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Les vies d'hommes illustres Author(s): Patricia Eichel-Lojkine Source: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 12, No. 1, Les nobles fils des dieux: l'héroïsme au XVIe (1994), pp. 63-77 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25598773 . Accessed: 16/06/2014 14:25 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelle Revue du XVIe Siècle. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.129 on Mon, 16 Jun 2014 14:25:45 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Les nobles fils des dieux: l'héroïsme au XVIe || Les vies d'hommes illustres

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Les vies d'hommes illustresAuthor(s): Patricia Eichel-LojkineSource: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 12, No. 1, Les nobles fils des dieux: l'héroïsme auXVIe (1994), pp. 63-77Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/25598773 .

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Nouvelle Revue du Seizieme Siecle - 1994 - n? 12/1, pp. 63-77

LES VIES D'HOMMES ILLUSTRES

Apres Les Champs d'honneur, Jean Rouaud intitule son dernier roman

Des Hommes illustres', si la reference a Pepique a pu sembler a certains entie rement derisoire et le titre antiphrastique1, une connaissance de Punivers

culturel de la gloire et de l'exemplarite tel que la Renaissance, en heritiere

infidele de l'Antiquite, nous Fa transmis permet d'affiner (voire d'infirmer) ce jugement et de retrouver dans cette publication recente les traces, certes

a demi effacees et deformees, de preoccupations et de debats du XVP siecle. Par le choix du titre d'abord (un nom pluriel precede du de latin), le

romancier contemporain signale qu'il n'a pas voulu rendre compte unique ment de la personnalite originate de Joseph

? auquel cas il aurait intitule

son recit A la gloire de mon pere ? mais qu'il voit dans ce personnage indivi

duel le representant d'une categorie, la communaute heroique des hommes

illustres (ou plutot ici des hommes ordinaires virtuellement illustres), de

sorte que son recit s'inscrit dans la logique ancienne qui fait du microcosme le reflet du macrocosme et du singulier l'echo de l'universel.

Le fait que Yaura familiale de Joseph ne se transforme pas en renommee

publique reactualise ensuite le debat, cher a Plutarque, des roles respectifs que jouent la Vertu et la Fortune dans l'acquisition de la gloire. Dans La For

tune ou la Vertu d'Alexandre, l'historien et moraliste grec defend l'idee que la Fortune n'a eu aucune part dans les victoires du conquerant, que celui-ci n'a du son empire qu'a sa seule Vertu, et que, bien plus, le sort l'aurait des servi en semant sa route d'embuches. Inversant le point de vue de Plutarque, le romancier attribue une responsabilite determinante au hasard, a l'arbi

traire, aux circonstances pour expliquer que le merite demeure dans l'anony mat ou accede a la lumiere: ?La pensee l'effleurait-elle quelquefois que, si le hasard de la naissance et les evenements 1'avaient mieux servi, il eut merite de connaitre un destin plus glorieux? ?2 Au lieu de se demander, comme Plu

tarque, si les hommes illustres sont tous vertueux, il se demande pourquoi les hommes vertueux ne sont pas tous illustres.

1 Voir Le Monde des livres, 27 aout 1993. 2 Des Hommes illustres, Paris, Les editions de Minuit, 1993, pp. 70-71.

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64 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

Enfin, dans cette biographie de son pere, J. Rouaud est confronte au pro bleme proprement litteraire qui se posait dejk aux auteurs de Vies: par quels moyens distinguer ce qui releve de l'evenementiel de ce qui est signifiant? La

premiere partie du roman est constituee par un recit qui, bien qu'il refuse

la narration purement lineaire et diachronique, s'apparente a la forme bio

graphique de la ?Vie et Mort de...?, a laquelle se mele le genre plus tardif

des Memoires familiaux. Dans la seconde partie, un recit plus concentre dans

le temps (la Seconde Guerre Mondiale), plus librement imagine aussi, recapi tule les motifs qui auraient du valoir k Joseph une reconnaissance publique: dans ce tableau d'honneur figurent sa desertion du STO, son engagement dans un reseau de la Resistance, et meme sa conduite chevaleresque dans

l'episode du theatre, lorsque l'intrepide fugitif revient en cachette dans son

village pour interpreter son role dans le D'Artagnan qu'il avait mis en scene

avant l'Occupation, en ajoutant meme quelques provocations gaullistes k la

fin du spectacle, devant une salle qui comprend plusieurs Allemands. La

dissociation ainsi effectuee entre la vie ordinaire d'un homme prive vu par ses enfants et la vie plus heroique d'un jeune resistant dont l'Histoire aurait

pu faire un homme public reitere, mais sur le mode de l'echec, le souhait emis

par les biographes de la Renaissance de concilier le contingent et le signi fiant.

Ces trois orientations devraient nous aider a explorer les principes qui

regissent l'ecriture des recueils de Vies du XVIC siecle3.

Le singulier et l'universel

Le choix meme de la forme du recueil montre que l'individu n'interesse

pas isoiement, mais parce qu'il s'integre k une communaute glorieuse, qu'il s'insere dans une serie. Le corpus retenu, generalement fort vaste, relativise

l'individu en recueillant la moisson la plus exhaustive possible des hommes

illustres, ce qui confere un aspect disparate, heteroclite, aux ouvrages. Dans

les Elogia* (1546-1551), Jove reunit des hommes des lettres depuis Albert le

Grand jusqu'aux humanistes contemporains (Bude, Erasme...) et des hom

mes de guerre depuis Romulus jusqu'& Cosme Icr, sans oublier les Barbares

J Le sujet a fait l'objet d'une these: P. Eichel-Lojkine, La Renaissance de la biographie, Paris X, fevrier 1993, sous la direction de D. Menager.

4 L'editeur Renzo Meregazzi (voir infra) precise bien que ce titre n'a pas le sens moderne de discours laudatif, mais le sens latin neutre description, Jove ayant compose ses petits textes

pour les apposer aux portraits qu'il avait reunis dans son Musee de Come.

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LES VIES D'HOMMES ILLUSTRES 65

(capitaines et souverains turcs, egyptiens, perses...) auxquels l'historien ita

lien voue une attention particuliere. L'Aretin a peut-etre k l'esprit la produc tion historique de son ami Jove lorsqu'il rappelle au corsaire Barberousse, le vainqueur d'Alger, le serviteur du sultan et l'ennemi irreconciliable du

Saint-Empire, que des Chretiens reproduisent volontiers dans leurs livres son

visage et font le recit de ses exploits sur mer en se conformant aux canons

du portrait heroique et du dithyrambe5. Dans Les Vrais Portraits et Vies (1584), Thevet accentue encore l'etale

ment chronologique et la vartete du corpus en passant sans scrupule de Gre

goire de Naziance et Origene a Hesiode et a Homere (livres I et II), de saint

Hilaire et Gerson a Louis XI et a Jean Talbot (livres III et IV), de Matthias

Corvin et dom Juan d'Autriche a Sidoine Apollinaire, a Ausone et a Magel lan (livres V et VI), de Terence et Ciceron a Tamerlan et aux chefs indiens

contemporains dont l'auteur est si fier de rapporter les portraits (livres VII

et VIII). Le modele des cabinets de curiosites (Thevet a ete ?garde des curio

sites du roi?) est certainement a l'origine de cette absence de classement et

de selection, de cette esthetique de la bigarrure qui se retrouve a tous les

niveaux du texte.

Si le parti pris ideologique chez Beze (1'engagement protestant) et le

choix thematique chez Vasari (la limitation aux artistes de la Renaissance) entrainent une necessaire restriction a leur collection, on trouve dans Les

Vrais Portraits (1584) un etalement dans le temps (de Wyclif k Calvin) et

meme une ouverture d'esprit (l'ouvrage ne comprend pas uniquement des

Reformes) qui semblent caracteristiques du genre du recueil, tandis que dans Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550-1568), Vasari

manifeste un interet egal pour ?les trois arts du dessin? et etend la Renais sance sur quatre siecles, de Cimabue aux manieristes contemporains.

Cette ouverture du corpus a tous les hommes illustres, qu'ils soient ou

non de grands hommes et quelle que soit la nation qui les revendique comme

siens, differencie nettement les recueils biographiques tant des hagiographies et des panegyriques medievaux (comme les Vies de Charlemagne) que des

histoires nationales.

5 Lettres (1492-1556) traduites par A. Chatel et N. Blamoutier, ed. Scala, 1988, lettre 135, p. 392: ?Pour mieux te faire honneur, il [le peuple chretien] a fait graver le portrait de ton visage altier et, dans une contemplation empreinte d'admiration solennelle, il d&ouvre sur la surface de ton front et dans les pupilles de tes yeux cette grave prestance et cette terrible audace qui frei nent et effraient tour a tour les troupes en train de chevaucher la mer et jusqu'aux tempdtes qui les bouleversent. De plus, de leurs plumes bienveillantes, ses ecrivains racontent ton histoire de sorte que la posteiit6 emerveiltee s'inclinera devant toi, puisque la reconstitution de ta royale existence apparaitra dans la memoire des livres, comme y figurent les triomphateurs passes de l'univers [...].?

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Dans Pesprit des biographes, P unite du recueil provient de Pidee d'excel

lence qui permet de rapporter les hommes illustres, aussi divers soient-ils, a

un moule commun, comme le faisait deja Plutarque dans ses Viesparalleles:

?Quant a moy, il me semble que la fortune ayant voulu des le commence

ment former a un mesme moule, par maniere de dire, Demosthenes et

Ciceron, a imprime en leurs natures plusieurs qualitez toutes semblables.?6

Les biographes du XVIe siecle heritent d'une conception de l'individu qui ne le definit pas comme le contraire de Puniversel, mais comme son illustra

tion, son actualisation, sa realisation particuliere. Chaque Vie represente une

maniere de dediner la Vertu (ou le vice), contient une invitation a imiter

l'exemple de son protagoniste (ou a le fuir) et se construit sur le passage de

l'eioge commun a l'eioge propre, pour reprendre la terminologie d'Aristote:

Voici ce que j'entends par propositions banales: c'est louer Achille

d'etre un homme, d'etre un demi-dieu, d'avoir fait campagne contre

Ilion; car ces traits appartiennent a beaucoup d'autres, de sorte que Porateur qui use de tels arguments ne loue pas plus Achille que Dio mede; par propres, j'entends les evenements qui ne sont arrives a per sonne d'autre qu'Achille, comme d'avoir tue Hector, le plus vaillant des

Troyens, et Cycnos, qui, grace a son invulnerabilite, avait empeche le

debarquement de toute l'armee, d'avoir ete le plus jeune de Pexpedition et le seul qui ne fut pas lie par un serment, et toutes les autres particula rites de ce genre7.

Cette progression du general au particulier est surtout sensible dans les Elo

gia de Jove: l'exorde s'ouvre generalement sur une ?proposition banale? qui rattache chaque personnage a Pidee de grandeur sans le differencier des

autres heros, grace a une succession de qualificatifs laudatifs imprecis

{incomparabilis, inclytus, excelsus, eximius, insignis, admirabilis, augustus); vient ensuite le recit de vie qui, en adaptant l'eioge aux exploits accomplis,

permet de preciser ces formules interchangeables. La division entre un discours general et un recit particularisant est cepen

dant loin d'etre la seule solution envisagee par les auteurs de Vies pour ren

dre compte de la symetrie entre Puniversel et le singulier. Dans les notices

des Vrais Portraits, Beze adapte la forme litteraire k cette double volonte de

dire l'excellence et de dire l'individu en ornant systematiquement la trame

narrative, qui relate le parcours biographique particulier, d'un reseau meta

phorique qui tient lieu d'eioge commun puisqu'il se retrouve dans plusieurs Vies du recueil et concourt a exalter, a la facon des Psaumes, la Vertu et,

6 Plutarque, trad. Amyot, Vies paralleles, Demosthenes, Paris, Le Club Francais du

Livre, 1967, t. II, p. 739. 7

Rhetorique, II, 1396b, texte traduit par M. Dufour, Les Belles Lettres, 1932.

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par dela, Celui qui la dispense et 1'incarne. C'est ainsi que Martin Luther, Pierre Martyr, John Knox, Conrad Pellican, Augustin Marlorat, Michel de

L'Hospital et d'autres encore represented tout a tour le heros qui arrache la lumiere aux tenebres de 1'ignorance tandis que, de sa main puissante, le Crea teur l'extirpe lui-meme du cloaque ou du bourbier du papisme.

Un autre biographe protestant, Jean-Jacques Boissard, qui reunit, dans ses Icones quinquaginta (1597-1599), cinquante Vies d'humanistes accompa gnees de gravures de Theodore de Bry, ponctue aussi ses recits de cliches qui tissent des relations entre certains erudits et les font apparaitre comme la declinaison d'un meme modele. Au lieu d'images evocatrices, Boissard use de stereotypes narratifs qui disent, par exemple, quel empressement le futur humaniste a manifeste pour l'etude dans sa jeunesse et avec quelle vigueur il a repousse les honneurs mondains. Erasme et Sebastien Miinster sont ainsi

reunis par les expressions in studiis navavit operam, operam artibus et Unguis navavit (il se consacra avec zele a l'etude, ... aux arts et aux langues) et par revocation du mepris qu'ils affichent pour les recompenses: Erasme refuse le chapeau de Cardinal, offusquant ainsi le clerge ?pour avoir repousse imprudemment une si grande dignite et des titres si brillants et avantageux, quand d'autres les briguaient de tous leurs voeux et de toutes leurs forces et se les procuraient a n'importe quel prix?8; de son cote, le ceiebre mathemati

cien, cosmographe et hebraisant balois, ?a cause de la modestie extreme de ses mceurs et de son tres fort attachement a l'humilite, dedaigna les titres uni versitaires malgre le grand savoir dont il etait orne?9. Ce retour d'expressions semblables laisse a entendre que des affinites existent entre les grands eru

dits, au-dela de leur carriere et de leurs interets spedfiques.

La Vertu ou la Fortune

Le mot final du roman de J. Rouaud, l'humoristique ?Ouf, nous som mes sauves? prononce par un narrateur soulage de voir retrospectivement ceux qui vont devenir ses parents echapper aux bombardements meurtriers de Nantes, indique la menace que l'arbitraire et le mauvais sort font peser sur

8 Ferunt illi a Pontifice oblatam Cardinalii status dignitatem, quam cum recusasset, cum miraculo a caeteris Patribus Ecclesiasticis exceptum fuisse hunc contemptum, vocatumque Erasmum sapientem bestiam, qui tantam dignitatem, tamque speciosos, & fructuosos titulos imprudenter respueret, quos alii summis votis, & laboribus ambirent, et quovis precio [pretio] sibi compararent (Icones quinquaginta, t. I).

9 (...] moribus erat modestissimus atque humilitatis amantissimus. Itaque quamvis

magna eruditione ornatus esset, tamen gradus Scholasticos neglexit {op. cit., t. I).

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le parcours biogaphique. A l'exemple des Anciens, les auteurs du XVP siecle avaient une conscience aigue du pouvoir de la Fortune, mais ils ne lui attri buaient pas uniquement des effets matefiques.

Jove essaie de maintenir la balance egale entre la Vertu et la Fortune en

faisant de cette derniere une deesse ambivalente10. Dans les Elogia, elle inter vient alternativement comme adjuvant ou comme opposant, selon qu'elle favorise l'ascension de l'eunuque Narses ou qu'elle renverse le soudan

d'Egypte Campson Gauro. Seule l'intrusion de la Fortune dans l'histoire

peut en effet expliquer qu'un inconnu miserable, k peine un homme, devienne l'un des plus grands capitaines de l'empire byzantin:

Car quelle plus grande merveille se trouva-t-il en la memoire de toutes

les histoires [Quid enim ex omni annalium memoria admirabilius fuit], que la nation des Gots, terrible par l'indomptable force de leurs corps desmesurez et hardiesse grande [indomito immanium corporum ingen tiumque animorum robore terribilem), avec leur invincible Roy Totila, feussent vaincus quasi en toutes rencontres, et finablement en bataille

universelle, par un petit homme maigre, et (ce qui sembla chose plus miserable et honteuse aux ennemys) homme chastre [ab homulo gracili, pusillo, et, quodmaxime miserum et pudendum hostesputarunt, desec tae virilitatis eunucho] ?''

On reconnait dans la presentation de cet heureux coup du sort la tradition

antique de collectionner les faits remarquables de l'histoire (ainsi que les curiosites de la nature), a l'exemple des Faits et dits memorables de Valere

Maxime qui sont l'objet de tres nombreuses traductions et editions par les humanistes12. Le chapitre ?De ceux qui sont extraictz de petit lieu, et sont

parvenus en grand honneur? relate en particulier que ?Fortune se monstra tant favorable k Tarquin l'Ancien que d'un povre estranger qu'il estoit,

dejecte de la ville de Corinthe, d'ou il etoit natif, le feit roy des Rommains? et que ? Fortune monstra bien sa puissance envers Tullius Servius, quand de

simple serviteur natif de Romme, le feit roy des Rommains?13.

10 Sur ce sujet, voir Yves Giraud, ?Esperienza e coscienza della Fortuna nel Giovio?, in Paolo Giovio. II Rinascimento e la memoria. Atti del Convegno (Como, 1983), Come, 1985 et ? Fortune dame galante?, in L'Imaginaire du changement en France au XVIesiecle, textes reunis

par Cl.-G. Dubois, Bordeaux, PUB, 1984. 1' La version francaise des Vies d'hommes de guerre est empruntee a la traduction par

tielle, et infidele, de Blaise d'Everon (Eloges et vies briefvement descrites [...], Paris, G. Du Pre, 1559, in-4?, f. 12 b). L'edition latine de reference est: Paolo Giovio, GliElogidegli uominiillus tri (letterati, artisti, uomini d'arme), a cura di Renzo Meregazzi, Opera VIII, Rome, Istituto

Poligrafico dello Stato, 1972 (4.Z.5484 (8)). 12 La Bibliotheque Nationale en compte quarante-six Editions en latin et six en traduction

francaise datant du XVIe siecle. 13 Valere le grand enfrancoys, ou sont comprins lesfaictz et dictz dignes de memoire, tant

de vertueuxpersonnaiges que des vicieux [...], translate' nouvellement de Latin en Francoyspar maistre Jehan Le Blond, Paris, Charles L'Angelier, 1548 (G.1496), III, 4, ff. 44-45.

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LES VIES D'HOMMES ILLUSTRES 69

Mais c'est lorsqu'elle s'attaque a la Vertu, au lieu de la soutenir, que la

Fortune fait la demonstration la plus convaincante de sa puissance. Plutar

que en avait d6)k fait la remarque a propos de Timoieon et de Paul-Emile

qui ont connu ?la fortune [tellement] prospere et joyeuse es affaires qu'ilz ont tous deux manie? qu'il est malaise de ?juger et decider [...] si ce a este

plus par prudence, ou par heur qu'ilz sont venus a chef des beaux et plus

grands de leurs faicts?14.

Dans la tradition du De Casibus de Boccace15 et des exempla destines k mettre en garde les souverains contre leur orgueil excessif, Jove imprime k ses Vies un mouvement de bascule qui rend ephemeres ces ascensions triom

phantes. ? C'est par maniere de jeu et passe-temps, que la fortune esleve par fois des personnes d'un lieu bas et obscur, jusques k les faire Rois: lesquels apres qu'elle est lassee de ce jeu, par un tour mortel, les renverse en leur pre mier estat?, dit Boccace16. Amyot rencherit sur le theme moral de l'histoire

maitresse de vie (magistra vitae) en affirmant que l'histoire represente ?les

moyens qu[e les hommes] ont tenus pour parvenir, et leurs deportemens,

quand ils sont parvenuz aux plus hauts, ou bien qu'ils ont este dejettez aux

plus bas degrez de la fortune? de maniere k fournir a chacun ?advertisse

ment, pour soy moderer en prosperite, et reconfort, pour se revenir et souste

nir en adversite?17. La Vie de Campson Gauro illustre de maniere exemplaire cette fatalite de

la symetrie; on nous informe des le depart que la Vie, construite en deux par ties antithetiques, s'achevera sur une catastrophe:

A ce que l'on peut voir, la fortune ne se joua jamais contre personne: ou, en son commencement, avec plus grande amour et courtoysie: ou, a la fin, plus estrangement et avec plus grande insolence eshontee et ins table: comme elle feit a l'endroit de Campson Gauro, Soldan du Caire18.

14 Plutarque, trad. Amyot, Les Vies paralleles, Paulus Aemylius, Paris, Le Club Francais

du Livre, 1967, t. I, p. 516. 15 \&De Casibus virorum illustrium de Boccace (1356-1360 pour la premiere redaction,

1373 pour la seconde) connut un succes immense en Europe, comme en temoignent les trois edi tions italiennes et les vingt-huit editions en langues vulgaires au XVIe siecle (parmi lesquelles on en compte quatorze en francais). II s'agit d'un traite qui differe des compilations erudites traditionnelles en ce qu'il evoque des exemples varies (tires pour la plupart de l'histoire ancienne et concernant des souverains ou des personnages importants), exemples qui illustrent tous l'idee de la fragilite du pouvoir humain. Voir l'edition critique de P.G. Ricci, Boccacio, Opere, Milan

Naples, Riccardo Ricciardi (edition bilingue latin-italien), note critique, pp. 127-128. 16 Cette citation du De Casibus est extraite d'une traduction francaise du XVIe siecle:

Jraitis des me'saventures de personnages signalez, traduict du latin de Jean Boccace et rtduict en neuf livres par CI. Witart, Paris, N. Eve, 1578, V, p. 361 (G.20209).

17 Amyot, ?Aux Lecteurs?, preface a sa traduction des Vies paralleles.

1 Eloges, f. 50 b. Blaise d'Everon affadit un peu le texte en ne rendant pas la comparaison

de la Fortune avec une femme impudente et lubrique qui rabaisse {obtrectare) la loyaute esti

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70 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

Campson Gauro semble le portrait fidele de ? Maximilian Herculean, empe reur des Romains? tel que le decrivait Boccace:

Mais lors qu'il tenoit sa gloire plus asseuree k cause de tant de belles victoires, et que pour avoir rendu toutes choses en si bon estat et dispo sition, il devoit sentir le fruict et plaisir de son Empire plus doux et gra cieux, se trouva [quelqu'un] qui comme par un soudain precipice, le

dejetta du plus hault degre qu'il avait acquis avec sueur et peine, au plus bas qu'il eust sceu tomber19.

Dans le recit de Jove, ce renversement final est prepare par un declin de lon

gue date. Amene enfant au Caire comme esclave pour recevoir une formation de mamelouk, le Tartare Campson Gauro est eleve a l'investiture supreme

apres une guerre intestine entre princes (mouvement initial ascendant); or

comme une guerre eclate entre les peuples frontaliers, les Hires et les Perses, il adopte d'abord une position de neutralite, puis, k la suite d'une provoca tion du sultan Seiim, doit se risquer k alter livrer bataille aux Turcs a Alep (premier mouvement dedinant). La courbe descendante de la Vie s'accentue

alors irremediablement: il est trahi, ses mamelouks sont defaits et lui-meme meurt d'une maniere pitoyable (suite et fin du mouvement dedinant). Entre

l'accession au sultanat et la perte definitive du pouvoir, on ne trouve aucun

recit historique documente qui raconterait pourquoi le personnage n'a pas etendu et renforce son empire: ces precisions sont jugees gratuites par rapport k la these a demontrer, celle de l'instabilite de la vie humaine. Dans son eioge des Histoires, L'Aretin releve ce trait caracteristique: ?seul [Jove] comprend la

facon dont le sort, au cours des batailles, dirige le coup des glaives. ?20

Si les hommes de guerre sont les plus exposes aux retournements de la

Fortune, Jove ne renonce pourtant pas k adapter ce schema rhetorique k cer

tains hommes de lettres exercant une responsabilite politique. Le pouvoir determinant de la Fortune sur la destinee de Thomas More eclate dans la dis

grace qui succede aux faveurs dont l'avait combte Henri VIII:

Si jamais la Fortune demente, instable suivant sa coutume et ennemie

de la vertu, s'est montree insolente et redoutable dans ses moqueries, c'est recemment sous Henri VIII en Angleterre qu'elle a dechame sa

furie la plus monstrueuse. Thomas More a ete renverse avant les autres, lui que le Roi, peu auparavant admirateur eclaire de sa vertu eminente, avait eleve aux plus hauts honneurs pour bientot le pousser cruellement

et le precipiter de \k sous le coup d'une folie proprement fatale qui

mee {spectata probitas) du soudan: In neminem, ut videri potest, vel ab initio blandius, vel in exitu acerbius et petulantius Fortuna jocata est, uti impudens et lubrica spectatae probitatis obtrectatrix, quam in ipso Campsone Gauro Memphitico rege.

19 Traits des misadventures, loc. cit., VIII, p. 565. 20 Lettre 107, p. 307.

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l'avait transforme en bete feroce. Car cet homme, de loin le meilleur et

le plus saint dans toutes les affaires de religion et de justice, n'avait pas voulu flatter le desir impie de ce tyran furieux [...]21.

Machiavel va encore plus loin que Jove dans sa revolte contre la Fortune.

Transposant avec Castruccio Castracani la demonstration menee par Plutar

que a propos d'Alexandre22, il attribue une action principalement negative au hasard, pour rendre tout le merite de la reussite a la virtu. La Fortune perd alors le caractere euphorique qu'elle pouvait encore avoir lorsqu'elle s'alliait a POccasion pour favoriser les audacieux. Le capitaine lucquois est sur le

point, en 1328, d'etendre la souverainete de Lucques sur toute la Toscane

(?l'armee florentine fut defaite a plate couture, et Castruccio acquit dans ce

combat toute la gloire possible ?23) quand, incommode par un brusque chan

gement de temps, le heros meurt de ce coup de froid, mort derisoire qui

Pempeche d'acceder a la celebrite que son recent fait d'armes laissait augu rer: ?La Fortune, ennemie de la gloire de ce grand capitaine, lui ota la vie dans le temps qu'elle semblait obligee de le combler de ses plus grandes faveurs.?24 Dans les Histoires florentines, Machiavel precise meme que ce

malheur imprevu efface les benefices de la victoire pour la cite: ?Ce succes

qui lui acquit tant de gloire fut suivi d'un desastre non moins considerable car de retour a Lucques, il y mourut. ?25 Finalement le gouvernement de Cas

truccio apparait comme un episode glorieux, certes, mais qui reste une

parenthese dans la domination florentine sur la periode, le successeur du

grand capitaine s'empressant en effet de perdre une a une les cites conquises.

Cette reponse pessimiste au debat de la Fortune et de la Vertu ne retient que

2' Fortuna impotens et suo more instabilis infestaque virtuti si unquam superbe et trucu lenter jocata est, sub hoc nuper Henrico Octavo in Britannia immanissime desaeviit.

Prostrato ante alios Thoma Mow, quern Rex, paulo ante praeclarus eximiae virtutis admi rator, ad summos honores extulerat, ut inde eum, fatali scilicet oborta insania mutatus inferam, crudeli mox impetu praecipitem daret, quod ipsius furentis tyranni nefariae libidini vir omnibus

religionis atque justitiae numeris longe optimus atque sanctissimus adulari noluisset. 22 ?Tels sont les propos de la Fortune: elle declare qu'Alexandre est son ouvrage et qu'elle

en est l'unique auteur. II faut lui donner la replique au nom de la Philosophie, ou plutot au nom d'Alexandre lui-meme, irritS et indigne a l'idee qu'on puisse voir un don gracieux de la Fortune dans cet empire qu'il payait de tant de sang, blessure apres blessure.? {La Fortune ou la Vertu d'Alexandre, CEuvres morales, texte etabli et traduit par F. Frazier et C. Froidefond, Paris, Les Belles Lettres, 1990.) Voir aussi, toujours dans les CEuvres morales, De la Fortune (Les Belles Lettres, 1989).

23 La Vie de Castruccio Castracani, CEuvres completes, Gallimard, La Pl&ade, ch. 5, p. 933.

24 Op. cit., ch. 6, p. 933.

25 Histoires florentines, CEuvres completes, Gallimard, La Pleiade, livre II, ch. 30, p. 1040.

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72 PATRICIA EICHEL-LOJKINE

le versant matefique de la fyche' grecque, ne connait que l'effet de precipita tion provoque par la Roue de la Fortune medievale.

La mort infortunee constitue un topos qu'on ne rencontre pas seulement dans le genre biographique. Se faisant le journaliste d'un evenement dont il a ete le temoin, L'Aretin relate dans une lettre comment Jean des Bandes Noi

res, condottiere florentin et pere du futur Cosme Icr, meurt au moment ou

il allait reussir k repousser les Imperiaux, ce qui aurait evite le Sac de Rome et la chute de la Republique florentine:

A peine est-il blesse, la peur et la detresse fondent sur l'armee, le cou

rage et l'entrain meurent dans les coeurs. On ne pense plus a soi, on

pleure en se lamentant de l'absurdite du sort qui a fait perir un chef si noble et sans egal au souvenir des siecles, au moment ou le declenche ment d'evenements peu communs le rendait si necessaire a l'ltalie.

Ses officiers qui l'adoraient et le veneraient accusaient la Fortune

d'avoir cause ce malheur en laissant faire sa temerite. Leurs lamenta

tions faisaient etat de son age k peine mur, k la hauteur de toute situa

tion, capable de faire face k toute difficulte [...]26.

Mais la Fortune rend en fait un hommage indirect k la Vertu car en se

donnant la peine d'agir, elle reconnait que rien, sinon les revirements impre visibles du sort, ne saurait abattre le capitaine valeureux, et elle permet meme

k ce dernier, pourvu qu'elle lui laisse la vie sauve, de demontrer sa patience et sa Constance. Lucain interpretait dej^ ainsi la tempete que devait essuyer

Cesar, victime de la Fortune de mer, puisqu'il le faisait s'exclamer: ?Est-ce une tache si difficile pour les dieux d'en haut de me renverser qu'ils m'affron tent avec une si grosse mer, moi qui suis assis sur une petite poupe? ?27 L'Are

tin multiplie les jeux rhetoriques sur ce theme dans sa lettre de consolation

k Francois Ier fait prisonnier k Pavie:

Ne vous plaignez pas de la Fortune: elle a fait ce qu'elle a pu, aux limites de son pouvoir, en vous placant dans la situation ou vous etes; car

1'ornement de vos vertus peut ainsi eclater au grand jour, dans la splen deur de la plus sage temperance, de la plus ferme Constance. En laissant ces vertus s'emparer de votre coeur et de votre esprit, vous rabaissez au

rang de femme celle qui, deesse, fait le malheur des hommes. Elle a observe, je pense, que pour les autres la victoire est une defaite et que vous, la defaite vous rend vainqueur, et elle est honteuse de triompher de vous qui triomphez d'elle, puisque la fatalite dont elle procede, en voulant vous enfoncer dans l'abime, vous a eleve aux cieux [...]".

26 Lettre 2, p. 12. 27

Pharsale, V, 655-656: Tantusne evertere, dixit, / me superis labor est, parva quern puppe sedentem, / tarn magno petiere mari?

21 Lettre 1, pp. 9-10.

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LES VIES D'HOMMES ILLUSTRES 73

Le contingent et le signifiant

Pour degager des contingences et des aieas historiques la valeur signi fiante d'une carriere heroi'que, la tradition rhetorique de la biographie, a

laquelle participent Jove et Beze, procede par elimination et abstraction: elle

epure le recit en le depouillant des evenements juges insignifiants pour n'en

garder que la ?substantifique moelle?. En negligeant en regie generale la

datation et en se gardant de faire reference aux faits historiques marquants

auxquels le personnage n'aurait pas directement participe, les auteurs de Vies

prennent leurs distances par rapport aux chroniques et aux annales. La bio

graphie rhetorique s'ecarte aussi du genre romanesque: alors que la Vie du

reformateur CEcolampade fourmille de details dans la Prosographie de Du

Verdier29, Theodore de Beze prend le parti de Pausterite et de l'efficacite en

mettant en valeur le seul message qu'il desire communiquer, a savoir l'exem

plarite d'une amitie dans le Christ. Du Verdier multiplie les informations con

cernant le curriculum vitae du Balois, sans omettre les annees d'apprentissage: ne & Weinsberg (?Winsperg?) d'un pere aise qui lui fait enseigner les rudi ments de latin, il devient bachelier, puis maitre, avant de partir pour Bologne ou une anecdote plaisante (qui n'aurait jamais trouve un droit d'acces chez

Beze) rend compte de Pinterruption de ses etudes de droit: ?[...] mais six mois

apres fut contraint de s'en revenir, tant pour l'air d'ltalie qui luy estoit con

traire, que pour l'infidelite du marchant a qui son pere avoit livre Pargent pour sa nourriture?; il se consacre alors a la theologie, est nomme precepteur de ses enfants par Philippe, comte palatin, prince electeur de Pempire, mais fuit la cour pour poursuivre ses travaux; grace a Jean Reuchlin dit Capnion, il se

met k l'etude du grec, puis de Phebreu; il essaie un temps la vie monastique, devient docteur, aide Erasme pour ses Annotations sur le Nouveau Testament, commence k ?se des-unir de l'Eglise Catholique Romaine?, est finalement ?assailli d'un charbon pestilential? qui cause sa mort30. Tels sont selon Du Verdier les meandres d'un itineraire qui ne se resume plus qu'a une idee abs traite chez Beze, celle d'une solidarite entre les deux Suisses CEcolampade et

Zwingli dans leur combat contre PAntechrist:

O le beau couple de combatans, Hulrich Zvingle et Jean CEcolampade restaurateurs des deux Eglises renommees de Zurich et de Basle! Dieu tout puissant les retira tous deux de la gueule de PAntechrist pour

" La Prosopographie [...] ou Description des hommes illustres et autres, depuis la crea tion du monde jusques a ce temps, enrichie de plusieurs figures et midailles, Lyon, Paul Fredon, 1604 (lre ed. 1573), 3 vol. in-fol. (G. 1266-1268).

30 La Prosopographie, loc. cit., t. Ill, (G. 1268), p. 2387.

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navrer a mort puis apres ce fils de perdition par le glaive de 1'Evangile. C'est k leur excellente doctrine, apres Dieu, a leur fidelity k leurs tra vaux incroyables, brief k leur Constance invincible qu'un nombre infini d'ames en 1'Europe, et specialement la pluspart des peuples habitans au

long des Alpes, doyvent leur delivrance de la tyrannie de l'Antechrist et leur liberte vrayement chrestienne. Ils eussent passe bien plus avant, si quelques uns qui devoyent avancer l'oeuvre du Seigneur ne l'eussent

retarde, les pechez du monde meritans bien telle punition. Or quant k ces vaillans champions de Jesus Christ, qui s'entraidoyent courageuse

ment, comme un mesme desir de servir Dieu les avoit estroittement

unis, aussi la mort survenant en mesme annee, par divers chemin tou

tesfois, les a desjoints pour un peu de temps [...]31.

Au lieu de recapituler le parcours precis et personnel qu'ont suivi les deux

reformateurs, Beze use d'expressions cryptees et d'allusions plus ou moins

facilement dediiffrables par la communaute k laquelle ce discours s'adresse: le fait qu'ils aient loge dans ?la gueule de l'Antechrist? semble signifier

qu'ils ont commence par exercer un sacerdoce dans PEglise romaine, mais

Pallusion aux obstacles qui ont retarde leur action reste plus obscure. Ainsi, ce style fleuri, plein de references au ?glaive de l'Evangile?, aux ?champions de Jesus-Christ? (Vies de Zwingli et d'QEcolampade), aux ?espaisses tene

bres de l'ignorance?, k ?la lumiere de l'Evangile? et au ?fouet de la parole de Dieu? (Vie de Luther), ne doit pas tromper: il masque en fait une arma ture assez simple (d'autres diraient pauvre). II ne faut pas chercher de la

variete dans ces narrations de vie qui sont presque toutes construites sur le meme modele. La repetition des memes structures et des memes images litte

raires revele que les recits obeissent davantage k une intention d'exemplarite

qu'k un souci de verite historique. Vasari introduit cependant une revolution dans le champ de la biographie

rhetorique en voulant faire ressortir plus nettement la dimension singuliere d'une vie et d'une oeuvre. II doit d'abord inventer des procedes plus eiabores

que les schemas stereotypes de Jove ou de Beze pour differencier les artistes

selon leur epoque (depuis la Renaissance primitive jusqu'au Manierisme), leur carriere et leur temperament (depuis le peintre saturnien et asocial dans

la lignee des Piero di Cosimo et Pontormo jusqu'& l'artiste de cour comme

Giotto, Raphael, et Vasari lui-meme), de maniere k mieux cerner la produc tion de chacun, le critique d'art s'efforcant de dresser un repertoire precis des

attributions (aujourd'hui contestees, bien entendu), de localiser les oeuvres

et de determiner les circonstances de leur execution. Mais Vasari doit ensuite

reintroduce une orientation teteologique dans ses biographies pour qu'elles

11 Les Vrais Pourtraits des hommes illustres en pie'te' et doctrine [...], Geneve, J. de Laon, 1581, fac simile Slatkine reprints, 1986, p. 84.

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LES VIES D'HOMMES ILLUSTRES 75

prennent un sens au regard de sa theorie sur la Renaissance. Au lieu d'ecarter l'eiement individuel pour faire emerger le signifiant, il fait le pari d'integrer les caracteristiques de la personnalite et de la biographie de chacun k Pinte rieur d'un vaste plan signifiant. Dans la mesure du possible, les aleas vecus

et les particularismes seront transformes en valeurs symboliques qui aident

k comprendre d'une part les principes et d'autre part Involution du mouve

ment historique auquel appartiennent les artistes retenus.

Les principes qui donnent son essor k la Renaissance relevent, pour Vasari, du devouement et de Pabnegation. La description de peintres zeies

prend done un sens supra-individuel: il ne s'agit pas de s'interesser isoiement aux efforts fournis par tel ou tel pour servir Part et le faire progresser, mais

d'ebaucher le portrait ideal de l'artiste de la Renaissance. Ce portrait surgit en effet si l'on rapproche la manie qu'a Luca della Robbia d'enfouir ses pieds transis dans des copeaux de bois32, Phabitude prise par le Perugin de travail

ler de nuit, se contentant d'un coffre en guise de lit pour les quelques heures de sommeil qu'il s'octroie33, le double emploi du temps que s'impose Perino del Vaga en travaillant k la fois comme journalier et comme peintre34, les nuits laborieuses de Francesco Salviati et de son ami Vasari...35

Quant k la theorie qui distingue dans la Renaissance trois etapes histori

ques, conformement au plan en trois parties mis en oeuvre et k la these expo see dans les prefaces des differents livres, elle oblige k s'interroger k propos de chaque personnage sur son apport k l'histoire de Part. Une biographie n'est pas complete si elle se contente de relater les evenements v6cus sans

s'interroger sur la signification de cette Vie, sans se demander en quoi l'artiste a contribue aux conquetes progressives de Part. La tache de concilier

l'exploration de l'individualite avec la demonstration du progres technique est devolue tantot aux ekphraseis, tantot aux recits d'innovations artistiques. Les inlassables etudes de perspective d'Uccello, les explorations leonardes

ques du monstrueux et la genese du curieux Autoportrait au miroir de Vienne du au Parmesan, pour se limiter k ces trois exemples, representent des jalons importants que Phistorien se doit de consigner:

32 Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (Le Vite dei piu eccellenti pit tori, scultori e architetti), traduction et edition critique sous la direction d'Andre Chastely Bibliotheque Berger-Levrault, 1981, t. Ill, p. 85.

33 T. IV, p. 361. 34 T. VII, p. 239. 35 T. X, p. 255.

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Paolo, sans jamais s'accorder le moindre repit, s'adonna done aux

recherches les plus difficiles de l'art; il porta k sa perfection la maniere de construire la perspective [...]36.

II [Leonard] aimait tant voir certaines physionomies bizarres, avec des barbes ou des cheveux de sauvages, qu'il aurait suivi un jour entier un

personnage qui l'aurait interesse. II l'enregistrait si bien mentalement

que, rentre chez lui, il le dessinait comme s'il l'avait sous les yeux [...]37.

Pour enqueter sur les subtilites de la peinture, il [le Parmesan] com menca son autoportrait k l'aide d'un miroir convexe de barbier; il observa les curieuses deformations subies par les poutres du plafond et la fuite bizarre des portes et des elements architecturaux refietes dans la courbe du miroir. Par curiosite, il voulut reproduire tout ce qu'il voyait [...]38.

Vasari cherche k montrer comment, k travers ces personnalites creatrices dif

ferentes, l'art accomplit son programme: on apprend a representer sur une

surface plane les architectures et les figures geometriques les plus complexes (comme les mazzocchi) de Pespace tridimensionnel; k rendre compte de la

physionomie humaine et, plus largement, de la diversite naturelle, en appro fondissant Popposition entre la laideur repoussante et la beaute sublime; k

faire preuve de virtuosite en reproduisant sur une demi-sphere les deforma

tions que fait subir un miroir convexe aux murs d'une chambre, au visage du modele et meme k la main qui est en train de peindre.

Au terme de cette evolution du genre biographique, les themes heroiques seront teintes de derision, comme c'est le cas dans le roman de J. Rouaud. Le

grand homme porteur d'un message universel dont revait la Renaissance n'est un ?homme illustre? qu'aux yeux de son fils et sa ?renommee? ne depasse pas l'enceinte du village de Loire Inferieure ou il est cantonne toute sa vie. Au

lieu de marquer l'histoire nationale, il est tout au plus ?le heros de la soiree?

(p. 131) pour son apparition inopinee sur les planches, lors de la representation de D'Artagnan. Loin d'etre exemplaire et glorieuse comme celles de Jean des

Bandes Noires et de Castruccio Castracani qui succombent au sortir du

champ de bataille, la mort de Joseph survient apres un combat parodique mene contre les branches d'un prunier qu'une tempete a emmetees aux fils

tetephoniques. Enfin, dans la vie vagabonde et incertaine du commis voya

geur, toute race de destinee signifiante s'est resorbee dans la contingence, de meme que l'Histoire et ses monuments se sont degrades dans les vieilles pierres que ramasse en chemin, comme par nostalgie, le collectionneur amateur.

36 T. Ill, p. 105. 37 T. V, p. 38. 38 T. VI, p. 244.

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LES VIES D'HOMMES ILLUSTRES 77

La biographie ne sait plus satisfaire a l'exigence de representer des ? rai sons et demonstrations generales? par des ? exemples ? et ?cas? particuliers, pour reprendre les termes d'Amyot. C'est la biographie rhetorique qui repo sait sur cet equilibre entre Porientation ideologique imprimee au recueil (il

s'agit, a travers des exemples divers, de montrer la toute-puissance de la For tune pour Jove, la force de la Providence pour Beze) et la representation dif

ferenciee des individus. Ce souci d'equilibre fut pousse jusqu'a son point culminant, qui fut en meme temps son point de rupture, par Vasari, le bio

graphe et historien de Part couronnant une tradition litteraire tout en inau

gurant une nouvelle discipline prete a l'eclipser. Les biographies renaissantes, qui ne possedent certes pas le meme charme

que les Vies de Plutarque, peuvent cependant eveiller quelque interet chez le lecteur qui saura passer outre le moralisme desuet de leurs prefaces et la

monotonie de leurs recits pour rechercher dans leur conception et leur com

position meme les dernieres manifestations d'un esprit epique attache a rap porter la destinee individuelle a un sens et a une portee universels.

Universite de Poitiers. Patricia Eichel-Lojkine.

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