Les Hémisphères

LES HMISPHRES

Les Hemispheres_BaT.indd 3 22/04/15 10:57

DU MME AUTEUR

Le Voleur de morphinePassage du Nord-Ouest, 2012

et Points , n 4178


MARIO CUENCA SANDOVAL

LES HMISPHRES

r o m a n

TRADUIT DE LESPAGNOL

PAR ISABELLE GUGNON

DITIONS DU SEUIL25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe


Crdits photographiques :

Cornell University Library : p. 305, 336, 348, 362, 377, 387, 414, 453, 506, 546

Creative Commons : p. 42, 62, 94, 128, 235Universal Studios Licensing LLC : p. 221

Pour les citations :

Marelle, de Julio Cortzar, traduit par Laure Guille-Bataillon, ditions Gallimard, 1966

Dentre les morts, de Boileau-Narcejac, ditions Denol, 1954A Perverts Guide to Cinema, de Sophie Fiennes, crit par Sophie Fiennes et Slavoj iek, Mischief Films / Amoeba Films, 2006

Obsession, de Brian de Palma, crit par Paul Schrader, George Litto Productions, 1976

Vertigo y pasion, dEugenio Trias, d. Taurus, 1998, Eugenio Trias (reproduit avec lautorisation de lagence Casanovas / Lynch)

Titre original : Los Hemisferiosditeur original : Seix Barral

Mario Cuenca Sandoval, 2014ISBN original : 978-84-322-2103-3

ISBN 978-2-02-122047-6

ditions du Seuil, aot 2015, pour la traduction franaise

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Israel, Patricia et Mario


LE ROMAN DE GABRIEL


Tout est miroir.

OCTAVIO PAZ

La femme que jai aime est devenue un fantme. Je suis le lieu de ses apparitions.

JUAN JOS ARREOLA


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ILS PARLAIENT CINMA. Le cinma tait la maladie du sicle, comme la mlancolie avait t le mal du sicle prcdent. Ils roulaient sur la route qui relie San Antonio IBZ et discu-taient de la possibilit dun film capable de traverser lcran, un film exubrant, intense, tendu de fils o transiterait la lumire et regorgeant de premiers plans magiques, avec des hros jeunes et beaux, presque immatriels, presque des anges, presque de la matire translucide. Ils parlaient de la possibilit dun film qui, en plus de la vue et de loue, griserait lodorat car il aurait lodeur des cerises mordues et du vernis, et serait aussi sensuel que le fruit et, en mme temps, aussi spirituel et harmonique que les corps clestes. Ils parlaient avec lenthousiasme de deux tudiants qui ont fui la routine, un de ces midis sur lesquels dbouche toute la perplexit dune nuit sans sommeil. Ils se demandaient comment serait un cinma capable de briser la barrire entre lcran et la sensibilit du public, un cinma avec une odeur et une temprature. Et tout coup ils staient engouffrs dans une tempte de dbris de verre et de parti-cules orange souleves par linertie, qui flottaient dans lhabitacle de la voiture.

Gabriel se rappelle la manuvre pour doubler un car


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de touristes, hsitante, corrige plusieurs fois, dans un virage sans grande visibilit, qui leur fit affronter les phares ronds et teints dune Volkswagen blanche, et il se rappelle que les reflets du soleil lempchrent de voir le visage du conducteur une conductrice, dcouvrit-il trs vite de lautre vhicule. Mais partir de l, la collision semble avoir fait voler en clats le verre du temps. Au-del de cet instant, il na que des souvenirs de cette nature, des souvenirs comme des fragments de roche igne crachs dans latmosphre, qui explosent une seconde dans sa conscience et lblouissent, puis se consument dans les airs.

Pendant des annes, il a essay de rejeter une partie de la faute sur Hubert, une stratgie plus ou moins consciente visant allger son poids, pourtant la seule chose quil pourrait reprocher son copilote, cest quil voyageait ce jour-l nimb du mme nuage deuphorie et de testo-strone que lui, et quil faisait sur un rtroviseur arrach une autre voiture de monstrueux rails de dantine pais au milieu et fins aux extrmits, comme des sucreries enveloppes dans des papillotes de couleur orange, si bien qu cette heure tout le monde avait perdu les pdales, la raison, la lucidit.

Ce qui reste grav dans sa mmoire, pas forcment dans cet ordre, ce sont les mains dHubert qui sabattent sur le volant, le bruit des bouteilles de vin qui se brisent dans le coffre, le crissement des pneus brls par le freinage, lodeur du sang et de lalcool, la pression angoissante de la ceinture de scurit sur sa poitrine et son paule, tout le poids de son corps projet vers lavant, dcupl, limpact de son front contre les commandes, le got du sang dans la bouche et, ensuite, le torse de la Premire Femme mergeant du pare-brise de sa voiture, devant eux. La Premire Femme lance comme un projectile, pulvrisant la surface vitre


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avec son crne, incrustant son corps dans les clats de verre de la mmoire. La Premire Femme tendue sur un manteau de bris de verre, les bras carts, sa tte noire et rouge, ses cheveux poisss de sang, et tout le soleil de lt tincelant dans cette chevelure. Puis le moteur lequel des deux vhicules ? qui crpite encore tandis que la ralit environnante part en fume, la puanteur de la chair brle, le torse de la fille tendue plat ventre sur le capot accident de sa voiture, dans une position qui ne permet-trait qu un ivrogne ou un enfant de trouver le sommeil, et limpression quelle avait des bras disproportionns, moins quil ne sagisse dun dbordement de la mmoire ; le temps a peut-tre tir ces bras blancs et nus, un aspect qui semble encore trs confus dans la tte de Gabriel ; il se peut que la fille ait t en bikini ou compltement nue au volant, comme ve, parce quil a vu ses bras, ses paules et sa nuque ; et les clats de verre tombs en pluie sur sa chair blanche, surnaturelle, en produisant le mme cliquetis que le dferlement des pices de monnaie dans les machines sous. Il se souvient aussi quil a prouv le dsir absurde de toucher ses cheveux. Et il est possible, il ne saurait laffirmer, quil ait tendu une main vers elle, tout comme il est possible quil sagisse dun autre dtail imaginaire venu sajouter au souvenir en vertu des lois dattraction et de rpulsion de la mmoire.

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Il se demande souvent ce qua d ressentir la Premire Femme pendant ces infimes diximes de seconde dape-santeur, quand ses jambes et son dos se sont dcolls du sige, linstant mme o les deux vhicules sont entrs en collision, ce quelle a ressenti avant que son abdomen


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scrase contre le volant et que sa tte fende le pare-brise. Il se demande comment il est possible que quelques diximes de seconde dapesanteur aient de telles rpercussions sur la vie dHubert et la sienne. Un vol si bref, peine un soupir dans lhistoire de la plante, qui a dclench un cycle infernal, une obsession chercher la Premire parmi toutes les autres femmes. Un cycle dans lequel ils tournoient encore. Aprs tant dannes. Leur vie lun et lautre est comme la rverbration dun dsir.

Ils staient rencontrs au printemps 78 dans un cin-club tudiant, et tout le monde tait persuad quHubert tait inscrit dans une facult, mais nul ne savait laquelle, nul ne savait sil tudiait le droit, la sociologie ou lconomie, sans doute cause du vocabulaire quil employait, des lectures auxquelles il faisait rfrence, mais cette incertitude blindait son secret, sans quoi on aurait pu confondre le menteur en linterrogeant sur le droit de la coproprit, le fonctionna-lisme de Parsons ou lcole de Chicago. Gabriel ny a pas prt attention lpoque, mais il ne se rappelle pas lavoir vu avec des manuels universitaires sous le bras, un cartable ou un porte-documents contenant des planches de dessin, et les livres rangs sur ltagre de sa chambre constituaient un mlange si incongru guides de voyage, romans de science-fiction, doxographies philosophiques quil tait impossible en les examinant den dduire une vocation acadmique. En ralit, Hubert ne parlait que de cinma. Il dissertait sans relche sur Ordet et obligeait les amis qui passaient dans son appartement, Belleville, visionner les deux heures du montage final de Dreyer sur le magn-toscope de son pre, la grande consternation des filles quil attirait chez lui quand ce dernier sabsentait, des invites aux cheveux teints en vert ou en rouge qui portaient des vtements dchirs ou confectionns par leurs soins, avec dnormes pingles de nourrice partout, des filles


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qui fumaient comme des pompiers et lui demandaient sans cesse quand laction allait commencer et qui enten-daient par action le meurtre dun homme par un autre, une femme adultrine, une colonie de fourmis dvorant tous les habitants dun village dAfrique noire ou un peloton qui rsiste au fort en attendant larrive de la cavalerie. Car cette poque de cuir et de cheveux teints, il ny avait pas de place pour le regard lumineux de Dreyer, son christia-nisme nordique et son fichu miracle de rsurrection.

Avec Hubert au moins, il pouvait discuter de Dreyer. La vision du monde dHubert, qui admettait le miracle et les anomalies de la nature, descendait en ligne droite dOrdet, de la foi qui dplace des montagnes et fait trembler les paupires des dfunts, tandis que celle de Gabriel se rapprochait davantage de Sueurs froides, o les supposes anomalies de la nature et lapparent miracle de la rsur-rection subliment une intrigue policire, cest--dire humaine. Un bon film, disait Hubert, devrait tre comme un rve trs long et trs juste, un dlire soutenu avec prcision. Un bon film, disait Gabriel, devrait tre comme un rve dont on sveille en tremblant, ruisselant de sueurs nocturnes. Lun posait sur le monde les yeux du miracle, lautre ceux de la suspicion, mais au moins ils pouvaient parler cinma pendant des heures. Voil pourquoi ils sembarqurent dans une aventure thylique Paris - Costa Brava - IBZ au volant dune vieille DS au coffre rempli de bouteilles de vin, sous un soleil si intense que, par instants, ils avaient limpression den voir deux, avec juste assez dargent pour quelques pleins dessence, des couvertures, des cigarettes, quinze grammes de dantine cachs dans la roue de secours et une dition argentine de Marelle de Julio Cortzar, vole dans une librairie de Saint-Germain-des-Prs, un exemplaire la jaquette noire avec une marelle trace la craie jaune. Hubert apprit lespagnol en le lisant sous la tutelle de Gabriel


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et en draguant des Espagnoles dont il admirait avant tout la dmarche. Elles marchent trs bien, beaucoup mieux que les Franaises, affirmait-il. Ils avaient appris tout ce quils savent de lamour sur des matelas de plage, sur la banquette arrire dune voiture, dans des appartements sans sommier, sur des matelas mme le sol, dans les penderies de chambres dadolescents ou ct dune baignoire o trempe du linge. La condition incontournable tait que la fille couche avec lun et lautre, avec ces deux tudiants ples et macis qui venaient dun Paris en rien roman-tique, mais violent, policier et maill de voitures brlant dans les banlieues* 1, une promiscuit sans doute lie au fait que lEspagne souvrait, aprs la mort du dictateur fasciste et celle de son dauphin, aux liberts considres demble en dautres temps comme entaches de pch et que, tout coup, le pays tait devenu une vritable et interminable orgie. Une vestale aux cuisses cartes. Une forme danxit.

Hubert et lui avaient donc brl lt par les deux bouts en couchant avec des trangres et en poursuivant leurs leons despagnol chaotiques et improvises, car peu de choses unissent autant que lapprentissage dune langue et lamour avec les femmes qui la parlent. Quand ils se lassrent de la cte catalane, ils rassemblrent la somme exacte quil leur fallait en vendant la dantine quils avaient rapporte de Paris et embarqurent la voiture sur le bateau vers IBZ, dsireux de goter tout dans les discothques mythiques de lle, avec une gloutonnerie chimique qui leur ferait aujourdhui dresser les cheveux sur la tte, une avidit semblable celle des accros au sucre. Il est facile prsent de dcrter que ce fut une erreur. Que ce saut

1. En franais dans le texte, de mme que tous les termes en italique suivis dun astrisque. (Toutes les notes sont de la traductrice.)


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sur lle fut une erreur. Que lt entier fut une erreur. Maintenant, trente ans plus tard.

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On dgagea leurs corps dun amas de tle et on les trans-porta en hlicoptre dans un hpital de Palma, o Gabriel sombra dans le coma, marqu de contusions causes par certains lments fonctionnels de la voiture un croissant sur le torse, lempreinte du volant ; la brlure de la ceinture de scurit sur lpaule gauche ; les traces du levier de vitesses sur labdomen , jusqu ce que la caresse miracu-leuse dune aile chaude et blanche, le frlement dune crature cleste qui humectait ses lvres avec de la gaze, le ramne au royaume des vivants. Il avait la vue brouille et une soif insatiable. Il y songea avant douvrir les yeux, pensa dimmenses piscines deau transparente et des cataractes colossales o les dieux venaient tancher leur soif et lui, leurs cts, buvait et se rafrachissait le visage, la nuque et les aisselles. Sa seule pnitence fut une jambe dans le pltre, plusieurs hmatomes, un peu de fivre qui le retint plus quil ne laurait voulu lhpital, et lobligation duser de bquilles pendant quelque temps. Limpact contre le tableau de bord avait en revanche dtruit le globe oculaire gauche dHubert. Quant la conductrice de lautre voiture, elle tait dcde pendant son transfert en hlicoptre dans une unit de grands brls de BCN, ce dont il eut confir-mation dans la coupure dun journal local que lui apporta un agent de service grand et efflanqu qui lui proposait parfois des cigarettes et lui rappelait le Saint Jean lvan-gliste du Greco.

Il tudia pendant des heures la photographie de la coupure, mu par la beaut fauche de sa victime ; il pensait elle


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ainsi : des yeux noirs, des longs cils, des cheveux boucls, sombres, lumineux, un visage pas encore dfigur par la mort, mconnaissable. Il apprit son nom, son ge vingt-quatre ans , mais il na pas conserv le papier. Il nest mme pas sr de pouvoir garantir quil ne sagissait pas seulement dune lucubration de sa mmoire, si soucieuse de combler les vides, ou dune alliance prcaire entre la mmoire, limagination et la fivre.

Il jure que le jour de laccident il navait pas aval une goutte dalcool, ce qui fut vrifi, et il sest souvent revu au tribunal, pris dans le carrousel de dclarations qui les avait retenus en Espagne, Hubert et lui, quelques semaines de plus que prvu, senfonant dans un automne toujours nuageux qui leur fit rater le premier semestre de cours, sollicitant plusieurs fois de largent de leur famille dans une cabine tlphonique dont les vitres taient stries de gouttes de pluie qui, tel un malfice, semblaient venir dune autre poque. Ils durent demander une association caritative un manteau pour Hubert, transi en permanence dun froid vampirique qui manait de son propre organisme et navait aucun lien avec la douceur des tempratures mditer-ranennes. Ils discutrent de nombreuses reprises de leur culpabilit, de la poudre orange, de la maudite ide quils avaient eue de se rendre sur lle alors quils auraient d prendre la route du retour. Et mme si, au bout du compte, Gabriel fut dclar non coupable dhomicide par imprudence parce quon navait pu tablir la quantit de dantine quil avait dans le corps ni si elle suffisait altrer sa conduite, aucune force ntait assez puissante pour viter que limage de la chair lacre et du cuir chevelu ensanglant de la Premire, sur le capot de sa voiture, se loge jamais dans sa conscience, comme une capsule de matire obscure ou un trou noir qui aurait absorb peu peu toute la radiation de cet t dinitiation avec Hubert,


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devenu soudain lt de la culpabilit et du froid, et on aurait dit quau pch davoir priv un tre humain de dizaines dannes de vie tait venu sajouter celui davoir soustrait au monde la beaut dune femme comme elle, la Premire. Bien sr, rien ne les autorisait commettre ni lun ni lautre.

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Le matin o un autocar les dpose de nouveau Paname, ils se quittent sur la vague promesse de se tlphoner et prennent un rendez-vous imprcis pour le week-end suivant dans un des tablissements quils frquentaient avant leur aventure espagnole, mais sans fixer dheure ni de jour. Bien qupuis par le voyage, Gabriel dfait sa valise juste pour bien marquer le point final, clore un pisode de sa vie. Mais dans la nuit il rve quil fait lamour une femme calcine allonge sur un sol incandescent, enlac des restes fumants qui, son grand dsespoir, smiettent au simple contact de ses doigts, une matire qui devient compacte et se sdimente, puis se transforme en cment jusqu le changer tout entier en roche modele par la gravit. Alors, dans son rve, il sent quil est devenu une plante entoure dautres plantes, des masses ardentes en orbite autour de lui, dotes comme lui dune conscience, et il peroit leur force, la force de gravitation suscite par son corps, qui oblige les autres plantes voluer autour de sa taille. Il se rveille et se demande quoi rime toute cette matire dsagrge, pourquoi toutes les particules dinformation lui tournent autour comme sil tait un centre de gravit ou un trou noir, et si ce rve ne serait pas lexacte copie de son remords.

Dans la matine, il dcide quil nappellera pas Hubert


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et ne mettra plus les pieds dans les endroits o ils allaient ensemble avant leur aventure estivale. Il trouve insuppor-table lide mme dtre confront de nouveau au regard vide de son il gauche, sa pupille paralyse linstant o les deux voitures sont entres en collision sous les deux soleils ross. La perte de la Premire Femme les unit sur un plan, mais les spare sur tous les autres. Heureusement, Hubert et lui vivent une poque o il suffit de dbrancher son tlphone et dviter un circuit commun pour se perdre de vue. Une poque o les amitis ne se brisent pas, mais svanouissent. O la technologie nest pas encore devenue une cuirasse oppressante.

Lanne suivante, Gabriel sinstalle dfinitivement en France. Paname, cest lapothose des paulettes, des maquillages androgynes, des cheveux crps, des bijoux fantaisie, du Nouveau Romantisme. Il collabore des fanzines, rde dans les salles dart et dessai de la rue Champollion et, un jour, assiste dans un petit thtre de Mnilmontant lavant-premire du premier court-m-trage dHubert, Le Rythme et la Ville, dans le cadre dun cycle de jeunes ralisateurs, lhistoire dun garon et dune fille punk si tant est quon puisse parler dhistoire o la camra se dplace par -coups, indcise, choisit une action puis une autre, sattarde sur le garon puis sur la fille, les poursuit travers une srie de scnes violentes et banales, bris de vitrines de magasins ou destruction de cabines tlphoniques, et le temps narratif est comme un serpent, ou une variation entre un train et un serpent, car les trains se dplacent dune gare lautre sans hsitation tandis que le film dHubert va de gauche droite, vacillant, et la camra semble prendre des dcisions nes dun simple caprice. En vrit il ny a aucune intrigue, aucune trame qui puisse sen extraire ou faire lobjet dune analyse, aucun squelette argumentaire en dehors de la ville, des errances


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du couple dans la ville et dune violence totalement gratuite : feux de circulation qui pendent au bout de fils lectriques, cabines tlphoniques saccages. Dans la dernire squence, la camra samuse dun autre genre de violence, celle du rgne vgtal : lagitation du vent dans les plantes grimpantes qui envahissent un mur, les feuilles dun arbre, des troncs tordus qui rivalisent pour slever vers la lumire, une feuille brune qui se dtache de sa branche.

Plus tard, les plaintes et les sanctions pour le mobilier dtruit aprs la projection du film seront associes au court-mtrage et au culte que lui voueront les cinphiles, car Hubert, quelques annes aprs, insrera son film des coupures de presse traitant des peines lgales entranes par certaines scnes et du scandale quelles ont provoqu, ainsi que de largent perdu cause de ces sanctions. Mais sans la notorit que celles-ci lui avaient apporte, Hubert, dont seul le nom un nom juif, Mairet-Levi apparat au gnrique, naurait jamais vu sa carrire propulse aussi haut ni avec un tel retentissement.

Peu aprs, Mairet-Levi signe deux longs-mtrages la thmatique trs diffrente et qui pourtant sont presque jumeaux, tous deux aussi sinistres que Le Rythme et la Ville, tous deux inspirs de cette dvotion particulire pour la rupture et la violence crue du quotidien, moteurs de voitures, symboles religieux, comme si Mairet-Levi cherchait distiller une qualit spirituelle de la violence, comme sil se proposait de la transmuter en ralit asctique, en retable de la Passion sans Sauveur ni anges. Le premier, Les Visiteurs du cellulod, est la fois un chantillonnage de punks parisiens et un rcit hallucin de lhmatodipsie dont les hros sont deux jeunes junkies, ples habitants de la nuit, affams de quelque chose quils sont incapables de concevoir, quelque chose dauthentique, qui vaille la peine. Le second, Aurora, est une parabole drangeante


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o apparat une famille de Chiliens, des survivants du coup dtat de Pinochet qui cherchent la rdemption et un oubli impossible dans les confins glacs de la Patagonie et une cabane au milieu de limbes blancs. La contemplation de paysages antarctiques alterne avec des squences de torture si explicites quelles obligent tantt le spectateur dtourner le regard de lcran, tantt le fixer. Les budgets dont dispose Mairet-Levi ont lair davoir considrablement augment. Mairet-Levi semble avoir trouv sa formule pour que le cinma schappe des deux dimensions de lcran. Pour Mairet-Levi, il ne peut visiblement exister de cinma authentique que sil entrane des ractions horrifies et si les spectateurs portent les mains leur poitrine. Son cinma est une dchirure.

Le premier long-mtrage de ce diptyque, Les Visiteurs du cellulod, est slectionn Cannes pour la Semaine de la critique, et Mairet-Levi reoit alors les premires gratifica-tions conomiques de son travail, en juger par linterview que Gabriel lit dans Libration, o son ancien camarade affirme quil ne se serait jamais dout quil gagnerait de largent en faisant du cinma. Il en parle dailleurs avec un mlange dincrdulit et de rpugnance. Les types dans son genre, qui ne perdent jamais loccasion de se vanter de leurs origines modestes, donnent limpression dtre incapables de grer les fluctuations de leurs gains et, surtout, ne matrisent pas les disparits entre ces fluctua-tions et leur mode de vie. Ils tiennent convertir largent en provocation. Ils tiennent laisser clairement entendre que largent nest pas leur niveau spirituel mais reste au ras du sol, avec le commun des mortels.

Dans la mme interview, Mairet-Levi dclare que son esprit ne cesse de concevoir des squences et que, le matin, quand il les dcrit avec enthousiasme ses producteurs, ceux-ci font la grimace et lui rpondent : Tu ne pourrais


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pas respecter le scnario ? Bien quil se prsente sous forme de question, cet impratif est tout aussi nfaste pour lart que pour la vie, car respecter un scnario implique une mainmise, un dsir de soumettre ou de rationaliser, sans oublier la prsomption quil existe quelque chose de plus haut, une force suprieure qui domine les vnements alors que ceux-ci ne se laissent jamais dominer, dcrte Mairet-Levi, ils donnent parfois limpression trompeuse que nous exerons un certain pouvoir sur eux, mais cest tout. En bonne logique, les producteurs ne sont pas prts assumer ces principes mtaphysiques et conseillent Mairet-Levi de raisonner en termes financiers : Sans argent, lui disent-ils, tu ne peux pas filmer ces ides, cest aussi simple que cela. Mais Hubert, ou plutt Mairet-Levi, naime pas tourner. Il trouve quun tournage est une ple et inutile rptition de ce quil a dj labor dans sa conscience, un pitre succdan de sa vie mentale. Luvre telle quil la conoit est dj dans sa tte, et ce quil filme nest quune pauvre copie comprime dans des possibilits financires qui forment un cercle beaucoup plus restreint que celui des forces de limagination, son tour plus rduit que le cercle du dlire (sic). Telle est la conception du cinma de Mairet-Levi, qui le considre comme un ensemble de botes qui sencastrent les unes dans les autres : dabord le dlire, puis limagination et, lintrieur, dans un rcipient bien plus petit, les films tourns.

Sur la photographie qui prcde linterview, Mairet-Levi pose, lil droit plaqu contre le viseur dune camra, le gauche ferm, et Gabriel se demande ce que peut bien signifier ce clich, un il qui regarde dans une camra et lautre, expos au monde, dans la plus complte obscurit. Quest-ce quun homme dont lunique il valide est plac derrire lobjectif dune camra ? Quel genre de cyclope est-il ?


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En 89, Gabriel lit dans Les Inrockuptibles des dclara-tions de Mairet-Levi qui ont fait scandale dans les salons et parmi les critiques La France adore le sang ; Je crois quun jour nous saurons reconnatre la beaut de lesthtique et de lidal nazis et lui valent dtre dclar persona non grata dans certains festivals. Sur toutes les photographies de lpoque, lhomme avec qui il a partag tant de femmes et de conversations, tant dalcool et de dantine, sappelle dsormais Mairet-Levi, enfant terrible*, profanateur de symboles, et il a le crne ras, les mains et les bras couverts de tatouages, et porte des lunettes noires pour cacher la paralysie de son il gauche.

De son ct, Gabriel crit maintenant dans certains journaux et magazines tout en travaillant son premier roman, assiste des signatures de livres, des avant-pre-mires et des vernissages, mais contre toute logique ils ne se revoient pas une seule fois au cours de ces soires. En 92, un appel tlphonique met fin au fait incroyable quils ne se soient jamais croiss. Hubert se fend dun coup de fil la librairie o Gabriel signe son premier roman. Ils parlent de leurs projets mutuels et Hubert lui avoue avoir dtruit son dernier film au moment de la postproduction ; il lui apprend que sur la table de montage il a rduit sa pellicule en boule et y a mis le feu dans une baignoire, et que le studio a failli brler cause de son rituel pyromane. Franois Ginaux, son agent, avait selon lui ngoci une avant-premire au festival de Locarno et vendu les droits une chane de tlvision, et son coup de folie a cot Ginaux un procs et une crise cardiaque. Mairet-Levi a t condamn rembourser ses honoraires la maison de production et lui verser un ddommagement qui la


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presque ruin. Afin dassainir ses finances, il a accept de tourner des clips vido pour Daniel Darc ou des groupes de rock comme Nation Beaut. Il dit stre entich de la tlvision au point dannoncer Ginaux quil ne fera plus de longs-mtrages et prfre se concentrer sur les clips, un genre o le ralisateur se libre de la tyrannie de la trame, du dialogue et mme de la vraisemblance, ce qui manque de causer un deuxime infarctus son agent.

Les clips vido sont non seulement une source substan-tielle de revenus mais une vritable rvolution, une rvolution deleuzienne (sic), la chance dchapper aux rigueurs de lintrigue et de propager des signifiants aussi prolifrateurs que des rhizomes. Mairet-Levi affirme tre dgot des intrigues, qui sont ses yeux des marchs dmotions o le vendeur palabre avec le client et refuse de le laisser partir tant quil na pas achet quelque chose, de la mme manire que les ftes sont des marchs de la chair. Il ajoute que les intrigues sont du capitalisme pur (sic). Il parle sans se soucier du contexte dans lequel Gabriel a pris son appel, mme si ce dernier ne se sent pas concern par sa diatribe contre les ftes et les trames narra-tives. Les trames, ajoute Hubert, sont des falsifications, des impostures de lintelligence humaine qui transmettent au monde lide que lexistence a un sens, une direction, un but. Tourner un clip, en revanche, cest presque comme peindre une fresque, un retable, la vote dune chapelle, raison pour laquelle le clip est le moyen dexpression qui correspond le mieux aux engrenages de sa pense, de sa maladie cest la premire fois que Gabriel lentend voquer sa maladie. Il dit qu prsent sa maladie est son uvre. Et que linverse est tout aussi vrai. Il dit que vivre dans sa tte, cest comme vivre dans un diamant dont les parois trans-forment le monde extrieur en un espace rempli darmes plats et intenses, et quil aimerait exprimer cela dans ses


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clips, la perception du monde travers un diamant. Gabriel souponne la maladie de ne pas faire partie de luvre mais den constituer au contraire le prix. Car toute uvre dart a un prix pour son crateur.

Dans son nouveau moyen dexpression artistique, Mairet-Levi dclenchera encore la polmique aprs avoir produit pour Nation Beaut et sa chanson Les Jardins chimiques un des clips les plus fascinants de lhistoire du rock franais, transposition lcran de La Leon dana-tomie de Rembrandt, dont les acteurs les membres du groupe portent des tenues dcorchs qui sont sectionnes avec du matriel chirurgical, plan aprs plan ; bien que les tendons et les tissus humains soient en ralit des fils, des cbles et des cordes cousus sur les costumes, les visages des musiciens semblent sgratigner sur le clip, un effet qui a requis lembauche par les producteurs de toute une quipe de petites mains obstines qui, pendant prs dune semaine, ont gratt un un les photogrammes.

Le rsultat est stupfiant. Mairet-Levi force les specta-teurs regarder cette chirurgie thtralise, ces visages qui bougent comme des pelotes de lumire tournoyant sur elles-mmes avec la fascination dun enfant qui arrache les pattes dun insecte. Pas une seule fois on ne souponne le lien entre le tableau de Rembrandt et cette musique, mais dans les premires annes du noise les groupes sentichent des allgories visuelles de Mairet-Levi, qui ne renvoient aucun signifiant concret. Plus elles sont incomprhensibles et intempestives, plus elles ont de chances de sinscrire dans le courant la mode, car il y a une sorte dpidmie dans le pays, une pidmie dimbcillit, une occasion en or que, naturellement, il ne faut pas rater.

Pourtant Gabriel connat le secret. La premire fois quil voit le clip la tlvision, il comprend la mtamor-phose qui sest opre dans luvre de son vieil ami. De


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la reprsentation du corps lacr, supplici, Mairet-Levi est pass la reprsentation dun corps aux lments dcomposs, un corps fragmentaire en tant que moyen de provocation dpassant le scandale moral ou sexuel, une ponction dans lorganique qui dfie non pas les principes ou les valeurs du spectateur, mais son appareil respiratoire ou digestif. Car le corps est tout ce qui est, disait Hubert. Le corps lacr, palpitant. Le corps qui a besoin de douleur pour rgnrer la vie. Le corps et non lme. Les blessures rvlent quil nexiste rien de semblable ce quon appelle lme, car sil y avait une me, pourquoi voudrions-nous un corps, pourquoi voudrions-nous de la matire qui ne serait alors quun ajout absurde, un obstacle ?

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Il reste faire tat : I) dune interview tlvise accorde France 2 au milieu des annes 1990 ; II) dune autre conver-sation tlphonique entre Gabriel et Hubert.

I) Dans linterview sur France 2, Mairet-Levi semble trs affaibli, ple aprs avoir fui la lumire du soleil pendant des annes. Gabriel nest pas sans remarquer ses tics, les lgres contractures de ses paupires, presque impercep-tibles, signes dune trs longue addiction de vingt ans. Le rimmel ne lui sert qu mettre en valeur des automatismes qui passeraient inaperus sans maquillage. Gabriel note aussi que ses mains sont la partie de son anatomie qui a le plus vieilli, sillonnes de rides trs profondes et de cals visibles, moins que les tatouages qui couvrent dsormais la totalit de ses bras ne les fassent ressortir davantage. Le chapelet danneaux dors et autres perles en verroterie suspendus ses lobes, quil qualifie avec une bonne dose dironie de Dcorations , na pour effet que de rehausser


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sa dgradation. Pourtant son il paralys ne parat pas avoir vieilli au mme rythme que le reste de son organisme, comme si la peau de la paupire avait conserv un aspect plus lisse, et Gabriel se persuade quil pourrait dtester Hubert rien que pour ce dtail, comme le personnage de Poe qui excrait un vieillard lil de vautour.

II) La conversation tlphonique a lieu en 1997 ou 1998. Le ralisateur vit prsent dans le quartier de ltoile lui, un garon des quartiers populaires. Seul. Ce qui explique sans doute son incontrlable verbiage. Plus quun verbiage, cest une vritable hmorragie verbale. Il semble vident Gabriel quil est toujours accro cette cochonnerie orange quils sniffaient quand ils taient tudiants, pseudo-tu-diant dans le cas dHubert. Il stonne quil ait exactement la mme voix que quand ils se sont connus. Il stonne que les voix ne vieillissent pas. Hubert nest pas en couple ce moment-l, mais il a un chien prnomm Cero 1, ou peut-tre Sirop ou encore Serrault, Gabriel na pas bien compris ; la diction de son ami est vraiment devenue trange, exotique, comme si son exprience des drogues avait aussi laiss sa marque dans le champ du langage Quest-ce que tu dis de a ? Moi qui ai toujours dtest les chiens et ctait rciproque. Le fait est que Cero, Sirop ou Serrault aboie pendant toute leur conversation, lvidence drang par la complicit entre son matre et un tranger. Hubert essaie de le calmer et cite de mmoire un passage du Spleen de Paris : O vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs. Ils vont leurs affaires. Rendez-vous daffaires, rendez-vous damour. Hubert affirme que Sirop ou quel que soit son nom adore quon lui lise des passages du Spleen de Paris et dit que cest le genre de livre quaurait aim son pre car, quand il lisait, il ressemblait un coq qui picorait

1. Zro en espagnol.


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et l, savourait des fragments isols, entrait dans les livres et en sortait comme un chasseur furtif. Je ne crois pas que mon pre ait lu un jour dans sa putain de vie un livre du dbut la fin, conclut-il.

Il explique Gabriel sa politique rcente, qui consiste se mettre lcart de ce que les pdants appellent les feux mdiatiques, et il ne veut plus donner dinterviews ; mme toi, ajoute-t-il. Il est conscient que toutes ces annes de mdicaments et de drogues lont abm physiquement et il ne voudrait pas renvoyer sur la scne publique limage dun animal efflanqu, excentrique, dmoli par lalcool, comme Charles Bukowski quand il la vu dans sa jeunesse la tlvision ; Bukowski clusant une quantit impression-nante de bouteilles de vin blanc, rotant, pelotant les cuisses dune invite, pissant dans son froc sur le plateau de Bernard Pivot. Si Mairet-Levi se prte au jeu de la renomme, on prendra un jour des photos de lui dgoulinant de bave pendant quil se fait dessus cause de son traitement. Sil sexpose cela, dautres personnes plus jeunes, plus vives, plus clairvoyantes et moins drogues que lui le rduiront une caricature de lui-mme. Et Gabriel reconnat quil faut beaucoup de lucidit pour se rendre compte quun jour on sera victime de limpitoyable lucidit dautrui. Il se demande si Hubert na pas fait exprs de sentourer de cette aura de maldiction, de solipsisme farouche qui enveloppait Salinger, surtout depuis la publication dune photo de son visage furibond menaant lauteur du clich. Il est probable quil ait compt l-dessus, quil ait vite su quil faut faire la gueule la postrit, faire une sale gueule la postrit pour que vos contemporains, surtout en France, daignent vous porter aux nues et vous parer de ce halo que les Franais adorent concder certains artistes amri-cains, mais trs peu de leurs compatriotes. La postrit, il faut lenvoyer bouler.


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Ils nvoquent mme pas les vacances espagnoles ou, plus exactement, ils ne mentionnent aucun pisode dun pass quHubert trouve dj honteux du simple fait dtre pass. Il lui parle donc de son dernier projet, un long-mtrage pour chiens, cest--dire sans histoire ni dialogues, uniquement sensoriel, conu pour leur stimulation visuelle et auditive. Il a pass ces derniers mois noter avec soin tous les stimuli qui intressent Cero ou Sirop, les signaux auditifs et visuels qui veillent son attention canine. Il dclare que son projet de revenir la sensorialit primaire, de filmer non pas la roue dune voiture, par exemple, mais un cercle avec une srie de rayons, pas mme des cercles ni des rayons mais des formes, et encore, bref, que son intention de filmer ce qui est submerg un niveau plus profond que celui de la parole, de la logique, des relations de cause effet, a pour lui un sens purificateur. Il sagit de regarder comme le ferait Sirop, Cero ou Serrault, de sabandonner au torrent de stimuli. De vivre dans la sensorialit pure, ce qui quivaut en quelque sorte vivre pleinement dans le prsent, sans rien attendre de lavenir, sans hypothquer le pass, sans quil y ait de lien entre ce qui est survenu hier et ce qui surviendra demain. Ainsi, le cinma pourrait se diluer dans le flux de lactualit, devenir de lactualit pure, affirme-t-il.

Alors quils prennent cong, Hubert lui demande brle-pourpoint ce quil se rappelle de laccident. Le sang de Gabriel se glace dans ses veines. Il se souvient que la fille avait les cheveux noirs et brillants et de trs longs bras. Disproportionns. Alors Hubert lui avoue que dans sa tte il a essay de reconstituer laccident des centaines de fois, mais que toujours, dit-il, je nous vois tous les trois comme les mannequins des crash tests, secous par la force dinertie. Et jessaie de recomposer les mouvements de nos corps aprs le choc, alors la collision devient un ballet*, les mains et les torses sont projets vers lavant, puis vers


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larrire, mais avec une lenteur qui en fait une scne belle regarder Ne dis pas a, proteste Gabriel , cest comme une danse. La danse de nos corps secous. Les particules de dantine suspendues dans lair. Les clats de verre tince-lants qui flottent et forment une nbuleuse.

Gabriel aimerait mettre un terme aux divagations dHubert, mais son interlocuteur le retient en lui faisant une rvlation propos des clichs de lautopsie. Il a eu loccasion de les voir ; lavocat de Gabriel les lui a montrs. Et tu sais quoi ? Tu as raison. Ctait une trs grande femme, elle avait des bras et des jambes tellement longs quon aurait dit un personnage peint par le Greco. Mais ce nest pas le plus trange. Le plus trange, cest que cette femme navait pas de nombril, son ventre tait compltement lisse, je tassure, compltement lisse, enfin contusionn cause du choc contre le volant, mais elle navait pas de nombril, jen suis sr et certain.

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Plus de trente ans se sont couls depuis le jour de laccident. Trente ans, un syntagme qui scrit en quelques secondes peine, mais de nombreuses vies, comme celle de la Premire Femme, natteignent pas cet ge. Trois dcennies qui se sont consumes sans que Gabriel sache vraiment comment, pris dans les filets de la routine, dune trajectoire plus ou moins prvisible dascension sociale, il est pass dune collaboration dans des fanzines photocopis lcriture darticles pour des revues qui ne lui versaient pas un sou et, plus tard, des piges mal rtribues, puis payes correctement, dans des hebdomadaires et des quoti-diens, et aussi le genre de magazines quon distribue dans les avions, imprgns de lodeur dchantillons de parfum,


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des publications que personne ne lit mais que tout le monde flaire. On le paye afin quil donne son avis sur des choses auxquelles il ne comprend rien. Il sest fait une place dans la profession. Il a rencontr Ccile le docteur Inou et il la pouse. Il a achet un vieil appartement la Muette, il a publi un premier, un deuxime et un troisime roman qui ne se sont pas trs bien vendus mais ont eu un succs destime et lui ont attir la reconnaissance de ses pairs. Pourtant, au bout du compte, chaque pas dans la conqute du prestige en est un vers la perte de Ccile. La littrature finira par devenir une cause de divorce. Trop dheures escamotes sur leur temps de repos, les voyages, les dners romantiques, les week-ends, les achats dimpulsion aux Galeries Lafayette, un processus simultan dascension et de chute qui fait concider la rupture avec une des distinc-tions littraires les plus importantes du pays. Car pendant que Gabriel et Ccile le docteur Inou senferrent dans dinterminables accusations mutuelles, justes et injustes parts gales, son roman sur lruption du Tambora en 1815, LAnne sans t, le propulse selon les supplments culturels parmi les jeunes auteurs de langue franaise les plus prestigieux. Il ne sait pas sil prfre le prestige ou sa reconnaissance en tant que membre de plein droit dans lcosystme de la littrature franaise, un territoire qui nest pas celui de sa langue maternelle, mais dont il vient de dcrocher dfinitivement la carte de citoyen.

Le plus tonnant dans ce systme, cest quil a dsormais accs tout ce qui prospre autour. Gabriel nest pas le premier journaliste et crivain prestigieux avoir fait ses armes dans les fanzines, lunivers de la photocopie et des lettres dcoupes et colles la main, pourtant son succs mtorique ne lui donne pas limpression dtre un tratre. En France mais aussi en Espagne, toute une gnration de ralisateurs de cinma, romanciers, designers graphiques,


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musiciens, illustrateurs et diteurs de revues underground, toute une pliade de vandales ns dans les annes 1960 et 1970, ont fini par signer larmistice avec un monde quils dtestaient pour devenir des artistes canoniques. Lpoque o la vieille garde les considrait avec mpris, o les fonda-mentalistes voulaient les condamner au bcher et o ltat cherchait les remettre dans le droit chemin est rvolue. Car pour les accueillir en son sein, le systme a lui aussi sign un compromis de paix avec eux et leur arsenal de drogues, admettant que ces dernires les rendaient plus cratifs, plus efficaces et mme plus dociles. Il faut dire que dans les annes 1990 la dantine a envahi les toilettes* des entreprises, du Snat, de la Bourse, des conseils des ministres et des tribunaux. Elle a imprim un rythme endiabl toute chose, y compris aux investissements boursiers et aux enqutes pnales. Au cinma aussi, bien entendu. Mais Mairet-Levi est rest en marge de larmistice, on ne lui pardonnera jamais tous ses excs ; il se peut que sa maladie mentale ou la polmique laient laiss sur la touche ou quil sobstine toujours jouer la carte de lincorruptible authenticit supposant sans doute que continuer darborer des tenues dadolescent est la preuve de sa loyaut envers une idologie. En vrit, il a mal vieilli, il a grossi et perdu tous ses cheveux. Les lobes de ses oreilles se sont tirs, le trou perc sest agrandi, ses chairs se sont amollies, et son acharnement cultiver une esthtique juvnile produit leffet inverse de ce quil souhaite : il a lair encore plus dcrpit car il est devenu une caricature dadolescent drangeante. Pour une raison ou pour une autre, Mairet-Levi appartiendra toujours cette classe dartistes qui font de temps en temps incursion dans les cercles fortuns pour en tre expulss ; ils entrent dans la grotte au trsor et en ressortent sans jamais franchir la membrane qui les spare de llite.


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Au cours de lt 2010, un volcan islandais entre en ruption et envoie dans latmosphre une norme colonne de cendres, interrompant le trafic arien de toute lEurope. En contrepartie des drangements occasionns, les cendres du volcan disperses dans lair offriront aux Europens les plus beaux couchers de soleil quils aient jamais vus sur le continent, de gigantesques bandes pourpres et roses qui stendent dans le ciel. Dans La Langue de feu, un de ses documentaires les plus fascinants, Mairet-Levi filme ces images captivantes qui lui servent de prtexte pour exposer sa rflexion personnelle sur le beau et le terrible. La filmo-graphie violente de Mairet-Levi a de toute vidence chang de cap et soriente vers dautres horizons.

Le film dbute sur des informations relatives lruption dun autre volcan islandais, le Laki, do sleva en 1783 un gigantesque champignon de fume noire qui, sous laction des pluies, devint une pte vnneuse, une mission qui dcima plus de dix mille personnes et la moiti du btail vaches et moutons de lle, asscha le cours deau qui se trouvait proximit et changea les terres voisines en dsert. Quelques jours plus tard, les habitants de la rgion dcouvrirent avec stupfaction que ce qui circulait dans le lit du fleuve ntait pas de leau, mais une vritable lave en fusion. Latmo -sphre sassombrit pendant des semaines et plusieurs les fumantes mergrent de la mer, puis disparurent comme par enchantement. Le nuage de fluorine et de dioxyde de soufre dclencha la famine en Islande, mais aussi en Angle-terre et dans le reste de lEurope continentale. Les effets de lruption se firent sentir jusquen gypte, o la scheresse sabattit sur la valle du Nil. En France, on sacrifia des bufs en si grand nombre et la disette et linflation furent telles


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que daucuns voient dans les cendres du volcan islandais une des causes de la Rvolution. En compensation, on put apprcier cette anne-l les couchers de soleil les plus impressionnants de toute lhistoire de lEurope. Leur beaut tait lie la pollution, aux particules en suspension dans lair qui faisaient dvier une partie des rayons de lastre Roi. Une beaut faite de cendres disperses aux quatre vents.

Mairet-Levi sappuie sur les documents qui relatent cette ruption et dautres dans lHistoire, fait alterner des photogrammes du Stromboli de Rossellini, de ladaptation tlvisuelle des Derniers Jours de Pompi, avec Laurence Olivier, et des images darchives druptions volcaniques ayant vritablement eu lieu pour illustrer le concept du sublime, dun type de beaut aussi fascinant quatterrant. Il samuse analyser les paysages de Turner, qui a su recrer sur sa palette les tons poignants de latmosphre les mois qui ont suivi lruption du Krakatoa, mais vite Gabriel serait prt jurer que cest intentionnel dvoquer celle du Tambora, en 1815, dont sinspire LAnne sans t, bien quil ait parasit de nombreux lments du roman de Gabriel. Le film se conclut sur une squence magnifique o lair de La Passion selon saint Matthieu, le clbre Erbarme dich, mein Gott repris par Tarkovski dans plusieurs de ses films , accompagne les images des fleuves de lave qui se frayent un passage sur le versant dun volcan fissural.

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En tant que documentariste, Mairet-Levi commence devenir une figure dans les festivals et la tlvision. France 2 et lARD allemande achtent les droits de plusieurs films de sa maison de production, Les Films du Chien Bleu, et sengagent financer dautres projets. Dsormais, les


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spectateurs ne veulent plus de fictions, les lecteurs non plus. En 2010, le livre le plus vendu en France est la biographie dun sprinteur qui passe de RDA en RFA, et le film qui fait le plus dentres un documentaire sur le sempiternel et terrifiant bras de fer nuclaire entre lUnion sovitique et les tats-Unis. Les intrts artistiques de Gabriel et de Mairet-Levi sont prsent aux antipodes.

Mais limprvisible appel dHubert suffit les mettre de nouveau en orbite dans le mme systme. On dirait quil lappelle non pas dun autre pays il tourne au Mexique , mais dune autre poque ou dun plan diffrent de la ralit. Il sexprime en espagnol, une langue quil parle de manire hsitante, comme si ctait la seule pouvoir tendre un pont assez grand pour couvrir la distance qui les spare, une distance qui nest pas seulement spatiale. Gabriel nest gure surpris dapprendre quil vit dsormais BCN, dans une maison qui a d appartenir avant lui un trafiquant de drogue ou un spculateur immobilier, car lacte de proprit brlait les doigts des membres de la famille, qui lui ont cd la villa un prix drisoire Hubert et largent ; il est incapable den parler sans ressentir une pointe de culpabilit. Il sest install l aprs avoir retrouv Sirop sur le tapis, les pattes en lair, le corps rigide.

Ils se posent les questions de rigueur sur leur tat de sant, passent en revue lincontournable catalogue danecdotes et voquent diverses nostalgies, puis Hubert lui annonce que son train de vie na pas beaucoup chang et accompagne son mea culpa dun rire rauque, interrompu par une quinte de toux, empreint de remords et dindulgence. En revanche, Gabriel ne dcle pas lombre dun dsir dassagissement. Hubert est de ceux qui considrent lautodestruction comme un destin impos de lextrieur, une sorte de maldiction gntique ou thologique. Il lui raconte quil sest mari il y a deux ans. Tu imagines ? Moi, mari ! sexclame-t-il en partant


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dun rire tonitruant, dmesur, croire que la dcision de convoler a pulvris sa rputation. Elle na que vingt-quatre ans et cest la femme qui a les plus longues jambes du monde. Si tu les voyais. Si tu la voyais marcher. Les Espagnoles marchent beaucoup mieux que les Franaises, tu le sais. Il admet que sa fascination pour les longues jambes a quelque chose de pervers et voque toute une mythologie de femmes colossales, ainsi que LAttaque de la femme de 50 pieds et la gante de Westminster. Il cite un pome o Baudelaire rve de ramper sur les genoux normes dune gante et de dormir nonchalamment lombre de ses seins . Il affirme quil existe il la dcouvert lors dun voyage dagrment en Thalande, do il a rapport plusieurs cassettes vido un sous-genre pornographique faisant intervenir les gantes Tu connais les Orientaux dans ce domaine ; les giantess doivent leur beaut au simple fait dtre plus prs des dieux que des hommes et de provenir dune autre poque, des temps mythiques des Amazones et des Colosses, dune re primitive antrieure au patriarcat et au cosmos masculin, et elles reviennent assouvir une vengeance, comme les hrones de ces films quon a vus, qui dtruisent des villes et des armes dhommes, tu sais, par exemple LAttaque de la femme de 50 pieds. Il a rencontr son pouse en tournant un spot pour des grands magasins. Et pour faire honneur au clich mrimen, elle sappelle Carmen.

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Mais ce nest pas pour a que je te drange. Je tappelle pour des raisons professionnelles. Jai obtenu le finan-cement dun projet. France 2 et lARD me donnent du fric pour un documentaire. Jai dj commenc rassembler du matriel. Cest un film sur la tauromachie. Oui, tout


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fait. Je suis en ce moment la tourne amricaine dun grand torero. Je ne te dirai pas qui cest si tu ne participes pas au projet. Il est tellement secret sur sa carrire que cen est effrayant. Tu es espagnol. Ces choses-l, tu les as dans le sang. La Fiesta Nacional. En plus tu pourrais faire un petit prix ton vieux pote. Ne crois pas quon roule sur lor. Tu ny connais rien en tauromachie, cest mieux. Bien mieux. a te permettra davoir un regard vierge. Dtre strictement analytique. Tu feras de la phnomnologie. Tu es un mec intelligent. Tu viens BCN, je te passe les squences que je suis en train de tourner au Mexique et on crit le scnario. Avec un peu de chance, on pourra peut-tre aussi filmer une corrida BCN. Aux arnes de la Monumental. Tu restes un peu, comme a tu connatras Carmen. La femme aux plus longues jambes du monde. Je te lai dj dit ? Ah oui, cest vrai. Mais il y a une autre raison. Jai besoin de toi pour autre chose. Exactement. Le problme, cest elle. Je lui ai demand de venir avec moi au Mexique et elle na pas voulu. Je lui ai ordonn de rester BCN mais elle a pris un vol pour Paris. Oui, on a toujours lappartement toile. Je ne veux pas quelle soit seule Paname. Je ne veux pas non plus quelle frquente les gens quon connat l-bas. cause de la poudre orange, tu comprends. Il nest pas conseill quelle reste seule, mais elle ne doit pas non plus aller voir les copains habituels. coute, tu dois accepter. Lequel des deux contrats ? Tu dois bien a un vieil ami. Demain cest mon anniversaire. Cinquante-cinq. Je sais que toi aussi, tu vas bientt les avoir. Cinquante-cinq ans dj. Tu ne trouves pas a incroyable ? Je pense mon pre quand il avait cinquante-cinq ans. Je ne crois pas quil ait eu cet ge comme nous. Il la eu, cest sr, mais pas de la mme manire. Il tait toujours en loden. Son chapeau sur la tte. Son journal pli sous le bras. Un vrai petit vieux. cinquante ans, ctait dj un vieux. Carmen ? Elle a


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vingt-quatre ans. Je te lai dj dit ? Oui, trs jeune. Tout est trs compliqu. Plusieurs tentatives de suicide, oui. Pourquoi je nengage pas un professionnel ? Tu veux dire un garde du corps, un dtective, une infirmire ? Ouais, je vois, un professionnel. Tu veux dire un psychiatre. Je lai dj emmene en voir plusieurs. Cest difficile, tu sais. a fait des annes quelle est rgulirement interne en service psychiatrique. Je lai mme fait entrer lhpital, Miami, et elle a eu des lectrochocs. Tu savais quon pratique encore cette mthode barbare ? Oui, six tentatives. Je ne sais plus quoi faire avec elle. Six tentatives dj. chaque fois avec des mdicaments. Je veux juste que tu veilles un peu sur elle. Que tu fasses un peu attention elle. Que tu ailles la voir. Que tu gagnes sa confiance. Que tu deviennes son ange gardien pendant quelques jours, jusqu ce que je rentre. Je tai dj envoy par la poste un double de la cl de lappar-tement. Oh, pas la peine de te fcher ; non, je ntais pas sr que tu accepterais. Ce nest pas a. Je ne peux compter sur personne dautre. Si au bout de quelques jours tu navais pas de ses nouvelles, je tautorise te servir de la cl. Tu vis toujours la Muette ? Ah non ? Rpublique. Tu nes plus avec Ccile ? Je comprends. Oui, cest vraiment dur. Je comprends. Je suis dsol, vraiment. Jai un ami qui organise une fte vendredi. Un Chilien. Il sappelle Dante. Il est plasticien. Il est tout fait possible que Carmen y aille. Elle aime beaucoup Dante. Cest une soire dguise, mais uniquement des dguisements danimaux. Achte-toi un masque doiseau ou de chat. Je vais le prvenir que tu viendras. Surtout ne dis pas Carmen quon est amis. Elle se fermerait comme une hutre. Alors tu veux faire le film ? Ce sera drle. On parlera en espagnol, rien quen espagnol, comme au bon vieux temps. Tu sais de quoi jai rv cette nuit ? On tait sur un plateau tl, toi et moi, on participait un dbat sur le cinma et on tait les seuls


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avoir un visage. Tous les autres invits semblaient avoir le visage gomm. Sans organes, comme en cire fondue. On tait les seuls avoir des traits dfinis. On tait cul nu et toi, tu te barbouillais avec une pte bleu cobalt. Ensuite tu menduisais moi aussi. Puis on mettait le feu cette pte devant les camras, mais ce ntait pas un rituel, a ne faisait apparemment pas partie dune crmonie et a navait pas lair non plus dtre un truc de secte. On le faisait comme si simmoler par le feu tait une pratique dhygine corporelle, une purge. Alors on sembrasait tous les deux. Assis dans nos fauteuils. Entours de flammes bleues, sans jamais se consumer. On brlait sans se consumer, comme ce buisson dans la Bible. Et je me suis rveill en pensant toi. Alors je tai appel. Quelle heure il est en Europe ?

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[Dans Sueurs froides, dAlfred Hitchcock,] Gavin Elster [] engage Scottie pour suivre pied ou en voiture sa


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femme Madeleine, sous prtexte quelle a un trange comportement. Elle est comme absente. Elle veut par exemple me dire quelque chose, dclare Elster, mais tout coup les mots font place au silence, sa vue se brouille et elle devient inexpressive, elle est ailleurs, loin de moi, cest une inconnue. Je lappelle mais elle ne mentend mme pas ; elle revient ensuite aprs avoir pouss un long soupir

[] Un instant auparavant, Elster a demand Scottie sil croit quune personne du pass, un mort, puisse arriver prendre possession dun tre vivant.

[] Cette fascination pour le pass est constante dans le film. Tous les personnages sont accapars, aimants par le pass. [] Le pouvoir des morts sur les vivants est donc indissociable de celui quexerce le pass (proche, lointain et indfini) sur le prsent et lavenir des personnages du film.

Do le ct emblmatique dun monument qui, de par son nom et sa signification, est presque le sous-titre du film. Je veux parler des Portes du pass, un petit temple noclassique avec une double colonnade qui slve sur une des berges du lac et fait du Golden Park le plus bel espace vert de San Francisco.

[] Comme le raconte Elster Scottie, Madeleine sabme souvent dans la contemplation du monument. Parfois elle se promne, elle dit quelle sait o elle va. Un jour je lai suivie, je lai vue sortir de chez nous, elle avait lair dune inconnue, elle marchait mme diffremment ; elle est monte dans la voiture, a conduit jusquau Golden Gate Park Assise au bord du lac, elle regardait au-del de ltendue deau les colonnes des Portes du pass, vous savez. Elle est reste l longtemps, sans bouger

[] Scottie, le dtective priv, devra au besoin se jeter dans les eaux agites qui le sparent des portes du pass pour tirer Madeleine de la contemplation qui semble la perdre dans les flots tumultueux de la folie. Quoi quil en


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soit, des preuves rituelles lattendent, au cours desquelles la rvlation fascinante du tableau vivant quest Madeleine lobligera accomplir avec zle sa mission de suiveur et de garde ou dange gardien.

Eugenio Tras, Vrtigo y pasin, Madrid, d. Taurus, 1998,

p. 130-134.

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Les vibrations de la musique font trembler de lintrieur la porte de lappartement. Il hsite mettre le masque quil a achet il y a quelques heures peine dans un magasin de la rue du Temple, une tte de taureau avec deux petites cornes rouges, un anneau pass dans le mufle. Dommage quHubert ne soit pas l pour apprcier ce clin dil. Il est accueilli par un individu la tte coiffe dimmenses bois de cerf. Il a les cheveux trs noirs et de petits yeux, une mchoire carre encadre de rides profondes qui le font tonnamment ressembler Pasolini, Csar Vallejo ou une parfaite fusion des deux. Vous devez tre lami de Mairet-Levi, lcrivain, lui dit-il en espagnol, en linvitant entrer. Il a un fort accent chilien. Je suis Dante, ajoute-t-il un prnom qui nest pas anodin ; aucun prnom ne lest, songe Gabriel , et ils pntrent tous deux dans un nuage de fume qui sent le haschich, le maquillage, les lgumes du buffet aubergines ou poireaux brls , et empche Gabriel de se faire une ide prcise des vritables dimensions de lappartement.

Il embote le pas son hte ses faux bois de cerf facilitent sa localisation parmi les invits qui dansent dans la pice enfume o plane une odeur dont Gabriel serait


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prt parier que cest celle de la laque pour les cheveux. Partout, de petites chattes trop jeunes minaudent avec des types bien plus gs quelles, certains dguiss en oiseaux, dautres en mammifres, et Gabriel jurerait que a fait bien longtemps quils ont dcroch leur licence en art. Il se fraye un passage entre leurs corps plus jeunes, leurs voix plus jeunes, et traverse un vritable zoo, un zoo bilingue o lespagnol et le franais semblent alterner sans aucune difficult, comme sils taient la main gauche et la main droite dune mme langue, puis ils arrivent dans une pice lcart du tapage, claire par des rampes dhalognes, o une poigne de convives tris sur le volet contemplent une srie de sculptures reprsentant des animaux. Ce sont les miennes, explique lhomme-cerf en dcrivant un arc de cercle avec son bras pour dsigner les girafes, panthres, zbres, rhinocros, des structures faites de trs fines bandes de cuivre forg qui ne font que suggrer leurs anatomies ; on dirait des tudes sur la silhouette et la sexualit animales, les spcimens dune espce montent des reprsentants dune autre espce, des zbres copulent avec des ours, des crocodiles avec des girafes, accouplements grotesques que lassistance observe en esquissant des sourires ambigus et sur lesquels Gabriel prfrerait ne pas avoir mettre de jugement. Voil pourquoi il feint aimablement lappro-bation, mais il est dgot par le procd utilis pour rvler la nature prhistorique de ces btes rduites ltat de squelette, anatomies constitues il y a des centaines de milliers ou, dans certains cas, de millions dannes, et il pense quune grande partie de lart contemporain est une mulation de la prhistoire, un atavisme.

Dans cette autre pice dambulent tout au plus une dizaine de personnes et Gabriel nest pas surpris quelles aient pour la plupart la cinquantaine bien sonne. Lhomme-cerf lui prsente son associ, Arnoo, un Finlandais dont la barbe


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est plus jaune que blonde, discute un moment avec deux Argentins dguiss en singes bien quils aient tomb le masque et sexcuse de devoir les laisser la manire des htes dantan, qui veillaient ce que tout le monde ait un interlocuteur au cours de la soire, mme si Gabriel pense quil essaie sans doute aussi de fourguer ses sculptures, quil la peut-tre pris pour un collectionneur ou quHubert la prsent comme tel au Chilien Je connais un crivain espagnol, je suis sr quil apprciera ton travail , ou quil lui a parl de son influence dans la presse culturelle.

Les Argentins voquent leurs compatriotes dautrefois un mot quils rptent jusqu plus soif, les Argentins dautrefois , ceux des annes 1950 et 1960, qui venaient faire Paris leur exprience europenne, une aventure intellectuelle et existentielle sans grand rapport avec limmigration daujourdhui. Quelquun mentionne Cortzar et affirme quen son temps il y avait une vritable transfusion entre Paris et Buenos Aires, un pont culturel reliant les deux villes. Le Finlandais se contente dacquiescer et de tirer sur sa cigarette. La fume lui sort par les cheveux, comme si elle narrivait pas svacuer par la bouche et avait trouv un autre chemin. Excuse-moi, je tai tach ? Dsol. Oui, ctait mon verre.

Il devrait regagner la salle des plus jeunes sil veut mettre la main sur Carmen. Il devrait retourner au cur de la fte mais cette fte a-t-elle un cur ? Il remet son masque et cherche une grande femme brune quil na jamais vue. Vingt-quatre ans, a dit Hubert. Cheveux noirs. Trs longues jambes. La femme aux jambes les plus longues du monde. Il na rien dautre pour commencer. Il regrette quHubert nait pas joint une photo dans le paquet qui contenait la cl de lappartement. Mais sa manire, la description est assez prcise : une seule femme est susceptible davoir les jambes les plus longues du monde. Il se met sur la pointe


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des pieds et aperoit les bois de lhomme-cerf qui glissent dans la fume de cigarette comme laileron dun requin la surface de leau. Le salon sent les lgumes grills. Un DJ trop jeune met les Smiths. Some Girls Are Bigger Than Others. Une chanson qui date de lpoque o lui aussi tait jeune. Un inconnu dguis en ours lui colle en souriant un verre de vodka-myrtille sous le nez. Il boit sans se rendre compte que lanneau de son masque trempe dans le liquide dun bleu tirant sur le pourpre. Il a besoin dune paille pour vider son verre et sapproche dune table qui nen est pas une, mais une longue planche pose sur des trteaux sur laquelle il y a un peu de tout. Du champagne. Des canaps de lgumes brls. Un succdan dabsinthe dimportation avec une tiquette en espagnol. Un vase de tulipes dont le contenu se retrouvera au fil de la soire dans les cheveux des filles.

Certaines choses ont un sens, mais elles sont peu nombreuses et donnent limpression de bulles qui flottent un instant dans lair, rien de plus. Il songe que la fte est une grande allgorie du monde. Les invits rient, fument, dansent, traversent des poches de logique et de langage au milieu dun ocan instinctif et dsordonn. Il se dit que le monde, cest a, prcisment. Tous ces jeunes gens dguiss essaient de le dbaucher en lui proposant des champignons, des cachets, de la dantine. Il ne devrait pas accepter. Il doit rester sobre. Lide quil est de service, comme un inspecteur de police ou un dtective, lui est sympathique. Il tche donc de se concentrer sur la tte dune jeune femme aux cheveux noirs dans ce troupeau de souris, tigres et chats. Impossible davoir une ide concrte de lespace quil sonde prsent du regard ; il jurerait que la pice stend et se contracte limage dun poumon lintrieur duquel les gens rient, dansent, consomment des substances illicites et boivent de la vodka.


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Les Hémisphères