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Les graines de l'orage

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Page 1: Les graines de l'orage
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CLARISSE FRANCILLON

L E S

G R A I N E S

D E L ' O R A G E Roman

PIERRE HORAY

22 bis, passage Dauphine Paris VIe

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Du même auteur :

Aux Éditions Gallimard

Chronique Locale. La Mi voie. Béatrice et les Insectes. Coquillage. Le Plaisir de Dieu. Les Meurtrières.

A l'Abbaye du Livre Les Nuits sans fêtes. La Belle Orange. Festival. Le Quartier. Le Désaimé. Quatre Ans. Les Fantômes.

Aux Éditions Pierre Horay La Lettre. Les Gens du Passage. L'Enfant de Seprembre.

Aux Éditions Julliard Le Frère.

Désirez-vous être informé des ouvrages que publiera l'éditeur de ce livre? Il vous suffït d' indiquer votre nom et votre adresse aux Éditions Pierre Horay, 22 bis, Passage Dauphine, Paris (6) et vous recevrez chaque mois, gratuitement et sans vous engager à quoi que ce soit, leur bulletin d'information qui vous donnera tous les renseignements désirables sur les ouvrages nouveaux en vente chez votre libraire.

© Éditions Pierre Horay, 1966

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Blanc et tiède, gluant de sirop, crénelé d'oves en sucre et hérissé de bougies, l'objet resplendit au milieu de la cuisine, mais il faut quelque ap- plication à Alberte pour déchiffrer Alberte sur le badigeon moiré qui se solidifie. Les entrelacs de la poche à douille vont s'enchevêtrant un peu plus d'année en année à mesure que l'arthrose encrasse les articulations de RanMère, et chacun peut prévoir le temps où Alberte se perdra défi- nitivement dans un fouillis de spirales, de trèfles, de volutes et d'ellipses. L'épreuve sera-t-elle ter- minée alors, accomplie la quête, épreuve imposée par qui, quête de quoi, commencées voici neuf ans, dix mois, onze jours, calcule-t-elle huit ans, dix mois, onze jours, calculait-elle l'année précédente mais qu'était-ce que cela huit ans, une misère, un fétu charrié par le flot

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limoneux de la durée, car c'est à dater de neuf ans que les choses entrent en ligne de compte, que les réelles transmutations s'opèrent et le chiffre neuf se gonflait d'allégresse, de pro- messes, tandis que le suprême-champignons, issu d'un sachet, écumait dans la vaisselle des céré- monies, masquant les pantalons à sous-pieds, les jupes à crinolines, les adages en demi-cercle, l'habit ne fait pas le moine ciel pommelé femme fardée sont de courte durée tel qui rit vendredi dimanche pleurera, et une main surnaturelle se dégageait des nuages pour décerner une gemme irradiante à un pauvre hère, tête basse, rivé à son tabouret : tout vient à point à qui sait attendre. « Un mensonge », se dit Alberte qui décrocha les deux poignées capitonnées, saisit les anses de la co- cotte-minute. L'espace d'un instant, l'odeur des échalottes roussies domina celle du ripolin frais, puis la peinture reprit ses droits. Ecœurante, douceâtre, elle régna à nouveau dans tout ce pa- villon de Cormeilles-en-Parisis si fiévreusement désiré, convoité, où la famille Ludrin venait en- fin de déverser le contenu d'une des déména- geuses de M. Driard. « Absolument éhonté ce mensonge », continua à penser Alberte et elle

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poussa un hurlement, malgré les protège-doigts, parce qu'elle se brûlait aux anses prétendument isolées, et parce que la vapeur fusait du minus- cule orifice avec des sifflets furieux. « Je croyais que la maison explosait... laisse donc couler le robinet d'eau froide sur le couvercle, crétine », cria Annick, apparue à travers le tourbillon lai- teux où les écumoires, louches et coutelas dan- saient la bacchanale. Ce goût immodéré de la famille Ludrin pour les fêtes, quel cauchemar, et si les petits-enfants Ludrin arrivaient à dormir au milieu de ce vacarme, quel prodige ! « Le plus scandaleusement éhonté de tous les men- songes », pensa encore Alberte car elle avait beau attendre, avait eu beau attendre (sept ans huit mois trois jours maintenant), le joyau mira- culeux n'avait pas clignoté à l'orée de son ciel, et quand bien même de furtives lueurs l'annonce- raient à présent, ne surgirait-il pas trop tard, ne risquerait-il pas la collusion avec les déchets accu- mulés de la patience Ludrin, de nos patiences mortes ? Depuis combien de mois Albert Ludrin guettait-il au coin des lèvres de Michèle les fos- settes d'autrefois, ces tenues, ces tendres acco- lades qui auraient dû renaître quand il avait signé le chèque du premier acompte pour le pa-

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villon de Cormeilles, un million tout de suite, le reste payable en douze ans ? Depuis combien d'années Marco Ludrin attendait-il l'avènement de la justice sociale, et jadis RanMère Ludrin ne guettait-elle pas le vélo du vaguemestre, dont la boîte devait renfermer une carte de RanPère, alors que déjà le vieux M. Hugues avait entrevu RanPère s'efforçant de gagner le Poste B 117, les poings au ventre, les pieds empêtrés dans les racines mises à nu, et qu'alentour la mitraille re- bondissait des cratères en aboyant ? RanPère qui en somme ne l'était pas, ne l'avait jamais été, la vie lui ayant tout juste octroyé la permission d'être père et durant dix ou douze ans, pas plus. Mais un unique enfant ne suffisait pas à vous tenir éloigné des premières lignes, et tête nue, le casque envolé, le flingue aussi, se pressant l'ab- domen à deux mains, butant contre les souches et contre les cadavres, courant vers le Poste de secours 117, telle fut l'ultime vision que conserva en sa mémoire le vieux M. Hugues, ju- vénile à cette époque-là, étrangement mince sous la capote qui lui battait les molletières. A droite, à gauche, les obus foraient la terre argileuse. La compagnie s'élançait à l'assaut des Hurlus.

Jusqu'à quel âge chacun des trois enfants Lu-

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drin, auxquels jamais grâce ne fut faite d'aucun détail de cette attaque-là, s'imaginèrent-ils que les Hurlus c'était non point un village en Cham- pagne mais le vocable qui désignait le Boche, le Chleuh, le Scélérat, l'Ennemi, et où donc l'of- fensive se déclenche-t-elle aujourd'hui, qui l'en- gage, de quelle année s'agit-il, s'agissait-il, Chré- tiens contre Infidèles, Bleus contre Rouges, Jaunes Clairs contre Jaunes Foncés, Mangeurs de dieux contre Mangeurs d'Hommes, en quel lieu se tapit le Méchant, où s'embusquent les Hurlus ? Une clameur retentit, RanMère à quoi as-tu pensé, qu'est-ce que c'est que ça RanMère, tu as flanqué une bougie en trop peu, c'est pas vingt-trois ans qu'elle a ce soir Annick, tu la ra- jeunis, tu nous rajeunis tous, chouette alors, et les membres de la famille Ludrin et les invités des Ludrin se prirent par le bras et entonnèrent en chœur

S'est gourée S'est paumée RanMère RanMère Un zéro a mérité RanMère RanMère

trois ans trois mois une semaine que c'est arrivé, calculait Alberte, chantant et se balançant en

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cadence comme les autres. Si Annick avait vingt- quatre ans elle-même ne pouvait, dieu merci, en avoir moins de trente. Si elle en avait eu vingt- neuf et Annick vingt-trois, cela ne serait arrivé que depuis deux ans trois mois une semaine, une année de plus l'éloignerait du terme assigné à cela. Puisque d'évidence il y aurait un terme. Dût-il se confondre avec la mort. Autour d'elle

on riait, on vérifiait le nombre des petites tiges translucides qui se reflétaient dans les carreaux de céramique revêtant les parois, tous d'un blanc uni afin de donner plus de clarté à la pièce, sauf deux ou trois, dispersés ici ou là, illustrés d'une touffe de radis, d'une rondelle d'œuf dur, d'une poire crassane : la fantaisie du maître-carreleur Albert Ludrin ne connaissait pas de limites, et les dames de l'immeuble estimaient que Mme Michèle avait bien de la chance de pos- séder un pareil mari. Sa cuisine somptueusement aménagée, et pour rien.

Pourtant Mme Michèle ne semblait nullement consciente de ses privilèges, au contraire, elle se plaignait de l'exiguïté du logement, elle aspirait à le quitter. C'est avec émotion et langueur de la voix qu'elle évoquait les pavillons de banlieue, les jardinets cernés de treillis grêles, séparés les

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uns des autres par un cordon de tuyas poussié- reux et chétifs sous le crachottement des gout- tières. « Par exemple ce que je regretterai quand on sera parti, ça sera mes voisins, ah oui... Pas tous vous vous en doutez non pas tous, mais... » Elle regretterait, et combien, les Vandigleu, les Onraive, les Driard. Pas la Veuve Entre-Deux. Encore moins la Prématurée. On riait, on se ser- rait les coudes autour de la table en sapin (dans le pavillon de banlieue elle serait remplacée par une en formica), les sièges empiétaient sur la chambre des époux Ludrin, un des convives de- vait aplatir son dos contre le chambranle de la porte et comme si l'on n'étouffait pas assez, Marco venait de s'inventer une fiancée — il en était à la deuxième — et n'avait rien trouvé de mieux que de l'inviter aussi. « Mais ce qu'elle peut avoir des orteils moches ! » chu- chota Annick à Alberte. Accroupies toutes deux devant la cuisinière à gaz, elles s'interrogeaient sur le sort de la volaille. A point ? On la laissait cinq minutes de plus ? « Les vilains doigts de pieds il déteste ça, Marco, si, si, si, je t'assure », reprit Annick à voix basse. Gênée par ses vernis noirs, la Fiancée Numéro Deux venait de subrep- ticement se déchausser sous sa chaise, ainsi

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Annick avait pu observer ce vice de conformation, tout comme naguère elle avait remarqué que la Fiancée Numéro Un paraissait nantie d'un sein unique sous le chandail fortement tendu. « Mais avec celle-la tu verras ça durera même pas jus- qu'à ce qu'il file au régiment, qu'est-ce que tu paries, Alberte ? » (Et la prophétie s'est avérée. Pour déceler, dénoncer ce qui cloche chez autrui, qui serait plus prompt, plus perspicace qu'An- nick ?) Sur les vitres embuées, elle traça deux flèches soi-disant « empoisonnées » qui en pas- sant par la Glacière, Saint-Médard, Les Patriarches, la Mouffe, devaient atteindre le juke-box de la rue Monge, où Michou Lénequier risquait de rencontrer une Péruvienne, à laquelle Péruvienne Annick entendait jeter un sort. Déjà le procédé avait réussi pour une Yougoslave qui tourniquotait aussi autour de Michou, et après envoi des flèches, il l'avait jugée bouffie, niaise, une andouille à ne plus jamais revoir.

Le portillon du four s'enclencha avec fracas, des fourchettes tombèrent en pluie sur le sol empanaché de traînées graisseuses, le tire-bou- chon disparut alors qu'on le réclamait de toutes parts, pour servir aux invités les pois baignant dans leur jus, parsemés de leurs lardons, il fal-

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lait grimper sur le lit de RanMère, tendre le plat à travers l'embrasure, non, cela devenait intolé- rable. « Si nous ne déménageons pas bientôt moi je fais de la dépression ça je vous garantis, c'est tout ce qu'on y aura gagné », répétait périodi- quement Michèle car c'était fini, elle n'aimait plus cette maison, elle n'aimait plus cette rue où la grande lumière des jours d'éclat fluait rare- ment, le soleil jamais, où parfois le vent d'ouest rabattait, avec les effluves du Parc Montsouris, des graines de tilleul ou d'érable. Lorsqu'avec Albert, tous deux venus de leur Haute-Vienne, Michèle avait émigré ici, elle s'extasiait, elle ju- rait n'avoir rien contemplé de pareil à cette rue, à cet arrondissement. Mais maintenant elle ne

songeait qu'à troquer la sublime Lemaignan, l'in- comparable Quatorzième contre les petites épi- ceries-papeteries-tabac, les pompes à essence, la station-service environnant ce pavillon qu'Albert n'était pas en mesure d'acquérir encore, que fé- brilement, elle cherchait déjà. « Cinq ans huit mois », calculait Alberte tandis que d'une pro- gression lente, très sûre, l'antenne de télévision, la toiture de tôle, le garde-manger, grandissait à l'horizon Ludrin et pendant ce temps la planète continuait sa giration, pour l'heure accompagnée

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de son étincelant vaisseau tout entier sorti des orgueilleuses mains humaines, lui aussi tour- noyant, et par le hublot le jeune homme engoncé dans son scaphandre cosmique, voyait s'incurver les mers, se profiler les continents grouillant de minuscules cloportes indiscernables eux à l'œil nu. Parmi ceux-ci, le minusculissime, apparu de- puis dix ou onze mois, dormait dans son couffin d'osier garni de vichy à damiers bleus. « Quand même dommage qu'au lieu de Laurent, Annick ait pas eu la bonne idée d'appeler son fils Gher- man ou Adrian », soupira Marco en contemplant une noix qu'il tenait entre deux phalanges et la riposte d'Annick ne se fit pas attendre : « Et toi alors ? Dommage que ta fille, tu l'aies pas appelée Gagarine et non Corinne, t'es pas de cet avis ? »

Pour sa part, Mme Onraive n'estimait pas l'histoire tellement sensationnelle, un avion qui vole un peu plus vite que les autres, un peu plus haut, il n'y avait pas là de quoi se frapper. Sans doute eût-elle modifié son jugement si l'exploit avait été l'apanage d'une autre Grande Puis- sance, mais de toutes manières les Américains allaient se secouer, rattraper leur retard et elle espérait vivre assez longtemps pour occuper un

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fauteuil extensible aux premiers rangs d'un de leurs futurs engins lunaires, à une époque où l'on achèterait des billets pour l'Espace aussi facile- ment qu'on louait un coin-couloir dans l'express Paris - Marseille. « Cinq ans huit mois », calcu- lait Alberte. Cinq ans huit mois que c'était arrivé. C'. Ce. Ça. Cela. Un soir qui, selon toute vraisemblance devait s'identifier à n'importe quel soir. Après le travail. Chez Stamm. Après avoir mis un soupçon d'ordre dans l'atelier, avoir lancé à Stamm « alors vieux à demain », puis les saccades du Quatre-vingt-quatorze n'annonçaient rien d'extraordinaire, ni la descente de l'autobus, et elle ralentit le pas au dix-sept bis de la rue du Cherche-Midi où des pochettes de disques exposées dans une vitrine s'appareillaient à toutes les autres pochettes partout exposées. Mais que représentait une étape de cinq années, et une fois franchie la sixième, combien en res- terait-il, et qui sait si en fin de compte les Hurlus n'étaient pas les mauvais génies du Temps, les démons qui s'employaient à tourner à l'envers sa roue — où s'inscrivent les douze mois de l'année, les douze signes du zodiaque — pour la plus grande affliction du prisonnier gre- lottant au fond de sa cellule, de la sentinelle qui

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scrute la nuit où fermentent les maléfices, et com- ment cette tragédie s'achèverait-elle, comment supporter l'amertume de cette coupe qu'on nous forçait à boire ? A l'idée que nos couleurs cesse- raient à jamais de flotter sur les vignobles et les orangeraies de la plus prospère de nos colonies, La Veuve Entre-Deux qui trottinait le long des couloirs de la maison Lemaignan sentait l'arra- chement de ses entrailles. Afin qu'elle pût com- modément vider son bac à épluchures, Marco Ludrin décoiffa la grosse poubelle préparée de- vant le porche, le couvercle décrivit une vaste courbe en l'air et chacun put lire à l'intérieur ALGERIE AUX ALGERIENS tracé à l'aide de

blanc à chaussures, toute l'opération ayant été conduite sans un mot, avec des gestes pleins de déférence. Connaissant la propension de son petit-fils à casser des carafes sur le crâne de ceux qui ne partageaient pas ses manières de voir s a n s d i s t i n c t i o n d ' â g e n i d e s e x e , R a n M è r e a v a i t

d é f e n d u à M a r c o d ' e n t a m e r l a m o i n d r e d i s c u s -

s i o n a v e c l e u r v o i s i n e . N o n s e u l e m e n t E n t r e -

D e u x r i s q u a i t u n e c r i s e d ' a s t h m e c h a q u e f o i s

q u ' e l l e r e p o s a i t s u r u n o r e i l l e r d e p l u m e s o u

q u ' o n h e u r t a i t s e s o p i n i o n s p o l i t i q u e s m a i s i l i n -

c o m b a i t à M a r c o d e n e p a s o u b l i e r q u e g r â c e à

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e l l e l e s L u d r i n a v a i e n t p u a c h e t e r , à t r e n t e p o u r

c e n t d e r é d u c t i o n , u n e c o c o t t e - m i n u t e , u s t e n s i l e

a d m i r a b l e , d e s t i n é à p r e n d r e p l a c e p l u s t a r d

d a n s l e c a m i o n d e M . D r i a r d , à c ô t é d u t a p i s -

b r o s s e , d e s t r i n g l e s l i é e s p a r u n e f i c e l l e , d e l ' a n -

t i q u e p o ê l e à f r i r e e n f e r n o i r , d u c h a u d r o n

c a b o s s é , d u p o s t e d e r a d i o , d ' u n e p a r t i e d e s

m e u b l e s , t o u t l e r e s t e é t a n t l a i s s é à M a r c o e t à

V i o l e t t e ( l a F i a n c é e n u m é r o T r o i s , é p o u s é e

d a r e - d a r e a u m o m e n t o ù l e j e u n e h o m m e r e -

c o n n u b o n p o u r l e s e r v i c e a r m é , r e c e v a i t s a

f e u i l l e d ' i n c o r p o r a t i o n ) . T o u s d e u x c o n t i n u e -

r a i e n t à d e m e u r e r r u e L e m a i g n a n , m a i s u n j o u r

i l s

O b t i e n d r a i e n t q u a n d m ê m e

L e u r H . L . M .

Puis, chargée de son extravagant bagage d'objets vétustes et modernes, la déménageuse Driard ga- gna par l'arc-de-cercle des Boulevards Extérieurs, les régions occidentales jalonnées de leurs pan- neaux-réclame, sous l'humide soleil du Parisis, où les Ludrin élisaient domicile, escortés provi- soirement par leur fille aînée Alberte, en atten- dant la construction du gratte-ciel où elle tenait absolument à s'aller percher, à la stupeur navrée

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de RanMère. « Est-ce qu'au moins tu te nourri- ras convenablement là-bas dans ton pigeonnier, vous autres si on vous écoutait on grignoterait rien que des sandwiches à la tomate et au con- combre, si, si, si, prétends pas le contraire, c'est votre genre à vous les jeunes. »

Jeune ? Hum !... Du bout du doigt, Alberte désigne la couronne de bougies vierges sur leur collerette de papier gaufré, car une fois de plus RanMère s'est trompée de chiffre, oui même ici dans ce pavillon entièrement recrépi, rechampi, repeint, qui aurait bien dû lui rénover les es- prits. « Tu crois vraiment que c'est pas juste, est-ce que vraiment y a deux de trop ? » inter- roge, d'un ton faussement candide, Alberte à qui point ne déplaît d'agacer sa mère fort peu en- cline à se laisser vieillir et de deux ans. Elle prend par les épaules sa petite RanMère toujours en train de tourniquer, de toupillonner ici et là, bien qu'on la conjure de se tenir tranquille, mais qui ne le peut en aucun cas. Sous le nœud serré du chignon, Alberte glisse une des ternes, atten- drissantes mèches jaunâtres qui s'en échappent, malgré la paire de peignes si solidement fixés. Deux ans de plus, Alberte voudrait bien les avoir, elle, ce soir, voudrait bien que le nombre

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de petites cires fichées dans le gâteau festif cor- responde à la réalité ce soir, ainsi pendant deux ans de plus déjà, pour se rendre au dix-sept bis de la rue du Cherche-Midi le soir après le travail, elle aurait cheminé, trébuché sur les crêtes de l'angoisse : peur par exemple qu'une voix aux résonances de violoncelle, basse et mordorée, bouleversante à en mourir, la prie de ne pas revenir avant une semaine ; peur que, transmise par le combiné téléphonique, en termes d'une civilité jamais en défaut, la voix ne l'enjoigne un matin de ne pas apparaître le soir comme il en avait été convenu, mais le lende- main ou, pire encore, le surlendemain peur qu'au moment où elle arrivera le vendeur n'ait pas quitté la boutique, qu'elle ait à dissi- muler son embarras sous un air — quel air ? — détaché, désinvolte, en échangeant avec lui quel- ques propos ineptes avant de pénétrer dans le petit bureau, au-dessus peur que la voix de violoncelle ne la renvoie dix minutes après qu'elle aura gravi la dernière marche de l'escalier menant au bureau, à cause d'une autre personne sur le point de s'y montrer, d'un travail urgent à finir, de Dieu sait quoi,

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alors adieu, ou rien, pas d'explication, aucun mo- tif allégué, alors adieu et il n'y aura plus qu'à se faufiler sous l'œil perfide des réverbères parmi les ombres falotes, les détresses qui rôdent sans compter la peur, en redoutant si fort que les choses ne se passent de cette manière, d'inciter le destin à les faire, par malignité et dérision ou par simple effet de mimétisme, réellement se passer de cette manière peur d'inspirer de la pitié de n'en inspirer pas « Mais RanMère aime vieillir les gens, elle adore ça, RanMère », s'exclame Mère-Michèle dont les narines se dilatent de dépit à l'idée qu'on puisse lui attribuer une fille de trente-huit ans au lieu

de trente-six, ce qui est déjà bien assez, car Mi- chèle pourchasse les moindres menues rides aux abords de ses paupières, de ses lèvres, elle sur- veille ses pores, elle lit avec assiduité la chro- nique de beauté de Elle, Marie-France, Marie- Claire, elle en suit les conseils, achète des démaquillants qui nettoient en profondeur, des astringeants qui revigorent, des toniques qui to- nifient, des crèmes qui dulcifient, tous les pro- duits qui rajeunissent, rajeunir voilà le mot

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d'ordre, le but suprême, le précepte majeur, soyez jeune, paraissez-le, tel est l'authentique évangile de la femme moderne et non pas comme on pourrait le croire, obtenez des mandats légis- latifs, assumez des charges dans la fonction pu- blique, des responsabilités gouvernementales, etc. Régulièrement Mère-Michèle contrôle son poids sur cette élégante balance acquise par son mari tout exprès pour elle, qu'au début RanMère con- sidérait comme une coûteuse babiole superflue, mais aujourd'hui, qui donc comprend qu'on ne saurait concevoir une salle de bains sans un pa- reil objet, qui, sinon la RanMère, trop contente de pouvoir rappeler à Albert chaque matin de se peser : le médecin le lui a prescrit, il ne faut pas qu'il grossisse, cela lui fatiguerait le cœur et il manifeste une certaine tendance à l'embon-

point depuis son accident cardiaque, d'ailleurs par nature n'a-t-il pas toujours été un peu fort ? « Alors papa, plus une brique de pain ça suffit comme ça, non, non, non, t'en auras pas », dé- clara Annick péremptoire, en ôtant des mains de son père la craquante baguette dont il sectionnait la croûte de biais. D'un air nostalgique il regarda s'éloigner la corbeille, mais quand sa fille ca- dette ordonnait quoi que ce fût, Albert obéissait

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sans hésiter, trop heureux qu'elle s'occupât de lui, de sa santé, puis tout le monde se tut devant l'irruption du lapin dont la tête écorchée, ruis- selante de sauce, fixait l'assemblée de ses orbites vides, accusatrices.

Car ce n'était point un banal anniversaire de fa- mille que l'on célébrait ce jour-là, mais l'inaugu- ration de la nouvelle résidence de Cormeilles-en- Parisis, et les amis et anciens voisins de la rue Lemaignan se disaient — commentaires faciles à deviner — qu'ils ne s'étaient pas mal débrouillés les Ludrin, malgré que Michèle fût un peu beau- coup portée sur la dépense, qu'ils profitaient en outre d'une extraordinaire occasion, trois mil- lions et demi dont le premier cash : on ne chôme pas dans la carrellerie, fallait-il croire, et Albert avait toujours été un artisan exceptionnellement habile, rapide, et il venait de s'associer avec trois frères plombiers, de s'assurer la vente en exclusi- vité d'une fabrique d'appareils sanitaires de la Sarthe, qui sait ce qu'il pouvait se faire par mois maintenant, d'autant plus que sa fille aînée Al- berte travaillait avec lui, payée au tarif syndical bien sûr, Sécurité Sociale et tout, comme ça nul besoin de se caillebotter les sangs à recruter une adjointe, le personnel à notre époque qu'est-ce