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LES ÉLÈVES

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DU MÊME AUTEUR

JOURNÉES, essai. Préface d'André Maurois, de l'Aca- démie française. (Firmin-Didot, 1956.)

Tu AIMERAS, roman. (Éd. de la Table Ronde, 1956.)

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Jean -Marc MONTGUERRE

L E S É L È V E S

R o m a n

CO RRÊA BUCHET / CHASTEL

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Si cet o u v r a g e vous a in téressé , il vous suffira d ' e n v o y e r vo t r e ca r te de visi te aux É d i t i o n s BUCHET/CHASTEL-Corrêa, 166, b o u l e v a r d d u M o n t p a r n a s s e , Pa r i s X I V p o u r r e ce - vo i r g r a t u i t e m e n t nos bu l l e t in s i l lus t rés qu i vous t i e n d r o n t a u c o u r a n t de nos de rn i è r e s p u b l i c a t i o n s e t de nos p ro je t s .

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays,

y compris l'U.R.S.S.

© 1958 by BUCHET/CHASTEL - Corrêa, Paris.

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A Michel de Saint-Pierre.

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Le Sphinx. — Vous aimez la gloire ? Œdipe. — Je ne sais pas si j 'aime la

gloire. J'aime les palmes qu'on agite, le soleil, le bonheur, la chance... vivre, enfin!

Jean COCTEAU, La Machine infernale.

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Les doigts étaient repliés, mais à peine, pour une pression plutôt que pour une étreinte. Écarté de l'index, le pouce, appuyé fortement sur le bois noir, soutenait la voûte légère de la paume soulevée. Antoine tou- cha la main glacée, elle lui parut morte, dure et glissante. Frottée tous les matins avec un chiffon de laine, elle brillait, et les reflets de son cuivre ancien lui donnaient les teintes d'un membre brûlé par plus de cent étés, mais refroidi par l'absence de vie. Antoine poussa la porte, et entra, suivi de Marie-Josèphe. Une lampe éclairait un étroit escalier de bois. Antoine monta len- tement, très droit, et sans s'appuyer à la rampe; de deux marches plus bas, Marie- Josèphe imitait l'allure de son compagnon,

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et sa tête se trouvait au niveau du coude d'Antoine; à chaque effort, son talon nu sortait à demi de sa fine chaussure de cuir, qu'elle essayait de retenir, un peu honteuse, en cambrant le pied. Parvenus à l'étage supérieur, ils s'enfoncèrent dans un long couloir obscur, percé d'un côté de petites lucarnes grillagées, et de l'autre de lourdes portes retenues par des soufflets. Coupé à angle droit, selon l'arête de l'immeuble, le couloir s'élargissait, jusqu'à un vaste pas- sage où, sur des socles, s'alignaient des bustes de plâtre.

— Par ici ! dit Antoine. En quelques pas rapides, le jeune homme

atteignit une grande pièce ouverte au bout de l'espace sombre, attiré par le flamboie- ment d'un lustre de verre accroché à un immense plafond en dôme; les filaments de fer qui retenaient les cristaux étaient jaunis par la rouille, et l'appareil répandait une clarté triste. Des fauteuils entouraient une table ovale où étaient disposés de gros en- criers d'argent; les murs étaient presque entièrement couverts par des bibliothèques.

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Un grand drapeau retombait sur une croix plate, scellée dans le mur. Cela ressem- blait à la fois à une salle de travail et à un débarras de musée.

— Entre, Marie-Josèphe. La jeune fille parut en pleine lumière.

Ses épais cheveux blonds coulaient, noués, sur une épaule. Elle portait une veste à large col et une jupe droite, serrée; ainsi son buste paraissait-il jaillir, et s'épanouir au-dessus de la douce capsule qui entourait ses jambes et ne se rouvrait qu'aux genoux.

Antoine la conduisit au milieu de la pièce. — On croirait le bureau d'un généralis-

sime, dit la jeune fille — J'y suis venu toutes les semaines, Ma-

rie-Josèphe, de quinze à vingt ans... tu es chez toi...

Elle leva sur lui ses grands yeux noirs, et rit.

— Tu as raison, dit-il. Un rire jeune dans cette vieille pièce, c'est ce qui man- quait.

Mais Antoine, lui, ne rit pas. Il était ému. Il voulait donner à sa compagne les

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éléments précis qui demeuraient de sa vie passée : la totalité de ces hasards, de ces visions, de ces rencontres qui marquent un homme, lui apprennent l'émerveille- ment, la honte, la douleur.

« Moi, pensait-il, en tant qu'être corres- pondant seulement à un bulletin de nais- sance, je ne suis rien; si je suis quelqu'un, c'est pour une certaine quantité d'occasions imprévues où j'ai atteint l'extrême joie et l'extrême peine; où j'ai entièrement péné- tré, brisé ou reconstitué les éléments prin- cipaux de la vie. Et cela, n'importe quand. J'ai été vraiment moi-même, parfois, fugi- tivement, dans des moments où nul ne s'en doutait, — soit parce qu'on ne m'observait pas, soit parce que j'étais isolé, loin, invi- sible : en promenade, seul dans une forêt... Marie-Josèphe doit m'aimer pour ce que j'essaie de lui montrer de cette seconde véritable — vécue peut-être ici même... »

Antoine entraîna la jeune fille vers la porte, comme s'il continuait de la guider dans une maison de famille. Il tenait sa main dans la sienne et s'enchantait de

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l'obéissance des doigts, qui se pliaient ou s'écartaient, confiants et abandonnés, si petits — cette main délicieusement faite pour d'autres tâches que sa main à lui, mais sans crainte, nue, exprimant déjà la diffé- rence et la paix de leurs corps.

Ils trouvèrent un autre escalier, un autre couloir; enfin, ils débouchèrent dans une petite pièce circulaire, occupée par des bancs disposés parallèlement à une grille. Marie-Josèphe s'y pencha.

— Attention ! Au-delà de la grille, il y avait un gouffre

en forme de cratère, dont le fond était occupé par un simple petit rectangle blanc. Happée par le vide, les mains crispées sur la grille, Marie-Josèphe ne pouvait s'écar- ter de ce trou comblé par une minuscule pastille lumineuse.

Lorsque ses yeux se furent habitués à l'obscurité, elle se vit suspendue à mi-hau- teur dans la tribune d'une immense rotonde. La marque blanche, au-dessous, était une table recouverte d'un drap; elle y vit scin- tiller des objets d'argent, qu'un étrange

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voyageur vêtu d'une pèlerine noire tendait à un petit groupe d'hommes et de femmes. Très assourdis, mais distincts, des mots la frappèrent :

— Ceci est mon sang... Marie-Josèphe plia les genoux et s'assit

à l'extrémité du banc, les mains jointes, le front posé sur la grille basse. Ce n'était pas pour s'enfermer dans le mystère; elle savait qu'au-delà du mur la vie continuait et, de ce bourdonnement familier, uniforme et pourtant composé d'une infinité d'activités différentes, elle ne voulait pas s'abstraire. Elle ne fermait pas les yeux pour quitter la terre; elle absorbait seulement le silence.

— Venez à la table du Père. Marie-Josèphe comprenait que le temple

fût pour Antoine une maison de famille, plus qu'un lieu de secours. En cela, elle ressemblait à son compagnon : tous deux aimaient le monde pour ce qu'ils avaient choisi d'y faire, et c'est en plein travail, dans la tension et la fatigue, qu'ils trou- vaient leur bonheur et sentaient la présence de Dieu. Oui, une maison de famille, pas

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seulement la maison de Dieu : le temple où pour la première fois Antoine conduisait son amie, avait surtout l'avantage d'enfer- mer sous les deux coupoles de son toit un peu d'air tranquille. Marie-Josèphe sentit la semelle de sa chaussure se détendre d'un coup sec, comme une feuille flexible qui comprimait le fruit. Elle eut froid à son talon nu, mais sans plus avoir honte. N'était- elle pas chez elle et chez Antoine? Toutes les maisons de la terre sont à Dieu, dans toutes les villes, de tous les genres; celle-ci ni plus ni moins qu'une autre.

Antoine ne bougeait pas. Pour lui, jamais le temple, même vide, n'était silencieux. Il y entendait, particules sans poids éter- nellement flottantes, tous les mots pronon- cés par ses anciens pasteurs, et qui déjà enve- loppaient Marie-Josèphe d'une influence dont elle ne se défendait pas.

— Faites ceci en mémoire de moi. Amoureuse, Marie-Josèphe pensa que

rien ne surpasse les grandes amitiés. L'être qui sait rester fidèle est le plus sûr, puisque chaque jour contient sa provision, petite ou

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grande, de facteurs de destruction, d'effa- cement et de changement. La répétition d'un geste, le même toujours, est une aide. Le Christ le savait et venait de le lui apprendre, à elle qui était au commencement d'un amour paisible. Marie-Josèphe pressa son visage dans ses mains, et sentit le charme de cette zone tendre et sensible, entre le front et la pommette, où l'œil se laisse un peu écraser, comme une petite reine-claude mûre. Tout bas, elle répéta la phrase : Faites... en mémoire de moi... Dans cet ordre du Christ, elle sentait l'accent touchant d'un conseil presque angoissé.

— Viens, dit Antoine. Marie-Josèphe se leva à regret. Elle frotta

son front, pour essayer d'effacer les signes rouges que le dur contact de la grille y avait imprimés. Se hâtant pour suivre Antoine, elle ne reconnut ni les couloirs ni les esca- liers. Tout à coup il ralentit le pas, et ouvrit une porte. Marie-Josèphe fut frappée par la même impression d'être à proximité d'un gouffre, mais cette fois de façon inverse : elle n'était plus au-dessus, mais dans le

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fond même du cratère noir. Antoine lui prit la main, et ils avancèrent dans l'allée centrale, vers la table. Il n'y avait personne dans le sanctuaire; un grand linge blanc recouvrait les coupes et les assiettes d'ar- gent. Un rayon de lumière descendait direc- tement d'un minuscule projecteur attaché au plafond de la chaire. Les jeunes gens s'immobilisèrent à quelques mètres. A ce bruit, le pasteur sortit de la sacristie; les boutons de nacre noir de sa robe étaient en partie défaits. Il ne dit rien, mais sans hési- ter, gravement, il remonta sa main le long de la boutonnière et rattacha le vêtement. Puis il vint à la table, retira d'un geste vif le linge blanc qui claqua comme une misaine, et ouvrit les bras.

— Comme les épis jadis épars... ici rassem- blés...

Marie-Josèphe pensa que son ami lui avait dit la vérité. Le pasteur n'avait demandé aucun renseignement, il ne s'était pas étonné. Oui, Antoine était bien ce soir dans sa maison de famille. Et, à son bras, elle y était reçue, non par un pasteur exer-

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çant seulement son ministère, mais par un homme dont les mains levées créaient dans l'espace une sorte d'habitation invisible, pour elle, et pour l'homme qu'elle aimait.

Dans la rue, Marie-Josèphe demanda : — Est-il un geste usuel et quotidien que

nous puissions faire et refaire des milliers de fois sans qu'à la longue cela paraisse bête? Un geste en mémoire de nous — qui garantisse, par son simple rite, notre fidé- lité?

Antoine et Marie-Josèphe n'étaient pas amants; posée innocemment, la question déconcerta le jeune homme. Il savait pour- tant que dans l'idée de son amie, la copie du geste de la Cène par deux simples hôtes de la terre n'avait rien d'irrespectueux. Écouter le Christ comme on écoute un camarade, un soir de confidences devant un verre, suivre son conseil parce qu'on l'a trouvé bon, c'était bien dans le carac- tère de Marie-Josèphe. Elle avait ce don

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de mêler complètement le divin et le réel, de purifier son impression des images his- toriques et des mystères. Antoine s'en était aperçu dès leur première rencontre, car la jeune fille, méprisant le secret, s'était confiée entièrement à ce jeune avocat dont elle avait immédiatement senti la sympathie.

A trente ans, Antoine avait ouvert son cabinet rue Guénégaud, dans deux petites pièces situées au fond d'une cour où vivo- tait un arbre courbé et squelettique. En dehors des quelques affaires pour lesquelles le tribunal le désignait d'office, il n'avait qu'une clientèle d'amis ou de relations. Aussi fut-il rempli d'une nouvelle confiance en lui, lorsqu'une jeune inconnue s'annonça par téléphone. C'était un vrai début : un être perdu dans la foule avait besoin de lui.

Le jour fixé pour l'entrevue, il feuilleta quelques notes de jurisprudence au cha- pitre « Divorce », bien certain qu'une femme à la voix si jeune ne pouvait le consulter que pour prendre sa liberté. Quand on sonna à la porte, il alla ouvrir lui-même, et, très réservé, sans tendre la main, il intro-

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duisit la cliente à travers l'antichambre obs- cure, jusqu'à son cabinet. Quand elle fut assise, il revint à son bureau, se saisit d'un dossier neuf, et leva les yeux. Il ne put s'empêcher de sourire, car la jeune fille qu'il avait devant lui, encombrée de sept à huit gros livres brochés, essayait de libérer sa main pour écarter les lourds cheveux blonds qui tombaient sur son visage et sur son cou, en mèches abondantes romme une touffe de cytises. Sans timidité ni crainte, elle posa les livres sur le bureau, secoua la tête, et sourit d'une façon franche et pleine de gaîté vraie.

— J'ai trouvé votre nom dans l'annuaire. Je ne connaissais personne dans ce milieu.

— Que puis-je pour vous? — Voilà, dit-elle, j'ai un moulin en

Auvergne. Un moulin à eau, qui ne sert à rien, d'ailleurs.

Il fut charmé. Alors qu'il s'attendait à des récits de colères ou de rivalités, on évo- quait plutôt devant lui une rivière et une vieille roue immobilisée dans les herbes.

— ... Je le tiens de ma famille. Quand

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j'étais petite, j'y jouais. L'inconvénient, c'est qu'il croule de tous côtés. Une seule pièce — assez grande il est vrai, et dans laquelle il y a une cheminée du XVI — est habitable.

Elle ramassa un livre qui avait glissé de la pile et continua.

— Vous devez penser que, dans ce cas, un architecte eût été plus indiqué qu'un avocat. Mais pas du tout. Il y a quelqu'un dans mon moulin, qui ne veut pas partir, qui me ferme la porte au nez quand je viens. C'est toute une histoire !

— Racontez-la, Mademoiselle. — Oui... mais comment? Si je dis :

« Orpheline de bonne heure... » vous croi- rez que c'est un conte.

— Toutes les vies sont un peu des contes. Elle réfléchit, et se lança : — De mes parents, je n'ai eu que ce

moulin. Ma mère, je n'en ai aucun souvenir, j'étais trop petite quand je l'ai perdue. Mon père, lui, est mort il y a deux ans, et justement là, au coin de la fameuse chemi- née. C'était un solitaire, un poète. Il lais-

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sait la bâtisse crouler sur lui, sans s'in- quiéter. Quand j'étais là, ou bien seul, pour lui-même, il récitait des vers, des milliers et des milliers, appris ou inventés, sur le même ton uni et grave. Son idée était de disparaître avec la maison, dans un fracas général de pierres et de poutres.

« Et c'est ce qui s'est produit, l'étage supérieur s'est affaissé, sous le poids d'une espèce de petite tour flanquante qui, au lieu de tomber en avant comme les trépas- sés normaux, s'est affalée en arrière, sou- dain, crevant le toit. Mon père n'a appelé personne. Il a dû mettre des jours et des jours à mourir; et tel que je l'ai connu, il a peut-être joui de cette agonie.

« Mon père avait un métayer qui habi- tait à quelques kilomètres de là, dans un autre secteur de la propriété. Le caractère bizarre de son maître avait impressionné cet homme rude; c'est lui qui découvrit l'ac- cident; après les obsèques, il s'enferma dans le moulin. Quand on fit la répartition des biens de mon père, je refusai ma part, et réclamai seulement la ruine où j'avais