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85 - :'-----" 2 - 0 c - EZZZEZN O--_O - - - i-2 i-2 =-- #=ZE& - -E= ==zzz=E _-_ Cahier de Marjuvia no 7 - 7 9 8 dévaluation du franc CFA de 1994, qui a fait doubler le coût de la vie4 et rendu de plus en plus difficile la solidarité familiale. Actuellement, le pays n'offre aux jeunes que bien peu de 1 I ' Communication au "Festival de la Géographie" de Saint-Dié (1-4 octobre 1998). Thème : "Les frontières (1: Pour l'analyse de ces phénomènes, voir du même auteur : "Les smallvi ne sont pas des gbevozdvi : histoire (1: la marginalité juvénile à Lomé", in MARJUVIA (Y. Marguerat et D. Poitou éd.) : A l'écoute des ergants de la quelques biographies caractéristiques", ibid. (pp. 185-196). L'action continue depuis 1994 sous forme d'un "Programme apprentis'' (financé par la fondation Follereau et l'assbciation AIMER) qui a permis de mettre en apprentissage 74 jeunes de la rue et d'un "Programme lycéens" ' I'Edope". rue eiz Afrique Noire, Paris, Fayard, 1994, 628 p. (pp. 248-280), et "Vivre et survivre dans la rue à Lomé : L'Europe, frontière de l'Afrique ? f i [ II l i i i LES CHEMINS DU "PAYS-DES-BLANCS" Itinéraires de jeunes Togolais vers l'Occident1 Par Yves MARGUERAT I Fonds Documentaire IWB 1 (ORSTOM) Ex : -I Lors d'un long séjour comme chercheur en sciences sociales au centre Orstom de Lomé, j'ai eu l'occasion de m'intéresser et de donner un coup de main à de nombreux jeunes Togolais en difficulté. Les uns étaient simplement trop pauvres pour continuer leur scolarisation ou leur formation professionnelle ; d'autres étaient plus ou moins totalement marginalisés (surtout du fait de l'éclatement de leur cellule familiale -avec tout ce que cela pouvait induire comme troubles du caractère- dans une société anciennement urbanisée2) et vivaient dans la rue aux lisières de la délinquance. Ceux qui le voulurent furent aidés à se réinsérer dans la société, avec un bon nombre de succès et quelques échecs cuisants (presque toujours dus au naufrage dans la drogue)3. Au cours de la décennie écoulée, certains d'entre eux ont réussi à se rendre en Europe ou en Amérique du Nord. Comment, eux qui avaient souvent eu tant de difficultés à s'insérer dans leur société d'origine, ont-ils réussi à se faire une place dans ce monde occidental objet de tous leurs désirs ? Car Yovodé -le "Pays-des-Blancs" en langue éWé- exerce sur eux une fascination irrésistible, que ne peuvent ébrécher les récits très critiques qu'ils ont pu entendre (en particulier de ma bouche) quant aux réalités de la vie en Occident. Exactement comme les villageois candidats à l'exode rural se refusent à accepter l'idée que le monde urbain ne serait pas conforme à leurs rêves (dont leurs devanciers entretiennent le mirage, par peur de paraître avoir échoué dans cette tentative de promotion sociale qu'est la migration vers la ville), un grand nombre de jeunes Loméens vivent dans l'espérance d'un départ vers le Pays-des-Blancs, tout sera moderne, facile, heureux ... Si vous manifestez trop clairement que vous êtes en désaccord avec leur projet, vous vous attirez immanquablement cette remarque pleine d'aigreur et de dépit : "Tu ne veux donc pas mon bonheur !I', dont toutes vos dénégations n'arriveront pas à atténuer le désespoir.

LES CHEMINS DU PAYS-DES-BLANCS Itinéraires de …horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/... · Mais ces gmnds migrateurs que sont les Sénégalais partent

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dévaluation du franc CFA de 1994, qui a fait doubler le coût de la vie4 et rendu de plus en plus difficile la solidarité familiale. Actuellement, le pays n'offre aux jeunes que bien peu de

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I '

Communication au "Festival de la Géographie" de Saint-Dié (1-4 octobre 1998). Thème : "Les frontières (1:

Pour l'analyse de ces phénomènes, voir du même auteur : "Les smallvi ne sont pas des gbevozdvi : histoire (1: la marginalité juvénile à Lomé", in MARJUVIA (Y. Marguerat et D. Poitou éd.) : A l'écoute des ergants de la

quelques biographies caractéristiques", ibid. (pp. 185-196). L'action continue depuis 1994 sous forme d'un "Programme apprentis'' (financé par la fondation Follereau et

l'assbciation AIMER) qui a permis de mettre en apprentissage 74 jeunes de la rue et d'un "Programme lycéens"

' I'Edope".

rue eiz Afrique Noire, Paris, Fayard, 1994, 628 p. (pp. 248-280), et "Vivre et survivre dans la rue à Lomé :

L'Europe, frontière de l'Afrique ?

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LES CHEMINS DU "PAYS-DES-BLANCS" Itinéraires de jeunes Togolais

vers l'Occident1

Par Yves MARGUERAT I Fonds Documentaire I W B 1

(ORSTOM) Ex : -I

Lors d'un long séjour comme chercheur en sciences sociales au centre Orstom de Lomé, j'ai eu l'occasion de m'intéresser et de donner un coup de main à de nombreux jeunes Togolais en difficulté. Les uns étaient simplement trop pauvres pour continuer leur scolarisation ou leur formation professionnelle ; d'autres étaient plus ou moins totalement marginalisés (surtout du fait de l'éclatement de leur cellule familiale -avec tout ce que cela pouvait induire comme troubles du caractère- dans une société anciennement urbanisée2) et vivaient dans la rue aux lisières de la délinquance. Ceux qui le voulurent furent aidés à se réinsérer dans la société, avec un bon nombre de succès et quelques échecs cuisants (presque toujours dus au naufrage dans la drogue)3. Au cours de la décennie écoulée, certains d'entre eux ont réussi à se rendre en Europe ou en Amérique du Nord. Comment, eux qui avaient souvent eu tant de difficultés à s'insérer dans leur société d'origine, ont-ils réussi à se faire une place dans ce monde occidental objet de tous leurs désirs ?

Car Yovodé -le "Pays-des-Blancs" en langue éWé- exerce sur eux une fascination irrésistible, que ne peuvent ébrécher les récits très critiques qu'ils ont pu entendre (en particulier de ma bouche) quant aux réalités de la vie en Occident. Exactement comme les villageois candidats à l'exode rural se refusent à accepter l'idée que le monde urbain ne serait pas conforme à leurs rêves (dont leurs devanciers entretiennent le mirage, par peur de paraître avoir échoué dans cette tentative de promotion sociale qu'est la migration vers la ville), un grand nombre de jeunes Loméens vivent dans l'espérance d'un départ vers le Pays-des-Blancs, oÙ tout sera moderne, facile, heureux ... Si vous manifestez trop clairement que vous êtes en désaccord avec leur projet, vous vous attirez immanquablement cette remarque pleine d'aigreur et de dépit : "Tu ne veux donc pas mon bonheur !I', dont toutes vos dénégations n'arriveront pas à atténuer le désespoir.

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perpectivesl, et beaucoup de nouveaux diplômés ou de simples artisans partent ainsi chercher leur avenir dans les pays voisins (Ghana, Bénin, Côte d'Ivoire...). Il est de ce fait difficile de trouver des arguments convaincants pour tenter de dissuader un candidat au départ vers l'Europe qui a déjà monté toute sa filière de voyage et d'accueil. La réponse aux objections est toujours la même : "A Yovodé, il y plein de sales boulots que les Blancs ne veulent plus faire. Nous, nous n'avons pas peur de souffrir : nous les ferons, et nous reviendrons ensuite au pays avec plein d'argent. "

Partis par leurs propres moyens ou, pour quelques uns, avec le petit coup de pouce qu'imposait le côté affectif de nos relations (élément décisif pour la resocialisation des plus déstructurés), ils sont donc actuellement 28 que je peux recenser2. J'ai sur la plupart un minimum d'informations. Certains sont restés très proches affectivement (avec un contact régulier par coups de téléphones, lettres, visites pendant les vacances ...) ; d'autres ne se signalent que quand ils pensent (en général à tort) que je peux régler un problème d'argent ; quelques uns n'ont plus donné signe de vie depuis longtemps, ni à moi ni à leurs copains. Parmi ces 28 garçons, 10 avaient été de vrais enfants de la rue, 12 étaient des jeunes restés dans leur famille mais sans ressources3 (capables parfois de mauvais coups bien plus graves que les premiers, que l'opinion publique traite si facilement de délinquants) et 6 étaient, quand je les ai connus, des lycéens ou des étudiants en grande détresse économique, mais sans autre problème particulier. Il faudrait ajouter à cet échantillon trois jeunes filles qui ont trouvé le moyen de rejoindre leur fiancé ( H U 4 en France, BA en Amérique), ou de le précéder (CE, en Allemagne), mais elles ne relevaient nullement de la catégorie des cas sociaux.

Ces garçons, qui ont aujourd'hui entre 20 et 30-35 ans, présentent tout l'éventail des formations, de rien du tout à bac + 4, et toute la diversité des caractères et des comportements : sérieux ou filous, subtils ou balourds, tendres ou profiteurs, comme dans toute collectivité humaine. Mais ils ont tous en commun beaucoup de volonté, de ténacité, d'audace, de courage.

I - REPARTITION GEOGRAPHIQUE

Alors que les Africains des pays francophones restent en général fascinés avant tout par la Frances, malgré le malthusianisme à courte vue de sa politique d'accueil (qui lui aliène de plus en plus les élites africainesG), il est frappant que les enfants de Lomé, quand ils rêvent de voyages, ont une vison diversifiée des pays européens : celui-ci annonce qu'il partira un jour pour l'Italie, celui-là affiche sa préférence pour la Suisse, beaucoup se déclarent attirés par l'Allemagne, qui a pesé très lourd dans l'histoire du Togo7 ... Pour les gamins de la rue, on peut penser que c'est la fréquentation des touristes qui les a aidés à se construire ainsi cette

I1 est frappant de constater que, pour les jeunes qui atteignent le niveau du baccalauréat, tous les espoirs d: promotion reposent désormais sur les formations techniques supérieures (informatique, gestion, comptabilité, télécommunications...), le plus souvent privées, dont les coûts sont tout à fait inaccessibles à ceux qui n'ont pas une famille fortunée derrière eux. L'éCole cesse d'être "l'ascenseur social" des méritants, et les inégalités fondées sur la richesse sont en train d'exploser (ce qui n'a rien de propre au Togo). Sur les quelque 300 que j'ai aidés à un moment ou à un autre. Ce n'est pas que toutes les familles fussent pauvres, loin de là (surtout avant la crise des années 1990). Mais la

richesse du chef de ménage signifie souvent la polygamie, et celle-ci la possibilité d'extrêmes inégalités entre enfants dun même père et de mères différentes. Certains de ces 12 étaient des frères cadets de jeunes de la rue, qui n'avaient pas encore franchi le pas.

Je ne peux naturellement les désigner que sous une forme codée. Mais ces gmnds migrateurs que sont les Sénégalais partent de plus en plus nombreux vers un nouvel

Eldorado : les Etats-Unis. Douze ans après les premiers cris d'alarme qu'avait alors provoqué la mise en place des visas, en 1986, les

autorités politiques françaises commencent enfin à se rendre compte de l'ampleur des dégâts qui ont été infligés à la francophonie et à la francophilie, et viennent enfin (cf. Le Monde du 26 juin 1998) de promulguer une réglementation de l'entrée en France un peu moins mesquine et rebutante pour les étrangers "intéressants" (hommes d'affaires, étudiants, artistes, scientifiques...). La piétaille n'a pas droit à tant de générosité.

Bien que la germanophilie des Togolais actuels soit une construction mythique qui a peu de rapports avec les réalités vécues à l'époque coloniale allemande (1884-1814). Cf. N.-L. Gayibor (éd.) : Le Togo sous donaiization coloniale, Lomé, PUB et ACCT, 1997, 240 p.

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géographie imaginaire personnelle, que, devenus grands, ils s'efforceront de concrétiser. Pour les autres, les sources de leur information sont moins évidentes.

La répartition actuelle de ces jeunes dans les pays développés est surtout le produit d'une part des informations qu'ils se repassent les uns les autres quand aux conditions d'entrée (de ce côté, l'Allemagne a, non sans raisons, bien meilleure réputation que la France) et aux moyens d'en tourner les difficultés, d'autre part du réseau d'amis qui peuvent les accueillir et les aider à s'insérer, car il y a une remarquable entraide entre les jeunes migrants : on a ici une belle illustration du mécanisme des "migrations en chaîne" qui explique l'essentiel des flux migratoires africains.

Une fois obtenue la possibilité de rester (fût-ce provisoirement) dans le pays d'accueil, ils s'y sont distribués spatialement en fonction des possibilités de travail ou de promotion, et ils ont rarement bougé par la suite : en Allemagne, NA est ainsi passé de la région de Francfort à la Basse-Saxe ; en France, PE est venu de Normandie à Paris ; par contre, ES, qui avait une bonne place dans une menuiserie du Midi est venu tenter sa chance à Paris, où il avait une possibilité de logement bon marché et une promesse formelle d'embauche ; vérifications faites sur place, il a calculé qu'il gagnerait moins qu'avant, et il a promptement regagné sa place précédente, où il a eu une promotion.

De même, peu ont changé ensuite de pays. Je ne vois que trois cas : AH, refoulé de Belgique, a essayé tout d'abord de se faire accueillir en Allemagne ou au Danemark, puis il a réussi (ie ne sais comment) à entrer en Angleterre, où, comme aux Etats-Unis, on est pratiquement libre une fois qu'on a réussi à franchir la porte d'entrée ; HE travaillait dans un garage de Liège, qui a fermé ; il est venu se renseigner pour un travail à Paris, puis il a trouvé, toujours par son réseau de copains, une place en Bavièrel. Par contre, KO, ne pouvant obtenir son autorisation de séjour en France, a tenté l'aventure de se déclarer comme réfugié en Allemagne (bien conseillé par CE, qui y réside depuis longtemps), mais il a été rebuté par les conditions de la vie : difficultés de la langue, assignation à résidence dans un camp de réfugiés, surtout sentiment de solitude, alors qu'il avait son père (et moi) à Paris. NA, bien inséré en Allemagne, est venu une fois à Paris (au volant de sa propre voiture) dans l'espoir de retrouver son père, dont il savait qu'il vit depuis 20 ans en Bretagne, où il dirige une boîte de nuit. Bien sûr, je l'y encourage. Nous trouvons les coordonnées, et il lui téléphone. Je ne sais pas ce qu'ils se sont dit, mais NA m'a déclaré qu'il n'irait pas en Bretagne, et qu'il ne chercherait plus jamais à voir son géniteur. Il est reparti aussitôt en Allemagne.

Ils sont donc actuellement 8 en France : 3 à Paris (HU, le premier arrivé en Europe, il y a 12 ans, KO depuis 1994, PE, tout récemment), 1 dans le Sud-Ouest (GI, depuis une dizaine d'années), 3 dans le Sud-Est (TE depuis 1988, ES et RO depuis 1989), et 1 (SI, comme TE métis citoyen français) dont j'ai totalement perdu la trace depuis plusieurs années. Ils sont 14 en Allemagne : 4 en Bavière (AH, HE, LO et TA, depuis quatre à cinq ans), 4 en Allemagne du Nord (GO et KA dans la région de Brême, LA et NA dans celle de Hanovre, tous depuis plusieurs années), 3 dans la Rhur (WE depuis quelques années, AZ et DE depuis environ un an), 2 (CA et CE, ce dernier avec sa femme et leur bébé) en Rhénanie, enfin 1 (DA) j'ignore où. I1 y en a aussi un en Belgique (NU, frère de HU, après l'échec dune tentative en Italie2), un en Angleterre (AH, après, on l'a vu, quelque temps en Belgique), un au Danemark (FE), et enfin 3 aux Etats-Unis, respectivement BA à Boston (avec maintenant sa femme), KE à New York et RA à Washington, qui n'ont d'ailleurs guère de relations entre eux.

A côté de ces 28 qui sont déjà au Pays-des-Blancs, il faut mentionner quatre candidats à un départ prochain : NB, authentique enfant de la rue qui travaille (de façon certes précaire) à Lomé, et qui fait des pieds et des mains pour partir rejoindre BA à Boston et d'autres amis

Hors de notre échantillon, on peut citer le cas de GR, qui avait réussi par Dieu sait quelle combine à entrer en Allemagne il y a deux ans, et qui serait aujourd'hui en Afrique du Sud - j'ignore comment et pourquoi.

Fort mal conçue : il comptait sur l'intervention d'une amie italienne pour lui ouvrir les portes de la douane d: l'aéroport de Milan, mais il s'est fait remettre dans l'avion sans autre forme de procès. C'est, à ma connaissance, le seul cas d'échec aussi total. Un autre jeune (non pris en compte ici) avait tenté d'entrer en Espagne par le Maroc et les Canaries, mais il s'est fait refoulé vers la Mauritanie, puis le Sénégal (pays peu tendres envers les immigrants clandestins), mais j'ignore dans quelles conditions exactes.

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installés ... à Los Angeles (il n'a visiblement pas trop de notions des distances). Il y met tant d'énergie et d'acharnement qu'il va y arriver, malgré tous mes conseils, car, de l'avis des premiers arrivés en Amérique, l'insertion y est extrêmement pénible pour des gens habitués à la chaleur humaine de l'Afrique. Un autre jeune, que j'ai aidé autrefois à s'installer comme tailleur à Lomé, RL, est invité par ses frères aînés installés aux Pays-Bas. DL, étudiant, attend pour partir en Allemagne (lui aussi pour rejoindre un frère) d'avoir obtenu un diplôme officiel de langue allemande à l'institut Goethe de Lomé, afin d'obtenir en toute légalité son inscription dans un centre de formation professionnelle. FL, qui termine une formation poussée en électro- technique, est invité par un cousin parti aux Etats-Unis à l'y rejoindre, mais il lui manque encore, pour le moment, le prix du billet d'avion, et il vaut mieux qu'il aille jusqu'au bout de son diplôme

On sait que les enfants de la rue (et les pauvres en général) "n'ont personne", selon leur expression. Mais, quand vous leur permettez de retrouver une place dans la vie et qu'ils deviennent capables de rendre service, une famille apparaît comme par miracle, prête à tous les sacrifices - si (mais seulement si) il y a l'espoir d'un prochain retour d'ascenseur. Ce sont les beautés de la fameuse "grande famille africaine I'...

II - LES MODALITES DE L'ENTRÉE

Tous les pays industrialisés ont depuis longtemps barricadés leurs frontières avec des procédures de visas. L'obtention de celui-ci est plus ou moins difficile selon les cas, mais donne toujours lieu, tôt ou tard, à des pratiques de contournement. Quelques uns de ces jeunes ont pu entrer en toute légalité. D'autres avec des combines dont en général je n'ai su, même longtemps après, qu'une petite partie.

Deux jeunes seulement n'ont eu vraiment aucun problème : deux métis citoyens français de naissance, TE et SI. Le premier fut expédié en France par sa famille (aisée, mais où le billet de banque était trop facilement supposé combler l'absence parentale chronique), le second -vrai gamin de la rue- par le consulat, pour y faire son service militaire. Je les ai connus à Lomé tous deux plongés jusqu'au cou dans la drogue. SI a certainement été sauvé par la possibilité qu'il a eu de quitter le Togo pour un engagement de quatre ans dans l'armée française, d'où il est sorti avec en main le métier de conducteur de poids lourds. Pour TE, il était déjà trop tard, d'autant plus que les analyses faites avant son rapatriement ont montré qu'il avait contracté le virus du Sida à force de se piquer. Dix ans plus tard, il est toujours vivant, mais à nouveau retombé dans la drogue.

Certains jeunes Togolais sont venus en France en pleine conformité avec les règles prévues : pour se marier (autrefois, c'était facile) ou pour travailler. PE, qui apprend la boxe depuis longtemps, a été repéré lors d'un match en Afrique par le dirigeant d'un club de sport qui s'est occupé de tout, y compris de faire transformer son visa de tourisme en permis de séjour normal. GI, authentique gamin de la rue avec pas mal de bêtises à son actif autrefois, est venu, lui, pour se marier avec une Française : une technicienne en agriculture des Volontaires du Progrès, sensiblement plus âgée et au physique peu flatteur, en était tombée amoureuse au Togo, et elle lui a proposé de l'épouser. A partir de ce jour, GI a changé totalement de comportement, et je puis témoigner qu'il est devenu d'un sérieux sans faille. Sa fiancée l'a effectivement fait venir en France il y a une dizaine d'années et ils se sont mariés, ce qui lui a valu quelques temps plus tard d'acquérir la nationalité française en bonne et due forme, avec un beau papier signé François Mitterrand qu'il m'a montré avec fierté.

Autre moyen d'entrer par la grande porte : les études. Le premier de mes jeunes à partir, HU (qui, une dizaine d'années plus tôt, gardait les voitures sur le parking d'un supermarché, jusqu'à ce que je lui donne les moyens de retourner au collège, et d'y réussir brillamment), après deux ans à l'université de Lomé, est venu en France pour continuer ses études professionnelles de comptabilité. Ce qui a été effectivement le cas, HU n'hésitant pas à faire -entre autres- du "baby sitting" chez certains de mes collègues africanistes pour se prendre en charge. Il a trouvé ensuite un bon emploi dans sa branche de compétence. I1 est parfaitement en règle, avec une carte de séjour de longue durée, et il peut retourner au Togo en vacances, comme il a pu faire venir sa vieille mère à Paris pour un traitement médical, puis, pour y rester, sa fiancée, AE, qu'il était allé épouser au Togo afin de se conformer aux directives en vigueur. De même DL, évoqué

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plus haut, entrera bientôt en Allemagne pour y continuer sa formation dans des formes irréfutables.

La poursuite des études était aussi à la fois l'intention et le prétexte pour ceux qui sont venus aux USA : RA, puis BA, puis KEY ainsi que AI (la fiancée de BA). C'est notamment avec une pré-inscription dans un établissement scolaire américain qu'ils ont pu obtenir leur visa (l'administration consulaire américaine est moins paperassière que la française, mais plus méfiante et plus pragmatique : elle se soucie moins de formulaires en règle que de preuves convaincantes -quelles qu'elles soient- que le candidat au voyage reviendra chez lui ; elle se fait quand même rouler comme les autres). Sur place, tous ont été obligés de commencer par se trouver des ')jobs" alimentaires, le plus souvent très modestes : coursier pour FU (formé au Togo à la comptabilité), agent dans une compagnie de sécurité pour KE (titulaire d'une maîtrise d'anglais), blanchisseur dans un hôtel pour BA (bachelier) et tresseuse de nattes pour AI (ces deux métiers-ci sont assez rémunérateurs : ils le gardent, mais BA envisage sérieusement de reprendre des études, tout comme KE). FU a réussi à devenir progressivement comptable (il a su, à force d'acharnement et de privations, passer de sa formation francophone aux normes américaines) et il travaille maintenant pour une grosse administration, ce qui devrait faciliter sa demande de naturalisation. Sauf encore pour KE, le dernier arrivé (un an), il s'agit donc de success stories, mais après des passages très difficiles et des moments de grand découragement devant la dureté de la vie américaine. En fait, aucun n'a encore obtenu la green card qui atteste d'un séjour aux UTA parfaitement en règle et permet de voyager à l'étranger.

Par contre, les études en Allemagne n'ont été qu'un prétexte pour LA, qu'un frère a fait venir et surtout pour AH, qui a obtenu son visa pour venir suivre une formation ... de théologien de je ne sais plus quelle secte (les Témoins de Jéhovah, je crois), où il n'a naturellement jamais mis les pieds. Après avoir longtemps "galéré", il a réussi à obtenir une formation de bon niveau en informatique.

Un grand nombre se sont débrouillés pour obtenir un visa de tourisme, malgré les formalités de plus en plus compliquées que demande le consulat de France. Mais, on l'a dit, il n'y a aucune réglementation, si compliquée soit-elle, qui ne puisse être tôt ou tard tournée. C'est ainsi avec un visa de tourisme tout à fait légal que KO est venu à la demande et aux frais de son père, ouvrier à Paris depuis vingt ans et naturalisé français, mais alors que son fils avait déjà atteint l'âge de 18 ans. KO croyait pouvoir néanmoins obtenir facilement la nouvelle citoyenneté de son père, et il entreprit ainsi les démarches envers le service militaire. I1 reçut pratiquement le même jour son arrêté d'expulsion du territoire national et son appel sous les drapeaux ... I1 partit alors rejoindre un régiment français basé en Allemagne, oÙ il se plut beaucoup : acceptant facilement la discipline (malgré son passé de gosse de la rue), sportif, sympathique, toujours plein d'entrain et de bonne humeur, il fut si apprécié de tous qu'il devait passer caporal et partir avec son régiment en ex-Yougoslavie. I1 fallut trois mois pour que la bureaucratie militaire s'aperçoive enfin qu'il n'était pas Français, et le mette à la porte dans la demi-heure, totalement désespéré (avec en poche une lettre de son capitaine disant combien il avait donné satisfaction). Revenu à Paris, il fait partie des "sans-papiers" non régularisés (et ses chances, en tant que célibataire, sont faibles). Sa vieille carte du Service national actif lui permet de franchir sans mal les nombreux contrôles de la police parisienne, mais il est vraiment bien dur de vivre ainsi à Paris : seul le moral d'acier qu'il s'était forgé dans la rue et sa passion pour la musique (le rapl) l'empêchent de sombrer dans le désespoir et de faire des bêtises.

Naguère, quelques uns ont pu débarquer en Belgique ou aux Pays-Bas (avant les accords de Schengen2, c'était facile) avec le passeport d'un copain, qu'ils ont réexpédié sur le champ par la poste, et sont passés en Allemagne en bus ou en train, déclarant ensuite aux autorités locales avoir perdu tous leurs papiers. Cela a marché, mais c'est désormais impossible.

Beaucoup sont arrivés en France ou en Belgique avec un visa de tourisme en règle, mais pour passer aussitôt en Allemagne et y demander le statut de réfugié politique : ainsi, l'an dernier, CA, qui avait savamment monté son dossier pour se faire reconnaître comme leader

Je ne suis pas compétent pour juger de la valeur de ses talents. Accord de libre circulation et de visa extérieur commun entre un certain nombre d'Etats de l'Union européenne.

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étudiant contestataire; cela a l'air de marcher. L'Allemagne (où les Togolais sont particulièrement nombreux, grâce à cette germanophilie singulière1 qui fait partie de leur identité nationale) a laissé entrer assez facilement les réfugiés (en tout cas beaucoup plus libéralement que la France), les héberge, les laisse travailler (mais à condition, d'après une législation récente, que ce soit à un travail dont aucun citoyen allemand ne veut : LO a dû ainsi abandonner le bon emploi qu'il avait trouvé dans une chocolaterie, WE vient de perdre le sien d'ouvrier dans une aciérie). Cependant, l'obtention du statut définitif est extrêmement longue et difficile, avec des enquêtes minutieuses par la Justice, qui n'hésite pas à demander des vérifications à l'ambassade de la RFA au Togo. Ceux qui, comme CE, LO ou NA, sont là depuis de nombreuses années n'ont toujours pas leur acceptation entière, malgré des dossiers et des témoignages solides. TA, qui a épuisé tous les recours, est fortement menacé d'expulsion ; il est passé dans la clandestinité, j'ignore où. La plupart ont dû avoir recours à des avocats pour les défendre, et peinent à en payer les honoraires. La législation allemande ne cesse de se durcir (du fait de la montée brutale du chômage, mais aussi sous la pression de la France) : les demandeurs d'asile arrivés depuis le 15 mai 1997 n'ont ainsi plus le droit de travailler2. Certains, comme LA et A€I, ont fini, après bien des difficultés, par obtenir un permis de séjour en bonne et due forme, sans que l'on comprenne bien pourquoi ceux-ci et pas les autres, au dossier pourtant similaire.

Quant à la France, devant l'extrême sévérité de l'OFPRA, l'office des réfugiés (que j'ai vu chercher à refouler des responsables politiques victimes de dangers incontestables), peu tentent d'obtenir ce statut actuellement. Mentionnons cependant le cas de RO et ES, arrivés en France il y a près de dix ans en se prévalant de persécutions ... religieuses. En effet, le Togo de l'époque autorisait les religions catholique, protestante, musulmane et traditionnelle, et proscrivait officiellement toutes les autres, c'est-à-dire les sectes -du moins celles qui ne s'appuient pas sur les pays riches- et les cultes syncrétiques (ils n'ont obtenu une totale liberté de culte que depuis les années 1990). Leur histoire n'avait en fait rien de bien moral : ES, qui n'était pourtant pas un vrai enfant de la rue, avait tout simplement trompé des trafiquants de drogue nigérians pour leur soustraire une somme de 40 O00 FF ; il s'était ensuite caché avec le magot et avait envoyé son copain RO acheter passeports et billets d'avion (avec beaucoup d'argent, tout est possible). Tout avait parfaitement fonctionné ... Par la suite, alors qu'ils vivaient dans deux départements différents du Mi&, l'un a obtenu un permis de séjour en règle, l'autre pas, sans aucune logique apparente.

D'autres ont employé des combines encore moins recommandables, en payant des intermédiaires véreux dont je ne sais pas grand chose, mais qui semblent efficaces : c'est ainsi que, hors de notre échantillon, GR est arrivé en France à destination de l'Allemagne, avant de repartir pour l'Afrique du Sud, et que NI3 rêve de partir aux Etats-Unis très bientôt.

Quant au problème de l'argent pour le billet d'avion, il est toujours soluble, si l'obstacle du visa est levé. Bien sûr, on se repasse les adresses des compagnies les moins chères, autrefois la SABENA ou Ghana Airways3, et surtout l'Aeroflot, dont le grand avantage était naguère qu'elle acceptait de rembourser le billet de retour non utilisé (absolument indispensable pour l'obtention du visa), aujourd'hui le voyagiste Nouvelle-Frontière.. . Comment trouvent-ils l'argent (au moins 3 ou 4 O00 FF) ? Par recours à tout le lignage, à tous les copains, à un endettement sans limite : tout est possible pour celui dont on est sûr qu'une fois au Pays-des-Blancs, il gagnera beaucoup d'argent. Donc il remboursera sans peine et, surtout, il fera à son tour venir les "petits frères".

Exprimée très fort à partir de l'Indépendance. Quinze ans après la Seconde Guerre mondiale, il n'y avait pas, dans le monde, tellement de nations qui proclamaient leur amour pour l'Allemagne. Celle-ci offrit donc au Togo une coopération importante et de très nombreuses bourses de formation : dès avant les troubles de cette décennie, les Togolais étaient nombreux en République fédérale. Ils en ont, on le devine, attiré beaucoup d'autres.

Les postulants au statut de réfugié sont logés dans des camps ou des foyers, et reçoivent des bons d'achat pour s'alimenter, plus 80 marks (270 FF) d'argent de poche par mois. Leur statut est du ressort de la Justice administrative, et non de l'Administration civile, ce qui rend sans doute les décisions plus lentes, mais moins arbitraires. Cependant, on n'hésite pas à refouler de force les déboutés du droit d'asile vers leur pays d'origine, même s'il y a objectivement des risques pour eux.

Seule compagnie à avoir un vol direct vers l'Allemagne, en allant prendre l'avion à Accra (trois heures de taxi de Lomé). L'Aeroflot permet de joindre toutes les grandes capitales européennes en transitant par Moscou.

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III - L'INSERTION PROFESSIONNELLE DANS LE PAYS D'ACCUEIL

Une fois sur place, beaucoup se sont trouvés confrontés à la contradiction administrative classique : il faut avoir un permis de séjour pour obtenir un contrat de travail, il faut un contrat de travail pour obtenir un permis de séjour. En général, ils ont su tourner l'obstacle. Certains ont traîné plus ou moins longtemps une "galère" pénible, comme encore KO Paris, particulièrement handicapé de ne pas avoir de papiers (quand il trouve un petit boulot, type plonge ou nettoyage, il se fait plus qu'exploiter : carrément volerl), RA naguère à Washington ou, à un bien moindre degré, GI dans la région de Bordeaux, CE actuellement en Allemagne (il est pourtant un cuisinier expérimenté), mais, finalement, ils ont été assez peu à rester très longtemps dans cette situation difficile. RO, dans le Midi, n'a pas pu travailler pendant longtemps, car il était officiellement demandeur de papiers après avoir échappé de justesse à l'expulsion (il aurait été trop risqué de se faire pincer dans un boulot au noir), mais il a pu être pris en charge par sa "belle-famille".

Très peu ont effectivement poursuivi des études : je ne vois guère que HU en France, il y a une dizaine d'années, actuellement AH en Angleterre (dont je n'ai pas de nouvelles récentes), AH et CA en Allemagne. DL en fera autant quand il y arrivera. BA et KE aux Etats-Unis, CE en Allemagne comptent bien reprendre les leurs, on l'a vu, mais y arriveront-ils tout en continuant à travailler pour assurer leur subsistance ?

En décomptant le petit nombre dont je n'ai pas de traces, il apparaît qu'une forte majorité est insérée dans le monde du travail. Quelques uns n'ont trouvé que de petits boulots strictement alimentaires et provisoires, comme videur de boîte de nuit pour GI en Aquitaine, ou agent de sécurité pour KE à l'aéroport de New York. Beaucoup ont des métiers relativement stables, mais très éloignés de leurs compétences initiales: FE, avec deux années de "sciences éco", est contrôleur de tickets dans un cinéma de Copenhague ; CE, avec la même formation, est cuisinier dans une ville touristique de Rhénanie ; BA (niveau bac) est blanchisseur à Boston ; TA, avec une formation en saisie informatique, avait été embauché dans une menuiserie. Mais il y a le problème de ceux qui, en Allemagne, ont dû laisser leur poste de travail à un chômeur allemand : LO, avec en poche un CAP de mécanique générale, travaille actuellement comme aide-cuisinier, HE et WE sont en chômage (indemnisé). Ces jeunes sont, du fait de cette législation, condamnés aux boulots les moins attrayants et les moins payés.

Certains ne savaient rien faire -ou du moins rien de praticable dans un pays industrialisé- et ont été bien contents de trouver ce que le hasard leur a proposé. KA travaille dans la petite société de vente par correspondance de sa belle-famille en Allemagne du Nord, OÙ LA est ouvrier boulanger. NU (théoriquement frigoriste, mais il avait suivi sa formation à Lomé avec pas mal de désinvolture) est plongeur dans un restaurant de Bruxelles. NA, tailleur, a exercé un moment deux métiers simultanés : manutentionnaire le jour, trieur postal la nuit ; actuellement, il travaille (au noir) avec un informaticien, mais sa vraie passion est le rap : il fait le disc-jockey et a monté un groupe musical qui donne des spectacles et doit bientôt enregistrer.

Mais d'autres, en nombre non négligeable, ont su trouver un travail correspondant à leur formation initiale : ES est menuisier près de Marseille, et gagne bien sa vie, tout comme les deux comptables : HU à Paris, RA à Washington ; PE exerce enfin en professionnel la boxe apprise successivement en Côte d'Ivoire, au Burkina Faso et au Bénin. Quant à RO (à l'origine menuisier), il avait commencé à monter des serres dans le Midi ; il a par la suite appris le métier de carreleur et l'exerce dans une société d'intérim, avec succès, depuis que sa carte de séjour est en règle. I1 vient, pour la première fois depuis neuf ans, de retourner au Togo, en vacances, pour revoir les s i e d .

I1 y a quelque temps, on lui avait ainsi promis 1 200 F pour une semaine de dur travail de nuit ; à la fin, on ne lui en a donné que 1 000. A qui aller se plaindre ? I1 a quand même tenu à prélever sur ce petit gain (son tout premier) 200 F à envoyer à sa mère à Lomé.

I1 a pris l'avion habillé comme une gravure de mode, avec une valise bourrée de superbes costumes : il y a toujours cette obligation impérative, pour le migrant qui revient au pays, d'occulter ses difficultés et d'exhiber une réussite dont l'élégance vestimentaire est le signe le plus convaincant. Mais il a vite été puni de vouloir "jouer au Blanc" : il s'est fait voler son portefeuille par un pickpocket. Voilà ce qui arrive quand on perd ses

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I1 n'est pas impossible bien sûr que, parmi ceux dont j'ai perdu la trace, certains aient mal tourné (ce n'étaient certes pas tous de petits saints, à l'origine), mais je n'en ai aucune information. Tous ces jeunes ont cherché à s'en tirer honnêtement, à se placer sur le marché du travail. Hormis quelques malchanceux chroniques, ils y sont arrivés.

IV - AVENTURES ET MÉSAVENTURES CONJUGALES

Pour bien s'insérer dans une société, le moyen le plus sûr est de fonder une famille. Encore faut-il que celle-ci soit durable. Une dizaine de ces jeunes, c'est-à-dire la moitié de ceux dont j'ai des nouvelles régulièrement, sont mariés, ou l'ont été. Plusieurs sont des pères de famille comblés et attentionnés? bien décidés à élever leurs enfants à la manière européenne, autrement dit mieux qu'ils ne l'ont été eux-mêmes.

CE en Allemagne, HU en France, BA en Amérique ont épousé des Togolaises, qu'ils connaissaient avant de partir et qu'ils ont réussi, non sans peines, à faire venir jusqu'à eux. Ce sont des ménages apparemment heureux et sans histoire. HE a eu la chance de rencontrer -et d'épouser- une Togolaise déjà installée légalement en Allemagne, ce qui lui a valu le droit de séjourner et de travailler.

Plus compliquées sont les histoires de ceux qui ont épousé des Européennes. Pour ces garçons, la femme blanche exerce toujours une très puissante séduction, fut-elle objectivement peu attrayante. De plus (ce qui n'a rien de négligeable), en épouser une est aussi la promesse d'une autorisation de séjour en règle, ce qui donne vraiment beaucoup d'attraits au mariage mixtel. Du côté des Européennes, elles peuvent être séduites par la beauté physique de ces garçons, en général fort bien bâtis, par leur charme, leur drôlerie, leur astuce, et aussi par leur ardeur de chauds lapins que ne rebute aucunement une partenaire plus âgée et pas bien jolie2.

Hormis GI, qui avait rencontré sa future femme française au Togo (et DA, parti grâce à cela en Allemagne, mais je n'en ai guère de nouvelles3), les autres ont trouvé chaussure à leur pied en Europe, parfois par le plus grand des hasards, c o m e FE qui a fasciné une Danoise assise en face de lui dans un train, et s'est vu proposer très vite le mariage (c'est ce qui lui a permis d'obtenir un permis de séjour dans ce pays encore plus réticent aux étrangers que ceux de l'espace Schengen). Naturellement, beaucoup de ceux qui, en Afrique, se préparent au départ vers Yovodé ou qui viennent d'y arriver rêvent de semblables contes de fées, sans doute assez exceptionnels, mais, on le voit, pas impossibles.

Cependant, ces unions fondées sur le seul attrait physique entre des êtres disparates aboutissent souvent à un échec. GI, qui souffrait terriblement de son isolement dans son hameau du Sud-Ouest, m'a fait d'interminables coups de téléphone pour s'épancher de tous ses déboires : outre le désintérêt physique qui intervint entre eux au bout de quelques années ("Elle ne se lave pas", m'a-t-il une fois confié avec dégoût), il a très mal vécu d'être contraint par le chômage au rôle d ' h o m e au foyer, avec une femme qui travaillait à l'extérieur de tôt le matin à tard le soir, lui-même obligé de rester "comme le petit chien", disait-il, à garder la maison (qu'il a d'ailleurs transformée de fond en comble, avec courage et persévérance, improvisant avec talent dans tous les métiers du bâtiments). Mais son amour pour leur adorable fillette lui a permis de surmonter beaucoup de coups de cafard. Paradoxalement, maintenant qu'ils ont officiellement divorcé, les relations de GI avec sa femme se sont beaucoup améliorées, et, de fait, il continue à habiter dans cette maison quand il est dans la région, ce qui lui permet de revoir sa fille, dont il

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bons vieux réflexes de gamin de la rue... Mais tous ne sont pas cyniques : beaucoup gardent une vision extrêmement romantique du mariage (cf. du

même auteur : "Finie, la grande famille ?", in Autrement, numéro spécial Capitales de la couleur, Paris, octobre 1984, pp. 209-213).

En vertu, m'ont-ils expliqué, de la "règle des trois T" ("Tout trou est un trou"), formulation peu élégante d'un code de comportement masculin très contraignant : on ne résiste pas à une avance féminine (ibid.).

Très beau gosse (et peu scrupuleux), il aurait dragué une cliente allemande du restaurant de Lomé dont il était le portier. Mais j'ignore ce qu'il est devenu depuis.

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se rend bien compte que se serait une folie que de l'enlever pour l'emmener au Togo, comme il l'avait un moment envisagél.

NA aussi a eu bien des déboires avec sa femme allemande. Celle-ci est en fait une déséquilibrée (sans doute droguée), à qui les Affaires sociales allemandes ont enlevé la garde de l'enfant qu'elle avait déjà, tant elle était incapable de s'en occuper. Elle a fait les pires ennuis à ce pauvre NA (cela lui a valu de la prison), que je crois pourtant tout à fait sérieux. Comme pour GI, c'est donc uniquement la dysharmonie du couple qui est responsable de leur séparation. FE, à Copenhague, a été moins fidèle : il a renoué avec une ancienne petite amie togolaise qui est maintenant étudiante en Allemagne, et il a laissé tomber sa Danoise sans trop de scrupules. Quant à ES, joli coeur mais coeur d'artichaut, ses aventures conjugales ont été compliquées (je n'en sais que des bribes), avec plusieurs Françaises plus âgées que lui et un enfant dont il ne s'occupe apparemment pas beaucoup.

D'autres, en nombre équivalent, ont formé un couple stable. Ainsi KA, près de Brême, qui s'est marié avec une Allemande dont les parents tenaient une petite imprimerie, qu'ils ont laissé en dot au jeune couple. Même itinéraire pour GO, dans la même région, maintenant père de famille rayonnant de fierté (il m'envoie des photos). RO a eu aussi beaucoup de chance de trouver une jeune provençale charmante, dont la famille (avec un père ancien gendarme) l'a bien accepté : ce n'est quand même pas évident, pour des parents, de voir leur fille (unique) en concubinage durable avec un jeune Noir sans papier et sans travail ... Mais RO est si gentil qu'il a su se faire aimer de tous. Le problème est que le maire de la localité refusait par principe de les marier. Ce n'est qu'un changement récent de majorité municipale qui leur a enfin permis d'obtenir un mariage légal, et toute la régularisation administrative a suivi. RO attend maintenant avec joie un deuxième enfant.

V - UN BILAN DE L'INSERTION

Pour vivre au Pays-des-Blancs, tous ces jeunes ont bien été obligés de s'adapter, quelles qu'aient pu être auparavant leurs conditions de vie à Lomé (en général du genre le plus difficile), et ils l'ont fait sans état d'âme. Faute d'alternative, ils se sont mis à la cuisine du pays d'accueil2 ("C'est bon, mais ça ne tient pas au corps") et à sa langue, maîtrisée sans peine pour le français3 et l'anglais, plus difficilement pour l'allemand : GO, qui ne parle qu'anglais avec sa femme, vient de se décider à prendre des cours du soir, notamment à la demande expresse de sa belle-famille ; par contre, FE dit s'être tellement imprégné de l'allemand qu'il en oublierait le français et l'anglais ; CA, qui vit depuis dix-huit mois dans un foyer de réfugiés, complète par des cours intensifs l'assez bon niveau d'allemand qu'il avait acquis à l'Institut Goethe de Lomé, et rêve de faire ensuite un diplôme de traducteur. Quant au danois (qui est, paraît-il, la plus ardue des langues d'Europe), FE n'est pas peu fier qu'on lui ait dit qu'au bout de deux ans il le parlait mieux que le prince consort (d'origine française) depuis vingt ...

Sur place, ils se sont bien sûr faits de copains, des amis, là où ils vivent, là où ils travaillent. Mais ils continuent à rechercher en priorité le contact avec leurs compatriotes (ou d'autres Africains) : peu sont assez bien assis dans la vie pour pouvoir se dégager de la solidarité des frère^"^, comme tous les migants de relativement fraîche dates. I1 semble que, globalement,

Entre une femme qui dispose dun travail régulier, d'un logement, d'une position sociale, et un homme qui n'a rien de tout cela, le jugement de divorce ne pouvait que confier la garde de l'enfant à sa mère. Je pense pourtant que GI est un excellent père, bien mieux à même que celle-ci de s'occuper de la petite.

Pour plus de détails sur ce thème, voir Florès Sossah : "L'adaptation des jeunes Africains en France : l'exemple de l'alimentation des Togolais de Paris" in Cahier de Marjuvia no 1, second semestre 1995, pp. 28- 33.

Ceux qui vivent dans le Midi en ont vite adopté Z'acceiag. Signalons que BA et LO contribuent (selon leurs ressources) au Comité de soutien aux enfants de Lomé pour

aider leurs successeurs au Togo. Qui ne se dégagent socialement de leur groupe de compatriotes et ne s'insèrent vraiment dans la vie citadine qu'à

mesure de leur montée dans l'échelle économique et sociale, comme l'avait si bien montré Jean-Marie Gibbal à propos des immigrants voltaïques de Côte d'Ivoire (cf. Citadins et villageois dans la ville africaine : l'exemple d'Abidjan, Paris, PUG-Maspéro, 1974, 404 p.).

CI

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ils continuent largement à se sentir en exil, pas vraiment "chez eux'', en particulier ceux d'Allemagne, société encore assez fermée aux étrangers. Pourtant, peu se plaignent de l'accueil reçu. C'est le cas de NA, à Brême (on a vu qu'il a souffert de déboires que son sérieux ne méritaient pas), qui se plaint vivement du racisme de la police localel, ou, plus exactement, de sa xénophobie : à l'entendre, ce sont les Noirs africains qui sont mal vus et insultés (traités de "réfugiés de la faim"), alors que les Noirs américains sont respectés. Quant à GI, il a vraiment eu de la malchance en atterrissant dans une région rurale d'habitat dispersé au peuplement hostile a priori à tout étranger, fût-il du village d'à côté. I1 n'y a guère eu, pour s'intéresser à lui, que le curé de l'endroit, pour lui manifester un peu de sympathie, et les gendarmes, pour essayer méthodiquement de le prendre en défaut (toujours en vain) ; il a beaucoup souffert de cet isolement.

Cependant, même ceux d'Amérique (qui ont eu au début de durs moments de nostalgie du pays perdu), tous sont visiblement heureux d'être à Yovodé. Tous vivraient comme une catastrophe d'être expulsé. Et pourtant, ils restent très attachés à leur terre natale, à leur famille lointaine. Tous, ou presque, pensent qu'ils retourneront chez eux un jour, fortune faite : on vient ici pour travailler, pas pour l'éternité. Bien sûr, pour la plupart, ce sont là des perspectives encore extrêmement éloignées, que l'on ne prend pas sérieusement en considération. Par contre, je vois HU, l'un des tout premiers partis et des mieux insérés professionnellement, mettre au point patiemment son projet de créer aux environs de Lomé une plantation de tomates, puis une unité industrielle de sauce tomate en boîte : il utilise ses compétences en marketing pour étudier le marché, mes relations avec les pédologues de I'ORSTOM pour s'informer sur la qualité des sols ... Ce n'est que l'instabilité politique du Togo qui l'empêche d'investir (comme beaucoup d'hommes d'affaires).

Réussiront-ils un jour ce retour ? Une enquête est actuellement en cours auprès des habitants des foyers de travailleurs immigrés de la Région parisienne2. On y trouve deux populations bien distinctes : des Africains de l'Ouest (essentiellement Sénégalais, Maliens et Mauritaniens) arrivés en France depuis cinq à dix ans, qui affichent leur volonté de retour au pays (oÙ ils expédient d'ailleurs une part importante de leurs revenus), et des Maghrébins, qui sont là depuis vingt ou trente ans, voire davantage. Ces derniers sont tous mariés, mais leur famille est restée au pays (ils s'y rendent en vacance tous les un ou deux ans). Ils sont désormais vieux (certains sont retraités, ou invalides), mais ils n'envisagent pourtant pas du tout de quitter la France : leurs habitudes, leurs relations sont ici. Ils se sont sacrifiés toute leur vie pour gagner de l'argent à envoyer aux leurs; maintenant, ils sont conscients du décalage des modes d'existence entre les deux civilisations : ils ne souhaitent pas plus à leurs enfants de connaître le mode de vie européen qu'ils ne pensent pouvoir se réinsérer dans celui du Maghreb. Ils se sont résignés à cette vie modeste qu'ils ont toujours menée en France, et ils la vivront jusqu'au bout.

Bien sûr, c'est la faiblesse économique de cette population immigrée aux ressources minimes qui l'a stabilisée ici, non un choix à l'origine. Les possibilités sont très différentes quand on a les moyens de choisir. Nos jeunes Togolais arriveront-ils à obtenir ici les ressources qui leur permettront ensuite de pouvoir concrétiser cette espérance de retour qu'ils gardent au fond de leur coeur ? Choisiront-ils librement de continuer à vivre en Occident ? Seul l'avenir le dira.

Mais, dans l'immédiat, ce que l'on peut constater, c'est la qualité globale de leur insertion. Tous n'ont pas résolu les épineux problèmes des permis de séjour de longue durée, loin de là (et c'est pour eux une interrogation autrement plus angoissante qu'un lointain retour volontaire au pays). La plupart ne gagnent pas sensiblement plus que les besoins d'une simple survie. Mais tous, parmi ceux que je connais, sont sérieux et honnêtes (hormis les inévitables tricheries face aux législations anti-immigration) : aucun3, y compris parmi ceux qui, à Lomé, avaient plus ou moins côtoyé la délinquance, n'est devenu un danger pour la société qui les a accueillis. La plupart ont, avec le temps, réussi à relativement bien s'insérer.

* Sa plus grande surprise, lors de sa visite à Paris, a été de voir des policiers noirs ... africains et malgaches") : communication orale.

qui traîne sa galère dans le Midi, avec tout ce que cela signifie de trafics et larcins récurrents.

Vimla Sumbhoolaul, enquête en cours pour 1'AFTAM (à l'origine, "Accueil et formation des travailleurs

Mis à part TE, ce métis citoyen français de naissance, aujourd'hui replongé dans la drogue et devenu une épave

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Après ce bilan, quand les jeunes Togolais que je connais me parleront de leurs rêves de départ vers Yovodé, je continuerai à essayer de les en dissuader, car je crois que le devoir de tous les Africains est de travailler à développer l'Afrique. Mais, ayant vu avec quelle efficacité ils savent s'adapter au Pays-des-Blancs, il me sera désormais difficile de mettre, dans mes sages paroles, toujours autant de sincérité.

Dernières nouvelles (décembre 1998)

- NA, empêtré dans des histoires de fausses identités qu'il avait montées pour contourner un refus de droit d'asile en Allemagne, a été finalement, après trois mois de prison, refoulé vers le Togo. Le retour a été moralement très dur, mais il vient de se faire embaucher par une entreprise de construction allemande au Ghana, grâce à sa connaissance de la langue et des méthodes de travail allemandes.

- LO, qui avait pourtant mis tous les atouts de son côté, a finalement vu sa demande d'asile rejetée par un tribunal bavarois. Très désemparé, il a fait appel, mais cherche maintenant sérieusement à partir aux Etats-Unis.

- Toujours en Allemagne, CA a vu son foyer d'accueil incendié par une bande xénophobe. I1 a tout perdu, sauf le ferme espoir de s'intégrer.

- A Lomé, DL attend toujours, pour partir poursuivre ses études en Allemagne, que l'administration togolaise achève de lui délivrer tous ses papiers, ce qui est très long. Ayant manqué la rentrée universitaire d'automne, il attend celle du printemps.

- NB, lui, a réussi en juillet son départ vers les Etats-Unis. Grâce à des copains, il a trouvé une place d'agent dans une société de gardiennage à New York, mais il découvre avec étonnement qu'il est beaucoup plus difficile de ''se débrouiller" au Pays-des-Blancs qu'il ne le croyait.

- En France, KO, qui fait partie des 60 O00 " sans papiers non régularisables ", a finalement utilisé une combine invraisemblable, et qui a pourtant l'air de marcher. I1 a pu commencer des cours du soir de comptabilité qui l'enchantent. Je rengaine mon scepticisme et ma réprobation.

- Quant à GI, la réconciliation avec son ex-femme française est allée si loin qu'ils ont fait ... un nouveau bébé, dont il est très fier.