commence à exister »163. La genèse del’Etat comprend donc trois stades, à savoir : premièrement, la constitution d’associationshumaines et le développement d’activités au sein de celles-ci ; deuxièmement, la prisede conscience des conséquences engendrées par les activités sociales, qui entraîne laformation du Public ; et troisièmement, la mise en place d’une régulation de ces activitésau moyen de l’Etat.

Si les associations humaines se font de manière non problématique, il en estdifféremment concernant la formation du public, qui nécessite que les conséquencesindirectes des activités sociales soient suffisamment « étendues, persistantes et graves »et se fassent ressentir sur un ensemble de personnes n’ayant pas participé à celles-ci.De fait, le public se constitue d’abord passivement, puis activement dès que la consciencede ces conséquences devient claire et qu’émerge un même intérêt à voir apparaître unerégulation des activités qui en sont la cause. Ainsi, la distinction entre le public et le privés’établit à partir de la séparation non du social et de l’individuel, mais du type d’activitépratiquée, selon que ses conséquences affectent ou non indirectement d’autres personnes.Le public désormais conscient de son identité en tant que groupe s’organise alors pourapporter une définition claire de leur intérêt commun vis-à-vis des conséquences généréespar les activités sociales, afin de confier la charge de cette régulation à de tierces personnesles représentant. De ce fait, « tous les gouvernements sont représentatifs en ce sens qu’ilsprétendent représenter l’intérêt qu’un public éprouve pour le comportement des individuset des groupes »164, ce qui permet à Dewey d’englober au sein de son modèle l’ensembledes formes politiques existantes.

Néanmoins, parmi toutes les formes de gouvernement seule la démocratie permet deréaliser effectivement et totalement la représentation des intérêts du public. Elle porte lareprésentativité au niveau de la légalité et l’inscrit dans les institutions, car « lorsque le publicadopte des mesures particulières pour veiller à ce que ce conflit soit atténué et à ce queles fonctions représentatives aient la priorité sur les fonctions privées, alors les institutionspolitiques sont appelées représentatives »165. Le principal problème touchant les autresformes de gouvernement provient de l’accaparement du pouvoir par les personnes qui enont la charge et qui substituent leurs intérêts privés aux intérêts définis collectivement parle public. Au contraire, la démocratie incarne un idéal : « considérée comme un idée, ladémocratie n’est pas une alternative à d’autre principes de vie en association. Elle est l’idée

163 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 61164 Ibid. p. 105165 Ibid. p. 106

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de la communauté elle-même. Elle est un idéal au sens intelligible du terme ; à savoir, latendance et mouvement d’une chose existante menée jusqu’à sa limite finale, considéréecomme rendue complète, parfaite »166.

Les normes qui sont adoptées dans la démocratie selon Dewey ne concernent donc pasdes absolus : « les règles de droit sont en fait l’institution des conditions dans lesquelles lespersonnes prennent des dispositions les unes avec les autres »167. Elles ne mettent pas enœuvre des principes définis préalablement, mais des conditions régulant les conséquencesdes actions issues de la coutume. Elles fonctionnent de la manière suivante : « si quelqu’uns’y conforme, il pourra compter sur certaines conséquences, et si il n’y parvient pas, il nepourra prévoir les conséquences »168. Les lois ainsi adoptées possèdent donc la doublecaractéristique d’être à la fois contingentes et arbitraires mais également identifiables avecla raison. Elles tracent un cadre contraignant permettant à l’action individuelle ou collectivede se réaliser sans entrave et selon ses propres cadres de valeur, pour peu que sesconséquences n’aillent pas à l’encontre des intérêts d’autrui. Alors que la méthode del’enquête expérimentale permettait seulement à l’individu d’entrevoir son action de sonpropre point de vue, le système légal prend lui en charge les conséquences engendréespar son action au niveau collectif.

Cette conception de la démocratie en tant qu’idéal ne s’applique pourtantqu’imparfaitement à la situation politique des Etats démocratiques contemporains deDewey. Ceux-ci souffrent de ce qu’il nomme « l’éclipse du public » ; les individus ne seperçoivent plus comme un public du fait que les problèmes auxquels ils sont confrontéssont devenus trop nombreux, trop vastes, trop techniques, et trop entremêlés, à tel pointque « il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé danssa composition (…) tandis que presque rien ne fait le lien entre ces différents publics desorte qu’ils s’intègrent dans un tout»169. Outre ce désordre inhérent à l’élargissement de lasociété politique, l’Etat doit également faire face à la concurrence opposée par des intérêtsautres que politiques et qui tendent à travestir la mission étatique originelle, à l’image dela compromission du gouvernement avec les intérêts commerciaux que dénonce Dewey,jusque dans la politique de New Deal menée par Franklin Roosevelt170. Par conséquent,le problème majeur auquel se trouve confronté la société démocratique réside dans laconstruction du public de citoyens à même de conférer à l’Etat tout son sens.

La démocratie doit donc encore progresser vers « davantage de démocratie »171. Elledoit retrouver le caractère créatif qui la caractérise et qui en fait une expérience socialecontinuelle. La normativité politique n’est qu’une délégation de pouvoirs de la part de lacommunauté de citoyens. L’Etat et le gouvernement ne sont que des formes secondaires auservice de l’individu. C’est pourquoi toute transformation de la démocratie ne peut provenirque d’un changement à l’œuvre chez les citoyens eux-mêmes en tant que public. Elle doitredevenir ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, à savoir un « mode de vie », car « plutôt quede penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certaines

166 Ibid. p. 156167 Ibid. p. 90168 Ibid. p. 91169 Ibid. p. 147170 BECK, John, Writing the Radical Center. William Carlos Williams, John Dewey, and American Cultural Politics, New York,

State University of New York press, 2001.171 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 155

Deuxième partie : Des normes dans le discours au discours sur les normes

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institutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, desprojections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles »172.

III.1.B. La justice.L’instauration des normes à travers le processus législatif s’inscrit dans la continuité dela philosophie pragmatique qui parcourt l’œuvre de Dewey. Bien qu’il ne définisse jamaisprécisément les types de relations existants entre les différents pouvoirs ainsi que lefonctionnement concret de telles institutions, la prééminence de la coutume et de la sphèresociale, associées à la définition de la méthode de l’enquête, contribuent à esquisser lacohérence de sa théorie politique. Il laisse volontairement ces aspects indéterminés afin dene pas trahir sa volonté ne pas exclure le pluralisme des formes existantes, car :

« de même que les publics et les Etats varient avec les conditions de temps etde lieu, les fonctions concrètes que les Etat devraient assurer varient aussi. Il n’y aaucune proposition antécédente universelle qui puisse déterminer si les fonctions d’un Etatdevraient être limitées ou étendues. Leur portée est quelque chose qui doit être déterminéede manière critique et expérimentale. »173

En revanche, l’application des normes ainsi établies par les différents Etats, quellesqu’elles soient, ne semble pas susciter un intérêt majeur pour Dewey, qui consacreseulement deux courts articles à la théorie du droit en tant que mise en œuvre des normes :« La méthode logique et le droit » (« Logical Method and Law ») en 1924 et « La tramehistorique de l’institutionnalisation de la personnalité juridique» (« The Historic Backgroundof Corporate Legal Personality ») en 1926.

Comme le distingue Edwin Patterson174, la raisonnement juridique comporte troisaspects majeurs dans la pensée deweyenne. Le raisonnement juridique a tout d’abord pourobjet une situation concrète, à laquelle il doit apporter une solution qui débouche sur desmesures d’application concrète, au même titre que l’enquête scientifique ne se terminequ’avec la résolution de la situation problématique à laquelle elle répond. En second lieu, leraisonnement juridique se trouve confronté au problème de la définition des faits pour lequelest incriminé le suspect. Alors que Dewey prône la continuité existentielle à l’œuvre danstoute situation, l’examen de la situation délictuelle doit nécessairement opérer une sélectiondes événements et des circonstances qui l’entourent afin que soit établie une base à partirde laquelle appliquer le raisonnement juridique. Enfin, le raisonnement juridique achoppeface à la définition même du droit, à savoir que ni le droit ni les faits ne représentent desdonnés, mais ils interagissent de concert afin de construire un même objet. Il définit parconséquent le raisonnement juridique de manière pragmatique en affirmant que « la logiquedoit ou bien être abandonnée ou bien devenir une logique qui se rapporte aux conséquencesplutôt qu’aux antécédents, une logique de la prédiction des probabilités plutôt que de ladéduction des certitudes »175.

172 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]173 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 103174 PATTERSON, Edwin, « Dewey’s Theory of Legal Reasoning and Valuation », in HOOK, Sidney (éd.), John Dewey:

Philosopher of Science and Freedom, New York, The dial press, 1950.175 DEWEY, John, « Logical Method and Law », in HALL, Jerome (éd.), Readings in Jurisprudence, Indianapolis, The Bobbs-

Merrill company, 1938. p. 353 [traduction originale]

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Toutefois, Dewey ne rejette pas non plus l’idée de continuité du droit au fil de sonapplication. Les décisions juridiques adoptées par le passé conservent un caractère deprimauté vis-à-vis d’autres solutions possibles, du fait qu’elles représentent les meilleuresvoies indiquées par l’expérience du traitement de cas similaires et que le réexamen continuelde chaque point de droit s’avère pratiquement impossible. En outre, la continuité du droitn’est pas par essence incompatible avec la continuité de l’expérience, malgré la singularitéde chaque situation conflictuelle, au sens où la prédiction des conséquences prévisibles sebase également sur les expériences passées. La dépréciation de la logique qu’il exprime seréfère alors plus à l’usage abusif des formes rhétoriques concernant certains points de droitafin de disqualifier ou non une situation là où un règlement concret est attendu, que l’usagelogique du raisonnement à travers l’enquête afin de déterminer la solution à adopter. Dansle cas où la signification d’un terme prêterait à discussion, Dewey fait appel à une théorie dusens qui soit contextuelle. Le terme trouve son sens dans la proposition au sein de laquelleil s’inscrit et plus largement de la situation dans laquelle celle-ci est utilisée.

De fait, Dewey place le juge au centre du système judiciaire. Celui-ci est chargédu sens concret à conférer aux normes établies s’appliquant à une situation donnée. Ilcomplète le processus législatif, qu’il ne contribue à modifier mais à expliciter en fonctiondes circonstances dans lesquelles s’inscrit l’affaire en cours. Avec le juge, le processusnormatif opère un retour aux sources du droit, à l’origine institué par les citoyens réunisen public souhaitant réguler les conséquences des activités sociales. Le juge vient doncen dernier lieu régler les cas litigieux que la loi n’aura pas pu prévoir ou qu’elle aura étéincapable de prévenir malgré le caractère obligatoire et coercitif de ses prescriptions. Lejuge en tant qu’homme est astreint à une forme de neutralité qui lui fait mettre de côté toutsentiment subjectif. Néanmoins, les valeurs ne sont absentes du jugement par lui rendu ; luiincombe au contraire l’ « établissement des conditions culturelles à même de supporter lestypes de comportement où sont intégrés les émotions et les idées, les désirs et les penséesrationnelles »176. Le juge se fait ainsi le porte-parole des valeurs de la communauté afind’orienter son jugement en direction d’un règlement adéquat vis-à-vis à la fois de la situationdélictuelle en présence mais également de la situation sociale à laquelle se réfère ce cas.

III .2 Le rapport théologico-politiqueMalgré la définition de la méthode de l’enquête comme substrat de la prise de décisionnormatives, les normes se retrouvent en dernier recours confrontées à la question desvaleurs que partage la société. Même si Dewey ne définit pas explicitement les normesauxquelles se réfèrerait la société, il n’en est pas moins obligé de les intégrer dans sonschème politique. Le peu d’importance qu’il accorde à la question de la justice témoigne ence sens du peu de cas qu’il fait de la mise en œuvre du modèle politique qu’il esquisse. Il setrouve alors confronté aux prémisses de son raisonnement qui définissait une méthodologiefinalement plus normative que descriptive dans son discours.

III.2.A. Les problèmes concrets inhérents à l’association humaine.Certaines questions se révèlent, à l’examen, problématiques lorsque l’on envisage d’unpoint de vue pragmatique le modèle politique tracé par Dewey. Le pluralisme affirmé dansses écrits révèle une véritable volonté de prendre en compte et d’intégrer toutes les formes

176 DEWEY, John, « Theory of Valuation », in International Encyclopedia of Unified Science, volume II n°4, Chicago, ChicagoUnversity press, 1939. p. 65 [traduction originale]

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politiques existantes du simple fait de leur présence comme mode de gouvernement d’unesociété. Il s’astreint dans cette optique à ne pas établir de contenu moral normatif à sathéorie politique, et se focalise constamment sur la méthode employée pour aboutir aux finsassignées par le pouvoir. Cela se justifie par le pluralisme et la singularité des situationssociales en présence, où les conséquences des activités sociales identifiées par le publiccomme nécessitant une régulation ne portent pas sur les mêmes objets et ne se voient pasforcément attribuer le même sort.

Cependant, il se retrouve incapable de concilier ce pluralisme à l’intérieur d’une mêmeorganisation sociale. Il peut en effet arriver, que des conflits d’intérêts émergent au seind’une société, à l’échelle individuelle ou à l’échelle d’un groupe entier, comme ce peut êtrele cas d’entités partageant des conceptions philosophiques ou religieuses différentes. Lathéorie veut que le public se créé sur la base d’individus vivant en association et donclibrement. Mais les sociétés ne sont pas dans une situation de perpétuelle recréation quileur permettait de réorganiser chaque fois les associations qui en sont la base, en fonctionde l’intérêt partagé par ses membres. Les situations sociales sont héritées par les individusqui y naissent et la composent progressivement. Les intérêts subissent ensuite le risque dese disperser voire de se dissoudre à mesure que la société se renouvelle.

De même, Dewey ne prévoit à aucun moment la possibilité que les individus puissentsimplement ne pas adhérer aux intérêts définis en commun qui, à moins de susciter uneapprobation unanime, s’exposent au risque de la désapprobation de quelques uns. Il esten ce cas à supposer que ces individus se regroupent afin de partager leurs intérêtsdissidents communs pour créer un autre public en marge du précédent, étant donné queles individus se regroupent en fonction de leurs intérêts communs partagés et non pasétablissent ceux-ci après s’être regroupés arbitrairement. Reste alors le cas de la tricheriedélibérée envers les intérêts communs aux groupes, qui acquiesce subrepticement lorsqu’ilaffirme que « l’homme est un animal consommateur et sportif autant que politique »177. Ilarrive que certains individus se joignent à une cause dont ils feignent l’intérêt, en vertude quelque secrète raison ou expectation qui leur serait profitable, à l’image de passagersclandestins. Faisant passer leurs intérêts privés avant les intérêts communs, ceux-ci sontalors coupables de trahison envers la société, qu’ils utilisent dans leur propre intérêt.

Dewey oppose aux défaillances de la démocratie en son stade expérimental, le recoursà plus de démocratie. Il évoque comme seule solution possible, « le perfectionnement desmoyens et des modes de communiquer les significations de sorte qu’un intérêt véritablementpartagé pour les conséquences des activités interdépendantes puisse donner forme au désiret à l’effort et, de cette façon, diriger l’action »178. Dans le système deweyen, le monde dansson ensemble est mû selon le principe de croissance. Comprendre ce principe revient àsaisir la loi de toute société qui, si elle n’évolue pas, est condamnée à la stagnation et àune fin certaine. Le méliorisme, en tant que principe de croissance ordonné vers un meilleurétat de choses s’impose logiquement à l’homme qui replace la société dans le temps longde son existence. Celui-ci en déduit logiquement l’intérêt inhérent à cette organisation dumonde, à savoir la progression de la société par la définition la coordination des expériencesindividuelles, débouchant sur la mise en place d’un public et la définition d’intérêts communspartagés. Dewey nomme à dessein ce raisonnement « méthode de l’intelligence ».

Il se base sur la supposition que le raisonnement humain qu’il a auparavant analysése conforme à cette méthode et l’adopte en toutes choses. Force est ici de constater qu’en

177 DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Pau, Farrago, 2003. p. 148178 Ibid. p. 161

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ces matières, son propos s’avère finalement plus normatif qu’il n’y paraissait, du fait qu’ilréunissait et classait tous les types de raisonnement humain derrière trois grands modèlesde résolution des problèmes répondant tous au même schéma méthodologique : l’enquête.A l’instar des habitants de la cité platonicienne en direction desquels il faut finalementadapter les lois au moyen d’un préambule jouant sur les sentiments plus que la raison179,les citoyens de la société démocratique qu’étudie Dewey ne correspondent pas tous àl’image de l’homme raisonnable esquissée dans sa psychologie. Ceux-ci ne peuvent alorsnécessairement accéder à la compréhension des intérêts ultimes de la société dont le publicdevrait se faire le défenseur unanime selon la « méthode de l’intelligence ». Quand bienmême il en serait de la sorte, cette méthode suppose également que le consensus sefasse sur les valeurs qui seraient mises en commun, et qui se retrouvent déjà dans l’idéehumaniste même d’une « méthode de l’intelligence » menant au progrès.

III.2.B. Le recours à la foi.Pour justifier l’usage fait de ces valeurs au sein de sa théorie, Dewey en vient à se tournervers le domaine de la religion à partir de la publication d’Une foi commune (A Common Faith)en 1934 et de manière récurrente jusqu’à la fin de sa vie. Dans « La démocratie créative »,il revient sur sa conception de la démocratie, qu’il définit désormais comme « un mode devie contrôlé par une foi militante dans les possibilités de la nature humaine » ou encore « unmode de vie personnel contrôlé non par une vague foi dans la nature humaine mais par unefoi dans les capacités des êtres humains à juger et agir intelligemment lorsque la situation lepermet »180. Cette foi présente deux aspects majeurs : d’une part, elle a pour objet l’égalitéet considère l’égalité de conditions nécessaire à la réalisation des capacités individuellescomme un droit ; d’autre part, elle réintroduit l’idée de nature humaine à laquelle elle associeles capacités de réalisation de tout être humain.

En outre, il l’érige au rang de seul ensemble de valeurs dignes de figurer dans unedémocratie : « Comme le processus de l’expérience est susceptible d’être éducatif, la foidans la démocratie ne fait qu’un avec la foi dans l’expérience et l’éducation. Toute fin ettoute valeur qui s’isolent de ce processus actif contribuent à se figer »181. Outre l’inefficacitésociale d’autres normes morales, Dewey accuse même explicitement de totalitarisme lesdétracteurs éventuels de la foi démocratique :

« Je laisse de bon gré aux défenseurs des états totalitaires de droite comme degauche le soin d’exprimer leurs vues concernant le fait que cette foi dans lescapacités de l’intelligence soit une utopie. Comme cette foi est si profondémentenracinée dans les méthodes intrinsèques de la démocratie, lorsqu’un démocratequi se définit comme tel renie cette foi, il se convint lui-même de trahison enverssa profession. »182

La foi démocratique se place ainsi comme seul tuteur valable pour la conception deweyennede la société démocratique. Les normes adoptées doivent donc désormais rentrer dansle cadre de la méthode de l’enquête, et assigner à leur contenu la fin indiquée par la foidémocratique.

179 PLATON, Les lois, livre IV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1943. 719c-724a180 DEWEY, John, « La démocratie créative – la tâche qui nous attend ». voir annexe [traduction originale]

181 Ibid.182 Ibid.

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Pour Dewey, le recours à la foi pour maintenir la démocratie en équilibre ne relève pasd’une concession faite à la faveur de la sauvegarde de son système philosophique mais tendà concorder avec la place accordée à la religion au sein de la société. La condition en estque la religion se charge de la signification précise que lui donne Dewey. Selon lui, il convientde distinguer entre deux attitudes opposées concernant la religion : d’un côté les religionsinstituées qui postulent « la nécessité d’un Etre Surnaturel et d’une immortalité qui aille au-delà des pouvoirs de la nature » ; de l’autre, les partisans de l’athéisme qui pensent que« les avancées de la science et de la culture ont totalement discrédité tout surnaturalismeet partant, toutes les religions rejoignant cette même croyance »183. Ces deux attitudespartagent néanmoins l’identification du religieux avec le surnaturel, là où Dewey établit que« il y a une différence entre la religion, une religion, et le religieux ; entre tout ce que peutdésigner un substantif et la qualité de l’expérience désignée par un adjectif »184.

La religion en tant que genre institué et les religions particulières qui se sont établies etont bâti une organisation parallèle à celle de la société représentent des déviations opéréesau profit de quelques uns et au détriment du vrai sentiment religieux. Ces religions devraientalors être bannies, ou tout du moins considérablement transformées afin qu’elle soient auservice de la vraie foi, au sens où l’entend Dewey. Cette dernière s’appliquerait alors à touspuisque :

« Toute religion basée sur du surnaturel trace par nature une ligne séparant lereligieux du séculier et du profane, même lorsqu’elle affirme le droit de l’Egliseet de sa religion d’avoir autorité et d’imposer sa domination en ces matières. Laconception selon laquelle “le religieux” signifie une attitude et une perspectiveparticulières, indépendante vis-à-vis du surnaturel, ne nécessite pas d’opérer unetelle division. »185

Cette théorie de la croyance rattachée à la vague notion du « religieux » rapproche lareligion de sa signification fonctionnelle en tant que créatrice de lien entre les membres d’unecommunauté. Afin de lui conférer une portée qui soit universelle, Dewey la détache de toutefiliation particulière avec les religions existantes mais, selon une perspective panthéiste, enfait un synonyme de l’expérience : « La communauté de causes et de conséquences danslaquelle nous sommes tous impliqués, ainsi que tous ceux qui ne sont pas encore nés, estle plus large et le plus profond symbole de la mystérieuse totalité de l’être que l’imaginationnomme univers »186.

La conscience de cette expérience religieuse représente la base de toute société et lesubstrat à partir duquel se développent les communautés humaines. A travers cette prisede conscience, des relations unissant les causes et les conséquences ainsi que l’actuelet l’idéal, que se forme un objet commun garantissant la survie de la société. Seule cettefoi commune, à la fois parce qu’elle est partagée par tous mais aussi par ce que chacunen fait communément l’expérience, permet d’éviter les comportements antisociaux décritsprécédemment. Les intérêts se retrouvent alors partagés par tous et le public peut enfinassumer son rôle politique vis-à-vis du gouvernement. L’ « éclipse du public » dont il fait leconstat sept ans auparavant dans Le public et ses problèmes est ici justifié par l’occultationdu caractère universel de cette foi, à cause du surnaturalisme des religions ou de l’athéisme,

183 DEWEY, John, A Common Faith, New Haven, Yale University press, 1934. p. 1 [traduction originale]184 Ibid. p. 3 [traduction originale]

185 Ibid. p. 66 [traduction originale]186 Ibid. p. 85 [traduction originale]

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car comme il le conclut lui-même : « une telle foi a de manière implicite toujours été la foicommune de l’humanité. Reste à la rendre explicite et militante »187.

187 Ibid. p. 87 [traduction originale]

Conclusion

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Conclusion

La normativité s’avère, en définitive, être une catégorie relativement problématique pourla philosophie de John Dewey, au sens où cette dernière ne semble lui faire aucuneplace. Toutefois, l’étude des différents registres qu’adopte le discours philosophique deJohn Dewey nous permet de déceler la présence de cette normativité à travers une séried’énoncés, à caractère anthropologique notamment. Ce discours justifie ensuite de l’usagequ’il fait du registre normatif à travers la relecture de l’histoire de la philosophie et de sonprolongement dans l’histoire contemporaine. Ces dernières disciplines ne peuvent servir desupport au discours normatif à partir du moment où elles postulent de manière assertoriquela prépotence de leurs solutions sur les conséquences de l’action qu’il s’agit de réguler.En revanche, elles jouent un rôle prépondérant dans la détermination du discours normatifqui, bien qu’appartenant à un registre différent, est tenu de s’en inspirer afin d’inscrire ladémarche pragmatiste dans le temps long de la continuité des processus à l’œuvre sur leplan culturel ou naturel.

Cette normativité du discours représente une condition préalable à la définition de lanormativité dans le discours. Celle-ci est d’abord esquissée de manière minimale commecadre méthodologique normatif, à l’image de celui tracé par Kelsen concernant les normesjuridiques188, dont l’impersonnalité garantit la relativité des valeurs morales adoptées, à ladiscrétion de la fonction législatrice. Toutefois, si cette définition a minima de la normativitécomme objet du discours normatif permet bien à Dewey d’intégrer dans son système toutesformes de normes existantes d’un point de vue logique, elle lui interdit en revanche dese prononcer en faveur d’un système de normes qui lui soit propre. Cette philosophiepolitique, dont le pragmatisme nie la validité, refait surface par le biais de l’éducation qui,de champ d’application privilégié du cadre méthodologique normatif de l’enquête, devientle lieu par où ressurgissent les valeurs humanistes de John Dewey. Il assigne ainsi àl’éducation, et de fait à la société, une finalité distincte du processus éducatif. En tantqu’idéal, cet humanisme prônant la tempérance et le dialogue social sur la base d’uneintelligence commune, n’apparaît pas de manière descriptive mais prescriptive en vertu deson inachèvement. Dewey élargit alors ces considérations à l’échelle de la société, avecl’élaboration d’un modèle de gouvernement, similaire dans la forme mais non dans lesidées défendues à ceux de la tradition de la philosophie politique. La philosophie politiquepragmatiste ainsi élaborée oblige finalement Dewey à recourir au discours théologiqueafin de justifier de la présence de normes particulières malgré l’interdit théorique initial.Ces valeurs se trouvent par conséquent naturalisée au sein d’une doctrine panthéiste, oùl’expérience de la transcendance devient le moteur de l’association humaine ainsi que leferment de la méthode de l’intelligence devant guider le progrès humain.

Contrairement à certains de ses contemporains, tel Eric Voegelin qui fut son élève etqui développera ensuite sa propre conception de la primauté du rapport théologico-politiquesur la base de celle esquissée par son ancien professeur189, John Dewey a constammentcherché à tracer des voies dans lesquelles pourraient s’engouffrer ses poursuivants afinde prolonger son œuvre. Bien qu’abordant plusieurs champs du savoir, sa pensée ne se

188 KELSEN, Hans, Théorie pure du droit, Paris, Montchrestien, 1999.189 VOEGELIN, Eric, La nouvelle science du politique, Paris, Le seuil, 2000.

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présente pas sous la forme d’un système mais sous celle de contributions elliptiques auxproblèmes se présentant à lui. Tel un iceberg, la philosophie de John Dewey possède ainsiplusieurs aspects, dont la visibilité n’est pas toujours bien assurée de la part de l’observateur.Bien qu’initialement cachée, la normativité apparaît finalement comme la face cachée del’édifice théorique deweyen, dont nous avons tenté de faire émerger l’existence à traversnotre travail.

Cette entreprise intellectuelle en appelle donc d’autres, dont nous ne pourrons iciqu’énoncer les hypothèses. Avant tout, nous souhaiterions rappeler que notre projet, danssa conception initiale, envisageait l’inclusion d’une troisième partie portant sur l’applicationdu système normatif deweyen à travers l’étude de l’implication politique de John Dewey,tant sur le plan national qu’international. Liant l’analyse théorique aux conditions socialeset politiques réelles, cette partie se voulait la clé de voûte d’un travail à la frontière entre lascience politique et la philosophie. Nous avons été contraint d’opérer un choix, sur la based’une hiérarchisation des priorités de recherche qu’appelle notre sujet, en vertu de l’espaceet du temps qui nous étaient impartis. Nous avons également pris le parti de proposer enannexe notre propre traduction de l’article de John Dewey sur « La démocratie créative »,afin de compléter un vide éditorial, à notre sens, regrettable. Cette contribution de notre partau corpus deweyen trace une ligne de conduite vers d’autres projets scientifiques, dont laréalisation fait toujours aujourd’hui défaut, à l’image d’une version française du court essaide John Dewey où il établit l’existence d’Une foi commune (A Common Faith).

Le développement des études deweyennes francophones passe, de notre point de vue,par cette nécessaire entreprise à la fois de consolidation du corpus, mais également demise en perspective critique de la pensée de Dewey vis-à-vis de la positivité des situationspolitiques. L’intérêt pragmatique de la lecture de ses écrits est corrélatif de l’utilité sociale quipeut en être dégagée, et dont l’étude scientifique dégage les traits saillants, loin de la lecturesouvent partielle et partiale qui en est faite à l’heure actuelle. Car tel l’éducateur en chargedu devenir de la société, il nous faut être à la fois géographes et explorateurs, au sens où :

« Sans la marche accidentée et cahotique de l’explorateur, on ne possèderait aucunfait utilisable pour l’établissement de la carte définitive. D’autre part, nul ne bénéficierait duvoyage de cet explorateur s’il ne le comparait aux voyages d’autres explorateurs ; et si lesfaits nouveaux : fleuves traversés, montagnes escaladées, étaient considérées comme depurs incidents de route, sans relations avec des faits déjà connus. »190

190 DEWEY, John, L’école et l’enfant, Paris, Delachaux & Niestlé, 1922. p. 106

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« Creative democracy – the task before us » a été publié pour la première fois en 1939,dans le numéro 14 de la revue Progressive Education Booklet. Ce texte représente en faitune allocution écrite par John Dewey mais lue par Horace M. Kallen lors d’un dîner en sonhonneur le 20 octobre 1939 à New York. En dehors de cette édition originelle, il fut republiéà deux reprises, dans The Philosoper of the Common Man de Sidney Ratner en 1940, puisdans Classic American Philosophers de Max H. Fisch en 1951, avant de figurer dans l’éditiondes œuvres complètes de John Dewey, publiée sous la direction de Jo Ann Boydston, dansle volume 14 des Later Works. En France, aucune traduction intégrale n’existe à l’heureactuelle. Seul Gérard Deledalle, dans sa thèse sur l’Idée d’expérience dans la philosophiede John Dewey parue en 1967, avait jusqu’à présent proposé au public francophone latraduction d’un extrait regroupant les trois derniers paragraphes du texte.

Il nous a paru important de présenter ici une première traduction française intégrale dece court texte, dans l’optique de lui offrir une meilleure visibilité au sein du corpus deweyenfrancophone. Il est largement mentionné par Gérard Deledalle qui en fait un « articleimportant », d’une clarté telle qu’il se passe de commentaires, du fait que « Dewey y exprimemieux que nous ne saurions le faire sa foi en l’expérience partagée, la foi démocratique »,ou encore par Joëlle Zask, dans L’opinion public et son double, qui rappelle que « il est undes textes politiques de Dewey les plus cités ». Ici réside la première raison présidant ànotre entreprise de traduction, afin de rendre sa cohérence au corpus deweyen, dont lesœuvres aujourd’hui disponibles en français ne représentent qu’imparfaitement l’étendue etla hiérarchie des textes.

La deuxième raison, plus immédiate, est directement lié au travail universitaire présentédans ce mémoire, au sens où Dewey y exprime de la manière la plus explicite sa conceptionnormative de la société, telle qu’elle devrait être. Comme nous avons essayé de le montrer,ce texte est emblématique de la philosophie politique deweyenne, en tant qu’il résume sonparcours intellectuel, depuis la relecture de l’histoire américaine comme source de discoursnormatif avant d’élaborer sa propre vision d’une société souhaitable, régulée d’abord parl’expérience comme norme méthodologique présidant à la recherche de normes politiquessituées dans leur contexte, puis ensuite par le recours à une « foi démocratique » commesupplétif à la seule présence de la méthode. Le caractère normatif de sa philosophie y estprésent et exprimé de bout en bout. Ce constat justifie l’origine de notre démarche à proposde l’existence d’une forme de normativité chez Dewey, au regard de la conception populairede sa philosophie, dite pragmatiste.

En outre, si ces aspects, que nous avons ensuite développés, sont bels et bien présentsdans ces quelques lignes, ils n’en restent pas moins posés de manière axiomatique etrelèvent plus du credo, voire de la rêverie, politique que de l’aboutissement de dizainesd’années de réflexion, lorsqu’ils apparaissent pour la première fois au lecteur. Commesouvent dans les écrits de Dewey, les textes se répètent entre eux, voire se renvoientouvertement les uns aux autres et il est ainsi souvent difficile de les aborder sans avoirau préalable acquis une vue plus globale de l’ensemble de l’œuvre deweyenne. Leprésent travail se veut en quelque sorte une tentative d’élucidation concernant la possibilitéd’émergence, de présence, et d’intégration systématique du discours normatif présenté,

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entre autres, dans ce texte. La validité des remarques qu’il effectue dans ces lignes et leurportée actuelle dépendent, à notre sens, du résultat de cette enquête menée sur les racinesde l’éthique politique deweyenne.

* * *La démocratie créatrive – la tâche qui nous attendDans les présentes circonstances, je ne peux espérer me réconcilier avec le fait que

j’ai réussi à vivre quatre-vingt ans. Je mentionne ce fait pour vous en suggérer un plusimportant – à savoir que des événements de la plus haute importance se sont produitspendant les quatre cinquièmes de siècle écoulés, période qui couvre plus de la moitié del’histoire nationale [américaine] actuelle. Pour d’évidentes raisons, je ne m’essayerai pas àrésumer ne serait-ce que les plus importants de ces événements. Je me réfère ici à ceux-cien vertu de leur influence sur la question à laquelle ce pays s’est attelé lorsque fut formée lanation – la création de la démocratie, question qui se révèle aujourd’hui aussi urgente qu’ellele fut il y a cent cinquante ans quand les plus expérimentés et sages de nos hommes se sontréunis afin de faire l’état des lieux et de créer le cadre politique d’une société autonome.

Parmi les changements qui se sont produits ces derniers temps, le plus net résideen ce que les modes de vie ainsi que les institutions qui à l’origine étaient naturelles,presque inévitables et résultant d’heureuses conditions, ont désormais à être atteintes parde conscients et résolus efforts. Bien que l’ensemble du pays ne se trouvait pas concernépar la démarche pionnière il y a quatre-vingt ans, il restait néanmoins toujours si proche,à l’exception de quelques grandes villes, de l’époque des pionniers que la légende dupionnier, et par suite de la grande frontière, jouaient un rôle actif dans la formation desesprits et des croyances de ceux qui y étaient nés. Dans les esprits tout du moins le paysconservait une frontière ouverte, faite de ressources encore inexploitées. C’était alors unpays d’opportunités matérielles et d’invitation. Même ainsi, la naissance de cette nationimpliquait plus qu’une merveilleuse conjonction de circonstances matérielles. Il existaiteffectivement un groupe de personnes qui étaient capables de réadapter les vieilles idéeset institutions afin de faire face aux situations que fournissaient ces nouvelles conditionsmatérielles – un groupe d’hommes dotés d’une extraordinaire créativité politique.

De nos jours, la frontière n’est plus physique mais morale. La période où les terresgratuites semblaient infinies a disparu. Les ressources inexploitées sont désormais plushumaines que matérielles. Elles sont à chercher dans le gâchis que représentent ceshommes et ces femmes arrivés à l’âge adulte sans avoir la chance de travailler, et dans cesjeunes hommes et femmes qui trouvent des portes fermées là où il y avait originellementdes opportunités. La crise qui il y a cent cinquante ans en appela à la créativité sociale etpolitique se présente aujourd’hui sous une forme qui exige une créativité accrue de la partdes hommes.

En tout cas, c’est ce que je souhaite exprimer quand je dis que nous devons maintenantrecréer par un effort délibéré et déterminé le type de démocratie qui à l’origine, il y a centcinquante ans, fut en grande partie le produit d’une heureuse combinaison de personneset de circonstances. Nous avons par le passé longtemps vécu sur l’héritage qui nous a ététransmis par cette heureuse conjonction d’hommes et d’événements. L’état actuel du mondefait plus que nous rappeler que nous devons désormais mettre en avant toutes les énergiesdont nous disposons afin de nous montrer digne de notre héritage. C’est véritablementun défi que de faire avec les conditions complexes et critiques qui sont les nôtres ce qued’autres firent dans un état de choses plus simple.

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Si je m’étend sur le fait que cette tâche ne peut être menée à bien que grâce à un effortd’inventivité et une activité créatrice, c’est en partie du fait que la profondeur de la criseactuelle est dans une large mesure due au fait que nous avons longtemps agi comme sinotre démocratie était une chose qui de manière automatique se perpétuait d’elle-même ;comme si nos ancêtres avaient réussi à concevoir une machine qui résolvait le problème dumouvement perpétuel en politique. Nous avons agi comme si la démocratie était une choserésidant uniquement à Washington et Albany – ou quelque autre capitale fédérale – grâceà l’impulsion donnée par le vote d’hommes et de femmes une fois par an environ – ce quien quelque sort revient à dire de manière extrême que nous avons été habitué à considérerla démocratie comme un mécanisme par excellence, fonctionnant aussi longtemps que lescitoyens seraient confiant dans l’accomplissement de leur devoir.

Ces derniers temps, on a entendu de plus en plus fréquemment que cela ne suffisaitpas ; que la démocratie est un mode de vie. Cet adage nous fait retourner à la dureréalité. Toutefois je ne suis pas certain que cette affirmation se débarrasse complètementde la forme que revêtait l’ancienne conception. Dans tous les cas, il nous est possible des’échapper de cette manière superficielle de penser à condition que nous réalisions dansnos esprits et dans nos actes que la démocratie est un style personnel de vie individuelle ;qu’elle signifie la possession et l’usage continu de certaines attitudes, formant le caractèrepersonnel et déterminant le désir et le but présents dans toutes nos relations. Plutôt quede penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certainesinstitutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, desprojections et des extensions de nos attitudes personnelles habituelles.

La démocratie entendue comme mode de vie personnel et individuel n’implique rien defondamentalement nouveau. Mais quand elle rentre en application, elle apporte un nouveausens pratique aux vieilles idées. La mettre en application souligne le fait que les puissantsennemis de la démocratie à l’heure actuelle ne peuvent être matés que par le biais de lacréation d’attitudes personnelles chez les êtres humains ; que nous devons surmonter notretendance à penser que la défense de la démocratie passe nécessairement et quelles quesoient les circonstances par des moyens qui lui sont extérieurs, soit militaires soit civils, tantque ceux-ci restent séparés de nos attitudes personnelles si enracinées qu’elle constituentnotre caractère personnel.

La démocratie est un mode de vie contrôlé par une foi militante dans les possibilitésde la nature humaine. La croyance en l’Homme en tant que genre est un lieu communde tout credo démocratique. Cette croyance est sans fondement ni signification à moinsqu’elle ne renvoie à la foi dans les potentialités de la nature humaine en tant que cettenature se donne à voir dans chaque être humain sans considération de race, de couleur,de sexe, de naissance et de famille, ou même de richesse matérielle ou culturelle. Cettefoi peut être mise en acte à travers des statuts légaux, mais cela ne reste que des parolestant qu’elle ne se concrétise pas dans des attitudes que les êtres humains manifestentles uns envers les autres dans tous les événements et les relations de la vie quotidienne.Dénoncer le nazisme pour son intolérance, sa cruauté et son incitation à la haine revient àpromouvoir l’hypocrisie si, dans nos relations interpersonnelles, si, dans nos conversationset nos démarches quotidiennes, nous entretenons certaines discriminations basées sur larace, la couleur ou tout autre genre ; de fait, basées sur tout sauf une croyance généreusedans leur capacités en tant qu’êtres humains, croyance qui s’accompagne du besoin deconditions appropriées à la réalisation de ces capacités. La foi démocratique en l’égalité deshommes signifie que chaque être humain, indépendamment de la quantité ou de la diversitédes dons dont il fut doté à sa naissance, reçoit en partage le droit de jouir d’une égalité de

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conditions destinée au développement de ses capacités. Cette croyance démocratique à labase de la souveraineté est une idée généreuse. Elle est universelle. C’est une croyancedans la possibilité pour chaque personne de mener sa vie comme elle l’entend, libre de toutecontrainte et de toute coercition exercée par autrui, pourvu que les conditions adéquatessoient réunies.

La démocratie est un mode de vie personnel contrôlé non par une vague foi dansla nature humaine mais par une foi dans les capacités des êtres humains à juger et agirintelligemment lorsque la situation le permet. J’ai été accusé plus d’une fois par des groupesd’opposants d’entretenir une foi imméritée et utopique dans les possibilités offertes parl’intelligence et son corrélat qu’est l’éducation. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai pas inventée.Je l’ai acquise grâce à mon entourage et l’esprit démocratique dont il était animé. Quelleplace trouve la foi au sein d’une démocratie jouant un rôle de consultation, de réunion, depersuasion, de discussion, d’information de l’opinion publique qui à long-terme se corriged’elle-même, si ce n’est celle d’une foi en la capacité de l’intelligence que possède l’hommedu commun à répondre avec bon sens au libre jeu des faits et des idées, en tant ques’applique la garantie d’avoir un processus d’enquête, une assemblée et une communicationlibres ? Je laisse de bon gré aux défenseurs des états totalitaires de droite comme degauche le soin d’exprimer leurs vues concernant le fait que cette foi dans les capacitésde l’intelligence soit une utopie. Comme cette foi est si profondément enracinée dans lesméthodes intrinsèques de la démocratie, lorsqu’un démocrate qui se définit comme tel reniecette foi, il se convint lui-même de trahison envers sa profession.

Quand je pense aux conditions dans lesquelles vivent actuellement les hommes et lesfemmes de nombreux pays étrangers, à l’image de la peur de l’espionnage et du dangerplanant sur les rencontres privées ayant pour objet des conversations amicales, je suistenté de croire que le cœur de la démocratie et sa garantie absolue résident dans la libertéde réunion entre voisins, au coin d’une rue, pour discuter de long en large des nouvellesnon censurées du jour, ainsi que dans les réunions entre amis organisées dans le salon deleurs foyers afin de converser librement ensemble. L’intolérance, les abus en tous genres,la dénonciation liée aux différences d’opinion concernant la religion, la politique ou lesaffaires, ainsi que les différences de race, de couleur, de richesse ou de degré culturel,représentent des trahisons envers le mode de vie démocratique. Car tout ce qui entrave laliberté et la communication dans son ensemble revient à établir des barrières qui divisent lesêtres humains en groupes et en bandes, en factions ou en communautés diamétralementopposées, et de la sorte contribue à affaiblir le mode de vie démocratique. De vaguesgaranties légales envers les libertés individuelles que sont la liberté d’opinion, la libertéd’expression, la liberté de réunion, sont de peu d’effet si dans la vie quotidienne la libertéde communication, l’échange d’idées, de nouvelles, d’expériences, est rendue muette pardes suspicions mutuelles, par des abus, par la peur et la haine. Ces choses détruisentla condition essentielle à un mode de vie démocratique de manière d’autant plus efficaceque la coercition au grand jour – comme le montre l’exemple des états totalitaires – n’esteffective que lorsqu’elle réussit à entretenir la haine, la suspicion, l’intolérance dans lesesprits humains pris individuellement.

Finalement, étant donné les deux conditions mentionnées précédemment, ladémocratie en tant que mode de vie s’avère contrôlée par la foi personnelle qui s’inscritdans un travail à la fois individuel et collectif quotidien. La démocratie se définit comme lacroyance selon laquelle, même quand les besoins et les buts ou les conséquences sontdifférents pour chaque individu, la coopération dans un cadre amical ou simplement amiable– qui peut inclure, comme dans le cas du sport, de la rivalité ou de la compétition – est

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un supplément inestimable à notre vie. Pour peu que l’on considère tout conflit venantà émerger – et cela risque d’arriver – en dehors d’un rapport de force et par un autremoyen que celui-ci, en dehors d’une violence qui viendrait supplanter l’intelligence et ladiscussion, il convient de traiter ceux avec qui nous sommes en désaccord – même profond– comme des personnes qui ont quelque chose à nous apprendre, et ainsi comme des amis.Une authentique foi démocratique dans la paix est une foi en la possibilité que disputes,controverses et conflits se transforment en une entreprise de coopération grâce à laquelleles deux parties en question s’enrichiraient en donnant à l’autre la possibilité de s’exprimer,plutôt que d’aboutir au triomphe de l’un par la suppression de l’autre – suppression qui n’enest pas moins violente lorsqu’elle devient psychologique au moyen du ridicule, de l’abus, del’intimidation, comparée aux prisons et camps de concentration. Il est de l’essence même dumode de vie démocratique que d’être coopératif et de donner aux différences une chancede s’exprimer, en ce qu’il croit que l’expression de la différence n’est pas seulement le droitd’autrui mais un moyen d’enrichir son expérience de vie personnelle.

Dans le cas où ce qui vient d’être dit serait accusé de n’être qu’une série de lieuxcommuns, je répondrais simplement que c’est bien là tout leur intérêt. Afin de se débarrasserde notre habitude à penser la démocratie comme quelque chose d’institutionnel et d’externe,et de la remplacer par une conception de la démocratie comme mode de vie personnel, ilnous faut réaliser que la démocratie est un idéal moral et, pour autant qu’elle devienne unfait, un fait moral. Cela revient à réaliser que la démocratie ne se concrétise effectivementque lorsque devient elle-même un lieu commun de l’existence.

Du fait que mes recherches aient orienté ma vie d’adulte vers le chemin de laphilosophie, je vous demande de bien vouloir être indulgent si en concluant je définisrapidement ma position philosophique sur la foi démocratique en termes formels. Ainsidéfinie, la démocratie est la croyance dans la capacité de l’expérience humaine à générerles moyens et les fins par lesquels l’expérience future pourra évoluer et s’enrichir dans lebon sens. Toute autre forme de foi sociale ou morale repose sur l’idée que l’expérience doit,à un moment ou à un autre, être soumise à quelque forme de contrôle externe ; à quelqueautorité prétendant exister en dehors des processus de l’expérience. La démocratie est lafoi selon laquelle les processus de l’expérience sont plus importants que n’importe quelrésultat spécifique obtenu, de sorte que ces résultats n’acquièrent leur valeur qu’en tantqu’ils sont utilisés à enrichir et ordonner le processus en cours. Comme le processus del’expérience est susceptible d’être éducatif, la foi dans la démocratie ne fait qu’un avec lafoi dans l’expérience et l’éducation. Toute fin et toute valeur qui s’isolent de ce processusactif contribuent à se figer. Elles s’efforcent alors de fixer l’acquis de l’expérience plutôt quede lui indiquer et lui tracer la route menant vers de meilleures et nouvelles expériences.

Si quelqu’un demande ce que l’on veut dire ici par expérience, je répondrais que c’estla libre interaction des êtres humains avec les conditions qui forment leur environnement,en particulier les gens qui le composent, développant et satisfaisant les besoins et les désirspar l’accroissement de la connaissance des choses telles qu’elles existent. La connaissancedes conditions telles qu’elles existent représente la seule fondation stable sur laquelle établirla communication et le partage ; toute autre forme de communication renvoie à la soumissionde certains envers les opinions personnelles émises par d’autres. Le besoin et le désir –à partir duquel naissent la signification et la direction à donner à l’énergie – s’étendent au-delà de ce qui existe, et par là débordent la connaissance et la science. Ils ouvrent sanscesse la voie à un futur encore inexploré et hors de portée.

Lorsque l’on compare la démocratie avec d’autres modes de vie, elle se révèle êtrela seule manière de vivre qui croît sincèrement dans le processus de l’expérience comme

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fin et comme moyen ; au sens où il est capable de générer la science, qui est la seuleautorité sur laquelle faire reposer la direction à donner aux expériences futures et qui libèreles émotions, les besoins et les désirs de manière à susciter en nous la naissance de cequi n’existe pas encore. Car tout mode de vie qui échoue d’un point de vue démocratiqueopère une limitation des contacts, des échanges, des communications, des interactions parlesquels l’expérience se stabilise en même temps qu’elle s’élargit et s’enrichit. La tâchedévolue à cette libération et cet enrichissement est de celles qui doivent être menées au jourle jour. En tant qu’elle ne peut s’achever avant que l’expérience elle-même ne se termine, latâche de la démocratie sera toujours de participer à la création d’une expérience plus libreet plus humaine dans laquelle le partage et la participation de chacun soit la règle.

Originellement publié dans John Dewey and the Promise of America, ProgressiveEducation Booklet n°14, Colombus, American Education Press, 1939, à partir d’uneallocution lue par Horace M. Kallen lors d’un dîner en l’honneur de John Dewey le 20 octobre1939 à New York. Republié dans The Later Works, volume 14.

Traduction française originale par Samuel Renier, 2008.

Bibliographie

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- DESCARTES, René, Discours de la méthode, Paris, Vrin, 1932.- FREIRE, Paulo, Pedagogy of the oppressed, London, Penguin, 1970.- HABERMAS, Jürgen, « Scientificisation de la politique et opinion publique », in La

technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973 (trad. Jean-RenéLadmiral depuis Technik und Wissenschaft als Ideologie).

L’ÉMERGENCE DE LA NORMATIVITÉ CHEZ JOHN DEWEY

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- HONNETH, Axel, « De Lukacs à Heidegger et à Dewey », in La réification – petit traitéde t

- ROSENZWEIG, Franz, L’étoile de la rédemption, Paris, Le seuil, coll. « la couleur desidées », 2003.

- ROUSSEAU, Jean-Jacques, Du contrat social, in Œuvres complètes III, Paris,Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1964.

- ROUSSEAU, Jean-Jacques, Considérations sur le gouvernement de Pologne, inŒuvres complètes III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1964.

- ROUSSEAU, Jean-Jacques, Emile ou de l’éducation, in Œuvres complètes IV, Paris,Gallimard, Bibliothèque de la pléïade, 1969.

- SCHILLER, Friedrich von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris,Aubier, 1992 (trad. Robert Leroux depuis B riefe Über die ästhetische Erziehung desMenschen).

- VOEGELIN, Eric, La nouvelle science du politique, Paris, Le seuil, coll. « L’ordrephilosophique », 2000 (trad. Sylvie Courtine-Denamy depuis The New Science ofPolitics)

Résumé

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Résumé

Rattachée au courant pragmatiste, la pensée de John Dewey définit le processus del’expérience comme une attention attachée aux conséquences de l’action indépendammentde toute conception a priori. Néanmoins, il est possible d’observer chez lui la présenced’une forme de normativité, à la fois en ce qui concerne le discours lui-même commeson contenu. Cette tension au cœur de la philosophie deweyenne témoigne du tournantprogressivement pris par John Dewey au cour de sa carrière, en direction de la logique,à même de systématiser sa pensée, et du rapport théologico-politique, nécessaire à lajustification de sa normativité.

Couverture : La commission Dewey en charge de l’enquête sur les charges pesantcontre Trotsky au procès de Moscou, par Dorothy Eisner. Propriété du Center for DeweyStudies.

(John Dewey y figure son marteau de président à la main, à la deuxième place enpartant de la gauche, au second rang)