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Les Aroumains, plus grecs que les Grecs ? Catégorie : Habari — admin @ 9:00 Excellent connaisseur de la langue aroumaine et bien familiarisé avec l’abondante bibliographie dans ce domaine, Achille Lazarou présente dans son livre intitulé L’Aroumain dans ses rapports avec le grec [1] toute une série de matériaux et d’analyses à propos de l’influence du grec sur l’aroumain. Sa contribution est bienvenue dans la mesure où l’influence grecque a été peu étudiée jusqu’à présent, les chercheurs qui se sont penchés sur l’aroumain ayant été intrigués avant tout par le maintien de cette langue romane dans un contexte géolinguistique dominé par le grec, l’albanais, le bulgare, le macédonien ou le serbe, les langues officielles des Etats balkaniques de nos jours. Avant d’aborder l’influence proprement dite du grec sur l’aroumain – traitée dans le dernier tiers du livre –, l’auteur se propose d’établir l’origine de l’aroumain, en fait de ses locuteurs. Ceci le conduit à des affirmations catégoriques plutôt surprenantes dans un domaine de l’histoire où les hypothèses et la discussion sont de rig ueur, étant donné l’absence de documents fiables sur les Aroumains jusqu’au Xe siècle et leur rareté pour la période qui suit. Parallèlement, il se prononce sur la nature, la fonction et le statut de la langue aroumaine dans des termes non moins catégoriques, ce qui l’entraîne à avancer des conclusions plutôt insolites dans le domaine auquel il se réfère, à savoir la linguistique. Sa thèse est la suivante : «En con clusion (…) nous tirons la conséquence, évidente selon nous, que les Aroumains eux aussi sont de purs Grecs, tout autant que ceux d’autres régions, et qu’ils furent bilingues, ou même parlèrent une autre langue à cause d’accidents survenus dans leur nation.» (P. 103.) Ce qui est troublant avec cette thèse, en soi contestable comme nous le verrons plus loin, c’est la cohérence de l’argumentation fournie tout au long du livre dès lors qu’on l’envisage dans le contexte des récentes formes de manifestation du nationalisme grec et des prises de position de la classe politique grecque dans ce domaine. A bien des égards, dans ce livre, thèse de doctorat à l’origine, paru il y a huit ans, Achille Lazarou fait oeuvre de pionnier puisqu’il anticipe, inspire et  justifie certains thèmes forts et arguments nationalistes véhiculés de nos jours en Grèce. Son examen critique nous permettra, par ailleurs, de présenter la «question aroumaine» dans les Balkans. Elle mérite, nous semble-t-il, d’être mieux connue. Les Aroumains : autochtones, c’est-à-dire grecs Il existe traditionnellement deux hypothèses concernant l’origine des Aroumains de Macédoine, Epire et Thessalie, régions dans lesquelles ils vivent jusqu’à nos  jours et où ils sont attestés à partir du Xe siècle. Pour certains spécialistes, ils seraient les continuateurs de la population romanisée dès l’Antiquité – la

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Les Aroumains, plus grecs que lesGrecs ? 

Catégorie : Habari — admin @ 9:00

Excellent connaisseur de la langue aroumaine et bien familiarisé avecl’abondante bibliographie dans ce domaine, Achille Lazarou présente dans sonlivre intitulé L’Aroumain dans ses rapports avec le grec [1] toute une série dematériaux et d’analyses à propos de l’influence du grec sur l’aroumain. Sacontribution est bienvenue dans la mesure où l’influence grecque a été peuétudiée jusqu’à présent, les chercheurs qui se sont penchés sur l’aroumain ayantété intrigués avant tout par le maintien de cette langue romane dans un contextegéolinguistique dominé par le grec, l’albanais, le bulgare, le macédonien ou leserbe, les langues officielles des Etats balkaniques de nos jours. Avant d’aborder l’influence proprement dite du grec sur l’aroumain – traitée dans le dernier tiers

du livre –, l’auteur se propose d’établir l’origine de l’aroumain, en fait de seslocuteurs. Ceci le conduit à des affirmations catégoriques plutôt surprenantesdans un domaine de l’histoire où les hypothèses et la discussion sont de rigueur,étant donné l’absence de documents fiables sur les Aroumains jusqu’au Xesiècle et leur rareté pour la période qui suit. Parallèlement, il se prononce sur lanature, la fonction et le statut de la langue aroumaine dans des termes nonmoins catégoriques, ce qui l’entraîne à avancer des conclusions plutôt insolitesdans le domaine auquel il se réfère, à savoir la linguistique.

Sa thèse est la suivante : «En conclusion (…) nous tirons la conséquence,évidente selon nous, que les Aroumains eux aussi sont de purs Grecs, toutautant que ceux d’autres régions, et qu’ils furent bilingues, ou même parlèrentune autre langue à cause d’accidents survenus dans leur nation.» (P. 103.) Cequi est troublant avec cette thèse, en soi contestable comme nous le verronsplus loin, c’est la cohérence de l’argumentation fournie tout au long du livre dèslors qu’on l’envisage dans le contexte des récentes formes de manifestation dunationalisme grec et des prises de position de la classe politique grecque dansce domaine. A bien des égards, dans ce livre, thèse de doctorat à l’origine, paruil y a huit ans, Achille Lazarou fait oeuvre de pionnier puisqu’il anticipe, inspire et

 justifie certains thèmes forts et arguments nationalistes véhiculés de nos jours enGrèce. Son examen critique nous permettra, par ailleurs, de présenter la«question aroumaine» dans les Balkans. Elle mérite, nous semble-t-il, d’êtremieux connue.

Les Aroumains : autochtones, c’est-à-dire grecs

Il existe traditionnellement deux hypothèses concernant l’origine des Aroumainsde Macédoine, Epire et Thessalie, régions dans lesquelles ils vivent jusqu’à nos

 jours et où ils sont attestés à partir du Xe siècle. Pour certains spécialistes, ilsseraient les continuateurs de la population romanisée dès l’Antiquité – la

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Macédoine devient province romaine en 146 av. J.-C. Pour d’autres, surtout deslinguistes, ils proviendraient du nord de ces régions, où ils auraient connu unprocessus de romanisation similaire à celui des habitants de la Dace, provinceromaine entre 106 et 271 avant de descendre vers le sud, en se détachant ainsides futurs Roumains. Achille Lazarou adopte la première hypothèse, plus

vraisemblable, en effet, même si elle n’est pas confirmée par des documentshistoriques, et qui peut d’ailleurs être combinée avec la première (tant l’aroumainque le roumain constituent des branches de la romanité orientale, même si leurslocuteurs n’ont pas constitué au long de l’histoire un bloc homogène). Mais il vaplus loin. Après avoir élevé au rang d’évidence ce qui ne constitue qu’unehypothèse plausible, il précise que les Aroumains, étant autochtones, nepouvaient être que grecs. A l’appui de ses dires il cite dès l’Introduction (p. 14 et15) plusieurs auteurs grecs. «… La masse principale des Koutsovalaques[Aroumains] du Pinde [massif montagneux dans le nord de la Grèce] est du pointde vue racial grecque.» (Kolias, 1969.) «… Les Koutsovalaques sont deshabitants autochtones des régions actuelles depuis les temps les plus anciens,

ayant subi à un moindre degré, en comparaison des autres Grecs, lechangement de leur race dû à un mélange quelconque…» (Katsougiannis,1964.) En faisant remarquer que ses prédécesseurs n’ont pas approfondisuffisamment le problème, Achille Lazarou se propose de démontrer scientifiquement l’origine purement grecque des Aroumains. Le résultat estdouteux. «Bien sûr les savants contemporains ne mettent pas en doute lecaractère hellénique des Epirotes, ni des Macédoniens.» (p. 45), note-t-il àpropos des débuts de l’administration romaine dans les Balkans. Or, entre uneconsidération d’ordre général tel le «caractère hellénique» et la structureethnolinguistique effective pendant cette période en Macédoine et en Epire(impossible à reconstituer avec exactitude à partir des données disponibles) il y a

une distance dont Achille Lazarou ne tient guère compte. Les mêmes savantsévoquent aussi la présence des Thraces en Macédoine tandis qu’Achille Lazaroului-même mentionne l’existence des tribus illyriennes en Epire lors de l’arrivéedes Romains (p. 26-27). Il se contente d’attirer l’attention sur le fait quel’«adoption de la langue latine (…) n’est pas signalée chez les peuples nondéveloppés (…) comme les Illyriens et les Thraces» (p. 44), en omettant dementionner que les documents de l’époque ne mentionnent pas non plus laromanisation d’une partie de la population grecque et surtout de rappeler que lesspécialistes qui se sont penchés sur la question présentent les Aroumainscomme descendants surtout des Thraces et des Illyriens romanisés.

En laissant de côté les spéculations ethno-raciales, on peut considérer que lesAroumains étaient à l’origine surtout des Grecs. Pour qu’une telle hypothèse aitun sens il faudrait que la notion de «grecs» soit précisée à son tour. Pour l’auteur la «nation grecque», plusieurs fois évoquée, constitue cependant une catégorietrès élastique ayant traversé inchangée l’histoire depuis l’Antiquité jusqu’à nos

 jours en passant par les périodes ottomane et byzantine. Sans doute, existe-t-ilune continuité grecque, mais elle est moins d’ordre génétique (combien desancêtres des Grecs de nos jours ne sont-ils slaves, albanais ou turcs?) que

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d’ordre linguistique, la langue grecque ayant connu des changements limitéspendant sa longue existence. Cette continuité est d’autant plus remarquable quela présence grecque sur trois continents pendant des siècles n’a jamais conduit àun aggrandissement sensible de l’espace hellénophone. En général, les Grecsn’ont pas cherché à imposer leur langue tandis que leurs activités commerciales,

politiques, administratives ou culturelles n’ont pas entraîné l’adoption massive dela langue grecque par les populations avec lesquelles ils étaient en contact –comme ce fut le cas, par exemple, des langues romanes. En revanche, dessecteurs prestigieux des élites de ces populations adoptaient fréquemment legrec [2].

L’accent mis par Achille Lazarou sur l’origine grecque des Aroumains ne peutêtre compris que dans la perspective d’une thèse plus globale, à savoir leur appartenance tout au long de l’histoire à la «nation hellénique», malgrél’«accident» provoqué par la présence romaine dans les Balkans. Cette thèse,explicitement soutenue à plusieurs reprises, est plutôt politique qu’historique, la

projection rétrospective, de manière systématique, d’une notion moderne commecelle de nation et l’interprétation en termes d’«accidents» des ruptures majeurssurvenues au cours du temps étant difficile à accepter aujourd’hui d’un point devue historique. Comment se fait-il, cependant, que ces «Grecs valaquophones»,comme les appelle l’auteur, parlent depuis une vingtaine de siècles une languedifférente du grec et se disent eux-mêmes aroumains.

L’aroumain : ni langue ni dialecte…

Pour écarter cette objection, de taille, Achille Lazarou avance un doubleargument : l’aroumain n’est pas une langue à proprement parler, et les

Aroumains sont et ont été – à de rares exceptions près, mais précisées –bilingues. Parmi les linguistes qui ont traité le problème, il y a deux positions sur le statut de l’aroumain : les uns le considèrent comme un dialecte du roumaincommun, les autres comme une langue romane à part. En effet, la parentéstructurale entre le roumain et l’aroumain est frappante, mais les différencesentre les deux sont suffisamment importantes pour empêcher la communicationcourante entre leurs locuteurs. Après avoir présenté dans le détail ces positions,Achille Lazarou conclut ainsi : «même la caractérisation de l’aroumain en tantque dialecte dérivé du roumain n’est pas du tout justifiée», l’aroumain étant «toutsimplement, un idiome roman» (p. 118). Idiome est un terme générique utilisépour désigner indistinctement une langue, un dialecte ou un patois. N’étant nilangue indépendante ni («même») dialecte, d’après Achille Lazarou, l’aroumainne peut être donc qu’un patois. Un patois (encore) vivant d’une langue mortedepuis longtemps, le latin.

Dans la décision d’établir la qualité de langue ou de dialecte d’un idiomeinterviennent nécessairement certains critères extralinguistiques. Par exemple,ce ne sont pas les conclusions unanimes des linguistes en Roumanie qui ontdécidé en dernière instance que l’aroumain est un dialecte. Une telle décision

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relève en dernière instance des facteurs historiques et des velléités politiques quisous-tendent le discours national roumain. L’accord ou le désaccord deslinguistes n’y est pas pour grand-chose et les plus sérieux d’entre euxreconnaissent n’avoir pas les critères pertinents pour décider dans ce domaine.En revanche, le fait d’opposer un idiome à une langue et d’établir une hiérarchie

entre les deux est une opération soit pseudolinguistique, dans la mesure ou ellefait abstraction délibérément des connaissances acquises dans cette discipline,soit prélinguistique, dans la mesure où elle ignore purement et simplement cesconnaissances. Cette opération, qui a une fonction discriminatoire flagrante,s’appuie sur une conviction naïve (mais pas toujours innocente) tout aussirépandue que non fondée, qui nie la qualité de langue aux idiomes dont leslocuteurs ne sont pas organisés en Etats distincts ou ne sont pas reconnuscomme groupes nationaux particuliers dans les Etats où ils vivent. En vertu de ceraisonnement, jusqu’à une date récente, voire parfois encore de nos jours, lamajorité des habitants d’Afrique ou de l’Amérique latine ne parlaient que despatois, tandis qu’en Europe le basque par exemple ne serait une langue que

depuis que les autorités espagnoles et françaises l’ont reconnue comme telle.

Le bilinguisme des Aroumains est l’argument le plus fréquemment invoqué par l’auteur : l’aroumain ne serait qu’une sorte d’idiome roman parce que ceux qui leparlent ont utilisé et utilisent aussi une langue au sens plein du terme, à savoir legrec. Sous l’occupation romaine, «la langue hellénique des Epirotes et desMacédoniens fut durement éprouvée, et le bilinguisme s’imposa; et même, defaçon éphémère, la langue latine l’emporta en quelques endroits» (p. 47) «Lemême peuple qui habitait là [dans le Pinde], peu après que les Romains se sontétablis, devint bilingue, mais parlait surtout la langue de ses pères comme étantla sienne; il resta bilingue par la suite, même lorsque la langue latine fut utilisée

petit à petit dans le langage courant. C’est ce qui nous donne les Valaques» (p.47). «Les Aroumains parlant aussi le grec ne sentirent pas le besoin de cultiver le latin vulgaire. Inversement, les Daces [dans la future Roumanie] s’emparèrentde la nouvelle langue comme seul moyen d’expression» (p. 118). Pendant cettepériode «le bilinguisme était général», «très remarqué chez les lettrés d’origineromaine et grecque» (p. 47). Enfin, l’auteur fait remarquer, en citant Gyoni, que«tout porte à croire que les Valaques doivent avoir été bilingues pendant touteleur histoire. Dans ces conditions, il est relativement facile de supposer l’abandon d’une langue et l’adoption d’une autre» (p. 81).

Le bilinguisme, tel qu’il ressort des indications d’Achille Lazarou, serait doncchez les Aroumains un phénomène historique quasi-continu et, socialement,plutôt homogène puisque aucune différenciation n’est signalée en ce sens. Enfin,le fait que l’aroumain ne pouvait jouer que le rôle de langue maternelle (ou plutôtde première langue) dans ce bilinguisme n’est jamais mentionné non plus. Inutilede s’attarder sur les raisons pour lesquelles l’idée de la perpétuation pendantvingt siècles d’un «peuple bilingue» n’est pas acceptable. Nous nous tiendronspar conséquent à quelques observations sur la période à partir de laquelle onpeut parler de bilinguisme chez les Aroumains et sur les facteurs institutionnels

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qui ont déterminé la différence fonctionnelle, de plus en plus au détriment del’aroumain, caractérisant ce bilinguisme.

Le bilinguisme chez les Aroumains et le déclin de leur langue maternelle

Langue officielle de l’Empire byzantin, le grec va continuer, après sa chute, àremplir des fonctions considérables grâce et à travers le «millet» chrétien mis enplace par les Turcs. Dans les limites tracées par le pouvoir ottoman, et sous soncontrôle, la langue grecque joue un rôle hégémonique non seulement sur le planreligieux, parmi les orthodoxes, mais aussi dans les domaines culturel oucommercial. Elle constitue un pôle d’attraction, une référence commune et danscertains cas un moyen de communication indispensable pour les populationsorthodoxes de l’Empire. Dans les Balkans, les Aroumains ne font pas exception.Leur langue liturgique est le grec, les artisans, dans leurs déplacements (où ilssont rarement accompagnés par leur famille), les aubergistes et lescommerçants, petits et grands, répandus dans les Balkans et présents jusqu’à

Vienne, Poznan, Budapest, Brasov ou Bucarest, ont souvent recours au grec. Onne saurait parler de bilinguisme pour l’ensemble des Aroumains. Les paroissiensaroumains n’étaient pas plus bilingues que les Allemands qui écoutaient lamesse en latin ou les Roumains qui la suivaient en slavon. Les Aroumains encontact fréquent avec les Grecs et surtout ceux établis à l’étranger, qui passentsouvent pour des Grecs (terme générique désignant, chez les «Latins», lesorthodoxes de l’Empire ottoman)[3], ne représentent qu’une minorité par rapportaux masses compactes des Aroumains des régions montagneuses de laMacédoine ou de l’Epire, des régions qui constituent des sources d’immigrationpermanente jusqu’aux années 60 de ce siècle. Si en parlant d’une langue on seréfère à la majorité de ses locuteurs, les Aroumains, pendant la période

ottomane, n’étaient pas plus bilingues que les Grecs et les Romains de la basseAntiquité dont seuls les lettrés maîtrisaient le grec et le latin. Le bilinguismes’impose progressivement à partir de la deuxième partie du siècle dernier, au fur et à mesure que les régions traditionnellement habitées par les Aroumainsentrent dans la composition des nouveaux Etats nationaux. Fondé en 1830, l’Etatgrec obtient la Thessalie et le sud de l’Epire en 1881, et la Macédoine estpartagée entre la Serbie, la Grèce et la Bulgarie en 1913, tandis que le nord del’Epire reviendra à l’Albanie. Composante significative, regroupée surtout dansles zones d’accès difficile, la population aroumaine ne constitue pas unemajorité, même relative, dans aucune de ces régions historiques, et à plus forteraison à l’échelle des Etats nationaux en formation. Elle ne peut pas tenter de

 jouer un rôle national à part, en tout cas rien n’atteste chez eux l’existence d’unmouvement nationaliste comparable à ceux qui s’affrontaient dans la région ence temps. Même si elle leur a permis, notamment sur le plan culturel, de sortir deleur isolement, l’assistance accordée par l’Etat roumain à partir de 1862 n’offraitpas aux Aroumains une perspective claire : ni politique (l’Etat roumain n’était paslimitrophe avec les régions où vivaient les Aroumains) ni linguistique (enpromouvant la langue roumaine dans les écoles qu’il finançait, l’Etat roumain necontribuait pas à la consolidation de l’élément aroumain local mais à la

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roumanisation d’une partie des Aroumains, dont beaucoup émigreront ensuite enRoumanie).

La situation de l’aroumain dans le nouveau bilinguisme était d’embléedéfavorable, ses locuteurs ne bénéficiant d’aucun statut juridique qui puisse leur 

permettre d’utiliser et de cultiver leur langue en dehors de la sphère strictementprivée. Les Aroumains ne sont pas reconnus comme minorité nationale dans lesEtats où ils vivent et ne constituent nulle part une entité nationale à part tandisque l’Etat roumain les soutient comme roumains et non pas comme aroumains.Leur langue n’est pas enseignée à l’école, n’a pas de support écrit courant, estignorée par les instances administratives et considérée d’ordinaire comme unobscur patois utilisé par une population (des rustres bergers ou des habilescommerçants) dont l’origine et l’appartenance ethnique ne sont pas moinsobscures.

Tout en perdant du terrain, l’aroumain se maintient pendant l’entre-deux-guerres.

La situation deviendra plus critique après la guerre. Le processus d’intégrationdes Aroumains à la société majoritaire (grecque, bulgare, macédonienne ouserbe), continu depuis plus d’un siècle, se généralise et se traduit de plus en pluspar la perte de leur langue maternelle. Les structures traditionnelles, familiales etcommunautaires, surtout rurales, qui constituaient le vivier de cette langue sedésagrègent rapidement dans le contexte de la modernisation, accéléréependant les années 60. L’absence de l’aroumain dans des institutions aussiomniprésentes et toutes-puissantes dans les sociétés de nos jours que l’école, laradio et la télévision conduit inexorablement à sa disparition progressive. Lebilinguisme actuel de beaucoup des Aroumains parmi ceux, peu nombreux, quiont pu conserver leur langue maternelle risque donc d’être de courte durée…

La grécité des Aroumains : de la digression à la diversion

Si l’on considère la situation actuelle de la langue aroumaine en Grèce, où setrouve une bonne partie de ses locuteurs – entre 150.000 et 200.000, selon lesestimations, puisqu’il n’y a pas de statistiques, citées dans ce livre (p. 113) – lesdigressions quelque peu tortueuses d’Achille Lazarou sur la grécité bimillénairedes Aroumains apparaissent comme étant moins paradoxales qu’il n’y paraît àpremière vue. A plusieurs reprises, l’auteur signale certains aspects en rapportdirect avec sa thèse sans avancer de réponse aux interrogations qu’ils suscitent.«En Grèce, l’aroumain et en général la question de l’origine des Aroumains n’ontpas fait l’objet d’études scientifiques spéciales» (p. 12), note-t-il en déplorant la«pauvreté» de la bibliographie grecque sur ce thème (p. 14-15) et en faisantl’éloge des rares exceptions. Pourquoi ? En grec les Aroumains sont désignés,identifiés, par toute une série de composés à partir du terme valaque qui ontcouramment un sens «dépréciatif», «railleur», «moqueur» ou «injurieux» (p. 77-79). Pourquoi ? Le terme aroumain, utilisé par les principaux concernés et par les chercheurs qui les étudient depuis plus d’un siècle, n’a été accrédité danscertains cercles scientifiques grecs que récemment (p. 12). Pourquoi ? Parce

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que, et c’est la seule explication que le lecteur peut en déduire, tant la populationque bien des hommes de science, en Grèce, ignoraient l’origine grecque desAroumains et leur appartenance continue à la nation grecque. Dans ce cas, lacontribution d’Achille Lazarou et de ses prédécesseurs qu’il cite lorsqu’ilsdémontrent «scientifiquement» le caractère hellène des ancêtres des Aroumains

ne peut avoir qu’un effet positif puisqu’elle peut donner un nouvel essor auxétudes historiques, linguistiques ou ethnographiques sur les Aroumains enGrèce, puisqu’elle peut atténuer à la longue l’acception dépréciative du termevalaque dans le langage de tous les jours et même faire accréditer une fois pour toutes le terme aroumain dans les milieux scientifiques. Les Grecs qui parlentl’aroumain ou qui proviennent de familles où on le parle, soucieux de ne paspasser pour des citoyens de deuxième ordre, comme ce fut le cas par le passé,ne peuvent donc qu’être sensibles à l’argument scientifique accréditant leur origine purement grecque. Ils peuvent même s’en sentir flattés, vu la manièrepeu amène dans laquelle sont présentés dans ce livre les ancêtres (illyriens ouslaves) des populations non grecques qui vivent de nos jours dans les Balkans

(en Grèce y compris).

Cette réhabilitation tardive mais spectaculaire s’accompagne cependant d’unecondition formelle : d’origine grecque, fidèles au long des siècles à la nationgrecque, les Aroumains doivent revenir définitivement à la langue de leurs pères(d’il y a deux mille ans) et abandonner l’aroumain, qui n’est pas une langue àproprement parler et entretient des situations confuses. «Au cours de la luttedifficile contre le latin, le grec sortit finalement vainqueur, mais non indemne,comme en témoigne les îlots romano-vlachophones» (p. 56). Il est donc tempsde corriger cette injustice : le message est clair. Achille Lazarou va d’ailleurs

 jusqu’à justifier son intérêt scientifique pour l’aroumain, qui dépasse la simple

problématique de cette «langue en disparition» (p. 153). Or la plupart deslocuteurs de l’aroumain, y compris parmi ceux qui sont agréablement surpris par la place d’honneur qu’on leur propose dans l’histoire et la nation grecques, ne sefont pas facilement à l’idée d’abandonner purement et simplement leur languematernelle. A l’occasion de l’entrée de la Grèce dans la CE, des groupesd’Aroumains établis en Occident ont initié des démarches pour que l’aroumainsoit reconnu en Grèce comme langue à part et qu’on lui accorde, en conformitéavec la législation européenne, un certain nombre de droits et de moyenspermettant son maintien. Jusqu’à l’heure actuelle, il n’y a en Grèce ni coursd’aroumain à quelque niveau scolaire que ce soit, ni publications ou émissionsradiophoniques régulières dans cette langue, alors que certains progrès ont étéréalisés dans ce domaine en Macédoine ex-yougoslave, dont la nouvelleConstitution consigne l’existence des Aroumains (Vlassi) comme peuplecohabitant, et en Albanie postcommuniste. En revanche, la thèse sur la grécitédes Aroumains a bénéficié d’une audience politique et médiatique inattendue. Unexemple récent : en juin 1994, un symposium scientifique, bénéficiant d’unelarge participation, a été organisé dans la ville de Veria par les autoritésmunicipales et des universitaires de Thessalonique. Le thème de cette premièrescientifique en Grèce ne laissait aucun doute : «Les Valaques dans l’histoire de

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l’hellénisme, passé et perspectives». Les débats y furent passionnés, mais laquestion de la disparition de l’aroumain n’était pas à l’ordre du jour.

La problématique de la grécité des Aroumains (qui relève de l’ethnogenèse,discipline qui joue de nos jours un rôle pilote dans l’élaboration des versions les

plus insolites des nationalismes à l’est et au sud-est de l’Europe) a, enl’occurrence, une fonction de diversion assez limpide : détourner l’attention d’uneréalité sociolinguistique, à savoir la disparition en cours de l’aroumain, etempêcher le débat qui pourrait s’en suivre. L’octroi d’un statut de languerégionale, la protection institutionnelle de la langue aroumaine par les Etats oùelle est parlée, pourraient constituer l’amorce d’une solution. Mais, dans lecontexte des surenchères et des pressions nationalistes qui prévalent dans lespays balkaniques, l’adoption et l’application d’une telle solution, qui n’est certespas simple et exige des efforts considérables, est difficile à concevoir. Leslangues en danger de disparition font partie du patrimoine universel protégé par l’ONU, l’Unesco et d’autres instances internationales. Récemment, par exemple,

en collaboration avec les autorités helvétiques, l’Unesco a participé à unprogramme de mise en place d’une langue standard rhéto-romane, afin demettre un terme à la disparité régionale qui nuisait à l’usage écrit de cette langue[4]. La plupart des Etats préfèrent cependant les programmes internationaux derestauration des monuments architecturaux aux mesures portant sur laprotection des minorités linguistiques… La marginalisation et l’éliminationdéfinitive de l’aroumain au nom de la grécité de ses locuteurs (qui pourront ainsiintégrer de plein pied leur nation d’origine) n’est qu’un aspect de l’enjeu de lathèse défendue par Achille Lazarou et du courant d’opinion qu’elle a occasionné.L’autre aspect de l’enjeu dépasse les frontières de ce pays.

Les Aroumains comme enjeu dans la crise en cours

En traitant du bilinguisme des Aroumains, le principal axe de sa démonstration,Achille Lazarou se réfère non seulement aux origines et à l’histoire lointaine maisaussi au XXe siècle lorsque «l’influence grecque fut capable de pénétrer plusprofondément par des moyens plus importants [parmi les Aroumains]» (p. 101). Ils’abstient de préciser que les autres Etats de la région se sont donné desmoyens similaires pour étendre leur influence sur leur territoire national,autrement dit qu’au XXe siècle la deuxième langue des Aroumains qui vivent enMacédoine ex-yougoslave est le serbe ou le macédonien tandis que celle deceux qui habitent l’Albanie est l’albanais. Pas le grec. L’objet de son ouvrage,annoncé dans l’introduction, est «l’étude de l’idiome propre aux valaquophones,les Valaques des régions grecques» (p. 9). Il ne précise pas, de Grèce. Etantdonné que les références au nord de la Macédoine (qui constitue aujourd’hui larépublique du même nom) et au nord de l’Epire (qui fait partie de l’Albanie) sontfréquentes, on peut aisément conclure que l’auteur se réfère aussi auxAroumains des régions d’influence grecque dans le passé, qui appartiennentaujourd’hui à d’autres Etats. Examinée dans le contexte des polémiques encours entre la Grèce, d’une part, la Macédoine (depuis sa proclamation comme

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république indépendante) et l’Albanie (depuis la chute du communisme) del’autre, la thèse sur l’origine grecque des Aroumains, connus dans tous ces payssous le même nom de Valaques, acquiert une fonction très précise. Le fait que legrec n’entre pas dans la composition du bilinguisme des Aroumains deMacédoine et d’Albanie peut être facilement attribué, selon l’esprit spéculatif 

adopté par l’auteur, aux «accidents» historiques occasionnés par le tracé desfrontières au début du siècle. Quand le gouvernement et la presse grecs parlentdes 400.000 conationaux d’Albanie, alors que le régime de Tirana s’en tient auchiffre de 60.000 Grecs, ils incluent dans leurs calculs également les Aroumains.Quand la Grèce polémique avec le gouvernement de Skopje, elle ne manquepas d’évoquer le sort réservé par le dernier aux Grecs de ce pays. Or il n’y a pasde minorité grecque en Macédoine ex-yougoslave, tandis que les Aroumains,eux, ils sont présents et, depuis quelques années, actifs sur le plan culturel dansce pays. Apparemment, c’est à eux que la Grèce se réfère. A bien des égards,nous assistons dans cette région à une réactivation des procédés rhétoriquesayant eu cours au début du siècle. Pour ce qui est du «parti grec», la contribution

d’Achille Lazarou, de ses prédécesseurs et de ses disciples vient enrichir sonregistre argumentatif. Dans les conflits qui ont marqué les dernières décenniesde règne ottoman dans les Balkans, les nationalistes grecs incluaient dans leursstatistiques les Aroumains en raison de leur appartenance à l’Eglise grecque.Désormais, ils peuvent s’en réclamer à cause de leur origine grecque. Les IXesRencontres organisées par les Associations valaques de Grèce en juin 1992 ontapporté une éclatante consécration à la thèse concernant la grécité desAroumains et confirmé le succès politique de la notion de Grecs valaquophones.«Tous les Valaques sont grecs, mais tous les Grecs ne sont pas valaques»,titrait le quotidien grec Macédoine en rendant compte de ces rencontres quimarquaient une véritable entrée dans la scène politique et fantasmatique

nationale des Grecs valaquophones. Rappelons que jusqu’à cette date, lesassociations valaques (fondées à la veille de l’entrée de la Grèce dans la CE)s’en tenaient plutôt à l’organisation de spectacles de danses folkloriques [5], etque la question aroumaine n’était traitée en public que très rarement, de manièreallusive et plutôt malveillante, en Grèce. Participaient également à ce petitévénement insolite, plusieurs ministres du gouvernement de l’époque, qui ontexposé aux participants et à la presse leur fierté d’être d’origine valaque. Lediscours d’inauguration des réunions de Serres, prononcé par un universitaire deSalonique, était consacré au «rôle historique joué par les Grecs valaquophonesen Macédoine supérieure» (aujourd’hui République de Macédoine).

L’exception aroumaine dans la dynamique nationaliste balkanique

En Grèce, le succès de cette nouvelle version «ethnogénétique» sur lesAroumains est certain, y compris parmi certains Aroumains, bien contents àl’idée d’échapper ainsi à la suspicion voire aux griefs de leurs concitoyens quepouvait leur valoir l’étrangeté de leurs origine et de leur parler. En revanche, lamobilisation effective du particularisme aroumain à la faveur d’une causenationale particulière, en l’occurrence grecque, est nettement plus

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problématique. Si nous laissons de côté les spéculations circulant sur le comptedes Aroumains, et les mystifications flatteuses ou désobligeantes auxquelleselles donnent lieu, on peut faire deux observations. Primo, les Aroumains ont uneconscience ethnolinguistique très précise : ils sont aroumains, et se disent telsparce qu’ils parlent l’aroumain, ce qui les différencient à leurs yeux des autres,

qu’ils soient grecs ou albanais, slaves macédoniens ou roumains, japonais ouesquimaux. Ce principe a été clairement rappelé par la linguiste Matilda Caragiu-Marioteanu, spécialiste de la question, dans plusieurs interventions récentes.Secondo, la perte de leur langue, suite à l’attraction ou aux pressions exercéessur eux par les sociétés majoritaires avec lesquels ils sont en contact ou lesEtats nationaux où ils vivent, implique ipso facto la disparition de cetteconscience spécifique comme telle. Ce phénomène est attesté par exemple par le fait que les personnes qui ont perdu la langue aroumaine font appel, pour indiquer leurs origines, au terme employé pour les désigner par les sociétésauxquelles ils se sont assimilés : valaque dans les Balkans, macédonien enRoumanie. Outre la langue, ce qui différencie les Aroumains de leurs voisins

c’est le fait que, isolés et peu nombreux, ils n’ont pas transformé leur conscienceethnolinguistique en une conscience nationale impliquant notamment larevendication d’un Etat séparé. Ceci déterminera en grande mesure leur situation dans les Etats balkaniques modernes. Depuis leur constitution jusqu’ànos jours, ces Etats n’ont accordé des droits spécifiques qu’aux communautésde langue (et de religion, comme c’est le cas des musulmans surtout) quibénéficiaient du soutien des Etats où elles étaient constituées à leur tour ennations majoritaires ou aux communautés qui présentaient un intérêt particulier du point de vue de l’exercice du pouvoir d’Etat (cf. la situation des Slavesmacédoniens et des Slaves musulmans dans la Yougoslavie titiste). Qui plus est,dans le premier cas, l’efficacité du soutien dépendait de la capacité des Etats

concernés d’imposer la protection de ses conationaux en situation de minoritédans les autres Etats : par la guerre, la diplomatie, les mesures de rétorsion, leséchanges de population, etc. Les Aroumains, eux, ne constituaient nulle part lanation majoritaire d’un Etat, et le seul Etat qui a montré un intérêt à leur égard etleur a accordé son appui fut la Roumanie, qui les considérait comme roumains.Cet appui cesse en 1913, à la paix de Bucarest la Roumanie ayant obtenu le sudde la Dobroudja mais pas de garanties formelles pour le respect des droits desAroumains dans les nouveaux Etats.

Tant les Aroumains, désormais essaimés dans plusieurs Etats, que les autrescommunautés nationales minoritaires ont été d’emblée soumis aux pressionsdes autorités, visant leur assimilation, parfois dans des conditions humiliantes.Souvent abusif même pour certaines minorités nationales (dont la consciencenationale n’était pas toujours fixée au départ), le terme de dénationalisation,couramment utilisé à l’Est pour désigner ce type d’assimilation, ne nous semblepas adéquat pour les Aroumains. Répétons-le, ils n’ont pas affirmé uneconscience nationale propre [6]. Ceci ne veut pas dire qu’ils étaient moinsattachés à leur conscience ethnolinguistique que leurs semblables à leur conscience nationale (souvent de date récente), ni qu’ils ont moins souffert à

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cause de la limitation, la déformation ou la négation de leur conscienceethnolinguistique, ni que cette dernière les a empêchés d’accéder à laconscience politique moderne. Bien au contraire, le fait que les Aroumains n’ontpas affirmé de conscience nationale propre peut être interprété comme le signede l’existence d’une conscience politique moderne très aiguë parmi ses élites,

qui étaient, par exemple, favorables, à la veille de la désagrégation définitive del’Empire ottoman dans la région, à une solution de type fédéral pour laMacédoine : la manifestation au grand jour d’un nationalisme aroumain,réclamant un Etat propre, aurait pu entraîner à tout instant des massacres àgrande échelle, l’exode massif, la soumission forcée [7].

Jusqu’à nos jours, la situation des Aroumains dans les nations et les Etatsbalkaniques est unique dans son genre pour deux raisons indissociables. D’unepart, parce que leur conscience ethnolinguistique, non doublée d’une consciencenationale à part, ne constituait pas un obstacle majeur, de leur point de vue,dans l’intégration à la vie sociale, économique, culturelle ou politique de ces

nations. Cette intégration a été plutôt rapide et réussie (surtout en milieu urbain,puisque les villages aroumains se situaient dans les zones économiquementdéfavorisées, de surcroît marginalisées dans la configuration étatiquepostottomane) malgré les obstacles auxquels ils ont dû faire face du fait de leur non-appartenance aux nations majoritaires. D’autre part, l’intégration n’impliquaitguère chez les Aroumains l’abandon de leur langue (même si elle allait entraîner son déclin) et n’interférait pas sur leur conscience ethnolinguistique qui marquaitleur différence par rapport aux autres. Pour eux, a priori, cette conscienceethnolinguistique n’était pas incompatible avec la conscience nationale de lapopulation de l’Etat où ils vivaient. D’ailleurs, bien des Aroumains ont mêmeadhéré au nationalisme ambiant. Ceci ne les a pas empêché de continuer à

parler leur langue et de conserver intacte la conscience de leur particularité, pour eux d’ordre ethnolinguistique essentiellement, malgré le fait que la consciencenationale majoritaire avait comme point de départ et comme référence privilégiéeune conscience ethnolinguistique différente. C’est la raison pour laquelle ils ontintrigué bien des leurs conationaux. En revanche, les Aroumains qui perdaientleur langue, perdaient automatiquement aussi leur conscience ethnolinguistiqueet adoptaient rapidement la conscience nationale majoritaire. Leur assimilationétait d’autant plus aisée qu’ils appartenaient (contrairement aux juifs, par exemple, auxquels ils étaient parfois associés) à la religion majoritaire,orthodoxe, et qu’ils avaient en commun avec la société majoritaire de nombreuseréférences historiques et culturelles. Par conséquent, les Aroumains qui ontperdu définitivement leur langue maternelle sont tout aussi faciles ou difficiles àmobiliser pour une cause nationale que les autres membres de la nation, tandisque pour les Aroumains qui ont conservé la langue, une telle mobilisation nesignifie pas l’abandon de leur conscience ethnolinguistique, donc la perte de leur spécificité. En soi, le particularisme aroumain n’est pas récupérable dans laperspective d’une cause nationale, telle que cette dernière peut être conçue par ses partisans nationalistes. Pour ce qui est du nationalisme, majoritaire commeminoritaire, la position de Ernest Gellner, très pertinente dans le contexte

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balkanique, mérite d’être rappelée. L’anthropologue britannique définit lenationalisme comme «un principe politique qui affirme que l’unité politique etl’unité nationale doivent être congruentes», comme «une théorie de la légitimitépolitique qui exige que les limites ethniques coïncident avec les limitespolitiques» . Considérés en termes de communauté distincte, les Aroumains

constituent à bien des égards une exception dans le Sud-Est européen, régiondominée pendant la période moderne par des tensions et des affrontementsininterrompus entre forces et passions nationalistes tout aussi dérisoires entemps de paix que criminelles en temps de guerre.

Hier plus roumains que les Roumains, aujourd’hui plus grecs que les Grecs?

La perpétuation, dans un contexte de plus en plus défavorable, du particularismearoumain, signifiée par le maintien de la langue aroumaine, dont la disparitionétait présentée déjà au début de ce siècle comme imminente, a constitué unesource permanente de préoccupation pour les promoteurs et les garants de la

conscience nationale dans les pays balkaniques. Perçue comme une uneconception infranationale, cette conscience ethnolinguistique aroumaineapparaissait soit comme un obstacle, soit comme un concurrent potentiel soitcomme une force occulte hostile. La confusion était quelque peu entretenueégalement par le silence des Aroumains, aisément explicable par l’absence danstous ces pays, indépendamment des régimes politiques qui s’y sont succédé(monarchiste ou parlementaire, militaire ou fasciste, communistes stalinien ouautogestionnaire) d’un débat serein, ouvert et contradictoire sur la questionnationale. Jusqu’à récemment, le discours national (officiel et officieux,académique et grégaire) se contentait d’«ignorer» l’existence des Aroumains, laspécificité de leur histoire et de leur langue. Le livre d’Achille Lazarou et

l’audience politique soudaine de la thèse sur la grécité de tous les Aroumainsfont figure de tournant plutôt surprenant, notamment dans un pays comme laGrèce. Afin d’éviter tout malentendu, il nous semble nécessaire de rappeler quel’actuelle tentative grecque d’inclure les Aroumains dans le champ d’une nationet d’un nationalisme distinct a connu un précédent de taille et d’une ampleur encore plus grande à la fin du siècle dernier. Il s’agit de la position de laRoumanie qui, en vertu de la parenté linguistique, revendiquait les Aroumainscomme Roumains. Le résultat fut négatif, puisque cette tentative ne s’est traduiteque par la roumanisation d’une petite partie des Aroumains, qui se sont ensuiteinstallés en Roumanie. Dans la perspective adoptée ici, leur destin ne diffère pasfondamentalement de celui des Aroumains qui sont restés dans leur paysd’origine. Comme ces derniers, ils ont conservé leur langue, en la transmettantquand c’était possible aux générations suivantes. Ils y ont formé une nouvellecommunauté aroumaine, fort respectueuse de la nation majoritaire qui à son tour lui a accordé une place d’honneur en son sein. Certains membres de cettecommunauté se sont même «distingués» dans les manifestations les plusextrémistes des mouvements nationalistes se taillant la réputation d’être «plusroumains que les Roumains». Mais pas tout à fait roumains, aux yeux desRoumains, faudrait-il ajouter pour être précis. En effet, leur attachement pour la

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nouvelle patrie, dont ils furent si longtemps éloignés par les «accidents» del’histoire, n’impliquait pas l’abandon de leur langue, phénomène qui n’est paspassé inaperçu et qui intrigue jusqu’à nos jours. Ils sont bilingues, comme enGrèce, Macédoine ou Albanie, où continuent à se trouver des branches de leursfamilles, et la position de l’aroumain dans leur bilinguisme, comme dans celui de

leurs semblables des Balkans, est de plus en plus précaire… En Grèce, lesAroumains sont en passe d’être décrétés «plus grecs que les Grecs». Cettenouvelle promotion ne saurait nous empêcher de conclure par un constat plusprosaïque : au rythme où ils perdent leur langue, les Aroumains, comme tels,risquent de ne pas survivre à l’an 2000.

Nicolas Trifon

NOTES

[1] Ed. Institut for Balkan Studies, Thessalonique, 1986 (en français).

[2] Cf. Michel Bruneau, «L’hellénisme, paradoxe ethnogéographique de la longuedurée» dans Géographie et cultures, n° 2 (1992). Sur cette question, dans sesrapports avec l’actualité, Georges Prevelakis écrit : «L’interprétation nationaliste[en Grèce] a été basée sur le mythe de la continuité de la race. Or la Grèce afonctionné comme un creuset de populations balkaniques d’origines différentes(albanaise, valaque, bulgare, etc.) assimilées grâce au dynamisme de la culturegrecque. Ce passé refoulé de « non-grécité » se réveille comme une angoissequi prend aujourd’hui la forme d’une hostilité envers les Macédoniens.» (Nationset frontières dans la nouvelle Europe (éd. Eric Philippart), Complexe, 1993, p.238.

[3] Ceci ne les empêcha pas de conserver leur langue et de la cultiver, parfois enmême temps que le grec : le premier manuel conséquent de grammairearoumaine, paru à Vienne en 1813, est rédigé en aroumain, grec et allemand.

[4] Voir à ce sujet Sprachstandardisierung (éd. Georges Lüdi), Ed. universitairesde Friebourg, 1994.

[5] «Pourquoi ne voulez-vous pas comprendre, à l’étranger, que l’aroumain est lemoyen d’expression orale des Aroumains qui, pour la communication écrite,utilisent le grec? Comment écrire dans une langue dont la grammaire et la

syntaxe ne sont pas enseignées sans courir le risque de se couvrir de ridicule etde provoquer la dégradation de l’aroumain?» C’est dans ces termes que le journal Avdela, édité par l’une des associations valaques de Grèce, répondait en1986 à un autre journal, paraissant en aroumain à Friebourg, Zborlu a nostru, quiavait formulé l’objection suivante : «Si votre association déclare défendre lacause aroumaine, pourquoi votre publication n’est-elle pas rédigée enaroumain?» L’auteur de l’article (non signé) cité précise d’emblée : «beaucoupde gens ne sont pas d’accord avec ma réponse». Les arguments qu’il y avance

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ne sont pas moins significatifs de la façon dont bien des responsables de cesassociations se refusent de prendre une position nette sur la question de lasurvie de la langue aroumaine.

[6] Il n’existe pas dans la littérature de spécialité un consensus pour établir, a

priori, la différence entre l’ethnie et la nation. Si nous suivons par exemple Walter Connor (cité par Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens,Gallimard, 1994, p. 31), qui considère que la nation est une ethnie consciented’elle-même, dont les membres sont conscients du caractère unique du groupequ’ils constituent, alors les Aroumains seraient une nation plutôt qu’une ethnie.En même temps, parler de nation de nos jours pour une population qui n’a pasd’Etat (administration, enseignement, médias…) propre n’a pas beaucoup desens.

[7] Le drame actuel des Musulmans de Bosnie (devenus «nationalité» par décretsous Tito en 1968) et la situation précaire de la République de Macédoine

(proclamée par Tito en 1945) mettent en évidence un aspect de la réalitébalkanique auquel les Aroumains ont été aussi confrontés il y a plus d’un siècle.

[8] Nations et nationalisme, Payot, 1989, p. 11-12.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

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Paris, 1995. P. 105-121. – étude parue dans Géographie et culture n° 16