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Tous droits réservés © Collectif Liberté, 1971 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 8 fév. 2021 19:08 Liberté Les Lettres Américaines Joseph McElroy Pierre Brodin L’écrivain et les pouvoirs Volume 13, numéro 2 (74), 1971 URI : https://id.erudit.org/iderudit/30768ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Collectif Liberté ISSN 0024-2020 (imprimé) 1923-0915 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Brodin, P. (1971). Compte rendu de [Les Lettres Américaines : Joseph McElroy]. Liberté, 13 (2), 142–153.

Les Lettres Américaines : joseph McElroy · de penser que M. McElroy, qui connaît fort bien la litté rature française, a lu Les Faux Monnayeurs et put jouer, peut-être inconsciemment,

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Tous droits réservés © Collectif Liberté, 1971 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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Document généré le 8 fév. 2021 19:08

Liberté

Les Lettres AméricainesJoseph McElroyPierre Brodin

L’écrivain et les pouvoirsVolume 13, numéro 2 (74), 1971

URI : https://id.erudit.org/iderudit/30768ac

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Éditeur(s)Collectif Liberté

ISSN0024-2020 (imprimé)1923-0915 (numérique)

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Citer ce compte renduBrodin, P. (1971). Compte rendu de [Les Lettres Américaines : Joseph McElroy]. Liberté, 13 (2), 142–153.

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Les lettres américaines

JOSEPH McELROY

Né en 1930 à Brooklyn, diplômé de l'Université de Co­lumbia, professeur de littérature anglaise à l'Université de New Hampshire puis à Queens College (N.Y.), Joseph Me-Elroy a publié trois romans très remarqués : A Smuggler's Bible (1966), Hind's Kidnap (1970) et, tout récemment, An­cient History (1971).

Le titre du premier ouvrage (Une Bible de Contreban­dier) suggère le thème des objets passés en fraude, de la trom­perie des apparences, des masques divers que peuvent revêtir les « faux monnayeurs ». Bien que la comparaison avec le roman de Gide ne doive pas être trop poussée, il est permis de penser que M. McElroy, qui connaît fort bien la litté­rature française, a lu Les Faux Monnayeurs et put jouer, peut-être inconsciemment, avec l'idée d'écrire une sorte de roman parallèle sur une toile de fond évidemment tout à fait américaine.

Le livre est fortement charpenté : huit gros chapitres racontent chacun, sous forme de récit, de monologues inté­rieurs ou de conversations, une histoire séparée, ordonnée autour d'un mythe, avec, en général, un personnage central ou un groupe de personnages qui donne une certaine unité d'action. Entre ces huit unités s'insèrent huit courts chapitres qui sont, en fait, le roman du roman : les réflexions du per­sonnage principal, David Brooke, qui, accompagné de sa femme Ellen, effectue un voyage en mer, sur un grand pa­quebot transatlantique, entre l'Amérique et l'Europe.

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Le narrateur braque sa caméra d'abord sur un quartier de New-York qu'affectionnait Whitman, Brooklyn Heights, et sur le libraire anglais Peter Saint John, commerçant en livres rares et poète insoupçonné. Peter, qui aime marcher la nuit, dans les rues de Brooklyn, est suivi par Walter, un jeune garçon, qui voit en lui une ressemblance avec son propre père récemment décédé. Peter donne à Walter un livre et des rapports d'amitié s'établissent entre l'adulte et l'adolescent. Passant de Brooklyn à Manhattan, l'auteur nous présente ensuite les divers occupants de l'hôtel Kodak, situé dans les parages de Morningside Hights. Parmi les locataires se trouvent David Brooke, un étudiant à l'Université de Columbia, déjà brièvement entrevu dans le chapitre précé­dent où il était une connaissance du libraire, le jeune barman James Judah La Fayette (ex-Lamentoff), ami platonique d'une étudiante de Barnard, la jeune Abby Love, qui aime David mais n'arrive pas à obtenir de lui plus qu'un certain degré de camaraderie, Mrs. Clovis, une veuve bien pensante, et surtout Mr. Pennitt, un vieil individu qui apparemment collectionne des pièces de monnaie, mais possède, en fait, un appareil qui lui permet de confectionner des pièces anciennes. Nous avons l'impression qu'aucun de ces personnages n'est, exactement, ce qu'il paraît être ou, en tout cas, ce que David voit en eux. Le troisième chapitre a pour centre d'intérêt Julia, la mère de David, une femme énergique, sage, pratique, qui aime fréquenter les salles d'opération et qui, dépourvue de sixième sens, « ne croit pas dans les désastres » ; insuffi­samment intuitive, elle fatigue parfois son mari Halsey, un businessman libéral et désabusé, qui souffre d'une artérite. Nous faisons également connaissance avec les familiers des Brooke à Brooklyn Heights, et, entre autres, avec le médiocre Bobby Prynne, camarade de classe de David, qui traverse la vie sans rien voir. De New-York nous sautons dans le New Hampshire, où David a un petit emploi à l'Université et fait ties recherches généalogiques pour une famille du cru. Les personnages les plus importants de cette partie du récit appartiennent à la famille Amerchrome : le père, « Duke », professeur de « Civilisation américaine » est un écrivain et historien fameux, un merveilleux professeur, brillant et para-

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doxal (un peu à la McLuhan), un être plein de vitalité doué d'un caractère « flamboyant » ; sa troisième femme, Mary, beaucoup plus jeune que lui, vit dans son ombre ; son fils d'un premier lit, Michael, 18 ans, est un jeune garçon troublé, démonté par la « comédie » perpétuelle que joue son père. A l'Université enseigne, dans le même « département » qu'Amerchrome, Harry Tindall, un jeune historien anglais de tempérament très conservateur et discipliné, qui « se met volontairement des oeillères ». Venu « tirer » deux ans en Amérique, il n'apprécie nullement les Etats-Unis, ni les femmes américaines (son amie, la charmante artiste Wanda'1 ' , a une crise de nerfs avant de le quitter). Il épousera l'Anglaise Anselin, une fille selon ses goûts, parfaite, disciplinée, avec des yeux qui « semblent tout voir et tout cacher ». Nous quittons le New Hampshire au chapitre VI pour un décor plus riant : David et sa jeune femme anglaise Ellen passent leur lune de miel dans une île du Golfe de Naples ; Ellen se laisse embrasser par un petit Italien de 17 ans, Benino ; les jeunes époux, dont les réactions nous seront montrées tour à tour, rencontrent un expatrié américain, Matthew, que les gens du cru appellent, peut-être à tort, l'« invertito ». Le septième chapitre se présente comme une sorte de « fugue », dans les divers sens du mot : la composition, sous forme de lettres adressées à David, évoque celle de la « fugue », mais le « héros » fait aussi une sorte de « fugue » dans une amné­sie temporaire partiellement simulée. Son extraordinaire mé­moire lui avait, jusqu'ici, été fort précieuse pour évoquer tout un passé complexe. Mais voici qu'il se rend compte que la mémoire « cérébrale » ne suffit pas, que la « résur­rection » totale par le souvenir vous « coupe des gens », que les arbres l'ont empêché de voir la forêt. Le roman qu'il écrit a abouti à une impasse. D'où sa dépression mentale et son « amnésie » dont il ne sort que lorsqu'il reçoit un télégramme de Julia, lui annonçant la mort de son père, et celui-ci est longuement et affectueusement évoqué dans le dernier cha-

( 1 ) . . . * j'estime qu'elle fait de monumentales plaisanteries macabres », déclare D.B., « par exemple, une Ruth faite d'un tonneau surplombé d'une tête à cinq visages peints et reposant puissamment, mais sans direction, sur cinq paires de belles jambes élancées. *

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pitre. Le narrateur prend soin de nous montrer que Halsey Brooke est mort en faisant un peu de « contrebande », lui aussi, puisqu'il a caché à sa femme ses véritables sentiments, lorsqu'il lisait la Bible dans un volume que David avait laisse à New-York.

David Brooke est sans doute, comme tout homme de lettres, le pire des « contrebandiers », car il se sert de « mots » qui cachent ou transforment tout ce qu'ils recouvrent. Mais surtout, ce « contrebandier » fait passer une sorte de fron­tière au « trésor » qu'il transporte avec lui entre New-York et Londres. Ce « trésor », c'est peut-être sa perception de l'en­semble des liens subtils qu'il a découverts, des liens qui font de la vie ce qu'elle est. La frontière, c'est celle du simple récit, de la narration, du roman de « divertissement ». Le critique et poète Richard Howard a caractérisé dans une phrase lapidaire le sens profond d'un roman tel que A Smug­gler's Bible : « Smuggling, finally, is a metaphor for meta­phor ». Le mot de « contrebande », en définitive, est une métaphore pour le terme de « métaphore ». Ainsi s'explique le titre du livre : une « Smuggler's Bible », c'est un livre doré sur tranches, magnifiquement relié, marqué d'un titre trom­peur à l'extérieur, mais vide à l'intérieur et contenant, en général, divers objets de contrebande.

x X x

Le second roman de Joseph McElroy est le plus long (537 pages), le plus ambitieux et le plus complexe. On songe, en le lisant, à Ulysses et au labyrinthe du Minotaure. Cer­tains critiques ont mentionné également, à propos de Hind's Kidnap, la cathédrale de Chartres, d'autres un standartl de téléphone avec un feu d'artifice de signaux lumineux et plu­sieurs dizaines de conversations, qu'on pourrait entendre si­multanément et séparément.

Le décor, familier aux lecteurs de Joseph McElroy, est Brooklyn Heights, avec ses rues aux noms d'arbres (Sycamore) et de fruits (Pineapple), ses quais, ses maisons bourgeoises du XIXe siècle. L'époque est la nôtre — entre Pâques et Noël — avec quelques plongées dans un passé assez proche. Le person-

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nage central du roman est un garçon de haute taille (six pieds sept pouces) nommé Jack Hind. Orphelin de père et de mère, Jack a été élevé par un tuteur célibataire, Mr. Foster, qu'il appelle affectueusement « Fossy ». Ce tuteur, décédé depuis quelques années déjà, joue un rôle important dans le récit, car il est constamment présent dans les pensées et méditations de Jack. Celui-ci est marié depuis sept ans à Sylvia et a une petite fille de cinq ans, May. Il a été en Europe avec Sylvia, juste avant la mort du tuteur (qui avait payé le voyage). De retour à New-York, il travaille pour une station de radio, interviewant des gens pour une émission dont il est respon­sable et qu'on connaît sous le nom de The Naked Voice (La Voix Nue. Jack est un gentil garçon, généreux, qui aime aider son prochain et tend à négliger sa famille pour se dé­vouer à autrui. Il semble s'intéresser à toutes sortes de choses, « media de communication, aide aux sous-privilégiés, ensei­gnement, secours à l'enfance malheureuse, etc. ». Récemment, il a quitté sa femme pour se consacrer entièrement à la solu­tion d'une affaire de Kidnapping qui a défrayé les chroniques new-yorkaises quelques années plus tôt et que la police a fialement renoncé à résoudre. Le petit Laurel Hershey, âgé de trois ans et demi, a disparu, un jour, sans laisser de traces. On a présumé un rapt d'enfant, mais aucune rançon n'a été demandée. Depuis, les deux parents sont morts. Personne ne pense plus à Laurel, sinon Jack, qui a réuni une documen­tation énorme sur l'enlèvement, sur la famille Hershey et ses familiers, sur tous ceux qui ont été mêlés, de près ou de loin, à la vie des Hershey.

Jack se lance sur une nouvelle piste après qu'une vieille femme lui a adressé une série de messages cryptiques, tels que « Hooked with a wood into the forest » (« Ferré avec un bois dans la forê t . . .») , qui le mènent plus ou moins directement à un individu nommé Wood (Bois) et à quelques autres per­sonnages qui portent tous des noms empruntés au vocabulaire de la flore : Plane (Platane), Berry (Baie), Plant (Plante), Heather (Bruyère), Ivy (Lierre), Holly (Gui), Poplor (Peu­plier), etc. Ceci est parfaitement normal, puisqu'il s'agit de retrouver un enfant nommé « Laurier », et que le « tuteur » était un expert en botanique.

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Jack visite les lieux du kidnapping, revient à New-York, passe de la salle de gymnastique du Fieldston Hotel Health Club au Café Mitropoulos, puis à l'Université où enseigne le professeur « Platane », remplace celui-ci pendant son ab­sence, ramène chez lui une étudiante boiteuse, dont le nom (Rosenbloom) et le prénom (Laura) ont également affaire avec la botanique. D'« indice » en « indice », il est ramené vers sa femme. Sylvia lui dit qu'il a tort de traiter les gens comme des « réceptacles de bouts d'indices » et non comme des fins en soi. Jack accepte cette idée et s'embarque alors sur un contre-projet non moins élaboré que le premier qui consiste à « dé-kidnapper » ses victimes. Au cours de ce pro­cessus, il identifie la vieille dame, reçoit un coup de fil du Kidnapper (qui l'assure que l'enfant est parfaitement heureux dans sa nouvelle famille) ; il sait qu'il pourra retrouver Laurel quand il le voudra (mais il ne le veut plus mainte­nant). Enfin, il apprenti que son tuteur était son véritable père, comprentl que la véritable générosité ne consiste pas seulement à « donner généreusement mais aussi à recevoir généreusement » et se rend compte qu'il avait en vérité cher­ché non pas l'évanescent « Laurel », mais sa propre identité. Il est prêt maintenant à revenir à Sylvia. Comme dans le premier roman, le « héros » s'était un peu perdu dans sa « forêt », errant d'« arbre » en « arbre » et de « buisson » en « buisson », mais cette longue « quête » nous a permis d'ex­plorer le labyrinthe urbain'1 ' , c'est-à-dire la scène contem­poraine, dépeinte avec un réalisme étonnant par M. McElroy.

x X x

Le troisième roman tie Joseph McElroy semble, au pre­mier abord, moins complexe que ses prédécesseurs qu'on a rapprochés tie ceux de Joyce et de Nabokov. Ici, la technique fait plutôt penser à celles de Michel Butor et de Claude Simon. L'histoire est « montée » grâce à une série de « col­lages », de juxtapositions du passé et du présent (qui sont les équivalents multipliés de la mémoire récente et de la mé-

( 1 ) M. McElroy nous a déclaré de façon fort positive que son second roman est « un livre sur la Ville . . . sur le labyrinthe urbain. »

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moire ancienne), et le lecteur doit s'appliquer, s'il veut trou­ver le fil d'une « intrigue », à « recoller » les morceaux épars. L'ouvrage, en somme, est assez difficile, mais ménage de grandes satisfactions au lecteur.

Le narrateur, que nous ne connaîtrons que sous ses ini­tiales de « C.C. » (nous apprenons seulement à la page 224 que son prénom est Cyrus) est, selon toute apparence, un homme d'une quarantaine d'années, marié (avec Ev, une di­vorcée âgée de 37 ans), père de deux enfants (Ted, son beau-fils, 19 ans, et Emma, sa fille, encore au berceau). C'est un homme cultivé, qui a fait de fortes études, surtout scienti­fiques (notons, en passant, à ce propos, qu'il est fasciné par la théorie des champs magnétiques et est porté à employer un vocabulaire « scientifique » en harmonie avec les préoc­cupations d'un écrivain qui nous a déclaré « trouver dans la Science et même dans ses technologies ties textures de perception souvent riches et merveilleuses ».

Un soir, vers 9 heures, C.C. pénètre dans l'appartement vide de « Dom » (Dominique X . . . ) qui vient de se suicider et dont la police a, quelques minutes plus tôt, enlevé le corps. C.C. habite depuis six mois la même maison que Dom, et ce n'est pas un hasard s'il a, en effet, cherché à se rapprocher d'un homme qu'il admire énormément mais qu'il n'a ren­contré qu'une fois, à l'occasion d'une exposition où l'avait invité une certaine Cora. C.C, profitant de la proximité de sa boîte aux lettres avec celle de Dom, avait, quelque temps auparavant, lu une partie du courrier personnel de Dom, in­tercepté et détruit quelques lettres qui, adressées à celui-ci, l'invitaient à certaines compromissions et auraient risqué de le décourager, de le peiner ou de le détourner de sa tâche.

Nous apprenons que Dom, un Juif new-yorkais, « bril­lant, un peu extrémiste », mais « un vrai gentleman » aux yeux d'un concierge bien disposé, un « conservateur de gau­che », pour un membre de la jeune génération, était un écri­vain et conférencier assez connu. Libéral, activiste, il avait combattu pour beaucoup de « causes », contre la pollution de l'air, contre une « guerre stupide qui ne rime à rien », avait été emprisonné pendant dix jours dans une prison du Misssi-sipi, était, de façon générale, très controversé. Agé de 53 ans,

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il était marié, mais séparé de sa femme Dorothy qui désap­prouvait ses actions, ainsi, d'ailleurs, que ses deux enfants, Richard, un statisticien conservateur et petit bourgeois (un square), et Lila, mariée à un psychiatre hongrois. En fait, toute la famille de Dom blâmait son attitude, les discours qu'il prononçait, ses campagnes pour les droits civiques dans le Sud, ses attaques contre les « leaders religieux », etc.

Le premier sujet du livre, en un sens, est donc la carrière de Dom et son suicide — un suicide qu'il pressentait peut-être lorsqu'il écrivait deux ans plus tôt, son livre sur le suicide. Qu'est-ce qui a pu le pousser à se donner la mort ? Surme­nage ? Abus des drogues ? Désillusions ? Découragement ? Il semble bien que Dom ait été un « grand homme », mais aussi un « homme seul », « victime expiatoire » (sacrificial) de son temps et de ses contemporains.

L'auteur, cependant, accorde moins d'importance à Dom dans son monologue intérieur adressé théoriquement au mort, qu'à Al et Bob, les deux amis d'enfance du narrateur. Ceux-ci ne se connaissent pas encore entre eux, mais ils sont descen­dus au même motel et ils sont destinés sans doute à se ren­contrer sous peu. Au cours de la longue et assez extraordinaire « confession » de C.C, celui-ci évoque non seulement ses deux amis (celui des vacances à la campagne et celui de la ville et de l'école), mais tous ceux qui ont gravité autour d'eux et les femmes qui ont joué un rôle dans la vie du narrateur : la négresse Camille, la blonde Gail (qui a donné à C.C, sous l'eau, son premier baiser), la petite Abra, la fille du concierge Washington, Annette (femme de Al), EV, qui commence à acquérir un double menton, Perpétua Belle, avec sa « bouche ordinaire et forte » et surtout, cette Tracy à la fois timide et lascive, cette fille aux « jambes succulentes », qu'il a aimée et n'a pas épousée, mais dont il a gardé un « souvenir de convexités ».

Au cours de cette longue méditation nocturne que l'au­teur pourrait justifier de « paraphrase » (s'il n'utilisait comme sous-titre de son roman le mot de paraphase) sur une « his­toire ancienne », C.C. retrouve des images oubliées, repense à ses parents, à son travail — l'« anthropologie sociale » —, à ses amitiés, à son destin, au message laissé par Dom (la

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Terre est un « Vaisseau spatial »). Il comprend mieux son passé, cette « histoire ancienne » qu'il évoque fréquemment sous des formes diverses, depuis le manuel de Breasted, équi­valent de notre Malet et Isaac de 6e, jusqu'à ce nom symbo­lique de Cyrus, qui évoque à la fois une conquête et un héritage particulier, comportant un doute quant à son iden­tité.

Histoire Ancienne a, de toute évidence, plusieurs sujets. L'un d'entre eux, et non le moins important, est cette « loyau­té divisée » que tout homme peut éprouver, et particulière­ment tout écrivain, partagé entre, d'une part, l'attrait d'une réalité publique excitante, des événements d'une politique partisane et, d'autre part, les responsabilités de la vie privée. En d'autres termes, n'est-il pas aussi difficile d'être un homme marié que d'être un héros ? L'écrivain mêlé à l'événement ne doit-il pas tailler tlans la glamour superficielle des événe­ments et essayer de retrouver dans sa propre vie la réalité et surtout l'authenticité ?

A la fin du roman, les relations entre les deux termes d'une alternative se sont relâchées et même, en un certain sens, désintégrées : ces relations, au lieu d'impliquer deux possibilités, sont devenues multiples. Le narrateur se rend compte qu'il est moins important pour lui de chercher à contrôler l'événement. Il n'est pas devenu passif, certes, mais il est moins tyrannique.

x X x

Les trois romans de Joseph McElroy trahissent un écri­vain extrêmement cultivé. On trouve, dans A Smuggler's Bible, non seulement des allusions pertinentes à Ronsard, Louise Labé, Chaucer, Dante, Pascal, et même Simenon, mais des références à divers mythes anciens (Orphée, l'Ane d'or, Midas, etc.) ; Hind's Kidnap doit être déchiffré à la lumière des grands classiques ; Ancient History offre quelques cita­tions latines et est émaillé de références à des auteurs mo­dernes (de Gray à Beckett) et aux écrivains de l'Antiquité (Hérodote, Thucydide, Lucrèce, etc.).

La technique du romancier s'apparente, au moins par­tiellement, avec celles de Gide, de Butor (le Butor de Degrés),

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de Claude Simon, de Léonie Bruel. Mais elle est savamment originale. Dans les trois romans, mais plus particulièrement dans les deux derniers, les transitions sont fréquemment omises (le narrateur de Ancient History répète, à trois reprises, qu'il n'aime pas les transitions), la ponctuation ordinaire est souvent oblitérée, le style se moule sur une pensée discon­tinue. L'auteur, pour mieux pénétrer dans les recoins de cette pensée, utilise abondamment la parenthèse, les tirets et, bien entendu, le flashback, la mixture du passé et du présent, et les plongées dans le subconscient. Il expérimente avec le dédoublement des personnages (le rêveur et l'interprète des rêves) pour mieux nous faire saisir les diverses facettes d'une personnalité, et, plus particulièrement, d'un écrivain. La langue du romancier — étayée par une solide connaissance de la linguistique — est particulièrement riche et inventive. II recourt, quand il le juge nécessaire, à l'expression crue, mais aussi au mot savant et n'hésite pas à créer des mots nouveaux, tels que familioidentity, chronobserevelation, juice-arama, psychocyclorama, helichopper, communicatioids, etc. L'effort pour tlétacher le lecteur du style familier rend par­fois la lecture difficile ou énigmatique. Ainsi, dans ce passage de Ancient History (p. 141) :

. . . » I've thought . . . how your theory (or, as you say, your Code) of Welcomed Interruption sprang from your sense that our state is now a Field State of Inter-Polyforce Vectors multimplicity plodding toward Coordinate Availability and away from the hierarchical subordinations of the old tour-de­force anthopology which I feel sure my irreplaceable late father (wrere he here) would have the leniency at least to agree could not survive much less embrase intrusor photons and their interruptive bar rage . . .»

Mais l'obscurité et les énigmes de M. McElroy sont sou­vent destinées à renforcer l'obscurité et les énigmes de la si­tuation qu'il décrit.

J. McElroy ne déteste pas les jeux de mots, et, malheu­reusement, la plupart de ceux-ci sont intraduisibles. A peine peut-on suggérer des à-peu-près : ainsi, my talent was to herd rather than to be heard pourrait être rendu par : j'avais un

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talent de berger plutôt que d'héberger. Mais comment tra­duire Yearning power, auntiethesis, faster fother, le rappro­chement cocace de hemlock on the rocks (ciguë frappée ?) ou cette Kit Carbon qui évoque irrésistiblement Kit Carson, per­sonnage certainement plus connu du public américain que des lecteurs français ?

Le comique, dans cette oeuvre, éclate fréquemment, et pas seulement sous la forme de puns. L'auteur a le don de créer des noms propres assez étonnants. Nous avons déjà men­tionné Kit Carbon (une archéologue nègre). Que dire du pu­ritain Fly Fornication Farrell (« Fuit-Fornication Farrell »), dans A Smuggler's Bible, ou du président Groveland Cleaver (anagramme de Grover Cleveland) ?

Des anecdotes plaisantes émaillent le récit. L'une des meil­leures est peut-être celle du lion qui, dans l'arène, se met à genoux, à côté de sa victime et commence à prier. Le martyr lui demande s'il est chrétien, et le lion répond affirmative­ment ; s'il prie, et l'animal déclare qu'il dit toujours « grâces » avant de déjeuner.

Parfois, l'auteur se livre au pastiche ou à la parodie. Particulièrement réussis sont ses « à la manière de » et notam­ment, dans A Smuggler's Bible, les lettres émanant du secré­tariat de la Fondation Universitaire des « Federo-Unities, Limited », qui renvoie une demande en sept exemplaires parce que les règlements exigent l'« octuplicate ».

Les « mots » à l'emporte-pièce, les formules frappantes sont assez nombreux dans chacun des trois romans. Certaines formules restent dans le souvenir du lecteur longtemps après avoir fermé le livre. Ainsi, cette phrase de Duke, dans A Smuggler's Bible : « Genius is the ability to counter-attack nightmare » (Le génie est la capacité de contre-attaquer le cauchemar). Le même Duke brille par ses raccourcis imagés et significatifs :

« . . . he had come from South Illinois, where the last In­dians chew tobacco spiced with cool dust » (« . . . il venait de l'Illinois du Sud, où les derniers Indiens chiquaient du tabac épicé de poussière de charbon »).

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Les personnages, dans cette oeuvre, jouent — comme dans le Nouveau Roman français, mais à un degré moindre — un rôle relativement secondaire. Dans Hind's Kidnap, ils représentent, à quelques exceptions près, des pions sur un échiquier ou des symboles (Mr. Foster est — comme son nom l'indique très clairement — le foster father, le père nourri­cier), plutôt que des individus en chair et en os. En fait, il n'entre pas dans les intentions de M. McElroy d'écrire des romans psychologiques. Ce qui compte pour lui, c'est de ra­conter, à sa façon, une histoire, de donner libre cours à sa prise de conscience d'un univers qu'il recrée, non pas, comme Balzac ou Zola, par une peinture réaliste du monde qui l'en­toure, mais par une explosion savamment contrôlée de sa fantaisie et de son imagination et par ses dons de styliste.

A égale distance de Mailer et de Nabokov, qu'il admire également, mais dont il voit clairement les limites, M. Mc­Elroy cherche à concilier les exigences d'un artiste, celles d'un critique de l'intellect et celles d'un homme préoccupé par la science. Passionné d'océanographie et de plongées sous-ma­rines, M. McElroy est le « plongeur » du roman américain d'aujourd'hui. Son rêve est d'écrire un jour un livre aussi simple que Love Story, mais aussi profond que Moby Dick. En attendant, il a, tout en faisant comme tout bon écrivain américain, une sorte de confession personnelle et de quête pour trouver son identité, écrit trois romans importants, que certains lecteurs trouveront peut-être difficiles, mais qui s'at­taquent à une réalité difficile à appréhender, parce que sou­vent obscure et pleine d'énigmes.

PIERRE BRODIN