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LES EFFETS D'üNE "CURIOSITÉ BIEN INCOMMODE" DU LECTEUR Roman. réel et lecture dans Jucqrres le Futuliste Par Shantona Chaudhury Thkse présentée au Département d'Études françaises de l'Université Queen's pour l'obtention du grade de Maîtrise es Arts Queen's University Kingston, Ontario, Canada Octobre 200 1 Copyright 43 Shantona Chaudhury 200 1

LES EFFETS D'üNE CURIOSITÉ BIEN INCOMMODE LECTEURTrousson, Genève: Droz, 1 980. pp. 16 1 - 1 76; R. Grimsley, "L'ambiguité dans l'oeuvre romanesque de Diderot", Actes du MIe Congrés

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  • LES EFFETS D'üNE "CURIOSITÉ BIEN INCOMMODE" DU LECTEUR

    Roman. réel et lecture dans Jucqrres le Futuliste

    Par

    Shantona Chaudhury

    Thkse présentée au Département d'Études françaises

    de l'Université Queen's

    pour l'obtention du grade de

    Maîtrise es A r t s

    Queen's University

    Kingston, Ontario, Canada

    Octobre 200 1

    Copyright 43 Shantona Chaudhury 200 1

  • National Library Bibliothèque nationale du Canada

    Acquisitions and Acquisitions et Bibliographie Services services bibliographiques

    395 \Alslling(ori Street 385, rue Wellington Octa~r~OfV K1AON4 Oltawa ON K I A W canada CaMda

    The author has grantd a non- L'auteur a accordé une licence non exclusive licence dowing the exclusive permettant à la National Library of Canada to Bibliothèque nationale du Canada de reproduce, loan, distniute or seil reproduire, prêter, distribuer ou copies of ths thesis in microfonn, vendre des copies de cette thèse sous paper or eiectronic formats. la forme de microficheffilm, de

    reproduction sur papier ou sur format électronique.

    The author retains ownership of the L'auteur conserve la propriété du copyright in ths thesis. Neither the droit d'auteur qui protège cette thèse. thesis nor substantial extracts fiom it Ni la thèse ni des extraits substantiels may be printed or othenMse de celle-ci ne doivent être imprimés reproduced without the author's ou autrement reproduits sans son permission. autorisation.

  • Abstract

    In eighteenth-century France. literature was seen as having two main goals: to please

    and to instruct the reader. As the prevailing assumption at the time was that in order to fulfill

    thesr obligations. a work must be "true". the novel. fictitious by nature. was despised by

    critics and censors alike. The two main accusations levelled against the genre were that it

    was "immoral" and "unaesthetic". In order to counter these accusations, novelists attempted

    to conceal the fictitious nature of their works under a veneer of "vraisemblance". resulting

    in the development of a certain type of litenry bbrealism". Over the course of the century, the

    novel progressed through various forms - histoncal, memoir and epistolary - which each

    attempted to convince the reader that he was reading a true. and not an invented. text.

    Jucq ires Ir F

  • demonstntes the immense power that the reader of a novel has over the text - the power of

    subjective interpretation. Diderot demonstrates that the act of narration is only complete

    w hen accompanied by the act of reception. and that the reader creates the "meaning" of the

    text as much as its author does. In this way. JUC~LIL>S ie Futdiste can be seen as

    foreshadowing the modem reader-response theories of Umberto Eco and Wolfgang Iser.

    However,Jucycrr.s Ir Futuli.str presents a challenge not only to realistic illusion in the

    novel. but to the concept of "reality" itseif: givcn that any action or event is subject to

    interpretation. and that interpretations c m be infinite and infinitrly varied. how cm we define

    "reatity" as a coherent, unified. and describable whole'? Diderot demonstrates that the

    "vraisemblance" to which dghteenth-century readers were accustomed is nothing but a

    conventional illusion that has little or nothing to do with reality. In much the same way as

    the "Nouveau Roman" does in the twentieth century, he suggests that the true value of the

    novel lies not in its ability to imitate reality. but it its ability to create its own form of reality,

    and to open itself to interpretation. Jucqztes le Futuliste is a novel in which Diderot

    challenges the notion that reality is descnbable, and that the object of the novel is simply to

    describe it.

  • Remerciements

    Premièrement et sunout à ma directrice de thèse, Mme Elisabeth Zawisza. qui a fait preuve d'un dévouement et d'un enthousiasme extraordinaires, et pour qui je ressens une admiration sans limite.

    A Mme Amette Hayward. pour l'encouragement, le soutien et I'amstii qu'elle m'a offerts au cours de mes années à Queen's. et surtout à la fin de cet été.

    To my parents, Ajit and Uta Chaudhury, for being incredibly patient. helpfil, loving and supportive. for tolenting my intolerable moods. and for mnning around al1 of Montréal's university libnries in search of elusive books!

    To Kelly Young. for keeping me sane (relatively speaking. of course!) and laughing throuçh some pretty stressful moments. for countless words and gestures of support. and for never even sounding bored every time I tumed the topic of conversation to litenry theory.

    Finally, to Jes, Briem. for caring, loving, listening, understanding. and for knowing when to offer his valuable advice, and when to srnile. nod politely, and Say, "À chacun son goût!".

  • Table des matières

    Chapitre 1 - "L'effet de réel" au temps de Diderot------------------ 6

    1.1 Sur la notion de réalisme ----- -------_U 6 1.2 Le roman préclassique ou le voyage au "pays de la Romancie"------ 14 1.3 Histoire: fiction ou fait avéré?----------------------- 17 1 -4 Memoks: "j je conte mon histoi&---------------- 23 1.5 Lttres: "ici" et "maintenant" de la narration réaliste-------- -3 1 1.6 Le conte ou du bon usage du merveilleux et de la liberté narrative------- 36

    Chapitre 2 - Les thdories du lecteur- ------------- -43

    Chapitre 3 - Lecteur, lecture et subversion de l'effet & réel dans Jacques le Fataliste-75

    3.1 Lecteur. est-ce que l'on sait qui vous êtes?- Hm --- 76 3.2 La mhiepse comme arme contre l'effet de réel- 84 3.3 Lecteur, interprétation et théorie de la réception dans Jacques le Futalisre---86 3.4. Le renouvellement de la vision du roman et de la réaiité dans Jacques le Fataliste-94

    Conclusion - 106 Bibliographie 114

  • 1 ntroduction

    Jii~~pe.s le Futuliste reste un texte remarquable dans I'holution des formes

    narratives; qualifié souvent de "parodie romanesque" ou d' "anti-roman", le dernier récit de

    Diderot est une oeuvre qui remet en question la capacité mimétique de la fiction à une

    époque où le roman n'existe que pour être "réaliste". pour peindre le "tableau de la vie

    humaine". Jucqiirs le Futufistr a été rédigé entre 1765 et 1780. et il a initialement été publié

    dans la Correspondtrnce 1ittL;ruirr destinke au petit nombre de personnes cultivées. La

    publication â l'usage du "grand public" n'a eu lieu qu'en 1 796. douze ans après la mort de

    Diderot. Sa nature novatrice et subversive explique en grande partie le fait que le roman a

    longtemps d é ignoré des critiques. De son vivant. Diderot etait surtout connu en tant que

    philosophe et encyclopédiste: ses travaux romanesques ont eu moins de succès. En effet.

    Jucyiies fr Futalistr n'a pas été beaucoup apprécié lors de sa publication. Le critique

    Andrieux, dans la DGcuJe philosophiqire en date du 3 1 octobre 1796. se plaint diijà de

    "disorder and lack of transition" dans Jucqiies le Futalistr. A ce commentaire esthétique, il

    ajoute une réflexion morale: "Do you like scandalous tales, even filthy ones about monks,

    whores and renegades? Read Jacques le Fataliste .... It's enough to tum the stomach of the

    least delicate reader" (Andrieux dans Loy, 3). Loy conclut que même ceux qui ont décelé

    dans le roman de Diderot un certaine intérêt littéraire ont trouvé à redire de son "désordre".

    Un autre critique contemporain, Garat, dans la Clef du cabinet des souverains du 29 mars

    1797, constate que 'There is throughout the work some son of movement which, although

    disordered, has warmth, and which, without ever awaking any really deep interest,

  • continually drives away care and boredorn" (Gant. dans Loy. 3-4). La situation ne s'est

    guère améliorée au cours du XlXe siècle: 3 l'exception de quelques nres esprits tels Schiller.

    Goethe et Stendhal. les auteurs et les critiques littéraires ont généralement méprisé la

    dernière oeuvre romanesque de Diderot ( Loy .21).

    C'est dans la dernière moitié du XXe siècle. avec un intérêt croissant pour l'étude

    formelle du texte - c'est-a-dire pour l'examen de lajbrmr du roman, et non seulement de

    sa teneur idéologique -. que Jucqitrs I t . Futulistr commence à susciter énormément de curiosité. Un des plus grands spécialistes des Lumières. Robert Mauzi. relève trois problèmes

    majeurs que le roman soulève: "les énigmes et les surprises d'un destin meneur de jeu.

    devant lequel s'anéantit la liberté humaine: I 'impossibilité de porter des jugements moraux

    sur les actions de l'homme [...): enfin une réflexion ironique de l'auteur sur les problèmes

    du romanesque" (Mauzi. 89). Les études littéraires actuelles qui portent sur Jucqcres ie

    Futufistr recoupent plus ou moins ces trois lignes de force. à savoir la relation

    fatalisme/déterminisme, la nature ambiguë de l'hommel. et. finalement. les questions

    esthétiques que le roman soulève. Dans cette dernière catégorie. c'est particulièrement la

    technique narrative du roman qui a été l'objet de maintes études, lesquelles se sont penchées

    Sur ces questions philosophiques et morales. voir F. Savater, "Fatalité et liberté chez Diderot", Colloque de Cerisy, Paris : S.F.I.E.D. 1984, pp. 233-243; G. May, "Le fatalisme et Jacques le Fataliste", in Thèmes e t m r e s du siècle des Lumières: mélanges ojJerts a Roland Mortier, éd. R. Trousson, Genève: Droz, 1 980. pp. 16 1 - 1 76; R. Grimsley, "L'ambiguité dans l'oeuvre romanesque de Diderot", Actes du MIe Congrés de 1 'Associatiun Internationale des tud des Françaises, 1 3 ( 1 96 1 ), pp. 223-23 8; G. May, "Le maître, la chaine et le chien dans Jacques le Fataliste". Actes du M e C.A.I. E- F. 1 3 (196 1), pp. 269-282.

  • sur l'originalité et le fameux "désordre" du texte. Cependant. la majorité de ces itudes

    traitent surtout le rôle du nurrutrirr, cette figure démiurgique qui vante sans cesse son

    pouvoir sur le texte. Kathryn Simpson Vidal note à cet égard que "Critical attention genenlly

    focuses upon the narrator [...]. This narntor's apparent drive to dominate both reader and

    text. his unpredictability and his unreliability. d l render him a more fascinating and

    inscnitable figure" (Vidal. 34).' La critique étudie ainsi souvent l'audace du narrateur, sa

    liberté. son pouvoir apparemment énorme sur le récit et sur le lecteur. Elle s'intéresse moins

    à sa contrepartie narrative incontournable. la figure du Lecteur avec qui le narrateur

    dialogue. Or, i l nous semble que cette figure mérite une anaiyse plus profonde. car d'après

    nous. elle joue un rôle fondamental dans la remise en question du roman et de son rapport

    à la réalité - problématique reprise au XXe siècle par le Nouveau Roman - que propose

    Diderot dans Jucyites le Futuliste.

    Le présent travail veut aborder la problématique de la destruction de l'illusion

    réaliste. si chère aux romanciers des Lumières. a travers la figure du Lecteur telle qu'elle

    apparaît dans Jacques le Futuliste. Dans un premier temps. nous examinerons le statut et les

    caractéristiques de la production romanesque au XVIIIe siècle. afin de saisir comment le

    Voici quelques études qui se concentrent plutôt le namatair: W. De Vos, "Le cheval comme métaphore de la narration dans Jucques le Fataliste", Diderot Studies, 25 ( 1 993), pp. 4 1-48; B. Didier, "'Je' et subversion du texte: le narrateur dans Jacques le FatalisteT', Littéruture, 48 (déc 1982), pp. 92- 1 05; R. Hodgson, 'The Parody of Traditional Narrative Structures in the French Anti-Novel fiom Charles Sorel to Diderot", Neophilologus, 66:3 (juin 1982), pp. 340-348; G. Brogyani, 'The Functions of Narration in Diderot's Jacques le FatalisteTT, IMLN, 89 ( 1974), pp.550-559; 1. Greenberg, "Nanative technique and literary intent in Diderot's Les Bijoux indiscrets and Jucques le Fataliste'", Studies on Voltaire and the Eighteenth Centur-y, 79 ( 1 97 1 ), pp.93- 1 O 1 ; R. Mauzi, "La parodie romanesque dans Jacques le Fataliste", Diderot Studies, 6 ( 1 964), pp. 89- 1 32.

  • roman. genre méprisé et accusé. s'est tourné vers le postulat d'authenticité et de véracité pour

    se défendre contre les attaques de la critique et de la censure. Dans notre étude du "rkalisme"

    des Lumières. nous verrons les différentes formes narratives que le roman a prises et les

    différents niveaux de réalisme thématique et philosophique que ces formes ont engendrés.

    Nous constaterons aussi que - en même temps que se développait ce mouvement "réaliste"

    avant la lettre -. il existait une autre tendance dans la fiction des Lumières: le conte. genre dont on louait le caractère fictif, inventé et imaginé. sans que ce genre subisse les attaques

    formulées contre le roman.

    Avant d'étudier à fond la figure du Lecteur dans Jucqires Ir Futuliste. nous nous

    proposerons, dans un premier temps. de saisir la problématique du lecteur sous un angle

    thiorique. à la lumitire des théories contemporaines de la réception du texte proposées par

    Umbeno Eco et Wol fgang Iser. puis. des théories nmtoiogiques de Girard Genette et de

    Gerald Prince. Ces approches du texte nous permettront d'aborder le chaos narratif de

    Jucqirrs le Furufistr. afin de dégager la pensée de Diderot sur le rôle et le fonctionnement du

    lecteur dans le texte. Nous voudrions mettre en valeur le caractère "moderne",

    "contemporain". même d'"avant-garde" de cette pensée, en comparant celle-ci au

    mouvement littéraire qui récusera l'illusion réaliste au XXe siècle, à savoir le Nouveau

    Roman.

    Munis de ces outils historiques et théoriques. nous serons a même d'analyser la figure

    du Lecteur dans Jacques le Fataliste, de voir comment cette figure fonctionne dans le récit

    et quels problèmes elle pose à "l'effet de réel" qui est à l'oeuvre dans les romans des

    Lumières. Nous venons que le rôle actif accordé au Lecteur dans le roman signale une

  • vision du texte qui annonce dSjà les théories de la réception formalisées au XXe siècle -

    autre aspect de la "modernité" de Diderot. Enfin, nous constaterons que Jacques le Fatuliste

    propose une nouvelle vision non seulement du romanesque, mais du réel lui-même. En

    introduisant l'idée de l'interprétation et de la subjectivité au sein de son roman, en faisant

    montre de sa nature inventée et fictive, en mettant en lumière le rôle du lecteur dans le

    processus de la création romanesque. Diderot a renouvelé le genre et la conception même de

    la réalité.

  • Chapitre 1

    "L'effet de réel" au temps de Diderot

    1.1 Sur la notion de réalisme

    Replacé dans le contexte de I'Çvolution des formes romanesques, Jacques le

    F

  • interminables qu'il présentait, l'on soutenait que le roman "korrompt les moeurs" (May, 8).'

    Face à cette critique qui domine toujours le champ esthétique des Lumières et, par le biais

    de l'éducation et des journaux spécialisés. influence le public. le romancier se voyait obligé

    de se défendre contre la double accusation. Dans un jeu complexe entre le paratexte et le

    texte. i l s'efforçait de montrer que la fonction morale de son oeuvre résidait justement dans

    le portrait fidèie de la réalité que le roman brossait. Et le concept de réalité que l'auteur met

    en récit ne cesse de changer au cours du siècle. Le résultat de ces efforts est le

    développement de certaines techniques d'imitation, et cela un siécle avant le mouvement

    promu par Balzac et d'autres écrivains, mouvement qui sen, t son tour. mis en cause par le

    La corruption des moeurs et du goût par le roman sont de vkritables lieux communs au XVI He siècle. Pour ce qui est de la teneur morale du roman. la marquise de Lambert, elle- mSme lectrice de la fiction. Çcrit dans ses ..lvis d itnr m&e ci sufille ( 1728): "La lecture des romans est plus dangereuse: je ne voudrais pas que l'on en fit un grand usage; ils mettent du faux dans l'esprit. Le roman n'étant jamais pris sur le vrai, allume l'imagination, affaiblit la pudeur. met le désordre dans le coeur: et pour peu qu'une jeune personne ait la disposition à la tendresse, hâte et précipite son penchant" (Mme de Lambert dans May. 25).

    En 173 1, Bruzen de la Martinière s'attaque au style et à la moralité du roman dans la même phrase: "La perte du temps n'est pas toujours le plus grand danger qu'il y ait à craindre dans les mauvais romans. On s :v gûte le golit; on y prend defausses idées de la vertu, on y rencontre des images obscènes, on s'apprivoise insensiblement avec elles; et on se laisse amollir par le langage séduisant des passions, surtout quand l'auteur a su leur prSter les couleurs les plus gracieuses" (de la Martinière dans May, 8. nous soulignons).

    Et, pour insister plus particulièrement sur les défauts esthétique du genre, l'abbé Desfontaines lance en 1 735 une diatribe contre "des situations ténébreuses et forcées, des héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, des événements extraordinaires et tragiques qui déchirent le coeur, des aventures dans le Sérail. des rencontres d'amants captifs en Barbarie, des enlèvements criminels, des voyages bizarres dans des pays imaginaires, des noeuds et des dénouements contraires à la raison" (Des fontaines dans Barguillet, 2 1 ).

  • courant du "Nouveau Roman". II convient pourtant d'insister sur le fait que le "réalisme" du

    XVIlle siècle a un fondement philosophique et esthétique différent de celui qui marquera le

    mouvement réaliste du siècle suivant. Pour le résumer rapidement, au XlXe siècle, le but du

    rialisme n'est plus de défendre le genre et son utilité morale mais. en copiant le réel aussi

    objectivement que possible. d'amver à saisir des vérités sur l'iime et le milieu humains. Pour

    y parvenir. l'école réaliste de cette époque utilise moins des techniques d'écriture

    authentiques qu'elle ne se base sur le procédé encore meptisé au XVIIle siècle de la

    description: une description précise et détaillée. surtout celle des objets physiques. née d'une

    observation rigoureuse. objective et quasi-scientifique du monde. René Dumesnil. dans son

    analyse du réalisme. attribue cet aspect fondamental du mouvement. précisément, à

    "l'intluence de la science sur la littérature" (Dumesnil. ii). la science qui écarte la morale et

    mène les romanciers à "découvrir les aspects éternels des choses. 3 diminer le subjectif' et

    à "'reproduire la nature telle qu'elle est"' (Dumesnil. 3). Le roman réaliste de cette époque

    est donc le plus souvent narré non pas par un narrateur homodiégétique. subjectif. comme

    le préfërent les Lumières. mais bien par un narrateur hétérodiégétique. gbomniscient". Cette

    technique Ctait jugée favorable à une description fidèle du monde. l'objectif premier du

    mouvement réaliste du XlXe siècle. Par contre. ce qui motive au départ le roman "réaliste"

    au siècle des Lumières. c'était de nier - ou, au moins, de dissimuler autant que possible -

    l'aspect fictionnel de la littérature narrative. C'est en proposant au lecteur "le tableau de la

    vie humaine", un portrait "fiditle" des vices et des vertus peint de préférence d'une façon

    subjective par l'individu lui-même, que le romancier cherchait à faire disparaitre la ligne

    séparant l'écrit fictif de l'écrit authentique, l'univers inventé de la "vraie vie". Dans ce

  • chapitre. nous allons. d'abord, esquisser le fond philosophique qui entraine l'intérêt des

    Lumitires pour le réel. Ensuite. nous examinerons brièvement le roman d'avant le XVllIe

    siècle: i l s'agira de &gager les grandes lignes de la production toujours en vogue contre

    laquelle les auteurs du XVllle elaboraient l'écriture de type "réaliste". Nous analyserons

    ainsi diverses techniques scripturales qu'employaient les romanciers des Lumières afin de

    créer un "elfet de réel". pour utiliser le terme de ~arthes', techniques discutées vivement par

    Diderot à la fin du si6cle. En traçant ce parcours du réalisme naissant. nous en décrirons les

    Ctapes succrssives. mues par diverses approches du réel: les réalismes "historique",

    "psychologique" et "social". Ces tendances exploitent des formes d'écriture "authentiques".

    telles que "Histoire", "Mémoires" et "Lettres". Toujours dans Ir but de saisir pleinement la

    genèse du projet de Jucqice.~ Ir Fuiulisrr. nous nous tournerons. finalement. vers l'autre volet

    narratif qui sr développe panlli4ement dans le champ de fiction. et qui kchappe aux

    contraintes du vrai et du vraisemblable imposées au roman. à savoir le conte. Ainsi. il sen

    possible de considérer les multiples aspects de la position que prendra Diderot par rapport

    Dans son article connu "L'effet de réel", Barthes définit ce concept en termes sémiotiques: "Supprimé de l'énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le "réel" y revient à titre de signitié de connotation; car dans le moment même ou ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d'autre, sans le dire. que le signitier: le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d'autre que ceci: nous sommes k réel; c'est la catégorie du "réel" (et non ses contenus contingents) qui est alon signifiée; autrement dit, la carence même du signifié au profit du seul référent devient le signifiant même du réalisme : il se produit un eflet de r u , fondement de ce vraisemblable inavoué qui forme l'esthétique de toutes les oeuvres courantes de la modernité" (Barthes, 89). En d'autres mots. Barthes suggère que la fonction d'un procédé romanesque tel que le détail concret n'est pas vraiment de fournir des informations précises sur le monde "tel qu'il est", mais simplement de signaler la réalité, la vérité, d'un énoncé.

  • à cette vaste pratique littéraire. la position qui offre une toute autre vision de la relation entre

    l'écriture et la réalité, voire de 13 nature rniime du roman.

    Avant d'entamer notre rétlexion sur les techniques réalistes employées au XVIIIe

    siècle. il convient de préciser le contexte philosophique qui sous-tend cette innovation

    littéraire. Dans son étude particulièrement éclairante "Réalisme et forme romanesque", Ian

    Watt constate que "le réalisme moderne part Cvidemment de la proposition que la vérité peut

    être découverte par l'individu a l'aide de ses sens". une idCe épistémique qui émerge au

    XVlIe siècle sous la plume des philosophes Descartes et Locke (Watt. 15). Et A. Renaut de

    rappeler que le concept de l'individu pris dans le sens actuel du terme se précise au XViIIe

    siècle.' Watt note cependant que la relation entre le réalisme philosophique et littéraire n'est

    pas directe: ce ne sont pas les dogmes et les règles spécifiques de l'épistémologie littéraire

    qui s'imposent au roman. mais "plutôt l'état d'esprit général de la pensée réaliste. les

    méthodes de recherche qu'elle a employées. et les genres de problèmes qu'elle a soulevkes"

    (Watt, 16). Le roman n'aura jamais son Artpvitiqire. S'il en est ainsi. c'est que l'état d'esprit

    du réalisme philosophique est "critique, antitraditionnel et novateur", et sa méthode est

    "l'étude des particularités de l'expérience". Ces deux aspects de la philosophie réaliste

    amènent une mise en cause de "la sémantique et [du] problème de la nature de la

    correspondance entre les mots et la réalité'' (Watt. 16).

    A. Renaut, L 'ère de 1 'individu. Paris : Gallimard, 1989. "Le corps. comme support de l'identification possible, en rapport à d'autres particuliers. donne sens a la conscience que j'ai de mon identité", définit F. de Buzon. Cf "L'individu et le sujet': in Penser le sujet clujourd ' h i , sous la dir. d'E. Guibert-Sledriewski et LL. Veillard-Baron. Paris, Méridiens Kiincksieck, 1 988, p. 29.

  • L'idée fondamentale due encore à Descartes est que la recherche de la vérité est un

    phénomène individuel: c'est le roman qui se présente comme "la forme de littérature qui

    reflete le plus parfaitement cette réorientation individualiste et novatrice". car son critère

    principal est "la vérité par rapport à l'expérience individuelle" (Watt. 16- 1 7). L'accent mis

    sur l'expérience individuelle a plusieurs conséquences pour la littérature. lesquelles se

    reflètent dans les innovations du roman réaliste du XVIlle siècle. En se fondant

    essentiellement sur les oeuvres des romanciers anglais Defoe (Robinson Cnrsor. h f d

    Fiunders). Samuel Richardson (Pumelu. Cloriis.su) et Henry Fielding (Tom Jones). Watt

    décrit l'ensemble des procédés narratifs qu'il considère comme sous-tendus par le réalisme

    philosophique. Au niveau des personnages. leur caractérisation suit le mouvement général

    de I'épistémè du XVIIIe siècle allant du g2nt;rul vers leporticdirr - les personnages cessent

    d'étre des types généraux et deviennent des individus. Ce changement dans la représentation

    de la personne individuelle se confirme dans le choix des noms propres. c'est-à-dire dans "la

    façon typique dont un romancier annonce son intention de représenter un personnage comme

    un individu particulier en le nommant exactement de la même manière que les individus

    particuliers sont nommés dans la vie courante" (Watt. 23).' Si, dans la littérature classique,

    les auteurs choisissaient le plus souvent des noms historiques. les romanciers réalistes du

    XVIIIe siècle commencent it accorder à leurs personnages à la fois un nom et un prénom

    ''complets et réalistes". qui symbolisent "le fait que le personnage doit être vu comme une

    Voir aussi E. Zawisza, "Pour une analyse informatisée du nom propre titulaire. L'exemple du roman francais des Lumières", Lumen 16 ( 1997), p. 53-70.

  • personne particulière et non pas comme un type" (Watt, 25-26).'

    Pour rester au niveau de I' "histoire" du roman, le temps et l'espace sont des aspects

    du récit qui sont également touchés par la philosophie réaliste. dans la mesure où "les

    personnages du roman ne peuvent être individualisés que si on les situe dans un amère-fond

    d'espace et de temps déterminés" (Watt. 27). S'il en est ainsi. c'est que. selon Locke.

    l'identiti personnelle se définit comme "une identité de conscience à travers ilne étendue de

    temps: I'individu [est] en contact avec sa propre identité continue par l'intermédiaire du

    souvenir de ses pensées et actions passées"(Watt. 27). Comme nous allons le voir. cette idée

    du temps que partagent les lecteurs de l'époque. idée du temps conçu "non seulement comme

    une dimension décisive du monde physique. mais comme la force dirigeante de !'histoire

    individuelle et collective de l'homme" (Watt. 28) est parfaitement mise en évidence par les

    formes que prend le roman/ "tableau de la vie" au siècle des Lumières - roman-histoire,

    roman-mémoires et roman-lettres. Sur le plan de l'espace. la situation est semblable: les

    romanciers réalistes se donnent pour but de "placer l'homme tout entier daris son milieu

    physique" (Watt. 35). En particularisant ainsi le lieu et le temps où se situe son récit, le

    romancier veut convaincre son lecteur de la véracité de l'histoire racontée.

    Enfin, le style de prose exploité dans le roman réaliste est également une innovation

    qui provient de la philosophie du réel. Locke, dans son Essuy Concerning Human

    Lrn&rstanding. s'attaque directement a ce style figuratif de l'ancienne fiction où "les mots

    ne représentaient pas tous des objets réels, ou ne les représentaient pas d'une manière

    Voir L. Venini, "De quelques noms de personnages dans le roman du XVIIIe siècle", Rave d 'Histoire Littéraire de la France 2 ( 196 1 ), p. 1 77- 1 87.

  • univoque. et la philosophie se trouvait des lors confrontée au problème de la découverte de

    leur 'nison"' (Watt. 36). Dans les romans de Defoe et de Richardson, avant que la démarche

    semblable ne soit introduite dans le romanesque français. les figures de style jouent un rôle

    beaucoup moins important: ce sont des "fictions narratives écrites dans une prose qui se

    restreint presque exclusivement i un usage descriptif et dénotatif du langage" (Watt. 37).

    Le but du langage dans ces romans est de "serrer" le sujet pour le rendre au lecteur "dans sa

    particularité concrète" (Watt. 38). Longtemps. pourtant. ce réalisme stylistique est moins

    Cvident dans la littérature fnnçaise. laquelle reste "trop élégante pour être authentique"

    (Watt, 39).

    Bref. concluons avec Watt, "l'imitation de la vie humaine dans le roman suit les

    procédés adoptés par le réalisme philosophique dans son effort pour s'assurer et rendre

    compte de la vérité" (Watt. 40). Le roman réaliste. tel qu'il se met déjà en place au XVIIle

    siècle. se veut ainsi "un compte-rendu complet et authentique de l'expérience humaine. et

    est donc dans l'obligation de fournir a ses lecteurs des détails de l'histoire tels que

    i'individualité des personnages en cause, les particularités spatio-temporelles de l e m

    actions, détails qui sont présentés au moyen d'un emploi du langage plus largement

    référentiel qu'il n'est d'usage dans les autres formes littéraires" (Watt, 42-43).

  • 1.2 Le roman pré-classique ou le voyage au "pays de la Romanciew6

    Cc projet romanesque. sous-tendu par la philosophie réaliste et appuyé par

    l'ascension de la bourgeoisie. bouleverse à fond la production romanesque et les habitudes

    de lecture que les Lumières héritent de l'extravagance romanesque du XVIIe siècle. Dans son

    analyse du roman d'avant le XVlIlr siècle et des réactions féroces que le genre provoque

    chez les critiques. Georges May constate que "si Ir roman est [...] communément et

    longtemps accusé de giter le goût [...]. c'est à cause des extravagances diverses. qui toutes

    pèchent contre la vraisemblance. et qui se résument j. propos dans le terme 'romanesque"'

    (May. 22). Ces accusations contre le roman et le romanesque. répétées constamment au

    XVllle siècle. sont en fait formulées contre le roman baroque. genre conçu au XVIIe siècle,

    lequel se taille toujoun la part de lion dans les bibliothèques des Lumières et qui ne cesse

    d'influencer les auteurs de I 'époque.' Le roman baroque. florissant entre 1 590 et 1 660, est

    un récit du "romanesque exagéré" qui "se caractérise par son emphase et son

    invraisemblance" (Coulet. 1967, 137). Les écrivains de l'époque baroque, contrairement au

    projet réaliste. se sont donnés pour but de proposer une idéalisation du monde et de

    l'humanité: en racontant de grandes histoires et en décrivant de grands sentiments. "ils

    transfigurent la réalité grossière ou l'écartent par le style pour exalter le sublime des âmes"

    Ce titre fait référence au Vuyuge rnerveillrr* du Prince Fun-Férédin dans lu Romancie ( 1735) de G.H. Bougeant, 'iin roman humoristique qui fait la satire des romans" (Coulet, 1967,327).

    Une recherche minutieuse faite autrefois par D. Momet met bien en évidence la place toujoun dominante du roman baroque dans les bibliothèques du XViIIe siècle: vou "Les enseignements des bibliothèques privées ( 1750-1 780)", Revue d 'Histoire Littéraire de lu France, 1 7 ( 1 9 10).

  • (Coulet. 137). Le style du roman baroque est donc soutenu, éloigné de la conversation

    quotidienne. car il faut un langage élevé et recherché pour exprimer la pureté et la beauté des

    srntiments."ne autre particularité encore: les oeuvres sont généralement d'une longueur

    remarquable. à l'oppose des formes brèves (nouvelle, conte) préférées plus tard.' Si le roman

    baroque péche constamment contre la vraisemblance. c'est que. au fond. comme dans le

    conte. la régle de la vraisemblance n'y est simplement pas posée en principe d'écriture; elle

    est Ccartee au profit de celle de plaire. Or. un tel projet ne modifie pas le jugement des

    critiques hostiles. Boileau montre ainsi son dédain pour le genre dans son Art Podiqite qui

    ne codifie que les genres à longue tradition: "Dans un roman frivole aisément tout s'excuse;/

    C'est assez qu'en courant la fiction amuse" (Boileau dans Coulet. 1 967.209). Le mépris que

    ressentent les critiques a l'igard du roman naît du fait que la fiction narrative se développe

    longtemps "à l'ombre du classicisme" (May. 15). "Le roman est exclu de la classe

    privilégiée des gands genres". explique May. "faute évidemment de répondants chez les

    Grecs ou les Romains. Ni Aristote. ni Horace ne parlent du roman. Ni Homère. ni Virgile.

    ni Hésiode. ni Tibulle. ni Thucydide. ni Tacite n'ont écrit de romans" (May, 16-1 7). Si l'on

    Quelques représentants typiques de ce genre sont les romans héroïques et galants d'Honoré d'Urfé (L '..lstr&), ceux de Gomberville (PoIe.randre), ceux de La Calprenède (Cussanrlre. Cl~opatre. PharumonJ), et les romans héroïques à caractère sentimental de Mlle de Scudéry. tels que Artamène ou le Grand C v w , Clélie, tous écrits entre 1610 et 1660. La longueur incroyable de ces oeuvres (Cléopâtre occupe trente-deux volumes, Poirrondre est une oeuvre de 3200 pages) est due surtout a l'abondance d'histoires secondaires. appelées "tiroirs", souvent très faiblement liées a l'histoire principale, et à la présence de longues parenthèses morales ou intellectuelles qui interrompent la narration (Barguillet. 38).

    Voir S. Menant, "Pour une esthétique de la brièveté au XVIIle siècle", Dix-huitième siécle européen. En hommage à J. Lacan. Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990.

  • se souvient du rôle que joue le modèle antique aux XVIIe et XVlIle sii.cles esthétiques. on

    ne s'étonne pas de voir que la critique orthodoxe juge encore le roman selon les règles de la

    doctrine classique. Or. dans sa PoL;riqire. texte primaire des critiques. Aristote a bien dit que

    la tragédie doit écarter tout ce qui est irrationnel en faveur de ce qui est "nécessaire" et

    "vraisemblable". catégories auxquelles sont soumis tant les caractères que l'action de la pièce

    (Dupont-Roc et Lallot. 85). En refusant l'évidence que le roman est un genre foncièrement

    di fferent." crée en marge de la littérature classique. les institutions culturelles de l'Ancien

    Régime (cri tique et censure)' ' condamnent le genre parce que. paradoxalement. i l ne répond

    pas aux règles de vraisemblance et de bienséances. À ceux qui tentaient. timidement, de

    rapprocher le roman de l'Histoire. argument repris largement au XVl Ile siecle. les critiques

    répondaient que le roman est tout au plus une "copie menteuse de l'histoire". et que ses

    auteurs sont "les descendants d'historiens corrompus par l'intention de flatter les Princes"

    (Démons. 269). Bref. le roman baroque. avec ses intrigues fantastiques et ses personnages

    illustres. ses extravagances stylistiques et ses invraisemblances. est un genre apprécié des

    lecteurs mais mépris6 des critiques. Ce statut ambigu du romanesque baroque continue à

    marquer le discours théorique et la production des romans à l'époque des Lumières: il

    déclenche le mouvement réaliste.

    Dorénavant. toute l'ascension du roman au XVlIIe siècle sera marquée par la quête

    Pour une mise au point sur cette différence, voir l'étude incontournable de M. Bakhtin, Esth&iqtie et thbrie du roman, Paris, Gallimard, 1978.

    Plusieurs études se sont penchées sur la nature et l'attitude de la censure a l'égard du roman. Voir. par exemple, D. Roche, "La censure" et A. Sauvy, "Livres contrefaits, livres interdits" dans Histoire de f 'édition frunqaise, Paris: Fayarâ, 1990, t. 2.

  • du réalisme. En suivant les analyses de May. nous allons considérer trois &tapes dans la

    défense du genre. étapes qui sont au fond différentes tentatives de rapprocher le roman du

    réel: le réalisme historique. qui se situe entre 1680 et 1715 et qui s'incarne dans Ir: roman

    historique: le rialisme psychologique. qui apparaît entre 1 7 15 et 1 760 et qui se manifeste

    dans la popularité du roman-mimoires et. finalement. le réalisme social, qui fleurit entre

    1760 et 1789 et qui s'exprime Ir plus souvent dans le roman épistolaire.

    1.3 Histoire: fiction ou fait avéré?

    A l'origine de la première tendance, celle du réalisme historique. est le souci non

    seulement du vr

  • The novelist's business, therefore. if the reader is to be improved. is to win that reader's

    belief in the tmth of the novel" (Mylne, 4.'' Cet argument se trouve déjà sous la plume du

    premier grand critique du roman. I'évéque Daniel Huet qui. dans son Trdt; des Romuns

    ( 1 670). s'interroge: "Comment serai-je touché des infortunes de la reine de Guindaye. et du

    roi d'Astrobacie. puisque je sais que leurs royaumes mémes ne sont point en la carte

    universelle. ou pour mieux dire. en 1'Stre des choses?" (Huet dans Mylne. 7). Pour amver

    à créer une impression de vérité. un écrivain a deux options: i l peut tenter de convaincre le

    lecteur que son histoire est littéralement woie (en fait. tenter de tromper le lecteur). ou bien

    créer un texte qui suit les règles de la plausibilité et de la probabilité - une oeuvre qui. si elle

    n'est pas rpruit.. est tout au moins rruisenzhluble. Comme le montre Mylne et comme nous

    allons le constater au cours de ce travail. le développement du roman au cours du XVIlle

    siècle est essentiellement marqué par la transition de la première a la deuxième méthode. Le

    réalisme historique qui domine à la charnière du XVlIe et du XVIlIe siècles est cependant

    un exemple de I'appl ication de la première démarche. une tentative de convaincre le lecteur

    que le roman n'est pas seulement proche de la réalité. mais qu'il reproduit fidèlement le réel.

    À cette première étape du réalisme. le modèle de narration devient l'Histoire,

    l'écriture perçue comme hautement capable d'attester la véracité des faits. L'Histoire, en

    tant que transcription jugée "fidèle" de la réalité. était acceptée de façon beaucoup plus

    favorable que le roman; aussi les auteurs faisaient-ils des récits qui se donnaient pour des

    Ainsi, la préface à l'appui, les romanciers prétendent que leun oeuvres ne contiennent que du vrai. Henri Coulet remarque que La Calprenède prétend déjà ètre 'hieux instruit des affaires de la cour d'Auguste et d'Alexandre, que ceux qui ont simplement écrit leur histoire" (Coulet, 170).

  • romans historiques (intitulés "Histoire" ou "Chronique"). H. Coulet. dans son examen du

    roman jusqu'à 1715, conclut : "l'histoire. évidemment arrangée. mais prétendument

    authentique, envahit le roman. tantôt ridicule quand l'auteur prétend révéler des causes

    secrètes et des circonstances inconnues [...]. tantôt pédante et fastidieuse quand i l dkveloppe

    les intrigues diplomatiques des gnndes maisons" (Coulrt, 1967. 290-29 1 ).' '

    Or, présenter son roman comme Histoire. "c'cst supposer que nous savons ce qu'est

    l'histoire" (Molino, 195). ci ceci n'est aucunement le cas au XVllle siècle. Si ce type de

    défense ne persuade pas entièrement la critique, c'est que I'histoire elle-même était alors un

    domaine naissant, dont les paramètres n'étaient pas encore bien définis, ce qui permet

    précisément la confusion entre histoire et roman tels que pratiqués au début du siècle. Dans

    son étude sur Voltaire historiographe. auteur du Siè.clr de Louis XIC: Neal Johnson rappelle

    que les grands esprits du XVIIle siècle ont tout fait pour apporter un certain esprit

    scientifique et objectif aux ktudes historiques. pour substituer "une histoire critique et bien

    documentée aux portraits fantaisistes, aux anecdotes apocryphes, aux harangues inventées

    et aux histoires fabuleuses qui passaient pour de l'histoire à l'époque" (Johnson, 253).

    Malgré leurs efforts, il y avait un "écart réel entre les aspirations et la réalité de

    l'historiographie au XVIIle siècle" (Johnson, 263). En dCpit des principes nobles

    mentionnés ci-dessus, l'histoire au XVlïIe siècle n'a rien d'une démarche scientifique; en

    fait, encore "les dernières années de l'Ancien Régime considéraient l'histoire comme une

    forme de propagande [...]. Quand on disait que l'histoire devait instniire le public, on voulait

    -- --

    13

    Lire, à ce sujet, G. May, "L'histoire a-t-elle engendré le roman?", Revue d'Histoire Littéraire de la France, 2 (1955). p. 155-176.

  • dire que I'histoire devait être utile à l'Étatw (Johnson, 266).14 Bref, la crédibilité de l'histoire

    elle-même était suspecte au XVlIle siècle, et la relation entre histoire et réalité était presque

    aussi con~pliquée que celle que les romanciers tentaient d'établir entre roman et réel.

    La nature ambiguë de l'histoire à l'aube du XVIIle siècle laisse pourtant la porte

    ouvene aux romanciers qui veulent créer des oeuvres ou l'Histoire. plus acceptable pour la

    critique. n'ôte rien au plaisir d'invention recherché par le lecteur. Les romans publiés entre

    1680 et 17 15 portent des titres tels que Histoire secrtk de Marie de Bourgogne (de Mlle

    Caumont de la Force. 1694). Ahru-rClirlJ. ou 1 'Histoire de lu &position cle Mahomet IV (de

    E . Le Noble. 1696). Le Comte cl:-imboise (de Catherine Bernard, 1689)' ou Histoire des

    mnoiws Je Gr+ire VII. dic curdinul de Richelieu. de lu princesse de Condé et de fa

    m~rrqiiisr d 'UrjZ (de Catherine Bédacirr-Dunnd, 1 700) (Coulet, 1967.289). Les romanciers

    choisissent généralement des personnages ou des événements historiques plus ou moins

    connus et en font des romans qui racontent diverses liaisons amoureuses des personnages

    vrais mêlés aux fictifs (Berkvens-Stevelinck. 16 13). Dans les romans de ce type - dans une

    préface ou un "avis de I'auteui' - l'auteur prétend pourtant que son ouvrage est entièrement

    "historique" et non pas fictif (May, 144). La préface est pour l'écrivain une parfaite occasion

    de professer la vérité de son oeuvre directement au lecteur. Comme on ne pouvait pas

    s'adresser au lecteur dans la diégèse elle-même sans nuire a l'effet de réel, et que la figure

    P. Hazard, dans La crise de la conscience européenne, 1680-1 715, met en évidence I'ambiguité entre histoire et fiction en citant ce propos de Cordemoy: "II vaut mieux employer son temps à la composition, et à ananger les faits de l'histoire, qu'à les rechercher: il vaut mieux a w i songer à la beauté, à la force, à la netteté et A la brièveté du style. qu'à paraître infaillible dans tout ce qu'on écrit" (Cordemoy, dans Hazard. 50).

  • du lecteur "réel" est nécessairement absente du roman réaliste. le romancier devait limiter

    ses protestations d'authenticité au paratexte. Compte tenu de l'état incertain de l'histoire a

    l'époque. i l n'est guère surprenant que le public, qui selon May était "'d'une crédulité

    monumentale" (May. 144). croyait initialement à ces prétentions des auteurs.

    La réaction des critiques à ces romans pseudo-historiques n'était pourtant. on l'a dit,

    nullement favorable. Pour eux. brouiller la division entre fait et fiction était un phénomène

    tout aussi pernicieux que de produire un récit invraisemblable. Un des critiques les plus

    opposes à ce procédé a été Pierre Bayle. à qui le principe de la vérité historique était très

    cher. comme on le voit dans cette citation tirée de son Dictionnaire historiqiîe et critique

    ( 1697): "La vérité étant l'âme de I'histoire. i l est de l'essence d'une composition historique

    que le mensonge n'y entre pas: et ainsi. quand bien même toutes les autres perfections s'y

    trouveroient. elle n'est pas une Histoire mais une Fable ou un Roman. si la vérité lui

    manque" (Bayle. dans Berkvens-Stevelinck. 16 12). Comme il accordait une telle importance

    à la vérité. il est naturel que Bayle ait été homfié par l'avènement du roman pseudo-

    historique. A propos des romans de Marie-Catherine Desjardins, connue sous le nom de

    Mme de Villedieu. iI dit:

    II est facheux que Mademoiselle des Jardins ait ouvert la porte à une licence dont on abuse tous les jours de plus en plus; c'est celle de prêter ses inventions. et ses intrigues galantes, aux plus grands hommes des derniers siècles, et de les mêler avec des faits qui ont quelque fondement dans l'histoire. Ce mélange de la vérité et de la fable se répand dans une infinité de livres nouveaux, perd le goût des jeunes gens, et fait que l'on n'ose croire ce qui au fond est croyable (Bayle. dans Mylne, 14).

    En effet, le danger, selon Bayle, est que le lecteur commence à croire les

    "mensonges" qui se trouvent dans les romans, et qu'il conteste les "véritésT' exposées dans

  • les ouvrages véritablement historiques." Bayle suggère donc que !'on établisse une division

    claire entre les deux genres :

    I'on s'éloigne tant que I'on peut de l'air romanesque dans les nouveaux romans. mais par là on répand mille ténkbres sur l'Histoire véritable. et je crois qu'enfin on contraindra les Puissances à donner ordre que ces nouveaux romanistes aient à opter. qu'ils fassent ou des histoires toutes pures, ou des romans tout purs: ou qu'au moins ils se servent de crochets pour séparer l'une de l'autre, la vérité de la fausseté (Bayle. dans Berkvens-Stevelinck. 16 13).

    Cette proposition. on le voit bien. allait pourtant totalement à l'encontre de la stratégie des

    romanciers-historiens de défendre le genre romanesque méprisé.

    Lc roman &nt toujours attaqué. taxé a présent d'une imitation maladroite et abusive

    de I'histoire. d'autres auteurs ont choisi de repousser ces accusations en argumentant que le

    roman est mime supérieur à I'histoire. dans la mesure ou il informe et édifie à la fois. Dans

    ku Prt3it.u.w. oeuvre de l'abbé de Pure qui date de 1656. le personnage Amie attribue sa

    préference pour le roman plutôt que l'Histoire au droit qu'a le romancier "de filtrer et

    d'écarter (...] les inconvenances et les immoraiités choquantes dont est encombrée la vie

    quotidienne" (May. 130). En faisant l'éloge du roman et en condamnant I'histoire, de Pure

    L'indignation de Bayle fait l'écho à celle de Charles Sorel. qui écrit dans De la Cunnoissunce

  • affirme :

    Cet espace de vertus qui est entre la magnanimité et !a modestie y est absorbé par I'aviditi et l'ambition des princes ou des usurpateurs. par la lacheté ou par la senitude des peuples. On n'omet point un roi couronné par le crime, établi par la rébellion. élevé par le meurtre de son maître. protégé par le nombre des coupables. heureux par ses principes pernicieux d'une politique particulikre. La vérité. la sincérité de l'histoire. oblige même d'exposer au public I rs choses les plus dignes de l'obscurité et du silence; il faut même pinétrer aux choses que la honte des plus corrompus a voulu tenir cachées: il faut en faire des révdations et des descriptions. ou l'historien est défectueux ou passe pour n'avoir pas eu de bonnes instructions et pour avoir manqué de bons mémoires" (de Pure. dans May. 37).

    Par ailleurs. certains romanciers. tel Eustache Lenoble, soutiennent que le roman est

    plus complet que l'histoire. car i l s'intéresse non seulement aux actions. mais aux

    motivations des acteurs. Dans la préface 3 .-îhru-MilG ( 1696). Lenoblr dimontre ainsi

    ibinfkriot-ité des oeuvres historiques: "comme l'action est le corps et [...] le motif est l'âme

    de cette action. presque toutes les histoires ne nous donnent que des corps sans âme,

    lonqu'rlles ne nous instruisent pas des motifs qui ont fait agir les princes. et donné le

    mouvement à leun intrigues" (Lenoble dans May, 117).

    1.4 Mémoires : "je conte mon histoire"

    En dépit de tous les efforts des auteurs de romans historiques, après 17 15, le public

    ne s'intéresse plus au genre de la pseudo-histoire. D'une part, "le progrès de l'esprit

    bourgeois" (Coulet, 1967,324) au cours du siècle fit que les lecteurs n'avaient plus la même

    fascination pour les exploits des grands hommes, et commençaient à s'intéresser davantage

    a des récits moins illustres, mais plus personnels. De l'autre, même la "crédulité

  • monumentale" du public n'était pas inépuisable. et les romans historiques perdirent leur

    intérêt des que les lecteurs en déchiffrèrent !a formule. Ainsi. après 171 5. les romanciers

    délaissent peu 1 peu Ici rwi pour le ~'ruisernhlubZe. Mylne explique cette transition en mettant

    au jour les changemenrs que subit le concept de i*t;Ntt! après 17 15. Avant 17 15. on l'a vu.

    pour créer un récit vrai. les romanciers choisissent des sujets et des personnages historiques.

    et confondent le roman et l'Histoire dans le but de tromper leurs lecteurs. de convaincre

    ceux-ci que les oeuvres en question rapportent des faits avérés. donc plus acceptables et

    importants que des faits inventés. Après 17 15. Ir roman ne cherche plus 6 se rapprocher de

    l'Histoire. mais i l commence t traiter des sujets plus récents et plus intimes. C'est Lu Vie de

    !Cfuriclnne (Marivaux. 1 732). par exemple. comparée à L 'Histoire .srcrL;te de Henri I V roi de

    Custille (Mlle Caumont de la Force. 1695). Si le romancier ne se soucie plus de se

    rapprocher de I 'tlisroirr. c'est qu'il cherche désormais la vL;rirL: individuelle. Pour

    comprendre la littérature romanesque du XVIIIe siècle. dit Mylne. il faut pourtant distinguer

    entre la rL:ricL; (vrui. Y&-ilcrble). telle que conçue à I'Çpoque, et nos définitions

    contemporaines du terme. Au XVIIIe siècle. le concept de vérité permettait toujours une

    certaine part d'invention:

    Truth was a foundation on w hich one could build without altering its nature. [...]. [De nos jours], we expect every episode and detail to be fachial. Invention is inadmissible. If any part of the narrative is based on inference or conjecture. the reader should be warned. Clearly, if we apply these standards to the eighteenth-cenhiry wnters' daims, we may judge them more severely than they deserve. certainly more strictly than did most of their early readen. When an eighteenth-century novelist says that his story is 'tnie', we should in many cases be prepared to substitue the modem equivalent, 'based on fact' (Mylne. 28).

    La recherche de la vérité dans une oeuvre littéraire ne réside plus dans l'argument de

  • I'authenticitC histonque. mais devient sunout la quête de l'authenticité du comportement. des

    Cmotions et des réactions des personnages. ainsi que la quête du possible et du probable dans

    l'intrigue - autrement dit. du iruisenihluhlr.

    I I fallait donc que les auteurs trouvent un autre moyen que l'histoire pour rendre

    vnisembables leurs récits. technique qui rend en même temps compte de l'avènement de

    l'intérêt pour l'individu et sa psychologie. À cet Cgard. c'est la narration à la première

    personne qui s'est avertie une formule idéale. En fait. cette technique est tellement en vogue

    dans la première moitié du XVll le siècle que la bibliographie de S. P. Jones recense plus de

    deux cents romans écrits à la premiere personne entre 1700 et 1750. dont 120 romans-

    mémoires qui dominèrent la pkriode 17 15- 1 760 (Jones. xvi).'" Au lieu de rapprocher le

    roman de la réalité histonque. "objective". les mémoires tâchent de rapprocher le genre

    romanesque d'une réalité plutôt personnelle. subjective. donnant accès aux pensées les plus

    intimes du narnteur-personnage-'7 Cc changement d'objectif se fait par le biais du

    changement du type de narration. Dans le roman historique "à la troisième personne", le

    namteur est hktkrodikg3tiqt

  • réalisme objectif. Dans le roman-mémoires. par contre. il s'agit d'un narrateur "à la première

    personne", IrornodiGgGfique - "présent comme personnage dans l'histoire qu'il raconte"

    (Genette. 1972. 253), et souvent même uirroclit!gt!riqirr - le narrateur &tant le héros de son

    récit. ce qui "représente en quelque sorte le degré fort de l'homodiégétique" (Genette. 1972,

    253).

    Il est également important de considérer l'aspect temporel de la technique narrative

    du roman-mémoires. car c'est en partie le temps narratif qui distingue ce genre du roman

    épistolaire qui deviendra très populaire après 1 760. A cet égard. Jean Rousset explique bien

    qu'il existe "une dualité" dans la formule "Je conte mon histoire" laquelle est à la base du

    roman-mémoires : "'Je conte' est un présent. 'mon histoire' ou 'ma vie' sont du passé par

    rapport a ce moment où l'on parle" (Rousset. 1 7). Par contre. le roman kpistolairr. que nous

    allons examiner plus tard. sen l'"enregistrement de l'instant au fur et à mesure de

    l'expérience qu'en fait un sujet écrivant" (Rousset, 1 14). En quête de la vérité personnelle.

    le roman par lettres réduira de façon significative la distance entre I'évknement et la narration

    par rapport au roman-mémoires. En effet, pour Rousset. c'est la rétrospectivité qui est un des

    traits distinctifs du roman-mémoires tel qu'il se développa au XVIlIe siècle. Les autres sont,

    d'abord, le respect de l'ordre chronologique: "si le moment actuel est introduit, c'est en fin

    de récit, on s'arrange à ne pas mélanger les espèces temporelles" (Rousset, 23), et, ensuite,

    la présence d'un "il subreptice sous le je de la narration, qui se révèle dans des formules

    telles que 'je naquis"': "Comment peut-on dire 'je naquis', quand on prétend se raconter tel

    qu'on s'est vu vivre"? (Rousset, 23).

    Comme le souligne May, "les romanciers étaient parfaitement conscients des

  • avantages que leur offrait le puissant effet réaliste" offert par la perspective du narrateur

    homo/autodiégétique des mémoires (May. 5 3). Dans son article "Narrative point of view in

    Prévost's hf6moires diin honnde homme". ce roman étant un des meilleurs exemples de

    cette technique, P.J. Tremewan décrit en détail la stratégie narrative d'un auteur de

    mémoires. Par rapport à la narration hétérodiégétique. le lecteur d'un roman-mémoires

    sympathise davantage avec I'rxpérience subjective du narrateur-héros. car la distance entre

    narrateur et lecteur est dans ce cas réduite: contrairement cependant au cas du roman

    épistolaire. le narrateur du roman-mémoires, en racontant sa vie. s'adresse directement à

    nous. lecteurs des mémoires. Henri Coulet soulève le même point quand il affirme que "dans

    un roman-mémoires. i l n'y a personne entre le narrateur et nous" (Coulet 1985, 5). C'est

    ainsi que la narration autodiégétique des mémoires permet à l'auteur de représenter de

    manière fidèle les motifs. les sentiments et les pensées du personnage. tout en minimisant

    la distance entre lui et le lecteur (Tremewan, 45). Le but de Prévost. conclut Tremewan, est

    de présenter. en effet, de façon aussi "réaliste" que possible, les motifs de son namteur - et

    parce que "this exploration of motives must necessarily, in Prévost's view, involve

    knowledge gained through experience, his first-person nanator must also be a participator

    in the action and not merely an observer" (Tremewan, 45). Pour ainsi dire. à travers

    l'expérience subjective des personnages individuels, Prévost vise à amener ses lecteurs à une

    sorte de "comaissance authentique": "En pénétrant d'aussi bonne foi dans le replis de leur

    coeur, ils auraient incomparablement plus d'avantage à tirer de ces intimes observations. que

    de leurs censures extérieures et superficielles" (Prévost. dans Tremewan, 45). Et Coulet de

    résumer la différence entre l'effet de réel crée par le roman-mémoires et celui prduit par le

  • roman historique : "en un mot. l'emploi de la première personne pemei aux romanciers une

    transposition du réel moins forte et plus plausible que celle qu'ils trouvaient dans les romans

    i la troisième personne des Cpoques précédentes" (Coulet. 1967, 32 1 ).

    Souvent. les auteurs des romans-mémoires ont encore recours aux procédés

    d'authentification semblables à ceux qui accompagnaient les romans historiques. Cette fois.

    cependant. il s'agit de défendre à la fois la véntC de l'histoire racontée et l'authenticité du

    texte lui-mème. Dans leurs pantextes "les romanciers insistent sur la véracité de ces

    :Mhuires : le manuscrit a été trouvé dans une vieille maison, ou traduit d'une langue

    etrangère. ou confié à l'éditeur par la famille du narrateur, etc." (Coulet, 1967, 320).IJ D'un

    côté. toujours sur la défensive. l'auteur réel du roman-mémoires peut se distancer autant que

    possible de l'oeuvre; i l tente de nier son rôle de créateur et prétend qu'il s'est limité au rôle

    d'éditeur. en corrigeant quelques fautes stylistiques. en choisissant un titre. en moditiant les

    noms propres. etc. (May. 53). De l'autre. pourtant. dans son exploration de l'individu.

    l'auteur veut convaincre son lecteur que le point de vue prkenté dans le roman - car "chaque

    roman est I'expression d'un point de vue" (Tremewan, 45) - est entièrement celui du

    narrateur et non celui de l'auteur-"rédacteur". Le romancier de certe époque emploie aussi

    d'autres procédés d'authentification du texte, tels que des noms propres dissimulés par

    moyen d'initiales, d'astérisques ou de points de suspension, procédés utilisés pour protéger

    l'identité des personnages. Citons, à titre d'exemples, les Mémoiresposthumesdu Comte D...

    Pour le détail des enjeux et des avatars de cette défense du roman, voir Le topos du manuscrit trouvé. Hommages a Christian Augelet. ~ d s . Jan Herman et Femand Hallyn. Louvain-Paris: Éditions Peeters, 1999.

  • B... du chevalier de Mouhy ( 1 736). ou les Conj2ssions du Cornle de ... de Duclos ( 174 1 ).

    Certes. a la longue. comme c'Ctait le cas pour l'Histoire, dit May, "il serait naïfde penser que

    les lecteurs du temps Ctaient immanquablement dupes des explications offertes par tant de

    prkfacrs aux romans-mimoires du temps" (May. 53). Et il nous fait même voir le roman-

    mémoires comme une extension du roman historique: "tous deux tendent à détourner le

    roman de l'imaginaire et a le consolider en le rapprochant de l'historiographie" (May. 53).

    Quant à l'autre argument soulevé contre Ir genre. d'ordre moral. la teneur didactique

    des deux techniques n'est pourtant pas la même. Contrairement au réalisme "objectif' du

    roman historique. l'effet de réel produit par le roman-mémoires est un réalisme

    psychologique qui "explique la conception par ces écrivains de personnages dont les mobiles

    n'ont plus l'exaltation de rigueur dans les romans précieux, dans les nouvelles historiques

    de la fin du X V l k siticle [...] ; mais de personnages dont les gestes et les pensées

    s'expliquent au contraire par des motifs condamnables. du moins fort communs. prosaïques

    et terre-à-terre [...]" (May. 58). Aussi les romanciers-psychologues vont-ils plus loin dans

    leur défense de la fonction morale du roman quand ils affirment enseigner autant par la

    peinture des vices que celle des vertus: "le romancier, qui sait présenter de manière

    ressemblante et peut-ètre même satirique un véritable tableau de la vie humaine. ou une

    galerie des ndicules humains, est assuré immédiatement d'avoir une utilité morale éminente,

    car le lecteur, qui y r e c o ~ a i t ses défauts et ses ridicules, en sera frappé et voudra s'en

    corriger" (May. 1 10). Selon cet argument, qu'on rencontre surtout à partir des années 1730,

    le rôle du romancier est bien de peindre non seulement les vertus, si importantes chez un

    personnage historique, mais aussi les faiblesses humaines, dont le lecteur peut aussi tirer une

  • leçon morale.'" En fait. cette affirmation ressemble beaucoup à celle employée au XVIIe

    siècle pour défendre les comédies de Molière contre ses dhncteua. Ainsi. en 1 745. dans son

    Di.scoirr.s szrr Ir ronwn. Baculard D'Arnaud confirme que: "Un bon roman est autant capable

    de comger l'esprit humain qu'une comédie de Molière ou le traité de monle Ir plus

    métaphysique: jamais on n'arrachera les hommes de l'erreur que par la représentation de

    l'erreur méme" (May. 1 13). Ainsi. les romanciers du XVIIIe font appel a l'argument du

    "tableau de la vie humaine" pour montrer que leurs oeuvres. tout comme les grandes

    comédies de l'âge classique. sont utiles h la société. Plus utiles même que des oeuvres

    purement historiques qui. si elles suivent le principe d'objectivité et de vérité pure. ofient

    parfois la peinture des vices. mais ne permettent pas la même analyse psychologique et

    morale que le roman ouvertement subjectif.

    1.5 Lettres : "ici" et "maintenant" de la narration réaliste

    Crébillon se sert précisément de cette théorie dans sa préface aux Égarements du coarr et de 1 'esprit ( 1736). ou i l défend le nouveau réalisme psychologique comparé aux romans extravagants de la période précédente :

    "Le roman, si méprisé des personnes sensées, et souvent avec justice, senit peut- être celui de tous les genres qu'on pourrait rendre le plus utile, s'il était bien manié, si, au lieu de le remplir de situations ténébreuses et forcées, de héros dont les caractères et les aventures sont toujours hors du vraisemblable, on le rendait, comme la comédie, le tableau de la vie humaine, et qu'on y censurât les vices et les ridicules.

    Le lecteur n'y trouverait plus à la vérité ces événements extraordinaires et tragiques, qui enlèvent l'imagination, et déchirent le coeur, plus de héros qui ne passât les men que pour y ètre à point nommé pris des Turcs, plus d'aventures dans le sérail, de sultane soustraite à la vigilance des eunuques, par quelque tour d'adresse surprenant ; plus de morts imprévues. et infiniment moins de souterrains. Le fait préparé avec art, serait rendu avec naturel. On ne pêcherait plus contre les convenances et la raison. Le sentiment ne serait point outré; l'homme enfin verrait l'homme tel qu'il est; on l'éblouirait moins, mais on l'instruirait davantage" (Crébillon, dans May, 1 1 1).

  • Le roman-mémoires fut lentement remplacé dans la production romanesque par le

    roman épistolaire. Bien qu'il existe des exemples de romans par lettres même au XVIIe

    siécle. dont les très fameuses Lrirres port~iguises ( 1669) - prises, cependant. pour de vraies

    lettres et non une oeuvre fictive (Coulet. 1967. 223) - c'est surtout après la parution en

    français de Purnelu ( 1 747) et de Clurissu Hurlow ( 1 75 1 ) de Samuel Richardson que le

    nombre de romans épistolaires en France commence à augmenter. I I est généralement admis

    que c'est la publication de Lu Noirwllr Hl;loiSr de Jean-Jacques Rousseau en 176 1 qui

    marque la fin de l'ire des mimoires et le début de celle des ~ettres." Le roman Cpistolaire

    continue à dominer la scène littéraire en France jusqu'à la Révolution, et atteint son zénith

    vers la tin du siècle. avec la publication en 1 782 des Liuisons dungereicstiv de Choderlos de

    Laclos. vues comme Ir chef-d'oeuvre de toute la production romanesque du siècle des

    Lumitires. Entre-temps fut publiée une profusion de romans par lettres. tels que les Lettres

    4 1 nrurqiris de Rosellr de Mme Elie de Beaumont ( 1764). L '.4moitr GproitvGpur iu mort. ou

    Lettres mo&rnrs de h r x umuns de vieille roche de Mme Thiroux d' Arconville ( 1764), les

    Lettres de lu Dtrchesse de * ** air Duc de ** * ( 1 768) et les Lettres ilth2nirnnt.s ( 177 1 ) de

    Crébillon. Les sucri/ices de 1 'umoirr. oir Lettres de la vicomtesse de Senanges et du chevalier

    de Versenui de Dont ( 177 1 ). ou Le paysan perverti de Restif de la Bretonne ( 1775).

    Le roman par lettres est une forme idéale pour véhiculer une nouvelle sorte de

    réalisme: il constitue "un moyen privilégié de peindre la réalité sociale cians toute sa

    11 est intéressant de noter que Crébillon fait exception a cet ordre chronologique: son premier roman est épistolaire, les Lettres de Ir> Murquise de M*** au Comte de R *** ( 1732), et il publie ensuite un roman-mémoires, Les ~~aremen t s du coeur et de l'esprit, ou Mimoires de hf. de Meilcour (1736). (Mylne, 125).

  • complexité" (Ouellet. 11 18). donnant ainsi naissance au réalisme social. Cette technique

    offie la possibilité d'exposer l'univers non seulement psychologique mais aussi social d'une

    multitude de personnages: en donnant la parole aux paysans et aux roturiers aussi bien

    qu'aux nobles. elle peut brosser ainsi un portrait encore plus complet de l'existence humaine

    que ne l'a fait le roman-mémoires." Sur ce point. les romanciers fmnçais furent sans doute

    influencés par la littenture anglaise: "la Parnela de Richardson est la fille de pauvres payuns

    : le Tom Jones de Fielding est un enfant trouvé" (May 164). Cependant. surtout vers le

    milieu du siticle - donc, au commencement du réalisme social en France - i l y eut plus de

    résistance 6 ce mouvement en France. marquée par la doctrine classique. qu'en Angleterre:

    "En effet. les romanciers d'Angleterre qui furent connus à ce moment en France. et. en

    particulier. les Fielding. Richardson et plus tard Smollett. sr montraient beaucoup plus

    disposés que les meilleurs de leurs confrères fiançais i la mode au mème moment, à donner

    les premières places dans leurs romans à des personnages d'extraction très humble" (May.

    164). Cette résistance commence à diminuer avec la publication de Lu Noirveffe Hiloïse.

    Les remarques suivantes de Saint-Preux. déplorant la volonté d'empêcher le réalisme social

    d'entrer au théitre, s'appliquent également au roman:

    Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille âmes dont il n'est jamais question sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois et des artisans aussi

    Il est vrai que dans certains romans épistolaires, on ne présente que les lettres d'un seul épistolier, par exemple, Les Lettres portugaises, et que dans d'autres, le destinataire des lettres joue un rôle surtout passif. par exemple, dans Les lettres d 'une péruvienne de Mme de Graffigny (1 746). où Aza ne répond qu'une seule fois. Cependant, comme l'explique Mylne, "letten of this kind are a fint-person descriptive account of events and reactions [...]. A novel composed chiefly of letten of this kind does not exploit al1 the possibilities of the genre" (My lne, 1 49).

  • bien que des marquis : Socrate faisait parler des cochers. menuisiers, cordonniers. maçons. Mais les auteurs d'aujourd'hui qui sont des gens d'un autre air, se croiraient déshonorés s'ils savaient ce qui se passe au comptoir d'un marchand ou dans la boutique d'un ouvrier : il ne leur faut que des interlocuteurs illustres, et ils cherchent dans le rang de leurs personnages l'élévation qu'ils ne peuvent tirer de leur génie (May. 172).

    Mais même dans Lu ~ ' V o i r v d k HdOik. les personnages principaux sont tous des

    nobles: les personnages roturiers n'arrivent en force qu'avec le paysan et la paysanne

    "pervertis" de Restif de la Bretonne. vers la fin du siécle.

    La plus intéressante différence entre les mémoires et les Lettres se situe pourtant au

    niveau narratifet elle concerne, d'abord, la perspective temporelle. Comme nous l'wons vu,

    le roman-mémoires est la présentation du point de vue ritro.sprcri/' d'un narrateur

    homodiégétique ou autodiégétique. Le roman épistolaire. lui. prisente un ou plusieurs points

    de vue également homodiégétiques, mais qui sont irnrn~diuts au lieu de rétrospectifs (Mylne.

    149). L'effet de réel. alors. acquiert dans le roman épistolaire une dimension non seulement

    événementielle, mais aussi temporelle. Dkja aux yeux d'un des critiques a l'époque des

    Lumières, Desfontaines, "le roman épistolaire est beaucoup plus convaincant que les

    mémoires ou le récit historique parce que les lettres. contemporaines de l'action vécue -

    quand elles ne la constituent pas elles-mêmes -, ne sont pas sujettes aux déformations du

    souvenir" (Ouellet, 12 12- 12 1 3).

    La critique moderne, munie d'outils narratologiques, va plus loin encore dans

    l'analyse des particularités de la forme épistolaire. En employant les termes narratologiques

    de Genette, Jan Herman explique que la technique narrative que le roman épistolaire utilise

    pour produire le vraisemblable consiste essentiellement dans "la diégétisation de l'acte

    narratif' (Herman, 5 1). L'instance nanative du roman-mémoires est mdiégétique - M.

  • de Renoncour. auteur présumé des Mt;moires d'lin homme de yiiulitt!, est un narrateur

    extradiégétique dans la mesure OU i l prétend s'adresser au public réel (Genette. 1972.238).

    L ' instance narrative du roman épistolaire. par contre. est intrudiigdiqiir - les lettres ne sont

    pas adressées à "nous", lecteurs réels, mais à un autre personnage dans la dikgèse même.

    Cette diégétisation du récit augmente la vraisemblance de l'oeuvre.

    notamment en libérant le narrateur de la nécessité de la mémoire parfaite. qu'exigeait le roman-mémoires. En déléguant la fonction narrative à un personnage intérieur, le roman par lettres plaqait la narration au sein même de la diégèse, ce qui assurait le maintien de l'illusion: l'oeuvre n'était pas produite, el le se produisait en quelque sorte elle-même. L'instance extkrirure. l'ultime responsable du récit, pouvait rester muette et voilée (Herman. 127).

    Dans les mémoires, le narrateur est censé jouer une triple fonction narrative: au

    niveau intmdiégétique. il est le héros dans les événements: au niveau ctxtradiégétique. i l est

    le narrateur de ses mémoires: au niveau que Herman nomme non cliLgdiqire (Herman, I Y),

    i l est l'auteur réel qui icrit et publie le texte. La figure de l'auteur est donc encore visible.

    Dans le roman épistolaire. par contre. l'auteur disparaît entièrement derrière les personnages,

    le lecteur ne sent jamais sa présence, et l'effet de réel que recherche le romancier est ainsi

    soutenu. "Pour les adversaires de toute intrusion d'auteur, le roman épistolaire apparaîtra

    souvent comme la meilleure formule pour créer l'illusion romanesque. 'L'auteur ne s'y

    montre jamais', écrit Marmontel au sujet de Clarisse: on ne soupçonne pas même qu'il en

    est un. On est persuadé que ce n'est qu'un recueil de lettres. qu'on n'a pas même

    retranchées. "' (Ouellet, 1223). C'est ainsi que le roman épistolaire représente aux yeux des

    romanciers et des lecteurs la technique narrative la plus favorable à la production de

    l'illusion réaliste que recherche le romancier.

  • Henri Coulet met bien en lumière que la diégétisation de l'acte narratif force le

    lecteur réel à assumer. paradoxalement. un rôle plus actif dans l'interprétation du texte.

    le rapport des épistoliers avec leurs destinataires s'établit 3 un autre niveau. en un autre lieu. Ce n'est pas à nous [lecteurs réels] qu'écrit la religieuse portugaise. ni la marquise ou la duchesse de Crébillon. ni le jeune homme qui rédige le récit de Lu G'oiture rmboitrb&. ce n'est pas à nous qu'icrivent les Cpistolirrs de Lu Noirvefie Hdoike ou du Puysun perverti. Nous sommes donc invités à rester à distance de ces scripteurs, à nous défier de ce qu'ils Gcrivent. Le roman-mémoires au contraire exclut cette distanciation, le narrateur parlant de lui s'adresse directement à nous. nous gagne à ses vua. sans qu'un seul instant nous trouvions dans le texte une incitation à ne pas jouer le jeu, à rompre la connivence (Coulei. 1985.5).

    Certes. les lettres du vicomte de Valmont dans Les Liuisons hngereiisrs. par

    exemple. ne sont aucunement une confession faite au lecteur. comme c'est le cas pour les

    Con/>.ssion.s dit Conire de ..... et puisqu'il ne s'adresse jamais au lecteur réel, Valmont ne

    peut pas demander à ce lecteur de le pardonner. ou tenter de le convaincre de quoi que ce

    soit. Or. précisément. puisqu'il en est ainsi. le lecteur est forcé à interpréter le texte d'un oeil

    critique. et à juger Valmont selon sa propre vision du monde et du littéraire. Au cours du

    XVIIIe siècle, nous assistons à un changement de techniques narratives qui, de l'Histoire aux

    Lettres, met en valeur le rôle du lecteur dans le processus de création et d'interprétation de

    l'oeuvre.

    Tout comme les deux genres précédents, le roman épistolaire se prête toujours

    facilement aux prétentions d'authenticité: "le paquet de lettres trouvées par hasard ou

    confiées par une main pieuse ou vengeresse représente, pour les défenseun du roman, un

    document de premier ordre. Document historique, il oscille entre le tableau de moeurs et la

    peinture du coeur humain*' (Ouellet, 12 12). A ce propos, Mylne ajoute que le succès de la

  • correspondance au XVIlIe siècle renforce la plausibilité du roman épistolaire:

    It \vas common practice to preserve al1 letters, sometimes including copies of thoss one had sent. and to pass on to one's fnends copies of any missives of genenl interest which one might have received. The letter was both a more durable document and more of a social institution than it is nowadays. To the eighteenth-century reader there was nothing inherently improbable in someone's having kept a whole series of letters which might later be found and published. It was this fact which enabled fictional letters. like memoir- novels. to masquerade as real-li fe products ( My lne. 1 46).

    Mylne note. cependant. que les lecteurs au XVIIIe se rendirent vite compte que,

    comme les pseudo-mémoires. les recueils de lettres pouvaient facilement Stre fictifs.

    1.6 Le conte ou du bon usage du merveilleux et de la liberté narrative

    Pendant que le roman suivait ainsi son trajet vers la saisie du vrai et du vnisembable,

    i l se dkveloppait sirnultaniment une autre forme de fiction en prose. qui opérait selon des

    principes entièrement différents de ceux qui gouvernaient l'écriture des romans - le conte.

    Oral ou écrit. le conte semble avoir toujours existé d'une manière ou d'une autre. Nicole

    Guenier. dans sa présentation au colloque "Roman et Lumières au XVlIle siècle", souligne

    qu'au XVIlIe siècle. le conte était un genre assez vaguement défini, car les théoriciens de

    l'époque ne se mettaient pas longtemps d'accord sur ses particularités narratives. Cependant,

    malgré la variété des contes, il semble que l'on était plus ou moins certain que le trait

    primordial du genre était son caractère d'inventé, d'imaginé, ou, comme l'a dit le

    Dictionnaire de Richelet ( l68O), d"'ingénieuxW (Gueunier, 432). Dans I'Encyclopiie de

    Diderot, on détinit le conte comme un %cit fabuleux, en prose ou en vers dont le mérite

    principal consiste dans la variété et la vérité des peintures, la vivacité et la convenance du

    style, le contraste piquant des événements" (Diderot dans Gueunier, 432). A cet égad, la

    -36-

  • définition du conte n'a pas beaucoup changé depuis ce temps-là : I'En~vcIopue

  • personnages. des moeurs et des institutions de leur époque. comme ils se moquent du

    rneweilleux avec humour" (Barchilon, xv).

    L'innovation qu'introduit le XVIlIe siècle dans l'histoire du conte est. entre autres.

    I'avknement du conte philosophique. Sous la plume des Lumières. le conte - où

    I'invraisembable est permis et qui met en évidence la position du narrateur - s'empare de la

    philosophie pour produire un genre littéraire qui est tout aussi important dans l'histoire

    littiraire dc l'c!poque que Ir roman. Dans son article "Bouffler's Lu Rrinr tir Gdconde and

    the Conte plzilosophiqtrr as an Enlightenment Form". Thomas Kavanagh définit le conte

    philosophique comme un récit qui défend une proposition philosophique. non pas à travers

    une argumentation logique abstraite. mais à l'intérieur d'une narrative didactique dont le

    lecteur est censé tirer une conclusion (Kavanagh. 5 ) . Les personnages et les événements du

    conte sont subordonnks i l'illustration de la leson philosophique. Contrairement au roman.

    auquel on imposait des règles. le conte jouissait d'une liberté certaine: i l ipore l'unité de

    lieu. de temps. et d'action; il récuse la vraisembiance et, volontiers. les bienséances: il a pour

    but d'amuser le lecteur. Le conte philosophique, conclut Kavanagh. est une fusion de la

    liberté associée au conte et du didactisme propre à la fable.

    Selon Yvon Belaval, trois thèmes principaux sont véhiculés par le conte

    philosophique des Lumières. Premièrement, le thème du couple maître-disciple, lequel

    structure tant les rapports entre Pangloss/Martin et Candide que ceux qui lient le maître et

    Jacques. Deuxièmement, le thème du voyage qui a ici une fonction éducatrice; dans l'esprit

    cartésien. le héros du conte "ouvre le livre du monde" (Belaval, 3 1 1) pour en tirer toutes les

    leçons et les expériences qu'il peut. Troisièmement, le thème de la naïveté, ou de

  • l'ignorance. comgée par l'expérience. La naiveté de Candide. par exemple, a "en antithèse.

    non la raison du philosophe. mais le bon sens. nourri d'expérience [...] de Martin" (Belaval.

    3 1 I ). Demère ces trois thèmes réside le principe fondamental que le conte "doit enseigner

    une vérité" (Beiaval, 3 1 1 ). mais d'une manière tout à fait diffkrente du roman. Mettant en

    contraste la "vérité" du roman et celk du conte. Belaval dit: "La vérité du récit est la

    semblancr au vrai. la vraisemblance: concrète. individuelle. imprévisible [...]. Toutefois.

    tandis que le roman offre l'exemple d'irnr Jrsrink. c'est-à-dire. en imitation. l'exemple

    d'une vkrité historique. Ir conte. meme quand il prend pour thème lu destinée - sous-titre de

    Zudig - en fait un théme philosophique où la liberté de l'invention éloigne encore plus de

    l'Histoire" (Belaval. 3 12). La vérité profonde du conte n'est donc pas "romanesque", mais

    philosophique: "ses personnages ne proposent pas des exemples. mais des illustntions

    d'idées, des idées illustrées" ( Belaval. 3 1 2).

    Le conte philosophique n'a ainsi nullement le même rapport i Ibillusion réaliste que

    le roman. Ses personnages n'ont pas de véritable profondeur psychologique et I'action du

    conte ne suit pas forcément un déroulement logique: "Nos marionnettes vivantes ressemblent

    à des personnages. mais elle les schématisent: elles sont jetées dans une suite de rencontres

    qui ressemble a de l'Histoire. mais cette Histoire ne se déroule pas dans un temps historique:

    elles dialoguent mais c'est sans refléchir, en récitant la leçon qu'on leur souffle", résume

    Belaval (Belaval. 3 16). Bref, tout est permis, à condition que tout ce qui anive mène à

    l'enseignement de la 'Vérité" philosophique qui est à la base du conte.

    En même temps, le conte philosophique présente une relation entre l'auteur et le

    lecteur diamétralement opposée à celle qu'on recherche dans le roman. Comme nous l'avons

  • vu, dans le cas du roman. i l y a une volonti de la pan de I'auteur de tromper son lecteur:

    I'auteur crée une illusion de la réalité. et i l s'absente de la narration pour mieux soutenir cette

    illusion. Dans l'histoire. i l se cache derriére le monde présenté: dans les mémoires et les

    Lettres. en utilisant des procédés variés. derrière le narrateur-personnage. Dans le cas du

    conte. cependant. le conteur-narrateur est complice de I'auteur: il représente celui-ci au sein

    de la narration et dialogue constamment avec le lecteur. Comme il est bien visible et

    commente les événements. le lecteur. lui aussi. garde "a critical. amused. and subversive

    interpretivr distance" (Kavanagh. 9) qu i lui permet de préserver sa lucidité dans sa lecture

    de la thèse de I'auteur. La relation d'kgaliti entre l'auteur et le lecteur est appuyée par

    l'ironie souvent présente dans le conte. ainsi que par de fréquentes interventions explicites

    de la part de I'auteur (Kavanagh. 9). En fait. suggére Kavanaph. aux yeux d'un conteur

    comme Voltaire. le danger inhérent à la littknture "réaliste" est qu'elle sous-estime le rôle

    et les capacités intellectuelles du lecteur: sa capacité de juger. d'arriver à une appréciation

    de la signification et des implications des événements présentés. En demandant au lecteur

    de penser avec I'auteur et non de ressentir le monde représenté. le didactisme ironique du

    conte philosophique fait appel à l'autonomie et à la responsabilité intellectuelles du public

    (Kavanagh, 9).

    Après avoir esquissé les différentes tendances réalistes qui se développèrent au cours

    du XVIIIe siècle, parallélement à la littérature ouvertement fictive, nous serons plus en

    mesure de mettre au jour la position spécifique de Jacques le Fataliste face à cette tradition,

    projet dont le lecteur fait panie intégrante. Comme nous pouvons le constater, le roman

    attaqué fait le mouvement vers le réalisme tant au niveau de l'histoire, que Genette définit

  • comme "le signifié ou contenu narratif'. qu'au niveau du rtkit - "le signifiant. énoncé.

    discours ou texte narratif lui-même" (Genette. 1972. 71). Sur le plan de I'hisioirr. la

    tendance réaliste touche les personnages, les évinements. le cadre et le temps du roman (Bal.

    1). Les personnages et le cadre du roman évoluent vers le réalisme social. qui sera cher au

    XlXr siécle: dans le roman de la fin du siècle. les personnages ne sont plus les grands nobles

    du roman historique. mais des gens moins illustres - des hommes et des femmes ordinaires

    qui écrivent leurs mémoires. ou bien qui Cchangent des lettres. De la mème manière. le cadre

    (ou l'espace) n'est plus forcement un chiteau. un palais ou un grand site historique. mais le

    milieu de tous les jours. Les gvénements du roman sont moins &pndioses et plus banals: ils

    sont par conséquent plus plausibles pour le lecteur ordinaire. Le temps marque la mème

    progression vers le vraisemblable. l'expérience quotidienne du lecteur. montrée si bien dans

    la manière de traiter le temps dans l'Histoire. les mémoires et les Lettres. En fait. comme

    le montre lan Watt dans son étude des nppons entre le réalisme philosophique et le littéraire.

    la mise en évidence de I'individualité des personnages et la concrétisation de l'espace et du

    temps sont des manifestations par excellence de la quête de l'effet de réel dans la littérature.

    Au niveau du rtkit, la recherche du réalisme se fait à travers le changement de perspective

    narrative. Dans le roman historique, il s'agissait d'un narrateur hétérodiégktique. lequel était

    censé contribuer à la production du vrai - c'est-à-dire de la vérité de type historique,

    "objectif*. Les mémoires et les Lettres, par contre, ont mis en place un narrateur

    homodiégétique, et souvent même autodiégétique, qui produisait l*illusion de la vérité, le

    vraisemblable, et permettait au roman d'atteindre un autre niveau de réalisme - le réalisme

    psychologique et moral, subjectif.

  • À la fin du siècle. Diderot - dialogiste et conteur - s'insère à sa manière dans cette

    discussion sur les rapports du roman et du réel. voire sur le réel lui-même. En récusant les

    tentatives des romanciers de faire passer leurs fictions pour la relation de faits avérés, pour

    le récit qui. au moins. imite le réel. Diderot montrera de façon flagante la nature tictionnelle

    de son roman. tout en insistant. paradoxalement. que ses mensonges sont des vCritcs. C'est

    ce paradoxe qu'il nous conviendra d'interpréter. I I emprunte au conte ses invraisemblances

    et sa liberté narrative. et les fusionne avec les protestations de "%rité" et de "vraisemblance".

    devenues lieu commun du roman des Lumières, pour créer une "espèce de roman.' qui

    s'interroge sur le roman. qui interroge le réel lui-même. Qu'est-ce le "vrai" ou le

    "vraisemblable"'? Qu'est-ce qui crée l'effet de réel dans le monde romanesque'? Est-il

    possible pour l'art de représenter la réalité. ou la réalité est-elle si incomprehensible et

    insaisissable que toute tentative de la représenter est vouée à l'échec'? En fait. Diderot utilise

    la narration elle-même comme arme principale contre I il lusion "réaliste" telle que ses

    contemporains l'ont imposée au roman. Il emprunte la technique narntive du narrateur

    explicite du conte pour dévoiler l'auteur et le lecteur absents d'habitude de la diégese, pour

    montrer que le lecteur