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COMMISSION DE L'UNION AFRICAINE CELHTO CE 'TRE O'ETUOES LI GUSTIQUES ET HISTORIQliES PAR TRADITIO ORALE LES BASAA DU CAMEROUN MO OGRAPHIE HISTORIQUE D'APRES LA TRADITION ORALE

Les Bassa Du Cameroun: MONOGRAPHIE HISTORIQUE D'APRES LA TRADITION ORALE (Jean Marcel eugène WOGNON)

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collection des Publications du CELHTO/Union Africaine sur la tradition orale africaine, les langues et la culture

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COMMISSION DE L'UNION AFRICAINECELHTO

CE 'TRE O'ETUOES LI GUSTIQUES ETHISTORIQliES PAR TRADITIO ORALE

LES BASAA DU CAMEROUNMO OGRAPHIE HISTORIQUE D'APRES LA TRADITION ORALE

© HARMATTAN BURKINA, 2010 Av. Mahamar KADAFI

12 BP 226 Ouagadougou 12 (+226) 50 37 54 36

www.harmattanburkina.com [email protected], harmattanburki na@ fasonet. bf

Dépôt légal BNB N° DL: 10-856

ISBN: 978-2-266-03528-6 EAN: 9782266035286

LES BASAA DU CAMEROUN: MONOGRAPHIE HISTORIQUE

D'APRES LA TRADITION ORALE

CELHTO

Jean-Marcel Eugene WOGNOU

LES BASAA DU CAMEROUN: MONOGRAPHIE HISTORIQUE

D'APRES LA TRADITION ORALE

CELHTO

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AVANT-PROPOS

Le texte ci-après n'est pas écrit à la manière des historiens classiques, surtout ceux d'inspiration extra-africaine, ce qui, sur ce plan, présentera certaines lacunes. Les documents utilisés en Occident ou ailleurs pour écrire l'histoire ne se trouvent pas en Afrique dans leur libellé habituel. La grande source historique africaine reste, et de loin, la tradition orale. Cette tradition n'est pas connue de qui veut la posséder. Les écrits reproduisant la geste de l'homme africain ont été présentés jusqu'ici comme des «griotages », toutefois sans qu'on comprenne que le griot dépenaillé et ambulant rencontré souvent est un savant au sens plein de ce temps. Cette fonction en Afrique est héréditaire, comme l'est aussi la légitimité du pouvoir. Rien ici n'est inventé de toutes pièces. L'homme transmet ce qu'il a reçu de celui qui l'a créé.

Le Basaa appelle cet être Mbot (bot = créer). L'Africain, dans sa logique, dit: Si je vis, c'est qu'il y a eu quelqu'un avant moi, et ce dernier aussi a dû être le produit d'un autre, ainsi de suite jusqu'à l'infini qu'il appelle en Basaa, Hilôlômbi, le Dieu des autres civilisations. Hilôlômbi veut dire « le sommeil ancien» ou « celui qui vit de toute éternité ». C'est celui-ci qui dans son sommeil a transmis à l'homme le pouvoir de le découvrir et de se découvrir grâce à son messager N gambi Si, incarné par une araignée. Ainsi, l'histoire en Afrique est inséparable de cette partie de la philosophie qu'on appelle métaphysique.

Les griots ou poètes africains, avec leurs récits, procèdent par intuition, grâce à l'expérience et à la méditation, afin de comprendre et non d'expliquer. Or nous savons que cette démarche heurte l'esprit scientifique. Mais comme la science ne donne aucune réponse aux questions sur l'existence, l'Africain ne pouvait s'embarrasser dans des constructions abstraites pour raconter à sa descendance ce qu'il est et d'où il vient. En présentant cette histoire des Bassa du Cameroun selon le vœu de l'UNESCO, nous n'avons fait qu'imiter la formule de nos pères qui disent toujours: « Nous venons d'Egypte ». Est-ce vrai ou faux? Nous y joignons la convention (n°l) tirée d'un vieux document du Laboratoire d'Anthropologie Juridique, Familiale de Droit et des Sciences Economiques de Paris Panthéon).

IYoir chapitre II, note 1

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Il se peut que sur le plan strictement scientifique, elle ne vaille rien. Mais sur celui d'apport de matériaux nouveaux et nécessaires afin d'augmenter le nombre des peuples étudiés, elle aura atteint son but. Le lecteur serait peut-être pressé de savoir que le peuple étudié ici est signalé pour la première fois, sous l'empire de Méroé, comme ayant à cette époque constitué un « réservoir» . Serait-il parmi ceux dont parle le professeur R. CORNEVIN2 ? En effet, il écrit: «C'est seulement au sud de la 3ème

cataracte que la vallée du Nil s'élargit. Le bief de Dangola entre la 3ème et la 4ème cataracte est réputé pour sa fertilité et sa navigabilité ~ il avait attiré, depuis une époque inconnue mais qui peut se situer vers le 4ème millénaire, des cultivateurs «nègres» venus du Sud et des «Ethiopiens» venus de l'Est. Ceux-ci y avaient formé le royaume de «Kouch », le royaume « nègre» historique le plus ancien, qui a été à l'origine du royaume NAPATA MEORE et qui a joué un rôle considérable dans la diffusion de la culture égyptienne vers l'Afrique centrale ».

Quand nous savons que le Basaa du Cameroun est cultivateur par essence et qu'il aime habiter au bord de l'eau, nous ne pouvons pas nier qu'il ait fait partie de l'empire kouchite le plus civilisé de l'époque. Comme sur le plan historique, nous connaissons l'époque kouchite et méroïtique et, sur le plan géographique, la région des cataractes, il ne nous reste qu'à imaginer quand et comment, des bords du Nil à ceux de l'Atlantique, le Nègre basaa a dû transhumer. On a imaginé la carte nO 1. A partir de cet itinéraire, on a essayé de le suivre selon, d'une part, cette source et, d'autre part, la tradition orale. Nous trouvant ainsi en face de 4000 ans d'histoire authentique, on avouera que le temps imparti et les matériaux ramassés et à ramasser. ne peuvent faire l'objet d'une simple monographie.

Aussi pensons-nous que l'UNESCO, qui est le seul espoir du monde africain en matière de couverture des recherches, comprendra que, pour répondre au très nombre d'interrogations qu'on verra dans le texte, il faille reconsidérer le champ des recherches afin de l'élargir pour déboucher sur une histoire authentique des Basaa d'Afrique S'agissant de la tradition orale, nous avons souvent employé le passé dans notre rédaction. L'actualité n'a même pas été ébauchée et pour cause. La phonétique employée pour la transcription des mots et noms bassa n'est pas

2 ••. dans Histoire de l'Afrique des origines à nos jours, Paris, Payol, 1966, p. 37

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internationale. Elle a été empruntée aux textes américains, les premiers étrangers qui aient utilisé le Basaa écrit.

Au Directeur du département de la culture de r UNESCO et à tous ceux qui nous ont apporté leur aide dans la réalisation de ce travail, nous exprimons ici notre plus profonde gratitude.

INTRODUCTION

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La présente réflexion s'intitule Les Basaa du Cameroun: monographie d'après la tradition orale. Dans cette introduction, il sera question de la mise en relief des raisons qui ont présidé au choix de ce sujet, de la méthode par laquelle il est examiné et des grands moments qui vont structurer ce propos. Mais qu'il nous soit préalablement permis de dire un mot sur le titre ci-dessus évoqué. La première partie, à savoir « Les Basaa du Cameroun », suppose à juste titre l'existence de ce peuple en dehors du Cameroun. Il constitue en effet une diaspora à l'intérieur du continent africain. Nous les retrouvons notamment en Afrique du sud, au Benin, en Gambie. au Kenya, au Libéria. au Nigéria, en République Centrafricaine, en République Démocratique du Congo et au Sénégal. La précision de cette première partie du titre signifie qu'il ne sera question ici que des Basaa du Cameroun. Elle spécifie donc l'objet de notre étude. La seconde partie quant à elle s'emploie à préciser ou à spécifier la méthode par laquelle cet objet sera examiné. Il s'agit d'une monographie, c'est-à-dire d'une description synoptique des items culturels de l'ethnie basaa, laquelle se fera sur la base de la tradition orale.

Le choix de ce sujet s'explique principalement par un certain nombre de zones d'ombres non élucidées par des études antérieurement menées sur les peuples africains C'est par exemple le cas de la série «Populations» des Mémoires de l'IRCAM3 qui n'a pas épuisé le travail sur les ethnies camerounaises. il nous sied d'apporter notre modeste contribution à l'histoire de l'une d'entre elles, d'après la tradition orale: les Basaa du Cameroun4

. Quelle serait l'origine de ce groupe qui participe au mouvement général de migration des peuples africains depuis des siècles? Comme tout groupe humain, ce dernier a dû s'associer à d'autres groupes dans l'espace et dans le temps. Parmi les poussières d'humanités qu'embrasse le pèlerinage de toute la création, nous pensons, et à juste titre d'ailleurs, que s'il manque des matériaux permettant de situer les Basaa dès l'âge de la pierre, il ne reste pas moins vrai qu'ils ont vécu en tant qu'entité spécifique, tout comme une autre, quelque part sur ce globe, bien avant qu'on mentionne leur existence sous Méroé (1900 avant J .C.).

Parmi les trois grands peuples qui peuplent l'Afrique actuelle: Bantous, Hamites et Soudanais, le groupe basaa fait partie de la masse bantoue, laquelle couvre le sud et le centre camerounais. Si, aujourd'hui, on classe ceux-ci parmi les Bantous, qui sait, dans la nuit préhistorique,

3 IRCAM: Institut des Recherches Camerounaises, Yaoundé 4 Nous précisons «du Cameroun» car]' on verra par la suite qu'il y en ailleurs.

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avec les déplacements successifs et fréquents sur cette terre africaine, si on ne peut déceler à l'intérieur de leur culture, des traits tantôt soudanais, tantôt hamitiques ... C'est ainsi qu'en matière d'histoire, on doit faire une large part à des suppositions et non à une vérité rigoureuse et immuable, en parlant de nos peuples. Les Basaa sont-ils venus de l'extérieur ou bien sont-ils originaires d'Afrique? Sans document authentique, l'on ne peut l'affirmer ou infirmer d'une manière péremptoire et irréfutable. En ce qui concerne ceux dont nous parlons dans cette étude, plusieurs sources les font venir de l'Egypte des Pharaons5

.

Il faudra, à juste raison, admettre que leur traversée de ]' Afrique du nord-est au sud-ouest ne pouvait les dispenser de métissages dOs au contact des peuples et des sites historiques traversés. Au sein de ce métissage qui caractérise le peuplement africain, il faudra retenir l'apport fait par certains groupes. Les Basaa en constituant l'un des plus dynamiques, l'étude de leur évolution devait être entreprise, et c'est le motif qui a poussé l'UNESCO à nous confier cette tâche. Comme tout groupe ethnique, celui­ci n'échappera pas à certains critères d'authenticité, à savoir: a- le premier, l'appartenance à un groupe descendant en principe d'un même ancêtre; pour les Basaa du Cameroun, cet ancêtre s'appelle Ngé6

;

b- le deuxième, la tradition, élément culturel par excellence, viendra corroborer et accentuer cette appartenance au même sang. Tous les Basaa, au moins au Cameroun, quel que soit le lieu où ils habitent, reconnaissent ce même ancêtre Ngé, par conséquent le même sang.

Les autres éléments culturels tels que la famille, le mariage, la propriété, les arts, obéissant à la même conception du monde, sont identiques partout où l'on rencontre ce groupe au Cameroun.

Pour ce qui est de leur réalité ethnique, (Faites vous référence à l'anthropologie somatique?) empruntant les éléments tels que la morphologie de l'organisme humain et la biochimie, on rencontre les Basaa dans le groupe dit mésocéphale, dont l'indice varie de 75 à 79,9 avec les Ewondos, Babouté, Bamoun, Foulbé au Cameroun, mais aussi avec les Kuyu du Kenya et les Ovambo du sud-ouest africain. Sur le plan de la biochimie, où l'élément sang est primordial, les Basaa possèdent le même indice que les Européens, les Bané, les Bamilékés, les Bamoun, les Douala, les Manguissa et les Tikar du Cameroun. Même dans les sous­groupes où le sang 0 est plus important que A, ce dernier plus important

5 Voir carte nO 1. 6 Terme étudié dans le chapitre V, Section Il

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que le B, et le B plus important que le AB, on les rencontre avec les Ife au Nigeria, les Pygmées de l' Ituri au Congo, les Yebekolo et Douala au Cameroun, les Sara du Tchad, les Haoussa du Nigeria et les Songhaï du Soudan (Benin, Burkina Faso, Niger, Mali).?

En dehors de la biochimie, parlant de la communauté culturelle en tant qu'élément culturel (culture supposant une conception du monde relativement semblable chez tous), leur langue, leurs manifestations de la vie politique, sociale, religieuse, folklorique, demeurent les mêmes chez tous avec quelques nuances dues à l'interaction avec d'autres communautés. Parler de leur histoire serait parler tout court de la civilisation commune à ces 500000 locuteurs actuellement éparpillés au sein de la République fédérale du Cameroun.

La bibliographie indiquée à la fin n'ayant pas traité le sujet sous cet angle, l'angle évolutif ou dynamique, donc historique, l'on a fait appel à nos propres recherches sur le terrain, en explicitant les sources et les réflexions sur les méthodes employées, suivant l'ethnologie et l'anthropologie. La démarche employée ici emprunte à la fois à l'histoire à l'anthropologie culturelle. Aussi, ce travail est-il balloté entre la recherche documentaire privilégiant les sources écrites et la recherche de terrain, essentiellement basée sur les sources orales. Les données collectées par cette double procédure sont soumises à la critique et à la comparaison avant d'être synthétisé. Voici en extension comment s'articule notre méthode.

7 Mveng, Histoire du Cameroun, Engelberg, p. 215-216

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Dans les pays à écriture reconnue et diffusée de longue date, l'on peut parler d'histoire dans le sens occidental du terme, parce qu'on se base sur l'étude des documents tels que les imprimés, écrits, manuscrits, parchemins, papyrus, inscriptions, etc. Mais en Afrique Noire, où l"oralité prédomine, pour s'aventurer dans le passé d'un peuple, il faut une longue recherche et un traitement rigoureux des traditions recueillies, sous forme de poèmes, de généalogies, de mythes, etc.

Des objets anciens, ainsi que l'apport des sciences telles que rethnologie,8 l'anthropologie, l'archéologie, seront d'une valeur appréciable, car la traduction des mythes et légendes en actes vécus et non conçus relève d'une science encore à ses débuts et que nous pouvons désigner sous le nom d'ancestrologie, car celle-ci n'est basée que sur r étude de la religion ancestrale, étude qui n'est pas à la portée de tout un chacun.

Les spécialistes de cette science encore ésotérique sont des membres de certaines académies fermées, connues en Occident sous le nom de « Sociétés secrètes », tenne qui ne rejoint pas la réalité vécue. Ces cercles ne sont secrets que pour un observateur pressé ou imbu d'une certaine vérité de la seule «vraie» civilisation. Lorsqu'on prend la peine d'y pénétrer le secret comme l'auteur de ces lignes, l'on remarque qu'un généalogiste des grandes familles ou un poète épique ne sont pas des gens qui vivent retirés. Ils sont dans la société et s'occupent d'activités autres que la science qu'ils détiennent de par une étude approfondie. Cette science qu'ils possèdent provient d'études faites dans des couvents initiatiques auprès de grands maîtres, les Grands initiés bavi-mam. L'assiduité, le temps et les aptitudes sont des critères nécessaires à l'acquisition des lauriers. Ainsi, pour des sociétés sans écriture à caractères d'imprimerie, un généalogiste, un poète épique, sont des livres fermés et parfaitement «écrits», dont il importe de posséder la clé.

Dès lors, il devier.t évident que le travail qui va être présenté, au lieu de compiler les suppositions et les prénotions. privilégiera plutôt l'apport de cette catégorie des documents dont il importait d'utiliser et de solliciter le concours au moins dans la période d'avant les colonisations.

8 Voir Mme Dugast, Peuplement du Sud-Cameroun, citée par R.P. Mvcng p. 242 cité, où cet autcur parle au conditionnel. Nous y reviendrons.

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1. LA PERIODE A V ANT LE CONTACT EUROPEEN

Cette période que ces gens désignent par les termes Mbog kôba ni kwan et qui traduisent la réalité connue sous les noms de légendes et mythes, on ne peut mieux la saisir que par l'étude des objets anciens témoignant d'une civilisation passée à travers la science archéologique dont les recherches n'ont pas encore été organisées d'une manière digne d'intéresser J'histoire c1assique. Le Basaa n'ayant pas toujours habité son territoire actueL même les objets qu'on y trouverait ne témoigneront pas de sa civilisation, surtout au-delà du 9èmesiècle, c'est-à-dire avant son installation à Ngok Lituba, grotte autour de laquelle la légende voudrait que les Basaa au Cameroun fussent sortis ou originaires.

Quant à la période du 19ème au 15ème siècle, date de la découverte des côtes camerounaises par le Portugais Femao Do Po, l'on peut parler cette fois des documents imprimés ou écrits intéressant non seulement les Basaa seuls, mais aussi presque tout ce qui, à l'époque, s'appelait Cameroun, c'est-à-dire le vieux Batscha ou Biafra. La tradition orale ici fera spécialement appel aux langues locales et européennes, aux archives des différents pays ayant eu des contacts avec le Cameroun. Leur véritable apport va du 15ème au 20ème siècle. Certains auteurs qui nous ont précédé ne parlent de l'histoire qu'à partir de cette époque.

Reprenant ce qui précède, nous poserons, comme limites temporelles dans l'appréhension de l'histoire dynamique des Basaa, ce découpage provisoire selon la terminologie des poètes et généalogistes de ce groupe:

1- Kwan : temps mythique de l'origine jusqu'au 19è siècle avant J.C. (empire méroétique) ;

2- Kôba: temps légendaire ou cosmologique de 1900 J.C. au 15è siècle après J.C. ;

3- Len : temps historique. allant du Xyè siècle à nos jours. C'est donc dans ces limites temporelles que nous interrogerons des

langues locales telles que le Duala et le Basaa ou Mea, des docmnents arabes (Ibn khaldoun par exemple), des langues européennes (portugais, hollandais, anglais, allemand et français), les archives de ces puissances, celles des missions chrétiennes et des maisons de commerce, mais aussi celles de personnes privées, des sous-préfectures, préfectures et bibliothèques nationales. Grâce à cette abondante matière, on sera fondé à suivre le cheminement qui nous a conduit à écrire cette monographie histoirique des Basaa dans toute sa vitalité.

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Encore une fois, la réalité culturelle basaa, comme foyer transmetteur de la connaissance, suivant celle du passé ne peut être mieux saisie qu'à travers ces temps grâce aux mythes, aux généalogies, aux devises, à la poésie historique et épique, aux précédents juridiques propres à ce passé. S'agissant du temps qu'on peut appeler moderne, les types sociaux de la tradition privilégiés seront les souvenirs personnels, grâce à notre âge, et à nos contacts multiples, tant sur le, plan privé que public9

. Les structures sociales en voie de disparition sur lesquelles ont été menées les enquêtes qui ont conduit à la rédaction de cette monographie restent pour nous, et de loin, la seule et vraie source orale de l'histoire de cette Afrique des peuples qu'on a prétendument présentée comme un continent sans histoire parce que sans écriture.

Bien sûr, l'historien africain de ]' Afrique ne pourra parler valablement de son continent, de son ethnie que s'il remplit certaines conditions, à savoir : a- avoir vécu dans le pays, au sein de sa population comme un poisson dans l'eau, b- posséder la langue de l'ethnie dont il étudie l' histoire, c- être en même temps ethnographe, ce qui suppose la connaissance de la géographie, du droit, de la religion du milieu, car pour parler de 1 'histoire selon la signification occidentale du terme, il lui faut d'abord partir du mythe en passant par les légendes pour déboucher sur le vécu ambiant, c'est-à-dire la réalité. L'explication des mythes et légendes en langue claire, profane, lui permettra de les recouper avec les grands courants de l 'humanité et le situera dans son contexte. Il s'agira alors de voir quels critères privilégier pour étayer sa méthode. Pour le travail qui suit, on en a retenu trois: le témoignage, la comparaison et la synthèse.

9 L'auteur, né en 1927, a été professeur, ministre de l'Information, et membre de plusieurs associations culturelles et scientifiques.

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II. LES CRITERES RETENUS

Ils sont au nombre de trois. à savoir: le témoignage, la comparaison et la synthèse.

II.1 LE TEMOIGNAGE

Ce témoignage nous a été donné par des vieillards de 70 à 90 ans qui ont vu leurs pères ou les vieux de leur temps, retenu les récits tel qu'ils leur ont été transmis. Ces vieillards ont été consultés dans trois départements où les Basaa sont majoritaires au Cameroun: Sanaga Maritime (quatre-vingts clans à Babimbi et huit à Edéa) ; Nyong et kellé (vingt clans à Eséka) ; Wouri (quinze clans) ; kribi (huit clans) ; Yabassi­Nkam (trente clans). Toutes les personnes consultées sont des chanteurs ou poètes épiques qui s'accompagnent de leur instrument, hiluii. une sorte de cythare à trois cordes. Les exploits rapportés dans leurs propos traitent des sites et moments historiques de tout le peuple. Certains individus se sont tellement illustrés qu'en écoutant les récits, l'on revoit tout le territoire où se sont déroulées toutes les guerres de conquête et celles de défense du terrain conquis.

Ainsi, le récit des expéditions de Mode Sop ou de Bilong bi Nlep pourchassant les Fang vers les forêts gabonaises ou guinéennes, et r épopée des fils de Liton li Ngôm, la plus grande geste basaa, donnent chronologiquement toute l'histoire des Basaa du Cameroun deEuis la grotte de Ngok Lituba jusqu'à la rencontre avec les Européen au 15 me siècle (en 1472 précisément).

II.2 LA COMPARAISON

II ne fallait pas seulement recueillir cette tradition, mais il faUai4 aussi, une fois celle-ci enregistrée. vérifier certains lieux cités dans les récits; aussi, dans la mesure où cela s'avérait possible, nous r avions confrontée avec les documents écrits à partir des premiers contacts avec l'extérieur. Ce qui n'a pas été conforme à la réalité observée a été systématiquement élagué pour ne laisser place qu'à ce qui nous paraissait digne d'être retenu pour les générations futures: certains faits et noms de personnages. Après quoi venait la synthèse.

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II.3 LA SYNTHESE

En quoi consiste-t-elle dans ce travail? Elle se vérifie essentiellement sur le fonctionnement des institutions: famille, mariage, autorité, organisations sociale et religieuse. Car ces institutions, bien que soumises à des influences étrangères, conservent la particularité d'être peu identiques à celles des ethnies avoisinantes, ce qui fait que nos recherches ethnographiques antérieures 10 ont été largement exploitées, et comme notre histoire ne peut se concevoir sans l'apport de cette science, nous n'en avons fait qu'une utilisation appropriée. Contrairement à ce que pontifie Hubert Deschampsll: «Il est rare que dans les anarchies, on puisse remonter à plus de 200 ans sans tomber dans le mythe », la partie de l'existence des Basaa du Cameroun racontée ici est celle qui se situerait vers les XIIe - XIIIe siècles au sud Cameroun, autour de la grotte signalée plus haut - or cet espace dépasse bien 200 ans.

Lorsqu'on constate que dans cette ethnie, les généalogistes remontent jusqu'au 30e ascendant sans se tromper, on s'étonne de voir qu'un homme de sciences de la trempe du Gouverneur Deschamps puisse avancer un tel jugement de condamnation pour nier aux Africains d'avoir un passé.

Prenant trente années qui servent, en Occident de mesure de compte pour une génération, nous voyons que 30 générations x 30 années = 900 ans. Si nous soustrayons 900 de 1971, nous trouvons 1071 du calendrier romain. Inutile de préciser que nous sommes en plein Moyen Age. Au vrai, ne sommes-nous pas loin de l'idée de société anarchique? Surtout si nous faisons appel à d'autres sciences, celles-là non rigoureusement historiques à l'occidentale mais historiques quand même pour nos religions, à savoir la géographie humaine qui rend compte des rapport\) de l'homme avec le sol et ses ressources, son implantation, son adaptation au milieu, sa concentration ou son expansion, ses rapports avec son expansion, ses rapports avec l'extérieur. Ces contacts sont très propices à l'ethnographie signalée plus haut, à la linguistique et à l'anthropologie physique que ce travail a pris soin d'utiliser pour mieux faire sentir la réalité de l'histoire des Basaa.

Grâce à ces multiples éclairages, nous pouvons dire que le texte qui suit, au lieu d'être une simple monographie faisant l'objet d'une

10 Voir notre « Essai sur l'organisation et la religion des Bassa », Mémoire Diplôme Ecole Pratique Hautes Etudes Sociales, Paris 1971 Il Hubert Deschamps, l'Afrique Noire précoloniale, Paris, P U F P 19

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description spéciale, constitue pour l'auteur l'histoire authentique de ce peuple, sinon la plus complète, du moins celle à partir de laquelle l'insertion dans le concert évolutif des peuples du monde entier peut et doit servir de modèle au moins depuis 1900 avant J.C, sous les pharaons de Méroé.

La démarche ci-dessus décrite nous a permis d'aboutir aux résultats suivants présentés en huit chapitres ainsi qu'il suit: le chapitre l, intitulé «Le milieu: approche méthodologique du concept "ethnie" », comprend deux grandes orientations. La première consiste à présenter les éléments structurants du milieu physique tels que la géographie, le climat, etc., et ceux du milieu humain avec un accent particulièrement mis sur l'anthropologie physique des Basaa, quelques éléments de la culture matérielle, etc .. Le chapitre IL « La dynamique de l'oralité », entièrement consacré à la diachronie, insiste sur les différents cycles de l'histoire des Basaa. Le chapitre III, titré l'organisation socio-politique présente la composante humaine de l'ethnie basaa sous le double aspect de l'horizontalité et de la verticalité. Il est en effet question ici de l'organisation sociale et de la stratification sociale. Le chapitre IV portant sur «La vie familiale» prolonge la réflexion engagée au chapitre précédent avec une insistance particulière sur la constitution, les alliances matrimoniales et le vécu familial. Les Chapitres V et VI décrivent le rapport des Basaa du Cameroun au sacré, de manière diachronique et synchronique. Enfin les chapitres VII et VIII, intitulés «La vie intellectuelle et artistique 1» et « La vie intellectuelle et artistique 2 : les modes d'expression littéraires» font un inventaire des différentes formes d'art élaboré par les Basaa et leurs modalités d'expression.

CHAPITRE 1

LE MILIEU: APPROCHE METHODOLOGIQUE DU CONCEPT

«ETHNIE »

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Carte de localisation des Basaa du Cameroun dans la diaspora africaine

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26

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Carte de localisation des Basaa à l'intérieur du Cameroun

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Le projet de ce chapitre est double: d'abord, présenter les éléments structurants du milieu physique et ensuite ceux du milieu humain.

I. LE PA YS ET SES CONTOURS GEOGRAPHIQUES

L'on sait que le découpage politique moderne de l'Afrique noire ne correspond qu'à un aspect de la réalité socioculturelle de cette importante partie du monde. Une autre part de cette réalité, qui est souvent la plus profonde, correspond à une juxtaposition d'ensembles socioculturels qui constituent souvent les cadres les plus essentiels de la vie des populations locales, lesquelles se répartissent entre ses ensembles.

Une première ébauche de découpage socioculturel de l'Afrique noire a été tentée par quelques auteurs, avant le découpage politique moderne. Ces travaux constituent encore les seuls éléments de référence dont nous puissions disposer. Or ils présentent des lacunes considérables sur le plan scientifique. En réalité, ils se fondent parfois sur une information superficielle et inégale tenant à l'état de connaissance de l'Afrique noire au moment de leur conception. Ils aboutissent ainsi à des délimitations discutables selon les documents que nous possédons aujourd'hui. En second lieu, le découpage réalisé repose sur des critères qui ne correspondent pas toujours à ceux qui tiennent le plus de place dans la vie des populations locales ou qui en offrent l'aspect le plus significatif. Une référence à d'autres critères, dont les événements plus récents de l'histoire contemporaine de l'Afrique noire ont montré l'importance, s'impose aujourd'hui. Par ailleurs, de nombreuses transformations ont affecté les cadres socioculturels traditionnels africains. Des formes nouvelles de regroupements sont apparues. Des échanges, des conversions, des emprunts ont modifié considérablement la réalité locale. Il importe donc de réaliser une approche différente de celles-ci. L'intérêt d'une telle recherche est multiple: d'une part, elle doit permettre de mieux connaître un continent qui demeure sous de vastes aspects une terre incognito, même pour un public informé. D'autre part, elle doit permettre de faire le bilan des lacunes de nos connaissances, notamment en certains domaines décisifs, et constituer par là même un instrument pour la pensée scientifique. Par ailleurs, elle doit aider et susciter des questions concernant les processus à l'œuvre dans ce devenir, questions relevant d'une science plus générale des faits collectifs.

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Cette recherche doit tenir compte de la très grande variété de formes de regroupements socioculturels qui apparaît à l'observation et à r analyse des faits africains, variété que cerne mal le seul critère de « l'ethnie ». Il existe en effet, d'une part. des ensembles socioculturels «traditionnels », fondés sur une histoire plus ou moins profonde et, d'autre part, des ensembles de formation récente, étant entendu que les données « traditionnelles» ont subi des modifications très profondes au cours de ces dernières décennies. En ce qui concerne les ensembles socioculturels « traditionnels », certains sont fondés sur l'existence de communautés « ethniques» correspondant à des peuples ayant une histoire et une personnalité bien affirmées .. Mais il en est d'autres qui reposent sur l'adhésion des populations importantes à certains cultes, sur l'usage d'une même langue, sur des affinités entre groupes, sur le fait de se référer à des modèles de représentation ou de conduite communes. Certains groupes ne sont unis que par le fait des événements historiques récents, qui les ont contraints à coexister et à mettre en commun leurs patrimoines culturels respectifs, sous la forme de constructions syncrétiques très variables. D'autres se sont constitués par la scission d'ensembles originels fondés, par exemple, sur des principes de dominance et d'allégeance. Ces divers fondements doivent être pris en considération.

En ce qui concerne les ensembles socioculturels de formation contemporaine, ils reposent également sur des facteurs très variables: certains se sont constitués par réaction à des situations modernes d'ordre économique, politique, culturel, etc., ou par l'effet de celles-ci. L'implantation des villes modernes et de zones d'attraction économique nouvelles, la scolarisation, l'expansion des religions « importées », la conjoncture politique propre à certains pays modernes, ont entraîné la fonction d'ensembles nouveaux se fondant parfois sur une tradition ethnique ou sur une histoire, mais s'en dégageant fortement. Les migrations modernes, le phénomène de la diaspora ethnique, les modifications apportées à la vie technique ou économique de certaines populations devaient avoir les mêmes effets. D'autres regroupements résultent de l'influence exercée par certains personnages ou certaines formations. D'autres enfin, se ressentent des divisions introduites dans la réalité africaine par l'implantation des empires européens, division dont les aspects sont multiples (découpages géographiques, politiques, économiques, linguistiques, etc.).

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Or, l'influence de ces diverses formes de regroupement sur la vie et la pensée des populations locales est généralement laissée aux appréciations d'observateurs qui n'utilisent pas toujours une méthode d'approche véritablement scientifique.

La connaissance des faits dont il est question doit permettre de mieux cerner ou d'éclairer la dynamique politique contemporaine de l'Afrique noire. Une frontière ou une barrière peut diviser une même population. Un Etat peut être ébranlé par des conflits ethniques touchant à des problèmes mal connus. L'existence de grands ensembles socioculturels peut favoriser les regroupements des nationalités ou des régions. Des faits de ce genre nous paraissent solliciter l'esprit de recherche. Notre projet est de réaliser des cartes de l'Afrique noire tenant compte de ces réalités. Cet objectif implique que soit menée une recherche portant sur plusieurs domaines:

- Analyse conceptuelle Il apparaît qu'un certain nombre de concepts utilisés pour la

description des faits ou leur évolution ne con'espondent pas à la réalité. Un examen critique de ces concepts nous paraît indispensable. Il en est ainsi notamment des concepts d'ethnie, de peuple, de tribu, de mouvement religieux, de nation.

- Etude des processus Les processus sous-tendent la formation, la désagrégation, le

maintien de ces ensembles ainsi que les changements qui les affectent. L'analyse des problèmes posés par l'existence de ces ensembles, leur évolution et leur confrontation. Il s'agit ici de réaliser une approche de la dynamique socioculturelle africaine.

- Recherche méthodologique Concernant l'approche de ces faits, une telle recherche est rendue

nécessaire par l'orientation à la fois globale et dynamique de la perspective proposée, et par le fait qu'elle se dégage du cas de la monographie ethnique classique. La réalité socioculturelle basaa est presque continentale: on trouve les uns et les autres éparpiIlés en grands essaims de populations dans les divers territoires ci-dessous nommés:

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CAMEROUN NIGERIA Basaa Bassa

Bas a la Dune Bassa Ngé Bassa 0 komo

R.C.A Basaa Bassaka

CONGO KINSHASA Basaa Bassa la Mpasu

Nos enquêtes qui ont été menées au Cameroun portent sur trois axes: horizontal, vertical et oblique. Le premier conduit à la compréhension de toute population africaine par rapport à une société segmentaire ou étatique englobante, ce qui permet de mesurer la sensibilité au nationalisme territorial dans un espace donné. Le second met en scène l'inscription de chaque population au sein d'un arbre généalogique et pose le problème de sa migration à travers le temps et l'espace. Cet axe débouche sur l'étude des nationalités (exemple du phénomène peul). Le dernier axe, l'axe oblique, concerne l'étude des institutions politiques, sociales, économiques, culturelles, etc ..

II. LE CADRE PHYSIQUE

Les Basaa du Cameroun, en tant que réalité sociale, possèdent-ils une culture originale dont l'étude peut conduire à dégager une civilisation parmi le grand nombre de courants qu'a connu l'Afrique?

L 'histoire coloniale, avant Fernando Poo, ne mentionne pas le nom « Cameroun ». dans ses récits. Si Hannon parle du Char des Dieux, « Mundongo ma Loba» pour désigner la montagne surplombant le fleuve qui a hérité de l'appellation portugaise du pays. Nulle part ailleurs nous ne trouvons trace aucune description des mœurs et coutumes des habitants. allant des bords du Wouri jusqu'au Tchad. Cependant tout cet espace a toujours été occupé par des hommes groupés au sein des tribus plus ou moins solidaires. Certaines des celles-ci sur le plan territorial formaient avant la lettre des véritables «entités nationales» : l'étude minutieuse de ce qu'elles ont dû réaliser avant la colonisation conduite seule à partir de leur civilisation, fruit d'une fracture culturelle dont la richesse surprend de nos jours. De ses multiples tribus nous privilégions ici les Basaa ou Bon ba Ngog Lituba (enfants de la pierre à trou) mais avant de les présenter dans le détail, parlons tout d'abord du lieu où ils se trouvent insérés parmi d'autres ethnies. Il s'agit du Cameroun, le cadre nature de leur habitat aujourd'hui.

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A la charnière entre l'Afrique tropicale et l' Afrique é~uatoriale entre ]' Afrique occidentale et ]' Afrique centrale, les 476 000 km de superficie de la République Fédérale du Cameroun recouvrent une grande diversité physique ~ deux Etats composent cette fédération. Le Cameroun oriental, Etat comprenant les Basaa en majorité, étend au fond du Golfe de Guinée ses 432000 km2 entre les parallèles 2° et ] 3° de latitude Nord et les méridiens go et 16° de longitude Est. Il affecte la forme générale d'un vaste triangle rectangle. Si la longueur de la façade maritime ne dépasse pas 200 km, la distance, elle, atteint 1300 km entre les frontières Sud et Nord et 700 km entre les frontières Est et Ouest. Le Cameroun occidental, deuxième Etat, et d'une superficie d'environ 43.500 km2

, présente une forme générale assez régulière, orientée sud-ouest nord-est, a une longueur de 400 km et une largeur moyenne de 100 km ne dépassant nulle part 160 km.

II.1 LA GEOGRAPHIE

La géographie est constituée essentiellement d'une plateforme cristalline de schistes et de granites, r~eunie par des dislocations récentes et qui couvre les 4/5e du pays sur sa bordure septentrionale ainsi que dans la région frontalière entre les deux Etats fédérés: Les manifestations volcaniques l'ont profondément remaniée tandis qu'à l'ouest et au nord, s'étendent des formations sédimentaires et alluviales. La diversité du relief, comme]' originalité des régions, la diversité du relief s'explique par cette variété géologique. Il se caractérise par un vaste plateau central de 60 à 700 m d'altitude s'abaissant vers l'est et tombant brusquement vers l'ouest sur une plaine côtière par un rebord que les cours d'eau franchissent malaisément. C'est le site actuel des Basaa.

Si, en général, les sols sont pauvres au Cameroun, ils deviennent particulièrement riches par endroits au Cameroun Oriental, et spécialement dans les régions du littoraL du centre et du sud, où sont localisés les Basaa: - sols riches: 15% de superficie totale. - sols assez médiocres de dégradation continue: 50%. - sols incultes et pauvres (latéritiques) : 35%.

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Le relief divise le Cameroun en deux réseaux hydrographiques. a- Le réseau du sud comprend: - la Haute val1ée de la Cross. rivière qui se jette dans la mer au Nigeria; - le Bassin du Munïo (4000 km2

) forme à Douala avec le wou ri (250 km de long et Il.500 km de bassin versant) et la Diabamba (12 km2

) un vaste estuaire. - le Bassin de l'Atlantique. possède de nombreux fleuves dont les plus puissants sont la Sanaga, ou lorn rnpupi en basaa, le plus grand fleuve du Cameroun (920 km et 140 000 km2 de bassin versant), le Nyong ou Lorn Nhindi (860 km 29.000 km2

) ; le Ntem (360 km 31.000 km2) navigables

sur certains tronçons. trois bassins complètent cette gamme: le bassin du Congo. le bassin du Niger et le bassin du Tchad. dont nous ne parlerons pas ici.

II.2 LE CLIMAT

Il varie avec la latitude et le relief. On y trouve deux reglmes différents de part et d'autre de l'équateur thermique (l'altitude 5° Y2 nord) : au nord le climat tropical avec deux saisons par ans; au sud le climat équatorial avec quatre saisons caractérisées par des variations importantes de température et d'humidité moyenne. Le pays Basaa jouit d'un climat équatorial. Les formations végétales se répartissent à grands traits en deux zones. Au sud de l'équateur thermique. la zone forestière couvre 6,5% du Cameroun oriental. Cette forêt dense équatoriale, qui couvre tout le territoire des Basaa va jusqu'aux pieds de l'Adamaoua. Les palétuviers envahissent deux secteurs côtiers, à l'ouest du mont Cameroun et entre les embouchures du Wouri et du Nyong. C'est la région de la forêt où pousse le raphia très employé par les Basaa pour la construction de leurs cases, pour rhabillement. jadis, et pour la cuei11ette du vin de raphia.

III. LE CADRE HUMAIN

Comme pour la géographie, sur le plan humain, la République Fédérale du Cameroun offre une gamme de plusieurs Afrique: les principales. sur le plan de la densité, étant l'Afrique soudanaise au Nord, et l'Afrique bantoue au Sud. Les Basaa font partie de l'Afrique bantoue avec les Béti, Basoo. Bamiléké, Tikar (semi bantous), Douala, Baya, etc.

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111.1 L'ETHNIE ET LA RELIGION

La diversité camerounaise relevée sur d'autres points se retrouve, ici, à la fois sur les plans ethnique, linguistique et religieux.

Nous privilégierons la famille bantoue qui comprend: au Sud de la Sanaga Basaa et Bakoko, plus de 400 000 habitants; Duala et apparentés: 35 000, Maka et Djem, proches parents de ceux-ci: 70 000 h, les Fang et Boulou: 180 000 h ; les Etons et Ewondos : 280 000 h ; la famille semi bantoue: Bamiléké (700 000 environ dont plus de 200 000 se trouvent hors de leur habitat naturel).

Les Bamoun: Les Kaka:

1 la 000 habitants 45 000 habi tants

Pour mention, la famille soudanaise ( ou du Nord) comprend:

Les Peuls ou Foulbés: Les Kirdis :

350 000 habitants plus d'un million.

Selon des statistiques non officielles portant sur 3,7 millions d'habitants au Cameroun orientaL on dénombre 1 600 000 animistes, 800 000 catholiques, 600 000 protestants et 700 000 musulmans. Les Basaa partagent les trois premières croyances.

111.2 LA DEMOGRAPHIE

Bien qu'on ait réalisé une série d'enquêtes démographiques, on ne peut en donner, ici, tous les résultats.

Au 31 décembre 1964, la population totale de la République Fédérale du Cameroun était estimée à 5 080 000 habitants dont 4 070 000 pour le Cameroun oriental et 1 080 000 pour le Cameroun occidental.

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La répartition par âge était la suivante:

Moins de 5 ans Sexe masculin Sexe féminin Ensemble 392 7,6% 396 7.7% 788 15,3%

5 à 14 ans 566 11,0 % 520 10.1 % 1086 21,1% 15 à 39 ans 876 17,0 % 1117 21,7 % 1993 38.7 % 40 à 59 ans 487 9,4 % 494 9.6% 979 19,0% 60 ans et plus 160 3,1 % 144 2,8 % 304 5,9%

La densité moyenne est de 9,7 h au km2 dans le Cameroun oriental; elle dépasse même 100 et 150 chez les Bamoun et les Bamiléké.

Les principaux centres urbains du pays Basaa sont:

Edéa 20.000 h Eséka 10.000 h Makak 6.000 h Ngambe 5.000 h Douala plus de 100.000 h Yabassi 5.000 h

Plus de 100 000 Basaa à Douala où ils occupent la deuxième place après les Bamiléké. Cette population urbaine des Basaa comme celle de tout le Cameroun Oriental représente 17% un peu plus du taux de la fédération soit 16%, comme l'on voit, 83% des Basaa sont ruraux.

Sauf au cours de leur installation qui remonte avant la colonisation, et dernièrement pendant les troubles dus à l'indépendance du pays, les Basaa se déplacent très peu. Ils sont trop attachés à leurs villages où ils veulent mourir et être enterrés auprès de leurs ancêtres.

111.3 LA SANTE

Dans l'ensemble, l'état sanitaire des Basaa est assez bon, leur région n'ayant jamais connu la maladie du sommeil comme d'autres .Cependant, on y trouve deux léproseries, et quelques centres médicaux aux chefs-lieux des villes citées.

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111.4 L'ENSEIGNEMENT

La population scolaire, chez les Basaa, est de 864.000 âmes, et le taux de scolarisation y atteint parfois 100 % dans l'enseignement primaire.

De nombreux intellectuels diplômés des universités étrangères et camerounaises sont d'origine Basaa, qui dans la fonction publique et le secteur privé, occupent des postes de haut rang.

En matière d'emplois, Edéa étant après Douala, la ville la plus industrialisée du Cameroun, grâce au complexe Alucam EEC, on y rencontre un grand nombre de Basaa dans les trois secteurs de l'économie (primaire, secondaire et tertiaire). Toutefois, il est difficile de préciser leur pourcentage, les statistiques n'étant pas prêtes dans ces secteurs.

111.5 LE GOUVERNEMENT ET L'ADMINISTRATION

La République Fédérale du Cameroun est formée de 2 Etats, l'un oriental et l'autre occidental. Les deux Etats sont divisés en régions administratives et en départements. Il y a 6 régions et 39 départements. Les Basaa proprement dits se trouvent dans deux régions: le Littoral et le Centre-Sud.

Les départements de la Sanaga-Maritime (chef-lieu Edéa), du Nkam (chef-lieu Yabassi) et du Wouri (chef-lieu Doula) se trouvent dans la région du Littoral. Les départements du Nyong et Kellé (chef-lieu Eséka), et de Kribi (chef-lieu Kribi) font partie du Centre-Sud.

Les langues officielles parlées sont le français et l'anglais. Les Basaa sont francophones. Ils ont 2 députés fédéraux et 8 représentants à l'assemblée législative du Cameroun orientaL deux communes de plein exercice, Edéa et Eséka, ainsi que des communes rurales dans les arrondissements de chaque département.

Leur propre langue, le Basaa ou Me' a, est une langue à classes. Pour mieux l'appréhender, il faut considérer 4 périodes de son évolution: - le Basaa parlé avant 1472, - le Basaa parlé entre 1472 et 1919, -le Basaa parlé entre 1919 et 1945, - le Basaa parlé aujourd'hui.

Comme toute langue confrontée à d'autres cultures, le Basaa a subi certains emprunts, surtout d'origine occidentale. Selon Bôt ba Njok, les

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200 nominaux empruntés à diverses langues donnent 65 % à l'anglais, 10% à l'allemand, 7% au français. L Ïnfluence de l'anglais provient du commerce et de la vie religieuse des Basaa trop influencée par les missionnaires américains. Les autres emprunts, à l'espagnol, au peul, à r arabe, aux groupes fan, yakalak et surtout duala, représentant 18%. De tous ces emprunts, il faut s'arrêter sur la langue de yabalak ou mpoo, langue liturgique et secrète des initiés supérieurs. Tout prêtre de la religion traditionnelle des Basaa devait parler couramment le mpoo, comme tout prêtre catholique doit posséder le latin. Le bilinguisme primordial est parti de là et n'était observé que chez les intellectuels, c'est-à-dire les initiés aux choses secrètes. Al' occasion de la vie rel igieuse, nous relèverons certains termes dûs à cette langue sacrée. Les emprunts aux langues étrangères occidentales sont relatifs à la religion, à la vie économique et à la vie culturelle. Prenons quelques exemples: · Misioii vient de r anglais «mission », institution religieuse, station missionnaire ~ religion chrétienne ~

· Mitin vient de l'anglais «meeting », réunion. Chez les Basaa: sermon, office religieux, culte ~

Pastô vient de « pastor », pasteur protestant ~

Pada vient de « father », prêtre catholique; Bisop vient de « bishop », évêque.

Sur le plan économique, on rencontre les termes: Moni de anglais « money » monnaie métallique ou billets de banque: Dola de l'américain « dollar », billet de cinq francs camerounais.

Au niveau culturel, nous avons: · Maléd de l'allemand « mein Lehrer », maître d'école, professeur; · Sukulu, de l'anglais « school », école; · Bengi de l'anglais « bank » ou français banc.

Le français a donné entre autres: · Leta : litre : · Méta: mètre : · Galon: gallon: · Flang : franc.

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111.6 L' ANTHROPLOGIE SOMATIQUE

Comme la langue, les traits physiques des Basaa ne présentent plus un type qu'on peut qualifier vraiment de Basaa. Cependant, certains traits distinguent le Basaa de ses autres cohabitants. La taille n'est pas uniforme: Elle varie de la stature d'un pygmée du cyclope de 2 m et celle appelé saglô mut. La peau, pas toujours noire, varie du rouge au brun clair; à se méprendre, on dirait des métis de Blancs et de Noires, mais un métissage où l'élément Noir domine. Les autres traits sont fins: petite bouche, nez parfois droit, torse trapu et bras longs, gros mollets. Le canon de la beauté physique réside dans l'élément féminin, puisque, par trois fois, Miss Cameroun, prototype de la beauté féminine camerounaise, est sortie de groupe ethnique. Les tatouages étoilés au front des hommes préfiguraient la carte d'identité de nos jours, puisque grâce, à ceux-ci, on pouvait non seulement déterminer le groupe ethnique de l'étranger, mais aussi le clan d'où il sortait. Cela s'appelait le bakun. Les femmes se faisaient scarifier le bas-ventre et le dos, en rangs savamment agencés, ressemblant étrangement au métier Jacquard. C'étaient les dikep. Sur l'avant- bras des élégants, on procédait à des opérations esthétiques connues sous le nom de bituya qui par leur dessin harmonieux, donnaient à cette partie du corps une touche d'une beauté certaine. Sur les joues et les encoignures des lèvres des femmes, on pratiquait aussi des tatouages en étoiles à trois branches. La chirurgie esthétique des dents, njôlô pour les femmes, njaii pour les hommes. complétaient ces marques et ornements distinctifs du groupe ethnique.

111.7 L'HABILLEMENT

Le Basaa précolonial. tel que nous le révèle la tradition, ne se promenait pas nu comme on pouvait l'observer dans d'autres sociétés de cette époque. L'homme portait une sorte de caleçon fait d'écorce d'arbre, passé entre les jambes et retenu par une ceinture de la même matière. Ce cache-sexe s'appelait hikubi et la matière première po. Le chef de tribu portait en outre des bracelets d'ivoire, dikomb dimoo, et des colliers d'ambre bakola. L'esclave avait des boucles aux oreilles, ce qui le distinguait du noble de la tribu. La femme basaa précoloniale à son tour possédait des tenues vestimentaires, allant des feuilles qu'on mettait l'une devant. l'autre derrière, mandoga. à la jupe tressée de fibres de raphia,

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mabui ma bisôhô. Dès le contact avec J'Europe vers 1472, on la voit ajouter à sa toilette, le ondol, sorte de sarreau du type hindou qu'elle mettait à partir des seins, qui. jusque là, n'étaient jamais couverts. La robe à l'occidentale est venue compléter cette garde-robe qui comprendra les pagnes et les parures d'importation, sauf les bihian, qu'on portait autour des chevilles et qui étaient r œuvre du forgeron du village.

111.8 LE TEMPERAMENT, LES MANIERES ET LES HABITUDES

D'ordinaire. le Basaa de la campagne camerounaise. non acculturé, est un homme simple, paisible mais bavard. Ce bavardage est dû à la palabre. N'étant pas hypocrite, il aime jouer cartes sur table sous le grand fromager ou dans le corps de garde de la grande cour du vi lIage. Là, assis sur des trépieds ou étendus sur des nattes, on s'explique chacun à son tour jusqu'à ce que personne n'ait plus la parole. Et la palabre souvent s'arrange à la joie de tout le monde. Seulement, cet homme d'un aspect paisible, d'un accueil si chaleureux, qui va jusqu'à vous prêter une de ses femmes pour la nuit, devient féroce, sanguinaire même, devant un affront, une blessure d'amour- propre. Cet homme qui se dit descendant de ses ancêtres sur la terre de ces derniers n'aime pas qu'on le prenne pour un imbécile, il sort sa griffe et devient l'homme le plus intraitable qu'on n'ait jamais rencontré. En un mot, les traits caractéristiques et dominants du Basaa, ce sont la franchise, la sincérité, un jeu sans malices. Son amour de la discussion lui a donné le goût de l'éloquence où se mêlent finesse et redondance, les hyperboles, les insinuations dogmatiques, dans les proverbes qu'il utilise pour développer sa pensée. Nous y reviendrons dans la cinquième partie de cette monographie.

111.9 LA CULTURE MATERIELLE

L'art chez les Basaa est représenté à cette époque par de multiples formes d'expression. Le forgeron excelle dans la fabrication de tous les outils usuels: coutelas, lances, couteaux de cuisine ngwal, grelots pour chien, parures pour élégants et élégantes, objets rituels des cultes de diverses divinités; les marmites, jarres et gargoulettes sont l'œuvre des potiers. Les pêcheurs évident de gros troncs d'arbres pour en faire des pirogues, les prêtres des cuItes se font fabriquer des tambours, des gongs, des tam-tams. L'activité des pêcheurs reste débordante: ils construisent

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une sorte de barrages sur les cours d'eau makot, où ils mettent un genre de paniers à trois compartiments minsôn, dans lesquels s'engouffrent les poissons qui ne peuvent en ressortir. Les chasseurs creusent des trous bibee, le long des clôtures, basap et y tendent des pièges tjandi ou minkume. Ils font le brûlis, la chasse à course et à l'arbalète, et attrapent des singes sur les arbres par un piège appelé siga dont la technique est très compliquée. Les jeunes gens attrapent les oiseaux soit par la fronde, soit par les pièges sur les arbres bikédi, soit par la glu nkamo. Les filles et les femmes assèchent les ruisseaux et les étangs et en récoltent le produit: Cette opération s'appelle og. Quand une rivière a mis longtemps à être visitée par les pêcheurs, on procède à une pêche collective avec des herbes vénéneuse: c'est le nkôma. La propriété de ces herbes est de rendre le poisson ivre, mais une fois l'effet passé, le poisson reprend ses sens et on ne peut plus l'attraper. La construction des cases d'habitation, la fabrication des nattes, des sièges, des masques de danses rituelles, tous ces aspects si divers étaient si bien menés qu'il leur en faudrait une étude particulière; ce qui ne peut rentrer dans le cadre de cette étude limitée.

Après avoir vu successivement les cadres physique et humain de l'homme basaa du Cameroun, il va falloir maintenant restituer celui-ci dans le temps, c'est-à-dire détrminer si possible son origine, ses déplacements à travers l'espace et le temps, avant d'aborder le cadre écologique de son existence actuelle. Les Basaa du Cameroun, avons-nous dit, résident dans les régions du Littoral et du Centre et du Sud. Leurs villes principales ont pour noms: Eséka, Makak, Edéa, Ngambé, Ndôm, Pouma, Yabassi, Douala et Bipindi.

Ils occupent: - dans la Sanaga Maritime: 8 925 km2 soit 13,01 hab/km2

- dans le Nyong et Kellé : 5 926 km2 soit 10,98 hablkrn2

- dans le Nkam: 6212 km2 soit 5,18 hablkrn2

- dans le Wouri avec les autres: 1 160 km2 soit 172 hablkrn2

- une partie dans le KribL soit: Il 714 km2 soit 5, Il hablkm2

Selon les estimations de statistiques officielles (1965), il y aurait: - 65 093 habitants dans le Nyong et Kellé, - 59 865 habitants dans le KribL - 32 193 habitants dans le Nkam, - 116 113 habitants dans la Sanaga Maritime, - 200 000 habitants dans le Wou ri (Douala).

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Sur ces 473 264 habitants, plus de la moitié parlent et vivent comme des Basaa, surtout que dans une ville comme Douala. qui compte actuellement 251 000 habitants, les Basaa viennent en 2è position après les Bamiléké. Avec les autres Basaa éparpillés à travers toute la République Fédérale où ils forment des colonies et des quartiers entiers. on peut estimer leur population à plus de 400 000 habitants. De cette importante fraction de la population camerounaise, nous allons parler de divers caractéristiques: histoire, mode de vie, organisation politique, vie familiale. vie religieuse. vie intellectuelle et artistique.

En portant notre attention et notre intérêt sur l'ensemble de ces institutions. tous ces moments de la vie d'un peuple ayant pour nom civilisation, laquelle a pour point modal la culture, nous nous approcherons peut-être de l'authenticité de la réalité basaa. Le but de cette étude est sans conteste d'approcher cette réalité pour mieux l'intégrer dans l'ensemble de l'évolution de l'histoire humaine. Car si ces 400000 personnes qui vivent aujourd'hui ensemble, parlent la même langue, obéissent au même système de valeurs malgré divers emprunts dans leurs contacts avec d'autres. c'est parce qu'elles ont su intégrer ces éléments nouveaux sans toutefois aliéner leur culture originelle. Or cette culture originale, avant de produire une totalité nouvelle en continuité du stade précédent, devrait connaître précisément celui-ci. Et pour parvenir à cette connaissance, quels matériaux autres que ceux de la tradition nous y aurait ramenés, dans une civilisation qui n'employait pas les bienfaits de Gutenberg?

L'oralité et les textes écrits, vérifiés, inventoriés, critiqués et adaptés, seront les matériaux essentiels de ce travail. Ainsi, pour comprendre et pénétrer le monde africain précolonial en général, et basaa en particulier, dans sa continuité, cette étude s'attachera en même temps à décrire les structures sociales tout en recherchant comment cette culture a façonné la personnalité basaa consciemment ou inconsciemment. Et cette approche méthodologique d'un chercheur interne au groupe étudié serait la seule qui se rapprocherait du concept "Histoire",

CHAPITRE II

LA DYNAMIQUE DE L'ORALITE

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L'introduction, dans son paragraphe nous a présenté trois moments dans l'histoire des Basaa. Ces découpages ont pour noms, selon la tradition: • Kwan : cette époque va de l'origine jusqu'à celle où l'on a cité le nom Bassa dans quelque document ou fait. Nous l'avons désignée époque d'avant l'existence au bord du Nil (1 900 avant Jésus-Christ) ; • Koba: désigne l'époque allant de 1 900 avant J.C. à 1 000 après J.C; moment probable de leur existence à Ngog Lituba (Sud-Caméroun) ; • Len : cette époque va de 1 000 après J.C. à nos jours.

Grâce à ces découpages dont nous donnerons des explications ci­dessous, nous avons essayé de saisir la démarche historique suivant 3 critères: le ténl0ignage, la comparaison et la synthèse. Que savons-nous de précis sur les Basaa depuis l'origine de la vie sur la planète jusqu'à nos jours? Certains facteurs comme les mythes et les légendes ont alimenté nos enquêtes. Personne d'autre n'ayant entrepris d'étudier les Basaa sur le plan historique, il nous a fallu mieux étudier ces mythes et légendes pour essayer d'approcher ce qu'on appelle la réalité historique des Basaa.

Sans toutefois tomber dans les monades d'un tribalisme opaque, la rigueur des enquêtes nous ayant conduit jusqu'à découvrir que le phénomène basaa dépassait les frontières camerounaises, il nous a paru nécessaire de centrer sur l'homme, sa société, les manifestations culturelles qui racontent sa vie, un intérêt majeur.

1. LE MONDE DE MBOK KOBA NI

Tous les mythes africains parlant de l'origine de l'homme partent soit d'un œuf, soit d'une spirale ou encore d'un néant qui, en subissant des vibrations dues à des énergies cosmiques, transforment en mouvements d'abord fermés, ensuite se déroulant jusqu'à s'ouvrir en laissant tomber un couple androgyne (homme-femme), lequel fécondé par rapport de ces énergies nouvelles donne naissance à un rejeton.

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o /

Figure nO l : Le mbok

Ainsi en est-il du chiffre 3 dans la cosmologie basaa. Au départ, il y avait un néant en forme de cercle dans lequel se trouvait inséré un triangle, et de l'éclatement de ce triangle, il est sorti un objet en forme de verge, laquelle verge ayant fécondé le triangle ouvert, l'on a obtenu un objet plus petit encore.

Le cosmologue basaa dit, en parlant de la création du monde: KU mbok gwéé mbok yaa ibôô nkégi (le monde n'est né que le jour où le sexe de la femme s'est ouvert). Le mythe de la création de l'homme tourne sur le vagin de la femme. Le chiffre 3 s'explique donc de la façon suivante: le grand bâton sorti du triangle représente la verge de l'homme: le triangle ouvert le vagin de la femme et le petit bâton, produit de la copulation du bâton s'introduisant dans le trou. à engendré 'Man', d'où la signification de ce signe.

Le cercle complet représente le Mbok, univers complet. Les 3 signes désignent l'homme, la femme et l'enfant. Les mots qui désignent ces êtres en Basaa s'éclairent par la sémantique de leur signification. Ainsi: . Isaii : le père, vient de sa (la lutte) ; l'homme est un lutteur;

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. Nyaii: la mère, vient du verbe nye (pondre); le rôle de la femme est l'enfantement: . Man: l'enfant, vient du verbe aii, lier ou relier: donc c'est un être qui lie l'un à l'autre ses parents et qui complète en même temps les trois sommets du triangle qui constitue le sexe de la femme. Pour mieux comprendre ce mythe, il faudra se référer au chapitre sur le rôle des confréries, particulièrement sur celle des femmes, le koo.

Comme nous le voyons, le mythe basaa de l'origine de l'humanité n'a pas échappé à la règle commune. Comment l'aurait-il fait lorsque sur le plan religieux le chiffre 3 ou ses multiples sont dits sacrés? Mbee mudga maa i nkunus bé bijek : « si une marmite est posée sur trois pierres. elle fait cuire nécessairement la nourriture ». Si l'on transpose ce proverbe en langue basaa, on explique le rôle dévolu à la famille nucléaire. Sur le plan même de r autorité, on observe assez éloquemment ce symbolisme du chiffre 3. Le chef de tribu s'assied toujours sur un trépied appelé mbenda, trépied sur lequel on s'assied pour dire la loi, mbén. Sur le plan métaphysique, '3' désigne trois mondes: le monde des dieux, le monde des ancêtres et le monde des vi vants. Est -ce une simple coïncidence lorsque dans la première grande religion révélée l'on trouve cette symbolique de la trinité?

Ne fùt-ce que par ce caractère mythique dont culturellement l'homme basaa saisit la réalité de sa création, l'on a le droit et le devoir d'étudier son histoire et cette histoire qui est partie d'un seul être, puis de 2 et, ensuite des 3 êtres, en a donné aujourd'hui 400.000 au Cameroun. Qu'ont-ils fait, et qu'est-ce qu'ils ont été, les ancêtres des ancêtres de nos ancêtres? C'est maintenant le tour de la légende de nous le rapporter. Elle fait grâce aux voisinages avec d'autres sites, grâce à l'incorporation et à l'intégration des faits et évènements ayant existé dans le temps, ce temps que le Basaa appelle ici Mbok kôba.

De ce monde Kôba, tiré du mot kob (apprendre par l'initiation), c'est­à-dire l'enseignement, nous n'en savons rien de plus précis. Nous imaginons qu'il a existé parce que nous existons. De ce monde, seules les investigations de la science peuvent nous décrire les caracteristiques, grâce à certains moyens qu'a employés tout homme pour porter son langage à sa postérité. On raconte souvent cette existence antérieure par certains signes, certaines manifestations, lesquels constituent des documents: œuvres d'art, écrits, outils, ruines, oralité. Pour l' homme basaa, qui est un éternel

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migrant, on ne peut bien le situer sur les sites qu'il a fréquentés. parce qu'il a toujours été un itinérant.

Cependant il reste ce qu'il a dit et raconté à ses enfants. Cet usage de la parole. véhicule idéal de toute pensée vivante pour africain à qui il manque une écriture, il n'y a pas plus noble mode de transmission de la geste humaine que celui-ci, bien que certains le taxent d'in objectivité et de mythologie. Nous pensons qu'en dehors de cette parole. on ne peut écrire l'histoire authentique de l'Afrique. Cette histoire est dans la parole qui elle-même se trouve enfermée dans les mythes et légendes. Possédant les clés des mythes, l'on peut appréhender ou approcher la réalité historique pour transcender le mythe afin d'écrire la vraie histoire issue de la parole racontée. De cette approche qui n'est que produit de l'oralité, passons à la recherche de l'authenticité de l'histoire des Basaa. Cette démarche exige un calendrier et. dans ce travail. celui-ci s'articule en cycles historiques. Nous en avons relevé 7, en partant de l'époque du bord du Nil jusqu'à celle de 1971.

11- LES CYCLES HISTORIQUES

Ils sont au nombre de sept et s'étendent de l'Egypte méroïtique à nos jours.

Cycle 1: DE L'EGYPTE MEROÏTIQUE AU BORD nu LAC TCHAD

D'un vieux document consulté à la Faculté de Droit et de Sciences Economiques de Paris-Panthéon, (Laboratoire d'Anthropologie Juridique), nous avons extrait la carte nO l, qui, en matière de source historique, nous a placé dans l'obligation de mieux situer le problème. Dans ce document nous lisons en anglais «Map showing the Island of Merce and the antiquities found there,,12.

Parmi ces antiquités et les sites, l'on lit en bas de Meroe (Tempels and towns) (Basaa Réservoir). Un peu plus bas Umm USUDA (Reservoir and Tempel). Pour mieux situer cette histoire à partir des temps méroétiques grâce à cet auteur. écoutons ce que la tradition orale a pu retenir de l'origine égyptienne des Basaa. Nous retiendrons 3 sources de

12 Il s'agit très probahlemcnt de l'ouvrage de Crowfoot, .JW. 1911, «The Island of Merce », Archoelogical sumery of egypt, memoir n019 Londre (III, p 37. Mokhtar G, HGA- volume II, UNESCO, 1980).

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trois authentiques Basaa, un évêque cathol ique, un pasteur protestant, et un ethnarque. grand initié aux choses du passé.

Dans «Ngok Lituba, lieux de pèlerinage» p.21, Thomas MONGO écrit:

«D'importants lnouvelnents de populations vraisemblablement originaires du haut-Nil et qui, se dirigeant vers l'Ouest, auraient séjourné quelque temps dans les régions du Mandara, d'où elles descendirent ensuite vers le Sud-Cameroun, empruntèrent une savane herbeuse à peine ondulée avec de place en place quelques ilôts forestier. A travers laquelle circule la rivière Liwa, affluent de droite de la Sanaga, au bord de laquelle rivière se trouve, à 150 km d'Edéa, le «Rocher percé» ou Ngok Lituba, traditionnellement connue de tous les Basaa et Basoo ou Sow du Cameroun comme étant leur origine ethnique ».

Dans les notes inédites de Samuel MASSING, nous avons relevé et traduit en français ceci :

«Le Noir Bassa du Cameroun vient d'Egypte,. c'est le descendant rebelle d'un fils d'Israël, MELEK, qui refusa d'être conduit par Moïse au moment de la sortie d'Egypte, parce qu'il était très lié à la coutume égyptienne, et, craignant les représailles après le cataclysme de la mer Rouge, s'enfuit avec son petit monde et, remontant le cours du Nil, il traversa l'Afrique par les grands Lacs et se trouva finalement dans ce qu'on appela, au Moyen Age, l'empire du BORNU KANEM ».

Le troisième témoignage recueilli sur l'origine égyptienne des Basaa est celui de mon feu père, trouvé dans ses documents. Selon lui, «les Basaa seraient venus du Nord en suivant une rivière Liwa et s'installèrent à Ngok Lituba avant de se répandre vers la côte jusqu'à Mbende (Wouri) et le Lom-Nhindi (Nyong). C'est à partir de cette étape de Ngok Lituba qui, fut la deuxième après l'Egypte, que tout rejeton de cette race peut établir avec clarté son arbre généalogique ».

Nous pouvons. grâce à ces 4 sources, établir un véritable calendrier qui nous permette de remonter jusqu'à Meroe, donc vers 1900-2000 avant J.C. Peu de peuples, ou d'ethnies en Afrique sont capables de présenter une telle chronologie. C'est donc 4 000 ans d'histoire qu'il nous faut débrouiller pour suivre, pas à pas notre Basaa, au moins à partir de cette région nilotique jusqu'à l'Atlantique. Des bords du Nil au jusqu'au Tchad, il est aisé de suivre leur itinéraire bien que, durant cette période, leur nom générique égyptien ne s' écrit plus de la même façon. Certains, comme Dicka Akwa. les assimilent aux Sao légendaires. D'autres, notamment les

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textes portugais postérieurs à cette époque, les désignent sous les vocables Basaa, Mascha, Easha, Biafra, Biafaré. D'autres vont jusqu'à prétendre que Massa et Basaa sont le même mot et que Biafra n'en est que la corruption portugaise.

Sans documents authentiques relatant leur existence, que peut alléguer un historien digne de ce nom? Malgré cette absence de documents écrits, nous retenons deux faits: le nom générique égyptien ou basaa, et le culte de Um, déesse de la guérison et de la danse. Dans l'introduction de ce chapitre, nous avons rencontré le phénomène basaa en dehors du Cameroun. Les Basaa du bord du Nil qui habitaient près de la région Umm Usuda, auraient ils pratiqué le culte de ce Dieu dont nous avions signalé ici le temple? On sait que ceux du Cameroun continuent jusqu' à ce jour à vénérer cette divinité: Um Nkoda ton. Puisque nous sommes au stade des conjectures, peut-on avancer que parmi les populations noires qui colonisèrent l'Egypte dès le 3ème millénaire, figurait aussi les Basaa ? On est tenté de répondre par l'affirmative car le document en anglais trouvé à la Faculté de Droit de Paris, est à l'heure actuelle le seul qui fait remonter le Basaa aussi loin dans l'histoire avec une certaine précision de lieu et de nom.

Que le mot basaa ait été corrompu ou confondu avec Sao, Massa, Mandara, il demeure un fait patent: les Basaa ont participé aux mouvements migratoires des populations, partant du désert de l'est vers l'ouest pour d'abord s'établir au Kanem. Du Kanem, ils auraient occupé la vallée du Logone, les hauts plateaux de l'Adamaoua, selon Myeng. Il s'agirait ici des Basaa dits du Cameroun, et peut-être du Nigeria qui se disent Basaa Ngé. Partant du Nil, selon MASSING, compte tenu de la débandade consécutive au désastre de la traversée de la mer Rouge, l'on comprend facilement qu'une population qui possédait tout un territoire se soit éparpillée et le seul élément qu'ils aient emporté aurait été seulement leur dénomination générique: Basaa. D'autres n'ont pas oublié le nom de leur dieu préféré, d'où certains se disent Basaa Um USUDA, Basaa Mpasu, Bassa Ngé, Basaa Mpasu. L'histoire aux bords du Lac nous apprend que les Sao, s'étant mélangés aux aborigènes et aux Massa. ont donné les Kotoko.

Qui sont les Kotoko, sinon les Massa et Maya ou Baya qui. eux aussi, ont donné Mandara ou Kirdi ? Parmi les vingt «ethnies païennes» du Nord-Cameroun actuel. ne peut-on pas rencontrer de proches parents des

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Basaa du Sud? Nous savons que les Mousgoum et Massa venus de l'est étaient paysans et montagnards.

Nous savons aussi qu'au Cameroun, l'habitat type des Basaa est la forêt où, ils campent leurs hameaux sur des collines. Quand nous lisons l'histoire du CamerounI3 du Père Mveng, nous sommes frappé par certains éléments culturels ressemblants des kirdis et des Basaa. Prenons, par exemple, l'organisation politique et sociale des Kirdis. C'est une société fondée sur la famille patriarcale. La famille est monogamique ou polyginique. La parenté suit la règle de l'exogamie L'usage de la dot est courant. Il consiste souvent en têtes de bétail. Il y a des castes (forgerons par exemple). L'initiation est appelée Laba ou Labi. Le Basaa désigne cette séquestration Bilab. C'est le chef de famille qui initie. Le cycle n'est pas identique (3, 5,10 ans).

Sur le plan de l'organisation politique, c'est une société lignagère. L'autorité sur le groupe est restreinte autour de la descendance ancestrale. Il existe un second personnage non moins important, le chef religieux descendant de la première race des habitants du pays. Cette société paraît très indépendante. L'homme grandit sous le signe de la liberté et de la solidarité: liberté à l'égard de tout ce qui serait autorité extérieure et cadres artificiels, solidarité à l'intérieur du bloc clanique et familial. Le Père Mveng appelle une pareille société «société palée soudanaise ». Lorsqu'on abordera ]' étude des institutions autour du Mbok basaa, l'on verra que le Basaa est véritablement un descendant soudanais. Cette existence au bord du Lac Tchad, bien qu'immanente, n'est pas pour autant moins obscure. On ne retrouvera un peu de clarté qu'à partir de Ngok Lituba, c'est-à-dire vers le 9_10ème siècle de notre ère. Nous entrons ainsi dans le deuxième cycle.

Cycle 2 : DES BORDS DU LAC TCHAD A NGOK LlTUBA

(SUD CAMEROUN)

Entre les Bassins du Nil, du Congo et du Niger, le plateau de l'Adamaoua déverse aux quatre coins de l'Afrique des cours d'eau qui. pour n'être pas aussi célèbres que leurs voisins, n'en sont pas moins des routes qui marchent vers toute l'Afrique et qui remontent ainsi la Sanaga, le Nyong, la Sangha, la Bénoué, le Logone, le Chari (Mveng p.I8). Ces routes-cours d'eau ont souvent servi au Basaa d'itinéraire sûr. L'histoire

13 Histoire du Cameroun, Mveng Engellent, Paris, Présence Africaine, 1963, pp221-222

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récente de sa descente du Nord au Sud-Cameroun le prouve. De son ancien habitat, la savane soudano-adamouienne, il est descendu vers la forêt où, avant d'y pénétrer, il s'est installé toujours au bord d'un cours d'eau et dans une région presque désertique (cf. MONGO) 14. Des deux foyers de l 'histoire du Cameroun, le Lac Tchad et la côte, les historiens et la tradition orale s'accordent à présenter les Basaa comme venant du Nord pour se retrouver vers le Sud (cf. Dugast. Mveng et nos trois derniers informateurs cités ci-dessus). D'abord, des Sao légendaires naîtront plus tard le Kanem Bomou Mandara, adamanoua, de ces groupes issus des migrations venant de l'est africain, où en est la souche Basaa du Sud-Cameroun?

Du Nord-Cameroun, porte ouverte sur la vallée du NiL en passant par le Fezzan et aux empires soudanais de l'Afrique Occidentale, on décèle des esclaves qui portent le nom Basaa. Ces Basaa utilisent la peau de chèvre et se parent de tatouages comme les Basaa du Cameroun. Si les Basaa actuels du Sud-Cameroun n'ont pas aimé les diverses civilisations connues au bord du Lac Tchad, notamment celles-des Sao, de Nok et du Kanem, que faisaient-ils et où étaient-ils avant leur existence signalée autour de Ngok Lituba? Seraient-ils issus des débris des tribus juives chassées de la cyrénaïque au début du nème siècle de notre ère, comme le rapporte l'historien MASSING ? Peut-être sont-ils parmi ces Africains Noirs dont écrivait DIODORE de Sicile qu'ils se croyaient autochtones et indépendants depuis toujours?

L 'histoire parle des Batsha, Batwa, Bambuti. ou pygmées du R wanda, dans la forêt de r Ituri, comme étant les premiers habitants de l'Afrique Il sied de remarquer que la collision Basaalpygmées a été maintes fois signalée par des auteurs, notamment Mme Dugast. Or, 2000 ans avant J.C., sous le pharaon du Moyen Age Pepi IL nous notons la présence des pygmées danseurs venant du Sud. Nous savons que la danse et la chasse sont inséparables des populations bantoues. Si cette hypothèse est confirmée, le Sud signalé ici serait-il le grand berceau de la civilisation Zimbabwé, que les découvertes de Larkey pontifient comme étant le lieu premier de l'existence humaine? Ainsi, le mouvement migratoire basaa serait sud-nord-est-Ouest-Sud. Lorsqu'ils se disent eux-mêmes, selon leur tradition, qu'ils sont d'authentiques Africains, le fait serait-il peu vraisemblable?

14 Cf. Mongo, p 210 note 2

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L 'hérédité et le milieu jouant un rôle primordial dans le comportement des individus, nous sommes plus proches de la notation de Diodore de Sicile, à savoir que les Batscha, ou Batwa ou Basaa, seraient d'authentiques Africains peu portés à la contrainte extérieure. Cette observation qui reste à vérifier serait-elle à l'origine de tant de résistances présentées par cette ethnie à chaque tentative d'hégémonie manifestée par l'envahisseur étranger eu cours de son histoire? Peut-être serait-il peu élégant de nier comme biologique ce trait de caractère. Malgré cette brûlante volonté de savoir quelque chose de précis sur les Basaa, entre les bords du Nil et ceux de la Sanaga, sur son affluent la Liwa au lieu dit Ngok Lituba, l'inconnue reste totale, faute de textes écrits. Des personnes ressources interrogées au cours de nos enquêtes ne s'aventurent même pas au-delà de Ngok Lituba, si ce n'est qu'ils avancent, à chaque question, Di nlôl likôl: «Nous venons de J'Est ». Nousnous retrouvons ainsi à Ngok Lituba. Que savons-nous de précis à partir de cette époque? C'est le 3ème

cycle qui nous y conduira.

Cycle 3 : DE NGOK LITUBA AU BORD DU MBENDE (WOURI)

Ce que nous savons des Basaa habitant la savane de Ngok Lituba privilégie plutôt le domaine de la généalogie comme source historique. Presque toutes les grandes familles basaa actuelles font remonter jusqu'à Ngok Lituba leur arbre généalogique. Dans notre étude présentée à la Sorbonne l5

, comme mémoire du diplôme de sciences religieuses, nous avons pu établir, notre propre arbre que voici :

-NGOG -NANGA -NGE -NBOG -NWII -MBANG -NOO -MBANG - ITJEK -BASUMBUL

15 E. WOGNOU, Essai sur l'organisation sociale et la religion des Basaa du Cameroun, EPHE, Paris Sorbonne, 1971, p. 36

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-BAKENG - NETBE - LISUK -NGAWEE -MBEE -NTU -NGODI -NKOL - WONYU - WONYU (Eugène, l'auteur) En remontant ce tableau de WONYU Eugène à NGOG, l'on

compte 20 générations. Si l'on admet que 30 années donnent une génération, nous sommes déjà devant 600 ans d'histoire de la famille WONYU. ce qui nous renvoie vers 1372 après J.C., donc vers la fin du Moyen Age historique.

Dans le mythe de l'origine recueilli par MBOUI Joseph sur le savoir social des Basaa, nous avons relevé neuf ancêtres dont les noms nous sont parvenus et qui se trouvaient vers cette époque plus lointaine autour de Ngok Lituba.

Les neuf ancêtres sont par ordre de naissance: - NGOG (notre ancêtre signalé plus haut) - MBOG - NJEL - MBANG - MBAN - NGAA - NSAA - BIAS - BUWE Contrairement à ce que pensent certains auteurs sur r authenticité

de l 'histoire africaine, ces neuf hommes ont réellement vécu autour de cette pierre et y ont laissé 167 enfants. de qui relèvent tous les clans basaa actuels du Cameroun.

La tradition orale précise que ces neuf enfants eurent pour père. NANGA, qui, non seulement a donné les Basaa, mais aussi les Etons, les Bafia. une partie des Ewondos, les Baya et les Yambasa. Au lieu de nous perdre dans le dédale de ces multiples ramifications, nous avons axé notre travail sur ceux qu'on appelle au Cameroun BASAA (singulier de NSAA),

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ou plus exactement BON BA NGOK LITUBA, «les enfants du Rocher Percé ». Ceux-ci se disent frères des BASOW, qu'on appelle par ailleurs SOW. BANSOW et BAKOKO. En étudiant l'histoire de leurs cousins les Basaa stricto sensu, on ne peut manquer de citer leur existence. tellement leur habitat, leur religion et certaines de leurs coutumes demeurent les mêmes que chez les Basaa. Bien que l'ancêtre ait laissé neuf enfants, dont nous avons reproduit ici les noms, cinq de leurs descendants ont tellement illustré les leurs que plusieurs des souches basaa actuelles ne se réclament que de ces cinq. Il s'agit, à l'heure actuelle, des clans NTOMB, BAKEN, JOL, U, SOP.

Pratiquement, et compte tenu de leur étendue et de leur poids, nous les avons classés, sur le plan de l'ethnologie, en sous-ethnies dont la mode de désignation est LOK ou ND OK. Le vocable « Lôk », ou Ndôk signifie «ceux de ... ». Pour permettre aux recherches futures de bien situer la structure sociale des Basaa, nous reproduisons ici les tableaux de ces cinq sous-ethnies: a- Sous-ethnie : Ntomb

Clans: Lôk Ntômb, Ndôk Njéé, lôk Basogog, lôk Héndél, Mangaa, Ndôk Tindi. b- Sous-ethnie : Baken

Clans: Lôk Bakéfi, Ndôk Mben, Lôk Hééga, Ndôk Njee, Ndôk Ngofid, Lôg Dikit, Lôk Ngwang. Lôk Hende, Manga (branche Ndong). c- Sous-ethnie : J 01

Clans: Lôk Basangén-Oa, Ndôk Nléd. Lôk Batjék, Lôk Ngônd. Ndôk Kôbe. d- Sous-ethnie: U

Clans: Lôk Kat. Ndôk Makumak-Lém. Nwamp-Dikum, Mangaa (2ème

branche), Ndôk Tindi (2è branche), Lôk Nwanak. e- Sous-sthnie : Sop

Clans: Bakembe, Lôk Ot, Lôk Biem. Nti, Lôk SÔp. Tous ces clans et sous-ethnies avec leurs familles se retrouvent au

Sud-Cameroun dans les départements de la Sanaga Maritime, de Nyong et kellé, de Yabassi, Wouri en majorité et Kribi. Leurs cousins proches ou éloignés sont les Bafia et Yambassa qui affirment être venus du sud du pays Babimbi, les Tikar du Cameroun occidental où l'on rencontre des noms tels que NDOP, MBEM, BUM, KOM (même signification en Basaa), les MBO du Plateau de l'ouest qui se disent sortis de NDUBA 16 ou

16 Voir chefferie Balen dans le Bamiléké dont l'ancêtre Fondo ou Lipondo (trou en Bac;aa)

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Ngok Lituba, pratiquant aussi la religion de Ngambi «araignée », les Banen qui ne sont que le croisement entre Sow et Basaa.

Selon Dicka Akwa, dans son œuvre «Terre et parenté» aux pages 17-18 et 19, le rapprochement entre Basaa actuels et Bamiléké de Bana­Bafang ne serait pas une vue de l'esprit, puisque certains noms et certaines généalogies se recoupent de telle manière que tous se réclament de Ngok Lituva ou Nduba.

En tout état de cause, entre 500 et 1500 de notre ère, les Basaa se trouveront entre le Nord-Cameroun et le bord de la Liwa. A la veille du 15è siècle, ils chercheront à trouver plus d'espace que ce petit territoire autour de la savane de Ngok Lituba. Nous avons vu que vers 1372, nos neuf ancêtres total isaient une population de 167 garçons. On ne compte pas les femmes chez les Basaa - l'une de ces ressemblances avec les Juifs; nous en verrons d'autres. L'éclatement de grosses familles autour de Ngok Lituba est sujet de tant d'épisodes. Pour certains, c'est à la suite de querelles entre frères que beaucoup des branches se sont détachées pour aller trouver ailleurs où loger soit sa famille, ou encore son bétail. Pour d'autres, Nkog Lituba, comme tout autre, lieu, n'était qu'une étape de cette longue marche qui, partie du Soudan un jour, peut-être du 5è siècle, peut­être un peu plus tôt, devait les conduire inexorablement jusqu'au bord de l'océan Atlantique, lequel a été pour eux un obstacle infranchissable.

Cette barrière de l'Atlantique se comprend parce que, d'une part, ils n'avaient pas jusqu'ici rencontré une telle massa d'eau, et d'autre part, nous nous approchons de la grande époque de découvertes où les envahisseurs venus d'au-delà les océans, vont chercher à imposer leurs lois. C'est ainsi qu'en 1472 précisément, les Portugais, remontant le Mbende (Wuri), rencontreront des populations à qui d'autres donnent pour nom Duala. Malheureusement, les populations de la rivière Kamerun n'étaient pas composées que des Duala, bien que le mot Mbéatoé soit mentionné comme étant la crevette qui a donné le nom au pays. En effet, il se trouve établi par des documents et par la recherche ci-dessus que d'une part, les Duala ont été reçus au bord de Mbende par les Basaa, et, d'autre part ceux-ci. selon leur coutume, avaient cédé les bords du fleuve à leurs beaux-fils les Duala, parce que ceux-ci étaient des pêcheurs.

Si l'on se réfère à la vie de la ville de cette époque, où on ne voit que les noms des chefs basaa, comme Nyal MAHOB, qui habitait le plateau de Joss allant du consulat de France actuel au palais du Président, on ne peut que s'étonner du traitement malheureux que certains ont voulu infliger au

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rôle que jouaient les véritables maîtres de la côte. comme nous l'avons vu un peu plus haut. Dans les traités signés avec les étrangers, on ne signale aucun nom Basaa, alors que ceux-ci sont les authentiques maîtres du lieu. L'explication que nous donnons et qu'on peut vérifier dans la vie sociale basaa est que les fils de NANGA ont toujours tenu les étrangers à leur groupe pour des êtres inférieurs et, surtout, que ces étrangers étaient des revenants (Mbôngô = homme noir mort, mais transformé en homme blanc). Le phénomène que nous soul ignons a été bien observé alors de l'installation des phénomènes que nous soulignons a été bien observé lors de l'installation des Allemands au Cameroun et surtout dans ce qu'on appelait à l'époque le pays Bakoko. Aucun vrai Mbombog (chef héréditaire des Basaa) n'a répondu à l'appel de Dominik à Edéa. Tous ont envoyé les fils d'esclaves, prétextant qu'en tant que maîtres du pays, il était normal que seuls les étrangers se déplacent pour aller les rencontrer assis sur leur trépied, surtout lorsque ces étrangers sont en plus des êtres inférieurs. TI s'agissait de la question de la chefferie.

La deuxième observation pour étayer cette thèse s'est présentée à l'occasion de l'envoi à l'école européenne vers 1887 des autochtones; même jusqu'à 1930, le fils héritier du Mbombog n'était jamais envoyé à l'école des étrangers. Seuls y furent expédiés les fils des serviteurs du chef de tribu ou ceux dont le père ne tenait pas la mère en estime. Il faut avouer que cette attitude n1alheureuse a causé à de grandes familles citées plus haut, des torts si profonds qu'aujourd'hui, rares sont les descendants de Mbombog qui dirigent les destinées du peuple basaa.

Revenons un peu en arrière au bord de la Liwa, lieu de départ vers la côte: on est en droit de se demander si entre 500 et 1500, les forêts Babimi, Edéa, Yabassi et Kribi étaient inhabitées. Loin de là, les notes de Mgr Raponda Walker du Gabon nous apprennent que ces régions étaient peuplées des FANG ou Bulu, lesquels furent chassés par des «sauvages guerriers» de Mode Sop et Bilong bi Nlep. Les écrits de RAPONDA Walker sont confirmés par la tradition orale des Basaa, eux-mêmes qui, dans leurs chansons de geste. racontent de la façon la plus éloquente comment ils chassèrent les «Libii» (Fang) des forêts de Sakdayémé. Makak et kribi.

Ngok Lituba ayant été le foyer de la civilisation basaa au Sud­Cameroun. l'on peut entrevoir très clairement leur éparpillement vers tous les coins du Cameroun. Les uns traversèrent la Sanaga en maints endroits; tels furent le cas des Bikok descendants de Mbafi, des Ndôg Njee d'Eséka

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descendants de Bakén, des dôl Béa de Madak, descendants de Béa Jôl, des Ngase d'Edéa descendants de Nsaa, des Ndôk Biso d'Eséka descendants de Soo Nanga, frère de Ngé Nanga. D'autres, ensuite, empruntèrent la forêt, en traversant les collines Banen, les forêts de Yabassi et du Haut­Nkam pour s'établir enfin dans Balen de Bafang, les Lôk Ngwang ou Banen, les Lôk Ngas et leurs sous-familles qui peuplèrent les bords de Mbénde, après l'étape de Pitti. Nous voyons enfin apparaître les directions vers les col1ines de Dôn, il s'agit ici des Bafia ou Bakwak, les Yambassa, vers le Noun où, se mélangeant avec les Tikar, ils donnèrent naissance à certaines familles Banen.

De ces vagues successives de migrations vers toutes les directions, il est demeuré plusieurs souches au berceau: ce sont les populations du pays dit Bambimbi actuel, dans lequel se trouve le rocher percé qui a vu tant d'événements. Ces Bambimbi, cousins des populations citées plus haut conservent à l'heure actuelle certains usages et coutumes qu'on peut qualifier d'un peu plus authentiques que ceux qu'on observe par exemple à Makak, Douala, ou Yabassi. Et cela se comprend d'autant aisément que malgré la supériorité guerrière des Basaa assimilant des populations conquises par les armes, ils ont dû copier certains usages rencontrés, ces derniers étant dûs en grande partie aux mariage mixtes. Le mariage mixte pour le Basaa est un phénomène nouveau, qui loin d'être l'apanage de son groupe ethnique en matière d'union conjugale.

Nous savons que l'une des ressemblances signalées plus haut avec les Juifs réside dans le mariage. Se marier en dehors du cercle linguistique n'était pas courant chez les populations basaa. On peut dire, jusqu'ici, qu'un authentique Basaa épouse toujours une authentique Basaa. Les règles relatives à cette institution étant de r ordre du religieux, il était vraiment peu digne d'aller au-delà des interdits.

La barrière que constituent r océan et l'arrivée des Européens sur la côte depuis 1472 a finalement eu raison de multiples déplacements des Basaa. Ils vont désormais connaître d'autres vérités que les leurs, confronter leur conception de la société à celle des autres. surtout des étrangers non africains. Leur intransigeance mélée de générosité va être mise à l'épreuve. Intransigeants ont été nos ancêtres car, partis du bord du Nil, ils n'ont pu s'acclimater nulle part pour toujours. On remarquera que toutes les couches qui, jusqu'ici, portent le nom Basaa: Libéria, Sierra Leone, Togo (nord), Nigeria, Zaïre, Mozambique et Kenya, ne peuvent

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provenir du «réservoir» que nous avons signalé plus haut au temps de Méoré.

Généreux aussi ont été nos ancêtres parce que nulle part, depuis le début de leur longue marche, on n'a appris qu'ils auraient extenniné les populations rencontrées. Souvent, sinon toujours, ils ont dû les assimiler; tel a été, vers le 13è siècle, le cas des Douala, dont on a vu qu'ils leur avaient cédé leur propre terrain conquis sur des populations que nous ignorons. Et cette générosité leur a porté, du moins sur le plan historique, un tel préjudice que, bien que maîtres incontestés du sol, l'histoire a complètement oublié leur existence au moment du contact avec les étrangers venus de l'Occident. Que savons-nous de leurs contacts avec les Européens? C'est ce que nous révèlera les cycles suivants.

Cycles 4 & 5 : LE CONTACT AVEC LES EUROPEENS (1472-1884)

Ces deux cycles réunis en un seul chapitre se subdivisent en trois périodes:

~ la période portugaise (1472-1578) ; ~ la période hollandaise (1621-1845) ; ~ la période anglaise (1845-1884).

Nous savons que le Cameroun doit son nom au marin portugais Fernando Poo qui, en 1472, remontant le fleuve qui porte aujourd'hui le nom du WOURI et que les Basaa appellent Mbende, rencontre une colonie de grosses crevettes, les «Mbéatoé », et baptisa le fleuve rio dos camaroes ou « rivière des crevettes », d'où l'on a tiré le nom Cazmerones, puis Cameroon, Kamerun et enfin Cameroun. De cette époque portugaise, nous n'avons retenu que rentrée dans notre pays des fruits américains venant de Sao-Tomé et Fernando-Po ("îles sous autorité portugaise). Ces fruits étaient l'avocat, la papaye, le cacao et la canne à sucre. Ces espèces végétales par la suite, feront la richesse des Basaa. En matière d'hégémonie, nous n'apprenons rien sur l'influence portugaise, ni métis, ni culture, ni même influence politique, comme au Togo ou au Dahomey.

Quant aux Hollandais, E. Mveng nous parle de Guillaume Usselin et de Pierre PLANC qui créent en 1621 la Compagnie des Indes Occidentales, laquelle monopolisera la traite sur la côte occidentale d'Afrique dans les royaumes d'Ardres, de Juda et du Bénin, ce qui en clair

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désigne le Dahomey, le Nigeria et le Cameroun actuels (Mv. P. ] 28). Il faudra retenir que non content de pratiquer le vol sous le couvert commercial. les Hollandais, poussés par un ministre du culte protestant, inciteront d'autres hommes à vendre la chair humaine. Quel scandale pour illustrer la parole de celui qui était venu pour sauver la race humaine!

Passant des Hollandais aux Anglais, notre côte sera exploitée jusqu'au Congrès de Berlin par les sujets de sa Gracieuse Majesté Britannique, lesquels, à cause de leur fameux « Wait and See », rateront la première marche de la colonisation camerounaise au profit des envoyés du Kaiser prussien. En 1884, les chefs traditionnels camerounais signeront des accords de protectorat avec les Allemands. En résumé, la période de l'histoire des Basaa qui fait partie intégrante de l'histoire du Bénin entre 1500 et 1800, est celle qui voit pour la première fois déferler sur le continent les séquelles du bouleversement du monde dans ses rapports: les grandes découvertes, tant scientifiques que géographiques, ont, jusqu'aux côtes camerounaises, des hommes dont ni la langue, ni la culture, ni la couleur de la peau n'avaient jamais fait partie de l'univers de la Baie du Biafra.

Des auteurs spécialisés dans l'étude de cette période nous parlent du Biafra comme ayant été un grand royaume ou empire selon certains. Aucun de leurs textes ne nous cite l'existence des Basaa, et cependant ceux-ci s'y trouvaient bien avant la découverte du Wouri en 1472. Pourquoi sont-ils si absents dans ces documents? Il semble qu'ayant cédé le bord du fleuve aux nouveaux-venus, les Duala, ils n'aient plus cherché à jouer au rôle quelconque dans le commerce avec l'étranger. Nous avons expliqué plus haut le phénomène. Le Basaa est trop imbu de sa noblesse et n'entend pas se faire passer pour un mendiant. Aller au-devant de l'étranger eût été contraire à son caractère, et c'est là qu'au lieu de jouer le rôle qui lui revenait dans cette période de notre histoire, il a laissé échapper une occasion jamais rattrapée jusqu'à nos jours.

Quand nous savons que son territoire s'étendait de r Atlantique jusqu'à la savane de Bafia-Tikar, nous comprenons que, plus qu'un autre, il se considérait comme le maître du pays et tout étranger lui devait respect et soumission. Cette position si intransigeante est d'autant plus vraie qu'en 1946, un pasteur américain, dans une campagne d'évangélisation en pays basaa, essuya un cuisant échec auprès d'un vénérable chef coutumier, Nsegbe Bodog, à qui il reprochait la polygamie et le manque de foi en Dieu. Comme il s'aventura à dire au vieillard que Dieu n'était pas content

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de lui, il eut cette réponse directe: «Si Dieu est maître dans son royaume, moi aussi je le suis sur la tombe de mon père ». A quoi sert la colère d'un chef vis-à-vis d'un autre? Le pasteur rapporte qu'il repartit comme venu, sans parvenir à infléchir la fierté du vieux N segbe qui ne comprenait pas qu'un chef de son statut puisse se plier aux volontés d'un autre chef.

Nous verrons par la suite, au cours des multiples colonisations, la résistance opposée à toute entrave à la liberté de celui qui se croit « tout» sur la tombe de son père. Le Basaa n'a jamais compris ni admis qu'une autorité au-delà de celle du clan (la tombe des ancêtres) fût plus profitable au grand groupe qu'à sa cellule familiale. Parti de Ngok Lituba, un peu vers la fin du Monyen-Age, on voit notre Basaa installé dans cette zone côtière qu'on appelle Sawa ou bord de la mer. Ici il est mêlé à tout ce qui caractérise le melting-pot camerounais. Il y vit comme cultivateur, pêcheur et chasseur. Son commerce avec les Malimba, Duala et Bakoko est très intense. Beaucoup des produits importés depuis 1472 se trouvent déjà assimilés dans sa consommation journalière: rhum, sel, pagnes, verroteries, ustensiles de cuisine, etc.

Les premiers Européens disent de lui qu'il est «socialement évolué »17 mais peu malléable.

Cela part du caractère trop marqué de sa société à classes; on peut même parler de castes. Cette société du type patriarcal est fondée sur le droit d'aînesse, et de l'aîné de la famille à l'esclavage intégré, l'on compte neuf classes bien hiérarchisées, d'où le proverbe bien connu dans l'étiquette réglant les rapports entre individus qui exprime cette réalité Mbok dinoo di moo : la société ressemble aux doigts d'une main, les uns sont grands. les autres petits.

Nous noterons avec juste raison que le Bassa parti de la savane de Ngok Lituba, ayant rencontré bien d'autres sociétés. ne garde plus tous les éléments spécifiques de sa culture. C'est ainsi que chez les Basaa dits Buala, sur les bords du Mbend, les noms et les habitudes épousent ceux des Duala qu'ils tendent à imiter, cependant que le nom patronymique, la désignation clanique restent typiquement Basaa, avec quelques altérations, telle que: Ndôg Hém au lieu de Nfôg Ném comme à Babimbi par exemple. De ce Basaa, il sera trop peu question durant la colonisation germano-française. Ceci nous amène à parler de la période 1884-1960.

17 Nicol Yves, Les Bakoko, La Rose, Paris, 1929

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CYCLE 6: LA COLONISATION GERMANO-FRANÇAISE(1846-1960)

Pour la commodité de l'exposé, on peut diviser la période en 2 parties: 1884-1916 et 1916-1960.

a- La période allemande (1884 - 1916)

Nous savons que parmi les six grandes explorations menées au Cameroun par les Allemands de 1885 - 1907, deux ont touché le pays basaa. Il s'agit d'abord de l'expédition du capitaine KUND et du lieutenant TAPPENBECK vers l'Est, jusque chez les Bakoko (1887)18. Au cours de cette expédition, T APPENBECK atteint le confluent du Mbam et de la Sanaga et rejoint la côte pour y mourir d'épuisement (1889).

La deuxième expédition est celle de CURT Morgen accompagné de ZENKER. Elle part de Yaoundé le 30 Novembre 1889 pour le pays des Voutés (Babouté), le Mbam, les Tchinga et les Beti contre lesquels il doit combattre avant de descendre la Sanaga jusqu'à Edéa. Cette installation des Allemands va non seulement se heurter à des souverains côtiers qui sont privés d'une partie de leurs revenus, mais encore, dans l'intérieur, à des populations guerrières acceptant difficilement de se soumettre aux Européens, note avec intérêt CORNEVIN I9

.

Au cours de cette période (1885 - 1907), nous rencontrons le nom Basaa cité dans les expéditions du major Hans DOMINIK. «L'autorité Allemande, note CORNEVIN, doit faire face à la rébellion des Yaoundé (1896) et aux troubles chez les Basaa et les Bakoko qui coupent à plusieurs reprises les communications entre Douala et Yaoundé. »

L'on notera pour mémoire que c'est à cette époque à Kan sur la Sanaga, dans la province Babimbi, les autochtones livrèrent une de ces grandes batailles qui coûta la vie à plusieurs Allemands. Cette résistance força le major DOMINIK à construire non loin de là, sur un promontoir à Ndgo Njé, un fort appelé de nos jours «Lipénd li Tom », "le fort de DOMINIK'. Après cette résistance farouche, les troupes d'Ikong Yab se disciplinèrent et leur chef s'entendit avec les autorités allemandes. Ce qui, par la suite, durant la période 1907 - 1916, lui vaudra beaucoup des distinctions honorifiques et un vaste territoire, comprenant plus de 80

18 Histoire de la colonisation allemande par M. CORNEVIN, PUf Paris, 1969 p. 52-53 19 Ibidi p. 63

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clans. Durant cette période, deux pistes furent tracées: Edéa- Kopongo­Ngambe Omeg, Edéa - Sakbayémé - Kan - Bafia.

Les Allemands introduisirent la cacaoculture, intensifièrent celle du palmier. Ils créèrent des centres importants tels que EDEA, ESEKA, MAKAK, LONGONE, KAN OMENG, NYAMBAT. Les plus grands chefs basaa de l'époque furent. à Babimbi: IKONG y AP, NBOM, IKENG, KUMA y A, NGWEM, BALEMA, BIMAI; à Edéa : HIAK, NKONGA, NDONK BAKENG, TOCKO NGANGO, MBOME PEP; à Eséka: MTIP ma NDOMBOL, MA YI ma MBEM, MANGELE ma YOKO, BITJOKA bi TUM. C'est dans cette organisation du pays basaa que la colonisation française puisera ses cadres les plus valables. Bien qu'ayant combattu les Allemands, les Basaa n'avaient pas facilement adopté le nouvel arrivant. Ce qui expliquera la grande résistance autour de la ville d'Eséka vers 1916.

b- La période française (1916-1960)

Elle est la continuation normale de la précédente, du moins jusqu'en 1948. Le chemin de fer du Centre qui s'était arrêté à Njok au temps des Allemands fut prolongé jusqu'à Yaoundé qu'il atteignit en 1927. La construction de cette ligne ferroviaire a illustré dans le pays basaa ce qu'on appela à l'époque le régime de l' indigénat et des travaux forcés, si bien qu'indigénat et travaux forcés se confondaient dans l'esprit du Basaa avec le nom Njok, lieu où les travaux forcés de percement des tunnels de Songbadjek furent les plus durs et les plus meurtriers.

Le ministre camerounais MANGA MADO a commis un ouvrage sur la situation des travailleurs sous le régime de l'indigénat. C'est au cours de cette période que les Français ont ouvert le poste administratif de Ngambe (1922), dans la localité de Babimbi, en décentralisant la circonscription d'Edéa par un découpage plutôt d'affinité ethnique que territorial. Nous nous habituerons à partir de cette époque aux désignations suivantes: Babimbi l, Babimbi II, Babimbi III, Bikok, Edéa, Eséka, Ndôg Njee Nord, Ndog Njee Sud, etc.

Durant cette époque, on ne trouve dans la région aucune grande école. Le Centre de certificat d'études se trouve au chef lieu de circonscription Edéa. Quelques élèves doués seront admis à l'Ecole Normale de Foulassi. créée par les Américains, et d'autres à l'Ecole Primaire Supérieure de Yaoudé. Grâce à ces deux institutions, le pays

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basaa produira un premier contingent de diplômés qui vont servir de premiers cadres évolués de l'ethnie et joueront un rôle très important pendant et après la Seconde Guerre Mondiale. A la déclaration de la guerre par les Al1emands en 1939, les Basaa s' enroleront en masse pour combattre, aux côtés des Français, les forces armées hitlériennes. Grâce à cet enrôlement, parvenu à l'indépendance en 1960, le Cameroun comptera dans ses rangs comme sous-officiers valables, les éléments Basaa, qui forme à l'heure actuel1e la majeure partie des officiers supérieurs de armée.

L' œuvre missionnaire tant protestante que catholique est énorme en pays basaa. On comptera en 1932, lors de la première consécration des prêtres indigènes, quelque quatre Basaa. La mission protestante formera à Bibia des pasteurs dont les deux premiers, après la guerre, visiteront l'Amérique où ils complèteront leur formation à J'Université de Princeton. Parmi ces 2 pionniers se trouvera le pasteur Joseph TJEGA, originaire du pays basaa. Après la guerre, la première fille diplômée de l'enseignement supérieur sera une Basaa. Il s'agit de mademoiselle Marie Biyong, devenue par la suite madame NGAPETH.

Sur le plan de l'évolution des idées dues aux bouleversements apportés par la guerre, les Basaa s'illustreront dans la personne d'un UM NYOBE Ruben, ex-normalien de Foulassi, devenu par la suite fonctionnaire de la justice. C'est lui qui, après la création de la première vraie opinion politique des autochtones en 1948, se verra confier la mission de populariser l'idée de l'indépendance du Cameroun.

De 1948, date de la création de l'Union des Populations du Cameroun (UPC), à 1958, date de sa mort dans le maquis, le nom Basaa sera connu dans le monde entier, si bien qu'on identifiera le mot indépendance à cette ethnie (en Afrique. en Europe, et même sur les tribunes des Nations Unies à New-York). Bien que ce courant d'idées ait eu un mobile noble, les Basaa se verront traités, même par leurs concitoyens, d'ambitieux, de gens du désastre, d'anti-Blancs. Malgré cette hostilité sauvage et aveugle, les chefs basaa du mouvement d'indépendance du Cameroun, ne cessèrent leur lutte jusqu'au suprême sacrifice de leur vie pour que le Cameroun, la terre de leurs ancêtres, qu'ils considèrent comme leur propre terre - l'histoire, plus haut. l'a démontré-, ne soit jamais asservie par les étrangers. Après la mort de leur chef et de la plupart des lieutenants celui-ci, deux années après, le Cameroun accède à la pleine souveraineté, but ultime de leur glorieux sacrifice. Nous sommes en 1960.

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Que sont-ils devenus et que fon-ils depuis cette date? C'est ce que nous dira le chapitre suivant.

Cycle 7 : DE 1960 A NOS JOURS

Un an après la mort du leader Ruben Um Nyobe, les Basaa se ressaisissent autour de MA YI MATIP, fils héritier authentique d'un grand Mbombog du pays basaa. MATIF ma NDOMBOL. Autour de celui-ci, les Basaa se regroupent après une dure épreuve où ils seront diminués et démunis. Ils vont prêcher la réconciliation d'abord entre aux, ensuite avec tous les autres antagonistes. principalement les Français et les nouveaux dirigeants camerounais. Ils acceptent même de jouer le jeu de la démocratie.

Une liste patronnée par le même MAYI aux élections partielles dans leur région en 1959 est plébiscitée. MA YI, NONGA, INACK et MBONG entrent dans l'assemblée législative. Nous nous approchons de la date du 1 er Janvier 1960, jour de l'indépendance rêvée de tous et pour laquelle le peuple basaa aura payé cher. Il est trop tôt pour faire le bilan de l'action de tous les Camerounais concernant cette lutte. Mais d'ores et déjà, à l'intérieur comme à l'extérieur du triangle camerounais, de 1948 à 1960, le nom Basaa aura été l'un des plus identifiables avec le mot « Indépendance ».

Après ce remue-ménage, ces soubresauts dûs à la quête de la liberté qu'ils estimaient nécessaire pour l'épanouissement de leur patrie, ils participent aujourd'hui à la construction de cette patrie pour laquelle ils se sont tant sacrifiés. Sans entrer dans les détails, on peut dire que l'élément basaa demeure le plus efficace, tant à la conception qu'à la réalisation des plans qui modifient de jour en jour notre République. Il constitue en quelque sorte le levain de la pâte, le fer de la lance, bien que n'étant pas admis aux avant-postes du combat.Tels sont pour l'instant les jalons historiques de la branche basaa, détachée du bord du Nil, on ne sait trop quand exactement et qui au Cameroun se trouverait depuis le Moyen Age. Nous l'avons suivie pas à pas, du Nord-Cameroun au bord du Wouri. Nous l'avons vue conquérant des territoires pour installer ses différentes familles. Nous l'avons vue recevant d'autres populations africaines et leur laissant quelquefois le monopole des contacts extérieurs.

Nous la retrouvons, après les deux guerres mondiales, renouant avec son idée de liberté. de refus de l'aliénation et de la contrainte extérieure.

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Nous l'avons admirée dans la lutte pour la conservation de cette chose si nécessaire à toute évolution harmonieuse: la liberté. Nous la retrouvons aujourd 'hui, au cœur de l'indépendance retrouvée, reprenant son calme, en poussant la roue par ici et en tirant la gâchette par là, pour que vive la République camerounaise. Après avoir réussi à ramener le calme là où encore existaient les querelles du désordre qu'il avait contribué à provoquer et pour cause, le Basaa actuel s'acharne à la recherche de l'authenticité du monde noir.

Des thèses de doctorat sur les éléments culturels authentiques du passé se soutiennent avec, comme fondement, la culture basaa. Tous les aspects de la culture africaine précoloniale au Cameroun sont abordés par les éléments basaa de l'Université et dans tous les cercles savants du pays. Sans préjuger de l'avenir, on peut pourtant être sûr d'une chose: c'est que si cette recherche continue, et elle continuera sans doute, dans quelques années, en parlant de la culture camerounaise, on sous-entendra la culture basaa. Ainsi donc, nous essayerons, dans les pages qui suivent, d'analyser certains aspects de cette culture, telle qu'elle a été conçue par le Basaa antique et transmise de génération en génération non par une conservation classique, c'est-à-dire celle écrite, mais par une force assimilatrice et dynamique: la tradition orale. Grâce à cette tradition orale, l'on évaluera la somme des connaissances qui faisaient la richesse de cette culture embrassant tous les domaines de la vie d'un homme, dans les sites les plus divers et les moments les plus historiques de son existence.

Dès lors, on peut se demander comment, cet homme, qu'on a suivi au cours de ses multiples déplacements, vivait et sur quoi il avait basé son mode d'existence. C'est cette somme de compilations qui constituera la trame de la troisième section.

111- LE MODE DE VIE ET LES OCCUPATIONS

L'on notera qu'à partir de ce chapitre nous ne présenterons le Basaa que selon la tradition orale, tel qu'il a vécu, organisé sa vie, conçu son monde, réglé ses rapports avec tout son environnement. Selon le titre donné par l'UNESCO, il s'agit plutôt de présenter le Basaa dans sa totalité et non de laisser dormir un côté de son existence, parce que rétrograde ou négative. Nous essayons, dans le cadre de ce travail, de présenter au monde cet Africain qu'on appelle le Basaa tel qu'il a vécu et vit encore actuellement. Comme nous r avons signalé, plus haut, nous ne donnerons

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pas ici de recettes d'une vie imaginaire, mais celles d'une époque vécue dans un espace donné. Et pour qu'on parvienne aujourd'hui à comprendre les réactions des Basaa devant tel ou tel phénomène, il faut faire une excursion vers leur passé que nous connaissons déjà, grâce aux investigations du chapitre II sur leurs données historiques. A la fin de ce chapitre, nous nous sommes posé deux questions: d'une part, quel était le mode de vie des Basaa ? Quelles étaient leurs occupations?

Le mode de production du Basaa antique, comme celui de tous les Africains, reposait sur certains impératifs, d'ordre religieux entre autres.

Un mauvais présage dès J'entrée dans la forêt, soit pour aller chasser, pêcher, ou ramasser les fruits, le dispensait de tout effort inutile au cours de la journée, car l'explication qu'il se donne lui-même ou par l'intermédiaire d'un devin est celle-ci: cet acte qu'il veut entreprendre n'a pas reçu l'agrément du monde invisible. N'oublions pas que le Basaa obéit à une double vie, celle des vivants et celle des morts.

Le milieu culturel dans lequel il évolue lui apprend que quoiqu'il fasse - qu'il prépare ses plantations, construise sa case, aille à la chasse ou à la pêche, ou même en promenade -, il doit s'assurer avant tout de l'acquiescement des ancêtres.

C'est ainsi que beaucoup d'Européens qui ont constaté que les Africains passaient des journées entières dans leurs cases à palabrer, à boire du vin, étendus sur leurs nattes, ont crié à la paresse des Noirs, sans comprendre, au fond, ce qui dans l'environnement était la cause de cette vraisemblable farniente ou dolce vita. Et bien, le Basaa qui habite la forêt était de ceux-là. Seulement, c'est à tort qu'on pouvait le taxer de paresseux.

Le Basaa est essentiellement agriculteur. 11 n' y a pas travail plus pénible, plus dur, plus fatigant que rabattage des arbres, au début de la grande saison sèche, pour la préparation des plantations avec une petite hache et un bout de machette. Remarquons que ses plantations sont nombreuses, qu'il ait une seule ou plusieurs femmes. La coutume veut qu'il ait sa propre plantation, celle de sa mère, celles de ses sœurs s'il en a, et bien sûr, celles de chacune de ses femmes. Heureusement que dans ce genre d'occupations, il a dû trouver des solutions, celle par exemple qui consiste à faire partir d'une coopérative appelée yum, ou d'une association de classe d'âge, appelée sega.

Des hommes de même âge, sega ou de même village, yum, avec leurs haches et leurs machettes, abattent de grandes étendues de forêts qui,

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plus tard, porteront des noms suivant les utilisations qu'on en fera. Les noms wom, totop, suie, kôdôg, bihonda et nsélél constituent les différentes désignations des champs familiaux2o

TABLEAU NOl: CHAMPS FAMILIAUX

WOM MBAI BITEK /rI /rn km Espace

Même espace territorial vu Espace

territorial mis Ndap et considéré territorial sur

Lipan en valeur au Mbok lequel l'on Sikodêk moyen de MbaÎ dans son Nkon

Man om aspect. exerce des Sisulé cultures, vu et put droits de Sitotop~ B g exclusIvement

désigné, par um , 'd . 1 jouissance BOb b reSI entIe (IV) conséquent dans 1 u um pour garantir

(VI) prioritaires son aspect Son

l'occupant exclusivement Bisoson actuel contre économique (V)

l'ingérence ~ abusive des Hisi

! populations

(Terre où l'on allogènes

s'est fixé)

~ Minsélél IX (Ensemble des Libôk terres qu'on a (Terre où l'on défrichées ct construit)

occupées) VIII

VII

NB : Tout individu qui ne possède aucune portion d'espace dans ce tableau ne peut et ne pouvait se dire citoyen basaa, étant donné que dans la charte signalée plus haut la citoyenneté s'acquérait par la triple existence de territoire, de descendance et d'autorité lignagère connus.

Hormis cette clause, l'on était considéré comme allogène (nlolo) ou assimilé.

20 Tel que le montre le tableau nO 1

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Dès que les arbres sont abattus, leurs troncs dégagés, l'herbe et le menu branchage brûlés, l'homme cède la place à sa ou ses femmes. L'homme basaa ne cultive jamais la terre. C'est un interdit religieux et une croyance due au rapport qui existe entre la fécondité de la terre et celle de la femme. La terre chez les Basaa est une déesse de la fécondité, de la bonté, de la tendresse, tous traits qui caractérisent une bonne mère.

Dans la culture du macabo, nourriture de base des Basaa, la femme imite l'homme dans sa façon de travailler en groupes. Ses propres associations ont pour noms bambala (groupe de toutes les épouses d'un homme ou des hommes d'un même clan), bakoko (groupe des femmes appartenant à la confrérie de l'escargot, 'koo' dont entrée nécessite certaines vertus cardinales, entre autres celle d'être chaste, c'est-à-dire de ne jamais coucher avec un homme autre que le mari légitime. En dehors de cette occupation principale, l'agriculture, venait la construction des cases, où l'homme pose les fondations, monte les charpente, pose la toiture, attache les bambous aux poteaux sur lesquels les femmes viendront, après malaxage du torchis, élever les murs.

La construction chez les Basaa est simple. L'homme, aidé de ses fils, frères ou « sega », coupe les piquets dans la forêt en prenant soin de choisir ceux qui soutiendront les quatre coins. S'il est jeune, il appelle un architecte qui, avec une longue corde et quatre poteaux, donnera une forme à la future habitation qui. chez le Basaa, épouse toujours la forme rectangulaire.L'homme grimpe au palmier soit pour l'émonder, soit pour cueillir les régimes de noix que sa femme prendra soin de dépulper pour extraire de l'huile. Elle concassera les amandes pour en retirer les palmistes qu'elle vendra au marché, atin de remettre le produit de sa vente à son mari.

Le Basaa chasse non pour le plaisir de chasser, mais par nécessité. Pour compléter son équilibre alimentaire en azote, lui qui n'est pas un grand éleveur, doit chasser le gibier par plusieurs moyens. Jadis, avant l'arrivée des Européens, les Basaa fabriquaient et utilisaient le fusil à pierre « tjap ngaa ». La chasse chez les Basaa se pratiquait à l'affût ou à course à l'aide des chiens « nsombi ugwo ». Ils employaient non seulement le fusil mais aussi l'arc «mpir-lôngô », arbalète, «mpan », la fronde « ndamb »,

etc. Le moyen le plus répandu était le piégeage, « amb ». Il y avait le piège à lacet « nsum », à assomoir « lihéé », à trappe « mamb » et à fosse « bee ».

En dehors de ces occupations, les Basaa du bord de la Sanaga pratiquaient la pêche à souhait, à la masse, au filet, à la sagaie ou à

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l'hameçon. Il s'agit ici de la pêche masculine, mais les femmes aussi pratiquaient une sorte de pêche qu'on appelle og et qui consistait à assécher le cours d'une rivière, surtout aux endroits profonds, et de capturer, à l'aide d'un grand tamis, crabes, crevettes et petits poissons. On pratiquait même une pêche commune aux hommes et aux femmes, le Nkôma, utilisation de décoctions d'herbes vénéneuses qui affolent momentanément les poissons. Bien que l'habitat basaa soit la forêt, il élevait plutôt caprins et ovins parce que moins difficiles à nourrir. Le Basaa n'a aucun goût à l'élevage. On trouve cependant à l'état libre poules, canards, chiens, chats et même des porcs qui se débrouillent eux-mêmes pour trouver leur pitance journalière.

Ce mode de vie qui est basé sur l'agriculture, la chasse, la pêche et le ramassage ne connaît pas de spéculations commerciales avec vocation de faire du capital. Le surplus de la production sert souvent à entretenir des parasites: oncles et cousins besogneux. Le petit bétail complètera la dot. Les vraies transactions commerciales reposent sur le troc. Cependant, à ce stade, le Basaa connaît déjà le système de courtage, de cOlnmissions, qu'il appelle mél. C'est le prix des efforts faits par un homme pour amener un acheteur à acheter et un vendeur à lui vendre la marchandise après de longs débats. Comme le Basaa aime le verbe, il excellait dans cette tâche de courtier. Le goût du gain est apparu à l'arrivée des Européens avec les marchandises apportées d'Europe.

A partir de ce moment, la production va se modifier ainsi que les techniques, et l'activité domestique tendra vers la répartition judicieuse du travail avec idée de rentabilité. Ainsi les anciens métiers tels que la poterie, la réparation des nasses, le tannage des peaux, la construction des cases, la fabrication des ustensiles de cuisine, vont céder la place à de nouvelles formes d'occupations au fur et à mesure que pénètre une autre civilisation. L'on verra briquetiers, maçons, charpentiers, ébénistes, qui, formés dans les chantiers européens, vont rentrer dans leurs villages et imiter la façon du Blanc de construire, ou de fabriquer chaises, tables ...

De 1900 à 1922, les Basaa vont intensifier la culture du cacaoyer qui fera la richesse de la région au même titre, sinon plus, que le palmier à huile. Ce goût du gain pousse bon nombre des jeunes ayant reçu une instruction primaire dans les écoles à rechercher les emplois de bureau: commis, interprètes, clercs de boutiques, etc. Certains vont même devenir agents commerciaux ou traitants installés à leur compte dans les centres de brousse. La division du travail de jadis où le père débroussaille un coin de

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forêt, la mère cultive le même coin pour produire le macabo. la banane plantain, les légumes, les enfants s'occupant de leurs petits frères et sœurs ou allant puiser l'eau, a cédé petit à petit la place et tendra vers un autre mode de vie adapté à une autre époque, celle dite moderne. On verra plus tard ce qu'elle a donné à la société globale. avec ses écoles. ses moyens faciles de déplacement, ses multiples possibilités de contacts, l'introduction de la monnaie fiduciaire, source pour ainsi dire de tous les bouleversements heureux ou malheureux pour les Basaa et leur organisation socio-politique.

CHAPITRE III

L'ORGANISATION SOCIO­POLITIQUE

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La société basaa est cosmopolite et plurielle du point de vue de ses constituants et des différentes modalités ces derniers s'objectivent. On y retrouve des enfants, des femmes et des hommes occupant différents statuts (Ba lolo. Bambombok). Toutes ces entités s'organisent sur la structure du Mbok

1- LA SOCIETE BASAA : LE MBOK

Dans l'étude sur les Bakoko présentée pour l'obtention du doctorat en Droit21 , Yves Nicol a entre autres inexactitudes, écrit que « le fétiche de MBOK est un médicament contenant des ossements du premier ancêtre du groupe renfermé dans un coffret en écorce, porté par un homme de Ngué et veillé par une grande armée ». Il ajoute que le « MBOK est une oligarchie d'origine fétichiste composée des gens de la société secrète Bôt ba Ngué ayant l'un de leurs à sa tête, Mut MBOK, ou 'homme qui possède le fétiche MBOK' ».

Ce petit paragraphe explique sans le savoir toute l'organisation socio­politique des Basaa que Nicol appelle à tort Bakoko.

Mais avant de passer à l'étude de cette institution au niveau de sa nature réelle et de son fonctionnement, nous empruntons à Maurice DELAFOSSE cette heureuse notation qui nous servira de fil conducteur: « Aucune institution n'existe en Afrique Noire, que ce soit dans le domaine politique, :~ire même. e~ .matièr~ ~conomiq~e, qui ne. ref20se sur un concept relIgIeux, ou qUI n aIt la religIOn pour pIerre angulaIre- ».

C'est en tant que pierre angulaire, modelant la société basaa, et non en tant qu'oligarchie fétichiste ou ossements humains, que nous présentons le schéma et la signification réels de cette institution qui organisait la société bassaa, le MBOK.

C'est autour de la grotte totémique de Ngok Lituba, les neuf ancêtres signalés plus haut élaborèrent une charte institutionnelle et lui donnèrent le nom de MBOK Basaa. Le terme MBOK provient du chiffre premier de la numération basaa : pok = 1.

Nous avons signalé que le Basaa possède une langue à classes, et comme toute langue bantoue, le changement de lettre pour désigner autre chose est capital. Ainsi, lorsque, dans le vocable MBOK, on isole le « M »,

21 Nicol .Y: Les Bakoko 22 Delafosse M: Les Civilisations négro-africaines, cité par Hubert Deschamps- in Les Religions ct' Afrique noire, p. 5

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terme de totalisation, on fait remplacer b par p et on obtient pok, ou vice versa; de pok, on fait bok : arranger, d'où MBOK : totalité qui arrange, et qui préexiste et survit à l'individu. MBOK est parti donc de cette idée de commencement, de primogéniture, de pouvoir d'organisation.

Ainsi, pour le Basaa, au moins à partir de cette charte, le MBOK connote le pays dans sa totalité, comprenant hommes, animaux, arbres, fleuves, institutions sociales, économiques et politiques. C'est le concept qui totalise le corps global de l'ethnie. Comme l'on peut facilement le remarquer, il ne s'agit ni d'ossements, ni d'oligarchie fétichiste, mais de quelque chose qu'on peut appeler vital pour le Basaa d'hier et d'aujourd'hui, puisque ni l'un ni l'autre ne peut se passer du concept pour organiser rationnellement sa vie et celle de son groupe, si petit soit-il.

Dans la charte, nous relevons 3 catégories de devoirs et d'obligations parmi les 9 articles. Le jeune homme qui atteignait l'âge de la circoncision et qui, par l'initiation, entrait dans la société des adultes, devait prêter semlent de cette façon :

Je m'engage à protéger:

1. Nwa Mbok [DeVOirs de protection, d'obéissance et d'aSSistance] 2. Man Mbok des personnes physiques (femmes, fils et hommes

3. Mbombok du peuple)

4. Tjom di mbok

5. Mis ma mbok

6. Nin Mbok

7. Mbenda Mbok

8. Nkaa - Mbok

9. Mbok i Mbok

[

Devoirs de protection des biens et de la] vie (choses, décisions et vie du groupe)

[

Devoirs de protection des ] institutions (loi. justice et droit)

Si l'on représente cette institution (figure n02) sur le plan graphique, l'on remarque que socialement, le Mbok Basaa comprend: a- Ndap : lien de sang b- Mbai : lien de résidence et de sang c- Lihaa : lien de sang, pas forcément de résidence d- Liten : lien de sang, rarement de résidence

e- Pes Mbok ou Lon: lien géographique (région) f- Mbok : sens sacré de patrie

Ndap : Lien de sang

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Politiquement. le fonctionnement de l'institution chez le Basaa précolonial se résume comme suit :

Les familles sont groupées et réparties sous l'autorité des Bambombok, et ceux-ci soumis à leur Nkaambok. Le Nkaambok tient son pouvoir d'une assemblée du Mbok suivant les degrés de la figure n02. Et ce pouvoir dépend de cette institution, donc cet ordre ne peut être qu'hiérarchique. Il y a autour de lui le corps des prêtres. gardiens des usages du pays, dont l'autorité, tantôt manifeste. tantôt occulte, s'impose au Nkaambok lui- même.

Le pouvoir du Nkaambok s'exerce dans la limite du droit coutumier. Il est tempéré par les Ministres ou Dikoo di mbok. chef des familles primaires au niveau de chaque portion territoriale et dans les assemblées au sein desquelles se débattent certaines questions politiques et juridiques.

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Le système global prend la configuration suivante ci-dessous (figuren03) :

Expliquons ce schéma : Le petit cercle du milieu connote cette réalité totalisante et

transcendantale autant qu'est le MBOK en tant que globalité. Les ordres de grandeur dans le pouvoir d'organiser et de modeler

l'ensemble partent d'abord des hommes religieux, Bayimam, qui. dans cette société, occupent la première place bien que souvent effacés. Cette apparence d'un pouvoir diffus fait penser à des sociétés dites secrètes. Cette catégorie des citoyens entoure les Bakaamkok (maîtres temporels) de leurs conseils et avis dans le gouvernement de leur unité familiale.

L'on verra que les groupes 1 et 2 sont désignés ici sous le nom commun des Bambombok, parce que la réalité du pouvoir réside dans leurs mains, grâce à leur naissance non contestée. Ils descendent tous d'un même ancêtre et se classent suivant l'ordre de naissance. Nous rappelions plus haut que la société basaa était d'essence patriarcale et agnatique.

La dernière classe est celle du peuple tout entier qui comprend même les étrangers, les esclaves nés ou achetés, les femmes et les enfants.

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Nous avons le schema ci-dessous (figure n04).

Figure 0°4

Tout problème qui n'a pas pu être résolu à l'amiable au niveau: ndap, mbaI, Iihaa, litén peut nécessiter l'avis d'un Mbombok Lon ou tout le conseil des 8ambombok. Leur réunion connote aussi le terme mbok ou bama mbok.

c

NDAP

------------~,----------r Chaque famille nucléaire résoud ses problèmes dans un cadre restreint et dans le cadre de la famille étendue (Iihaa)

1 matén

(sangliten) Dignitaires du village

i

Ndap

{ Ce sont les sages. Ils sont vieux donc les plus rapprochés des morts. Ils sont les mieux placés pour dire le mhok. Ce sont les philosophes

Le Mbombok est un dignitaire pouvant siègcr au conseil suivant le degré de juridiction. Mais quand il joue un rôle sacré, le rituel seul change.

{

les grands problèmes du village sont résolus par les différents chefs de famille ou Dikoo di mbok

{

{

les familles (Mahaa)

Deux familles qui ont un différend ou tout autre problèmes se réunissent pour le résoudre.

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Telle que présentée plus haut, la société autour du MBOK, comme ciment, fonctionnait suivant le système lignager sous les trois conditions expresses suivantes:

Pour être consacré comme Mbombok, il fallait posséder: - un territoire connu, - une autorité lignagère connue, - une ascendance noble connue.

Ces trois critères sont exprimés dans la charte ci-dessus. Territorialement, tout Basaa doit nécessairement posséder ou

montrer, suivant le tableau ci-dessous, au moins une partie du territoire où lui-même ou ses ancêtres s'étaient fixés.

Ainsi, de WOM23, espace territorial mis en valeur par l'individu,

jusqu'à HISI, terre Oll l'on s'est fixé, il y a chez les Basaa 9 modes d'occupation du sol. Lorsque dans cette société on appelle quelqu'un Mbombok, ou fils de Mbombok, on sous-entend qu'il a une possession immobilière. Et de cette attribution peut découler l'autorité lignagère, laquelle débouchera sans doute sur la descendance agnatique. Le rapport des classes ou castes est né de cette situation, et c'est ce qui expliquera l'étude des statuts socio-politiques.

11- LE FONCTIONNEMENT:STATUTS SOCIO-POLITIQUES

Parler de l'organisation de la société basaa traditionnelle, c'est immédiatement toucher à un problème politique, celui de l'ordre, de r organisation étatique telle qu'on r observe dans les sociétés modernes et laquelle découle d'une partie d'un droit qui est global. Ce droit global qui comprend l'ensemble des coutumes et des lois ou interdits, forme en quelque sorte l'armature de la société, « le précipité d'un peuple» comme dit Portalis. Mais existait-il avant la colonisation? C'est ce que nous essayerons de voir dans cette section 2.

Dans ce précipité, il y a le caractère d'intimité et de communauté, le phénomène moral qui découle lui-même de l'usage fondamental des précédents coutumiers, car sans vie morale il n'y a pas de vie commune, et pour vivre en commun, il faut certaines limites à certaines choses; c'est la notion d'obligation créatrice, d'institutions régulatrices: l'Etat. Pouvait-on ou peut-on parler d'Etat dans le fonctionnement du groupe basaa d'alors?

23 Voir tableau des champs familiaux (tableaux n° 1).

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Seules les notes suivantes, recueillies auprès de nos enquêteurs, nous le démontreront.

Nous savons que lorsqu'il y a obligation de faire ou de ne pas faire, il s'ensuit que lorsqu'on fait ce que les autres réprouvent- car la vie en société c'est nous et les autres-, il y a automatiquement une réprobation de la société, ce qui constitue la sanction inhérente à l'infraction commise. Et ceci nécessite une autorité, quelle que soit sa forme.

Or, la notion d'obligation et celle de l'infraction débouchent sur la religion et la morale, et comme cette société traditionnelle basaa est essentiellement religieuse, il faudra donc que, pour la défense de ses gens, cette société, par la coutume définisse la façon dont elle entend assumer sa tâche, s'acquitter de sa mission. Pour ce faire, il n'est peut-être pas non moins important de connaître la composition de cette société et ensuite ses forces régulatrices.

II.1. Composition de la société traditionnelle

Nous avons vu, parlant du peuple dans son histoire à travers le temps et l'espace, des tribus, des clans, des sous-clans et même des phratries. Mais à l'intérieur de cette nomenclature, qu'elle était la place de l'individu? Il existait deux grandes divisions:

~ les Bot Mbok : les maîtres du lieu et leurs descendances, ~ les Balolo : les étrangers et leurs descendances.

Beaucoup d'auteurs ont souligné que dans les sociétés traditionnelles, l'individu n'apparaît pas, il s'efface devant le groupe ~ soit!

Pourtant, la société que nous étudions et à laquelle nous appartenons nous présente des individus à partir desquels se forment certaines corporations telles la société des prêtres (Ngé et Um), la société des militaires (Bagwégwét), la société des légistes-législateurs (Bapôdôl), la société même des femmes (le koo), etc.

Sur le plan territorial, la « tribu» reste le découpage idéal dans lequel clans, sous-clans, phratries, délèguent des représentants à chaque organe de décision ou de réflexion: ce délégué à pour nom Mbombok (voir figure n04).

La société basaa traditionnelle ne connaît pas de royaume, ni de chefferie au sens européen du terme. Celui que tout le monde reconnaît

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comme tel, le Nkaanlbok ou Nten, n'est que le père du clan, de la tribu, qui a plusieurs noms suivant le degré de représentation: Isan Mbai (famille), Isan Nkan (village), Isan Lon (tribu), ou Isan Mbok (ethnie ou sous-ethnie). Ce sont ces personnalités qui forment le gouvernement à differents niveaux.

Comme chez les Celtes, le chef, à chaque niveau, est éponyme: il incarne à la fois l'ancêtre, le clan, la famille, l'autorité civile, religieuse et militaire. Et autour de lui, il a des nobles qui ont le même sang que lui (frères, cousins, neveux, oncles) parce qu'eux aussi descendent de l'ancêtre. Ce sont ceux qui forment ce qu'on a appelé les Bet Mbok (les maîtres du terroir), en opposition aux Balolo (les étrangers de toutes conditions: captifs, esclaves, affranchis, immigrants, etc.).

Dans cette démocratie qu'on peut appeler «nobiliaire », il y a la société des anciens, les Dikoo di Mbok, qui, en dehors de Nkaanlbok, peuvent prétendre à la place de leader dès qu'il y a vacance; par contre, les cadets des familles peuvent assister aux assemblées délibératives mais sans voix, et ne peuvent remplacer les autres de leur vi vant.

Ces assemblées qui portent le nom de Likoda, ou Borna Mbok, sont l'organe politique suprême des Basaa, qu'elles siègent sur le plan clanique, tribal, ou même, parfois, ethnique: c'est le parlement.

Les mots Likoda et Borna viennent du verbe Kod: rassembler, réussir. S'il y a réunion, il faut qu'il y ait quelqu'un qui la convoque, et pour qu'il y ait rencontre, conséquence d'une convocation, il faut qu'on soit convoqué, et que le lieu de la réunion soit connu, et même quelquefois son objet. Ce rôle est dévolu au Nkaambok assisté de son état-major, les Dikoo di Mbok.

Comme nous le verrons par la suite, il y a dans ces réunions qui sont périodiques une étiquette régulière: un certain apparat, un endroit approprié, le droit à la parole, le droit d'accord et de désaccord, et les signes distinctifs des participants. Que reste-t-il ici d'un parlement moderne?

Pour mieux comprendre l'organisation socio-politique des Basaa, passons directement à la description de l'Etat, de ses représentants, du conseil, du parlement, des lois constitutionnelles, de la capacité juridique d'être député, des prérogatives attachées à la dignité de Mbornbok.

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II.2. Approche étatique

Il est dit dans la charte institutionnelle présentée plus haut (cf.I chap3):

2.1 De la citoyenneté

Sont citoyens basaa ceux qui traversèrent la Liwa ou naquirent à Ngok Lituba ou leurs descendants de parents non esclaves ou captifs, ou ceux qui auront acquis, après naturalisation rituelle devant rassemblée réunie, le titre de Nsaa. Tout cet ensemble constituera le Mbok. Son rôle essentiel sera de perpétuer la race et de respecter la tradition basaa.

Tout ce que le Mbok décidera téii, interdira kila, légiferera témbén sera respecté et observé comme bien commun de la tribu; c'est pour cela que nous disons aujourd'hui: «Mbon wog, minson mi yihga », «les pères meurent, les fils les remplacent ». Voici le préambule de la charte traditionnelle des Basaa approuvé à Ngok Lituba après l'installation. L'intérêt et le but de cette décision solennelle ont pour objet la continuité du peuple basaa, sa survie.

Le même jour que fut décrétée cette loi fondamentale, les ordonnances suivantes furent prises en vertu de ce dicton: 1- Nwaa mbok : la femme appartient au peuple. Tu ne l'abandonneras. 2- Manyo ma mbok : les décisions du peuple tu ne les casseras. 3- Mis ma mbok : les yeux du peuple, tu y feras attention. 4- Mhenda mbok : la loi du peuple, tu la respecteras. 5- Nkaa mbok : le père du peuple, tu reconnaîtras. 6- Mbombok : le vieux du peuple, tu obéiras.

Parce que «Mbok kwog, mbok nyodag »(le peuple tombe, mais toujours se relève et rajeunit et ne meurt jamais). 1) Si un homme bat un vieux du peuple, il sera sanctionné. « Ibale mut a njos MBAMBOK, ba je nye kwag, a mbok hala yaga? Mbok hoom!24 2) Celui qui frappe son père, sa mère ou un vieux de même âge, qu'il soit sanctionné. « Mut a bép isafi to nyan, to man mut sega yap, wee a nkôs kwag' Mbok hoom!

24 L'expression Mbok boom! indique l'approbation unanime.

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3) Celui qui tuera sa femme, son fils ou un esclave, Mbok le sanctionnera. « Mut a nol nwaa, to nkol wé, mbok nôgôs nye. Mbok hoom ! 4) la femme qui connaîtra le Ngé ou cherchera à regarder quelque autre divinité en face, aura affaire avec le Mbok. « Muda a yi Ngé to linun sat pe ni mis, a gwé hop ni MBOK. Mbok hoom ! 5) Tout crime crapuleux doit être affaire de MBOK. «Jam libe li kwo lonn Mbok yon i nsomjo, Mbok hoom! 6) La femme qui mangera un animal interdit (panthère. phacochère, poisson) aura affaire à MBOK. « Muda a je yom kila : njée. tjobi a gwéé hop ni MBOK. Mbok hoom ! 7) Au cours d'une lutte, d'un duel. d'une guerre, s'il y a eu blessure ou meurtre, seul MBOK procédera au rite de purification. « Ngéda santo gwét, ndi ndô pam, MBOK yon i nyén isi. i kan jomb ni sayab. Mbok hoom.» 8) Chaque individu doit soumission et obéissance totales au MBOK. « Hi mut a nlama nôgôl Mbok ni suhene yo nyuu. Mbok hoom !» 9) Si un homme a une palabre avec MBOK, il faut chercher à se purifier par le rite de purification, sinon MBOK le regardera. «U bag beba ni Mbok, u nana say ba nlo bé. Mbok 1 nol bé we. ndi 1 nkahal we béba liemb Mbok hoom!» 10) Tu ne te moqueras pas de MBOK. « U tahbenege ban Mbok ». 1 1) Tu garderas comme sacrées toutes ces prescriptions. «Honol mam mana unok len. i kolba ni MBOK. A MBOK hala yaga? Mbok hoom! »

Ces prescriptions qui furent édictées devant le peuple réuni après le passage de la Liwa constituent l'essentiel, le fondement inviolable de toute la société basaa, prescriptions qui étaient tenus de respecter tous les Basaa de toutes les conditions.

2.2 De l'autorité

A la tête de chaque « tribu» basaa il y avait un Nkaambok. A la tête du clan ou du sous-clan, un Hikoo hi Mbok (Dikoo di mbok).

Le Nkaa Mbok et le Hikoo hi Mbok, qui sont les premiers de la « tribu» ou du clan, ou bien les aînés des parents de descendance patrilinéaire connue. devaient former le conseil du gouvernement à l'échelon tribal. Chez les Lôk Bakén de Babimbi. par exemple, le

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Nkaambok était de la famille de Mamén, fils cadet de Basambul, frère puiné de Bakeng, parce que ce dernier avait vu tous ses fils quitter le pays: Mben, Heega, Njee, Ngondi, Ndon et Dikit. Chez les Bikok, c'est un descendant de Lôg Baki; chez les Ndog Njée, c'est le premier né de Lôg Ntômta, etc.

Ce sont ces «princes» qui forment le gouvernement du peuple,et entre lesquels les portefeuilles sont distribués suivant les compétences: affaires culturelles, judiciaires, d'administration centrale, de police et des forces armées, de l'économie, des finances, de l'information et de la santé. Notons par ailleurs que le clivage n'est pas aussi net que dans l'Etat moderne, car le seul Mbombok pouvait remplir (et le faisait du reste) plusieurs fonctions: de député, de ministre, de prêtre et de chef de douane par exemple (Mpodom), (Hikoo Mbok), (Nyimam), (Njenjel).

2.2.1 Prérogatives de NKAAMBOK ou Père du peuple

Nous avons vu par les ordonances que sa personne est inviolable. Il convoque les réunions du conseil (Nkaambok Bikumba). Il représente son peuple, sa « tribu» ou son clan, auprès des clans ou «tribu» étrangers. Il parle au nom de tout son clan ou de sa « tribu ».

Il est le chef des cultes. Il rend la justice. Il préside les cours et tribunaux. Il peut déclarer la guerre ou engager des pourparlers en vue d'établir

des conventions de paix. Il nomme les chefs de guerre parmi les plus valeureux de la tribu

reconnus pour le nombre de leurs lanières de peau de panthère, car chaque lanière représentait un homme tué pendant les expéditions antérieures.

Il notifie à tout le peuple les décisions et les arrêtés pris au cours des séances.

Il envoie des représentants auprès des Bakaambok des autres tribus. Il est le dépositaire des coutumes et rites et reste vigilant pour que

rien ne change, car la véritable bénéficiaire de l'ordre public est la société tout entière qu'il n'entend pas détruite.

Il ne prélève aucun impôt, mais son gouvernement a droit aux dons qui vont jusqu'aux personnes physiques. Son gouvernement n'est pas pour extorquer des biens aux populations, mais au cours des assises, on peut le

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corrompre. «Bot ba bi kébél nye ki gwés vap, a bé ane bé i katal tiorn, ndi a bé yon bitek to le bilô, inyu hop ba nIona nyeni ».

Il a droit aux premières parts dans toutes les cérémonies, telle la poitrine de la chèvre dans le repas rituel. Dans tous ces actes, il est assisté de ses ministres ou nobles; toute décision ne pouvait être prise qu'après une discussion préalable Oll chacun était intervenu suffisamment. S'il arrivait qu'un Nkaarnbok, pour une raison ou une autre, se trouve empêché d'exercer son mandat, qui est par ailleurs héréditaire, il déléguait ses pouvoirs à un Mbornbok, en lui confiant son chasse-mouches, insigne de sa dignité. Cet homme assistait à l'assemblée ou au conseil sous le nom de Mpodol (député ou délégué).

Tout ce qu'il recevait partout au cours de sa représentation, voire son mandat, était remis intégralement au Nkaarnbok. Si, après la mort du titulaire, celui-ci, au cours des multiples occasions, s'était montré apte, sage, brillant orateur et capable d'offrir des festins, c'est lui qui devenait le Nkaarnbok à la place du défunt.

« Mut nunu nyen a bi yika ki Nkaarnbok ibale a bi hop, a bana pék ni makondo ki ».

2.2.2 Le Borna Mbok

A chaque tribu son Borna Mbok. Cette assemblée se réunissait pour délibérer. Elle était composée de Bakaarnbok (les chefs coutumières ou P.M.), de dikoo di Mbok (notables ou députés ministres) et des Banjejel (chefs d'administration publique). C'était lorsqu'on siégeait comme assemblée « tribale ». Chaque Mbombok pouvait y amener ses fils majeurs ou ses frères, mais pas d'enfants ni de femmes d'étrangers ou d'esclaves. Cela pour 4 raisons, à savoir: 1) Quand ils (les maîtres) tenaient une assemblée, il y avait automatiquement la présence de la divinité Ngé qui y assistait et cette divinité n'est pas visible des catégories précitées. 2) Parce qu'on y prenait de graves décisions et comme les enfants et les femmes sont bavards, ils risquaient de divulguer les secrets d'Etat. 3) Les hommes qui se rassemblaient n'étaient pas tous animés de bonnes intentions, aussi les enfants non initiés risquaient de payer les frais des «jeteurs de sort ».

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4) Avant d'y arriver chaque partIcIpant avait déjà consulté la divinité Ngarnbi qui leur avait prescrit ou de se taire durant toute la séance, ou de parler parce qu'il était plus fort ce jour-là, ou encore de : a- se tenir debout et de ne point tendre la main à quelqu'un: b- ne pas boire; c- ne pas manger; d- ne jamais se quereller; e- ni jamais oublier de tenir la canne (Nsurnbi Mbok) en main en parlant.

Tout ceci pour éviter quelque malheur.

2.2.3 Lieu de réunion (Liborna li borna Mbok)

L'interdit de se rencontrer n'importe où était religieux (ha tohee horna bé Mbén i). Presque toujours, c'était au carrefour des pistes ou sous l'ombre d'un arbre totémique (e Mbok) tels: Côm, Bogi, Hitat Mbaï (noms d'arbres en basaa). Préalablement, les femmes devaient nettoyer l'endroit choisi.

Le premier jour était consacré au rite de purification (Biban). Le prêtre du NGAMBI devait apporter un régime de palme non mûr (suu ton) + 9 fruits d'un arbre appelé Tu-Njog.

Chaque Mbornbok apportait un branchage libui li bie, un régime de palme + 9 fruits de Tunjog + les branchages + l'arbre de Mbok, Hihént, ainsi que les paroles qu'on devait prononcer contre les mauvais esprits i tuus baernp, prévenir le désordre liyanda, le meurtre Manola ou djern. Tout cela était pour sacraliser cette place ban = exorciser, laquelle à partir de ce jour, n'était plus un simple carrefour, ou un arbre quelconque, mais la maison de rencontre des vivants et des morts, puisque le régime non mûr et les fruits de Tunjog sont la nourriture des ancêtres et que les esprits sont représentés par les feuillages.

Commettre l'adultère par exemple en cet endroit était sacrilège et puni sévèrement. Tout autour de la place étaient placés des sièges kaka. Certains apportaient leur natte mataama bibunga ou s'adossaient sur le trépied Mbenda. Mais le Mbenda était toujours réservé au Nkaambok qui avait toujours son chasse-mouches en mains, ou posé sur une peau de lion à côté d'une corbeille contenant 3 kolas.

Il portait des bracelets d'ivoire (dikomb di moo) et des bihiafi aux chevilles, et une épée dans un fourreau pa-sogo ; s'il était aussi guerrier; on y reconnaissait les prêtres à leurs chapeaux emplumés, le cou ceint

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d'une double rangée des «bakola» (sorte de colliers de perles), et les guerriers à leurs lanières de peaux de panthère (Nkaynjéé). Tout le monde avait une canne ciselée (Nsumbi Mbok), qui représentait l'amulette ou le gris-gris protecteur.

2.2.4 Fonction de Borna Mbok

Pour organiser au mieux la vie dans la communauté, il fallait des lois, nous l'avons dit. Nous avons vu aussi ceux qui devaient prendre part à l'élaboration de ces coutumes qui avaient force de loi.

C'est donc au Nkaambok de la «tribu» que revenait le soin de convoquer ces assises. Ce n'était pas de son bon vouloir: plusieurs doléances présentées dans la maison du peuple, Kumba Lon où siège son gouvernement, étaient la cause principale des réunions. Ces doléances étaient. par exemple : a- le meurtre domestique, b- l'organisation des troupes en cas d'attaque ennemie, c- le meurtre d'un citoyen dans une tribu étrangère, d- la fuite à l'étranger ou chez ses oncles d'un citoyen ayant tué un autre citoyen, e- le décrét de nouvelles lois (té manlbén ma yondo), f- la punition de ceux qui transgressent les vieilles lois (ou lois établies), g) la punition de l'homme ou du clan qui désobéit au Mbombok.

Cette assemblée se réunissait aussi dans le cas où un citoyen ayant tué un étranger s'enfuyait à l'étranger, ou qu'un étranger se saisissait d'un otage. Il fallait pour cela convoquer les représentants pour statuer.

Par exemple: une femme du clan ou un éléphant sont passés dans une tribu étrangère, alors on y associe les Banjenjel, c'est - à - dire les titulaires des routes ou douaniers.

Une fois passées et décidées devant cette assemblée souveraine, ces prescriptions entraient en vigueur. Toute inobservance était passible des peines prévues, qui étaient principalement: a) le Kwag (blâme), b) le Mbuma (pillage des biens), c) le Kéna (bannissement). d) le Mabet ma Ngé (mise à mort par décision du peuple devant la divinité Ngé).

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N'oublions pas qu'avant la tenue de l'assemblée, les Bakaambok devaient se réunir pour arrêter le programme de la rencontre: c'est ce qu'on appelait le NKAA MBOK BIKUMBA, ou ordre du jour, ou conseil des ministres.

CHAPITRE IV

LA VIE FAMILIALE

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La famille est la cellule de base de la société basaa. L'acception qu'on lui donne englobe toutes les personnes se réclamant d'une même filiation" d'une même lignée. Elle se caractérise par des liens de consanguinité et d'alliance.

1- L'ECHANGE MATRIMONIAL

a- Le régime matrimonial traditionnel: la «dot 25 », sa composition, la pratique sociale, la transaction et les avantages et à-coups du système.

Dans l'ancienne coutume matrimoniale basaa, pour qu'il y ait mariage, trois conditions étaient nécessaires et suffisantes: ~ les futurs conjoints devaient être de sous éthnies différentes (Un lôg

Bakéfi n'épouse pas une lôg Bakéfi) ~

~ le consentement des familles devait être acquis; ~ la« dot» devait être promise et le versement commencé.

C'est donc à la lumière de ces trois principes que nous allons examiner le régime du mariage selon les Basaa du Cameroun.

On sait que chez tous les Bantous, l'unité sociale de base est la famille, dont les éléments sont simplement des composants. Et la logique chez ces populations voudrait que les actes essentiels de la vie tel que le mariage, qui doivent être accomplis par une personne déterminée, soient consentis par l'ensemble du groupe familial qui obligatoirement en est toujours affecté.

Du fait de l'exogamie pratiquée par les Basaa (le mariage est destiné à perpétuer la race, à augmenter ses possibilités), quand un homme prend une femme dans un clan ou une ethnie voisine, son geste diminue l'autre famille et pour cela il faut une compensation afin de maintenir l'équilibre; cette compensation matrimoniale s'appelle en basaa Nkôbi, qui donne la possibilité de combler le vide créé par le mariage d'une fille dans une autre tribu.

Jadis, au lieu même de donner chèvres, houes, fusils de traite et esclaves comme «dot », on échangeait carrément deux filles de deux familles en mal de mariage.

L'on nous a dit que le NKôbi est né le jour où l'une des familles, ne possédant pas de fille à marier, dût trouver une valeur équivalente. Cette valeur équivalente, avons - nous dit, comprenait esclaves, têtes de bétail,

2S Compensation matrimoniale

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marchandises diverses, ou tout objet utile pour permettre d'acquérir des biens propres pour affronter aussi l'opération avec beaucoup de facilités. L'argent n'est venu qu'avec l'occidentalisation de la société, et avec elle tous les abus qu'on est en droit de critiquer de nos jours.

Il faudra noter aussi qu'à l'époque, l'assentiment de deux groupes était toujours sollicité, surtout pour la première femme, Nyafi mbai (mère du foyer domestique), tandis que pour les autres, les bakila (celles qui font les commissions), seul le mari. quelquefois accompagné de la mère de l'héritier, donc nyan mbai, menait les opérations. Le groupe ne faisait qu'homologuer J'inclination marquée par le mari, étant donné la prescription traditionnelle qui dit que la femme appartient au groupe.

Pour l'accomplissement de ce mariage, les formalités suivantes étaient observées:

Sitôt connue la naissance d'une fille, qui, ailleurs était fiancée parfois étant encore dans le ventre de sa mère, le père est sollicité pour la promettre en mariage. Il va consulter le prêtre du Ngambi avant de fixer rendez-vous à l'un des solliciteurs qui semble agréé par la divinité.

Le chef de la famille "épouseuse" qui se présente, agit soit pour lui même, soit pour le compte de l'un de ses fils et appuie sa demande de l'offre d'un petit sac de sel et quelques calebasses de vin de palme. L'acceptation de ces petits cadeaux signifie que le père accepte le principe des fiançailles. Quelque temps après, à une date est fixée par le prêtre du Ngambi, le prétendant ou son père, ou son chef de famille le cas échéant. revient trouver le futur beau-père qui a pour la circonstance fait ample provision de vin de palme et réunit tous les anciens de son groupe. En buvant ce vin, l'on discute du prix de la « dot ». Si tout est bien arrangé, le fiancé ou son répondant immole un bouc qu'il a amené de son village et offre ainsi un festin qui marque, aux yeux de tous, la cérémonie des fiançailles officielles. Il verse en même temps et très ostensiblement un premier acompte sur le montant convenu ( un fusil à pierre, une chèvre ou une pièce d'étoffe).

A partir de cette date jusqu'au mariage, le fiancé sera tenu de donner des cadeaux aux membres de sa future belle-famille, laquelle ne ratera aucune occasion de se les faire offrir: tous les motifs seront désormais bons pour éprouver la générosité du futur beau - frère. Quelquefois, c'est une banale visite pour apporter les nouvelles de la fiancée, car celle-ci. avant huit ans, demeure encore dans sa propre famille parce que, dit le proverbe basaa, «le mariage est un sac sans fond ». D'ailleurs le mot

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« dot », impropre en basaa, se dit Nkôbi, ou sac sans fond. Contracter mariage ici, c'est créer une industrie qui rapporte plus par l'amitié généreuse que par un faux calcul, car l'offre des cadeaux est réciproque.

Pour ne pas s'exposer à une supercherie du père de la fiancée, le futur mari s'empressait souvent d'aller réclamer sa femme dès que celle-ci présentait des soupçons de puberté (petits mamelons par exemple). Pour convaincre ses beaux-parents, il arguait qu'un ancêtre lui était apparu en songe et qu'il lui annonçait que la jeune fille devait rejoindre sa nouvelle famille. Quelquefois, c'était par l'intervention du prêtre de Ngambi.

Si entre temps, il n'y avait pas eu d'autres fiançailles, la jeune fille était confiée à sa nouvelle famille. Un banquet réunissait à cette occasion les deux familles et un nouvel acompte sur la dot était versé. S'il y avait eu d'autres prétendants plus riches, on remboursait les cadeaux et la partie de la dot déj à versée.

Bien que mineure, la jeune fille prend le statut de femme mariée du fait de changement de domicile. Coutumièrement, cette épouse-enfant n'aura pas de case propre, mais habitera dans la case de sa belle - mère ou dans celle d'une des femmes de son mari. Ici. la réalité du mariage est d'ordre juridique et non biologique. Tous les droits du père sur sa fille passaient ainsi aux mains du mari qui ne manquait pas quelquefois d'en abuser: c'est le cas de viol prématuré, hélas ! bien que coutumièrement cet acte accompli à temps n'était pas blâmable. Car dans cette société, le mari doit toujours jouir des prémices de la maturité de sa future épouse.

La partie du Nkôbi restant, était versée à conlpte-gouttes parce que, versée une seule fois, il n'était pas exclu qu'on y revienne, soit pour le nier, soit pour l'augmenter, surtout si la fille se révélait prolifique ou travailleuse. Ces deux derniers cas, estime la coutume, étaient une source inépuisable de revenus pour la belle- famille, aussi celle-ci devait-elle compenser le gros manque à gagner qui résultait du fait du mariage au détriment de la famille de la fille.

Dans les cas de contestation de la réalité du Nkôbi ou de sa composition, les vieux Basaa avaient imaginé un système d'inscription sur bois. En effet, ils se servaient de planchettes percées de trous de différentes formes et dimensions, à significations particulières connues de tous et présentées en cas de conflit.

Ces inscriptions représentaient les têtes de bétail, les sacs de sel, les esclaves et même les banquets offerts. Toute négation tombait d'elle-même dès qu'on sortait cette planchette. C'est pour cela qu'en matière de preuve

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par écrit, nous pouvons dire que le Basaa primitif la connaissait de longue date. Telle était r ancienne coutume, qui a subi pas mal de changements en matière de dot, de la composition de celle - cL de la transaction, de sa pratique en tant que richesse traditionnelle. Nous n'avons vu que le type de mariage monogamique et le cas de la 'fiancée - bébé.

Essayons de voir aussi l'origine et la pratique de la polygamie. On a vu plus haut que le Basaa pratiquait la monogamie autant que la

polygamie. La polygamie est née, selon la coutume, de trois facteurs d'ordre parental.

Quand un jeune homme atteignait la majorité, c'est - à - dire à la sortie de l'initiation après la circoncision, il devait s'attendre, si ce n'était avant cette opération visant à obtenir de son père une femme, la première, Ki baa nlénd (celle qui, après le décès, pleure la première). Cette femme lui est offerte d'office. Son oncle maternel, du fait de Kukumba, lui devait aussi une épouse, et si celui-ci s'acquittait sur-le-champ de son devoir, il se retrouvait mari de deux femmes en même temps, toutes les deux légitimes aux yeux de la coutume.

Pour ne pas s'exposer aux sarcasmes de ses pairs, qui devraient le railler plus tard parce que, bien qu 'homme mûr, il devait tout à son père, il travaillait dur et, avec ses deux premières épouses, amassait le Nkôbi nécessaire pour épouser alors sa propre femme, qu'on appelle Nwaa masaï ma nan, mot à mot, la femme du pipi de la maturité, c'est - à - dire celle dotée grâce à mes propres efforts.

Il lui restait maintenant à organiser son foyer en déterminant, selon la coutume, l'ordre hiérarchique des épouses. Ces trois premières épouses portent trois noms différents: - la première en titre s'appelle Nyan mbai « mère du foyer ». Si elle a le bonheur de donner un garçon, c'est ce dernier qui héritera de son père tout le patrimoine, personnes et biens. - la deuxième, Kindak, celle à qui l'on confie certains secrets, gardait souvent les clés de la case personnelle du " patron". Elle remplace la première en cas de décès de celle-ci, en tout et pour tout. - la troisième, que le mari appelait Bot, ou mon sac, était préposée pour les déplacements. Tout polygame basaa, dans ses déplacements, devait être accompagné d'une femme, car non seulement elle devait accomplir ses tâches régulières d'épouse, telles que allumer la pipe, préparer la nourriture et l'eau chaude pour le bain, mais en plus elle devait satisfaire le maître. qui ne pouvait passer plusieurs nuits sans faire l'amour.

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Disons que toutes ces femmes avaient chacune sa case, sa plantation, ses cabris, ses poules, ceci pour respecter le serment prononcé le jour du mariage qui dispose que l'homme est tenu de :

1) donner une case particulière à sa femme; 2) lui fournir des ustensiles nécessaires (marmites, nattes), les outils

de culture (houe, machette) ; 3) débroussailler une superficie assez vaste pour y établir une

plantation; 4) garder une part équitable dans les faveurs octroyées de manière

que les préférences pour les autres ne soient pas trop manifestes. En un mot, il devait prendre soin de sa femme et la garder, même en

cas de maladie, comme une acquisition précieuse. Bien qu'égales en traitement comme le voulait la coutume, l'autorité

de la première femme sur l'ensemble de ses co-épouses (ses bambala) n'était pas chose à négliger.

Le fait qu'elle désigne les autres épouses sous le nom de Bakila montre qu'elles sont soumises à elle et cela sans contestation. Comme le nom nkila l'indique, leur rôle est de lui servir de commissionnaires.

Pour le Basaa ancien, être célibataire c'est être assimilé à une sorte d'esclave, Nkoi; avoir une seule femme, c'est s'exposer aussi à une raillerie peu flatteuse. On vous considérait comme un écureuil qui n'a qu'une seule épouse parce qu'il ne sait pas construire de case, Nwaa wada, wee hiko paa. Mourir sans héritier était considéré comme un malheur, puisque sans héritier, pas de culte. Aussi certains hommes sont arrivés à épouser jusqu'à 300 femmes (cas du feu chef mangele Ma Yoko) pour s'assurer un héritier.

En même temps que la polygamie renforçait le foyer d'un homme et l'enrichissait par là mênle, elle pemlettait aussi à ceux qui n'avaient pas eu assez de bonheur avec leurs premières épouses de s'assurer. après la mort, les bienfaits du culte. Ainsi donc, économiquement et religieusement, pour la mentalité de l'époque, la polygamie n'était pas le péché véniel comme clament certains penseurs superficiels sur les us et coutumes africains, mais un acte beaucoup plus rationnel et même hautement religieux. Se préoccuper de l'au - delà, c'est le propre de toute religion, et c'est aussi la raison d'être de la vie de tout homme.

La polygamie, sur le plan des relations entre les peuples, différents évidemment, créait des liens d'amitié et des alliances très poussées entre eux. ce qui assurait la paix propice à tout épanouissement. Il faut noter que

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toute médaille a son revers: si, sur les plans religieux, économique et diplomatique, la polygamie rendait d'éminents services, sur. celui de la possibilité pour chacun d'avoir au moins une épouse, elle créait d'énormes difficultés à la génération montante, surtout avec l'arrivée des Européens.

A partir de cette époque en effet, les idées nouvelles introduites dans le pays par le biais d'un système qui prêchait l'indépendance, la dignité, l'individualisme, le "chacun pour soi. Dieu pour tous", contraire à . 'un homme ou les hommes et les hommes ou l'homme", l'abus est apparu. Les vieux, qui n'étaient plus obéis, se sont vu forcés à frustrer la jeunesse des faveurs du mariage: la dot, ayant cessé d'être une compensation, est devenue une grosse transaction commerciale, et seuls les aînés qui possédaient déjà désormais devaient affronter les nouvelles méthodes d'acquisition des femmes. Ils accumulèrent ainsi les jeunes filles qu'ils allaient prêter aux jeunes gens contre leur force de travail. Ces derniers, qui arrivaient à procréer, n'étaient pas les pères de ces rejetons vis-à-vis de la coutume: s'ils étaient pères biologiques, ils n'étaient pas pères légitimes. Ce malaise, dû à la frustration des jeunes éléments en faveur des vieux polygames, mécontente ces derniers.

Tant qu'existait la coutume, la vision de la famille selon les Européens, au lieu d'apporter des résultats escomptés, développait la polygamie au bénéfice des possédants, donc des vieux. Heureusement que vint en 1922 un arrêté du gouvernement de l'époque qui réglementa le mariage.

A partir de cet arrêté jusqu'à nos jours, le système matrimonial a connu des fortunes diverses et la famille en a subi des très graves distorsions. Selon cet arrêté et les autres textes postérieurs, l'on avait fixé l'âge des futurs époux, la durée des fiançailles, le consentement des futurs conjoints et non de leurs familles seules, le montant de la dot, les formalités d'établissement de l'acte de mariage, la dévolution des enfants nés avant, pendant et après le mariage, les règles de dissolution du mariage, le veuvage et la dévolution des veuves. Comme l'on voit, il s'agit là du code civil français calqué sur la coutume et qui devait demeurer en vigueur jusqu'en 1969, date à laquelle le Cameroun indépendant a adopté son code civil fédéral.

En dehors de la formation de la famille par le mariage, il y a d'autres moments de la vie qu'observaient et observent encore certaines couches des populations basaa. Nous avons parlé de la naissance, de l'allaitement,

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de l'éducation, de la circoncision, de la collation du nom, de la maladie et de la mort.

11- LES DIVERS MOMENTS DE LA VIE

Après la consommation du mariage, il est normal qu'un heureux évènement s'annonce, et, pendant deux à trois mois, que duraient les fêtes organisées en l'honneur de la nouvelle "épousée", tout le monde attendait sa sortie. Celle - ci était précédée des commérages des proches parents qui ne font pas faute de raconter partout que la sombo, la nouvelle mariée, n'avait pas vu ses règles le mois précédent: « a nlel sôn ».

Cette fois, celle - ci pouvait sortir, vaquer à ses occupations; elle n'était l'objet d'aucun soin prénatal si ce n'était les conseils prodigués par la belle-mère ou les belles-sœurs. Dès qu'apparaissaient les premières douleurs, elle se faisait assister de ces dernières ainsi que d'une matrone expérimentée appelée «Kap », c'est - à - dire celle qui reçoit l'enfant. Avant cette naissance, le père avait déjà consulté le prêtre du Ngambi pour s'informer des pratiques spéciales qui devaient régir les rites généraux favorables aux accouchements sans douleur et sans accident.

L'accoucheuse pressait le bas-ventre de la femme et faisait quelquefois boire une décoction à la parturiente, décoction qui a pour effet de faciliter la délivrance. Une fois l'accouchement terminé, l'enfant et sa mère étaient soigneusement lavés à l'eau bouillie qu'on avait pris soin de recueillir et de conserver. Selon la coutume, une femme qui accouche reste couchée cinq jours durant pour un garçon et quatre jours pour une fille.

Pendant ce temps, on lui fait absorber des mets chauds et du vin de palme pour provoquer, dit-on, une abondante sécrétion des seins.

La première sortie des couches donne lieu à une fête: le Mapam ma yaa, qui réunit parents et amis. A cette occasion, l'eau des ablutions au moment de l'accouchement est versée sur le toit de la case, et doit retomber sur le nouveau - né tenu par l'accoucheuse. Après cela, la mère, parée de guirlandes de feuil1es, dilengwo, et de coquilles d'escargot, ko, danse des pas spéciaux en faisant avec son enfant le tour des cases du village. La coutume veut que cette cérémonie ait pour but d'écarter les mauvais sorts et de recevoir le nouveau - né dans le cercle familial.

L'eau représente le créateur, les guirlandes les esprits des anciens et l'escargot les êtres vivants. Ces éléments de baptême. car il s'agit ici d'un baptême, permettent de conférer un prénom à l'enfant, lequel peut être le

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nom d'un ancêtre mort ou d'un ancien du clan, selon les indications du prêtre du Ngamhi. Ce parrainage sera nécessaire à l'enfant toute sa vie durant.

Un enfant qui meurt avant d'avoir eu ce prénom est considéré comme n'ayant jamais fait partie de la famille; on ne le pleure pas et son enterrement ne fait l'objet d'aucune publicité. Quelquefois, on lui coupe un doigt pour s'assurer qu'il ne reviendra pas plus tard.

L'enfant. maintenant intégré au groupe, sera têtera pendant deux ans, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il marche et puisse aller quelquefois chercher de l'eau à la rivière, pour que son père se rapproche encore de sa mère. D'ordinaire, une pareille femme regagnait sa famille d'origine, et, durant ce temps, si elle couchait avec un homme autre que son mari, elle commettait le crime le plus crapuleux, et l'injure la plus manifeste à l'égard de son mari. Ce crime avait pour nom limo, et était considéré comme une maladie plutôt que comme un préjudice moral. A cet effet, pour que tout rentre dans l'ordre, il était normal de faire appel aux bons offices d'un prêtre de Ngamhi.

Jusqu'à l'âge de dix ans, cet enfant sera toujours avec sa mère, passant la nuit à ses côtés, ou l'accompagnant aux champs, où il devait surveiller ses petits frères. Après cet âge, les garçons se rassemblaient chaque soir auprès des vieux pour écouter les contes dans lesquels sont mêlées les leçons de morale sociale et de savoir - vivre selon les anciens.

Si la cérémonie de la sortie des couches conférait un prénom à l'enfant suivant le rite du baptême, pour le groupe social, surtout s'il s"agissait d'un garçon, celui - ci ne comptait pas. D'ailleurs, tant qu'on n'est pas circoncis, le Basaa ne compte jamais les enfants et les femmes qu'il considère comme n'ayant pas tous les attributs de la personne.

C'est grâce à la circoncision Iikwee, que le garçon était compté pour un homme. La cérémonie de Iikwee était une grande occasion pour la famille d'offrir un grand banquet.

Le père de famille prenait soin de consulter le Nganlhi pour mieux fixer la date de l'opération. Ensuite, il invitait l'opérateur Nkwee hi ôk et son aide Nkap hi ôk. On choisissait ainsi l'endroit précis où devaient se dérouler les différentes phases de l'initiation, temps pendant lequel les anciens, généalogistes et pédagogues, devaient révéler au groupe préposé les différents rites, l'histoire du clan et le secret des rapports sexuels.

Durant cette mise en quarantaine, ils n'étaient vus par personne d'autre, vivaient nus, ne se rasaient pas. Au village, on proclamait qu'ils

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étaient morts et qu'à leur réapparition, ils auraient perdu l'état antérieur. Le jour de la sortie était un grand jour connu sous le nom de Ngand Iikwee.

La cérémonie de Iikwee proprement dite se passait sur le toit d'une case à palabres en construction. Là s'installaient l'opérateur et son assistant. Les jeunes gens y montaient sur appel nominal. Ils arrivaient le corps enduit de Hiol, sorte d'ocre, chacun accompagné de sa femme, s'il en avait déjà reçue.

Durant l'opération, le patient devait se montrer insensible à la douleur sous peine de se voir injurier et bafouer. Il lui était même demandé de se livrer à la danse rituelle du torse sur le toit afin d'être acclamé par la foule. Alors on disait: A rnill likwee (il a bravé la douleur: c'est un homme). Un tel garçon était félicité et gratifié de cadeaux, et recevait un second prénom d' homme.

La cérémonie se terminait par un grand tam - tam et une libation de vin de palme.

A propos du nom, nous avons déjà remarqué deux occasions où une seule personne peut avoir des noms différents: cinq jours après la naissance pour un garçon, quatre pour une fille, et aussi après les cérémonies de la circoncision pour un adolescent. Ceci nous amène à nous demander si le fait de porter plusieurs noms n'était pas qu'une fantaisie. Mais loin de là, dans l'esprit des anciens Basaa.

Pour le Basaa primitif, sa religion lui enseigne que le nom est une partie concrète de sa personne, son image dont on peut se servir pour des usages nuisibles. Aussi, ne faut-il pas le prononcer à tort et à travers.

Les noms dans cette société sont donnés aux enfants suivant les circonstances qui ont précédé ou suivi immédiatement leur naissance, en dehors du prénom habituel cité plus haut, qui, comme prénom, ne constitue pas un véritable nom. Les concepts moraux, les animaux doués de force, les cataclysmes, les grands ancêtres servent de calendrier aux pères basaa pour conférer un nom qui convient à leurs rejetons garçons. Car pour la fille, en dehors du prénom au moment du baptême, le préfixe "Ngo" désignant qu'elle est la fille d'un tel, et du nom de cet individu, il n'y a pas d'autre explication, pour ce qui concerne la collation chez le sexe féminin.

Si nous reprenons nos critères ci - dessus, nous rencontrons, par exemple: - Tarn: la jalousie, - Njok : l'éléphant,

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- Ntida : le déluge, - Nanga : ancêtre éponyme, nom qui est suivi de celui du père, avec ou sans particule, et suivi encore du lieu de naissance, de la province, de la patrie à laquelle on appartient en Afrique. En voici un exemple: - Ngubôt : Tarn, Banga, Lôg Nkol, Babimbi, Basaa, Cameroun, Afrika - Ngubôt: prénom, - Tarn: nom propre, - Banga : nom du père biologique, - Lôg Nkol : désignation tribale, - Babimbi : province, - Basaa : ethnie, - Cameroun : patrie, - Afrika : continent.

De tout cet assortiment, seul le mot Tarn est considéré comme un véritable attribut de la personne. De cet individu, les autres aident à une identification facile.

Le nom étant une des composantes de la personne, lorsque, par un procédé quelconque, le sorcier l'utilisait à des fins maléfiques, l'homme qui devenait malade attribuait la cause à cet usage mauvais. Il rendait visite, lui - même ou un des siens, au prêtre - médecin, lequel, après consultation du Ngambi, décidait de le soigner ou de le faire soigner par un autre de ses confrères loin du domicile du malade.

Les séances de traitement étaient accompagnées de danses, car selon la mentalité basaa, la danse est un remède, autant qu'une décoction ou une scarification. Si, au cours du traitement, le patient mourait, le médecin renonçait pendant un mois à consulter ses dieux.

Quelquefois, le malade ne trouvant pas la guérison, médecin après médecin, Ngambi decrétait qu'il n'y avait plus moyen de le sauver et qu'il devait attendre courageusement sa fin. Alors on l'emmenait dans son second village, au milieu des plantations, le Mangom, où résident souvent les vieilles femmes, qui le préparaient à l'ultime issue dans la résignation.

Se sachant condamné à partir, le malheureux en profitait pour dicter ses denlières volontés, entouré de toute sa maisonnée. C'est la cérémonie de Li lagal ou testament, après quoi il rendait l'âme.

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111- LE DECES ET LES FUNERAILLES

Jadis, lorsqu'un homme mourait, les anciens de sa famille, après l'avoir dévêtu et étendu sur la natte où il était décédé, lavaient soigneusement son corps et le frottaient à l 'huile de palme.

On transportait ensuite le cadavre dans la case à palabres, ou Kumba, où il restait exposé deux à trois jours, revêtu de ses plus beaux atours. Il était veillé par ses femmes en pleurs et qui hurlaient des chants funèbres, pendant que ses proches et amis clamaient ses louanges et se lamentaient sur sa disparition. Ceci était fait pour apaiser la colère de l'âme du disparu, mécontente de sa nouvelle condition. Pour ne pas encourir ses nuisances, les survivants, femmes, parents et amis se marquaient le corps de tâches blanches et noires.

Le soir qui précédait l'enterrement, les hommes dressaient derrière le Kumba une sorte de paravent circulaire en feuilles de palmier. C'est dans cet enclos que l'on creusait la tombe du disparu. Il était donc interdit aux femmes et aux enfants de sortir cette nuit- là, parce que, expliquaient les anciens, le génie de la nuit, Ngé, devait venir chercher le défunt et c'était un malheur pour un non-initié de voir ce génie.

Le Ngé venait pour expliquer les causes de la mort: maléfices, mauvais œil, jalousie de la part des ennemis ou des siens. Les supposés coupables étaient amenés dare-dare pour confesser leurs torts à l'endroit du disparu. On jugeait séance tenante ces fautes, on passait des amendes et le produit de ces dernières devait servir à payer les frais du festin des funérailles.

Après cela, le matin venu, on procédait à l'enterrement. Devant la tombe, le chef de famille prononçait l'éloge funèbre du disparu, le chargeait des messages à l'intention des ancêtres. S'il y avait un oncle, il en faisait autant, ou, le cas échéant, un membre de sa classe d'âge, ou de sa confrérie. Alors on appelait les fossoyeurs et on leur donnait l'ordre d'inhumer par ces paroles rituelles: Ngé mi yonog mbinl (Allez donner le cadavre à Ngé).

Le défunt, ficelé dans un pagne ou une natte, est étendu sur le dos au fond de la tombe, la tête dans la direction du soleil couchant, ses effets préférés à ses côtés. Au - dessus du corps on disposait plusieurs feuilles de palmier ou des palmes, de façon que la terre qui doit combler la fosse ne soit pas en contact avec le cadavre. Quelquefois, on aménageait une deuxième cavité dans un coin. Cette espèce de tombe s'appelait Likan li

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Ngoo. Là, on pouvait disposer le corps assis ou debout et on couvrait la fosse avec une grosse pierre. Enfin, sur le tumulus, on plantait une plante vivace, Tutuk, kombe ou jôm. Puis les veuves s'enfermaient dans le Kumba pour deux ou trois neuvaines, entièrement nues. la tête rasée, le corps barbouillé de boue pern, sans jamais se laver. couchant à même le soL pleurant et se lamentant.

Fréquemment, de nuit, le mort, s'il fut de son vivant membre de la confrérie de Bangangé, faisait entendre sa voix par l'intermédiaire de ce génie. Les neuvaines terminées, la cérémonie dite le hilenga ou liyap lép. traversée de 1 ~ eau. s'organisait, et avec elle les funérailles.

Là, au bord du marigot. les femmes se lavaient, revêtaient le costume de deuil et on leur enlevait la feuille qui leur avait été mise pour prévenir l'usage de la parole pendant leur réclusion. Le costume consistait en un corps enduit de boue, de taches de noir de fumée alternant avec des taches d'argile blanche, et, sur la croupe, elles portaient une énorme touffe de feuillages nlabui qu'elles ne devaient changer que toutes les trois lunes. Cette forme de deuil durait deux ou trois années, et ce n'est qu'à l'issue de cette retraite qu'elles pouvaient reprendre les soins esthétiques.

La cérémonie de Liso moo, ou Iiyap lép, suivant les localités, réunissait tous les membres de la famille et les amis du défunt. C'était l'occasion encore d'un copieux repas arrosé de vin, où la part du défunt n'était jamais absente: un peu de nourriture était déposé sur sa tombe et une calebassée de vin y était versée. Certains objets lui ayant appartenu s'y retrouvaient également, lacérés si ce sont des vêtements, brisés si ce sont objets mobiliers. On disait aussi ses louanges.

La disparition d'un noble était en outre commémorée par la fête des pleurs, Ngand maén, et entraînait une dernière réunion solennelle dite likap bum partage d'héritage.

Deux ou trois mois après le décès, à une date fixée par le prêtre du Ngambi, l'aîné de la famille convoquait tous les siens. Il chantait à nouveau les louanges du disparu, s'assurait que le groupe conservait sa mémoire, pleurait sa fin, grâce à ce Ngand maéa. Il invitait en même temps les personnes intéressées à l'héritage à rester en paix jusqu'au partage de la succession.

Ce règlement avait lieu à une époque déterminée par le Ngambi et pouvait varier de quelques mois à un an, quand les héritiers étaient majeurs, et pouvait être reporté à de nombreuses années lorsque les ayants droit étaient en bas âge.

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Bien entendu, à chaque occasion, on banquetait en l'honneur du défunt et aux frais des héritiers: leur troupeau et leur basse - cour en sortaient considérablement amoindris et. souvent, leur pécule aussi.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que de la mort d'un notable. Qu'en était- il donc de celle d'un enfant. d'une femme ou d'un esclave? Aucune occasion ici n'entraînait les formalités décrites ci-dessus, pour des raisons évidentes et faciles à comprendre.

Ayant été des gens diminués et inoffensifs sur cette terre, ces derniers devaient le demeurer dans l'au - delà. Par conséquent, n'étant pas à redouter, il n'était pas nécessaire de les amadouer en les honorant, tandis que pour un grand sectateur du Ngé, il fallait des confessions et des punitions aux manquements à leur égard, sans quoi. l'on était sûr que leurs minkuki (âmes errantes), n'allait pas vous laisser impunis.

Que sont devenus aujourd'hui tous ces moments que nous venons d'étudier? S'il reste des cérémonies de Iiyap lép ou so moo, ngand maéa et Iikap bum, dans les villages surtout, on n'invoque par contre plus les foudres du génie Ngé.

Ainsi donc, la vie familiale chez nous, qui se caractérisait par le régime du partenariat appuyé dans toutes ses manifestations par des pratiques religieuses, a presque complètement disparu.

Au groupe social de jadis, connu pour son immuable conservatisme, pour sa stricte observance des concepts religieux dont quelques rares privilégiés tiraient bénéfice (prêtres de toutes divinités et membres de confréries), s'est substitué un individualisme qui non seulement a rejeté les anciens usages, mais en plus a accepté toutes les idées nouvelles sans contrôle du contenu.

Cependant, malgré ce changement si considérable des mentalités dû surtout à la prédication et à l'évangélisation trop zélées des missions chrétiennes, et plus de cent années après cette vison nouvelle de la vie, les Basaa s'interrogent déjà sur la réalité de leur existence. Sont-ils vraiment et foncièrement convertis, ou demeurent-ils encore, malgré ces apports extérieurs, Basaa d'Afrique, donc habitants d'un monde qui n'avait pas pour éthique le « chacun pour soi, Dieu pour tous» ?

C'est sur ce dilemme que vivent actuellement tous les peuples africains. Ignorant tout de leur véritable passé, ils s'interrogent quelquefois sur ce qu'ils doivent réellement faire: abandonner son étude comme étant un produit de musée, ou l'étudier pour y puiser certaines valeurs dont la morale du « pour soi» a détruit les fondements?

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Telle est la situation de cette famille que nous avons dénichée aux bords du Nil, les Basaa, voici déjà presque 4.000 ans d'histoire, histoire qui, d'essence religieuse, se paganise petit à petit tout en se détruisant chaque jour.

De cette religion, il a été longtemps question dans les pages précédentes. Que contenait-elle et quelle signification lui donnait le Basaa? C'est l'objet de la quatrième partie: la pensée religeuse.

CHAPITRE V

LA VIE RELIGIEUSE 1

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De ses étymologies, la religion désigne le lien qu'une communauté humaine entretient avec le sacré. Elle est l'ensemble des croyances d'un peuple. Elle est conçue, vécue et exprimée. Il est question dans ce chapitre de rendre compte de l'abstraction et de l'expression religieuse chez les Basaa.

1- L'ETUDE DE LA PENSEE RELIGIEUSE

Dans la société moderne africaine, on tend de plus en plus à séparer le domaine spirituel du domaine temporel. Il en allait autrement jadis. Les deux domaines se pénétraient de telle sorte qu'il n'était pas possible de les distinguer. Il faut avouer que cette notation d'un prélat catholique au début de r évangélisation en Afrique reste à nos yeux la seule valable et que nous citerons au début de ce chapitre.

Mgr le Roy, cité par Nicol, écrit: « Chez eux les Noirs, la religion, en tant que croyances et pratiques diverses, est mêlée à tout: c'est la somme des coutumes reçues des ancêtres, ce que l'on a toujours cru et toujours pratiqué pour les joies, les deuils, les fêtes, les travaux, les incidents et les accidents de la vie, tout ce que l'on doit faire en un cas donné et dont l'inobservation amènerait le malheur ».

Il n'y avait pas pour le Basaa primitif un acte de sa vie individuelle, familiale ou sociale qui ne fût une manifestation de sa vie religieuse. Aussi pensons-nous que pour comprendre ce chapitre, il fallait faire le point de la situation de cette pensée hier et aujourd'hui, plutôt que de faire une étude ethnologique de la religion des Basaa. On se reportera, à ce sujet, à notre essai déposé au Département de la Culture de l'UNESCO.

Etant donné que les Basaa participent au grand ensemble Noir africain, nous avons estimé nécessaire de partir de cet ensemble pour aboutir au cas spécifique de la pensée religieuse basaa, avant de conclure par une invite à la réflexion approfondie sur cette exigence fondamentale qu'est l'étude de la religion ancestrale.

Comme on lira dans le texte du professeur Marcel Bot, cité dans le prochain chapitre. Je Basaa n'est pas devenu religieux seulement à l'arrivée des Blancs: le Blanc ne lui a apporté qu'une autre forme d'adoration. C'est pourquoi. sur le plan strictement religieux, il n'y a pas eu beaucoup de résistance, sauf lorsqu'on ne voulait pas respecter le fondement même de sa pensée en matière de religion.

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Aujourd'hui. parmi les Basaa l'on compte deux évêques basaa, plus de cent-cinquante prêtres et religieuses basaa, autant chez les protestants, les adventistes, les témoins de Jéhovah. Il y a même eu, un peu après la Seconde guerre mondiale, une tentative de syncrétisme entre la pensée religieuse basaa et le christianisme. Cette tentative de rapprochement fut combattue et étouffée par les suppôts de la colonisation. Aujourd'hui, l'on exhume les formes de liturgie prônée par feu TÔN MUANGUE, prêtre et chef de la religion appelée à l'époque Nyambe bantu.

Nous n'avons pas voulu étudier, dans cette monographie, l'aspect magique, car cet aspect n'existe pas à l'état pur dans l'ancienne croyance Basaa. Sur ce point, l'on verra, dans le texte qui suit, ce que nous avons relevé en ce qui concerne la pensée de nos pères sur la magie.

Pour le vieux Basaa, le mal est dans le bien et le bien dans le mal ~ le prêtre, en tant que consécrateur, peut être aussi exorciste. Ainsi dans la théorie des sortilèges que nous démontrons vers la fin de ce chapitre, l'on y trouve une partie positive; la guérison est une partie négative, la provocation de la maladie du nson. Heureusement que la prémonition ban vient neutraliser l'un et l'autre et les effets magiques s'annulent en laissant la place au non - mal, donc à une santé assurée, du moins en ce qui concerne cette sorte de maléfices.

Ainsi, l'homme religieux a annihilé les forces de l'homme de la société secrète qui, lui, travaille toujours en secret. Dans ce contexte, il n'était pas exclu qu'un religieux soit en même temps magicien, puisque selon le mythe basaa, la mission des " choses du jour et de la nuit", c'est­à-dire publiques (religieux) et cachées (magiques), était confiée aux hommes de Ngambi, l'un des dieux Basaa. Cette mise au point étant faite, il va falloir suivre cette pensée à travers le temps, l'espace et les opinions de diverses époques.

Pensée religieuse africaine traditionnelle: U puhe Mbok, u som son: ., Si tu bâtis ta case sur une tombe, c'est que tu es un étranger" (proverbe basaa).

L'Afrique est un monde de diversités, qu'il s'agisse des climats, des peuples, des ressources ou des croyances. Cette opinion est celle partagée par tous ceux qui ont parcouru ce vaste continent. On n'y trouve, disent-ils, ni unité, ni homogénéité, mais un monde passionnant et un riche assemblage.

La religion ou pensée religieuse africaine traditionnelle, objet de ce chapitre, n'échappera pas à cette remarque, car il n'y a pas une religion du

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continent, pas plus qu'il n'y a, hélas! une religion européenne ou américaine. Il y a certes des religions africaines. Cependant, dans le domaine religieux, la vérité est sans doute moins grande que dans d'autres, du moins en ce qui concerne les Noirs avant les pénétrations extérieures; on peut noter en passant que la diversité constatée de nos jours n'est accentuée que par les séquelles de cette pénétration.

Pendant longtemps, la pensée religieuse des Noirs d'Afrique a été conçue et élaborée au sein du milieu familial, cette famille entendue au sens africain où aucun homme n'est ni inutile ni de trop. Le sentiment d'appartenance à un ensemble, la soumission de l'individu à une transcendance ainsi que le respect dû à tout ce qui a toujours fait la force du groupe (Dieu unique, panthéon, ancêtres et anciens), voilà ce qui fondait la religion familiale des Noirs.

L'introduction d'autres systèmes de pensée comme on peut le deviner, n'a pas manqué de porter un coup mortel à cette religion familiale, en tant que lien ontologique et logique à la fois, lien qui rattache l'homme noir à son créateur en ligne directe, grâce à ses ancêtres. Cette logique que nous appellerons ici, filiatique, puisait sa foi dans ce dicton des Basaa, selon lequel «aucune science ou connaissance n'est possible au - delà du chiffre 9(26) », ce qui se dit : IikaÏi li nlel bé bÔô.

26Ce tableau qui est valable pour les Basaa du Cameroun pour la compréhension de leur religion pourrait s'adapter, nous l'espérons, à toute famille humaine; remarquons que 9 + 1 = 10, chiffre qui représente Dieu ou la chose complète, d'où Bôô i nlel bé Iikaii. Plus de science au - delà de 9. 5 représente le sexe masculin et 4 le sexe féminin, avons-nous vu au moment de la naissance de l'enfant, au chapitre IV.

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Tableau 0°2: LOGIQUE FILIATIQUE

Créateur = Hilôlômbi = Etre suprême = DIEU

1 5 Mbot bôt(fondateur) Trisaïeul

} 2 4 Isôgôlsôgôl Bisaïeul Bagwal 3 Isôgôl Aîeul Ascendants 2 Isafi Père

0 1 Man Fils (plaque tournante)

} 2 NIai Petit-fils Balai 3 Ndandi Arri ère-peti t -fi 1 s Descendants

3 4 Ndindi Arrière arrière-petit-fils 5 Kitbofi ou l'être

Arrière arrière-petit-fils ou l'être du dépassement comme une clause d'ouverture et de fermeture

Pour le Basaa, tout être humain n'est complet que s'il est 9. Parce que d'un côté il est le produit d'un monde préétabli avant sa naissance, soit au moins cinq générations. Ce sont des ascendants ou bagwal : de l'autre, il doit être le chef d'une descendance ( les balai) allant de son propre fils au dernier de l'échelle, lequel dernier, en même temps qu'il continue la lignée, la dépasse en renouvelant le cycle, devenant à son tour le fondateur ( mbot bôt). Il est le symbole ou la clause de fermeture et d'ouverture. Ainsi dans une famille africaine sans garçon, l'homme mourant se plaint d'avoir vécu inutilement, d'être perdu pour l'éternité. C'est le cri de Me mbélel mbok du Basaa du Cameroun. Sans ce fils, il n 'y a aucun lien entre lui et la société qui survit, d'où il résulte que la caractéristique essentielle de cette pensée repose dans le fondement d'une famille, lieu idéal où l'homme trouve toutes sortes de liens: affection. autorité, tradition, solidarité.

Dans les pages qui suivent, nous essayerons de reprendre certains aspects didactiques du symbolisme du chiffre 9 et d'exploiter les proverbes.

L'utilisation de ces deux aspects de la pensée africaine, les proverbes et le symbolisme des chiffres, n'est pas une simple démarche de l'esprit.

III

Pour pénétrer les méandres de cette pensée, le vieillard Basaa utilise27 à l'envi ces supports pédagogiques au cours des séances d'initiation dans les confréries ou couvents. Ces confréries restent des cercles fermés qui ne livrent pas facilement leurs secrets. surtout aux étrangers. La non pénétration de ces secrets a fait écrire des thèses quelquefois malheureuses à ces étrangers sur la nature réelle de la pensée religieuse des Noirs d'Afrique.

Ainsi, afin de clarifier notre propos, nous présenterons premièrement, mais très sommairement, la position des études religieuses africaines avant 1930, puis la position de celles effectuées depuis cette date par ces mêmes étrangers, et enfin celle des études religieuses entreprises depuis peu par des Africains eux - mêmes. Cette présentation faite, nous dégagerons les principaux traits de la religion africaine et la notion générale sur le N b "· 28 " 1 d yam elsme a travers e mon e.

L'essentiel de notre travail sera centré sur l'appréhension du Nyambéisme dans une confrérie religieuse, le Mbok Basaa du Cameroun. Viendra alors la conclusion sur la nécessité d'une étude approfondie de cette religion.

1.1 Les religions africaines étudiées avant 1930

Pour l'Européen d'avant 1930, la question de la religion des Noirs était un faux problème, puisque. selon Damman, il n 'l a jamais eu de "grande religion en Afrique, ni de fondateur de religion,,2 .

L'Européen a, dès sa naissance, son système des valeurs auxquelles il croît, système qu'il a souvent, sinon toujours projeté sur d'autres sociétés comme des modèles immuables. De là à faire des comparaisons lorsqu'il rencontre un système autre que le sien et bâtir des théories souvent hâtives, il n'y avait qu'un pas à franchir. Et ce pas, dans le langage de ces ethnologues et africanistes classiques, était franchi sous les expressions: société primitive et archaïque ~ société sans machinisme; civilisation sans écriture; monde d'anthropophages, de sauvages à queue, sans philosophie ni religion; monde du fétichisme diabolique, au système de pensée non

27 Cette utilisation se rencontre dans les classes d'initiation qui sont aussi au nombre de 9. 28 Système de croyances basées sur Nyambe, Dieu des Africains noirs bantous, donc des Basaa 29 L. Damman : Les Religions de l'Afrique noire, Payot, Paris 1964, pp. 15-16

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rationnelle, donc de l'imaginaire; religion sans doctrine définie ni dogme établi, etc.

Toutes ces opinions, de prénotions et de préjugés jetés çà et là sur les croyances et les pratiques religieuses africaines précoloniales, nous les avons connus, lus et commentés jusqu'à ces derniers temps dans les rapports des missionnaires, administrateurs, spécialistes de telle ou telle partie de l'Afrique. Les concepts de fétichisme, d'animisme, d'animalisme, de mânisme, de paganisme (au sens péjoratif du terme) désignant la religion traditionnelle, tout cela n'est que des mots. Mais comme les mots en linguistique n'ont de sens que dans l'emploi qu'on en fait. il restera à nous interroger sur les emplois faits de ceux qu'on a forgés pour traduire une certaine inquiétude, semble-t-il, et qui est la suivante:

Est-il possible et même scientifiquement acceptable d'accorder aux Africains l'honneur de posséder un système de croyances et pratiques spécifique à eux et susceptible d'être rangé au même niveau que les autres religions? Le nœud du problème jusqu'à ces derniers temps était là. Ce génie déployé à bâtir des concepts appropriés applicables à priori au cas africain, ces opinions et ces préjugés défavorables que véhiculent les mots, comment, après 1930, les Européens d'une part et les Africains d'autre part, les ont - ils appréhendés?

1.2. Les religions africaines étudiées après 1930 par les Européens et par les Africains

Cette période sera ouverte en 1936 par la publication d'une «Histoire de la civilisation africaine» de Léo-Frobenius aux Editions Gal1imard à Paris. Elle sera suivie des œuvres de l'école dite Griaule d'où sortira des sommités telles que Mme Germaine DIETERLEN, Dominique ZAHAN et d'autres. Plus tard, le révérend père Tempels avec sa « Philosophie bantoue », Uli Beier avec la «théologie des Yoruba », J. Dournes dans «Dieu aime les païens », J. Poirier dans «éthnologie générale de encyclopédie de la pléiade », Denise Paulme avec «Dieu »,

etc., viendront grossir les rangs. De cette longue liste de reconversion des mentalités des individus, on

est arrivé petit à petit au tâtonnement des églises établies en Afrique, en passant par les efforts faits par l'UNESCO qui a vu en nos croyances une source de civilisation et de culture.

113

Dans cette course contre la montre, il nous faut apporter nous aussi, et ce à travers ce travail. en Africain initié et fils de grand initié aux choses du passé, notre point de vue, si modeste soit-il. Depuis le colloque d'Ibadan (Nigeria) en 1963, en passant par celui de Bouaké (Côte d'Ivoire) en ] 966 et dernièrement le colloque de Cotonou (Benin) en 1970, bon nombre d'Africains authentiques sÏntéressent à cet aspect de leur culture: la religion. En dehors de Cotonou, on note deux apports aux recherches faites par les Africains. Il y a ceux qui étudient cette religion suivant les méthodes et concepts extérieurs à leurs sociétés, et ceux enfin qui, initiés, vont toujours auprès des anciens de leurs peuples, avec respect et humilité, pour puiser la matière authentique de leur pensée antique. Le commerce avec ces ., académiciens", dépositaires de ce passé, ne peut être que bénéfique pour ces Africains pour plusieurs raisons évidentes: a- ces derniers possèdent les langues - mères, supports irremplaçables pour la compréhension d'une autre culture ; b- ils ont été eux-mêmes initiés à plusieurs degrés; c- ils sentent que ceux qui ont détruit ce qui existait (et existe d'ail1eurs encore) ne peuvent pas le remplacer; d- ils sont convaincus que sans cette étude de la religion comme source de culture et de civilisation pour l'Afrique, on ne peut mieux comprendre et pénétrer d'une façon authentique la nature de l'âme africaine.

De cette dernière catégorie s'est détaché déjà un pionnier, le prince Dicka Akwa Bonambela, dont les cours à l'université de Paris VII illustrent, si besoin était, notre thèse selon laquelle, si l'on veut pénétrer l'âme africaine, c'est-à-dire bâtir sa case non sur une tombe, mais sur un terrain vierge, il ne faudrait jamais couper le commerce avec les anciens de son peuple.

C'est dans le sillage de cette démarche que nous allons appréhender un des aspects de la pensée religieuse africaine chez les Basaa du Cameroun.

1.3. La religion africaine vue par un initié

A vant de voir l'aspect particulier de l'absolu chez les Basaa, examinons d'abord ce qu'est la religion pour un Africain et quel1es sont les caractéristiques propres à cette religion.

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1.3.1. La religion africaine: le point de vue d'un initié africain.

Parler de religion des Africains en africain, qu'est-ce à dire? Pour nous, c'est, avant tout, entrevoir un mode de vie, l'ensemble des

coutumes, des pratiques, des croyances, des rites, des observations, des lois et des obligations de tout un peuple; c'est toucher tous les domaines de la vie. Ce n'est pas exhiber des chiffres des adeptes ni se livrer à la course au prosélytisme; c'est vivre. Et vivre, pour nous, c'est dominer la nature et créer les conditions d'existence commodes. Vivre, c'est s'organiser en survivant autour de certaines idées - forces. Vivre, c'est savoir ce qu'on est, ce qu'on a été, ce qu'on veut être et ce qu'on sera demain; c'est renoncer à croire que ce qui est africain est primitif, rétrograde. Vivre, c'est définir les rapports de bon voisinage avec les autres et les valeurs sur lesquelles reposera l'harmonie, l'entente, la sécurité, la fraternité des hommes de demain. Vi vre, c'est, aussi, découvrir qu'on n'est pas l'alpha et l'oméga de la création, c'est reconnaître qu'avant nous il y a eu d'autres et qu'après nous il y aura d'autres auxquels il faut transmettre la chaîne d'union.

En résumé, la religion comme nos parents l'on définie, pratiquée et expliquée, embrassait en même temps tout: la politique, r économie, la philosophie, les sciences exactes, l'éthique, la théologie, etc. C'était toute une civilisation issue d'une vaste culture. Parmi les sciences. nous avons relevé surtout la botanique, la zoologie, la zootechnique, les mathématiques, la médecine, la pharmacopée, l'astronomie. Tout cet ensemble faisait partie du programme d'enseignement au cours des initiations dans les couvents des différentes confréries. De ces raisons évoquées, il apparaît que pour étudier une religion africaine ou ses aspects particuliers, les Africains et leurs amis africanistes n'ont pas d'autre choix que de traiter de la totalité du problème et non d'une des parties de ce tout qui est notre raison d'être. Ici il faut, pour appréhender notre véritable civilisation, que les Africains "se servent de leur propre bien que du bien d'autrui", comme le conseillait déjà au XVI ème siècle Montaigne.

En apprenant à se servir de leur propre bien, ils comprendront qu'en dehors de l'Afrique, les religions africaines ont débordé le cadre de la pigmentation épidermique des mélanodermes. Elles ont par exemple, dans le nouveau monde, notamment à Cuba, au BrésiL aux Guyanes. en Haïti, imprégné l'esprit de nombreux leucodermes. Ces prolongements de nos religions, tout comme leurs adeptes et les valeurs qu'elles proclament,

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orientent les faits et gestes de cette masse d'hommes ainsi que leur conception du monde. Que cette remarque soit naïve pour certains, nous ne doutons pas. Seulement nous donnerons, pour preuve de leur poids, le tableau comparatif des différentes religions existant en Afrique d'aujourd'hui. avec leurs adeptes.

Tableaux comparatifs

RELIGIONS DANS LE MONDE EN AFRIQUE CATHOLIQUES 572 millions 30 millions PROTEST ANTS 219 millions 21 millions ORTHODOXES 138 millions 14 millions MUSULMANS 437 millions 85 millions jU

Remarquons en passant que sur la population totale de l'Afrique actuelle, il y a plus de 100 millions qui ne croient ni en Allah, ni en Jésus­christ: les statistiques disent qu'il s'agit de 55% et si l'on y ajoute les masses sud-américaines, il y aurait plus de 200 millions d'individus dont le culte rendu à l'Etre suprême passe par l'ancêtre de la famille (voir tableau de la logique filiatique, page 1). Ce chiffre n'est parlant que si nous le comparons séparément à celui des protestants ou des orthodoxes.

Etant donné le courant qui secoue actuellement le monde en matière d'œcuménisme, quels enseignements d'une portée internationale certaine n'aurait-on pas tirés si seulement on avait pensé à ces 200 millions de « mondiaux »! Le sacré étant universellement reconnu, serait-il vraiment universel d'oublier l'apport de ces prêtres du Vaudou, d'Orisha, de Nyambé, de N'Zamba, du Komo, du Mbok, dont nous allons développer certains aspects dans cette petite étude?

Renonçant à la facilité qui consiste à critiquer en s'engageant dans des discussions conceptuelles inutiles, nous attacherons, après avoir senti le poids de l'oubli, à dégager dans les pages qui vont suivre, les valeurs que vécurent nos pères et que vivent encore ces multitudes d'hommes et de femmes, en interrogeant leurs différents comportements et attitudes dans les mythes et légendes. les rites et les rituels, dont, cependant, ils ne sera pas expressément question ici. Après avoir dégagé cette analyse, on

30R.P. MVENG : Dossier culturel africain, Présence africaine, Paris 1966

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sera fondé à considérer l'une des variantes du Nyambeisme africain dans le Mbok Basaa du Cameroun, comme le point modal de l'effet et de la cause de leur civilisation, cette matière non inscrite dans les livres mais pourtant vivante.

1.3.2 Des religions africaines ou une religion africaine ?

Il n'y a pas une religion africaine, tout comme il n'y a pas non plus une religion américaine ou européenne, avons-nous dit: il y a, du nord au sud, de l'Est à l'Ouest de l'Afrique, une diversité déconcertante. Cependant malgré cette apparente variété portant sur des attitudes et des manifestations secondaire, se dégagent des points communs quant à l'essentiel. C'est à partir de ce point essentiel que nous dégagerons les traits spécifiques d'une de ces variantes dans l'exemple du Nyambe Basaa. Quelle est cette image d'ensemble à travers cette religion? Elle réside d'abord dans le manque radical qu'accuse l'univers pour l'homme basaa.

Dans cet esprit, les religions africaines visent à rendre un culte à une force ou à un être suprême en passant par la médiation du monde des ancêtres, garant de l'intégrité et de la vie de la communauté, en s'appuyant sur certains principes à l'œuvre d'un bout à l'autre de l'Afrique. Ces principes sont: a- l'unité, la communauté et la hiérarchie des ordres et des êtres de l'univers selon le proverbe basaa Mbok dinoo di moo : les hommes sont comme les doigts d'une main, les uns grands, les autres petits; b- la liaison solidaire entre les ancêtres et leurs descendants Mbok len bi nyôlles hommes; c'est comme les poutres d'un toit qui s'emboîtent; c- la réincarnation des ancêtres méritants, lien indissoluble entre le visible et l'invisible Mbok i mal bé : la vie est un éternel recommencement: d- l'importance primordiale de l'acte de vivre "Mbok kwog, Mbok nyodag,,31 ; les uns passent, les autres arrivent et la vie continue.

Comment ces religions réalisent-elles cette fin? Elle le font en s'aidant de la force ou de la puissance que tout être recèle en lui et qu'il est possible de capter grâce à l'enseignement irremplaçable de l'initiation approfondie dans les confréries. Pour que cette force opère, il faut qu'elle soit entretenue, selon un rythme approprié, par certains rites, offrandes ou sacrifices; c'est à ce prix seul que l'individu ou le groupe se sent vivre, et

31 Ces notions servent de base au programme d'enseignement dans les classes initiatiques chez les Basaa.

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survivre à la foudre des calamités que l'inobservance pourrait faire tomber sur lui. Telle est l'image générale que nous nous proposons de dégager provisoirement sur la religion africaine ou Nyambéisme. On remarquera que dans notre propos, il ne s'agissait pas de procéder à un dénombrement exact et définitif des principes de notre pensée religieuse. mais plutôt de dégager ce que nous estimons être essentiel dans son expression à une étude axée sur le cas particul ier des Basaa.

11- LES FONDEMENTS ET LES CROYANCES

Ils sont essentiellement endogènes et relèvent des attributs internes de la culture basaa. En voici tout d'abord les caractères généraux.

II.1. Caractères généraux

Selon l'image que nous venons de présenter, l'un des aspects particuliers de l'ensemble, n'est pas religion de Nyambe chez les Basaa est qu'elle n'est pas une religion révélée. C'est r expression des efforts constants déployés par les patriarches de ce peuple au cours de leur histoire dynamique pour comprendre ce manque radical de quelque chose qu'accusait pour eux l'univers et où ils cherchaient à se mettre en rapport ou en harmonie avec lui. Ce sont ces idées collectives nées de cette situation qui orientèrent désormais leurs comportements, leurs attitudes et les usages de tout le groupe depuis leur apparition sur la planète jusqu'à nos jours.

Cette religion croit en un Dieu unique universel, père et créateur de tous les hommes et de toutes les choses. Elle croit au panthéon (cf. tableau n03). qu'il soit terrestre, aérien ou aquatique; ces panthéons peuvent avoir une dimension régionale. nationale ou tribale. Elle croit aux ancêtres parce que garants.

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Le Panthéon céleste

Terre _____________________ Ciel (Hisi) (Ngi)

Lune (SÔfi)-------

Biosphère _______________ ( Libu)

________ Arc-en-ciel _______ - ( Nyum)

Créateur (Hilôlômbi)

_Soleil (Hianga) Harmattan (Mbebi)

Atmosphère (Aakôp)

Ce panthéon est une catégorie de 36 divinités dont 9 ont été présentées dans le tableau n03. Leurs rapports dans l'exercice de leurs fonctions seules expliquent l'harmonie et l'ordre dans le monde, l'intégrité et la vie de la communauté. Elle rend différents cultes suivant les dimensions où l'on appréhende le degré de l'intermédiaire du monde des ancêtres: famille, clan, tribu, nation. Elle a son lieu saint et des lieux sacrés, elle a ses savants issus de la prêtrise que confère l'initiation à plusieurs degrés. Comme l'on remarquera. c'est une religion familiale au sens africain de ce terme: la religion des Basaa ne prêche pas de guerre sainte, par conséquent elle est une religion de cœur et d'essence paisible. Elle n'est ni dogmatique, ni exclusionnniste, puisque tout le monde en fait partie, pourvu qu'on appartienne à une famille, à quelque degré où l'on se place, qu'on soit natif (nwet Ion) ou étranger (nlo njel). Elle est naturelle

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mais non irrationnelle, parce qu'elle répond à un besoin qui est de retrouver son créateur par la lignée des ancêtres.

La religion des Basaa est une source de civilisation pour les populations parce qu'elle véhicule des valeurs d'une haute portée philosophique. Sa conception du monde a créé un système intellectuel qui fonctionne d'après la théorie suivante: Chaque chose, chaque être doit être à sa place, parce qu'entre l'être suprême = hilôlômbi, les divinités = bilôn, les esprits = Mimbu, les hommes = Bôt, il y a un cadre qui explique l'ordre et pennet de comprendre les phénomènes du cosmos (Mbok dinoo di moo), ce monde symbolisant les doigts de la main.

Pour mieux saisir ce rapport d'assistance mutuelle entre les vivants et les morts, il y a d'une part les sacrifices des uns et, d'autre part, la protection des autres, d'où l'équation: sacrifices = protection et vice versa, ou encore: la force de r individu provient des ancêtres et la survie de l'ancêtre n'est possible que grâce aux offrandes qui sont destinées à maintenir sa puissance.

Le respect dû aux anciens de la famille, l'assistance qu'on doit leur porter ainsi qu'à toute la communauté, la soumission aux volontés de l' au­delà, sont dus à deux facteurs essentiels: - les anciens sont plus proches du monde des ancêtres par leur primogéniture - ils savent tout, parce qu'ils sont la mémoire vivante de r ethnie; leur rôle est assimilé à celui des bibliothèques dans d'autres civilisations.

Parce que l'ancêtre peut se réincarner n'importe quand et où, il faut pratiquer l'hospitalité envers toute personne et d'où qu'elle vienne. Dans ce monde où l'ancêtre est tout, contrôle tout et veille à tout, l'oracle est la base judiciaire de toute contestation et le mode idéal des règlements des différends. La vigilance de ces ancêtres auxquels on rend un culte remplace les lois politiques qui créent la police, donc la punition en cas de manquement ou la critique en cas d'inefficacité des institutions. D'où le rôle privilégié dans chaque village du devin, c'est-à-dire l'homme du culte dans son rôle de prêtre pour transmettre les ordres de l'au-delà Mut Ngambi.

Le rituel lui - même chez le Basaa se conforme d'une part à l'ordre immanent du monde, et d'autre part aux gestes originellement effectués par l'ancêtre fondateur. Cette pratique, au lieu d'être considérée comme formelle ou archaïque, se veut dynamique et signifiante, car elle s'explique par le fait que, les ancêtres l'ayant accompl i et vécue longtemps, pourquoi

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n'en serait-il pas de même pour celui qui le fait ou pour qui on l'accomplit maintenant? Les interdits qu'on rencontre dans cette religion ont pour finalité de restreindre le désir immodéré et la convOItIse inconsciente dont la satisfaction individualiste menacerait la bonne renommée et l'honneur de la communauté.

A propos du lieu saint et des lieux sacrés, il existe chez les Basaa du Cameroun un lieu saint appelé Ngok lituba «pierre à trou ». C'est ici que la tradition rapporte qu'après avoir traversé les régions désertiques à partir du Soudan actuel(Kordofan) en passant par r Adamaoua, les Basaa s'installèrent autour de cette pierre afin de réorganiser leur société et de définir et répartir les tâches suivant les fils de l'ancêtre aîné de r ethnie, Ngog. Le caractère sacré de ce lieu a été profané par l'Eglise catholique qui y a planté la statue de Marie, ce qui fait qu'actuellement le peuple basaa, au Cameroun, vit comme un navire sans boussole.

Les lieux sacrés, qui sont au nombre de 9, se trouvent eux aussi dans le pays basaa. Parmi eux, il y a Tun-Likan dont nous rapportons les faits dans cette communication. Ici étaient vénérés tous les 9 dieux du panthéon terrestre, qui étaient:

1- Ngambi ou la mygale, animal totémique de r ethnie, oracle du peuple, 2- Ngé, divinité protectrice de la justice et de commandement de l'univers basaa, 3- Um, divinité de la guérison, de la médecine et des manifestations culturelles, 4- Kôô, déesse protectrice des femmes, de la fécondité, 5- Njeg, dieu de la vengeance, de l'ordre et de la police, 6- Ngena, dieu des maladies, 7 - Kul, dieu du paIjure, 8- Hu, dieu de la voyance, 9- Lep-Liemb, dieu de la connaissance de l'âme humaine.

Chacun de ces dieux ou déesses avait sa fête et son culte, ainsi que sa confrérie dont l'initiation comporte un certain nombre de degrés.

Les 9 lieux sacrés sont: 1 - Ngog Lituba, 2 - Li Boi Li Ngog, 3 - Yum Nge, 4 - Son Nlolo, 5 - Sebe,

6 - Tun Likan, 7 - Si Ndongi, 8 - Bum Nyebel, 9 - Ngog Bason.

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Leur observance nous paraît plus bénéfique que malfaisante pour tout individu qui accède à certaines fonctions publiques: prêtrise, commandement de clan ou de «tribu ». Ces « tabous» frappés du sceau sacré nous semblent un moyen efficace dans le fondement de l'ethnos en tant que sûr rempart pour le groupe entier plutôt, et non des impératifs savamment calculés issus de la simple éthique individualisante.

La religion des Basaa va plus loin que ces simples constatations que d'autres peuvent taxer d'empiriques. Elle distingue mieux que quiconque dans sa conception de la personne humaine des principes bien nets et sans erreur dans le psychisme de ses adeptes. Ainsi les fonctions: - de l'âme personnelle, Kep, - de l'âme qui retourne chez le créateur, nhébég, - de l'âme qui se réincarne pour devenir nouveau-né, titii, - de l'ombre de l'individu qui épouse la forme du corps et disparaît avec lui (yiyinda). Sont-elles bien préservées au cours des cérémonies rituelles. soit pour augmenter leur force, soit pour les délivrer des maléfices? La mort elle-même est un évènement d'une haute portée religieuse; il faut seulement assister à des funérailles d'un prêtre, ou d'un chef de tribu pour en comprendre la beauté et la signification eschatologique. Le Basaa authentique préfère revenir chez lui se faire enterrer auprès de ses ancêtres plutôt qu'ailleurs, Parce qu'il dit: yon sat u nvi, yon u tôgbege «plutôt auprès de mes ancêtres qu'ailleurs ». Ces multiples valeurs qui lient l'individu basaa à la grande communauté de tous ses environnements le 1ibéraient de l'angoisse et du libertinage plus qu'ils ne paraissent l'aliéner ou le désemparer bien au contraire.

A la lumière de ce tableau d'ensemble non exhaustif des traits spécifiques de la religion africaine en général et de celle du Basaa en particulier, peut-on scientifiquement, comme l'ont souvent écrit les ethnologues et missionnaires classiques dans leur littérature de mépris, parler: - de paganisme incohérent. - de fétichisme désuet, d'animisme qui prête vie et conscience à des choses inanimées, - du devin du village incarnant le diable,

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- de sacrifice aberrant de sang d'animaux, - d'imaginaire africain qui méconnaît le réel?

Il sied de remarquer que le Basaa sacrificateur d'un poulet ou d'un bouc à l'autel des ancêtres au cours d'une cérémonie religieuse n'est pas le seul homme au monde à avoir pratiqué pareille «barbarie ». L'histoire humaine abonde, en effet, d'exemples dans ce sens, depuis la religion des Juifs jusqu'à celle des Grecs.

Pour ce qui est par exemple du reproche de l'imaginaire, du monde des rêves et des désirs évasifs, qu'on nous permette de dire tout simplement ceci: « Heureux le savant capable d'appréhender le réel en soi sans l'intrusion de l'imaginaire et du symbolisme ». C'est peut être parce que l'Africain a porté l'imaginaire au niveau le plus haut qu'il fallait taxer son geste d'anachronique.

Cet imaginaire a permis depuis des millénaires à l'homme basaa, qui admet le mal dans le bien, de trouver la solution de la technique des missiles dans la manipulation de l'invisible dans sa théorie des sortilèges: cest le Nsofi basaa.

De ces 3 mouvements: - Om : provoquer le mal, - Tabal : guérir le mal, - Ban : prémunir contre le mal, l'on peut comprendre celles des: - missiles, - anti-missiles, - anti-anti-missiles.

y a-t-il réalité plus objective que cette invention contre les sortilèges?

2.2 L'appréhension du Nyambéisme ou la foi et la pratique dans la confrérie du Mbok Basaa

123

Le mot "Mbok,,32, ici, veut dire soumission, abandon entre les mains de la collectivité, surtout des "Bambombok" qui représentent les ancêtres, lesquels ancêtres sont censés être les enfants de M'bot Bôt « créateur des hommes ». Chaque Basaa croyaie3 fermement en «Mbok» comme représentant l'ensemble de la lignée de ses ancêtres connus et inconnus et de tout l'univers de sa race. Il savait qu'au sommet de la hiérarchie se trouvait un « M'bot bôt », fils de hilôlômbi, créateur des hommes.

Il le considère comme tout-puissant. Bayem-Kok. c'est-à-dire le plus grand, qui broie tout, transcende tout. Croire à l'existence de l'ancêtre est ici la loi suprême; c'est l'essentiel. car ici l'on dit être, c'est avoir des ancêtres me yé, me nin, hala we me gwé basôgôl. Les œuvres et les rites viennent compléter cette foi dont la non-observance peut apporter les calamités. Car naître dans une famille, c'est contracter une double dette, qui est de vénérer la mémoire des ascendants et d'assurer la descendance. La chaîne doit toujours être maintenue; celui qui délibérément la rompt n'est pas digne de voir le Mbot, c'est-à-dire Dieu. Le Basaa n'a jamais pensé que Dieu fût son «père ». Il sait qu'il existe, parce que l'ancêtre existe aussi; il assimile quelquefois son propre père à ce Mbot, donc pas d'intimité avec Dieu. Dieu est tellement si haut que la chaîne des ancêtres est si longue. Il faut s'accrocher au chaînon le plus immédiatement accessible et l'on est sûr d'atteindre le premier Etre qui fut le premier ancêtre: Mbôg inyon hi nuni i nlôl tén, «on ne peut atteindre le sommet d'un arbre qu'en partant du tisue ».

Dans l'enseignement initiatique théologique, il n'y a ni dogme, ni trinité, ni incarnation, ni rédemption comme dans la pensée judéo -chrétienne. Cependant. il y existe les notions bien claires du bien et du mal. Les mauvais sont ceux-là qui n'ont pas rempli les clauses du contrat. Leur sort n'a pas besoin de jugement particulier. N'ayant vénéré personne ni

32 Le mot Mbok vient du verbe bog, entailler ou arranger, qui donne bogbe, s'éterniser, d'où m'bog, le concubin notoire. Le même mot avec un accent circonflexe sur le 0 signilïe; avancer, s'avancer, devancer", d'où mbôgna, le leader, Mbôg: l'aîné, l~ premie. De l'idée d'éternité, l'on a tiré Mbok =l'univers comprenant toute la création" : hommes, bêtes, plantes, éléments. Ainsi, ceux qui disent le Mbok sont appelés 8ambombok; les maîtres du clan, de la tribu, avec leur rang suivant tableau n04. 33 Nous ecrivons « croyait» parce qu'actuellement, cette croyance n'est plus obligatoire ni automatique.

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laissé de descendant, ils n'ont pas de place dans le nouveau village où habitent les ancêtres. Disparaissant du monde visible parce qu "inconnu, le malheureux se transforme en un élément sans âme pour venir errer dans les villages; c'est le nkuki, «le rejeté de la cité des bienheureux ». Sa destinée reste la destruction totale du circuit normal s'exprimant par malo, naître, et mahu, mort physique. Il appartient au grand initié d'organiser la chasse de l'âme qui se termine par la capture de ce double malfaisant et voué à l'anéantissement totaL c'est le rite de « Lilôôs ndoa ». Par ce geste, il devient Nlémba.34

Socialement. le Basaa du Cameroun connaît 9 classes: 1- les Bakaambok : chefs de « tribus », de clans, etc.,

2- les Bambombok: membres des assemblées politiques et grands électeurs, 3- les Bangéngé : hommes religieux ayant l'autorité de réviser les lois de Mbok et le renvoi du Nkaambok, 4- les Dikoo di Mbok : ., princes" tirés des lignages régnants, 5- les Banjehjel : notables chargés de l'administration, 6- les Bonge : enfants ou jeunesse. 7-les Bôda : les femmes, 8- les Minkol : les esclaves. 9- les Minyon : les captifs.

Politiquement. le «gouvernement» d'une «tribu» ou d'un clan basaa comprend 9 membres, soit 1 Nkaambok et 8 Dikoo di Mbok, les 9 formant le conseil de Bambombok.

34 Nlémba : trépa'isé, du verbe lém, « éteindre»

BAMBOMBOK ou Con-.eil du MBOK ~----Hikoo hi Mbok

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Dieu est le créateur et l'ancêtre est son produit, et le père biologique, le représentant en ligne directe de cet ancêtre. Il n'y a ni archange comme dans d'autres religions, ni prédestination, ni fin du monde, ni jugement dernier. Tant qu'on accomplit son devoir vis-à-vis de son géniteur, les uns viennent et les autres partent, d'où le proverbe, Mbok wog minson mi yihge. C'est un éternel recommencement puisque Dieu renouvelle à chaque coup la génération. Pourquoi se préoccuper par exemple de l'enfer, si l'on accomplit son devoir? Un homme qui n'a pas respecté la volonté des ancêtres sait où il va. Il crie Me mbélel Mbok, j'ai perdu la vie éternelle. Comme il y a la notion de Ndoa que les Occidentaux appellent Enfer, il y a aussi le séjour des bienheureux. C'est le village des ancêtres qui, durant leur vie ici bas, ont témoigné une soumission totale à la loi divine qui est le respect dû à celui qui donne la vie, c'est-à-dire ses propres parents, image du vrai possesseur de la vie, Man mut. le plus ancien des hommes: Dieu.

Dans les pratiques religieuses du Basaa primitif, il n'y a ni profession de foi, ni prière quotidienne, ni aumône, ni jeûne, mais, par contre, il y avait les fêtes annuelles à certains lieux. Ceci était pour les laïcs. Mais celui qui embrassait la prêtrise devait professer foi au cours d'une cérémonie organisée à cet effet, faire certaines prières à des occasions bien déternlinées, au nom de tout le groupe. Religieusement parlant, l'individu était agrégé au groupe dès la naissance, d'où la notation bien heureuse de

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Léo Frobenius que « l'Africain est le plus religieux de tous les hommes de la planète ».

L'aumône était ignorée parce que personne dans le groupe n'est superflu. Ce qu'on a pour 5 suffit aussi pour 10. Pourquoi être mendiant puisqu'on n'a pas besoin de se faire inviter pour manger, donnir ou s'habiller. Tout était partagé par tous.

Quand à la fête annuelle, c'était une occasion solennelle, à une saison fixe de l'année, connue de tous les habitants et annoncée d'avance par les prêtres. Elle était faite de danses, de prières, de dévotion, de communion, de sacrifices, d'exorcisme, d'expiation et de purification. Un tel ., pélerinage" représente pour le Basaa un souvenir de la première fête autour de la grotte sacrée après sa traversée du désert. C'est une sorte de retour aux sources de sa foi et une intime conviction que les ancêtres le combleront de tout le bonheur qu'un être puisse espérer de l'au - delà.

Le manque de rappel de ce grand culte en r honneur des ancêtres était quelquefois l'objet d'une prophétie. C'est le cas rapporté par notre infonnateur Nsang Boum André, de lôg bakéfi (Babimbi Cameroun). En 1942, dit notre informateur, une femme nommée Kimong, pythonisse de son état, prédit la disparition de la sous-ethnie de lôg baken qui possédait un grand lieu sacré, au cœur de leur territoire à l'endroit dit Waa Ngok. Ce lieu s'appelle Tun Iikan ou buisson sacré. Le message de la pythonisse était conçu en ces termes: Vous, gens de la « tribu» de lôg bakéfi, qui avez abandonné le culte de vos ancêtres pour plaire aux esprits que vous ne connaissez pas, si vous ne réveillez plus ibale ni ntôdôl bé, les rites de purification à Tun Likafi, une guerre viendra qui vous délogera de vos terres, et celles-ci deviendront le domaine des singes et des phacochères. Personne en ce temps n'avait prêté attention à cette femme, que j'ai moi -même connue, alors que je fréquentais l'école primaire de Nguibassal, petit village situé à un kilomètre de ce haut lieu. KIMONG était d'ailleurs une grand-tante d'une lignée collatérale qui, chaque fois, au carrefour qui menait au village, avait le nez contre terre. Mais, et c'est là que je crois pouvoir comprendre le sens de cette prophétie, mais, dis-je, elle avait l'habitude de nous interpeller par nos noms sans pourtant nous regarder. Il faut dire qu'à chaque fois qu'on devait traverser ce carrefour, on se taisait, croyant de cette façon qu'elle ne pouvait. tant elle ressemblait à une morte, se douter de notre passage. Je comprends maintenant que c'est grâce au voyage de son double qu'elle était capable d'annoncer par exemple une mort prochaine dans le village, surtout lorsqu'elle se mettait à pleurer, ou

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qu'elle se barbouillait de rouge. de noir ou de blanc. Alors sa prophétie s'est réalisée en 1960 à cause des troubles dûs à la lutte pour l'indépendance et à l'existence du maquis dans cette région; les autorités camerounaises ont délogé toutes les populations de la sous ethnie pour les parquer à trois endroits différents distants les uns des autres de plus de dix kilOInètres.

Aujourd'hui, les plantations, les champs, les rivières, tout le patrimoine «tribal» est devenu la propriété des singes. Quant au sanctuaire, il existe toujours avec son caractère de lieu sacré et entouré de mystères. Le mystère de son état de lieu sacré réside dans la résistance de la profanation. Un ex-maquisard du nom de Mpouma KHama, dit Makandeput, originaire d'une autre sous ethnie, ayant appris que le lieu fût jadis le plus sacré des Basaa. s'y rendit et se perdit dans la forêt au moment où il croyait avoir atteint son but, lequel était d'aller y puiser des forces.

M'ayant fait raconter sa mésaventure en 1961, à Kopongo. petit village de la Sanaga - Maritime, je m'étais rappelé ce proverbe basaa, qui dit, en matière religieuse, qu'on n'implore que la divinité qu'on connaît: Yon sat u nyi, yon u tôgbege. Ne faut-il pas voir par là que «l'ancestrologie » comme religion n'est pas un vain mot pour un Africain Noir? Est-ce professer des idées anti-religieuses que de voir dans ce lien ontologique l'expression d'une foi authentique dans un ordre de choses de manière à donner à l'homme sa raison d'être dans ce système dit universeL et interpréter son insertion dans la grande réalité cosmo - humaine selon la philosophie propre à son milieu?

Autour de la grotte sacrée de Ngok Lituba, les tâches furent attribuées à chaque fils Ngok, dit le mythe basaa ; c'est ainsi que la tribu de lôg bakén. mentionnée ci - haut, qui descend en ligne directe de Nwi. fils de Ngok, était celle qui avait pour mission d'enseigner les choses du jour et de la nuit, c'est-à-dire la religion. Abandonner une fonction aussi sacrée et vitale que celle de la prêtrise, n' est-ce pas renoncer soi - même à la vie? S'il est vrai qu'être, pour nous, c'est avoir des ancêtres, lorsqu'on ne respecte plus les prescriptions de ceux-ci et qu'on accepte avec les autres que les morts n'existent plus dès lors qu'ils quittent cette enveloppe putrescible qu'est le corps, pour le grand départ, est- il digne de se dire: j'ai des ancêtres, donc je suis, ou bien je suis parce que j'ai des ancêtres?

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Le lieu sacré de Tun Likan existe. Les objets du culte nous sont connus35

• Les formules de prière, on peut les apprendre auprès des rares vieillards qui vivent encore. Seule la volonté d'organiser une telle cérémonie manque, non pas foncièrement par mépris, mais plutôt, pensons­nous, par méconnaissance. Les mahométans croient en Allah à travers Mahomet, les chrétiens à travers Jésus christ, les boudhistes à travers Boudha. Quant aux Africains Noirs, l'ancêtre devrait rester le prophète idéal. En lui faisant connaître ce qu'a été cet ancêtre, ce qu'il représente pour lui, il retrouvera la vraie foi, celle qui l'incitera à capitaliser lui aussi, pour son salut, l'apport d'autres messages, qui tous, tendent vers le retour du créé à son créateur.

Seuls les chemins divergents, le but demeure unique, comme l'origine a été unique. "Dieu a parlé à chaque homme de la création dans son langage partout où il se trouvait", disait la conclusion à Ibadan d'un colloque sur les religions africaines en 1963. Les 1 00 millions d'Africains qu'on désigne sous le terme de "païens" ne le sont qu'aux yeux de ceux qui pensent et croient que Dieu de tous les hommes n'est que celui de quelques-uns qui se croient les plus privilégiés.

L'Africain Noir, qui ne prêche pas la guerre sainte comme on le fait dans certaines religions, a préféré mépriser la provocation qui lui était faite en se taisant, en cachant aux autres les vrais piliers de sa foi. La défense de celle-ci, sans recourir à la force, s'est faite par ce mutisme volontaire mais révélateur de sa vie en famille où l'homme, de l'orphelin au vieillard en passant par l'étranger, n'a jamais connu d'ostracisme narcissisant, mais dont, par contre, le soin à sa préservation a étonné et quelquefois scandalisé ceux - là mêmes qui prêchaient la loi de l'amour du prochain.

Les martyrs de la guerre sainte, les compagnons de Mahomet, les grands mystiques sont honorés chez les musulmans comme de grands saints, leurs tombeaux et leurs reliques sont l'objet d'une dévotion spéciale, mêlée de magie et de superstition, et on leur attribue des pouvoirs surnaturels, disent les catholiques. Il suffit, pour ceux-ci, de suivre seulement les spectacles de Lourdes, de Fatima, de saint Jacques de Compostelle, de l'apparition du pape à Rome, de sa loggia de saint Pierre, pour voir qu'en matière d'idoles, que dieu réprouve, et qui, le plus souvent,

35 Voir notre étude «Essai sur l'organisation sociale et la religion des Basaa du Cameroun », EHHE - Sorbonne 1971, diplôme en sciences religieuses et à l'UNESCO Département de la Culture.

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ne rentrent pas dans la vraie pratique religieuse africaine, pour se convaincre que les chrétiens n'échappent pas non plus à ce pharisaïsme ostentatoire qu'ils reprochent aux autres.

Qu'a-t-on reproché et que reproche-t-on aujourd'hui encore au prêtre africain? On lui reproche d'avoir dans son arsenal des crânes et des os humains, des cornes d'animaux, des plumes d'oiseaux, etc., comme étant des fétiches. A-t-on vraiment pris la peine de chercher à saisir la signification qu'ont pour lui ces objets? Quel culte rituel n'a pas ses objets? Le prêtre catholique brûle l'encens pour implorer, dit-il, la présence de l'esprit saint. Le prêtre africain du Mbok par exemple fait la même chose lorsqu'il met sur le feu sacré, certaines herbes dont la fumée a pour fonction d'apporter aux ancêtres les plaintes de leurs descendants. Nous pouvons multiplier les exemples, car ils abondent. On reproche par exemple à ce prêtre surtout le sacrifice. Olt a-t-on vu le salut sans sacrifice? Que ce sacrifice fût humain ou animal, le prêtre africain ne reste pas le seul qui ait pratiqué le rite.

Beaucoup de grandes religions en témoignent, comme le mahométisme et le judaïsme. Les chrétiens baptisent avec l'eau qu'on dit bénie par la prière. Le prêtre basaa, lui, emploie l'eau d'une source puisée de grand matin, dans une calebasse jamais utilisée auparavant. L'explication qui en découle, d'une très haute portée, est que l'un des attributs de Dieu chez nous est l'eau, un des éléments par essence parmi les 4 olt il habite. Mettre cette eau sur la tête du nouveau - né en le présentant au soleil levant, c'est lui conférer les deux premiers attributs du créateur: eau -feu, au moment de la collation du nom qui le distinguera et l'identifiera dans cette société qu'il rejoint.

Au dernier jour de son séjour terrestre, c'est le même élément qui le lavera de toute souillure pour lui permettre une rentrée sans tâche au séjour des bienheureux. Lorsque, après la cérémonie, soit du sacre, soit de purification de la famille, le prêtre fait goûter à chaque assistant le produit de la marmite sacrée mbe mbina, on crie au repas du sorcier, comme si la communion des uns et la sainte cène des autres signifiait autre chose que cette fraternisation de tous les hommes devant ce repas sacré. La grande différence, c'est que le prêtre africain a le souci de la purification et du salut de toute la communauté, tandis que les autres ont imposé le choix, en contradiction avec leur propre loi dite de Dieu, qui veut que tout homme soit sauvé. On peut dès lors se poser la question de savoir qui est véritablement disciple fidèle par rapport à l'autre vis-à-vis de son Dieu?

CHAPITRE VI

LA VIE RELIGIEUSE 2 : LE BASAA D'AUJOURD'HUI ET SA

RELIGION

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Il est question ici de répondre à la question fondamentale suivante: où en est le Basaa d'aujourd'hui dans sa pensée religieuse? Après cet envol rapide sur certains éléments de la pensée traditionnelle en matière de foi religieuse, il faut nous intenoger sur l'avenir de cette pensée. A partir du moment où la famille n'existe pl us comme avant, la vie sociale dans laquelle toute religion puisait sa subsistance ayant subi une brutale mutation, le Basaa qui se veut moderne ou traditionaliste sent-il la vanité de son existence? Basaa, il ne l'est plus à part entière, car son passé, ou il l'ignore complètement, ou il le méprise sans le comprendre. Le présent pour lui est un monde de contradictions multiples.

Il essaye de vivre les valeurs d'autres civilisations Ol! les occasions ne manquent pas pour lui rappeler que ces ascendants ne sont ni Aryens, ni Yankees. Son désarroi est tel que, chrétien le jour, la nuit, il s'en va consulter le devin du village, c'est -à-dire le prêtre de sa propre religion, qu'on lui a appris en public à mépriser parce que celui-ci est « un primitif» qui ne connaît ni notion de temps, ni logique, ni foi, ni loi, ni histoire, ni écriture. Parce que ces produits importés, le devin ne les apprécie pas à la manière des autres, selon les modèles conçus hors de son univers, sans son concours et quelquefois, si ce n'est toujours, contre sa propre existence. Le Bassa moderne est à la croisée des chemins. Le sent-il? Si oui. que fait-il pour se désal iéner ?

En dépit des carcans idéologiques d'importation qui pèsent encore sur son existence, du fond de l'homme basaa resurgit cette étincelle qui ne s'est jamais éteinte malgré tant de seaux d'eau versés sur la flamme sacrée de sa foi en ses ancêtres. On le sent à l'occasion d'un mariage, on le sent à r occasion des funérailles, on le sent aussi dans sa façon de partager avec l'autre, dans cette hospitalité venue du fond des âges. Cette résistance larvée, latente, du fond religieux africain face aux croyances étrangères, comment la rendre militante, opérante et bénéfique? Une seule voie, un seul moyen: étudier à fond cette pensée religieuse de nos pères qui, pour tout Africain, est à la fois toute sa culture et toute sa civilisation. En étudiant avec ferveur et humilité, elle peut nous apporter la réponse, où des réponses, à certaines de nos angoisses, à notre inquiétude de ce que sera, demain, notre société. C'est la tâche présente de tous les hommes d'Afrique, principalement des intellectuels de tous les cultes et de toutes les écoles philosophiques ou scientifiques.

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Parce que cette religion, aujourd'hui à travers le continent. est moribonde, parce que le moment est venu de lui donner une assise solide, pour permettre à notre civilisation de s'épanouir. Parce que les responsables religieux manquent de formation approfondie à leur sacerdoce, formation grâce à laquelle nos ancêtres savaient tout de la faune et de la flore, de leurs catégories et de leurs correspondances; de l'astronomie, de la physiologie, des mathématiques et de beaucoup d'autres sciences encore ignorées ailleurs à l'époque.

Parce qu'au lieu de remplir sa fonction tonique et mobilisatrice des masses en vue d'une fin noble, beaucoup de nos gestionnaires du sacré se livrent à des procédés maléfiques et à l'alcool, ne respectent plus les interdits, ne s'intéressent plus à la tâche noble de renseignement initiatique; tout à l'air paralysé, comme si jamais pensée religieuse fût aussi profonde et aussi logique que la nôtre. Oui, il nous faut l'étudier parce qu'en dernier ressort, tout organe qui ne fonctionne pas, s'atrophie.

Cette religion est une véritable religion parce que tous les adeptes croient en dernière instance à l'existence d'un être ou force surnaturelle désignée de multiples façons à travers la quasi-totalité de l'espace de l'Afrique subsaharienne.36 Cet être surnaturel ou force est immédiatement lié à des êtres spirituels, les ancêtres, qui vivent quelques part dans l'univers en étroite intimité avec les humains dont ils conduisent et supervisent l'activité.

Le culte dévolu à cet Etre ou force suprême, ainsi qu'aux esprits, réclame un corps sacerdotal hiérarchisé, une société de fidèles, des temples, des autels, des cérémonies, des lieux saints et sacrés, des chants et prières, enfin, toute une tradition orale qui, certes, n'est pas identique partout, mais grâce à laquelle se transmettent les parties essentielles du rituel.

Cette religion est une authentique religion parce qu'à travers la facture des légendes, la richesse des mythes (voir le mythe de jeki au Cameroun)37 aux versions parfois contradictoires, on peut exhumer une théologie. La condition est de savoir interpréter les mythes, ou un système de représentations grâce auxquelles les Africains s'expliquent les phénomènes naturels, et qui d'une part gisent de façon latente à la base des croyances

36 Nyama, Nyame, Nyambé, Nzame, Zamba, Amma, Nomo, Nzambi, etc. 37Dicka Akwa Nya bonanbela: Cours sur le Nyambéisme à la sorbonne 1971

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des convertis musulmans, catholiques et protestants, et d'autre part transparaissent manifestement dans de nombreuses nouvelles religions dissidentes issues du christianisme. L'Africain ne vit pas d'une mystique, il a un fondement religieux sur lequel il base sa conviction. Que conclure de » tout cela?

Ce petit tableau comparé des croyance de l'un et de l'autre camp montre que si le christianisme dégageait de sa mission le préjugé sur ce qu'il appelle paganisme jusqu'ici, la capitalisation à l'africaine du message divin serait mieux introduite dans les mœurs, réinterprétée et réévaluée pour parvenir non à une évangélisation creuse, mais à une christianisation profonde de l'Afrique.

Au lieu de considérer les différents points doctrinaux relevés ci­dessus comme des impuretés découlant du paganisme propre aux peuples barbares, il serait temps de réfléchir là-dessus, ce qui effacera de la tête des Africains cette indentification du christianisme et une civilisation qui n'a rien de religieux. Le terrain pour une meilleure compréhension ne devrait plus continuer à être miné par des modèles non adaptés et dont les facteurs risquent d'orienter encore plus les gens de bonne foi vers l'irréligion ou l'indifférence totale, ces modèles qui ont pour noms école, industrie, genre de vie, modèle de développement, culture, comportement, pratique religieuse, tous d'importation sans contrôle.

Pour la sauvegarde des "valeurs spirituelles et morales", il serait souhaitable d'inventer de nouvelles formules d'approche et de travail, chose qui revient en premier lieu aux intellectuels africains, prêtres des religions importées comme laïcs, car ils sont les premiers biculturés pratiquant les langues d'origine et d'emprunt. et ensuite à tous ceux qui aiment et veulent aider l'Afrique religieuse.

De cette façon, les barrières peuvent tomber et un dialogue fructueux avec le devin du village pourra enfin s'établir. Ainsi, l'Afrique, continent le plus"religieux de la planète", bénéficiera pleinement du message à lui aussi destiné.

Le domaine privilégié pour nous reste la rencontre à l'occasion des pèlerinages aux lieux sacrés où il en a reste. Car c'est ici que s'exprimait jadis la vraie dévotion à une force transcendante, animatrice de l'action des ancêtres. Faire sentir à un Africain que Jésus Christ n'est qu'un ancêtre, mais un ancêtre d'un genre nouveau, remplissant la même fonction d'intercesseur auprès du père de toute la création , voilà qui le rendra

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sensible et en même temps disponible à comprendre le fond du message qu'on annonce.

Et pour que ce message porte loin, il faudrait que celui qui l'annonce soit débarrassé de tout sentiment de mépris, d'impatience, de complexe de supériorité et de seul porteur de la seule vérité sur l'homme et son Dieu. Il faudrait qu'il soit pénétré de l'idée que Dieu ayant parlé à tous les hommes, il a dû parler aussi au devin auquel il s'adresse.

Il faudrait d'abord considérer la religion traditionnelle comme une foi authentique en un Dieu unique, reconnaître qu'elle porte des valeurs religieuses qui font vivre des millions d'hommes à travers les continents, travailler de manière qu'à partir de cette foi, on puisse apporter un message d'amour et de paix. Voilà qui demande une religion de cœur pur et droit, et non une religion d'intelligence calculée. N'en seront capables que ceux qui respectent l'autre et la volonté de Dieu en lui, qui ont l'amour total et brûlant de la vérité, qui ont le respect et l'amour désintéressé des dessins de Dieu sur la race des hommes et sur chaque homme. C'est un signe d'universalité pour la vérité qui n'est pas que judéo-chrétienne et dont certains témoignent "qu'elle ne peut se faire accueillante et ouverte sans rien perdre de ses exigences propres". La seule exigence pour nous est la volonté de Dieu qui veut sauver toute la création.

Retenons en terminant, que c'est dans le prolongement de l'expression du génie d'un peuple, qu'il faut continuer à s'enrichir et non en faisant table rase de l'acquis précieux de celui-ci, comme le soulignait le président SEKOU TOURE : "Prenant appui sur eux-mêmes et assurant leurs responsabilités, les peuples d'Afrique doivent opérer leur propre reconversion à travers l'expression consciente de leur liberté, la manifestation de leur volonté de progrès, le retour délibéré à la culture africaine, à ses valeurs, à ses vertus".

"La réalité est que durant la colonisation, les grands initiés africains n'étaient ni pressés, ni disposés à livrer leur culture à ceux qui travaillent ostensiblement à la destruction de la personnalité africaine. Nombreux sont les juristes, les philisophes et les théologiens disparus sans avoir livré leurs secrets, car ils n'ont pas eu suffisamment confiance en une certaine élite formée à l'occidentale ou imbue du marxisme-léninisme et qui, au lieu de la recherche de l'initiation créatrice, a opté pour l'acculturation sans ,. 1· , 38"

S mterroger sur ses aspects a lenants .

38 Prince Dika Nya Donambele, Religion du Nyambe, cours à la sorbone, déjà cité

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Etudier la religion traditionnelle, c'est être et avoir été, c'est avoir un passé, une culture, une civilisation, c'est faire partie intégrante de la race humaine universelle. Et ce passé cultureL nous le verrons dans la partie relative à la vie intellectuelle et artistique des Basaa.

1- LA NOTION DE PERSONNE

En basaa, on désigne par Mut la personne, l'être humain, dont les manifestations sont polyvalentes: être aux éléments visibles et invisibles. Les supports visibles sont le Nyu, le corps, et sa couverture, Kôkô. Les quatre principes spirituels sont composés de deux groupes.

Pour le premier groupe, on a : ? Yiyinda ou ombre, ou âme sombre, ? Titii ou reflet, ou âme claire.

Grâce à l'eau et au soleil. on peut les avoir et même agir sur eux. Le deuxième est constitué par les éléments les plus intimes. Ce sont:

? Nhébég: le souffle (du verbe héb : respirer), ? Kep ou mbu : le double vraiment invisible qu'on peut appeler âme. Les parties du corps en rapport direct avec eux sont principalement le

nez pour le nhébég, le cœur pour le kep, le foie pour le mbu, la bile pour le kôkô, les ongles, les cheveux, l'empreinte de la plante du pied pour le yiyinda et le titii, et enfin. l'estomac pour le principe le plus néfaste appelé hu.

Le mbûu peut être bon, a gwé mbuu nlam, ou nêm nlam : il a un esprit beau ou un cœur pur; par contre, lorsqu'on accuse quelqu'un d'avoir de mauvaises habitudes, ou d'être méchant. l'on dit en basaa a gwé Iibaa Iibe: il a un foie laid ou un cœur laid. Le kep serait le crochet qui soutient le mbuu, car lorsqu'un homme cesse de vivre. l'on dit kep impédi nye « son âme est emportée », ou quelquefois lorsque les enfants font un grand vacarme, les vieux disent: ni mpat me kep, « vous me décrochez l'âme ».

Le nhébég principe vital ou souffle, est mentionné lorsque l'homme cesse de parier: on constate la mort en disant anii nhébég, « il a cessé de respirer ». Dès que disparaît cette respiration, le mbuu ou kep qui l'animait se dégage et reste sur le tôt de la case mortuaire jusqu'à r enterrement.

C'est ainsi que pour un testament non exécuté, certains cadavres se relèvent pour protester contre la présence d'un parent à qui il avait été interdit d'assister aux funérailles. Cette force de réanimation ne se remarque que chez les vieilles personnes, spécialement les initiés du plus

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haut degré. C'est à cause de cette croyance aussi qu'au bord de la tombe, avant la descente du corps, chaque membre de la famille est tenu de dire quelques mots d'adieu au «partant », puisque mourir physiquement, ne signifie pas disparaître à jamais: au contraire: r expression a nhuu, «il rentre d'où il est venu », prouve qu'il vous voit et vous observe.

Ce double qui rentre ainsi continue de s'intéresser aux vivants. C'est pourquoi dans la traversée d'une forêt, si l'on entend une brindille se briser, l'on dit chez nous que c'est à la suite de discussions entre deux parents, l'un récemment décédé, et l'autre ancien, que s'accomplit ce geste pour mieux connaître l'identité du de cujus.

L'on voit par là que l'âme, selon cette croyance, ne reste pas emprisonnée, sauf à de rares occasions, comme celle des morts sans sépulture (noyé, dévoré par un animal, pendu à la suite d'une assise de la confrérie de la divinité Ngé). Un tel mort ordinaire (le dernier cas) est enterré au bord du chemin son mbaa njet, parce que, croit le Basaa, celui que le monde visible a condamné à la peine de mort l'a été aussi par l'au­delà, étant donné que c'est par l'intervention de la divinité de la punition Ngé que le malheureux a été condamné. Quand au noyé ou à celui qu'un animal a dévoré, l'eau ou l'animal ont volé le mbuu du disparu. Il ne peut participer pleinement au repos de l'âme.

Les hommes, tout comme les choses, croit le Basaa, se dédoublent, qu'ils le fassent de leur gré (homme panthère) ou qu'ils y soient contraints par une force extérieure, par le principe néfaste du hu. Il arrive que dans l'état de veille comme pendant le sommeil, le double de l'homme voyage. Ce voyage peut être volontaire ou involontaire.

Le voyage volontaire est le fait des sorciers appelés, bôt ba Iiemb : les envoûteurs, ou plus exactement, de nos jours, les «aviateurs nocturnes », qui sont animés du hu, ou esprit laid et malfaisant. Ceux qui possèdent ce hu voyagent à travers le monde et font partie de véritables cohortes ou associations secrètes.

On dit que leur principe ne se nourrit que du sang des hommes. C'est ainsi que lorsqu'au cours de leurs libations nocturnes, ils ont réussi à prendre le mbuu de quelqu'un, celui-ci reste comme une coque sans noix, kugukugu. Un tel homme n'a plus de yiyinda ni de titii. Il mange, il boit, il se promène, mais il n'est plus vivant, bien qu'il conserve le nhébeg (souffle). Si, entre-temps, le devin ne s'aperçoit pas de son état, il dépérit et peut cesser de respirer, même poussé par un coup de vent.

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Les hommes qui possèdent le hu prédisent des évènements futurs, comme un décès devant se produire à une distance éloignée. la précision peut être telle que les circonstances décrites par eux se vérifient souvent exactement aux heures du jour indiqué. Le Basaa dit d'un tel homme a gwé hu « il a 4 yeux », c'est-à-dire que son double est bilocal. Mais l'on dit aussi d'un homme qui devine juste. ou d'un enfant qui découvre le secret d'un jeu auquel il n'a pas participé, qu'il a le hu. Le hu, à ce qu'il paraît, n'est pas toujours malfaisant; il peut être utile à de bonnes opérations, surtout pour les hommes de sciences mathématiques, tel dans le cas de Mut Ngambi : l 'homme qui consulte la mygale.

En dehors du voyage volontaire du double, il y' a une autre espèce de voyage chez le Basaa: c'est la possession par un esprit, soit à la suite d'une danse de guérison, comme la danse thérapeutique de «djengu » en duala. ou « hijingô » en basaa, en l'honneur de la divinité de la médecine). Nous avons nous-même assisté un soir à une séance à Minkaa chez Samnik, en 1968.

C'était dans un hangar. Nous étions arrivés de Yaoundé (capitale du Cameroun) vers huit heures du soir. Le hangar était noir de monde. Des tambours crépitaient. Des chants et des danses accompagnaient les mélopées que scandait le chef des initiés. Samnik, le grand prêtre, se trouvait derrière un rideau tendu de rouge, devant un autel sur l'étagère duquel étaient placés pêle-mêle beaucoup d'objets rituels. Lui-même portait un morceau de drap blanc autour des reins. Torse nu, il avait la tête ceinte de bandeau rouge et la poitrine peinte en noir et blanc. Au son des tambours, des gongs et des battements des mains, des chants repris en sourdine, quelques un dans la salle se mirent à danser plus fort que les autres et à crier, puis brusquement tombèrent et se roulèrent à terre, avant de sortir en courant dans la nuit noire. Ils disparurent dans la forêt, d'où ils ne devaient rentrer que vers l'aube, tenant chacun en main des branchages indiqués par les esprits guérisseurs pour le traitement des malades couchés dans le hangar à même le sol.

Tant qu'ils furent absents, la danse et les chants continuèrent, car, dit­on, cette divinité ne peut leur restituer leur âme que sous l'effet de cette musique endiablée. Ce voyage de quelqu'un en pleine nuit noire, dans nos forêts équatoriales où l'on doit traverser des rivières, où il y a des embûches à chaque pas: épines, foumms magnans, etc., n'est possible qu'à des personnes qui, momentanément, n'ont plus le contrôle effectif de leur âme ni de leur sensibilité.

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La participation de l'être humain à des activités visibles en tant que personne Mut, tel sera le premier élément d'une enquête qui se poursuit.

11- LES ANCETRES, LA VIE DES MORTS ET LES FUNERAILLES

Toute croyance plonge toujours ses racines dans un monde mythique, car il faut que le produit de l'esprit soit autre chose qu'un produit pour que je puisse m'y soumettre religieusement- religion entendue dans le sens de religere = relier. Mais relier moi-même à quoi? A une sorte de source énergétique située dans l'au-delà, qui me permet d'assumer et de perpétuer mon existence matérielle. Cette démarche est une nécessité pour tout être vivant qui cherche ce chemin vers ce quelque chose qui lui manque, ce vide métaphysique qu'accuse l'environnement. Selon les mythes, l'homme abandonné, du fait de sa perversion, par son créateur dans un univers menaçant, et appelé à procréer, fonda une société qui ne pouvait pas vivre sans la connaissance vivante que détenait celui qui l'avait créé. Devant l'immensité du problème métaphysique, les Basaa formulèrent ainsi la base de leur philosophie de la vie: qu'est-ce qu'être? Etre c'est avoir été. Mais avoir été comment, par qui et quand? Telles furent les questions auxquelles il fallait avoir une réponse. Elle fut immédiatement trouvée: il fallait interroger le passé et remonter jusqu'au temps O. et notre philosophie établit ainsi r ordre de préséance et en fit la base de sa croyance.

D'abord le créateur, ensuite le premier ancêtre créé par ce créateur, puis d'autres ancêtres et enfin lui-même.

Tableau nOS

Fondement de la foi selon la logique filiatique

{HILOLOMBI

CREATEUR NYAMBE ou Etre Suprême ou Endormi

1 5 MBOT Aïeul Fondateur

2 4 ISOGOLSOGOL Arrière grand - père

141

Grand - père Bagwal Ascendants

3 SOGOL

2 SAN Père

9 ° 1 MAN Fils Plaque tournante

3 2 NLAL Petit - fils } 3 NDANDI

. Balai Descendants Arrière petit - fils

4 NDINDI Arrière - Arrière petit - filS}

5 KITBON L'être du dépassement

Selon le Basaa, ce tableau (voir aussi tableau n02) résume la filiation logique de tout être humain créé dont l'élément essentiel est l'héritier ou Man du tableau. C'est un cycle qui s'ouvre chaque fois par Mbot et qui se ferme par Kitbon.

A partir de Kitbon cesse l'interdit de l'inceste: les parents ne se reconnaissent plus, d'où le nom Kitbon qui signifie l'être de la limite, de fermeture et d'ouverture. C'est pour cela que nous l'avons appelé l'être du dépassement. Ainsi, tout être humain est le produit de ces deux mondes ambivalents, l'un préétabli (bagwal), l'autre établi par l'égo ou Balau. Croire donc en ligne directe de l'Ego à l'ancêtre, c'est respecter l'ordre normal des choses: aucune révélation spontanée. Car l'homme est 9 et Dieu est 9 + 1= 10, d'où le Basaa dit: bôô i nlel bé Iikan : au-delà du chiffre 9, plus de connaissance.

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Ainsi, pour lui, la croyance aux ancêtres ne partait pas d'une démarche sans examen rigoureux. ni d'une révélation, mais les choses existaient et leur ordre était là.

C'était la réalité et cette réalité, il l'a saisit et en fit un dogme. L'ancêtre était tout, sans lui il n'y aurait rien eu : avec lui, il existait, lui, ainsi que tout ce qui l'entourait. D' oll la conclusion que la société à laquelle il appartenait débordait le cadre restreint des vivants. Elle incluait aussi tous les membres morts. Et ceux-ci sont d'autant plus indispensables à la société que, dans rau-delà, ils sont en rapport direct avec la divinité suprême qui leur confère une puissance surnaturelle grâce à laquelle ils deviennent d'excellents protecteurs des membres survivants . Non seulement leur vie est meilleure à la nôtre -à condition qu'ils aient été des hommes honnêtes dans cette vie, mais encore leur activité prodigieuse est telle que, même si cela ne vient pas d'eux, tout le bien que reçoit le vivant passe par eux et grâce à leur bienveillance intercession auprès de cet être endormi: hilôlômbi. Dans ces conditions, nous pouvons dire, sans exagération, que la vie de chaque peuple africaine en général et basaa en particulier dépend de celle de ces morts. D'où apparurent le souci et la nécessité de les conserver pieusement au sein de la société.

Mourir et être enterré ailleurs, à l'étranger par exemple. c'est mourir doublement pour un Basaa: on devient errant et malveillant comme un hors caste en Inde, aussi fermement croit-il. Et pire encore: sans sa dépouille en terre ancestrale, son âme ne peut toute seule rejoindre sa patrie pour être libérée du corps périssable.

Pour remédier à cette catastrophe, le Basaa mange le chat, qui, paraît­il, l'aidera à rentrer chez lui pour mourir en paix, en temps opportun, dans la maison paternelle. Sinon, l'on était obligé de transporter en relais successifs (pôs mim = transport en relais) les cadavres des Basaa même s'ils étaient morts à plus de 300 km ~ aujourd'hui que les véhicules existent et les routes aussi, le phénomène est quotidien à Douala et à Yaoundé: chaque fois q'un Basaa y meurt, la famille est obligée de faire transférer le corps au domicile paternel. C'est le rite de Majôna i son tata, enterrement auprès de la tombe des ancêtres. Et l'enterrement qui suit est minutieusement et religieusement organisé. La tombe est un caveau, véritable demeure où logent les disparus dans une rare noblesse ~ avec une fosse centrale rectangulaire d'un mètre environ de profondeur. d'une deuxième fosse, ronde celle-là, et enfin une troisième partie qui épouse la forme d'une chambre où couchait vivant un tel dignitaire. Dans cette

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dernière partie sont réunis presque tous les objets familiers du défunt. Jadis, on y plaçait même des esclaves (un homme et une femme), comme gardes du corps et pour continuer à servir le maître dans l'au-delà. Cette espèce de tombe s'appelle ikafi ngoo = l'épine dorsale du silure (en forme d'accordéon).

Il n'y a pas de cimetière public comme en Europe. Chaque groupement vit avec ses morts qui font toujours partie intégrante de la famille humaine dont ils forment la base. L'on voit que dans la vie comme dans la mort, la famille basaa se garde d'être une association d'éléments divers; c'est une communauté au sens strict du mot. Les liens qui en unissent les membres sont d'ordre supérieur, transcendant, donc religieux. Nous en avons vu un exemple à l'occasion du mariage dans cette société.

Ainsi, pour manifester la croyance en un créateur par un intermédiaire, l'ancêtre ou les ancêtres, il fallait trouver un moyen de communication, et le règne animal en fournit un excellent guide, le Ngambi'si, ou divinité, ou génie incarné dans une mygale. C'est ce que nous allons présenter dans la croyance relative à la nature.

111- LES CROYANCES RELATIVES A LA NATURE: ANIMAUX - VEGETAUX - MINERAUX

Pour les Basaa, la nature entière, qu'il s'agisse d'êtres vivants ou d'objets inanimés, est douée de forces immanentes. Ainsi la puissance appartient à l'éléphant, la vigueur à la panthère et la rapidité du vol au faucon. Parfois, pour lui, ces forces sont cachées mais néanmoins connues de tous: la noix de kola, la feuille de tabac, ont des propriétés stimulantes ainsi que le fruit du piment; c'est pour cela qu'on les emploie dans les préparations des ingrédients à l'occasion des cérémonies d'initiation ou en décoctions qu'on fait boire aux guerriers la veille des combats, ou aux malades.

Ces vertus mystérieuses des êtres et des choses peuvent être appropriées par les humains qui détiennent une partie de ces êtres et de ces choses: le bracelet d'ivoire, le poil de la queue de l'éléphant ou de la crinière du lion, la dent et la griffe de la panthère, les plumes du perroquet et du faucon, sont des précieuses matières à talismans.

Mais seuls pénètrent leurs secrets et utilisent leurs forces, les prêtres dans leur rôle de guérisseurs, les magiciens, les adeptes des sociétés

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ésotériques qui en font des gris-gris, des médecines précieuses ou redoutables.

Le soleil, la lune, les astres sont personnifiés dans les contes: - le soleil est un mari qui poursuit sa femme: - la lune et les étoiJes sont leurs enfants qui, effrayés des dissensions qui séparent leurs parents, ont fui la colère de leur père et se sont dispersées partout dans le ciel NgL se cachant à son approche.

Pour le Basaa, l'air est une grande route qu'emploient les génies bakuki et les sorciers pour se rendre plus aisément d'un lieu à autre.

Entre le monde réel et celui des esprits, le Basaa sent qu'il y'a des êtres surnaturels par leur présence et leur action, puisqu'il leur attribue certains faits et méfaits, d'où la raison des gestes religieux qu'il accomplit. La vie entière du Basaa est dominée par cette foi.

Malgré toute cette foi aveugle ou réfléchie aux puissances et aux phénomèmes de la nature conditionnée par des actes des génies ou bakuki, on ne trouve aucune statuette matérialisant soit hilôlômbi, soit des génies, soit des mânes. Le Basaa n'emploie que des masques effrayants. Or, le Rév. Livingstone, qui ra constaté ce fait chez certains peuples de l'est africain, interprète cette absence de représentation grossière du monde supra-naturel comme une preuve de spiritualisme et prétend que c'est l'apanage des peuples des savanes dont les vastes horizons élèvent l'âme, alors qu'au contraire, les habitants des sombres forêts équatoriales pratiquent l'idolâtrie.

Pour ce qui est du Basaa du Bas-Cameroun qui, actuellement, habite la forêt, espace qu'ils occupent 400 ans, personne n'ignore que ce peuple a longtemps séjourné dans les grands espaces du nord-est de la Sanaga, dans la région de l'Adamaoua, où ils vécurent après une longue traversée de l'Afrique, partant des bords du Nil en passant par le lac Léopold II et les savanes jusqu'au plateau central de l'Afrique.

De toutes les croyances aux forces de la nature, la plus importante et de loin la plus redoutée était dans la nature animale incarnée dans Ngambi'si (mygale), génie protecteur de tout le peuple, et messager du monde invisible en rapport avec le Ngé, une des grandes divinités du Panthéon.

La première explication qui nous a été donnée sur cette croyance et cette soumission totale à un petit animal, c'est qu'elle serait la métamorphose d'un génie: son trou étant la demeure idéale des génies et la terre elle-même étant une déesse de la vie en général, donc en contact

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avec le monde des dieux, seule son intercession serait digne d'être efficace. Cette croyance au Ngambi n'est pas particulière aux Basaa : les ashantis du Ghana, les Abouries, les Azandé, croient en Ananzé , les Congolais en Nyiko, premier fils de Dieu, chassé par son père par suite suite d'un inceste avec sa mère Mfam. En Haute Guinée, c'est Siya (araignée). Il serait tentant de croire que chassé par son père, il aurait emporté tous les secrets des divinités, c'est pourquoi il se révèle par le moyen de la divination à ceux qui le consultent.

La soumission du Basaa à ses volontés pourrait fort bien être justifiée par cette croyance qui explique pourquoi presque tous les Africains ont lié leur destinée aux révélations de l'araignée.

Ainsi, pour communiquer avec l'ancêtre qui se confond souvent avec Dieu Hilôlômbi, il fallait un intermédiaire sachant interpréter et manier avec dextérité les objets divinatoires pour entrer en relation avec ce monde. Voilà pourquoi l'araignée, élément de communication par excellence et dont nous ignorons quand et comment le premier homme entra en contact avec elle, conditionne toute la vie et l'existence des Basaa : rapports avec les voisins, vie future, tels sont les termes que nous donnent les réponses à la divination, qui n'est qu'une démarche intellectuelle motivée par l'aigoisse existentielle. Comme tout être humain, le Basaa était troublé par le problème de déterminisme et celui de la contingence pour lesquels il avait cherché à sa façon une solution, voire la solution. Au milieu de sa forêt, en étroite relation avec le silence et la nature, le Basaa, devenu le jouet des caprices de cette nature, et vivant dans le désordre initial et fondamental, avait senti un ordre caché, la présence d'un principe unificateur auquel rien n'échappe. C'est par là divination qu'il a voulu affirmer qu'il n'est plus un simple élément de la nature. Dans la divination il est passé de l'état de nature à celle de la culture. Cette divination en tant que réalité religio-culturelle atteste la volonté d'être lui-même au milieu des autres créatures. En sachant ce qui se passe et ce qui va se passer, le Basaa avait cessé d'être le jouet des caprices de la nature. En l'absence de divination, le désordre de ce monde aurait pu créer une situation inquiétante. C'est la divination qui rassure le Basaa sur son existence. L'araignée jouant le rôle d'intermédiaire symbolisait l'intelligence.

Notons que la contemplation sans religion, c'est-à-dire sans lien organisé, du créé au créateur, n'aurait pas amené de solution. Car la religion, nous l'avons dit plus haut, est une nécessité qui fournit à l'homme vivant le chemin vers la source des énergies, un homme situé dans un

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monde qui le dépasse, monde peuplé, pense le Basaa, d'êtres qui vivent, mangent, se déplacent, se fâchent comme ils s'amusent, à l'image de son monde propre, celui qu'il voit et dans lequel il vit. Ce monde invisible et, pourtant, présent, c'est celui des dieux, aussi hiérarchisé mais aussi perturbé que le sien.

Cette pensée nous amènera à examiner enfin chapitre la réalité de ce monde qu'il sied de nommer invisible.

IV- LES CROYANCES RELATIVES A LA NOTION DE DIEU SUPREME, DES DIEUX SECONDAIRES, ET LE PANTHEON

Le Basaa croit en une divinité supérieure qui aurait existé de toute éternité. IlIa nomme Hilôlômbi39 ou Mbot, avons-nous dit. Le premier des termes signifie le plus ancien. et le deuxième, le Créateur de : - Nlôm ou Nlômbi = vieux, ancien, - Bot = créer, produire en multipliant, - M'bot = celui qui crée. - Libot = la richesse, la production.

Le terme connote aussi le sens de l'atome ou 'l'infiniment petit ou grand', l'Etre le plus éloigné, dont on ne fait aucune mention dans les cultes ou cérémonies. L'absence totale de son nom dans la liturgie serait­elle la concrétisation de la légende qui dit: «Au commencement des temps, Hilôlômbi ou Nyambe créa les génies et le premier couple humain» «qui n'avait pas de nombril» ? Ce couple eut de nombreux enfants qui, eux-mêmes, se multiplièrent. N'Yambé vécut longtemps avec eux dans les savanes au nord de la Sanaga, près du rocher Ngok Lituba. A cette époque. les hommes étaient heureux, ignorant la mort et la douleur. Devenus vieux, il leur suffisait de passer neuf jours auprès d'un arbre appelé singan pour retrouver la jeunesse et recommencer une vie nouvelle. Les hommes augmentaient en nombre mais devinrent méchants et oublièrent d'honorer N'Yambé, leur «Vieux Père ». Courroucé, celui-ci les rassembla et, leur présentant un faisceau de menues verges, leur dit: «Que les plus forts d'entre vous viennent rompre ces tiges que j'ai liées ensemble! »

Plusieurs s'y essayèrent, mais en vain. Dénouant alors le lien du faisceau, N'Yambé prit les baguettes qui le composaient et, les jetant aux hommes, il leur commanda de les briser, ce qu'ils firent sans effort.

39 Hilôlômbi se décompose en Hilo : le sommeil; Nlômbi : ancien. Ainsi, le vrai sens de Dieu serait l'être ancien endormi.

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«Voyez-vous, dit N'Yambé, l'avantage de l'union? Pourquoi m'avez­vous délaissé, les uns les autres? Pour votre punition, je me retirerai de vous ~ vous n'aurez plus les mêmes voies, et tous, hommes, femmes et enfants, vous connaîtrez la souffrance et la mort. »

N'Yambé arracha l'arbre de vie Singan et l'empOlta avec lui dans la direction du soleil couchant. Les indigènes montrent aujourd'hui encore l'empreinte de ses pas dans les traces que porte le rocher de Ngok Lituba.

Après le départ de N'Yambé, la méchanceté des hommes s'accrut. Ils ne purent. comme il le leur avait annoncé, demeurer en paix les uns avec les autres, et se séparèrent pour chercher des habitats nouveaux. C'est Mpoo, le père des Bakoko, qui, restant à Ngok Lituba avec les siens, conserva les terres des premiers hommes.

Depuis lors, N'Yambé ne s'occupe plus des humains, il est trop haut ». D'où le fait que, de leur côté, les Basaa ne lui rendent plus aucun culte40

.

Outre Hilôlômbi, Etre impersonnel qui est à l'origine du monde et le transcende et que l'on invoque à travers certains intermédiaires, le Basaa croit aux autres êtres qui ne sont pas des hommes et qui disposent d'une puissance supérieure à celle des humains dans certains domaines. Ce sont des présences invisibles qui se manifestent quant à leur forme (ombre), mais précises dans le temps et dans l'espace, activité particulière qui suppose en eux une volonté. Cette volonté n'est jamais ni certainement bonne, ni certainement mauvaise: pour le Basaa, ne compte que la manifestation de leur présence et de leur puissance.

Il vaut mieux s'attendre au pire dans le cas de la non-observance des prescriptions édictées par les spécialistes, qui peuvent discerner les intentions et les exigences de ces présences et connaissent les conditions d'entente avec elles. Ces spécialistes sont connus sous le nom général de Bot ba mis ma-na «les hommes à quatre yeux, ou en rapport avec les esprits ». Il y a de bonnes gens ou bienfaiteurs des hommes de la société comme le faiseur de pluie. Ce sont: - les Bôt ba Ngambi (ceux qui consultent la mygale), - les Bôt ba lèb-liemb (les hommes qui voient la nuit).

Ils ont pour vocation de prédire, de prévenir l'avenir, d'expliquer les évènements fortuits et guérir les maladies de toutes sortes, telles l'épilepsie, la folie furieuse, les maux de ventre, la stérilité, la tuberculose,

40 Texte cité par le Rév. B'Nyom dans 'Le Sacré dans le monde traditionnel selon les Hasaa'

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l'inceste, les possessions. En somme, ils sont respectés et sont censés lutter contre les mauvais esprits ou sorciers, jeteurs de sorts.

Les Basaa, dans le contexte précolonial, ont un\:! civilisation agraire comme presque tous les Bantu, et, partant, pratiquent l'animisme, cette croyance selon laquelle les vivants et les morts participent à la même puissance cosmique. Ici, les objets de la nature sont doués de personnalité et de volonté qui interfèrent avec celles des hommes. Ainsi, le Basaa croira-t-il qu'une rivière qui ne donne pas de poissons est habitée de génies mécontents; dans ce cas, si un nageur s'y noie, c'est la rançon d'un forfait accompli à l'encontre du grand Maître des mânes des eaux, Ituk Yambén. C'est une croyance fondamentale du Basaa que ces génies ont une existence réelle sous des formes animées. Ce sont les ninkuki ou bakuki (revenants) sur la terre, les dikidik di bôt (les hommes courts) dans les airs, et le bisima (mères et demoiselles des eaux).

Le Basaa primitif croit que ces esprits possèdent une « âme» qui est caractérisée soit par le souffle (nhébég), le double (mbuu), l'ombre (yiye) et la personnalité, dont chacune a sa destinée particulière. Les autres divinités telles que le Ngé, le Um, le koo, le Ngene. etc .. ne sont pas des divinités de second rang. Ce sont des demi-dieux ou des dieux-hommes. Et c'est cette incompréhension du véritable Panthéon du Basaa qui fera écrire des inexactitudes à certains auteurs pourtant bien intentionnés, en confondant Ngambi avec Ngé, Ngé avec Hilôlômbi et Hilôlômbi avec Um.

D'après les descriptions faites dans les chapitres « Divination »,41 le corps de Ngambi n'est jamais apparu dans la préparation d'un médicament appelé Ngambi, selon Yves Nicol.

Que l'homme de Ngambi fût en même temps législateur, médecin et auxiliaire de la justice, il n'y avait pas lieu de le considérer comme un pauvre magicien de conception non-africaine. Le «Mut Ngambi» est, avant tout, le prophète d'un dieu caché inaccessible aux hommes. Ce Dieu qui est incarné dans l'araignée lui fait voir le passé, connaître le présent et prédire l'avenir.

C'est ici que la religion des Bassa se rapproche un peu de celle des Juifs par les fonctions de prophète que remplissent les « Bot Ba Ngambi » et de celles des Egyptiens avec de multiples dieux autour d'Osiris.

41 Voir notre étude sur la Réligion des Basaa, Département de la Culture-UNESCO

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Essayons de présenter ici (tableau n06) les fonctions essentielles de Mut Ngambi en tant que prêtre intercesseur.

D'abord pourquoi: Ensuite comment:

(Tableau n07) (Tableau nO 7)

Tableau N°6

L'ordre cosmo-humain

Dieu, créateur ou Hilôlômbi ou Nyambé

1 er Ancêtre (Sôgôlsôgôl)

1 Suite des autres ancêtres (Bilon)

~ 1 Société des hommes composés .. ·1

Des Bôt ba Mgambi (ceux qui sont en rapport avec le Panthéon

Des Bôt ba Mbok ou (ceux qui représentent les ancêtre par leur aînesse) du peuple

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Les relations sont les suivantes: Dieu

J Ancetres ~

/

--- Mut îgambi

~ Mbombok

Peuple

De Dieu à l'Ancêtre, de l'Ancêtre à Mut Ngambi. de Mut Ngambi à Mbombok, de Mbombok au peuple et vice versa.

Tableau N° 7 : L'interaction

Ancê tr~ Devin ou Mut Ngambi ----. Peuple

ANCETRE

i DEVIN (Mut Ngambi)

l Sté GLOBALE

t PLANTES

Expliquons le fonctionnement: un homme de la société globale, Mbombok ou autre, a vu en songe un ancêtre. Il s'en va voir le prêtre (Mut Ngambi). Celui-ci enregistre la plainte, fait un dossier et consulte le Monde des Ancêtres par la divination. L'ancêtre, différent de celui qu'on a vu en songe, répond par Ngambi.

Le devin convoque le plaignant et lui transmet la volonté de l·au-delà. S'il s'agit d'une question personnelle. le prêtre-consultant envoie le malheureux auprès d'un autre prêtre, purificateur celui-là, qui exigera les offrandes dévolues au culte du dieu offensé.

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Si la calamité frappe le groupe (famille nucléaire, famille étendue, clan, tribu), le rôle revient au Nkaambok, chef du groupe suivant le degré, et l'on se rend au lieu du culte olt la cérémonie publique (le Saï) se passe en présence de tous les peuples de tous les clergés réunis, avec l'assistance des ancêtres auxquels on s'adressera de temps en temps à travers les prières d'intercession et au moment des offrandes. Ceci se passe à un carrefour de chemins, dans un coin du village aménagé pour la circonstance, devant un autel sur une pierre, ou dans un bosquet.

Le plus grand sanctuaire que j'ai visité est le Tun Likân buisson sacré, à lôg Bakén Babimbi oll se trouve une source sacrée sourdant d'un rocher sur lequel est accroché un arbre dont les racines n'entrent pas dans le sol, mais qui ne périt jamais, même en saison sèche. Cet arbre mythique planté par les ancêtres porte presque les feuilles de tous les arbres mythiques de la forêt de chez nous. Jadis on offrait à cet endroit le jour du marché ouvert qui est à côté, des chèvres et des poulets au cours de grandes manifestations populaires. Cela se passait une fois tous les ans, vers janvier, au moment des cultures des champs. C'est là qu'au cours de nos enquêtes, nous avions eu la prophétie de la pythonisse rapportée plus haut.

D'une anecdote telle que celle rappelée ci-dessus, nous voyons ce qu'est pour un Basaa la personne « Mut ». C'est d'abord un être total, qui participe dans sa vie à deux mondes et à deux genres de vie, d'une part physiquement et son «nyu et son kôkô », le corps et son enveloppe visible, dont le yiyinda et le titii peuvent être attaqués par les sorciers ou les envoûtements, d'olt l'explication chez lui de l'origine de certaines maladies. Mais pourquoi ces maladies arrivent-elles? Il faut que les principes spirituels aient perdu certaines de leurs forces. Cette diminution de forces d'autre part amène l'angoisse, et pour remédier à cet état de choses, le Basaa aura recours à un spécialiste qui n'est autre que le Mut NgambL leguel diagnostique et propose des thérapeutiques. A cet effet, il est son médecin consultant.

Les soins seront assurés par le « Mut Njék », un autre médecin, celui­là soignant. Tous les deux appartiennent au monde des Bayimam, dans une société dite Yima-Mbok ou religion du peuple. Les rôles des gens de religion sont multiples. Tantôt conseillers techniques des Bambomk dans les affaires temporelles, tantôt arbitres suprême de toute la société, leurs décrets revêtent la puissance des forces occultes qu'ils ont préalablement consultées par des procédés divinatoires afin d'éviter toute décision

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erronée ou de s"écarter de la bonne voie. C'est le fondement de la responsabilité, une responsabilité collective ou collégiale qui leur permet de mener dans l'ordre et la cohésion, la paix et le respect. une société (des bôt, sing: mut) aussi complète et apparemment anétatique que celle que nous avions présentée dans cette étude.

Il ne serait pas peut-être prétentieux de dire que seuls pouvaient réussir une telle organisation, des hommes civilisés, nantis d'une sagesse di vine parce qu'appuyée sur la protection des ancêtres.

La religion juive de laquelle découle le christianisme n'est-elle pas un modèle de cette croyance dans l'invocation d'Elie pour le Roi ACHAB devant les menaces d'invasions de ses ennemis? S'il y avait des prêtres­médecins tel le «Mut Ngambi » dans cette religion, c'est qu" il y avait aussi les dieux auxquels ils devaient rendre un culte, et c'est de cet ensemble des dieux basaa que nous parlerons en présentant une esquisse du panthéon basaa(tableau n08).

Tableau n08

1

Esquisse du panthéon

Dieu Génies Esprit Hilôlômbi ou Nyambé (Dieu Créateur) Isogolsôgôl (1 ère ancêtre créé non manifesté) Basôgôl : ancêtres dont le dernier patriarche décédé Ngambi : Grand génie, fils du Créateur, personnifié

Par l'Araignée et representé par la Confrérie Ngambi avec, à la tête, le Mut Ngambi

Les autres divinités

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Um Koo Ngwe Hilingô Diyim Sun-Kân Nsofi kuk-njog

{

les esprits des airs Les esprits de la brousse Les esprits souterrains Les esprits des eaux

3 Dikidik di bôt BaJémba ou Bayon Bakuki bisima (Hommes courts) (Revenant, mauvais (Messager bienveillant)

messager)

Ce tableau tel qu'il est présenté n'est ni exhaustif, ni exclusif; il n'est que le reflet de notre classement au stade actuel de nos recherches. Les explications découlant de ce classement sont susceptibles d'additions supplémentaires, étant donné la difficulté, dans la société étudiée, d'obtenir toutes les explications souhaitées.

Cette observation étant faite, examinons, rune après r autre, les diverses divinités de ce panthéon. Notre tableau présente trois degrés d'appréhension.

On note au sommet la présence de Hilôlômbi ou Nyambé, Dieu créateur de tout]' univers, ensuite le premier ancêtre créé par ce Hilôlômbi ou Isôgôlsôgôl. C'est un ancêtre qu'on suppose avoir existé, quand bien même son nom ne serait pas connu: mais comme la création de l'homme a

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pour finalité de peupler le monde. Les fils de cet Isôgôlsôgôl. c'est-à-dire les Basôgôl (sing.isôgôl), nous permettent de nouer des relations avec ce monde mythique.

L'existence de ce monde pour un Basaa ne pose pas l'ombre d'un doute. Pour entrer en contact avec lui, Hilôlômbi a révélé aux hommes un moyen de communication qui est son fils incarné dans l'araignée ou Ngambi, la plus grande de toutes les divinités protectrices des Basaa.

Ngambi est un dieu omniprésent parce qu'il donne la clé de tous les problèmes passés, présents et à venir. Il est immanent parce qu'il s'identifie à Hilôlômbi. Il est transcendant parce que supérieur aux hommes; il est omnipotent, parce qu'on se réfère à lui à tout moment quand disparaît l'espoir ou la force, et lorsque diminue la vitalité pour entreprendre telle ou telle action. Ngambi est omniforme, parce qu'il se présente tantôt sous une forme animale, tantôt sous une forme humaine. ou encore végétale, ou minérale.

Ces différents attributs intrinsèques de Dieu Hilôlômbi incarnés en son fils Ngambi, messager et intermédiaire entre le monde des hommes (visible) et celui des dieux (invisible) nous mettent devant d'autres attributs tant éternels (infinité, immuabilité, ubiquité, indéfini té, définité, transfinité) qu'actifs (diversité, unité, «ordination », mobilité, pluri-dimension et totalité de Dieu). Grâce à ces derniers attributs, nous entrons dans un monde qui paraît tantôt divers (pluralité des divinités), tantôt unique (Dieu Hilôlômbi), qui par ses attributs moraux sera dispensateur des biens pour la survie des hommes, producteur des savoirs, justicier ou distributeur des héritages suivant l'angle sous lequel on l'adore. Nous entrons dans un monde mobilisateur des sociétés, investisseur de tout ce qui concourt à la vie pratique au sein de ces sociétés, investisseur de tout ce qui concourt à la vie pratique au sein de ces sociétés organisées (ici le Dieu éconimicus), et enfin régulateur des forces qui doivent présider à la marche harmonieuse des sociétés. C'est le Dieu « politicus ».

La multiplicité de dieux du Panthéon ne s'explique que par les dimensions multiples d'un Créateur un et divers. Et le génie Ngambi se place comme intermédiaire idéal entre le dieu incarné dans l'ancêtre et l'homme sa descendance.

Chaque divinité du panthéon caractérisera dès lors la manifestation de chaque aspect de ce dieu un et multiple. C'est ainsi qu'autour de Ngambi sera bâtie une confrérie pour perpétuer le culte au dieu du même nom. Le fait qu'on rencontrera le Ngambi si (araignée souterraine), le Ngambi

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nlatin (l'incarnation dans les cornes d'un animal), le ku Ngambi (incarnation dans la pierre), le Ndingil Ngambi (incarnation dans l'air) démontre assez éloquemment que le clergé basaa, en faisant adorer les éléments terre, air, nlétaL feu, bois et eau, n'ignorait pas que ces éléments portaient en quelque sorte une partie de Dieu, en tant que totalité dans la mobilité.

A côté de Ngambi, viennent d'autres divinités. La première, dans cet ordre, est le Ngé. Le Ngé est le maître de la terre, du sous-sol, des forêts et des cultures. Il commande aux âmes désincarnées que la mort envoie dans son royaume, dispose de la richesse et de r existence de tout ce qui vit sur terre. Ngé, qui est une émanation de Dieu, porte les caractéristiques de ce Dieu. On le confond quelquefois avec la déesse Terre. On ne s'étonnera pas d'entendre parler de Ngé Mpofi, de Ngé Mbel, autres attributs de cette divinité sur laquelle nous ne possédons pas ici d'éléments suffisants d'information. Cette divinité Ngé, après le Ngambi, était la plus redoutée des Basaa, parce que, en tant que maîtresse de la terre, des richesses et commandant des âmes désincarnées, aucun être n'échappait à son emprise. C'est pourquoi sa confrérie faisait l'objet d'un secret jaloux. Son incarnation en un homme était entourée d'un mystère tel que son seul nom inspirait une crainte effroyable. Comment et quand il est parvenu à la connaissance des hommes, nous ne le savons pas.

La divinité la plus rapprochée était le Njék dont le rôle était de lutter contre les malfaiteurs et les mauvais esprits.

La quatrième sera le Um, déesse de la médecine par excellence. Ensuite venaient:

- le lép-Iiemb, dieu idéal pour le traitement des maladies d'origine psychologique, - le Hijingo, dieu de la possession, - le Ngwee, dieu protecteur des voyageurs nocturnes, c'est-à-dire ceux qui étaient capables de se transformer en animaux ou oiseaux, ou de voyager dans d'autres pays sans quitter leur domicile, - le Bobe : dieu de la paix et de l'accommodement. de la diplomatie en un mot, du charme, - le Kôn Iikafi, dieu de la richesse par la « vente» des âmes prises par le jeu nocturne des voyageurs signalés dans le Ngwe.

Au-dessous des dieux, r on trouvait des esprits qui n'ont jamais eu de corps. Ils sont censés vivre dans l'eau, dans l'air, dans la brousse ou sous terre. Ce sont les messagers de diverses divinités.

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Les esprits des airs: les Dikidik dibôtt (sing. Hikitik himut), hommes courts avec beaucoup de cheveux, capables de nuisances multiples.

Les esprits de la brousse: les Balémba (sing. Nlémba), esprits sylvestres, peuvent servir de médium quelquefois, Ol! habitent les cimetières ; annoncent la mort.

Les esprits souterrains: les Bakuki (sing ; nkuki), esprits vivant au royaume des Bawoga ou pays des morts, mais voyageurs messagers entre ce royaume et le monde visible. Habitent des endroits connus des sorciers, tels que rochers, cavernes ou arbres.

Enfin les esprits des eaux ou Bisima (sing. Sima), mot qui signifie habitant de dessous les rochers des fleuves ou rivières. Le chef de ces esprits est Ituk Yambén, mot qui signifie: «celui qui est au-dessus des lois », parce que tout noyé tombe sous sa dépendance. Lui aussi dispose des richesses, de la chance et du bonheur. La légende basaa le représente en une femme blonde qu'on rencontre près des chutes des fleuves ou sur les bancs de sable. On dit que lorsqu'il choisit un homme, celui-ci ne peut plus se marier; c'est lui qui devient son épouse, mais une épouse qui comble de richesses son mari qu'elle ne visite que la nuit, dans une chambre sans lumière, ni papier blanc, parce qu'elle-même répand la lumière par sa simple présence. On l'appelle quelquefois Mamiwata = mère des eaux. Il a droit à des offrandes à certains endroits du fleuve Sanaga. Souvent j'ai assisté à ces offrandes la nuit, lorsque nous revenions de r océan Atlantique jusqu'à Edéa, en pirogue sur ce fleuve.

Les messagers de cet esprit sont les Bisima, qui peuplent les rivières. Toute noyade est attribuée à leur colère, ou toute méchanceté des caïmans.

En dehors de toutes les croyances rapportées dans les pages précédentes, il y a une autre pratique d'ordre culturel susceptible de s'attirer la bienveillance de ces puissances. Le but que se proposent ces pratiques et ces diverses croyances fait à lui seul l'objet de multiples interdits et tabous.

Bien que croyant à la survie de l'âme, le Basaa n'attend pas la récompense ou le châtiment de ses actions un jour, après avoir quitté cette terre. La vie au-delà sera toujours la même, sinon les morts qui s'y rendent seraient revenus depuis, pense-t-il ; c'est pourquoi, les ancêtres ayant vécu longtemps et eu beaucoup de richesses parce qu'ils observaient tout ce qu'il fait lui-même, et il lui revient à lui aussi de faire autant s'il veut

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profiter des mêmes dispositions, d'où le sens des interdictions, des tabous, du tableau ci-après.

On notera par ailleurs que, tous les interdits ne relèvent pas de la vraie religion, mais sont cependant observés sans défaillance. Le Basaa y croit quand même parce que l'ancêtre les a observés et a vécu longtemps: pourquoi pas lui?

Selon le Dr. BA YIGA 42, «le Basaa connaît un certain nombre de présages », dont voici quelques-uns:

1) Si. chez vous. vous entendez passer r oiseau appelé éga (défrichez), sachez que le temps du défrichement des champs est désormais arrivé.

2) Si. lors d'une promenade à travers le champ ou dans la forêt vierge, vous entendez le chant d' un coucou, hilo en basaa, sachez que c'est un heureux présage si l'oiseau chante à votre gauche: dans le cas contraire, sachez que c'est un mauvais présage, un malheur imminent.

3) Tout individu masculin peut devenir impuissant après la piqûre d'un certain insecte connu seulement des vieux. De même, si un garçon expose ses organes génitaux nus devant un lézard n'sobongo (sorte de saurien qui reste à proximité des cases et aime se chauffer au soleil), il risque de devenir impuissant.

4) Le song-kum ou halo, sorte de cercIe lumineux qui entoure le soleil, ou la lune, annonce la mort imminente d'un grand personnage de la collectivité. Chaque fois qu'un chef apercevait ce halo, il se croyait en danger de mort.

5) Il est interdit de se promener la nuit et surtout aux environs des cimetières. de peur d'y rencontrer des fantômes ou des esprits malfaisants réunis en conseil nocturne.

6) Le fait de porter au doigt un anneau de cuivre préserve de la foudre.

7) Il faut éviter de donner une taloche au sommet de la tête d'un enfant ou de lui faire porter une pierre sur la tête, cela risque de ralentir sa croissance. De même il est d'usage de verser sur la tête d'un enfant du lait de coco afin qu'il grandisse.

8) Si une panthère fréquente les abords de votre maison, gardez-vous de prononcer le nom 'panthère' de peur qu'elle ne demeure longtemps près de votre maison et ne finisse par vous attaquer.

9) Si le hibou se pose la nuit sur le toit de votre maison, en poussant des cris «hou, hougou, hou. hougou. houou », chassez-le car c'est un

42 Dr. BA YIGA : Thèse de Doctoral en Sciences Religieuses: L'Homme qui voit la nuit

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mauvais esprit envoyé par un de vos ennemis pour vous importuner. Si, ensuite. il s'agit d'un concert de hibous, sachez qu'un jeu nocturne (liemb) se prépare ou est en train de se dérouler dans votre village.

10) Si vous entendez le cri d'un corbeau nocturne appelé mboge mim (le transporteur de cadavres) et si l'oiseau vient jusqu'à passer au-dessus de votre toit, levez-vous, faites réveiller tous ceux qui donnent dans votre maison, car le mbege mim annonce l'arrivée d'un esprit qui prend le double des vivants. Une fois le réveil forcé opéré, sortez et adjurez l'oiseau de malheur en ces termes: tagbe tagbe, yag we waw 0 (éloigne-toi. éloigne-toi d'ici, toi aussi tu mourras).

11) Il faut éviter de frotter le balai sur quelqu'un, cela porte malheur. 12) Surprendre à l'aube une femme en train d'uriner est de mauvaise

augure. Il en est de même pour une femme qui rencontre un homme dans les mêmes conditions. Le Basaa dira dans ce cas: i kel ini imbe me bisimba (ce jour est néfaste).

13) Rencontrer un beau mille-pattes de couleur marron (néngét ngongo) est un signe de joie, mais en rencontrer un noir (nlanga ngongo) est un signe de malheur.

14) Le fait de se cogner le pied en sortant de sa case est mauvais signe. Le Basaa, dans ce cas, dit sans hésiter: hibagi hi nség me njel (il n'y a pas moyen de continuer) ; après cette constatation, s'il allait en voyage, il y renonce, du moins ce jour-là, quelque important qu'il soit.

CHAPITRE VII

LA VIE INTELLECTUELLE ET ARTISTIQUE 1

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L'art s'entend généralement comme la conception et l'expression culturelle du beau; la langue comme un système de communication à partir des sons vocaux et le langage, plus large. intègre tous les autres aspects de la communication phénoménologique. Il est question ici de la prise en charge culturelle de ces trois notions chez les Basaa.

1- L'ART

Il s' objecti ve ici sous cinq grandes modalités, à savoir: le chant, la danse, les jeux, le dessin et la sculpture.

1.1. LE CHANT

Quand on analyse les plus grandes cultures de l'humanité, on constate que tout peuple philosophe est poète. On a pensé par exemple à la Grèce de Platon, d'Aristote, mais aussi à celle de Pin tare, d'Homère.

Les Basaa. qui ont longtemps vécu au bord du Nil, à l'embouchure duquel on rencontre une colonie grecque et à la même époque presque, nous surprennent dans leur ressemblance avec ce passé grec : organisation de la fami11e. rel igion panthéiste, magie du verbe, amour de la démocratie, tous traits qui nous permettent de penser que jadis. longtemps jadis, ces deux peuples auraient eu des contacts. Le domaine du chant ou de la chanson où excelle l'art combinatoire, grâce à r arrangement des sons, reste peut-être le plus significatif.

Nous avons dit par ailleurs que le langage humain est né le jour où l'homme basaa. grâce à la combinaison des sons émis par sa voix, créa les mots pour communiquer avec autrui.

Le mot se dit, en Basaa. banga (de ban = construire, combiner, et « nga » qui signifie « son », à en juger par les mots ayant la même racine:

Nge : le fusil ~ Ngan: fanfaronnade ~ Ngumbnga: bruit. Ces sons construits grâce aux mots du langage ont donné naissance

au poème, mais surtout épique. Le Basaa aime exalter son passé, le passé des grandes personnalités. Il aime raconter et se faire raconter leurs exploits, et grâce à ses instruments, les complaintes. le chant. la chanson sont nés qui peuvent se répartir en trois groupes: religieux, magique, populaire ou profane.

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L'on notera qu'en Afrique, le chant ne va pas sans la danse. C'est pourquoi les différents poèmes accompagnant divers instruments: à vent. à cordes ou à rythmes, épousaient les danses afférentes.

Les chants religieux étaient ceux qu'on utilisait au moment de certains rites de passage (naissance, exorcisme, bénédiction, mariage, enterrement).

Les chants magiques accompagnaient les séances de guérison; c'est le cas des chants d' Ifon (l).

Les chants populaires étaient ceux chantés surtout par les femmes à l'occasion d'une victoire sur une tribu ennemie. C'est le cas du poème «BILON BI NLEP », l'homme qui avait chassé les Fang de la région actuelle du pays basaa et donné le patrimoine à l'ethnie.

Les différents instruments étaient: a- à rythmes: m 'be (sorte de bambou strié sur lequel on frottait un

anneau); b- à cordes: hilufi (la cithare), mpôh, ndinga (guitare) ; c- à vent: sép, hikos, hiofi. Ces trois instruments épousent la forme des fifres et flûtes et

sont employés quelquefois pour transmettre aussi des nouvelles. A côté de ceux-ci, il y a des instruments à percussion: a- Mandjafi : sorte de xylophone, b- Ngom : le tambour, c- Nku : le tam-tam téléphone, d- Minkéfi : les gongs. Les minkéfi se présentent sous deux formes:

a) les minkéfi pour la danse religieuse de « Sô» sont constitués de deux lamelles symétriques de fer battu soudées en saillie avec arêtes latérales et manche en bois fixé à la résine. Ils se présentent quelquefois sous la forme double.

b) les minkéfi de « kon », danse religieuse des femmes, ressemblent à des xylophones dont les lamelles de bois sont supportées par deux troncs de bananier parallèles sur lesquels on tape avec deux morceaux de bois appelés « tôm » ou la moelle de bambou de chine dur, et posés à même le sol.

En plus de ces instruments, le Basaa emploie, outre sa voix, qui est l'une des plus mélodieuses d'Afrique (à en juger actuellement par les chorales religieuses), ses mains et ses pieds.

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Pour certaines danses comme le "Mban' (la danse combinatoire), seul l'emploi de ces éléments: voix, mains et pieds donne le rythme.

1.2 LA DANSE

La danse était le grand divertissement des Basaa, et r est encore de nos jours, dans les villages les plus reculés. On peut classer les danses Basaa en cinq catégories:

a- Les danses religieuses des homnles : bisôô, njé nku, Iihôngô Le Bisôô était une danse d'expiation au retour des expéditions

guerrières. Ne pouvait y prendre part que celui qui a tué de sa main un homme et qui le justifie par le port de lanières de peau de panthère. Ces lanières, de nos jours, sont remplacées par les galons de généraux des armées modernes. Comme son nom l'indique -« sôô» vient de « so » (laver)-. on devait expier et implorer l'assistance des ancêtres pour justifier que s'il y a eu meurtre, c'est par légitime défense. On employait six gongs, deux grands et deux petits soudés deux à deux, plus un grand et un petit. On dansait en rond, surtout la nuit. Le maître de bal1et donnait le ton, les autres hommes reprenaient en chœur, et quelquefois sortait des rangs un grand guerrier. paré de plusieurs lanières. qui, en dansant. devait toucher un homme de son rang pour prendre sa place.

Il est dit que le non-initié ne devait pas toucher la poitrine d'un tel homme. en cas de quoi il mourait subitement.

b- Le njé nku, ou danse de la panthère, est une danse réservée à la société des hommes léopards comme son nom l'indique (Njé : penthère ; Nkn : tam-tam).

Le lihôngô était un ballet accompagné des tam-tams et des battements de mains, dansé invariablement par hommes et femmes.

c- Les danses magiques ou rituelles: la plus typique est l'Ifon. Un seul homme affublé de touffes de raphia roui, portant sur la tête

une couronne en tissu rouge, les chevilles et les bras ceints de gris-gris, sautille au milieu d'une foule qui bat des mains. mimant un chant en sourdine dont lui seul a le secret des couplets, le tout arrosé d'un tam-tam assourdissant et vigoureux.

Il est dit que cette danse était pour assurer la guérison des malades en chassant les mauvais esprits. Elle est de plus en plus remplacée de nos

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jours par le « hijingô » ou Jengu en Duala (génie des eaux). qui donne les crevettes dont on a tiré le nom Cameroun.

d- Les danses des femmes: le Koo et le Bikékeii ou minkéii, appartiennent toutes deux à la société des femmes du génie koo. Elles ont aussi pour rôle d'aider à la guérison des maladies et de chasser les esprits mauvais.

e- Les danses des jeunes: nous n'en retiendrons que trois: Mbaii; Makune ; Hikwé.

La première, le «Mban», qui vient de « ban» (combiner, construire), est une véritable école de mathématiques. Un des chants qui l'accompagnent dit même que « si tu n'es pas rusé, tu ne peux gagner au Mban», ce qui démontre que les danses ne sont pas toutes de simples divertissements.

Les enfants forment, au milieu de la cour, un cercle. L'un sort et doit faire le tour de ce cercle sans avoir rencontré le même entrechat que son antagoniste. S'il réussit toujours à placer le pas contraire, on le proclame héros de la combine. Il faut avouer qu'un tel enfant une fois devenu grand montrera toujours l'aspect mathématique dans ses actions. C'est un homme réfléchi, concentré et calme.

Au moment de l'occidentalisation à outrance de la société basaa, cette danse a perdu de sa vraie signification pour donner lieu à une autre, le MAKUNE, dont l'inventeur, TJEK TJEK Moïs, un jeune Babimbi de ndog Njé, était passé maître dans l'art de composer les morceaux et de créer des mélodies.

On se souvient encore au Cameroun de cette époque de la fin de la nème guerre mondiale où cette danse faisait fureur dans les pays Basaa. Ne pouvaient y prendre part que de jeunes filles et garçons. Pour mieux la décrire, il faut la voir danser. Dès que le cercle se formait, l'on commençait par un mouvement synchronisé de voix en sourdine, de pieds qui tapent rythmiquement le sol, de battements à quatre, six et quelquefois huit temps de mains. Et le maître du ballet entonnait un chant, quelquefois connu, parfois improvisé, que ses coreligionnaires reprenaient en chœur.

Et en un instant, on avait l'impression que tout participant était saisi d'un je ne sais quel génie pour se tordre en balançant le corps d'avant en arrière, de gauche à droite, les pieds sautant et retombant sur le sol. Et les séances de Makune n'atteignaient leur paroxysme que lorsqu' il Y avait filles et garçons, si bien que les missionnaires de l'époque avaient proscrit cette danse comme étant anti-chrétienne et, partant, vouée à l'enfer.

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Quand on pense que les ballets qu'on présente aujourd'hui au public étranger ne sont que la copie servile. délavée du véritable art

chorégraphique. on ne peut que regretter la perte d'un maître de ballet de la trame de TJEK TJEK Moïse, l'inventeur de la danse.

Mais voix, pieds et chant, voilà des éléments une fois combinés avec art et science, qui soulevaient des tonnes d'applaudissements. C'était l'Afrique joyeuse, bon enfant gaie et envoûtante.

Quant au « hikwé », une variante de Mbafi et Makune, on peut même dire une synthèse elle était dansée au clair de lune par tout le monde, sans exception d'âge. C'était la danse de déclaration d'amour ~ pendant cette danse en effet. on allait toucher celui ou celle qu'on aimait secrètement.

De là on arrivait à des véritables danses populaires qui se tenaient en plein jour. torse nu.

C'est le cas de Sekele, une danse venue du Nigéria. de lôngô ou koso, une danse rythmique et syncopée, de mbaye, une variante de hikwé, dans la partie ouest du pays basaa.

Les Basaa du Nord-est du pays, région de BiseAn à Babimbi, pratiquent aussi le Nkuk, une danse d'origine banen. Pour y prendre part, il faut être en parfaite santé, car c'est un véritable adjuvant contre le rhumatisme.

Quand le Basaa ne dansait pas. ne travaillait pas dans les plantations, soit à cause de mauvais temps, soit à cause des interdits religieux, il jouait. A quoi jouait-il?

1.3. LES JEUX

Quels étaient les jeux favoris des Basaa ? D'abord la lutte (masifi). Cette lutte se pratiquait entre deux individus

issus de deux clans et réputés invincibles. On les appelait « Ngum », celui dont le derrière de la tête ne touche jamais le sol. Toutes sortes de prises étaient permises et l'enjeu occasionnait quelquefois des journées ou des semaines entières sans autres activités que celle d'aller assister à la compétition.

En dehors de telles compétitions. il y avait des jeux calmes tel que Njéga ou Songo.

Le njéga : il se compose d'une pièce de bois dur équarrie en fonne de prisme rectangulaire d'environ un mètre de longueur. Sur une des faces. quatorze petites cuvettes ou même vingt-huit ont été creusées en deux ou

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quatre rangs parallèles de sept ~ à chaque extrémité se trouve une case beaucoup plus grande et plus profonde qui contient les noix de palme sèches, dont on se sert en guise de jetons. La partie se joue à deux.

Cette construction se pratiquait quelquefois à même le sol. Aujourd'hui, ce jeu a été remplacé par le ludo.

A côté d'un pareil mêlé de calculs et de combines, il y avait pour les jeunes gens le jeu de la machette pour mettre à l'épreuve leur bravoure. Cela s'appelait le « Mbônpa ».

On remettait deux bambous taillés dans une nervure de branche de palmier, ou carrément deux machettes non aiguisées. On appelait deux enfants de même classe d'âge qui avaient l'habitude de la chicane. On les mettait face à face, l'un tenant l'autre par une main apposée. et la main droite de chacun tenant la machette. Il fallait frapper sur l'épaule de son vis-à-vis jusqu'à ce que le moins courageux se détache pour s'enfuir. Et ce duel était souvent organisé pour les héritiers des familles régnantes, afin de voir si, en cas de guerre, ils pouvaient tenir le coup. De ce jeu est sorti un proverbe qui dit qu'un certain patriarche, pour ne pas décevoir son clan. résista si vaillamment qu'il sortit de l'épreuve avec une grosse palie sous l'aisselle.

1.4. LE DESSIN ET LA SCULPTURE

L'art chez les Basaa ne tésidait pas seulement dans le beau verbe, le panache, la danse, la création musicale; s'il n'était pas versé dans la peinture. dans l'architecture, il savait sculpter et dessiner. Son motif le plus utilisé était le corps humain.

Il excellait dans trois branches de cet art: la scarification, le tatouage et la chirurgie dentaire esthétique.

La scarification (dikep) vient du verbe «kep », c'est-à-dire inciser la peau avec un petit instrument pointu. Les dikep étaient réservés à la gent féminine, tandis que les «bakun » distinguaient très clairement l'origine éthique de l'individu. C'était la carte d'identité avant la lettre.

Le bas-ventre et le dos des femmes étaient des endroits privilégiés pour l'artiste pour exercer son art. J'ai admiré ceux de ma propre mère qui m'a expliqué qu'après la guérison, la femme devait exhiber ces parties du corps comme des atouts de sa beauté. J'ai constaté que toutes les figures géométriques étaient ici employées ainsi que d'autres signes dont je ne possède aucune indication quant à leur interprétation.

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Les tatouages réservés aux femmes, surtout à l'encoignure des lèvres, étaient tout différents de ceux des hommes, en style comme en signification.

Mais il y avait une autre sorte de parure qui se pratiquait sur l'avant­bras. On l'appelait justement «bituye », parce qu'on brûlait avec r allumette ou une brindille de bois certaines parties de l'avant-bras pour y laisser des signes manifestes de brûlure.

La chirurgie esthétique dentaire que nous avons désignée sous le nom de «njolô» était r opération faite par un praticien sur les incisives de manière à écarter les premières dents d'en haut. Cette parure donnait désormais au rire un aspect singulier et les gens pourvus de «njolô» s'amusaient à envoyer de longs jets de salive afin de faire montre de l'éclat de leurs dents Si le njolô était permis à tous, les njafi, eux, étaient réservés aux hommes et seulement à ceux qui avaient de belles dents.

Un proverbe dit même, pour signifier que telle situation ne convient pas à un individu: « Njafi masofi i kenneg bôt ban gi sôgôp » : les gens qui ne se brossent pas n'ont pas droit à la sculpture des dents.

Nous avons remarqué le travail d'artiste sur le corps humain, mais il faudra noter aussi son style dans la fabrication de quelques mobiliers: peignes, calebasses, cuillers, cuvettes en bois. Presque tous les motifs utilisés respectent des normes rituelles.

Parmi les activités intellectuelles des Basaa, on peut ajouter ici leur science médicale: la confection de breuvages (minsô), la pose d'emplâtres qui soulagent et guérissent, le traitement des luxations et la réduction des fractures, r usage de ventouses scarifiées, ont été journellement pratiqués par le prêtre Basaa, surtout de la secte UM, dans son rôle de médecin.

Le traitement de la tuberculose était l'une des sommités parmi les découvertes des hommes de sciences, car le résultat était attendu et obtenu plutôt du côté psychanalytique que clinique. L'homme doit avouer sa faute; s'il y renonce, le médecin arrive souvent par voie détournée à décéder l'origine du mal et il demandera à l'homme de raider en s~aidant de son subconscient. Il faut avoir assisté à une pareille guérison pour y croire.

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II. LA LANGUE

Nous la présenterons ici sur le double plan de sa dynamique et de ses différents modes d'expression.

II.1. LA DYNAMIQUE DE LA LANGUE CHEZ LES BASAA

Albert WEBER écrivait au 19è siècle à propos de la culture, qu'elle était le reflet de l'âme d'un peuple spécifique et incommunicable et que la civilisation reposerait sur la technologie, le savoir positif, c'est - à - dire la science qui serait universalisable. En est-il du cas Basaa ici étudié?

L'on peut constater que par approche historique, toute civilisation suppose une individualité propre, un mode de développement propre et une apogée et non un déclin.

Une saisie compréhensive de l'histoire basaa et son explication" par en haut", mythes et symboles, et " par en bas", structures ( démographie, économie, religion, organisation sociale autour du MBOK, une institution en prise aujourd'hui avec d'autres idéologies: christianisme, développement économique, étatisme), ne pouvait satisfaire l'exigence d'une monographie, sans parler, sans montrer aussi la base de son authenticité, la profondeur et l'originalité de cette culture à base de spiritualité; sans faire appel à la fois à la riche moisson de ses fables et proverbes, à la langue, à l'art, à la philosophie et à la littérature.

L'on retiendra cette cinquième partie, qui traitera de la vie intellectuelle, fera appel pour certains aspects à des spécialistes de tel ou tel domaine. Car, comme nous l'avions souligné plus haut, la matière traitée est vaste et complexe. Aussi, afin de tracer la piste qui mènera plus tard à la grande place, c'est- à - dire à une connaissance large du phénomène basaa total sur le plan africain, force nous est de rapporter ici ce que la souche camerounaise, par ses différents éléments, a déjà tenté.

Pour mieux pénétrer les divers facteurs ayant façonné l'univers intellectuel basaa, la langue et le langage seront les premiers éléments de cette approche.

Que sont-ce le langage et la langue chez les Basaa ? Ecoutons ce que dit un jeune philosophe docteur issu de la Sorbonne,

et rejeton de l'ethnie étudiée: " Dans le concept basaa, le temps s'applique à toute réalité, depuis

les êtres que l'on peut qualifier de "Ngé" ou êtres vibrants. Il est donc des

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manières différentes d'être temporel, celle de l'origine la plus parfaite ou "ngéngé" être qui exprime toutes les origines ou qui est capable d'en exprimer. Cette possibilité est donnée à l'homme grâce au langage articulé, qui est fait d'une combinaison des sons (le mot est dit "Banga", combinaison de sons), et l'action qui consistait à combiner les sons, à articuler les parties d'un récit ou "mban", était la grande préoccupation des hommes de la société des ·'bangéngé". Ces hommes pensaient détenir dans le secret de leur organisation, l'origine des langues, qu'ils n'ont jamais livrée aux personnes n'en faisant pas partie, sauf sous forme d'étiquettes trompeuses d'hommes - léopards, d'hommes - animaux, en général muettes mais qui vont être aussi la cause de leur disparition.

Pour comprendre de quelle manière s'exprime la réalité au moyen de la combinaison "mban" en l'homme, il faudrait "revenir à l'origine du langage humain,,43.

Cette longue citation de ce jeune philosophe africain d'origine basaa, nous pem1ettra de suivre le développement du professeur BOT ba NJOK Marcel, un autre Basaa linguiste, au 8è congrès de la Société linguistique de l'Afrique Occidentale (SLAO), à Abidjan en ] 969. Nous livrons tout son texte ici pour mieux permettre aux étrangers à la culture basaa de saisir ce que les ., Bangengé", comme dit le philosophe, avaient fait de la langue Me'a ou Basaa.

L'on retiendra que cette langue est une langue Bantoue et à classes. Elle est caractérisée par l'invariabilité du radical des mots, la formation du pluriel par modification du préfixe et la division en 6 classes de différents mots du vocabulaire suivant les objets auxquels ils se rapportent. Mais pour ne pas tenir cette réalité, écoutons le professeur BOT Marcel:

«On a l'habitude de dire que les Africains sont polyglottes. Cette affirmation, sans être fausse, doit cependant être nuancée. En effet, les peuples nomades ou commerçants, lorsque les langues qu'ils parIent n'arrivent pas à s'imposer, doivent utiliser celles parlées par les peuples avec lesquels ils sont en contact. Par contre, les peuples sédentaires et propriétaires terriens n'ont pas toujours envie de pratiquer d'autres langues de façon intensive. C'est dans cette dernière catégorie qu'il faut ranger les Basaa puisque pour eux, c'est l'élite seule qui devait et pouvait posséder une autre langue en dehors du Basaa. Cela se comprend assez facilement car si l'on songe aux exigences et aux contraintes grammaticales du Basaa,

43 P.Banom, Thèse Doctorat philosophie: Etude d'un consept négro-africain de temps: Ngéda F L S H, Sorhonne, Paris 1971

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l'apprentissage d'une autre langue devait être un véritable supplice physique et intellectuel pour le commun des mortels. C'est en quelques sorte ce qui justifie notre sous - titre" La notion de langue de prestige chez les Basaa du Cameroun" .

Les trois générations dont nous allons parler représentent d'une part la société traditionnelle qui s'achève en gros vers 1890, époque à partir de laquelle s'établissent en pays basaa des contacts prolongés avec le monde occidental (1). D'autre part, la deuxième génération est celle née sous l'administration allemande et jusque vers 1919. Quant à la troisième et dernière génération, nous la situons parmi les natifs de la période comprise entre 1920 et 1945. La " nouvelle vague", celle actuelle, ne constitue au fond que le prolongement de la troisième sur le plan qui nous intéresse ici.

Cet article comporte par conséquent deux parties consacrées, d'une part, aux emprunts lexicaux et, d'autre part, à la notion de langue de prestige.

Les emprunts lexicaux que nous aborderons sont surtout ceux faits aux les langues occidentales par chacune des trois générations. C'est également par rapport à ces mêmes langues occidentales que se posera la question de leur prestige. Ces langues sont l'anglais, l'allemand et le français. Si le Cameroun été successivement protectorat allemand placé ensuite sous le mandat et sous la tutelle de la France, le secteur basaa n'a jamais été administré par l'Angleterre. Cependant, sur plus de 200 nominaux empruntés à diverses langues, plus de 65% viennent de l'anglais, langue commerciale par excellence et aussi celle des missionnaires américains, qui ont profondément marqué la vie religieuse et socio -culturelle des Basaa. L'Allemand et le Français atteignent respectivement 10 et 7%. D'autres langues (espagnol, peul, arabe, groupe fan, yakalak et surtout duala) représentent environ 18%

Le mpoo, langue apparentée au Basaa, aura une place spéciale dans la génération traditionnelle et c'est la raison pour laquelle il sera question du mpoo même s'il ne s'agit pas là d'une langue occidentale.

II.2. LES EMPRUNTS LEXICAUX

Nous limiterons volontairement le sujet aux seuls emprunts relatifs à la religion, à la vie économique et à la vie culturelle, ces domaines étant en quelque sorte ceux qui permettent de mieux caractériser une société. Observons que si l'occident ne nous a pas donné les idées religieuse,

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économique ou culture)]e, il nous a cependant apporté une autre pratique religieuse, une autre forme économique (en particulier des signes monétaires) et une structure scolaire nouvelle. A l'occasion des emprunts dans ses différents domaines, nous signalerons (assez rapidement) ce qui est nouveau par rapport à la société traditionnelle basaa.

Chronologiquement, nous parlerons du mpoo, de l'anglais, de l'allemand et enfin du français.

3- Le mpoo44 (A 43b de Guthrie qui l'appelle bakogo ou koko)

Le terme mpoo désigne à la fois la langue et le groupe ethnique qui, depuis fort longtemps, coexistent avec la langue et le groupe ethnique basaa. Par simplification, des auteurs ont utilisé le terme bakoko, soit pour désigner la seule branche basoo du groupe mpoo, soit pour désigner ce que d'aucuns nomment depuis l'indépendance du Cameroun le groupe mpoo -basaa.

Dans la société traditionnelle, le mpoo, chez les Basaa, était la langue liturgique et secrète des initiés supérieurs. Il n'y a pas eu d'emprunt lexical fait à cette langue par le Basaa. L'élite basaa devait donc, en plus de sa propre langue, parler parfaitement le mpoo. Il s'agissait donc d'un bilinguisme intégral. Cette situation est comparable à celle des prêtres catholiques tenus de connaître le latin, langue de la liturgie. On a l'habitude de dire de nos jours encore que le mpoo devait jouer exclusivement le rôle de langue liturgique et que c'est à cause des Basoo, rameau mpoo (à la faveur de l'étymologie péjorative qui s'attache au radical soo, .' exagérer"), que le mpoo s'est répandu parmi les populations septentrionales et occidentales du secteur basaa actuel.

C'est pourquoi, selon cette version, le mpoo45 et le basaa subsistent de nos jours comme langues vivantes, même si aux yeux des conservateurs basaa le mpoo continue à être traité comme langue liturgique.

44 Les premiers contacts entre les Basaa et les Occidentaux remontent sans doute au 16è siècle au moins. 45 Le voisinage des populations basaa et mpoo a contribué à atténuer les différences lexicales et morphologiques entre leurs langues. En effet, M. GUTHRIE a pu, dans la classification des langues de l'Afrique équatoriale désigner le basaa (ou mbene) par 43 a et le bakogo, c'est-à-dire le mpoo par 43 b. Cette notation traduit l'affinité entre les deux langues. Anthropologiquement, les mpoo, dont le parler, à l'origine, est un véritable cocktail linguistique à prédominance fan, se rapprochent, clans leur majorité, beaucoup plus des Fan que des Basaa.

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Si le mpoo comme langue a pu marquer la vie religieuse des Basaa en dehors de tout emprunt lexical, puisque les deux langues se trouvaient à égalité dans un même contexte technique et culturel, son action ne se fera plus sentir à aucun autre niveau. C'est pourquoi, sans plus tarder, nous allons aborder les emprunts faits à l'anglais.

b.- L'anglais

L'influence de l'anglais s'est fait sentir en pays basaa d'abord par les Africains et ensuite par les missionnaires américains. Les Africains, anglophones Nigérians pour la plupart, ont surtout introduit des termes commerciaux, car ils étaient des employés des comptoirs britanniques installés notamment à Douala. Les missionnaires américains ont introduit des termes qui embrassent tous les aspects de la vie individuelle ou en société. Nous envisagerons successivement les emprunts lexicaux relatifs à la religion, à la monnaie et à l'école.

La nouvelle religion nous a valu les apports suivants: - Misiôn ou misiôn provient de " mission". La première syllabe mi

du terme initial fait de misiôn un nominal de la classe 4. En basaa, ce terme a le sens de "mission religieuse, institution missionnaire, station missionnaire, religion chrétienne" .

- Mitin, de l'anglais .' meeting", appartient aussi à la classe 4 en basaa où il signifie" culte, office religieux, sermon".

Si l'on emploie quelquefois nsiôn (classe 3) comme singulier (purement formel) de misiôn, il n'y a pas de singulier pour mitin.

Pastô de l' anglai s «pastor» est mis dans la classe 9 (préfi xe -) au singulier et devient bipastô (préfixe-bi -) au pluriel. Le sens de pastô est celui de « pasteur» (protestant).

Têblè ou téblè, de l'anglais « table », appartient lui aussi à la classe 9 au singulier et à la classe 8 au pluriel. Les préfixes sont les mêmes que pour le terme précédent. Le sens de têble est naturellement celui de « table », mais aussi et surtout pour les chrétiens celui de « table de sainte Gène ».

Comme on peut le constater par les quelques termes donnés ci­dessus, la forme des institutions (religieuses), celles des cérémonies, les prêtres et le matériel liturgique (en particulier la table où est servi le repas « rituel» (communion), traduisent des manifestations d'une religion qui,

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en dehors du caractère universaliste qu'elle se donne, se n'opposent poin, par essence, aux manifestations de la religion traditionnelle basaa. Les termes empruntés ont seulement pennis aux Basaa christianisés d'avoir un outil linguistique adapté à la nouvelle situation.

La société traditionnelle basaa a rencontré le protestantisme avant le catholicisme. Comme les premiers missionnaires furent Allemands ou Américains, on comprend pourquoi les termes empruntés à l'anglais apparaissent rarement dans la langue des Basaa catholiques où c'est l'emprunt au français qui prédomine. Nous citerons néanmoins bisop et pada retenus par les catholiques et empruntés à l'anglais.

Le premier vient de l'anglais «bishop ». Comme en anglais, il a le sens d'évêque» en basaa olt il est rangé facultativement au singulier à la classe 1 (préfixe 0 -) où à la classe 7 (préfixe 0 -). Au plurieL c'est exclusivement la classe 8 (préfixe bi -) qui précède la syllabe initiale bi -de bishop, ce qui donne bibisop.

Le deuxième tenne, pada, vient de l'anglais « father » olt le f initiale anglais est devenu p en basaa. Le sens de pada est « prêtre catholique ».

Dans le syntagme lôk pada olt lôk (nominal de la classe 7) désigne « communauté », nous avons la dénomination qui correspond à « l'église catholique» tandis que lôk sango désigne «église protestante ». Il faut donner à « église» ici le sens de communauté ». Sango, terme duala pour père (masculin de « mère») , a pour équivalent basaa es nsan, qui signifie «Monsieur ». Comme c'est par sango, «Monsieur », qu'on désignait le premier pasteur qui a mis pied au Cameroun (le Britannique Alfred SAKER), ce terme a pu ainsi avoir chez les Basaa non pas le sens de « père », mais celui de pasteur », évangéliste» et de nos jours, en dehors de ce sens. il signifie également « Monsieur ». Quant au syntagme nominal lôk sango, il signifie exclusivement « religion », communauté protestante », jusqu'à présent.

Dans le vocabulaire monétaire, nous retrouvons des tennes anglo­saxons pour désigner la monnaie de zone franc.

Notons d'abord que la forme (sans doute évolué) qu'a eu l'unité des échanges chez les Basaa est ceIIe du lem/biIem, «bétail ». Le noyau lem connote la notion« éd'éteindre ». Le bétail, lem, est donc l'objet qui permet d'éteindre une obligation vis- à- vis d'un tiers. C'était donc la « monnaie» basaa de la société traditionnelle.

Sous l'administration allemande, la monnaie allemande circulait bien entendu au Cameroun, de même que c'est la monnaie française qui y

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circulait sous l'administration française. Mais pour ces deux époques. le souvenir de la monnaie britannique est resté prédominant et c'est la raison pour laquelle sous l'administration française, on se réfère à la fois à la monnaie britannique et au dollar américain pour compter la monnaie française.

« Argent» en Basaa se dit moni (classe 1 ou 3 selon les locuteurs), de l'anglais «money », qu'il s'agisse de monnaie métallique ou de billets de banque.

« Copper », pièce anglaise de bronze valant un «penny», soit environ cinq centimes de la troisième République Française. a donné kala ou kabâ en basaa pour désigner la pièce française de «dix centimes» qu' on utilisait dans toute la zone franc.

La pièce française de « cinq centimes» (un sou) est appelée pes kaba, « demi-kaba ». Le basaa a rangé les nominaux de la classe 9 au singulier (avec préfixe 0 -) et au plurie1. parmi ceux de la classe 2 (avec préfixe ba. Pour des raisons d'euphonie (sans doute), on n'a pas voulu employer la modalité bi de la classe 8.

«Three pence », qui a donné tropen ou tolopen, désignait la pièce française de «vingt-cinq centimes ». Tropen ou tolopen appartient à la classe 9 au singulier et à la classe 2 au pluriel avec les mêmes modalités de classe que kaba.

«Six pence» a donné siipen, classe 9 au singulier et classe 2 au pluriel comme tropen. Siipen désignait la pièce française de 'cinquante centimes' .

On remarquera que pour nommer «dix centimes» ou «cinq centimes» d'une part, et « cinquante centimes» ou « vingt-cinq centimes» d'autre part, la terminologie retenue a conservé le rapport de valeur entre les pièces désignées.

Enfin, «shilling» a donné silin ou silin, nominal de la classe 9 au singulier et 10 au pluriel avec modalit é 0 - partout. Silin désigne l'équivalent de quatre tolopen ou de deux siipen, c'est-à-dire un « franc ».

Les Basaa nés sous la Quatrième République française n'ont pas trouvé les pièces signalées précédemment en circulation. Ils doivent les considérer aujourd'hui comme des articles de musée. Dans la langue, on n'emploie plus les termes qui s'y réfèrent que dans les formules de négation (to pes, kaba, to tolopen)46, to siipen, to silin) pour souligner l'absence d'argent, le dénûment total.

46 Tolopen est souvent amputé de sa dernière syllabe pen, ce qui donne tolo.

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On continue cependant, dans le système monétaire du Cameroun, à se référer au franc, même si notre franc (qui n'est pas r équivalent du franc lourd actuel de la Cinquième République française), comme pièce métallique n'est plus un objet de transaction. Le terme silin désigne toujours la valeur d'un franc. Il n'est pas douteux que kaba, tolopen et siipen disparaîtront du vocabulaire comme ils ont disparu depuis longtemps de la circulation comme pièces de monnaie. Quant à sil in, il se maintiendra avec la forme (empruntée au français) frang ou flang pour désigner une seule et même réalité, le « franc ».

En Basaa. on distingue entre «monnaie de papier» (billets de banque) et «monnaie métalique» (monnaie divisionnaire). L'anglais a encore fourni deux termes pour établir cette distinction. C'est ainsi que pepa, de «paper », désigne à la fois «feuil1e de papier» et «billet de banque ». On dira par exemple:

Moni peba ou simplement peba pour « monnaie de papier », de même qu'on dira: peba i mbogol silin, « billet de cent francs ».

D'autres part, l'anglais «cash» a donné kâs moni kah moni. réalisé aussi 'cash moni'. Tandis que peba est traité comme nominal (classee 9 au sigulier et classe 10 au pluriel, avec modalité 0 - partout), on peut considérer que kâs ou câs est un monéme autonome (adverbe de manière ou de qualité). On remplace parfois kâs par minsan ou bikee (bikey). Le premier terme est un nominal de la classe 4 dont le noyau - safi signifie «couper en morceaux, diviser ». Le deuxième teffile est un nominal de la classe 8 dont le thème kee (key) veut dire « métal, fer ». Ces deux termes rendent bien les notions de monnaie divisionnaire et de monnaie métallique.

Il n'y a pas de terme autochtone pour «billet de banque» ou «monnaie de papier ». La notion de papier, inexistante dans la société traditionnelle, pouvait être rendue par « feuille (arbre) », hvai ou hyav ~ la langue n'a pas voulu le faire.

Le système américain, à partir de «dollar », a donné dolâ. Ce nominal est rangé dans la classe 5 au singulier où l'initial d - est traité comme modalité de classe, ce qui n'arrive à aucun nominal autochtone basaa47

• Au pluriel où ce nominal appartient à la classe 6 avec dola comme

47 Le nominal dôkta ou lôgda. de J'anglais «doctor », est aussi traité comme dolâ. On peut se demander s'il n'est pas plus économique de considérer ces nominaux au singulier comme appartenant à la classe 5 mais avec, comme préfixe de classe, non point d ou 1 mais 0, car au pluriel, le d (ou 1) du singulier apparaît également.

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thème, la modalité est ma. - Lorsqu'on dit dola sans aucune précision, cela signifie « valeur de cinq francs» ou «billet de cinq francs », car il y avait autrefois des billets de cinq francs en circulation. Actuellement. dola est un terme générique pour «billet et banque» comme l'est peda. C'est ainsi qu'on dira:

Moni madola: «monnaielbi11ets de banque », c'est l'équivalent de Moni peda : « monnaie/papier.

On peut même se contenter de madola ou peba pour désigner la monnaie sous forme de billets de banque.

Le vocabulaire culturel basaa a également bénéficié de l'apport anglo-saxon. Comme nous r avons dit plus haut, cet apport n'a pas porté sur l'essence même de la culture mais plutôt sur sa forme. En effet, les Basaa ont toujours réservé à l'élite des deux sexes une formation solide et donné à la masse une formation beaucoup pl us générale et non spécialisée. L'Occident (protestant notamment) imposera progressivement régal accès à la culture pour tous. Il n'y aura à cela que peu d'opposition de principe car les Basaa finiront par assimiler la nouvelle culture à r initiation traditionnelle et accepteront cette nouvelle pédagogie. Des réserves sérieuses concernent en particulier la nature mixte des classes où, contrairement à ce qui se faisait dans la société traditionnelle, les garçons et les filles suivent un même enseignement.

Nous ne retiendrons de tous les termes empruntés à l'anglais qu'un seul :

Sukulu ou sugulu (classe 9 au singulier, préfixe 0 - et classe 8 au pluriel, préfixe bi-) : de l'anglais « school », il est utilisé en basaa à la fois comme « institution, organisation, groupe» et comme « apprentissage. fait d'apprendre ». Le terme traditionnel yigil, «étude, apprentissage », a un champ sémantique bien restreint.

Mange sukulu ou udu sukulu,_lit, «enfant/école» ou «apprenti­école », désigne celui qui est écolier ou élève. Les nominaux mange et udu soulignent les rapports de sujétion devant exister entre l'enseigné et r enseignant. En effet. mange veut dire « enfant », c'est-à-dire une personne qui, à raison de son âge ou de son inexpérience dans un domaine déterminé, doit dépendre de quelqu'un d'autre chargé de l'élever comme le fait un père. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'on considérait que le maître était le père (nsan en basaa) de son élève (udu). Le nominal udu, emprunté au duala, est surtout employé en basaa avec le sens de «domestique, valet », c'est-à-dire une personne soumise à un patron. Ce

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patron (de l'école) est appelé niiga sukulu, lit «enseignant/école» ou tout simplement nniiga.

Il n' y a pas de terme pour exprimer «formation générale », cette formation que l'on recevait avant la puberté. Dans chaque foyer. c'est le père et la mère qui assuraient cette formation. Les jeunes pouvaient être groupés par classes d'âge pour un rite déterminé sans que cela prenne l'allure d'un enseignement organisé à la manière moderne qui a généralisé le système des classes collectives.

Les candidats qui aspiraient à l'initiation supérieure étaient appelés mbôm, terme générique pour « néophyte (s) », nominal de la 9 au singulier et de la classe 10 au pluriel (préfixe 0 - partout). Cette initiation revêtait à la fois un caractère religieux, politique et médico-culturel. Selon les rites, on désignait les candidats ou disciplines de la manière suivante:

Mbôn sô : « aspirant au sô »,

Mbôm : un « aspirant au um ».

S'agissant du rite Um, on utilisait même assez curiesement le syntame ngond um, lits « fille/Um », c'est-à-dire «fille de Um. alors que l'accès de cette prêtrise était interdit aux femmes. C'était peut-être une manière de souligner que le génie en question s'est manifesté pour la première fois à une femme qui à son tour a tout expliqué à son mari. C'était en somme la première initiation à ce rite.

Pour désigner les enseignants de la société traditionnelle, on se contentait de leur donner le nom du rite comme titre et grade de leur spécialité ou prêtrise. Ce nom avait la forme redoublée du rite ou prêtrise. C'est ainsi qu'on disait :

- Nngengee : « spécialiste ou prêtre du génie Nngê »,

- Nnuum : «spécialiste ou prêtre en génie Um »,

- Mmbombok : « spécialiste du Mbok », etc. La dignité et même la crainte attachées à ces titres d'une part, la

structure sociale d'autre part, ne pouvaient autoriser des contestations provenant des aspirants qui étaient formés isolément au domicile de leur initiateur. C'est pourquoi le bâtiment scolaire où l'on groupe régulièrement des élèves est une innovation chez les Basaa qui l'appellent tout naturellement ndp sukulu « maison/école ». Dans cette maison, r enseignant se sent chez lui comme patron et « père », les élèves ~ bien que se trouvant eux aussi dans leur maison, doivent rester soumis, comme sous le toit familial. à l'autorité du maître.

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A la vérité, au niveau de la spécialisation, r organisation de l'enseignement occidental n'est pas différente de celle de la société traditionnelle Bassa. Partout où la structure est entièrement nouvelle par rapport à la situation ancienne, aux yeux du Basaa le fondement de l'autorité de l'enseignant n'a subi aucune modification.

Pendant plus d'un demi-siècle, les termes empruntés aux Anglosaxons ont permis aux Basaa de s'adapter à la nouvelle situation. Nous verrons que peu de nouveaux termes, empruntés à d'autres aires linguistiques, vont se fixer. Une incursion rapide dans les zones germanique et française nous permettra en effet de le vérifier.

c- L'allemand

Dans le domaine religieux. deux termes vont retenir notre attention. Il s'agit de base (classe 7 au singulier et bibase, classe 8 au pluriel) et angel (classe 9 au singulier et biangel, classe 8 au pluriel).

Le premier terme signifie «religion », il vient de basel (appellation allemande de la ville suisse Bâle). Les premiers missionnaires protestants qui ont évangélisé les Basaa apprtenaient à la Mission de Bâle (Basel mission). Si basel servait à désigner en basaa les chrétiens protestants, il a, par la suite, et jusqu'à nos jours, permis d'identifier la religion protestante en tant que telle.

En supprimant la consonne finale 1, on a obtenu un nouveau nom qui est également resté jusqu'à présent synonyme de «religion» comme nous l'avons vu précédement. Ainsi on dira par exemple: base lôk sango « religion protestante », base lôk pada « religion musulmane (religion des hausa) », etc.

La langue a préféré le nouveau terme base à celui qui lui est propre, hémle, qui signifie « foi» ou « croyance ». Le champ sémantique de hémle s'est considérablement rétréci et chez les protestants il n'a plus que le sens de « crédo ».

Quant au deuxième terme angel, de l'allemand « engel », il a le sens de «ange ». La notion d'ange semble absente dans le système religieux Bassa.

Base et angel se conservent et sont intégrés dans la langue. Si angel se rapproche assez du français pour être à peu près senti par les jeunes générations comme nom d'emprunt, base par contre, ne laisse pas cette impression.

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Sous l'administration allemande, les populations se procuraient de l'argent soit en organisant des caravanes, kinda (classe 9), de r allemand « kinder », soit en se rendant au Nigéria.

Des hommes se rendaient en effet en cohortes à kridi (port maritine du Cameroun) où ils vendaient des produits de la forêts: latex, pointes d'éléphant, produits vivriers, etc. Le chef de caravane recevait, au nom et pour le compte du groupe (en réalité au nom et pour le compte du chef de clan resté en pays basaa), du sel, du tissu, des liqueurs et des pièces de monnaie, généralement des marks al1emands. Nous constatons que kinda, qui provient d'un terme allemand dont le sens est «enfant », n'a pas conservé cette valeur en basaa, mais il est devenu synonyme de « porteur », et exclusivement porteur de caravane dans le cadre de ce type de commerce organisé entre les populations de l'intérieur du pays et celles de la côte.

Si r on met à part ce tenne kinda avec ses implications plus ou moins monétaires, nous nous apercevons que le basaa n'a emprunté à l'al1emand que deux termes proprement monétaires: «pfennig» et mark ».

De l'allemand «pfennig », Je Basaa a fait fenik (classe 9 au singulier et classe] 0 au pluriel avec préfixe (f) - partout). Cette unité a pu avoir une certaine valeur pendant l'administration al1emande. Mais depuis l'avènement de la France au Cameroun et jusqu'à présent, tenik désigne la plus petite somme d'argent possible. Actuel1ement, ce temle n'apparaît que dans la formule négative to fenik , «aucun fenik, pas la moindre somme d'argent », chez les locuteurs qui ont connu ou dont les parents ont connu l'administration allemande.

De l'allemand «mark », Je Basaa a formé magê (classe 3, 4 ou 6 selon les locuteurs). Le terme magê désignait initialement une pièce d'un mark al1emand. Mais déjà sous]' administration allemande et depuis cette époque jusqu'à présent, magê est synonyme de «pièce de monnaie, monnaie métal1ique ». On dira par exemple:

«Magê ma silin itan ou magê ma frang itan pour «pièce de cinq francs» (lit. Mark/celui/shillings/cinq » ou mark/celui/francs/cinq).

Ces deux syntagmes montrent comment des termes issus de trois zones monétaires différentes ont pu se rencontrer, coexister linguistiquement et pacifiquement dans le secteur où, par la force des armes, les zones sterling et franc ont évincé la zone mark. La zone dollar nous a permis d'avoir un terme générique pour «monnaie billet de banque» de même que nous en avons un pour «monnaie métal1ique ou

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divisionnaire» qui nous vient de la zone mark. Nous rappelons ces termes qui sont respectivement dolâ et magê.

Jusque dans les deux premières années suivant l'installation des Français au Cameroun, les transactions entre particuliers (chez les Basaa) et surtout dans le cadre des mariages, continueront à se faire soit dans la monnaie allemande, soit dans la monnaie anglaise. C'est pourquoi la compensation matrimoniale de la plupart des femmes jusque vers 1920 est évaluée soit en shillings soit en marks. Cette référence confère du reste un certain prestige à ces femmes qu'on a acquises en utilisant ces monnaies de grande valeur et rares.

Dans le domaine scolaire, si nous mettons à part les outils des écoliers (ardoise, crayon, plume, encrier, etc.), outils nécessaires au stade de l'acquisition de l'alphabet et de l'écriture, nous allons nous contenter de noter trois termes empruntés à l'allemand dont deux sont profondément enracinés en Basaa. Le premier, malêt ou «enseignant» (classe 1). balêt ou «enseignants» (classe 2) et le deuxième, dûm, sot, bête. sottise, bêtise» (classe 5 comme nominal abstrait sans pluriel, mais classe 7 et 8 comme nominal avec un sens qualificatif), ne sont plus sentis comme empruntés. Le dernier, bengil bibengî, «banc/bancs» à cause de sa ressemblance avec le français « banc », donne l'impression d'être un terme non autochtone.

Malêt vient de l'allemand « leherr » et a conservé en Basaa le même sens qu'en allemand. En Basaa on a supprimé la fin finale -er de l'allemand et le terme ainsi amputé a donné le thème nominal lêt. En Bamun (langue du Cameroun), on a conservé le terme allemand en entier avec le sens de « enseignant» et cela a donné lieu à des dérivés adaptés à la langue.

Dûm, de l'allemand «dum» avec le même sens en Basaa y a cependant permis d'aboutir à un nominal comportant trois classes pour un genre unique (genre III à V : 517/8).

L'allemand a donc donné un nom pour «enseignant» et un terme pour juger et apprécier les enseignés. Comme les enseignés devaient s'asseoir sur des «bancs» cette langue a également founi le terme « banke» que nous avons rencontré plus haut devenu bengi/bibengî en basaa. On peut même se demander si les Allemands n'ont pas fait exprès d'omettre de prévoir un siège pour l'enseignant qui devait certainement rester debout puisque le terme qui désigne «fauteuil» ou «chaise »,

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postérieur à bengi, est emprunté à l'anglais « chair» qui a donné sia ou cia en basaa.

d- Le français

Quand la France s'installe au Cameroun, les Basaa n'éprouvent presque plus le besoin d'emprunter de nouveaux termes dans les domaines religieux, monétaire ou scolaire. Ils préfèrent utiliser ceux qu'ils tiennent déjà de l'anglais ou de l'allemand.

Cependant, même dans les domaines où ils estiment être pourvus, les Basaa ont eu recours à quelques emprunts au français, comme nous allons le voir.

Les missionnaires français ont introduit le catholicisme en pays basaa. C'est ce qui explique l'apparition du terme mesa ou misa (classe 3 ou 4), du français « messe ». Quant à pada, «père », prêtre catholique et bishop, «évêque », déjà vus et empruntés à l'anglais, ils sont antérieurs à l'introduction de la religion catholique en pays basaa.

Dans le domaine du vocabulaire monétaire, nous avons déjà fait allusion au temle frang ou flang, du français « franc ». Comme il n'est pas très facile de prononcer où d'imiter «franc », les analphabètes remplacent ce terme par silin, plus facile à réaliser et qu'ils ont depuis longtemps à leur disposition. Frang est un nominal de la classe 9 au singulier et 10 au pluriel. C'est le seul emprunt fait au français et relatif à la monnaie.

Dans le domaine scolaire, si l'anglais et ]' allemand ont fourni le cadre institutionnel, le français a donné le contenu. A cet égard, il suffit de dire que le système métrique décimal français a, de nos jours, remplacé le système anglo-saxon. En effet, meta (classes 3 et 4), lita (classes 5 et 6 comme contenant, mais classes 7 et 8 comme contenu) et kilo (classes 9 et 8 pour désigner, selon le contexte, «kilomètre» ou kilogramme» correspondent respectivement au français « mètre », « litre» et « kilomètre» (ou kilogramme»). Ces termes sont intégrés dans la langue comme le serait n'importe quel autre terme autochtone. Les termes empruntés à l'anglais, réalisés yât, kôp, galôn, correspondant respectivement aux mots anglais « yard », « cup » et « gallon» tendent à se perdre à l'exception toutefois de kôp que l'on continue à utiliser fréquemment en Bassa comme synonyme de «tasse ».

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Ce tour d'horizon sur les emprunts lexicaux a permis de constater que presque tous les termes de la vie religieuse se sont maintenus jusqu'à nos jours, ainsi d'ailleurs que la plupart de ceux relatifs à la vie culturelle.

Les termes qui ont subi le plus de changements sont ceux du vocabulaire monétaire, ce qui n'est d'ailleurs pas extraordinaire puisque la monnaie elle-même est une réalité très mouvante. Il convient tout de même de relever la stabilité, dans ce domaine monétaire, de certains termes empruntés à chacune des trois langues occidentales et dont le rôle est de désigner ou des unités monétaires ou la nature (quantité métallique ou non) de la monnaie. Ceci dit, nous allons passer à la deuxième partie de notre exposé.

II.3. LA NOTION DE LANGUE DE PRESTIGE CHEZ LES BASAA

Cette partie ne nous retiendra pas bien longtemps, car malgré l'intérêt que présente cette question sur le plan sociolinguistique (ou ethnolinguistique), il n'est pas capital pour le linguiste.

Comme nous l'avons fait pour la première partie, nous passerons en revue les diverses langues envisagées jusqu'ici pour notre illustration.

a- Le mpoo

Chez les Basaa, nous l'avons vu, cette langue est celle de la liturgie. C'est dire que le mpoo n'était parlé que par les prêtres (c'est-à-dire des spécialistes) au moment où, comme intermédiaires, ils demandaient aux divinités de protéger la société. Le mystère de la religion était donc entretenu au moyen de cette langue inaccessible aux non-initiés. Pour maintenir l'ordre public, les initiés supérieurs du Ngê ou du Dm, au cours de leurs défilés exclusivement nocturnes, ne s'exprimaient qu'en mpoo. Non seulement ils utilisaient cette langue pour garder le secret de leur message (entretien), mais ils devaient également modifier le timbre de leur voix ~ et comme si cela n'était pas suffisant, ils prenaient encore soin d'avoir un habillement travesti pour être complètement méconnaissables par des non-initiés qui auraient la témérité de tenter de les démasquer. L'entretien de la peur dans le mystère de la nuit (c'était là la raison même de ces défilés nocturnes). la menace de châtiments. l'usage d'une langue secrète, tout cela contribuait au maintien de la stabilité sociale.

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Quant à l'ascension sociale des individus, liée au départ à leur appartenance à une lignée d'initiés supérieurs, elle était assurée par des conservateurs (les contestataires actuels parleraient volontiers de mandarinat) qui transmettaient simultanément à leurs disciples et les rites et la langue mpoo.

L'emploi du mpoo, limité non seulement par le nombre de ses locuteurs (initiés supérieurs), mais aussi par son domaine d'application (politique, religieuse et administrative). a permis ainsi de conférer prestige et dignité à ceux qui le pratiquaient. depuis l'époque archaïque jusqu'à l'avènement de l'administration française. La mobilité sociale très restreinte non seulement à cause du manque de sécurité dans les rapports inter claniques mais aussi à cause de l'inexistence de routes, est un facteur qui a fortement contribué au maintien du prestige attaché à la langue mpoo.

Il faut noter que malgré le prestige du mpoo. le Basaa n'a pas été chassé par lui, ils ont au contraire coexisté car la connaissance du Basaa par tous était un impératif auquel nul ne pouvait se soustraire. Le mpoo constituait pour celui qui le pratiquait une sorte de label de culture.

b- L'anglais

Si les Basaa utilisaient le mpoo pour écarter la participation des non­initiés, il faut retenir que dans tous les cas où l'intercommunication était nécessaire entre les deux groupes, la langue commune, le Basaa, reprenait tous ses droi ts.

On a cru devoir comparer cette situation à celle que l'on trouve entre r anglais dit pio en Bassa (de r anglais « pure») et l'anglais dit bluk ou bus (de l'anglais «broken» et «bush» pour «cassé» et «sauvage, broussard»). En effet. ceux des Bassa qui, avant l'administration allemande, sont allés au Nigéria, ont pu constater dès cette époque, l'usage d'une forme dégradée d'anglais pour l'usage populaire et commercial, c'est le pidgin. A cette forme populaire s'opposait une forme élaborée, pour r usage noble, c'est-à-dire religieux, administratif ou politique. C'est cette forme « pure» que parlent les « initiés»

Les Basaa ont établi un certain parallélisme entre r anglais « pur », le pio et le mpoo d'une part, le pidgin anglais. bluk ou bûs et le Basaa d'autre part. Mais si une dignité était conférée à l'anglais «pur» en raison de sa spécialisation comme langue religieuse et politique, ce prestige était quelque peu compromis par l'existence, pour cette même langue, d'une

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forme dépréciée. Dans leur propre langue, les Basaa ne retrouvaient pas une situation identique puisqu'il est impossible d'avoir une forme pidginisée, c'est-à-dire dépréciée du Basaa. On comprend ainsi pourquoi finalement les Bassa n'ont eu vis-à-vis de l'anglais qu'une révérence mitigée.

c- L'allemand

Les Allemands s'installent au Cameroun lorsque le pidgin anglais est déjà assez répandu, et notamment sur la côte. La complexité de la syntaxe et la structure même de l'allemand semblent exclure toute pidginisation.

Le rythme quasi martial de l'allemand parlé, la rigueur des fonctionnaires et cadres de l'administration allemande, le système impitoyable des sanctions (châtiments corporels, exécutions publiques des criminels, etc.), voilà un ensemble de données qui, pour les Basaa de l'époque, n'étaient qu'une sorte de prolongement de la société traditionnelle.

En effet, personne ne pouvait parler allemand sans r avoir appris et cela rappelait le mpoo de l'époque archaïque dont le rythme des mélopées initiatiques est comparable au rythme de l'allemand parlé.

La rigueur de l'époque traditionnelle basaa n'est plus à démontrer. C'est dire que les Allemands et les Basaa de cette époque coloniale semblaient faits pour vivre ensemble. On comprend dès lors pourquoi les vieux Basaa évoquent encore aujourd'hui avec nostalgie le caractère bien «frappé» de l'Allemand et « l'homme de parole », ainsi que «l'amateur d'ordre et de discipline» qu'était «l'homme de l'Allemagne ».

Il faut d'ailleurs dire que ce qui vient d'être dit n'est pas propre aux seuls Basaa et que tous les Camerounais nés avant ou pendant l'occupation allemande conservent un souvenir très profond d'admiration et de respect presque religieux pour l'Allemagne. Cela ne concerne naturellement que ceux des Camerounais qui ont bien connu cette administration allemande. Le président de la République Fédérale du Cameroun, M. Ahmadou AffiDJO, qui est né sous l'administration française, a pu mesurer cet attachement des anciens à l'Allemagne lors de la visite officielle que le Président LUEBKE a effectuée au Cameroun. A la suite d'une délégation d'anciens élèves des écoles allemandes du Cameroun reçus en audience par le Président LUEBKE à Douala, de vieux Camerounais ont déclaré que le président AHIDJO a été cette fois-ci applaudi même par les revenants (entendre: par les Camerounais qui ont connu l'administration allemande

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et qui sont aujourd'hui morts). Les jeunes générations ont considéré cette visite du Président allemand au Cameroun comme un cadeau du Président AHIDJO aux Anciens de son pays.

II va sans dire que les Allemands, qui ne sont restés que trente années au Cameroun, n'ont pas eu la possibilité de former suffisamment de cadres et l'on peut dire que le prestige qu'ils conservent encore aujourd'hui dans ce pays est davantage lié à des critères plus subjectifs qu'objectifs.

d- Le français

Si les Bassa, à tort ou à raison, n'ont pas voulu emprunter beaucoup de termes à l'allemand pour éviter de pidginiser cette langue rehaussée au rang de langue liturgique ou secrète. c'est pour des raisons d'un autre ordre que le français sera peu introduit dans le Bassa.

En effet, la devise française «Liberté, Egalité, Fraternité» est considérée comme la source de désordres, d'insoumission ou de contestations de l'ordre établi par la société archaïque et maintenu par les Allemands. C'est en particulier les notions de «liberté» et d'« égalité» qui sont les plus visées puisque la société traditionnelle était fondée sur la fraternité de tous ses membres.

Les membres des clans sujets ou esclaves des Basaa, les femmes et les jeunes sont naturellement les seuls à saluer l'avènement de la France libératrice.

Le recrutement des premiers auxiliaires de l'administration, comme celui des élèves des écoles. pose un problème parmi les aristocrates terriens Bassa méprisant le commerce et les carrières de subordination. C'est pour cette raison que les esclaves et les cadets sont délégués auprès des étrangers blancs comme désignés par les maîtres et les aînés. C'est encore parmi ceux-là qu'on recrutera les premiers élèves. On retrouve d'ailleurs cette mentalité parmi quelques Basaa bien âgés et qui. lorsqu'ils sont d'humeur à discuter politique, n'hésiteront pas à déclarer que les divers traités signés entre les Anglais et les Allemands avec les chefs Duala doivent être réputés signés par les Basaa. En effet, les Basaa ont accueilli et hébergé les Duala sur la rive gauche du Wouri. Le fait pour les Duala d'être très bons pêcheurs et des hommes très courtois ainsi que le site qui leur a été offert, les prédisposaient à se trouver les premiers en contact avec des étrangers qui entraient au Cameroun, par voie de mer notamment. En vertu de leur conception des droits de propriétaire ayant hébergé des hôtes.

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ils n'attachent au rôle des Duala que celui d'ambassadeur ». Ce problème de souveraineté ou de compétence qui relève aussi bien du droit que de l'histoire ne nous préoccupe pas ici. Il n'est évoqué que pour souligner la mentalité rigoriste des Basaa.

Sous l'administration allemande on n'hésitera pas à minimiser le rôle des cadets lettrés dont le poids ne s'est pas fait sentir en pays basaa car à la vérité, ils n'ont pas eu le temps de s'affirmer. Mais peu de temps après l'avènement de la France, les «jeunes» et les «esclaves» se mettent à parler «le blanc », c'est-à-dire la langue des Blancs (français). L'administrateur a donc tendance à traiter directement avec son interlocuteur qui sera son interprète auprès des initiés qui apparaissent ainsi les « non-initiés» des temps actuels. Ces interprètes, qu'on appelle même écrivains-interprètes, sont des auxiliaires précieux dans la fonction publique patiemment formée par la France. C'est dans le cadre de cette politique administrative que seront institués des chefs de village, des chefs de groupement, des chefs de canton et des chefs supérieurs.

Ceux qui avaient la nostalgie de l'époque archaïque, dépassés par les événements, se mettent à raisonner de la manière suivante: «Nous vivons une drôle d'époque. On nous a apporté une langue que parlent même les femmes et les enfants. Ceux qui sont considérés comme grands parce qu'ils parlent «le blanc» seraient indignes à accéder à l'initiation supérieure traditionnelle. Puisque les Français ont brisé l'ordre social qu'ils ont trouvé chez nous, nous ne considérons pas la langue qu'ils parlent comme digne d'intérêt.

Lorsque la deuxième guerre mondiale est annoncée, ces Anciens jubilent. Ils comptent sur le retour des Allemands, tandis que les jeunes, auxquels sont promis des châtiments corporels dans les prochaines écoles allemandes devant être ouvertes après la défaite française, sont désemparés.

Quand l'Allemagne hitlérienne est vaincue, les jeunes générations considèrent cette victoire comme la leur puisque des volontaires camerounais sont tombés dans les rangs de la France combattante au cours de cette guerre.

Le Français comme langue va donc connaître une autre fortune. En effets, tandis que les générations précédentes ont emprunté des termes à l'anglais, à l'allemand et au français, la nouvelle génération parle, soit le français, soit le Basaa, dans des conditions plus ou moins comparables à

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celles que nous avons évoquées pour le mpoo et le Basaa de la société traditionnelle.

De même que le rang social des individus de l'époque archaïque était fonction de la connaissance qu'ils avaient du mpoo, de même aujourd'hui. le rang social des individus est fonction de leur connaissance du français.

Mais si dans la société traditionnelle nul ne pouvait aborder l'apprentissage du mpoo avant la connaissance parfaite et totale du Basaa, de nos jours, la plupart des hommes et des femmes en vue ne savent ni écrire ni s'exprimer correctement dans ce qu'on accepte encore d'appeler « langue maternelle ».

Nous pensons néanmoins qu'ils peuvent exprimer leurs sentiments les plus intimes en Basaa. Nous rappelons que l'élite Basaa de la société traditionnelle parlait correctement et le Basaa et le mpoo. Comme l'élite actuelle n'apprend pas le Basaa avant le français, il n'est pas surprenant que leur Basaa (langue savante codifiée, maintenue et transmise par l'élite d'antan) ne se présente plus que sous la forme d'un jargon indigeste

-- d f' 48 ponctue e termes rançaIs. Grâce au Basaa qu'elle parlait parfaitement, cette élite s'adressait

directement à la société, agissait sur elle et traduisait la volonté des divinités aux humains. Par la connaissance de la langue liturgique, l'initié parlait aux puissances extraterrestres et intercédait en faveur de la collectivité. C'est dire que l'élite actuelle, ignorant la langue du peuple, lui reste étrangère et ne peut agir efficacement sur ce peuple qu'elle ne connaît pas.

La désaffection croissante des jeunes face aux carrières enseignantes permet de penser que si l'on n' y prend garde, même le français, langue de prestige, ne deviendra plus qu'une sorte de pidgin malgré la volonté des chefs d'Etats africains de maintenir du bon français.

Pour nous en tenir au seul contexte Basaa, nous sommes obligés de constater que ceux qui ont profondément la société traditionnelle ou moderne Basaa étaient d'abord des connaisseurs de leur propre langue et ensuite des gens qui, de par leur initiation, parlaient parfaitement ou le mpoo ou le français.

48 Le linguiste qui aborde une langue africaine qui n'a jamais été consignée correstement dans une grammaire ne devrait pas se contenter d'être simplement celui qui décrit, mais devrait frachir les frontières de sa spécialité pour participer à l'œuvre de fixation normative de la langue étudiée.

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C'est pourquoi l'avenir des langues africaines, comme celui du français (ou de tout autre langue internationale en Afrique), ne passe pas par l'interdiction d'enseigner les langues africaines au profit des seules langues internationales, mais plutôt par leur coexistence fructueuse dans l'intérêt même des peuples concernés.

CHAPITRE VIII

LA VIE INTELLECTUELLE ET ARTISTIQUE 2 : LES MODES D'EXPRESSION LITTERAIRE

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Nous en présentons principalement deux, à savoir: les minnang et les

proverbes.

1- LES MINNANG

Dans le chapitre précédent. nous avons rencontré 3 mots de la même

famille que «Minan», qui sont:

An : compter, Banga : la parole, Ban: construire. L'extensif de an donne en Basaa : anal, conter ou raconter une scène

ou histoire: nan ou ngana. Comme le livre écrit n'existait pas dans cette société, c'est la mémoire du vieux qui servira de référence pour comprendre r histoire de la tribu, du clan ou de l'ethnie. Et cette histoire de la tribu sera contenue dans les morceaux de poésie surtout épique, car cette société aimait trop l'épopée, dans les récits des expéditions guerrières, dans les généalogies.

C'est le soir, au clair de lune, que les vieux « Bayiman », devant les gens du village rassemblés dans le «kumba », récitaient ces contes qui constituent la trame vivante de toute l'histoire de la tribu.

C'est dans ces conditions qu'ils transmettaient les fables (di ngana) qu'ils avaient reçues de leurs aïeux et lesquelles constituaient une grande partie de la littérature.

Ces fables mettent souvent en scène, non seulement les hommes, mais encore les animaux de brousse et les animaux domestiques auxquels on prête des sentiments et des raisonnements humains avec des caractères bien déterminés: par exemple, l'on remarquera que la tortue est rusée, la panthère cruelle. crédule et sotte, l'éléphant et l'hippopotame forts, mais bornés. Le plus souvent, on rencontre à la fin du récit une morale qui précise l'exemple.

Voici quelques spécimens de ces morceaux de littérature didactique: - De la nécessité d'être de même avis.

Un Corbeau et sa Femme Un jour, un corbeau était occupé à fouiller le sol avec ses griffes pour

y chercher des vers. Survint la panthère qui lui dit: «Oh homme, comme tu as de longues griffes! Que fais-tu avec elles? » « Je pourrais facilement te tuer », répondit le corbeau.

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d'IKOUMI. Puis il prit un fusil, des sagaies et sa machette et se mit avec les siens à la poursuite de NYOBE. Ils arrivèrent au village de NKOYO MBANG et demandèrent si l'on avait vu NYOBE. On leur répondit qu'il était passé depuis longtemps. Ils eurent la même réponse chez mOTA BASONG, chez NKOT BISE; ils apprirent que NYOBE les précédait de peu. « Cela va bien, s'écrièrent-ils, nous le rattraperons ce soir. Nous irons au besoin le chercher jusque dans la case de son père ».

Lorsqu'ils atteignirent le village de HAMGA PUGE, ils s'inquiétèrent de savoir si NYOBE était encore loin d'eux. «Me voici », leur dit NYOBE qui s'était installé dans le Kumba de HAMBA PUGE, ses poules et ses deux chèvres à côté de lui.

« Que me voulez-vous? Je vois que vous êtes venus pour vous battre avec moi, moi, mais qui sera témoin de notre lutte? »

«Battons-nous d'abord, dit NLEP IKENG, nous chercherons les témoins après. » «Tiens, reprit NYOBE, j'avais bien entendu dire que NLEP IKENG était un homme, mais je ne savais pas qu'il voulait porter la lanière de peau de panthère ! Ne bouge donc pas, que je te tue ».

Et il frappait NLEP qui se sauvait. « Mais voici MANDUT l'esclave d'IKENG MBOM ... c'est aussi un brave homme! ricanait NYOBE» «Toi qui es si habile à lancer les sagaies, frappe donc NYOBE », criait YON IKENG. Et MANDUT brandissait une sagaie dans la direction de NYOBE qui. d'un revers de la machette, en coupait le bois ... Une seconde sagaie jetée par MANDUT fut encore parée par NYOBE... et en même temps le fils de YEBEL se jetait sur l'esclave et lui fendait la poitrine d'un terrible coup de machette. Puis, marchant sur YON IKENG armé de cinq sagaies, une machette et un fusil, NYOBE lui criait: «Ne bouge pas, c'est maintenant pour toi le moment de mourir! » «J'attends », répliqua YON. qui. en même temps, fit feu sur NYOBE, mais d'un coup de machette. celui-ci avait détourné l'arme et la charge passa au-dessus de sa tête. YON lança alors précipitamment sur NYOBE les sagaies qu'il avait. mais Nyobe les écarta toutes.

Lorsqu'il ne lui resta en main qu'une seule sagaie, YON prit la fuite dans la brousse, poursuivi par NYOBE qui lui criait: « Voici le moment de ta mort.» YON se sauvait en appelant: «Au secours! Au secours! NYOBE me tue! »

Sur le chemin qu'il suivait, il rencontra le tronc d'un « totom » (arbre abattu qui lui barra la route). Il redoublait ses appels pendant que NYOBE ricanait: «C'est le moment de ta mort!» YON se retourna alors

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brusquement et, brandissant sa dernière sagaie, il la lança sur NYOBE qui arrivait sur lui. Atteint en pleine poitrine, NYOBE s'effondra sur le sol. YON bondit sur lui et, avec son coupe-coupe, lui trancha la jambe.

Quand le notable IKENG MBOM vit que YON lui rapportait la jambe de NYOBE, il appela ses fils et leur conseilla d'aller se réfugier chez leurs oncles.

Le lendemain matin, NEMBE NANG, r ami de NYOBE YEBEL, rassemblait tous les hommes de la famille de YEBEL IKOUMI. Ils étaient environ deux cents. Tous se dirigèrent vers le groupement d' IKENG MBOM pour lui demander de leur livrer son fils YON pour qu'ils le tuent. «Nous voulons votre fils YON, il a tué un des nôtres, notre frère NYOBE, il doit aussi être tué ».

IKENG MBOM les écoutait, assis sur un lit dans son kumba, fumant sa grande pipe. Toute la matinée, les hommes d'IKOUMI firent entendre leurs réclamations. IKENG fumait toujours sa pipe et ne répondait rien.

Vers midi, son frère YETNA MBOM lui dit: «N'entends-tu pas ce que les gens d'IKUMI te demandent depuis ce matin? Ne peux-tu pas choisir un autre moment pour fumer ta pipe? » A la parole de son frère, IKENG MBOM retira sa pipe de sa bouche, la brisa par terre et s'écria en colère: «Que me dis-tu? Répète donc ce que tu viens de dire! Ne te souviens-tu pas que l'année dernière, les éléphants dévastaient les cultures des gens d'IKUMl, et que leurs notables sont venus me prier de leur prêter des fusils pour protéger leurs plantations? Ne te souviens-tu pas que, en chassant ces éléphants, deux de mes hommes ont été tués? M'a-t-on parlé de me dédommager pour ces deux morts? Nlamp Kilep et Njéfi Mahop ont tué deux éléphants avec les fusils que je leur avais prêtés: est-ce qu'ils m'ont envoyé même un petit morceau de viande? Ces gens d'IKUMI avaient une contestation de terrain avec les lôg Mangan, je leur ai donné raison. Avec les palmiers qui se trouvent sur ces terrains, ils font du vin de palme, des palmistes et de l'huile de palme. Ont-ils jamais pensé à m'envoyer une simple « tête» de tabac? Aussi ne leur livrerai-je pas mon fils YON. Je ne veux même pas leur donner le prix du sang pour NYOBE ».

YON, le fils d'IKENG, ne fut pas livré, le cadavre de NYOBE ne fut pas payé à sa famille, parce que le notable lKENG MBOM était un chef puissant qui commandait tout le pays Ndôgmakumak

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Telle est l'une des pièces littéraires à caractère tragique parmi des milliers que recèle le folklore. En la lisant attentivement, l'on voit qu'il y a un peu du Cid et un peu d'Horace, mais ceci ne fait pas aujourd'hui l'objet de notre préoccupation: r analyse littéraire.

11- LES PROVERBES

La colonisation avait, dans certains cas volontairement, dans d'autres involontairement, exercé un effet de domination qui avait laminé les cultures indigènes, donnant naissance au phénomène d'acculturation, de double culture. Cette situation est plus sentie et durement supportée dans les ex-possessions françaises à vocation assimilationniste.

« Retrouver notre personnalité », comme disent les Algériens, c'est reconnaître la racine culturelle traditionnelle d'un peuple et vouloir construire son avenir à partir de cette sève pure.

Ce retour aux sources peut prendre parfois, sur certains points. une allure réactionnaire. De façon différente, les frères musulmans d'Egypte et GANDHI en offrent des exemples. Mais ce risque n' est pas fatal.

L'Algérie, pour ne prendre que cet exemple, tout en recherchant les sources de sa personnalité et de sa culture, s'adapte au monde du XXè siècle, essaie de faire évoluer la situation traditionnelle. Cette étude sur les Basaa n'a pas d'autre finalité. Nous savons que la culture. qu'elle soit algérienne ou basaa, n'est pas une racine fossile vers laquelle on se penche pour la conserver, mais une racine vivante de laquelle naît un bourgeon et grandit une tige: une racine qui crée. Or un proverbe basaa dit ceci : « Mbôki inyofi hinuni i nlôl tén » (pour parvenir au sommet d'un arbre, on y monte à partir de la tige). Cette tige, pour nous Africains, est dans notre culture, dans la connaissance objective de celle-ci. dans laquelle, une nécessaire sélection des éléments est requise afin de déboucher sur du positif, c'est-à-dire au changement. Ne faut-il pas, pour qu'un arbre donne des fruits, le tailler? Seulement, il faut encore que l'arbre continue à vivre. Par contre. cet arbre élagué et vigoureux peut recevoir des greffons qui permettent d'obtenir avec le maximum de rentabilité des fruits originaux et savoureux.

Telle est l'option humaine qui sous-tend notre recherche sur cette partie de la vie du Basaa: son savoir millénaire conservé à travers les proverbes.

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Nous avons déploré plus haut les méfaits de l'éducation occidentale au sein de nos sociétés. Il faut souligner encore que l'éducation traditionnelle, qui n'était pas à la portée de tous, a aussi ses effets néfastes. La synthèse entre les deux systèmes demande qu'on les possède correctement pour mieux bâtir une personnalité intégrée et équilibrée.

Les Basaa ayant été peu étudiés par les ethnologies classiques, il serait téméraire de notre part de prétendre combler, en 200 pages, tout le vide sur tous les éléments fondamentaux de leur vaste culture.

On sait que toute activité humaine est fondée sur des valeurs exprimant la culture d'une société, valeurs qui vivent d'une façon singulière chez chaque membre de la collectivité.

La société Basaa, qui était construite autour de MBOK, animé par les Bangéngé, exprimait les valeurs de sa culture dans ce qu'on appelait: Mbafi la combinaison.

Ainsi, les concepts fondamentaux de la philosophie Basaa se retrouvent sous les 3 vocables:

Ngé. MBOK. MBAN Le Ngé, dans cette trilogie, exprime l'origine, l'explosion, la

substance vibrante. Autour de cette idée d'origine s'est bâtie une société, la société des hommes-animaux ou « mintomba », ceux qui se transforment se métamorphosent par l'initiation.

Le MBOK est le principe de l'unité et de la totalité. Il est même l'unité de la totalité. Il ne s'agit pas de n'importe quelle totalité, mais d'une totalité réalisée sur le modèle de Mbafi ou combinaison.

Pour mieux pénétrer le sens de cette philosophie, prenons ce conte philosophique qui servait de support pédagogique au moment de l'initiation.

« Un père qui s'apprêtait à aller en voyage invita ses enfants à lui apporter chacun une brindille de bois, ce qui fut fait. Il demanda à l'un d'eux d'en faire un fagot de bois. Aussitôt le fagot lié, il lui demanda de le rompre. Il ne put le faire et il en fit autant à chacun d'eux; personne n'arriva à rompre le fagot.

e' est alors qu'il leur demanda de rompre tous ensemble le fagot; ils essayèrent sans succès. Alors il leur dit de défaire le fagot et à chacun de reprendre sa brindille ou plutôt une brindille et de la rompre: aussitôt dit, aussitôt fait. Il en tira la leçon de l'unité ».

Quand on essaye de traduire ce mythe en réalités vécues, l'on voit le chemin de la pensée logique du Basaa primitif, une pensée qui ne peut être

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taxée de sauvage parce que non construite à l'occidentale. N'oublions pas que du mot Mbafi : combinaison- construction, on a aussi vu on: construire, qui donne «mahofiol », la conscience. Or un homme sans logique ne peut imaginer les trois combinaisons suivantes:

1 er cas: chacun des enfants devait rompre le fagot seul: 2ème cas: tous les enfants devaient rompre ensemble le fagot: 3ème cas: chacun des enfants devait rompre une brindille. La leçon qui se dégage de cette construction est celle de l'unité du

groupe, bâtie autour du MBOK où seuls les originaires de l'ethnie Bangéngé devaient se livrer à des jeux de l'interprétation des phénomènes du cosmos par r entremise du langage construit: le Mbafi. Nous sommes déjà dans le domaine de la métaphysique. Les Bayiman ou philosophes Basaa seuls savaient que les mots Mbafi, Ngé et Mbok avaient une pluralité de sens et bien que désignant des objets différents, tous ces sens se ramènent au sens notionnel de la combinaison pour le Mbafi, la substance vibrante pour le Ngé et l'univers pour le Mbok. Ces mots sont à la fois des idées et des réalités presque au sens platonicien.

Ainsi, Mbafi en basaa signifie en même temps combinaison et mythe. Ngéd» désigne la substance vibrante ainsi qu'une organisation qui détient le secret de l'origine de la langue et des phénomènes de métamorphose « tonba » comme toute réalité qui est origine et qui vibre. Le Mbok désigne l'univers, la société des hommes, mais aussi l'union, d'où le sens premier de sa racine: nok (unir, arranger).

Pour entrer dans le domaine des proverbes, en tant que forme littéraire orale par excellence, il fallait faire cette petite incursion dans cette pensée négro-africaine traditionnelle à laquelle les philosophes occidentaux ont refusé d'accorder une démarche rationnel1e qui permet d'accéder au plan des idées générales et donc à l'abstraction.

De prime abord, on ne peut y accéder facilement, surtout lorsqu'on ignore la valeur de « banga », la parole, le langage, chez ces peuples. Parler seulement d'intuition, d'émotion et d'affectivité, en étudiant la pensée Basaa par exemple, c'est fausser, au départ, les mécanismes qui peuvent conduire à sa connaissance objective.

Car, comme nous l'avions signalé dans le chapitre sur la pensée religieuse, la symbolique et le proverbe sont deux fils qui conduisent tout droit à la source vraie de cette culture.

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On notera que le proverbe, souvent dans notre société, remplace le livre de vulgarisation des certaines sciences.

Les thèmes de ]' amour, de l'amitié, de la liberté, de la fraternité, du travail, de la prudence, de la mort, de la solidarité, abondent dans différents contes didactiques ou philosophiques.

Retenons quelques exemples avec leurs interprétations. Les exemples suivants, qui ne sont pas le millionième de la panoplie, peuvent être classés en 3 domaines:

- l'homme, ses qualités, ses défauts et la morale qu'il devrait avoir: - la famille, la société et l'éducation aux relations sociales: - la vie économique, le travail et leur rapport avec l'existence. On notera par ailleurs que pour instruire les hommes, l'on a ici

souvent utilisé les animaux. Voici 10 proverbes mettant en scène les animaux, alors que leur

vérité intéresse l'homme.

A- LE CYCLE DES ANIMAUX

1°) «Man ka, dibaba ki nyafi» (les écailles d'un petit pangolin sont les mêmes que celles de la mère). Ici on sous-entend le proverbe français « tel père, tel fils ».

2°) « Bép kembe i kal nkôo, nye jam li nkidna bé nyu mut» (un jeune cabri avait dit à la corde qui l'attachait à un arbre qu'aucune situation n'est éternelle). C'est un proverbe qui prête à plusieurs significations sur pas mal de domaines de l'existence où l'on sent la gêne, le manque de liberté, l'incommodité, mais dont on espère un jour sortir pour narguer l'obstacle qui était la cause de cette gêne.

3°) «Nyoo i yé kogoo we, u tehe nson u nke ngwé» (si tu as été mordu par un serpent, la vue d'un ver de terre te fait fuir). C'est le proverbe français « chat échaudé craint l'eau froide ».

4°) «Ngwo ndok, bijep nyôl» (un chien insoumis a ses pattes suspendues au toit). Il s'agit ici des conséquences découlant de la désobéissance: le chien insoumis qui erre partout pour voler n'a d'autre fin que d'être tué et mangé après avoir été fumé.

5°) «Li Iiba ndap kôp, jon liba ndap bilolo » (Ce qui était dans un poulailler, était également dans la cage aux canards). Ici on peut appliquer soit: dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es, ou bien, qui se

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ressemble s'assemble. Car la poule et le canard sont deux oiseaux et qui habitent la même basse-cour.

6°) «Ngwo le i nkil bé we gwém, i mal we bot mat je ma kôp (si un chien refuse de t'accompagner à la chasse, même si tu lui donnes tout un panier d'œufs, il n'y a rien à faire). Ce proverbe peut s'appliquer à la vie politique ou à la vie professionnelle. Il s'agit d'un refus volontaire ou motivé, dans ce cas cherche le mal à la racine, mais si tu forces, le résultat sera toujours négatif.

7°) «Ba yé ba tifiil pô, dison di sand a (quand on détache le rat, les founnis se dispersent). Ceci, dans la vie sociale et famil iale, intéresse la désagrégation d'une cellule à la mort du chef de famille, ou la guerre, à la mort ou après la fuite du chef de guerre.

8°) « Kôp bon libum hôghô (une poule qui a des poussins n'a pas le ventre plein). Ceux qui ont mission de veiller sur le groupe doivent d'abord penser à la survie de celui-ci qu'à leur jouissance personnelle.

9°) «Njok mal. malép ma nsôg ma yègle (après avoir mangé tout l'éléphant, il reste toujours le brouet des légumes). Méfiez-vous des choses de grand tapage, car après ce tapage, il reste toujours ce qui constitue la force du groupe. On sait que l'éléphant est un gros animal dont on n'a pas tous les jours la viande, tandis que les légumineuses forment la base de l'alimentation basaa.

10°) «Kôp hiôg, hiôg ipam mbai ndon ( la poule tourna. tourna et finit par échouer au domicile du renard). On emploie souvent ce proverbe pour prévenir la désobéissance des enfants, car le jour de l'initiation est pour les désobéissants un jour de grands supplices corporels.

B- L'HoMME (MUT)

1°) U gwéhég mut. a ngwés bé we (ce n'est pas celui qu'on aime qui vous aime).

2°) Kitik bee kal mut: nyee u log, u tehge me (le fond d'un trou dit un jour à un chasseur: ne cesse jamais de me fréquenter). Pourquoi? Parce que, dit le conte, après tant de peine, il y trouva un matin, neuf phacochères, ce qui fit la joie des siens, grâce à sa patience et à sa fidélité au rendez-vous. Ceci explique que pour être bien payé de quelque peine que ce soit, il faut persévérer.

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3°) Mut a yég bé liwo li nIaI isan a ke li nIai nvan (l'on n'a jamais négligé l'enterrement de son propre fils, pour aller pleurer la mort du fils de son beau-frère). Ici. le sang doit primer sur tout autre rapport.

4°) U tégne mut bijek, u niga n ye ki ba nyambaa (si tu donnes à manger à un homme, tu ne lui apprends plus comment mâcher). Cela signifie que l'effort personnel est nécessaire à toute satisfaction quelle qu'elle soit.

5°) Môngô ma mi nôlha mpih Ndon : (MPIH NDON, un patriarche, se noya parce qu'il mit les pieds dans deux pirogues). C'est une leçon pour les délateurs. les serviteurs de deux maîtres, ceux qui 'mangent à deux râteliers' comme dit le français.

6°) Nyégle bum. diyes di tjuen (on reconnaît l'héritier à son gros ventre). C'est-à-dire que tout ouvrier mérite son salaire.

7°) Nlegel nwin a nkwo bé nkaa (le messager ne peut pas être condamné). Plutôt chercher l'auteur que de punir l'innocent.

c- LE TEMPS (NGEDA)

1°) Len juem a koba nkagaa Bihiya a nigi mbenda et 2°) Bembak, bembek a nteg bé yila mbom itjo Ce sont ici deux proverbes à sens opposés, comme l'on en rencontre

plusieurs dans cette culture. Le premier apprend à l'enfant à ne pas brûler les étapes, son temps

arrivera. et le second précise que celui qui piétine n'avance jamais. Le mot à mot du 2ème dit: à attendre, toujours attendre, on finit par devenir un paquet de résine déshydratée.

Dans le premier cas, on insiste sur la réflexion, la prudence et la non précipitation dans les décisions, dans l'autre il est enseigné de ne pas trop abuser de cette prudence, car l'on risque de ne plus rien faire.

De ces exemples pris parmi des milliers, passons maintenant aux énigmes et proverbes à énigmes.

D- LES PROVERBES À f:NIGMES

a) Ba bak e ban, boo to homa. Ba ba huu ban. boo to wada (quand ils s'en allaient, ils dirent: nulle part. Au retour, ils se plaignirent qu'il n'y avait personne).

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La signification profane de cette énigme qui fait partie du langage caché et ésotérique pour les initiés fait allusion aux manifestations des hommes léopards. Quand ils entreprennent leurs actions maléfiques, personne n'est au courant; dès que la résistance devient meurtrière, on déplore des pertes humaines.

b) Ba hi kal we? (si on ne te dit pas, comment le sauras-tu? Ou bien veux-tu en savoir long?

c) Me we in, we me begi? (quand je te dis prends, pourquoi le deJnander encore ?)

d) Bambaa ngok, nem ang (grosse pierre au milieu de la forêt). Explication: personne d'autre ne connaît le secret que cache le cœur d'autrui.

e) U tann' u tôôda (tu nies, tu embrouilles). Nye jada, wee maa (lui un (mot), toi deux).

Les quatre premières énigmes étaient l'apanage des hommes léopards tandis que la cinquième est un précepte de morale féminin, que les vieilles femmes de l'organisation de «koo », «escargot », organisation essentiellement féminine, inculquaient au nouveau-né fille au moment de lui conférer le nom.

Ces deux phrases sont extraites d'une longue litanie où il est enseigné aux filles dès la mamelle de leur mère, « que jamais, au grand jamais, il ne faut avouer ses faiblesses masculines à son mari », car c'est la fin du mariage. Non seulement on leur apprend à mentir ainsi (tu nies, tu embrouilles), mais en plus on leur assigne le rôle de bavarde, ce qui exaspère l'homme, de manière à le pousser à la bastonnade afin d'oublier le vrai motif de sa colère (lui un mot, toi deux mots).

d) Pêle-mêle ou Mban. Sur le plan de la construction philosophique, on rencontre des

proverbes qui sont des morceaux de vérités universelles, exprimant une situation, ou une fatalité, dont l'homme n'à que faire.

Tels sont: Nkônô biyik u, u je wo u n wél nlôm, u je bé u nwél ndig nlôm (ç' est

le repas des veuves: qu'on y goûte ou qu'on n' y goûte pas, après la mort du mari, toute femme devient veuve).

Nyemb i ngwel bé nje? (quel est l'homme que la mort épargne ?). On n'évite pas la mort (ba nkéngle bé nyemb).

Nom i komol bilol (à vivre longtemps, on peut vaincre la misère).

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Sas jû, i nkafi bé jomb (à être toujours à côté du feu, l'on n'attache pas le paquet). C'est-à-dire que si tu veux gagner une faveur. obtenir un cadeau, il faut aller le chercher olt il faut le mériter. C'est le correspondant français des « hirondelles toutes rôties du ciel ».

Dibaa i bum nganga (si tu manges et ta part et la mienne, automatiquement tu attrapes une colique). Eviter l'égoïsme et penser que les autres vivent. voilà qui établit des bonnes relations.

Au lieu des disputes, «nganga », cultivons l'entente qui donne la paix. Diplomatiquement, cette vérité vaut un grand enseignement. car la vie en société est basée sur l'échange.

111- LE LANGAGE DES CHIFFRES ( An)

La numération est à base 10. A partir de 1 L ]' on ajoute un «et» entre la dizaine et l'unité, et l'on compte: 10 et 1.

Français Basaa Il onze jôm ni yada

10 et un De Il à 19, aucun changement. Cependant lorsqu'on arrive à 20, on

dit 2 fois 10,3 fois 10 pour 30, ainsi de suite jusqu'à 100 qui se dit Mbogol ou chose embrouillée.

Il y a deux façons de compter de 1 à 10. Ainsi l'on peut dire: a) yada, biba, biaa, bina, bitan, bisamal, bisambok,

juem, boô, jôm; 1 2 3 4 5 6 7 8

9 10 b) pok, ba. aa, na, tan, samal, sambok,

juem, boô, jôm. 1 2 3 4 5 6 7 8

9 10 L'on notera que dans la première façon de compter de 1 à 10,

l'irrégularité se remarque au niveau de L 8, 9, 10, tandis que 2, 3, 4, 5, 6, 7 sont ou précédés de bi indiquant la quantité qui se rapporte aux choses palpables, ou simplement les radicaux, qui expriment plutôt des réalités abstraites.

210

Le premier tableau de notre exemple exprime les cardinaux, le second, les ordinaux. Pour exprimer Je temps ou l'époque, le Basaa dit:

Len len-mana

Aujourd'hui 4 jours avant

hier après-demai n

ou demain ou avant-hier 4 j ours après

ngwalen ou len-matan masambok

5 jours avant ou après après

Len-juem 8 jours avant ou après

ou après

len-masamal

6 jours avant ou après

len-boô 9jours avant ou après

Arrêtons-nous sur cette science des chiffres.

maôma

3 jours après

3 jours avant

7 jours avant ou

len-jôm la jours avant

Nous voyons la particule «len » réapparaître après 1 de 4 jusqu'à la. n en est ainsi jusqu'à l'infini.

Ainsi l'on peut dire dans 100 ans ou il y a cent ans: len mbôgôl nwii : mot à mot.

Lenmbôgôl nwii tan: aujourd'hui cent an Cinq Par contre, l'on remarquera qu'il y a deux façons d'exprimer il y a ou

dans cinq jours. Nawa-Ien ou Len - matan Le terme Ngwa signifie en Basaa l'époque, fête. Ainsi r on dira: Ngwa nkefii : la grande époque, fête Ngwa ntitigi : la petite époque, fête Les cas intraduisibles de datation sont hier ou demain, avant-hier ou

après-demai n, Yani et N orna. Quant à 3 jours après, maôma, il devrait s'écrire ma/u/ma, les nuits

trois, donc après trois nuits ou trois nuits avant. Le Basaa ne sait pas dire une semaine. Le mot sondi qu'il emploie

actuellement lui vient de l'anglais «sunday » qui. dans son acceptation, connote contenant et contenu. Ses véritables époques se comptaient en 5 à 10 jours, ou 1 mois qu'il sait exprimer; ainsi il dira, mon fils est né il y a 5

211

jours, il Y a une neuvaine, il y a 1 mois, il y a un an, il y a 10 printemps, il y a 100 ans. Il peut aller, ainsi. jusqu'à 1 million qu'il appelle « hidum », nlot de la même famille que « ndune », l'usage, le vétuste.

Pour s'adapter à la nouvelle datation des évènements ou à la nouvelle méthode d'expression des chiffres et des nombres, le Basaa a inventé un système symbolique, du moins jusqu'à 10.

Ainsi, de 1 à 10, chaque chiffre symboliste un objet auquel il ressemble. On dit en ce cas:

Yada : a mpôna hikoba kédél bitôtô 1 : ressemble à un crochet Biba: nlop nkana 2 : ressemble à un hameçon Bina: méé ma nkom 3 : ressemble aux seins d'une femme stérile Bina: kop i soo 4 : ressemble au manche d'une houe Bitan : mambénd ma nbénda 5 : ressemble aux pisds du Mbenda (fauteuil de nkaambok) Samal : ikôda nyo 6 : queue d'un serpent Sambok : bayôdô 7 : ressemble à l'insecte Bayôyô (menthe religieuse) Juem : libag li nkôô 8 : ressemble à un noeud Bôô: lingôdô 9 : à un tétard Jôm : hikoda ni lit je li kôp 10 : à un crochet et à un œuf. Passant de la notion des chiffres, nous parvenons ainsi à celle du

temps- époque. Un esprit pressé, après avoir lu ce qui précède, pourra conclure que la société Basaa ne connaissait pas la notion du temps, avant les colonisateurs, parce qu'il ne disait pas « semaine» comme les français ou « week » comme les Anglais. Si oui celui-ci serait loin de la réalité, car pour un Basaa, surtout membre de la société des «Bangengé », le temps était un problème d'origine.

Le temps en Basaa se dit «Ngéda ». Qu'entend-on par ce mot « Ngéda » ?

212

D'abord «da» suffixe est une transformation de «ba ». être; ainsi l'on dit « hégba », se mesurer (mot à mot: être mesuré). et tugda. s'agiter (être agité). Ba sert à former les verbes passifs et pronominaux. Par ailleurs « ba ». avec légère transformation vocale. veut dire partager, séparer. C'est ainsi qu'on le trouve, marquant le pluriel de certains mots: être séparé en effet c' est être plusieurs: «mut », pluriel bôt (les hommes), «nkuki ».

«bakuki » (les esprits). En ce sens, un n'est pas unique, il est plusieurs à sa façon. un se disant en Basaa «yada ou yaba », c'est-à-dire être seul après le partage. Biba (deux), être plusieurs ou être partagé avec bi comme préfixe de substantivation; baa ou biaa vient de «ba », partager, et « ad » (unir) trois veut dire donc partager et unir ou deux et l'unité à la fois. D'où le sens sacré du chiffre trois que nous avions souligné plus haut; car il est « pok » ou « yada » un et plusieurs « ba ». Voilà pour « da ».

Voyons le préfixe « Ngé ». Ngé exprime l'origine. Pour comprendre « Ngé », on démonte « mba"n » la combinaison ou la combinatoire.

Cette racine Ngé donne «Nga» exprimant le bruit; ngôn désir; ngond ou ngonda: la fille objet de désirs. Ngom: le tam-tam: ngn : la cloche; ngi : le ciel: ngui : la force; ngan : la nouvelle: Ngand : la fête: Ngan : la parade; et an : compter.

Tous ces mots désignent des objets ou concepts figurant des vibrations sonores, visuelles ou ressenties.

Sans trop entrer dans les détails, on pourrait dire que «Ngéda ». le temps chez le Basaa, désigne être dans le mouvement et vibrations, et être vibrant. Le temps chez lui c'est tout ce qui existe, qui envoie et diffuse en recevant. C'est pourquoi pour lui le temps est le langage. C'est par lui que nous percevons, que nous recevons des infomlations de l'environnement et que nous les diffusons.

Le langage est une combinaison des sons construits «bân », qui deviennent «banga », la parole. Et l'homme n'est pas un simple Ngé» mais un Ngéngé, c'est-à-dire origine des origines ou origine originelle, non pas qu'il crée les «Ngé » mais en ce qu'il exprime ou qu'il est capable d'exprimer toutes les origines dans le «Mban (philosophie). Le temps ou « Ngéda » n'est pas un Ngé, mais une manière d'être «Ngé », ce qui veut dire «Ngéda » (être dans l'origine).

Pour partager ou séparer les époques (jour, semaine, mois, année), il fallait les mettre au niveau du mouvement. Etre une origine de quelque manière «Ngéda ». c'est être un être temporel; l'homme aussi est un être temporel (mut qui vient de ôt : titrer). Pour comprendre donc la notion du

213

temps chez les Basaa dont tous les mots expriment une réalité. il fallait faire partie de la société « Bangéngé » afin de mieux pénétrer le « Mbafi -Ngé » qui n'était autre chose que r activité que nous nommons de nos jours philosophie. Or celle-ci porte principalement sur le langage, parce que c'est dans le langage qu'est enfermé le savoir « yi ». Il appartenait à cette société seule de varier l'expérience, donc de la créer pour l'introduire dans le langage.

En conclusion, les problèmes de numération. de temps qui sont tous les deux liés aux Inots « A"n » (compter). « Ngé » (origine ou vibration) et « Ngéda » (vibration de l'être), sont des problèmes de langage. c'est-à-dire de construction et de combinaisons, ces combinaisons et ces constructions s'exprimant par les symboles présentés plus haut à propos des 10 premiers chiffres. en ce que chacun exprime un message.

Quant aux supports pédagogiques servant à exprimer ces réalités, le Basaa employait les lignes, les gestes, les branchettes et les nœuds.

CONCLUSION

217

Il était question dans cette modeste œuvre de réflexion, des Basaa du Cameroun. Son projet consistait à décrire différents aspects de ce peuple à partir des sources écrites et orales.Cette entreprise visait principalement à répondre aux questions suivantes: d'oit viennent les Basaa ? Qui sont-ils? Cette double interrogation n'a véritablement jamais été élucidée par les travaux sur les ethnies camerounaises, d'oit la présente étude qui se veut une contribution à une meilleure connaissance de ces ethnies et. notamment, les Basaa. Les principaux résultats auxquels ce travail nous a conduit sont les suivants: les Basaa appartiennent au grand groupe bantou sédentarisé dans la forêt camerounaise et apparentée à quelques uns de leurs voisins. Leurs premières origines remontent à l'Egypte antique. Leur culture actuelle, bien que fortement altérée par les contacts avec d'autres humanités, en garde quelques vestiges. Cette étude n'a pas la prétention d'avoir tout dit sur ce peuple ~ ses conclusions restent ouvertes à la critique et au débat scientifique.

Pour écrire l'histoire générale et authentique de l'Afrique, il eût été peut-être nécessaire de posséder d'abord celle des peuples. S'agissant des Africains noirs, les historiens classiques n'ont pas perdu de vue le vieux système de partition. Pour eux, il y a, d'une part. les Soudanais et, d'autre part, les Bantous, au sein desquels r on relèverait un certain nombre des composantes de cette salade: négro-berbère, soudano-éthiopien, protobantou, semi-bantou.

L'étude de ces peuples, jusqu'ici, n'avait été menée que sur des critères établis pour des raisons extra-africaines: justification de la colonisation par le fallacieux prétexte d'apporter à l'Africain la civilisation, comme si celui-ci n'en possédait pas: monopolisation d'espaces pour mieux asseoir l'exploitation.

C'est ainsi qu'on étudiera les Kirdis du Nord Cameroun, par exemple, pour leur primitivité, les Bamilékés de l'Ouest pour l'originalité de leur culture, si ce n'est pour leur malléabilité, etc.

En revanche, on laissera certains peuples tels quels; parfois c'est une simple mention de leur existence. Le cas typique est celui du peuple basaa. On le rencontre treize fois cité par J C FROELICH (1) en Afrique noire, du bord du NiL en passant par]' Afrique de r est, du centre et par r occident, tel que nous l'avions démontré au cours de cette étude.

La seule branche camerounaise a été présentée ici, et même celle-ci n'a pas été complètement dépouillée.

218

Si nous avons présenté une ébauche historique, quelques traits caractéristiques sur l'origine, l 'habitat, quelques caractères anthropologiques, les vies religieuse, familiale, sociale, matérielle et intellectuelle, nous n'avons pas étudié par exemple les différentes manières dont on acquiert la propriété, ni les successions, les donations, les contrats et le système des obligations. Même si cela n'a pas eu de chapitre spécial, l'on a senti, à travers les pages précédentes, l'indication de leur impact.

Ayant annoncé d'entrée de jeu que l'appréhension profonde de 1 'histoire africaine des peuples ne pouvait se concevoir que sous les dimensions verticale, horizontale et oblique, il nous reste à compléter, si telle sera la volonté de l'UNESCO, sur le plan africain, les diverses saisies de cette immense tâche: l'histoire des Basaa d'Afrique, un peuple à ramifications multiples dans l'espace africain, peuple ni totalement soudanais, ni totalement bantou. Et, grâce à cet organisme, ce sera une contribution efficace d'un authentique Africain, à la manière africaine, dédiée au grand monument qu'est 1 'histoire générale de l'Afrique rédigée par les Africains.

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE DES OUVRAGES CITES DANS LE TEXTE

221

Avant-propos *Th. Monod: Préface dans les Peuples et civilisations de l'Afrique de H.

Baumann et D. Westermann, Paris, Payot, 1940 R. Cornevin : Histoire de l'Afrique des origines à nos jours. Paris, Payot, 1966

Introduction *IRCAM: Institut des Recherches Camerounaises série «populations» Yaoundé *R. Père MVENG : Histoire du Cameron. Paris. Présence Africaine *Mme DUGAST : Peuplement du Sud Cameroun, cité par R. MVENG *E. WOGNOU : Essai sur l'organisation et la Religion des Basaa - Paris, Sorbonne. EPHE, 1 971 *Hubert DESCHAMPS: L'Afrique noire précoloniale. Paris, PUP. 1962

Histoire *E. WOGNOU : op. Cité Auteur anglophone: Faculté de Droit et de Sciences économiques de Paris, Lab. d'anthropologie juridique *Mgr. Thomas MONGO : Ngok Lituba, Lieux de pélérinage. P.26 *Rév. Pasteur Samuel Massing : Les Basaa, manuscrit inédit *Feu WONYU NKOL : texte enregistré par l'auteur *Rév. Père MVENG: op. Cité *Prince DICKA AKW A : Terre et parenté. cours à l'Université Paris VII *Y. NICOL: les Bakoko, Larouse, Paris 1929 *R. CORNEVIN : Histoire de la colonisation allemande, p. 52 - 53, PUF, Paris J.C. FROELICH : Carte n047, Documentation Française - Paris

Organisation sociale et politique *Y. NICOL: op. Cité *M. DELAFOSSE: Les Civilisation négro-africaines, cité par H. Deschamps dans Religion d'Afrique noire. p. 5

La Religion *Y. NICOL: Les Bakoko op. Cité *L. Damman : Les Religions de l'Afrique noire. Payet, Paris 1964 *R.P MVENG : Dossier culturel africain, Présence africaine Paris

222

*E. WOGNOU : op. Cité DICKA AKWA : Cours sur le Nyambéisme à la Sorbonne 1971 Rév. Père B. NYOM : Le Sacré dans le monde traditionnel selon les Basaa. thèse de doctorat de philosophie à la Faculté Catholique de Lille

Vie intellectuelle et artistique *P. BANOM : Etude d'un concept négro-africain du temps: Ngéda, thèse de doctorat en philosophie à la Sorbonne 1971. *Henri M. BOT BA NJOCK: texte de conférence à l'Institut de Linguistique Paris - Sorbonne, Mars 1969 *Y. NICOL: Les Bakoko op. Cité

Et plusieurs informateurs dont NJEPEL NDUNG Alexandre, NSANG BUM André, Jacob NKAMI BOGA, KWEDI DIPUME et YEM NKONO Joseph.

223

TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 7

INTRODUCTION .... ....... ...... ........ .... ... ............ ...... ... .... Il

CHAPITRE 1

LE MILIEU: APPROCHE METHODOLOGIQUE DU CONCEYr « ETHNIE ».. •.•. .••... .••.. .•••.• ••.•..•.. .•• •••• •••••• 23

1 - Le pays et ses contours géographiques........ ............. ........ .... 27

II - Le cadre physique...................................................... 30

III - Le cadre humain...................................... ................. 32

CHAPITRE II

LA DYNAMIQUE DE L'ORALITE.................................... 41

1 - Le monde de Mbok koba ni............................................ 43

11- Les cycles historiques.................................................. 46

III - Le mode de vie et les occupations.................................. 64

CHAPITRE III

L'ORGANISATION SOCIO-POLITIQUE 71

1 - La société basaa : le Mbok ............................................. 73

II - Le fonctionnement: les statuts socio-politiques.................... 78

224

CHAPITRE IV

LA VIE FAMILIALE.................................................. .... 89

1 - : L'échange matrimonial. . . . .. . . . . . . .. . . . .. . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 91

II - Les divers moments de la vie... . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

III - Les décès et les funérailles......................................... ... ] 01

CHAPITRE V

LA VIE RELIGIEUSE 1.. ......... ..•...... ..... ...•... ...... ........... 105

1 - L'étude de la pensée religieuse... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 107

II - Les fondements et les croyances..................................... 117

CHAPITRE VI

LA VIE RELIGIEUSE 2 : LE BASAA D'AUJOURD'HUI ET SA RELIGION............... 131

1 - La notion de personne................................................... 137

II - Les ancêtres. la vie des morts et les funérailles. .. .. . . . .. .. .. .. ...... 140

III - Les croyances relatives à la nature: les animaux, les végétaux, les minéraux........................................... 143

IV - Les croyances relatives à la notion de Dieu suprême, des dieux secondaires et le panthéon............................... 146

225

CHAPITRE VII

LA VIE INTELLECTUELLE ET ARTISTIQUE 1..... ...... .... 159

1 - L'art.................................................................... ... 161

II - La langue .............................................................. '" 168

CHAPITRE VIII

LA VIE INTELLECTUELLE ET ARTISTIQUE 2 : LES MODES D'EXPRESSION LITTERAIRES... ........... .... ... ..... 189

I-LesMinang............................................................... 191

II - Les proverbes.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... 202

III - Le langage des chiffres.................. ...... .............. ...... 209

CONCLUSION..... ...... ...... ... ...... ......... ... ... ............ .... 215

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE DES OUVRAGES CITES DANS LE TEXTE..... ... ... ......... ... ... ... ...... ... ... ...... ... .... 219

TABLE DES MA TIERES.. ......... ......... ... ............ ....•. .... 223

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