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Julie Voldoire Année universitaire 2004- 2005 DEA de sociologie politique Université Paris 1 - Panthéon - Sorbonne Les perceptions de la citoyenneté française et européenne des migrants polonais et de leurs descendants Mémoire rédigé sous la direction de Monsieur le Professeur Yves Déloye

Les perceptions de la citoyenneté française et européenne des migrants polonais … · 2006. 7. 5. · En France, nous trouvons la même expression, “les déracinés” sous

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Julie Voldoire Année universitaire 2004-2005 DEA de sociologie politique Université Paris 1 - Panthéon - Sorbonne

Les perceptions de la citoyenneté française et européenne des migrants polonais et de leurs

descendants Mémoire rédigé sous la direction de Monsieur le Professeur Yves Déloye

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L’Université n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce mémoire, ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.

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Je remercie,

Monsieur Yves Déloye – Professeur de science politique à l’université Paris 1 – pour ses orientations méthodologiques, ses conseils et sa disponibilité, L’ensemble des enquêtés qui, par leurs témoignages, m’ont permis de réaliser ce mémoire et plus particulièrement Monsieur Malewski, Monsieur Heretynski et Madame Backiel pour leurs précieux éclairages.

Je remercie également,

L’ensemble des étudiants du D.E.A. de sociologie politique.

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Résumé Ce travail exclusivement qualitatif, est basé sur l’étude de vingt-quatre entretiens auprès d’immigrants polonais et de leurs descendants vivant en France. Partant de leur(s) rapport(s) au politique construit(s) en lien avec les sociétés d’émigration et d’immigration, cette étude vise à appréhender leur(s) représentation(s) de la citoyenneté en fonction de leurs caractéristiques sociales, culturelles et religieuses. Appréhendée, non plus uniquement de manière théorique et abstraite, la citoyenneté dévoile l’hétérogénéité des manières d’être citoyen, hétérogénéité renforcée par l’introduction de la citoyenneté européenne. Les cartographies de la citoyenneté française et de la citoyenneté européenne invitent à repenser la question de l’appartenance formelle à la nation. Les perceptions de la citoyenneté française ont donné lieu à la construction de quatre « modèles » idéal-typiques: les « républicains », les « intégrateurs », les « patriotes » et les « défenseurs de l’identité polonaise », qui trouvent une nouvelle articulation dès lors qu’ils sont confrontés à l’échelle européenne. L’espace européen et son corollaire la citoyenneté européenne réinitialisent l’analyse des ancrages sociaux des enquêtés et posent dans des termes renouvelés la question de leur socialisation politique. Ce terrain, portant sur une population spécifique, conduit à réinterroger le lien entre identité, nationalité et citoyenneté à l’aune de ce nouvel espace politique : l’Union Européenne.

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Les mouvements de populations actuels sont, dans leur grande majorité, bidirectionnels : du sud vers le nord et de l’est vers l’ouest. Ils sont les héritiers des « migrations internes » qui voyaient la masse des ruraux venir s’installer, pour travailler, dans les grandes villes industrielles. Le « flot » des plus démunis part à la conquête des Eldorados dont les sociétés occidentales sont le symbole. Toutefois, dès lors qu’il est étudié sur le long terme, le parcours1 de ceux qui, comme les Polonais, traversent les frontières d’est en ouest, change de morphologie. Ce parcours, il s’agit d’une constante des études portant sur le fait migratoire, est reconstruit, a posteriori et dans notre cas, à partir du pays hôte, la France. La première transformation résulte de la prise en considération des raisons qui conduisent à émigrer puisque l’« on ne peut faire la sociologie de l’immigration sans esquisser, en même temps et du même coup, une sociologie de l’émigration ; immigration ici et émigration là sont les deux faces d’une même réalité, elles ne peuvent s’expliquer l’une sans l’autre. 2» Le départ est donc lié aux structures sociales, économiques et politiques de la société de départ et de celles de la société d’arrivée des émigrants-immigrants. Il est également la résultante de considérations, parfois, plus personnelles fait, pour ne prendre que deux exemples, de l’environnement familial ou, considérant les flux3 les plus récents, des ambitions professionnelles. Dans ce cadre, le fait migratoire peut être compris comme un ensemble d’opportunités et de contraintes. L’immigration des polonais en direction de la France est un exemple archétypal des évolutions observables, elles sont liées aux transformations géopolitiques européennes. Nous observerons ces « courants migratoires » entre le 3 septembre 19194 (date de la Convention signée entre la France et la Pologne réglementant l’envoi de travailleurs immigrés polonais) et le 1er mai 2004 (date de l’entrée de la Pologne5 dans l’Union européenne - U.E. -6). Tout d’abord, à la cohorte de travailleurs polonais « accueillis », par la France, au lendemain de la première guerre mondiale, pour prêter main forte aux ouvriers français dans les industries minières du Nord et de Lorraine fait place, au moment de la chute du régime communiste en Pologne, une migration parfois plus élitiste, moins dense et parsemée sur le territoire

1 Nous comprenons le terme de « parcours migratoire» comme un ensemble de trois traits comprenant : le départ du pays d’émigration, l’arrivée et l’installation dans le pays d’immigration. 2 Abdelmalek, SAYAD, La double absence – Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, p. 14. 3 Nous considérerons dans ce qui suit les termes de « flux », « vagues » et « courants » comme synonymes. 4 Nous ne ferons qu’évoqué le mouvement qui a été appelé, en Pologne, « La Grande Emigration » datant de la fin du 19ème siècle. Emigration essentiellement constituée d’intellectuels polonais ayant fui la Pologne après les deux insurrections de 1830 et 1863, insurrections férocement réprimées par la Russie. 5 Les pays qui sont entrés dans l’Union Européenne le 1er mai 2004 sont les suivants : Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Chypre et Malte. Ceux dont l’entrée est toujours en négociation mais dont l’intégration est prévue à terme étant la Bulgarie et la Roumanie et ceux étant uniquement en négociation sont la Turquie et les pays de l’ex-Yougoslavie. 6 Nous considérons ces deux événements, bien que leur mise en parallèle ne semble pas aller de soi, comme les deux dates charnières de notre travail. Nous reviendrons sur leurs implications dans ce qui suit.

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national. Puis, l’élargissement communautaire réintroduit la peur des flux massifs venant de l’est7. Dans ce cadre, la figure du « plombier polonais », celui qui travaillant à bas salaire, risque de concurrencer son homologue français, vient remplacer celle du mineur de fond. La seconde transformation concerne l’intégration au sein du pays d’accueil. Les premières préoccupations de l’immigrant polonais sont celles qui conduisent à la recherche d’un emploi et d’un logement dans le pays d’accueil. Après leur arrivée massive en 1920, l’immigration provisoire, s’est progressivement muée en une immigration d’installation, transformant certaines villes et villages français en ce que leurs habitants appelaient les «petites Varsovies». Cette expression témoigne de l’acuité de la peur du dépaysement vécu par les « Uprooted 8», qui tendent alors à reconstruire leurs repères dans le pays d’accueil. Ce n’est qu’en second lieu que l’intégration pleine et entière de ces immigrants polonais pose la question de leurs possibilités d’accès à la communauté politique nationale. Celle-ci n’était envisageable que par l’obtention de la nationalité française. Cette «identité de papier9» leur permettait alors de devenir citoyens français. L’entrée de la Pologne dans l’U.E., donne à la population polonaise, citoyens nationaux (français et polonais) et étrangers résidents communautaires10, la possibilité d’accéder à la citoyenneté européenne, corollaire de ce nouvel espace politique naissant. Celle-ci, consacrée par le traité de Maastricht (1992), permet aux migrants polonais résidant en France de s’inscrire au sein d’un ensemble politique partagé à l’échelle européenne et de prendre part, même si ce n’est que partiellement, à l’espace politique national, et ce même s’ils n’ont pas la nationalité française.

Les immigrants polonais et leurs descendants, vivant sur le territoire français, se réfèrent à deux identités nationales. Pour les premiers, les immigrants, l’histoire polonaise fait partie de leur passé, passé qu’ils ont transporté avec eux au cours du voyage qui les a conduit en France ; pour les seconds, les descendants, elle n’est vécue que par «procuration» et pourtant, elle prend parfois une place tout aussi importante dans leurs récits. La cohabitation de ces deux passés civiques, celui de la Pologne et celui de la France, oriente le rapport au politique et de manière concomitante leurs perceptions de la citoyenneté. La mise en présence de ces deux référents oblige à les prendre en compte l’un et l’autre pour appréhender leurs positionnements à l’égard de la sphère publique et

7 Les craintes sont liées à un facteur récurrent du phénomène migratoire : la peur de voir arriver sur le territoire national une main d’œuvre étrangères concurrençant les français sur leur marché du travail. Nous reviendrons, sur les variantes, de cette peur de l’immigré-travailleur. 8 Cette expression renvoie au titre de l’ouvrage d’ Oscar, HANDLIN, The Uprooted, Boston, Little, Brown and Co., 1973. En France, nous trouvons la même expression, “les déracinés” sous la plume de Maurice Barrés mais qui renvoie aux “déracinés” de l’intérieur (c’est-à-dire le déracinement de la culture française face à la modernisation) alors que chez Oscar Handlin elle porte sur les étrangers extérieurs à la nation. 9 Gérard, NOIRIEL, in Pierre, PIAZZA, « Vos papiers ! » Genèses – Sciences sociales et histoire -, n°54, mars 2004, p. 76. 10 Nous reviendrons ultérieurement sur les différents statuts des citoyens européens prévus par le Traité de Maastricht de 1992 (Article 8).

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politique française. Pourtant, le « rapport au politique » est souvent absent des études portant sur le fait migratoire. Ce dernier a longtemps était marqué du sceau de l’inutile puisque les populations issues de l’immigration étaient considérées comme profondément apolitiques. L’immigration et l’immigré sont tout d’abord rejetés de l’espace national parce qu’étranger à celui-ci. Mis à l’écart des recherches sur la construction de l’Etat-nation, ils ne sont appréhendés qu’en termes économiques et démographiques, facteurs considérés comme engendrant soit des gains soit des pertes selon que l’on se situe du côté du pays d’immigration ou du pays d’émigration. Cependant, le phénomène migratoire, à notre insu, parfois même contre notre volonté, contribue à penser l’Etat11, au sens où il enrichit le dialogue entre identité, nationalité et citoyenneté. Les citoyens sont considérés comme étant porteurs et responsables d’un héritage. Toutefois, des distinctions, sans diviser le «corps des citoyens12 », peuvent être opérées, entre les « français de souche » et les « français par acquisition », quant à leurs perceptions de la citoyenneté, et ce pour deux raisons. Dans un premier temps, du fait de leur inscription dans des «cercles concentriques d’appartenances13», il est possible de penser que leurs représentations de l’appartenance formelle et homogène à la nation sont distinctes. Dans le cadre français, cette dernière découle du référentiel républicain qui a pour socle un ensemble de valeurs rationalistes, positivistes, progressistes qui font que la France républicaine peut à la fois s’identifier à des valeurs spécifiques, nationales14 et à l’universalité de la raison15. Cependant, parmi les populations polonaises vivant en France, la « cohabitation » de deux identités est à prendre en compte. Dans ce cadre, de quels héritages se revendiquent-ils légataires ? Dans un deuxième temps, si des différences apparaissent c’est en fonction de la socialisation politique des acteurs. Cette dernière s’opère de façon distincte en raison de la différence selon laquelle les acteurs perçoivent l’exercice de la « violence légitime16» et «symbolique légitime17» exercées par l’Etat. En outre, comme nous l’avons spécifié, la sphère politique qui avait pour seul horizon l’Etat-nation, voit sa perspective s’élargir par l’introduction, avec l’U.E., d’une référence territoriale supranationale, dépassant ou même subvertissant l’appartenance formelle à la nation. Toutefois, l’approche « par le haut », c’est-à-dire homogénéisante, qui était déjà celle de la citoyenneté nationale, se trouve être de nouveau à l’oeuvre à l’échelle européenne. 11 Cette expression renvoie à l’ouvrage d’Abdelmalek SAYAD, La double absence – Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999. 12 En effet, la citoyenneté, dans la définition qui en est donnée par Thomas Humphrey Marshall, sur laquelle nous reviendrons, est présentée comme permettant de créer une solidarité entre les individus dans une société considérée comme conflictuelle : la « solidarité citoyenne ». 13 Nancy, VENEL, Musulmans et citoyens, Paris, Presses Universitaires de France, 2004. 14 Ce sont ces valeurs qui établissent la frontière entre le « eux » et le « nous ». 15 Elle est, quant à elle, la source de la logique de l’assimilation à la française. 16 Max WEBER. 17 Pierre BOURDIEU.

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Dans ce cadre, est-il possible de définir empiriquement la citoyenneté, c’est-à-dire de privilégier une « approche par le bas »? La citoyenneté, cette notion « à la mode18 », attachée à des espaces de plus en plus diversifiés, diversité qui lui fait perdre de son intelligibilité, a-t-elle un sens pour ceux qui en sont le soubassement, les citoyens? Détaillant ces questionnements en fonction des deux sphères abordées, c’est-à-dire nationale et européenne, il s’agit d’étudier quels liens les discours des migrants polonais en France et de leurs descendants sur leur identité, entretiennent avec la sphère politique et quels sont les vecteurs de socialisation, notamment de socialisation politique, permettant de mettre à jour la construction des représentations de la citoyenneté? Les tensions liées à l’identité duale des personnes originaires de Pologne en France19, dans la construction des perceptions de la citoyenneté à l’échelle nationale, se retrouvent-elles exprimées de façon similaire dans celles qui donnent jour à une citoyenneté européenne ? L’actualité de l’élargissement de l’U.E. à la Pologne offre une opportunité nouvelle pour penser l’articulation entre citoyenneté, immigration et identité parmi les polonais de la polonia, au sens où l’U.E. renouvellerait l’espace, et les modes de socialisation politique qui sont les leurs. Cette citoyenneté émergente, largement appréhendée de manière analytique, peut-elle faire l’objet d’une appropriation par les acteurs ? Et surtout comment la polymorphie des appartenances, qui émerge avec l’introduction du cadre européen, espace qui serait alors ouvert aux différences culturelles notamment nationales, alors que l’espace national tendait à minimiser leur expression, est-elle agencée dans l’esprit de ceux qui font l’U.E. ?

L’immigration est restée un «point aveugle20» de la recherche en sciences sociales jusqu’aux années 1960, période à partir de laquelle elle devient un objet scientifique légitime. Jusqu’au milieu des années 1960, ce sont, en France, les juristes qui publient le plus grand nombre d’études sur l’immigration. A partir de 1965, une véritable explosion de travaux se fait jour, travaux dirigés en majorité par des sociologues et des psychologues. Quant à l’histoire, elle demeure le 18 Sophie, DUCHESNE, « La citoyenneté », Les Cahiers du CEVIPOF, n° 18, p. 9. 19 Personnes originaires de Pologne/ ayant des origines polonaises et vivant en France » : Cette expression nous est apparue comme la plus juste par rapport à notre échantillon car elle permet d’inclure les individus ayant un parcours migratoire (ceux qui sont nés en Pologne et qui sont venus s’installer en France, c’est-à-dire les immigrés) et leurs descendants (ceux qui sont nés en France de parents polonais : les deux ou un seul). La deuxième expression, suffisamment englobante pour être appliquée à l’ensemble de nos enquêtés est la suivante : « population issue de l’immigration polonaise ». « Emigration » (et ses dérivés émigré/émigrant): Fait de quitter son pays d’origine pour aller dans un autre. « Immigration » (et ses dérivés immigré/immigrant) : Fait de venir se fixer dans un pays qui n’est pas son pays d’origine. « Population immigrée » : est composée de personnes nées étrangères dans un pays étranger. Ainsi, une personne continue d’appartenir à la population immigrée même si elle devient française, dans ce cas là elle peut être appelée « immigrée française par acquisition ». Les enfants d’immigrés ne font pas partie de cette population. « Etranger » : Celui qui n’a pas la nationalité du pays dans lequel il vit (prise en compte de son statut juridique), l’immigré (n’ayant pas la nationalité du pays où il réside) est donc une figure de l’étranger. Pour simplifier le vocable utilisé, nous pourrons utiliser du terme « Polonais » faisant ainsi référence au pays d’origine. 20 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français – Histoire de l’immigration 19ème, 20ème siècle, Paris, Editions du Seuil, 1988, p.15.

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parent pauvre, en la matière, qui donne à l’immigration l’image d’un « non-lieu de mémoire », pouvant aller jusqu’à «l’amnésie collective», comme en témoigne l’absence de référence à l’immigration dans les programmes de l’éducation nationale. Le mythe unitaire français joue un rôle de premier plan pour expliquer ce retard, dans l’abord du phénomène migratoire, comparativement aux travaux anglo-saxons. Aux Etats-Unis, le rôle de l’immigration est au contraire gonflé voire mythifié, apparaissant alors comme le socle de la nation américaine21. L’immigration serait donc intériorisée aux Etats-Unis alors qu’elle s’exprime sous la forme d’une pure extériorité en France. Cette observation est la résultante du modèle de construction de l’identité nationale fondamentalement distincte d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Les compositions « ethniques » des deux pays et la place qui est accordée à l’affirmation de leurs spécificités au sein de l’espace national expliquent d’ailleurs les raisons pour lesquelles les anglo-saxons (le modèle britannique doit aussi être pris en compte) sont les précurseurs des « cultural studies22 », qui voient le jour au milieu des années soixante, alors que l’ethnicité, comme source d’intelligibilité du monde social, est largement refoulée en France. Revenant à l’immigration, celle-ci fait en France, depuis une période récente, l’objet d’analyses variées où les socio-historiens23 occupent une place de plus en plus prédominante. Les sociologues ne sont pas en marge de cette dynamique24. Des travaux plus récents, parmi les sociologues, tendent à prendre en compte le « paradigme de la mobilité25 » comme heuristique pour penser l’immigration faisant sortir celle-ci de la sphère particulière, c’est-à-dire nationale, au sein de laquelle elle était enfermée26. Considérant plus particulièrement l’immigration polonaise, elle fait l’objet d’un travail précurseur aux Etats-Unis, étude réalisée par William Isaac Thomas et Florian Znaniecki27, qui consiste en l’observation d’un parcours individuel, sous la forme d’une monographie, d’un paysan polonais émigrant aux Etats-Unis. L’Ecole de

21 Les lieux de mémoire sont nombreux aux Etats-Unis : la statut de la liberté et le musée de l’immigration d’Ellis Island en sont deux exemples. 22 Les précurseurs des « cultural studies » sont Richard, HOGGART, La culture du pauvre ou encore Raymond, WILLIAMS, Culture and Society : 1780-1950 et Edward, THOMPSON, The making of the English working class. Sur ce thème, l’ouvrage d’Ermand, MATTELART et Erik, NEVEU, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, 2003, donne un éclairage enrichissant. 23 Nous renvoyons aux travaux de Gérard NOIRIEL : Longwy – Immigrés et prolétaires 1880-1980, Paris, Presses Universitaires de France, 1984 ; Réfugiés et sans papiers – La République face au droit d’asile aux 19ème et 20ème siècles, Paris, Calmann Lévy, 1991 ; Population, immigration et identité nationale, Paris, Hachette, 1992 ; Le Creuset français – Histoire de l’immigration aux 19ème et 20ème siècles, Paris, Editions du Seuil, 1998. 24 Nous pensons notamment aux travaux d’Abdelmalek SAYAD et de Pierre, BOURDIEU : Abdelmalek, SAYAD, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1991 ; Abdelmalek, SAYAD et Pierre, BOURDIEU, Le déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1996. 25 Dans ce cadre, les populations non sédentaires, au titre desquelles les populations tsiganes, font l’objet de nombreuses études. Sur cette question du paradigme de la mobilité, sur lequel nous reviendrons eu égard à l’imaginaire qu’il suscite parmi les populations migrantes, nous renvoyons, à l’article d’Henriette, ASSEO, « Les Gypsy Studies et le droit européen des minorités. » Revue d’histoire moderne et contemporaine, 51 (4 bis), Supplément 2004, p. 71-86. 26 Nancy, GREEN, Repenser les migrations, Paris, Presses Universitaires de France, 2002. 27 William Isaac, THOMAS et Florian, ZNANIECKI, Le paysan polonais en Europe et en Amérique – Récit de vie d’un migrant, Paris, Nathan, 1998.

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Chicago, à laquelle ils appartiennent, inaugure un travail sur l’étude du processus de migration et d’assimilation permettant une nouvelle approche des phénomènes sociaux aux antipodes des conceptions racistes qui attribuent les différences de comportements à des différences biologiques entre les « ethnies » et les « races ». Or, ce qui se fait jour à travers ce travail de psychologie sociale est la prise en compte de la « rupture biographique » suscitée par la migration, rupture de laquelle résulte une perte de repères et un déséquilibre psychologique parmi les populations migrantes. Considérant la problématique de l’intégration des populations polonaises au mode de vie français, les travaux mettant l’accent sur la perspective diachronique du phénomène migratoire se font jour, du fait notamment de la place primordiale, quantitativement, occupée par l’immigration polonaise. L’ouvrage historique majeur considérant l’immigration polonaise de l’entre-deux-guerres est celui de Janine Ponty28 qui consiste en une analyse détaillée de leur intégration, envisagée sous toutes ses formes29, au mode de vie français. Si les flux migratoires entre l’est et l’ouest font l’objet de travaux récents30, l’intégration de la population polonaise au sein du modèle français républicain ne correspond plus à des problématiques actuelles, laissant place à celles portant sur les populations immigrées provenant des anciens pays colonisés par la France, aux titres desquels l’Algérie31 occupe une place fondamentale. Les populations issues des pays colonisés interrogent, de manière légitime, d’avantage le rôle de l’Etat-nation français à leur égard. La culpabilité française a généré, depuis une date récente, un « devoir de mémoire ». La population polonaise considérée comme « bien intégrée », expression qui témoigne de la volonté d’imposition du code culturel majoritaire fait de « l’Etat fort à la française32 », ne fait plus l’objet de préoccupations. Cette «intégration exemplaire » ne peut-elle pas être renouvelée par une approche tendant à comprendre quels liens les personnes ayant des origines polonaises et vivant en France entretiennent avec le politique ? Ce que nous pouvons appeler, de manière englobante, leur « rapport au politique », compris comme ayant une incidence sur leurs représentations de la citoyenneté. Travailler sur les représentations33, induit, tout d’abord, de s’interroger sur les mécanismes symboliques qui sont à la base de la construction des images que les acteurs se font du monde social auquel ils appartiennent. En effet, elles sont le fruit d’une multiplicité d’ingrédients, que les individus tentent d’articuler avec leur

28 Janine, PONTY, Polonais méconnus – Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988. 29 Economique, politique, culturelle, les relations de travail qui donnent une vision détaillée de leurs parcours du pays d’émigration au pays d’immigration. 30 Anne, de TINGUY, Flux de l’est et perspectives migratoires dans le cas français : étude exploratoire, Paris, Centre d’Etudes et de Recherches Internationales, 1993. 31 Nous renvoyons également sur ce point aux travaux d’Abdelmalek, SAYAD et Pierre, BOURDIEU. 32 Sur la distinction entre « Etat fort » et « Etat faible », nous renvoyons le lecteur aux travaux de Pierre, BIRNBAUM et notamment : Les logiques de l’Etat, Paris, Fayard, 1982. 33 Nous considérons les termes « représentations » et « perceptions » comme synonymes. Le terme de représentation est emprunté au départ à la psychologie sociale ou cognitive.

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expérience immédiate. Dans ce cadre, elles doivent être appréhendées non pas comme des informations « froides » mais au contraire comme agrégeant de nombreux affects individuels et collectifs puisqu’elles peuvent se référer à un groupe, plus ou moins hétérogène. Les représentations s’inscrivent dans l’histoire d’une société et peuvent mettre à jour des codes culturels, des hiérarchies sociales. En dernier lieu, ces représentations engendrent des pratiques qui s’organisent dans un champ d’action. La stabilité des représentations, puisqu’elles évoluent selon les périodes de la vie des personnes considérées, est illusoire. Aborder les représentations a pour corollaire l’interrogation de l’identité des acteurs qui sont à la source de ces constructions du monde social. Or, le terme d’identité, « question capitale, à la fois pour l’organisation et le développement de l’individu et pour la constitution de la conscience nationale34 », est également largement problématique par la multiplicité de réalités qu’il entend recouvrir. Des débats se sont fait jour tendant à interroger la capacité heuristique d’un concept considéré comme réifiant. Les travaux de Rogers Brubaker35 donnent la mesure des difficultés sous-jacentes à son emploi et tentent de substituer à ce terme d’autres concepts susceptibles de rendre compte du caractère mouvant de l’identité. L’emploi de la notion de « processus identitaire », processus car l’identité intègre les différentes périodes de la vie, processus car y est primordiale l’interaction entre le sujet et le monde qui l’environne36, permet de rendre compte de cette réalité mouvante. Le concept d’identité est également utilisé à l’égard du processus de socialisation politique des individus. L’identité politique37 des migrants polonais, considérée comme permettant d’appréhender les représentations de la citoyenneté se construit par paliers au contact de la réalité. Ce sont ces différents aspects de l’identité individuelle, collective et nationale, identité sociologique et politique, des migrants polonais et de leurs descendants, considérées sous l’angle de leur caractère évolutif, que nous entendons étudier. A partir de celles-ci, ce sont, dans un premier temps, les représentations de la citoyenneté nationale que nous avons voulu considérer puisque permettant de mettre à jour d’une part le processus d’intégration des personnes originaires de Pologne et d’autre part d’opérer un retour sur la notion de citoyenneté. Celle-ci est définie par Thomas Humphrey Marshall dans sa conférence de 1949 à Cambridge, Citizenship and social class38, comme une dynamique mettant à jour trois dimensions, correspondant à trois périodes historiques, et menant à l’intégration pleine et entière à 34 Malek, CHEBEL, La formation de l’identité politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 11. 35 Brubaker, Rogers, « Au-delà de l’identité », Actes de la Recherche en Sciences sociales, n°139, 2001, p. 66-85. 36 Nous redéfinirons dans le chapitre 1 la notion d’identité et essaierons de décliner ce concept en référence, notamment aux travaux de Rogers Brubaker, afin de rendre compte au plus près des phénomènes considérés. Toutefois, le terme d’identité pourra se trouver parfois utiliser puisqu’il apparaît difficile de lui trouver, pour chaque situation, des termes des substitutifs permettant de rendre compte de la réalité observée. 37 La notion d’identité politique est tout aussi sujette à cautions, nous lui préférerons le terme de « processus de socialisation politique. » 38 Thomas H., MARSHALL, Citizenship and social class: and other essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1950.

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la communauté nationale : la citoyenneté « civile» (18ème siècle), la citoyenneté « politique » (19ème siècle) et la citoyenneté « sociale » (20ème siècle) 39. La polymorphie de la notion de citoyenneté, apparente dans la définition marshallienne, est réintroduite dans les travaux de Jean Leca. En effet, « La citoyenneté moderne est en général conçue comme un ensemble idéal de trois traits : elle est d’abord un statut juridique conférant des droits et des obligations vis-à-vis de la collectivité politique. La citoyenneté est aussi un ensemble de rôles sociaux spécifiques distincts des rôles privés, professionnels, économiques. La citoyenneté est enfin un ensemble de qualités morales considérées comme nécessaires à l’existence du bon citoyen, ce que le langage français, commun ou savant désigne sous le nom de civisme40. » A ces travaux viennent se joindre ceux ayant une démarche empirique, donnant au concept de citoyenneté une nouvelle ampleur, au titre desquels les analyses qualitatives de Sophie Duchesne, La citoyenneté à la française41, mettant à jour les perceptions et pratiques «ordinaires» de la citoyenneté et celui de Nancy Venel, Musulmans et

citoyens42, qui se fonde sur une démarche comparable au précédent, mettant, toutefois, plus particulièrement en lien citoyenneté et immigration parmi les jeunes musulmans français d’origine maghrébine, en dressant, à partir de trente cinq parcours sociaux et individuels, une construction de quatre « modèles idéal-typiques » de la citoyenneté chez ces acteurs. Les différentes acceptions auxquelles il est possible de se référer pour comprendre la notion de citoyenneté se trouvent complexifiées dés lors que l’on introduit la « citoyenneté européenne ». Celle-ci, comprenant une distinction partielle entre l’appartenance à un ensemble politique organisé démocratiquement et l’appartenance à l’ensemble national fait l’objet d’une conceptualisation autour de la notion «d’identité postnationale » ou « supranationale43 ».

En examinant l’ensemble de ces travaux portant sur l’immigration et la citoyenneté, deux hypothèses peuvent être énoncées : dans un premier temps, l’utilisation trop récurrente de l’idée selon laquelle les personnes originaires de Pologne en France auraient un parcours exemplaire en terme d’intégration, tend à homogénéiser leurs visions de la citoyenneté et leurs pratiques citoyennes, oubliant que, sans être conflictuelle, la question de l’identification nationale de ces acteurs et leurs modes d’appropriation de la citoyenneté française peuvent passer par différents chemins, qui sont fonction de leur bagage social, culturel et religieux. Nous partons donc du postulat

39 « Civile » : renvoie aux droits accordés par la citoyenneté, droits qui engendrent la mise en place d’un appareil juridique pour que puisse s’établir le respect des droits de la personne ; « politique » : renvoie au droit de vote et à l’égalité des citoyens ; « sociale » : la définition marshallienne s’inscrivant dans la période de construction de l’Etat-Providence faisant suite, en Grande-Bretagne, au Rapport Beveridge, met l’accent sur la nécessité de voir éclore une protection minimale du citoyen britannique. 40 Jean, LECA, « Questions sur la citoyenneté », Projet, 171-172, janvier-février 1983, p.116. 41 Sophie, DUCHESNE, La citoyenneté à la française, Paris, Presses de Science Po., 1997. 42 Nancy, VENEL, Musulmans et citoyens, op.cit. 43 Nous renvoyons aux travaux de Jürgen, HABERMAS qui en est le précurseur.

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que l’étude de ces « ancrages sociaux44 » permet d’éclairer les perceptions plurielles de la citoyenneté parmi les enquêtés. En effet, «l’histoire de vie» ne saurait être considérée comme une fin en soi puisque « essayer de comprendre une vie comme une série unique et à soi suffisante d’événements successifs sans autre lien que l’association à un “sujet” dont la constance n’est sans doute que celle d’un nom propre, est à peu près aussi absurde que d’essayer de rendre raison d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes stations.45». Sans appréhender ces « ancrages sociaux » à des « déterminismes mécanistes », nous les énoncerons comme pouvant permettre de comprendre les différents modes d’identifications nationales à l’œuvre. Dans un deuxième temps, il s’agit d’introduire l’hypothèse qu’une amorce de comparaison entre les types de représentations de la citoyenneté nationale et européenne est possible, et dont il nous faudra cerner, partant des mêmes « ancrages sociaux » et de l’introduction des modes de socialisation politique propre à l’espace européen, les différences et les similitudes afin de comprendre l’articulation, à l’œuvre dans l’esprit des acteurs, entre les deux « types » de citoyenneté.

Pour répondre à ces hypothèses nous avons interrogé vingt neuf «personnes ayant des origines polonaises et vivant actuellement sur le territoire français46». Parmi eux, seize sont immigrants et treize sont descendants d’immigrants (douze appartiennent à la «deuxième génération et un à la «troisième génération»). Pour les immigrants, les dates d’arrivée sur le territoire français s’échelonnent de 1929 à 200147. La représentation des hommes et des femmes de notre échantillon est à peu près identique puisque nous avons interrogé seize hommes et treize femmes. Ils se répartissent, sur le territoire national, entre trois régions : le Nord-Pas-de-Calais, l’Auvergne et l’Ile de France. Ainsi, treize vivent dans la région Nord-Pas-de-Calais se partageant entre les départements du Nord 48 (arrondissements de Lille - Métropole, du Valenciennois et du Douaisis49) et du Pas- de Calais50 (arrondissements de Lens et de Béthune51) ; neuf en Auvergne dans le département du Puy-de-Dôme52 (arrondissements d’Issoire, Riom et Clermont-Ferrand53) ; sept en 44 Nancy, VENEL, Musulmans et citoyens, op.cit. 45 Pierre, BOURDIEU, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, n°62, p. 69-72. 46 A ces vingt neuf enquêtés s’ajoute une autre personne, Monsieur G. « français de souche » mais dont les propos, du fait de son quotidien auprès de personnes originaires de Pologne dans le Nord-Pas-de-Calais, notamment sa femme que nous avons également interrogé, permettent d’éclairer ceux des autres enquêtés. 47 Pour le détail des dates d’arrivée se référer au « Tableau récapitulatif et descriptif » (Annexe 1). 48 Le département du Nord compte 6 arrondissements : L’Avesnois, le Cambrésis, le Valenciennois, le Douaisis, Lille-Métropole et Dunkerque. 49 Lille-Métropole : 4 enquêtés ; Valenciennois : 1 enquêté ; Douaisis : 2 enquêtés. 50 Le département du Pas-de-Calais compte 7 arrondissements : Arras, Béthune, Boulogne sur Mer, Calais, Lens, Montreuil sur Mer et Saint Omer. 51 Lens : 2 enquêtés ; Béthune : 5 enquêtés dont monsieur G. (« français de souche »). 52 Le département du Puy de Dôme compte 5 arrondissements : Ambert, Clermont-Ferrand, Issoire, Riom et Thiers.

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Ile de France (Paris et sa proche banlieue54). La population immigrée globale représente, en moyenne, en 1999, 7% de la population de l’hexagone. De ces trois régions, l’Ile de France55, est celle ayant le plus fort pourcentage de population immigrée : 14, 7% alors qu’en Auvergne56 et dans le Nord-Pas-de-Calais le pourcentage de la population immigrée est de 4,3%57. Selon les arrondissements considérés, la part de la population immigrée varie. Elle est, traditionnellement, plus importante dans les zones industrielles. La localisation territoriale de nos enquêtés, tout du moins pour ceux d’entre eux qui vivent dans le Nord-Pas-de-Calais et en Auvergne, témoigne de ce regroupement autour des régions industrielles. En effet, une des spécificités des populations polonaises est d’être regroupée autour des régions minières58. Huit des enquêtés étaient ouvriers, ils sont actuellement soit à la retraite59, soit à la recherche d’un emploi60. Si l’immigration polonaise représentait, jusqu’à la seconde guerre mondiale, une part importante de l’immigration, au même titre que les populations belges et italiennes, elle est actuellement en forte baisse et remplacée par les populations maghrébines notamment. Cependant, les Polonais étant regroupés, par l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques - INSEE - dans l’ensemble englobant appelé «immigration européenne », nous ne disposons pas de statistiques précises pour ce qui concerne l’Auvergne et l’Ile de France ; par contre, l’INSEE Nord-Pas-de-Calais donne des indications plus précises ce qui s’explique par l’importance et l’ancienneté de l’immigration polonaise dans cette région. Ainsi, en 1999, les polonais étaient 24 000 dans la région61. Toutefois, parmi les immigrés venant du reste de l’Europe, les Polonais, arrivés entre 1920 et 1930, voient leur nombre chuter de 9000 personnes sous l’effet du vieillissement. Ce vieillissement explique également que 15 des enquêtés aient plus de 55 ans, soit la moitié des personnes interrogées62. Ces vingt neuf entretiens ne sauraient être considérés comme représentatifs de la population immigrée et descendante d’immigrés présente sur le territoire français. Néanmoins, l’hétérogénéité des parcours des enquêtés, qui sont identifiables en fonction des facteurs précités (immigrant/descendant, profession

53 Issoire : 1 enquêté, Riom : 2 enquêtés ; Clermont-Ferrand : 6 enquêtés. 54 Paris : 4 enquêtés, proche banlieue : 3 enquêtés. p.10. 56 INSEE –Auvergne, La lettre : Part des immigrés dans la population auvergnate : en diminution depuis 25 ans, juin 2004, n°18, p. 1. 57 INSEE – Nord-Pas-de-Calais, Elisabeth, CUCHERE et Marie-Christine, Marie-Christine, « La proportion des immigrés diminue dans la région », Profils n°1, janvier 2002, p.1. 58 11 des personnes interrogées étaient mineurs, femmes ou enfants de mineurs et aucune d’entre elles n’a changé de région à la suite de leur retraite ou du décès des parents. 59 7 enquêtés. 60 1 enquêté. 61 Pour une comparaison avec les autres nationalités d’immigrants présents dans la région, se référer au Graphique : « Le poids de l’Europe diminue –les immigrés selon leur pays de naissance » issu du recensement de l’INSEE 1999. 62 Pour des informations plus précises, sur chacun des enquêtés, quant à leur appartenance à la catégorie d’immigrant ou de descendant, le sexe, le lieu de résidence, la situation familiale, la nationalité, et la tranche d’âge, nous renvoyons le lecteur au « Tableau récapitulatif et descriptif de l’échantillon » (Annexe 1).

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etc.), illustre la diversité des positionnements des personnes originaires de Pologne en France à l’égard de la citoyenneté nationale, comme européenne.

Pour rendre compte des représentations de la citoyenneté des enquêtés, nous avons choisi de privilégier une approche exclusivement qualitative permettant de mettre à jour l’évolution de leurs trajectoires. Les discours de ces vingt neuf enquêtés d’origine polonaise et un enquêté «français de souche » ont été recueillis à travers vingt quatre entretiens63 semi-directifs, six de ces entretiens ont été réalisés en présence de deux personnes64. Les questions posées s’organisaient en fonction de trois thèmes : dans un premier temps, leur parcours migratoire, celui des parents ou des grands-parents dans le cas des descendants, les conduisant ensuite à aborder leur ressenti à l’égard de leur identité polonaise d’une part et du regard porté sur eux par les nationaux d’autre part; dans un second temps, leur rapport au politique en France, plus particulièrement en faisant porter les questions sur l’exercice du droit de vote et leur appropriation des questions politiques nationales, permettant d’introduire des questions sur la citoyenneté française et ses représentations ; enfin, leur appréhension des enjeux européens, prenant appui sur deux exemples d’actualité (le référendum français pour le projet établissant un Traité constitutionnel pour l’Europe et le débat autour de l’entrée de la Turquie dans l’U.E.) ainsi que sur leur participation aux élections européennes de 2004, permettant d’amorcer des questions sur leurs perceptions de la citoyenneté européenne65. La méthode de l’entretien, comme construit social, comporte un certain nombre de biais au titre desquels l’imposition de certains questionnements et les rapports de « domination » résultant de l’interaction enquêteur-enquêté. A cela s’ajoute la variabilité de la durée des entretiens. Certains, relativement courts66, sont insuffisants pour cerner toute la complexité des représentations des acteurs mais constituent une porte d’entrée à l’étude des représentations de la citoyenneté.

Quatre propositions sous tendent notre démarche67 : la première concerne l’introduction de l’identification nationale, à laquelle fait suite l’étude des représentations de la citoyenneté, du fait de l’indissociabilité du couple nationalité/citoyenneté, par l’étude comparative des deux modèles de formation de l’identité nationale, française et polonaise, auxquels se réfèrent les enquêtés. En effet, les regards que les acteurs portent sur ces deux appartenances permettent d’éclairer d’une part

63 Les entretiens ont été recueillis entre le 12/01/05 et le 23/07/05. 64 La réalisation des 5 entretiens en présence de deux personnes nous a, le plus souvent, été imposée. Ils ne permettent pas toujours d’acquérir la «confiance» de l’enquêté et les effets d’impositions dans les discours et les comportements sont redoublés. 65 Outre ces entretiens, nous disposons de deux textes qui nous ont été remis par deux enquêtés. (Annexe 1). 66 Une trentaine de minutes environ. 67 Les deux premiers (chapitre 1 et 2) entendent à la première hypothèse et les deux derniers (chapitres 3 et 4) à la deuxième hypothèse.

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l’«identité collective» de la polonia française68, en prenant soin de spécifier son caractère mouvant, évolutif dans le temps et dans l’espace69 ; d’autre part «l’identité individuelle» des acteurs, c’est-à-dire de saisir comment ils articulent leurs deux appartenances et la manière dont ils se servent de ces identités nationales formelles, pour donner sens à leurs représentations et à leurs pratiques. Aux références nationales vient se greffer, l’imposition de certains comportements et problématiques, particulièrement considérant la possibilité d’accès à la sphère publique et politique française, imposition liée à la catégorisation des personnes considérées, par les pouvoirs et l’opinion publics, en tant que « population issue de l’immigration », qui donne à réfléchir sur la «marge de manœuvre » qui leur est laissée pour bâtir leur « rapport au politique ». (Chapitre 1)

En second lieu, leurs perceptions ne sauraient être appréhendées sans se référer à l’ensemble des « ancrages sociaux » révélés par les trajectoires des enquêtés. Ces ancrages sont de divers ordres, ils correspondent autant à la date de leur émigration, leur âge, qui induit des «effets de génération70», la situation professionnelle, la localisation territoriale71. Les facteurs sont multiples et les acteurs les articulent distinctement. La construction de quatre figures de la citoyenneté française des immigrants et descendants d’immigrants polonais permet de «cartographier » leurs représentations à un moment donné, « cartographie » qui est susceptible d’évoluer, les acteurs pouvant passer d’un « modèle à l’autre ». Les tensions apparentes entre société d’origine et société d’accueil, dans les discours, entre les deux identités nationales peuvent trouver un nouvel éclairage par l’introduction de la citoyenneté européenne. (Chapitre 2)

En troisième lieu, nous considérons l’espace communautaire, comme pouvant amener, du fait de sa construction distincte des modèles nationaux, un nouveau type de socialisation politique permettant aux individus-migrants de ne plus se sentir comme s’identifiant politiquement à deux espaces territoriaux. (Chapitre 3).

Enfin, nous aborderons les représentations de la citoyenneté européenne, en étudiant, comme pour la citoyenneté française, les facteurs sociologiques qui sont le socle d’une compréhension des discours. Nous essaierons de mettre en exergue les divergences et les similitudes de ces deux modèles de citoyenneté, pour les populations issues de l’immigration polonaise. (Chapitre 4). 68 La « polonia française » est constituée de l’ensemble des personnes originaires de Pologne présente sur le territoire français sans distinction des facteurs ayant conduit à l’émigration. 69 Il ne s’agit en aucun cas de réifier l’identité collective de la polonia. Nous ferons donc simplement référence à quelques traits saillants, que nous avons pu regrouper sous le terme de «polonité», qui permettent de donner un éclairage aux discours des acteurs. 70 En effet, certains événements orientent le rapport au politique de certaines générations. Pour prendre un exemple, il est observable que certains individus se référent plus facilement aux combats de Solidarnosc en Pologne alors que pour d’autres ce qui prime est le combat des résistants polonais en France durant la Seconde guerre mondiale. Or, il apparaît que ces enjeux orientent les discours. 71 Cette liste n’est pas exhaustive.

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Chapitre 1 :

Les représentations de la citoyenneté à l’aune des « dynamiques identitaires »

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Les représentations de la citoyenneté des personnes originaires de Pologne en France découlent de logique sociologiques individuelles ou collectives qui sont fonction : de l’histoire du pays d’origine ; de celle du parcours migratoire (notamment dans le cas des immigrants qui ont connu une première transition en travaillant en Westphalie – Allemagne - avant de venir en France), en effet, le voyage entre ici et là-bas occupe généralement une place importante dans les récits de vie au même titre que les raisons qui les ont conduits à émigrer; et de la vie en France qui recouvre une multiplicité de facettes mais que nous résumerons aux conditions et aux formes prises par leur intégration. C’est à travers les récits de vie qu’il est possible d’atteindre les profondeurs sociales des identités individuelles, récits de vie qui doivent être resitués dans le contexte du traitement de la question des populations immigrées en France, puisque en effet la volonté assimilationniste de la France a parfois tendu à limiter la « marge de manœuvre » des acteurs. Or, l’assimilation72 ne se fait pas sans heurts puisque le passage d’un pays à l’autre, qui s’opère matériellement par le franchissement de frontières, n’est parfois pas aussi immédiat dans l’esprit de ceux qui le vivent. Les souvenirs du pays d’origine ressurgissent aux différentes périodes de la vie, vie qui se déroulera désormais sur la terre de France. Parce que toute l’ambiguïté de la condition d’immigrant réside dans le fait de pouvoir être immigrant et national, le phénomène migratoire renouvelle les réponses à la question « Qu’est-ce qu’une nation ?73 ». Les populations originaires de Pologne en France nous permettent de réinterroger le lien entre identité, nationalité et citoyenneté d’une part, en comparant les fondements de l’identité nationale en France et en Pologne à travers le discours des acteurs et l’étude de leurs parcours de la Pologne vers la France (Section 1) et d’autre part, en étudiant les réactions des nationaux confrontés à cette population à la fois proche du fait de sa relative proximité géographique et culturelle mais lointaine en raison notamment de la distance « politique » qui sépare les deux nations. En outre, c’est à partir de la place qui leur sera faite au sein de la Cité que nous questionnerons leurs pratiques citoyennes (Section 2).

72 « Sous des noms divers, la question moderne de l’assimilation des immigrants remonte à une date bien antérieure à la constitution des nations. Ce qu’on appelle aujourd’hui assimilation n’est en fait qu’une des solutions (disons plutôt une des évolutions possibles) qui peuvent être données au problème de la coexistence de deux populations différentes, réunies sous une même autorité politique. », Alfred, SAUVY, « Préface » à l’ouvrage de Alain, GIRARD et Jean, STOETZEL, Français et immigrés – L’attitude française – L’adaptation des italiens et des polonais, Institut nationale d’études démographiques (cahier n°19), Paris, Presses Universitaires de France, 1953, p. 13. 73 Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne, Ernest, RENAN, Qu’est-ce qu’une nation ? Et autres essais politiques, Paris, Presses Pocket, 1992.

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Section 1 : Identité(s) nationales, identité(s) collectives et individuelles de la polonia française

Les questionnements des émigrés-immigrés sur leur double appartenance nous invitent à étudier les identités nationales par rapport auxquelles ils se positionnent. Ces dernières influent, en effet, sur leurs positionnements au sein de la sphère publique française et nous retrouverons des traces, entrelacées, de cette double appartenance dans le vécu de chacun d’entre eux, qu’ils exprimeront, cependant, sous des formes hétérogènes.

A. Identités nationales française et polonaise «Si l’immigré est cet être […] décrit comme étant sans lieu (atopos) car ni de ce lieu-ci ni de

quelque autre ailleurs, et par conséquent sans temps, pourrait-on ajouter, car ni totalement présent ni totalement absent […] on comprend qu’on puisse demander confusément à l’histoire, au risque de verser dans une mythologie qu’on veut savante (c’est la condition pour qu’elle emporte la certitude), qu’elle contribue à réconcilier entre eux ces lieux et ces temps entre lesquels on se partage ou entre lesquels on est partagé […]74. » Le phénomène migratoire pose le problème du déracinement, c’est-à-dire la « perte pour l’individu des principaux repères et soutiens qui lui assuraient l’intégration dans un milieu75. » La « transplantation » d’une nation à une autre en est l’exemple archétypal. En effet, c’est par référence à des cadres spatio-temporels que l’individu obtient son équilibre psychique et social. L’étude de Florian Znaniecki et William Isaac Thomas, Le paysan polonais en Europe et en Amérique – Récit de vie d’un immigrant76, illustre ce phénomène de déracinement, qui peut prendre des formes différentes selon le « tempérament77 » et le « caractère78 » de l’individu considéré. Dans ce cadre, les deux auteurs distinguent trois types d’individus le : « philistin dans lequel le “moi” est prédominant. Tourné vers le passé et la tradition, il cherche à toute force à appliquer d’anciennes recettes de comportements à des situations nouvelles79 », le « bohême prêt à réviser à tout instant les schémas permettant d’interpréter une situation, de se mouler dans l’espace temps qu’il occupe. Peu enclin, tout comme le précédent, à anticiper les changements mais vivant dans le présent et 74 Abdelmalek, SAYAD, Histoire et recherche identitaire – Suivi d’un entretien avec Hassan Harfaoui, Saint-Denis, Editions Bouchene, 2002, p. 12. 75 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français…, op.cit., p.160. 76 Florian, ZNANIECKI et William Isaac., THOMAS, Le paysan polonais en Europe et en Amérique…, op.cit. 77 « Tempérament » : « Groupe fondamental et original d’attitudes présent chez l’individu tel qu’il existe indépendamment de toute influence sociale quelle qu’elle soit », Idem., p. 10 78 « Caractère » : « Ensemble de groupes fixes et organisés d’attitudes développé par les influences sociales sur cette base que constitue le tempérament », Ibid. 79 Idem., p. 20.

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dans l’air du temps, il adapte ses schèmes d’action à ceux de son entourage80 », le « créatif, voit son action fondée sur un équilibre entre un “moi” dans lequel la mémoire n’oublie pas les leçons du passé et un “je” qui permet d’anticiper, de se frayer un chemin rationnel même dans un nouvel espace temps. Ce type de personnalité ne cesse de réinterpréter les règles d’action afin de maintenir un certain contrôle sur la conduite de son existence81. » Si « l’adaptation » ou la « réadaption », dans le cadre de l’émigration-immigration de l’individu à un milieu social, dépend du « type social » auquel il appartient, tous éprouvent la nécessité d’opérer un retour sur leur passé puisque, pour eux, c’est en effet à ce prix que se fera l’intelligibilité du temps présent. Le dépaysement et la solitude sont autant d’éléments qui engendrent une mise en péril de l’équilibre de l’individu, qui pour atténuer cette perte de repères se tourne vers le passé en faisant ressurgir l’histoire individuelle mais également l’histoire collective et notamment nationale. Ainsi, les immigrants polonais résidant sur le territoire français, indépendamment de leur statut juridique (c’est-à-dire ayant ou non la nationalité française), sont les héritiers, de deux histoires nationales. Toutefois, la référence à l’identité nationale du pays d’émigration prend d’autant plus d’importance pour la polonia française, en comparaison avec d’autres populations issues de l’immigration, que des difficultés se sont faites jour en Pologne pour insuffler à la population une conscience nationale unique du fait, notamment, de l’absence de continuité étatique nationale. La Pologne a effectivement subi de nombreuses modifications de frontières et a souvent été confrontée à une précarité de développement économique social et culturel. Ce passé a engendré l’exacerbation d’un sentiment de souffrance et de fragilité suscitant, au sein de la population polonaise, une attitude de « victimisation. »

Entretien avec Madame L.82 : « Donc, c’est des peuples [les peuples est-européens] qui ont vécu, dans l’histoire, des situations très difficiles, mais je pense que maintenant il faut comprendre cette situation, et cet attachement à tous ces pays là est vraiment nécessaire. [Sanglots]. »

Donc, « les polonais ont eu tendance à se raccrocher à l’histoire perçue comme élément

justifiant leur situation présente et leur permettant de développer une conscience sociale. On a pu dire d’eux qu’ils étaient “malades de l’histoire”83. » Ils se sont également rattachés, sur le plan territorial, à leurs frontières historiques et non pas à la communauté plus étroite des Polonais. Or, ce dernier élément aurait pu garantir, plus que le précédent, une continuité étatique. Cet attachement

80 Ibid. 81 Ibid. 82 Entretien réalisé le 06/05/2005 (Durée : 45 minutes). Madame L. est née en Pologne, arrivée en France en 1988, elle a la double nationalité, traductrive-interprète de profession, son conjoint est quant à lui agriculteur, ils vivent en milieu rural aux alentours de Clermont-Ferrand (Auvergne). [Nous renvoyons à « la liste des enquêtés » qui figure à l’Annexe 1 pour chaque entretien dès lors que le descriptif de l’enquêté a déjà été cité une fois.] 83 Bruno, DRWESKI, « La Pologne et le poids de son histoire », Transitions, vol 37, 1996 (2), p. 53.

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aux frontières historiques est réapparu après chacun des cinq partages que la Pologne a connus au cours de son histoire. En outre, l’histoire polonaise a souvent été falsifiée, par les puissances compartageantes puis par l’Etat-Parti pendant la période communiste. Cette falsification a généré des inquiétudes qui perdurent et vient renforcer le sentiment de souffrance que nous évoquions. Le père F. nous a fait part de ses inquiétudes quant à la possibilité de se fier à l’histoire écrite, tout du moins par celle écrite au cours de la période communiste.

Entretien avec le père F84.: « A mon avis dans ce sens c’est très positif parce que nous, en Pologne, et dans d’autres pays d’Europe centrale et de l’Est nous avons eu, bon, une histoire écrite après la deuxième guerre mondiale qui est très loin de la réalité historique parce que très idéologique pour le besoin du système. Mais comme le système est parti…même quand j’étais ici, j’ai rencontré des lituaniens, des juifs polonais ou d’autres, des ukrainiens, bon, j’apprenais des choses que j’ai jamais trouvé dans les bouquins à l’école ou à l’université. On a parlé, certains ont dit “ ben c’est pas comme ça que l’histoire s’est passée, c’est différent !” Maintenant, le manuel pour histoire il a été écrit dans tel ou tel style avec telle ou telle argumentation parce que Moscou ou Varsovie ou Berlin ou je sais pas qui voit l’histoire maintenant comme ça, c’était pas du tout vrai. »

Le rapport que les polonais entretiennent à l’histoire apparaît donc comme un « bricolage» entre plusieurs traditions inculquées par les différents pouvoirs et constructeurs de l’identité nationale. Ainsi, les enquêtés se référent à différentes périodes de l’histoire polonaise, notamment aux périodes d’indépendance et de définition de l’identité nationale et tentent de trouver des éléments légitimateurs ayant permis la construction de la nation polonaise. L’histoire écrite de la Pologne commence à la fin de la période slave primitive avec la formation sur le territoire polonais d’un Etat chrétien et féodal (les Piast85). A cette époque, la Pologne du subir une forte pression culturelle venant d’Allemagne mais devint par la suite un Etat puissant, étendu vers l’Est, multiethnique et multiconfessionnel (les Jagellon86).

84 Entretien réalisé le 08/08/2005 (durée : 1 heure). Le père F. est né en Pologne, il est arrivé en France en 1979, il a la double nationalité, prêtre de la paroisse polonaise des pallotins à Arcueil (Ile de France) où il vit et gère une résidence pour étudiants étrangers ouverte plus particulièrement à ceux venant d’Europe centrale et orientale. 85 Piast est le fondateur d’une dynastie qui régna jusqu’en 1370 et imposa le christianisme en Pologne. 86 Un des objectifs visé par les Jagellon était de fédérer les peuples catholique d’Europe orientale contre les Turcs, dont les prétentions hégémoniques étaient alors considérées comme dangereuses. En 1493, la Pologne devint une république nobiliaire.

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Entretien avec Madame R87.: « […] avant que Jagellon se soit marié avec la jeune reine88, la jeune reine qui nous a été donnée, reine…comment on dit princesse, qui nous a été donnée par les hongrois parce que sa grand-mère était d’une grande famille polonaise, il s’est marié avec elle et comme Lituanie a conquis des terres quinze fois plus grande qu’elle, nous nous sommes retrouvés avec je sais pas combien de kilomètres, c’était énorme, la Pologne était de la mer Baltique à la mer noire et donc y avait énormément, tout le temps des batailles pour défendre les terres. Et donc, par de là il y avait énormément de petite noblesse, les rois avaient besoin de toujours, de soldats et tout ça. Donc les gens, les couches comme ça étaient obligées de connaître la langue latine, donc la culture latine. Et c’est pour ça que nous avons toujours appartenu à l’Ouest. »

La Pologne a connu, à la suite de cet « âge d’or », dont l’apogée se situe entre 1506 et 157289, une période de décadence, à partir du 17ème siècle, qui engendra sa disparition et ce malgré d’importantes tentatives de réformes engagées sous l’influence des idées des Lumières. Le territoire polonais fut alors partagé entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. La Pologne fut divisée à trois reprises au cours du seul 18ème siècle90 et le poids des puissances compartageantes priva le pays de nombreuses évolutions politiques, économiques et démographiques. Pour mettre à mal le poids des trois puissances les insurrections nationales eurent lieu au 19ème siècle91. A partir du moment où la Pologne retrouve son indépendance, deux types de nationalismes idéologiques, tentant de lui

87 Entretien réalisé le 23/03/2005 en présence de sa nièce (Durée : 1h10). Madame R. est née en Pologne, son père était réfugié politique en France après la seconde guerre mondiale, elle est arrivée en France en 1956, double nationalité, architecte de profession mais actuellement à la retraite, elle est membre actif de l’association des anciens combattants et leur famille (le S.P.K.), elle vit en banlieue parisienne à Rueil Malmaison (Ile de France). 88 En 1386, la Pologne connaît une extension de son territoire à l’est par l’Union avec la Lituanie permise grâce au mariage de la reine Hedwige de Pologne avec le grand-duc Jagellon. 89 Entre 1506 et 1572, Sigismond Ier acquiert la suzeraineté sur le duché héréditaire de Prusse (1525) et annexe la Mozavie. Puis Sigismond II Auguste, par l’Union perpétuelle de Lublin (1569) renforce l’union avec la Lituanie. Cette période est celle d’une tolérance religieuse et d’une évolution des institutions. 90 Le premier partage a lieu en 1772 où la Prusse reçoit la Poméranie orientale, et la Russie la Lituanie ; le second partage a lieu en 1793, il est imposé par la Russie à la Prusse ; le troisième en 1795. 91 Insurrection de novembre 1830 : elle fut une défaite, sur le territoire russe elle mena à l'application de la "loi martiale" et aux premiers signes de russification sous l'administration de Nicolas Ier. Dans les Provinces polonaises de la Prusse et de l'Autriche l'objectif était la germanisation. Pour renforcer leur pouvoir, les trois puissances s'unirent au sein de la Sainte Alliance. Il fallait mettre un terme au "complot polonais". En 1830 la Pologne est principalement agraire et sa population est encore largement archaïque. Ainsi l'immobilisme est prédominant (élément sur lequel vont s'appuyer les "puissances compartageantes"). De plus, l'échec de l'insurrection de novembre a engendré un sentiment de désarrois. Cela dit, les premières manifestations du peuple polonais vont témoigner de la volonté de s'en sortir. En effet, après l'insurrection on assiste à une véritable "débâcle" en direction notamment de la France et de l'Allemagne. On lui donna a posteriori le nom de "Grande Emigration". En relation avec les mouvements progressistes occidentaux deux attitudes se développèrent : les modérés favorables à une "démocratie nobiliaire" et les radicaux ayant pour mot d'ordre la "démocratie révolutionnaire". On retrouve le Comité Lelewel mais aussi des mouvements comme la "Jeune Pologne". Insurrection de 1863 : Dans la partie polonaise annexée par la Russie, la non satisfaction de la réforme agraire pourtant prévue déclencha une reprise de la lutte pour la terre et l'indépendance nationale. D'autre part, sur l'ensemble du territoire et à partir de 1860 les premières manifestations publiques se développaient comme la manifestation étudiante du 25 février 1861. La répression avait été sanglante et exacerbait ainsi le sentiment patriotique annonçant une période de manifestations. Les 22 et 23 janvier 1863 la lutte armée explosait dans la partie polonaise de la Russie même si elle était inégale En effet les insurgés furent rapidement dépassés par l'armée russe. La "révolution sociale" n'en était pas pour autant anéantie, elle persistait dans les esprits. Les insurrections polonaises n'avaient pas réussi à évincer les puissances étrangères mais avaient escompté des résultats en matière de réforme agraire même si la situation n'était pas totalement satisfaisante. De plus, conséquence non négligeable, l'apparition d'une véritable conscience nationale allait réveiller le mouvement ouvrier, en témoigne la création de la Première Internationale en juillet 1863.

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donner une unité dont elle n’avait jusque là pas pu jouir, se font jour92 : « [Ainsi] au moment de la renaissance de la Pologne en 1918 il n’y avait pas de consensus sur la forme à donner au futur Etat, ni sur la conception de la nation. Le jeu politique était structuré par le conflit de deux orientations antagonistes en matière de culture du politique. Issu des confins se définissant souvent comme Lituanien, Pilsudski était un bâtisseur d’Etat assumant une vision historique de la Pologne (des Jagellon) par opposition à la vision ethnique (des Piast) de Dmowski. Face au difficile problème de la construction nationale dans une société composée de 35% de minorités nationales et soumise depuis la fin du 18ème siècle à trois administrations différentes, l’orientation pilsudskiste proposait une communalisation par l’Etat ; l’orientation dmowskiste par la nation. On parlait “assimilation étatique” d’un côté, “assimilation nationale” de l’autre. L’autoritarisme de Pilsudski fut une tentative de modernisation bonapartiste portée par une volonté sans précédent en Pologne de construire un Etat fort. Centrée sur la catégorie d’Etat et partant du constat d’une société culturellement plurielle, il s’agissait de construire une citoyenneté inclusive pour l’ensemble de la population vivant sur le territoire de l’Etat. Son coup de mai 1926, barrait la route au nationalisme endécien. Contre cette orientation étatique insistant sur le modus vivendi des différentes composantes culturelles de la société, une mobilisation nationaliste puissante aspirant à jeter l’Etat de Pilsudski par-dessus bord, réussit dans les années trente à imposer l’ethnicisation d’un espace public d’autant plus fragile que récemment institutionnalisé. L’affirmation d’un lien nécessaire entre polonité et religion d’un Etat pensé par les nationalistes comme l’Etat d’une seule nationalité réfutait radicalement la conception stato-centrée d’une citoyenneté universaliste. En opérant une délégitimation symbolique de l’idée même d’espace public précisément au moment où celui-ci s’échafaudait, la logique du nationalisme polonais est comparable à la mobilisation nationaliste soudée par la communauté imaginée du Volk en Allemagne, qui finit par emporter la jeune République de Weimar. Dans les deux cas, la dimension exclusionnaire d’un nationalisme fondé sur une théorie ethnoculturelle de la nation apparaît clairement […]»93

Puis, à la suite des deux grands conflits mondiaux et de la conférence de Yalta du 11 février 1945, la Pologne, sous domination soviétique, devint la République populaire de Pologne. La Conférence de Yalta sera qualifiée par de nombreux enquêtés comme le moment où « l’Europe

92Il s’agit de distinguer le nationalisme idéologique du nationalisme politique, auquel nous nous référerons ultérieurement et qui représente : « […] l’ensemble des mécanismes sociaux ou politiques visant à créer et à entretenir, au profit de l’Etat nation, un sentiment d’appartenance et d’allégeance civiques suffisamment fort pour être porteur de droits et de devoirs (ceux associés à la citoyenneté stato-nationale) », in Yves, DELOYE, Sociologie historique du politique, Paris, Editions La Découverte, 1997, p.68. 93 Paul, ZAWADZKI, « Le nationalisme contre la citoyenneté », L’année sociologique, 1996, 46 n°1, p. 173-174 [Souligné par nous].

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occidentale nous a abandonné94 ». Ce qui fait que de nombreux pays d’Europe centrale et orientale acquirent une « mentalité de créancier95 » au sens où les occidentaux avaient alors à son égard une « dette96. » Puis, la domination soviétique s’effondra, considérant l’ensemble du bloc de l’Est, avec la chute du mur de Berlin en 1989, mais les secousses, qui ont ébranlé la main mise soviétique sur la Pologne, avaient débuté au début des années 1980.

Entretien avec Monsieur H.97: « L’histoire de la Pologne, après guerre, y a eu déjà des mouvements sociaux et des grèves. Y a des histoires en 56 alors si tu veux c’est euh…alors, les conflits importants en politique que ce soit d’origine syndicale, sociale, des vrais conflits politiques ont toujours commencé en Pologne. En 56, y a eu des grèves, des mouvements sévèrement réprimés en Pologne. Et ensuite, ça s’est reproduit dans d’autres pays, notamment la Hongrie et là interventions des chars soviétiques en Hongrie qui ne permettaient pas que ce qui c’était produit en Pologne se reproduise dans d’autres pays satellites. Ensuite, y a eu 68, alors 68 c’était un peu général mais y a eu de très grands mouvements sociaux en Pologne, très sévèrement réprimés également par l’intervention soviétique. La même chose répétée en Tchécoslovaquie. L’histoire de cette partie de l’Europe fait souvent l’objet de raccourcis journalistiques. Ils ne signalent que la chute du mur de Berlin mais en réalité la chute du mur de Berlin, c’est la ponctuation finale. Cet aspect de la modification géopolitique ou politique de ces pays là, ça a commencé à Gdansk en 1980 qui était déjà ce, euh, cette chose là, le trait d’union avec ce qui c’était passé avant en 1976, notamment y a eu des grèves, y a eu des gens massacrés depuis la fin de la guerre et Gdansk en 80, Solidarnosc, le premier syndicat libre dans un pays socialiste, bloc de l’Est. C’était impensable, inimaginable et les accords de Gdansk : 21 points, 8 positifs qui ont été signés par les autorités polonaises et les syndicats menés par Walesa à l’époque, qui était un ouvrier-électricien. C’était fantastique, une respiration tu vois, c’est comme quand quelqu’un est malade, ça a du t’arriver, et tu vois on est confiné chez soi pendant 4-5 jours et un jour on se sent mieux, on sort et [il prend une grande inspiration] on respire à plein poumon, ah fantastique ! Et ben, c’était ça. »

Malgré, cette nouvelle « respiration » que prend la Pologne au moment de la « transition »,

les expressions nationalistes, que nous avons évoquées précédemment, ne sont pas pour autant éradiquées. Elles n’avaient d’ailleurs jamais cessé de s’exprimer pendant toute la période communiste malgré l’emprise de l’Etat-parti qui avait fait en sorte de les instrumentaliser. Donc, avec la « transition », la volonté de retrouver la « vraie polonité » s’exacerbe. Cette dernière exclue alors de son schéma toutes les figures de l’altérité. Dans ce contexte de rejet, le Juif incarne alors la figure paradigmatique de l’étranger et devient la « métaphore de la rhétorique nationaliste est-européenne98 » parce qu’il est selon, Michel Wieviorka, « au carrefour où se nouent les éléments

94 Ce propos est récurrent dans les entretiens. Nous renvoyons notamment à celui de Madame J. : Entretien réalisé le 12/01/2005 (Durée : 25 minutes). Madame J. est née en Pologne et arrivée en France en 1966, nationalité polonaise, architecte de profession, habite à Paris (Ile de France). 95 Istvan, BIBO, Misère des petits Etats d’Europe de l’Est, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 157. 96 Nous reviendrons sur cette idée dans ce qui suit. 97 Entretien réalisé le 24/01/2005 (Durée: 1 heure 30 minutes). Monsieur H. est né en France, nationalité française, il est le fils d’un ouvrier polonais qui a travaillé dans l’industrie textile à Roubaix. Il est quant à lui peintre de profession et trésorier de l’association, toujours existante, Solidarité avec Solidarnosc et vit actuellement à Roubaix (Nord-Pas-de-Calais). 98 Paul, ZAWADZKI, « Transition, nationalisme et antisémitisme : l’exemple polonais », in Pierre, BIRNBAUM (dir.), Sociologie des nationalismes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 110.

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constitutifs de la modernité99.». L’affirmation de propos antisémites, notamment au cours des périodes électorales en Pologne qui font suite à l’effondrement du mur de Berlin, s’inscrit dans la définition de la « polonité ». Celle-ci, développée par nombre de tendances politiques des nationalistes catholiques, qui confondent alors polonité et catholicisme, au syndicat Solidarnosc, font de l’ethno-culturalisme une catégorie politique. Ainsi, le « peuple des ancêtres » primerait sur le « peuple de citoyens» et ce conformément à la tradition dmowskiste. Cette référence au « peuple des ancêtres » s’explique du fait qu’en Pologne la faiblesse des structures étatiques a généré la mise en exergue des catégories religieuses et culturelles. Ce qui fait dire à Paul Zawadzki que la Pologne est plus une « nation-Etat100 » qu’un « Etat-nation. » Malgré l’importance prise par la définition ethnique de la nation, où les valeurs chrétiennes priment, les perspectives de voir émerger un Etat confessionnel sont contrebalancées par des appels à l’instauration de l’Etat-Providence. Pourtant, par nostalgie d’une vision idéelle, pour ne pas dire idéale, de la Pologne, des traces de cette polonité comme élément de réinvention d’une tradition sont repérables au sein de la polonia française. Nous observons, citant Emile Durkheim, que si cette idéalisation est un trait commun aux « déracinés», il est notable que « […] aussi bien chez l’individu que dans le groupe, la faculté d’idéaliser n’a rien de mystérieux. Elle n’est pas une sorte de luxe dont l’homme pourrait se passer, mais une condition de son existence. Il ne serait pas un être social, c’est-à-dire qu’il ne serait pas un homme, s’il ne l’avait pas acquise101 ». Ainsi et malgré l’hétérogénéité des périodes historiques auxquelles se réfèrent les enquêtés, qui varient en fonction de la génération à laquelle ils appartiennent, c’est en référence à la catégorie ethnique de polonité que la Polonia construit une continuité historique. Polonité qui, selon certains enquêtés, doit être cultivée, pour ne pas perdre ses racines :

Entretien avec Madame C102. : « […] je suis née en France mais toujours dans l’esprit de la polonité […] Nous ce qui nous intéressait c’était la polonité, maintenir la polonité, l’esprit voilà. »

99 Michel, WIEVIORKA (dir.), Une société fragmentée – Le multiculturalisme en débat, Paris, Editions La découverte, 1996, p.270. 100 Paul, ZAWADZKI, « Transition… », op.cit., p. 116. 101 Emile, DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 604. 102 Entretien réalisé le 25/01/2005 (Durée : 2 heures 30 minutes). Madame C. est née en France, fille de mineur, elle a la double nationalité, actuellement retraitée, elle a travaillé à Lille a la Centrale des Œuvres puis en tant que secrétaire médicale, elle a fait partie de la résistance au sein du P.O.W.N. durant la seconde guerre mondiale, elle vit toujours à Lille actuellement (Nord-Pas-de-Calais).

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Entretien avec le père S103. : « Q. : De manière générale, les polonais ont envie de cultiver leur polonité ? S. : Oui, oui, oui. Des moments révélateurs sont des moments de fête, de fêtes religieuses avec des coutumes religieuses qui sont conservées, qui sont vécues, profondément vécues et puis aussi bien sur le plan patriotique si on peut dire, sur le plan national, le 3 mai c’est notre fête nationale et puis y a des commémorations de différents événements de la Pologne, auxquelles la mission catholique polonaise est présente, fortement présente. […] Et puis, nous…également, oui nous sommes attachés, comme je l’ai déjà évoqué, à l’identité polonaise, au patriotisme polonais pour transmettre des valeurs qui nous sont, pour lesquelles nos ancêtres se sont battus. Vous voyez le tableau [Rires]. »

Si dans le cas des propos tenus par les membres de la Mission Catholique Polonaise, les prêtres notamment, il semble que l’on puisse faire un parallèle entre la polonité telle qu’elle a pu être décrite, c’est-à-dire comme expression de la préservation des vraies valeurs polonaises, souvent défendues par l’Eglise catholique prônant une perception exclusive de la nation, il est cependant moins sûr que les autres personnes témoignant de leur attachement à la polonité se réfèrent aux perceptions d’un nationalisme idéologique mais plutôt à un ensemble de valeurs, qui selon elles constituent l’identité polonaise. L’entretien réalisé avec Monsieur U., nous renseigne d’ailleurs sur l’acception qu’il est possible de faire de ce terme et la façon de le concevoir dans les propos des enquêtés :

Entretien avec Monsieur U.104 : « Q. : Vous utilisez parfois le terme « polonité » ? U. : Oui, mais c’est pas essentiel, c’est pas essentiel. Il y a plusieurs significations du mot “polonité”. Quand j’avais fondé une association qui s’appelle encore “la maison de la polonité”, nous avions vraiment penser à arriver à une maison physique où il y aura de la place pour tout ce qui est polonais mais je ne sais pas s’il y a un ensemble de caractéristiques propres aux polonais, je ne sais pas. C’est parfois culturaliste ou communautariste, moi je le vois plutôt dans le sens sociologique. Parce que le terme « négritude », moi j’ai eu l’occasion en Pologne de discuter avec des amis africanisant, ça avait un sens quand même alors anthropologique, culturel etc. Mais non, la francité n’existe pas même en terme. Le terme polonité existe mais seulement dans le sens descriptif et sociologique. […] Je crois que dans ce type de recherche, il faut essayer de regarder les gens tels qu’ils sont et qu’il ne faut pas se mettre en tête de leur trouver une place. »

En prenant en compte cette mise en garde, sans laquelle nous cautionnerions, en effet, une approche culturaliste, il nous semble possible à travers ce bref aperçu historique et par référence aux enquêtés de comprendre ce que signifie, pour eux, le terme polonité. Un certain nombre de traits, pouvant varier selon les discours, semblent pouvoir être identifiés, qui sont autant de caractéristiques qui serviront de base pour appréhender leurs perceptions de la citoyenneté française comme européenne. Parmi les caractéristiques de la polonité se trouvent: l’héritage chrétien, la légitimité occidentaliste de la Pologne, l’expression d’un fort sentiment patriotique, la

103 Entretien réalisé le 03/02/2005 (Durée : 20 minutes). Le père S. est né en Pologne, il est arrivé en France en 1967, double nationalité, il est actuellement recteur de la Mission Catholique Polonaise, vit à Paris. (Ile de France). 104 Entretien réalisé le 30/03/2005 (Durée : 35 minutes). Monsieur U. est né en Pologne, il est arrivé en France en 1976 dans le cadre de ses recherches, il travaille actuellement au CNRS, double nationalité, il a occupé le poste de consul général à Lille de 1991 à 1995, il vit actuellement à Lille (Nord-Pas-de-Calais). [Souligné par nous].

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question de l’ethnicité, la précarité économique prolongée et l’héritage du socialisme105. A cette affirmation de leur polonité, vient se greffer, l’héritage historique et culturel français qui paraissent brouiller cette identité collective affirmée à travers le terme polonité. Ce « brouillage » identitaire pouvant apparaître avec d’autant plus d’acuité que les identités nationales française et polonaise sont considérées par les théoriciens du Nation Building comme antinomiques, ce que Theda Skocpol nomme le « contraste dramatique106. » Cette opposition entre les modèles est-européens et ouest-européens eu égard à la construction politique nationale a des répercussions sur les conceptions de la citoyenneté des personnes originaires de Pologne en France. On met ainsi dos à dos la conception politique de la nation telle qu’elle a été élaborée par Ernest Renan et Fustel de Coulanges, qui développent, conformément à la tradition des Lumières, l’image de « l’homme

comme arrachement107 » à celle des théoriciens allemands, de tradition romantique et herderienne, prônant une vision de « l’homme comme appartenance108 ». Si cette dichotomie est heuristique, elle est amenée à être dépassée puisqu’il apparaît que les deux conceptions se retrouvent mêlées au sein d’une même société et ce à l’est comme à l’ouest. Faire état de ces antagonismes du « nationalisme des nationalistes109 » en France et en Pologne pour la définition d’une identité nationale permettra de comprendre les discours des enquêtés. Cette tension entre citoyenneté inclusive et citoyenneté exclusive110, que nous avons évoquée précédemment au sujet de la Pologne, se retrouve donc en France considérant les conceptions républicaine et catholique de l’identité nationale. En effet, en France, notamment au moment de l’affaire Dreyfus, un catholicisme intransigeant affirme le caractère culturel de l’identité française, rejetant les principes universalistes apparus au moment de la Révolution française. Le nationalisme idéologique semble constamment s’opposer dans un même « mouvement au nationalisme politique et [à] la citoyenneté de l’Etat-nation111 ». « L’époque paraît de plus en plus se prêter à l’émergence de nouvelles guerres franco-françaises dont les conclusions semblent d’autant plus incertaines qu’elles prennent place en des temps où reculent quelque peu tant les frontières de l’espace public que la légitimité de la laïcité ou encore, la citoyenneté militante et l’idéal républicain112. » La poussée antisémite qui accompagne cette période, fait apparaître, au même titre qu’en Pologne au moment de la « transition » mais sous

105 Nous reviendrons sur ces traits distinctifs lors de l’analyse de la citoyenneté française dans le chapitre 2 et ajouterons deux traits propres à la polonia française. 106 Theda, SKOCPOL, in Paul, ZAWADZKI, « Le nationalisme… », op.cit., p.171. 107 Idem., p. 173. 108 Idem., p.171. 109 Pierre - André, TAGUIEFF, « Le nationalisme des nationalistes. Un problème pour l’histoire des idées politiques en France », in Gérard, DELANNOI et Pierre - André, TAGUIEFF, Théories du nationalisme. Nation, nationalité et ethnicité, 1991, Paris, Kimé, p. 47-124. 110 Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre 2. 111 Yves, DELOYE, Sociologie historique…, op.cit., p. 67. 112 Pierre, BIRNBAUM, « Nationalisme à la française », Pouvoirs, n°57, 1991 p. 68.

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des formes distinctes, le Juif113 comme figure de l’altérité, c’est-à-dire qu’il a le visage de « l’outsider » mais également, c’est ce qui se joue au moment de l’affaire Dreyfus, celui de « l’established », attaché aux valeurs universalistes de la République qui ont permis son intégration. Or, « c’est une expérience singulière que d’appartenir à un groupe minoritaire stigmatisé et en même temps, de se sentir complètement inséré dans le courant culturel et le destin politique et social de la majorité qui le stigmatise114.» « A la fin du XIXème siècle, la lutte qui occupe ceux qui entendent établir le contenu de l’identité nationale française prend une tournure nouvelle. […] les auteurs républicains optent pour une définition ouverte de l’identité nationale. L’identité française promue ne résulte pas d’une insertion préalable du citoyen français dans une ethnie dont il hériterait l’identité mais procède d’un processus volontaire d’identification et d’orientation de son action. A une conception structurelle de l’identité nationale […] les auteurs républicains préfèrent une conception culturelle et politique moins rigide, moins particulariste et également moins exclusive. Cette construction permet de comprendre que ces auteurs rapprochent l’Etat de la Nation. Pour eux, l’identité nationale est ce qui concerne l’Etat-nation dans sa totalité et s’affirme contre les identités périphériques dont elle concurrence l’expression politique. Du côté de l’enseignement catholique, l’identité nationale n’est pas associée à l’Etat mais à l’église catholique qui en constitue le seul fondement légitime […] [on aboutit à ] un véritable catholicocentrisme. Dans l’acception qui sera donnée à ce terme, il consiste à ériger l’adhésion aux valeurs propres au catholicisme en condition exclusive d’accès au statut de citoyen français115. »

113 Avec la Révolution française, les Juifs vont accéder à l’espace public qui suppose «la disparition de tous les particularismes : dans ce sens, le destin des Juifs est comme façonné par cette émancipation «par le haut» hostile à la survivance de toutes les formes communautaires d’organisation sociale et communautaire». En France, comme dans la plupart des royaumes voisins, les Juifs étaient alors considérés comme des Nations, ce qui accréditait l’idée selon laquelle ils étaient un État dans l’État. Ainsi, beaucoup contestent à l’époque leur appartenance à la Nation française dans la mesure où ils les estiment incapable d’être des citoyens à part entière du fait de leur religion. En 1789, il semble que le problème de l’émancipation des Juifs est très largement ignoré. Et ce d’autant plus qu’une division s’opère entre les partisans de l’émancipation des Juifs : - d’un côté, il y a ceux qui soutiennent que la tradition leur impose une émancipation communautaire séparée des

non-juifs dans une dimension respectant avant tout le phénomène collectif ; - de l’autre, se dégagent les partisans d’une solution universaliste représentés par l’Abbé Grégoire et certains nobles

libéraux comme Clermont-Tonnerre : «Parce que la logique révolutionnaire était d’unifier la nation, de l’homogénéiser en faisant disparaître les privilèges et corps intermédiaires, il était impossible de reconnaître aux Juifs la conservation de leurs lois propres et de leur structure communautaire».

Après de nombreux débats, notamment en ce qui concerne leur accessions à des emplois publics ainsi qu’à la citoyenneté active, le 23 décembre 1789, Clermont-Tonnerre se référant à la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen affirme la nécessité d’une assimilation des Juifs : «Il faut refuser tout aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens […]» 114 Michel, WIEVIORKA, Une société fragmentée…, op.cit., p. 270. 115 Yves., DELOYE, « La nation entre identité et altérité – Fragments de l’identité nationale », op.cit., p. 285.

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Ainsi, dans les propos des enquêtés nous retrouverons la référence : aux valeurs universalistes telles qu’elles sont exposées par le modèle républicain (qui est un héritage du pays d’accueil), à la dimension romantique et aux théories ethnoculturelles116 de la nation qui est un héritage du pays d’origine, mais qui est également, pour part, repérable dans le discours de l’Eglise catholique (en Pologne et en France même si son expression revêt des formes différentes.)

B. Regard croisé des enquêtés sur leur double appartenance : la question de l’identité

« L’identité est un visage à deux faces, bifide : l’un concret, présent, immédiatement donné dans sa contiguïté sensible ; l’autre complexe, exceptionnel, relié aux origines117. »

Penser l’immigration c’est penser la dichotomie118. Cette dichotomie rendrait d’autant plus

difficile la compréhension du rapport au politique des populations issues de l’immigration puisqu’elle oblige l’observateur à un va et vient continuel entre ces deux identités nationales qui brouillent, au premier abord, l’analyse. Si l’on en croit les travaux réalisés sur l’immigration, le recours à l’identité serait un concept heuristique pour étudier ce phénomène social. Cela pour deux raisons au moins: parce que le phénomène migratoire met en question d’une part l’identité de l’immigrant lui-même et d’autre part l’identité nationale du pays hôte en introduisant l’altérité. L’immigrant, figure archétypale de l’étranger, est considéré, du fait de cette étrangeté même, comme celui qui n’a pas d’identité ou plutôt celui dont l’identité est difficile à cerner parce ce qu’il en a deux, celle du pays d’origine et celle du pays d’accueil. Ainsi, l’immigrant lui-même insiste sur les difficultés qu’il a pu ressentir et ressent toujours, malgré une « intégration réussie », à trouver sa place parmi les nationaux. En outre, l’identité mise en exergue pour rendre compte de l’immigration, reprenant la terminologie de Rogers Brubaker, serait à la fois une « catégorie de pratique sociale et politique119 » c’est-à-dire qu’elle fait partie de ces « catégories de l’expérience sociale quotidienne, développées et déployées par les

116 Nous reviendrons sur les discours des enquêtés tenus au sujet des personnes de religion juive qui témoignent parfois de perceptions ethnoculturelles de la nation et exclusionnaire de la citoyenneté, tous nos enquêtés sont soit de religion catholique (le degré de pratiques de la religion catholique est toutefois, pour nous, difficile à établir de manière systématique, nous avons cela dit quelques informations pour certains enquêtés) pour 20 d’entre eux soit athées. 117 Malek, CHEBEL, La formation de…,op.cit., p.13. 118 Pour comprendre cette pensée dichotomique, il y a pour Nancy GREEN deux modèles possibles de comparaison : « le modèle linéaire » : « Il s’agit non seulement de comparer l’avant et l’après d’un trajet migratoire linéaire mais aussi d’examiner les différents points de départ tout autant que la variété des destinations, pour mieux cerner les similitudes et les différences des expériences migratoires» et le « modèle convergent » qui concerne quant à lui les « […] études migratoires du point de vue du pays d’origine ». La comparaison convergente est le modèle que nous avons adopté dans le cadre de cette étude. C’est aussi celui qui est le plus fréquemment utilisé « puisqu’il suffit de sortir dans la rue pour y penser. », Repenser les migrations, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 27-28. 119 Rogers, BRUBAKER, « Au-delà de l’identité », Actes de la Recherches en Sciences Sociales, n°139, septembre 2001, p.69.

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acteurs sociaux ordinaires » et dans le même temps une « catégorie d’analyse sociale et politique », correspondant aux « catégories utilisées par les socio-analystes […]120» Prenant l’identité comme « catégorie profane121 », cette dernière est utilisée, dans la cas qui nous concerne, par trois catégories d’acteurs sociaux : les nationaux, les pouvoirs publics et les personnes originaires de Pologne en France. Les premiers, les nationaux somment l’immigrant, avec d’autant plus d’acuité si son statut juridique le cantonne à être étranger au sein de la communauté nationale, de se définir. Les seconds, les pouvoirs publics, selon les périodes historiques considérées, ont pesé sur les immigrants pour qu’ils fassent un choix entre leurs deux identités: on pouvait être naturalisé français ou rester polonais mais l’association des deux n’était pas envisageable jusqu’à l’introduction de la double nationalité122. Le fait de choisir une nationalité étant alors considéré comme permettant de donner une identité même si elle demeure une « identité de papiers » puisqu’en effet « l’exemple de la mention de l’origine nationale suffit à montrer que l’importance de la carte d’identité tient au fait que de plus en plus, dans le monde moderne, ce qui compte, c’est l’identité symbolique, l’identité représentée qui figure sur le document officiel bien plus que l’identité réelle123 ». Ce qui conduit à ce que Gérard Noiriel nomme « la tyrannie du national124. » Ainsi, les immigrants polonais ont été conduits à se poser la question : « suis-je français ou polonais, ou bien les deux ? »

En effet, l’immigrant est bien celui qui « se trouve sur le pont, entre deux pays et deux identités125. ». La notion d’identité serait donc un moyen pour faire état de l’immigration et des phénomènes qui lui sont sous-jacents. Est-ce pour cette raison que l’on a vu éclore autant de travaux : de la psychosociologie amorcée par Erik H. Erikson à la sociologie politique portant sur l’identité ou les identités des immigrants ? Il s’agit bien d’une explication, d’autant que ce que l’on appel « les flux » migratoires, sans s’intensifier, se sont diversifiés faisant entrer sur le territoire national des populations venant de pays lointains et donc aux cultures plus éloignées de celles du monde européen ou occidental, et qui pour cette raison posaient avec insistance des problématiques liées à l’identité par la remise en cause de l’identité nationale qu’elles étaient

120 Ibid. 121 Ibid. 122 La double nationalité est définie par l'appartenance simultanée à la nationalité de deux Etats. Cette situation, qui n'est pas expressément prévue par le droit français de la nationalité, peut s'acquérir à la naissance ou plus tard et n'est pas, en principe, définitive. Elle fait l'objet d'aménagements qui résultent le plus souvent d'accords internationaux (notamment, dans le cas du Conseil de l’Europe, se référer à la la Convention de l’Europe de 6 mai 1963.) 123 Gérard, NOIRIEL, Réfugiés et sans papiers – la République face au droit d’asile – 19ème – 20ème siècle, Paris, Calmann -Lévy, 1991, p. 190. 124 A la question de l’acquisition d’une nationalité est sous-jacente celle de la détention d’une carte d’identité (loi de 1893), ce que Gérard NOIRIEL nomme la « tyrannie du national », in La tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793 – 1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991. Pour des compléments d’informations sur l’évolution des « politiques d’encartement » notamment à l’égard des étrangers, nous renvoyons le lecteur à l’article de Pierre, PIAZZA, « Vos papiers ! », op.cit., p. 76 – 89. 125 Nancy, GREEN, Repenser…, op.cit. p. 3.

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susceptibles d’engendrer dès lors qu’elles entendaient se fondre dans le moule national. Cependant, cette explication n’est pas suffisante. Mais le concept d’identité a émergé, dans les sociétés occidentales, pour rendre compte d’une multiplicité de phénomènes sociaux et pas uniquement de l’immigration126. Nous serions donc entrés dans une période où étudier l’identité serait devenu un enjeu primordial, d’autant plus palpitant que nous serions en train de vivre un moment de « trouble identitaire » ou de « crise identitaire », pour reprendre la terminologie d’Erik H. Erikson, caractéristique des sociétés postmodernes. Cela dit, il semble difficile par le seul recours au terme d’identité, d’englober l’ensemble des mécanismes accolés au phénomène migratoire (contestation sur le plan analytique) et les enquêtés s’ils ont recours à cette notion, ne l’utilisent pas de manière récurrente dans les entretiens (contestation eu égard aux « pratiques profanes127 »). Les propos recueillis par Abdelmalek Sayad marque cette mise en question de l’utilisation du concept par les acteurs eux mêmes : « Tu t’interroges toujours et on t’interroge. Es-tu français et comment ? N’es tu pas français et pourquoi ?128 » Toutefois, les questions sur l’identité peuvent engendrer des oppositions entraînant, en effet, à interroger la validité du concept : « Et ce que je dis là, c’est les savants qui font ce travail, c’est la science : j’ai répondu à des questionnaires comme ça, maintenant on pose ces questions à des gamins, à l’école : le couscous ou le steak, et tous les gamins répondent bien sûr le steak, Mac Donald. C’est à te dégoûter du couscous et ils en sont dégoûtés…au moment où tu entends partout, même à l’école, interculturel par-ci, interculturel par-là, multiculturel ; identité de ceci, identité de cela. […] Je sais pas qui fait ces questionnaires, qui parie, à qui ça rapporte –ça doit rapporter quand même à quelqu’un, je sais pas qui, qui a intérêt à ça -, mais ce que je peux dire, c’est que les savants, la sociologie, la psychologie, je sais pas…ils sont pas forts, ils sont pas fins, ils sont pas intelligents. Ils appellent ça le quid, l’enquête du quid : qui es-tu ? Je vais leur dire qui je suis. Comme si j’ai des problèmes avec moi, je suis pas avec un psychiatre, dans l’asile. Je sais bien qui je suis, c’est pas eux qui vont m’apprendre qui je suis129. »

En effet, est-ce parce que « depuis quelques années, le mot « identité » court à travers les colonnes de nos journaux, [qu’] il fleurit abondamment dans les commentaires oraux que diffusent radios et télévisions130 », que l’on doit « capituler devant [lui]131 »? Les questionnements qui sont liés à des problématiques identitaires ne seront pas écartés mais le terme lui-même sera utilisé de façon parcimonieuse. 126 Nous pensons notamment aux travaux portant sur les nouveaux mouvements sociaux et les nouvelles religions. 127 Rogers, BRUBAKER, « Au-delà de… », op.cit., p. 69. 128 Abdelmalek, SAYAD, La double absence – Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Saint-Amand Montrond, p. 375-376. 129 Ibid. 130 Denis, CONSTANT- MARTIN (dir.), Carte d’identité – Comment dit-on nous en politique ?, Paris, Presses de la FNSP, 1994, p. 13. 131 Georges, ORWELL, in Rogers, BRUBAKER, « Au-delà de… », op.cit., p. 66.

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Sur le concept d’identité132

Le concept d’identité est à multiples facettes ce qui le rend paradoxal pour quatre raisons au moins: parce qu’il renvoie à l’individuel et au collectif ; parce qu’il est à la fois un et multiple ; parce qu’il est le résultat de deux processus qui sont d’une part « l’identité pour soi » et d’autre part « l’identité par autrui » ; enfin parce que l’identité est à la fois permanente et changeante. Si cette multiplicité d’usages permet d’étudier à l’aune du concept d’identité une diversité de phénomènes sociaux, il se peut qu’elle conduise soit, si l’on adopte un « constructivisme dur», c’est-à-dire mettant en exergue l’unicité de l’identité à induire par ce biais des études essentialistes; soit si l’on adopte un « constructivisme mou » à l’inverse, c’est-à-dire à prôner la « fluidité » d’identités plurielles et ainsi verrait-on s’immiscer une prolifération d’identités qui brouilleraient l’interprétation du phénomène étudié. Pour cette raison, Rogers Brubaker, suggère l’emploi de termes pouvant se substituer à celui d’identité. Son objectif est d’éviter par l’introduction de ces concepts analytiques les « connotations réifiantes du terme identité ». Il développe donc trois catégories de concepts : - Identification et catégorisation: la première signification du terme identification est « l’auto-identification », c’est-à-dire la possibilité de « s’identifier soi même – [de] se caractériser soi même, [de] se localiser vis-à-vis d’autres personnes, de se situer dans un récit, de se ranger dans une catégorie - ». L’identification peut-être relationnelle comme catégorielle, c’est-à-dire que l’on peut s’identifier en fonction de sa position dans un réseau relationnel (les associations polonaises par exemple) et on peut s’identifier en fonction de son appartenance à une classe de personnes partageant un attribut catégoriel (l’ensemble des personnes originaires de Pologne possèdent des attributs commun au titre desquels : le parcours migratoire, le partage d’une origine commune, la langue etc.) Le second aspect est « l’identification externe », c’est-à-dire l’identification et la catégorisation par autrui au sein desquelles on trouve « les catégorisations formalisées, codifiées et objectivées, développées par les institutions détentrices de l’autorité et du pouvoir. » (Exemple: l’Etat) Ces deux termes impliquent à la fois une activité et un processus. - Autocompréhension et localisation sociale : le terme d’identité consiste aussi à conceptualiser et à expliquer l’action d’une manière non-instrumentale, d’où l’introduction de ces deux termes. L’autocompréhension est un « terme dispositionnel qui désigne ce que l’on pourrait appeler une subjectivité située : la conception que l’on a de qui l’on est, de sa localisation dans l’espace social et de la manière dont on est préparé à l’action. » (Ce qui correspond chez Pierre Bourdieu au « sens pratique »). - Communalité et connexité: Ces termes sont le reflet des relations plus ou moins solidaires que l’on partage avec les membres d’un groupe. La « communalité » dénote le partage d’un attribut commun, la « connexité » : les attaches relationnelles qui lient les gens entre eux. A ces deux termes Brubaker ajoute celui de « Zusammengehörigkeitsgefühl » (Max Weber) qui correspond au sentiment d’appartenance commune.

132 Les notions utilisées dans cet encadré sont toutes empruntées à Rogers Brubaker, « Au-delà de… », op.cit.

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Cette mise en garde sur l’imprécision qui peut entourer le concept d’identité n’empêche pas de pouvoir interroger les enquêtés sur leur double appartenance. Ainsi, Les personnes enquêtées133 à la question « vous sentez vous plutôt français ou plutôt polonais134 ? », donnent plusieurs réponses, qui varient selon le contexte dans lequel ils se trouvent, et qui constituent autant de « stratégies identitaires » qui peuvent être comprises comme des « procédures mises en œuvre (de façon consciente ou inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une, ou des, finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio-historiques, culturelles, psychologiques) de cette situation135. » Dans le cadre d’une interaction enquêteur – enquêté, différents types de réponses se sont fait jour, qui sont autant « d’auto-identifications », pour reprendre la terminologie de Rogers Brubaker. Certains enquêtés se perçoivent comme appartenant à deux entités. Cette réponse est la plus fréquente et se retrouve autant parmi les immigrants que les descendants136. A travers ces propos, il apparaît que même la deuxième génération demeure contrainte de se justifier sur son identité, sa présence en France, les raisons qui ont conduit les parents à venir vivre et travailler en France. Autant d’interrogations visant à comprendre de quels héritages ils se revendiquent légataires et comment ils gèrent, de façon pratique, cette double appartenance.

Entretien avec Madame C : […] Il y a aussi une chose que je répète partout du reste, quand on me demande de définir, quand on me demande de me définir, c’est une chose qui, enfin c’est arrivé dans le Pas- de-Calais. J’étais invitée à une cérémonie parce qu’il y a eu des polonais qui ont été tués dans une commune dans le Pas- de-Calais, euh…, et puis alors, euh…, un beau jour on me demande de monter sur l’estrade et de dire quelque chose, euh…, je n’avais pas l’habitude, c’est tout d’un coup…, « qui je suis ? » Alors, j’ai dit euh…, je suis née en France mais toujours dans l’esprit de la polonité mais je ne sais pas si je suis une née en France, je n’sais pas si je suis une française intégrée à la nation polonaise ou si étant d’origine polonaise je suis intégrée à la nation française. Q. : D’accord, vous avez ces deux appartenances…. C. : J’avais dit, je mourrai sans le savoir et c’est exact. Et, un beau…, il n’y a pas longtemps, y a Madame Ponty qui était venue aussi de Paris, elle était professeur à Besançon pendant longtemps. Elle était venue, elle m’a fait parler aussi, alors la question euh…qu’on m’a posé c’est dans quelle proportion je suis française, dans quelle proportion je suis polonaise alors j’ai dit moi je suis toute entière alors du reste euh… si je dois être moitié polonaise, moitié française alors je me coupe comment en horizontal, en vertical, en oblique. Je dis c’est pas possible, ou bien je suis moi, et c’est selon les circonstances je suis ou française ou polonaise mais jamais moitié-moitié. 137 »

133 Nous prendrons en compte dans les entretiens cités ci-dessous l’ensemble de nos enquêtés : immigrants comme descendants. 134 Cette question a pu prendre des formes quelque peu différentes selon les entretiens. 135 Camille, CAMILLERI (dir.), Stratégies identitaires, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 24. 136 Nous retrouverons ces distinctions lors de l’étude de la typologie des figures de la « citoyenneté à la française. » 137 [Souligné par nous].

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La double appartenance est parfois même envisagée comme un enrichissement puisque les enquêtés se réfèrent à deux cultures : « on voit la culture française différemment, on voit peut-être des choses que vous [les français] ne voyez pas ou vous pensez que c’est naturel138.» De plus, les enquêtés se réfèrent à l’histoire des relations franco-polonaises comme fondement d’un « passé commun ». L’amitié franco-polonaise est la base de la réconciliation des deux appartenances. Bien qu’il s’agisse d’une construction quelque peu artificielle, ces relations existent et permettent de concevoir la notion d’héritage.

Entretien avec Madame R. : « Vous savez c’est étonnant, quand je suis en Pologne, je m’ennuie sans la France et c’est en France, je, je fais le projet pour la Pologne. C’est…vous savez la France et la Pologne c’est tout particulier parce que nous avons la même histoire, disons dans l’histoire on a eu ensemble souvent et en plus, on s’imagine même pas en France, il y a énormément de traces de polonais à partir de début du 19ème siècle. Partout, partout on a les souvenirs, les traces de polonais et on a quand même le roi de Pologne, Henri III je crois […] [Rires]. »

Certains soulignent les obstacles qui se font jour dès lors qu’ils tentent de comprendre pour quelle raison ils se sentent « polonais à sang pour sang et français à 100%139 ». En effet, on se sent français ou polonais de façons différentes et les enquêtés se réfèrent à différents aspects de leur double appartenance, « piochant » dans les deux histoires nationales les éléments leur permettant de s’identifier et rapportant celles-ci à leur vécu :

Entretien avec Madame W. S.140 : « Non, non. Il fallait absolument que je retrouve mon identité et mon identité ne pouvait pas se faire sans une partie de moi-même. A vrai dire, pour savoir si j’aime plus la France ou la Pologne, j’ai trouvé un début de réponse. Alors, j’aime…Non, je vais répondre autrement. Je vais dire que lorsque je réfléchis, je réfléchis en français et lorsque je ressens, lorsque je rêve, je rêve en polonais. C’est quelque chose de fabuleux hein, lorsque je fais un rêve, je ne rêve jamais en français. Je rêve toujours en polonais. Alors pour en venir à comment j’aime les 2 pays : je pense que j’aime la France mais pas du même amour, c’est dur de parler d’amour, il est difficile de mettre des mots, c’est des choses qu’on ressent mais il est difficile de mettre des mots. Donc, néanmoins, c’est la seule réponse que j’ai trouvé : j’aime la France comme j’aimais mon père, c’est-à-dire avec un certain respect et avec une certaine admiration et j’aime la Pologne comme j’aimais ma mère, c’est-à-dire que c’est quelque chose de très physique, de très, de très physique… »

D’autres, pour « résoudre » cette identification duale mettent l’accent sur l’une ou l’autre de leurs appartenances : les premiers font primer leur identité polonaise sur leur identité française, sans pour autant la rejeter. L’émigration-immigration polonaise n’est pas un phénomène récent, elle s’inscrit dans une longue tradition qui a permis à cette population de trouver sa place dans la société 138 Entretien réalisé le 21/07/2005 en présence de son ami monsieur P. (Durée : 30 minutes).Mademoiselle Q. est née en Pologne, nationalité polonaise, elle est arrivée en France en 2000 dans le cadre d’une année d’échange universitaire (ERASMUS). Elle est ensuite rentrée en Pologne pour terminer sa maîtrise et est revenue en France pour réaliser un Master en Langues Etrangères Appliquées. Elle travaille également dans une entreprise agro-alimentaire et vit à Clermont-Ferrand (Auvergne). 139 Nous renvoyons à la liste des enquêtés figurant dans l’Annexe 1. 140 Entretien réalisé le 31/05/05 (Durée : 1 heure). Madame W. S. est née en France, elle est fille de mineur (Nord-Pas-de-Calais puis Allier), double nationalité, elle est professeur agrégé de mathématiques à Clermont-Ferrand, présidente de l’association « Sur un air de Pologne », vit à Clermont-Ferrand (Auvergne).

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d’accueil. Les émigrants-immigrants arrivés plus récemment trouvent donc la possibilité de s’intégrer dans un réseau de sociabilité polonais préexistant qui facilite leur intégration. L’insertion dans le pays d’accueil est ressentie comme une imbrication, mais une « imbrication réussie141» ; les seconds semblent avoir mis entre parenthèses leur identité polonaise :

Entretien avec Monsieur S.142 :« Ben, bon, moi plutôt français, polonais bon ben c’est tout. Je ne renie pas mon origine, loin de là parce que y a 2-3 ans de ça j’ai même servi d’interprète dans la PJ. Oui, parce qu’il y avait pas d’interprète, fallait un interprète… »

Entretien avec Madame G.143: « […] Et je suis pas particulièrement attirée par tout ce qui est d’origine polonaise, ça…non…j’aime bien les chants, tous les dimanches après-midi j’écoute “horizon 62”. Bon, ben ça m’fait un p’tit peu…parce que les enfants, quand on a des cassettes et tout ça, ils font “ Ohhhhhh !”, bon, tandis que le dimanche après-midi, on est là, moi j’aime bien écouter “horizon 62”, j’aime bien quand c’est de la musique tout ça, j’aime écouter mais bon j’connais certaines personnes, certaines maisons que eux ils ont la télévision, le câble numérique j’sais pas trop quoi, leur télévision elle est branchée tout le temps sur le truc polonais, ça je supporterais pas, tout la journée la musique polonaise, non j’aime bien l’information, j’aime bien savoir ce qui se passe mais ici. Moi, chez moi c’est ici, c’est… Q. : Pourquoi n’avez-vous pas eu envie de garder cette identité polonaise ? G. : Je sais pas, j’peux pas expliquer, non je sais pas. J’me suis toujours sentie bien avec mes copines avec les relations que j’avais ici. Donc, j’ai pas eu le besoin de chercher ailleurs. Faut savoir que ma mère n’était pas particulièrement attirée par tout ça. Mon père est musicien donc lui il était dans tout ce qui est polonais, musical et tout, il était dedans hein. »

Ce choix opéré entre l’une ou l’autre des deux identités ou le fait d’assumer les deux de

manière concomitante ne saurait être interprété en fonction de la détention d’une nationalité ou de l’autre ou de la double nationalité. Ce retour sur la double appartenance des enquêtés s’avère être indépendante de leur statut juridique. L’oscillation oblige à un retour sur ce que l’on pourrait qualifier leurs traits constitutifs. Se méfiant des constructions naturalistes des identités nationales, il faut garder à l’esprit que ces dernières relèvent de stratégies « identitaires » qui sont notamment utilisées pour faire face à la stigmatisation dont ils font l’objet. Prendre en considération la dimension citoyenne dans le vécu des hommes et femmes issues de l’immigration c’est aussi prendre en compte, pour l’appréhender la stigmatisation. La référence à cette dimension engendre l’introduction de « l’identification par autrui144 », autrui représentent dans ce cas les nationaux, de « l’auto-compréhension145» et de la « localisation sociale146 » comme résultant pour partie de ce phénomène de stigmatisation. Ce dernier renvoie à la question de l’interactionnisme symbolique,

141 Entretien avec Madame B. : « Je me sens parfaitement imbriquée ici [en France] ». (Annexe 1). 142 Entretien réalisé le 29/03/2005 en présence de sa femme Madame S. (Durée : 1h30). Monsieur S. est né en Pologne, arrivé en France à l’âge de deux ans, nationalité française, a exercé 3 professions : BTP, mineur et routier, habite Méricourt (Nord-Pas-de-Calais). 143 Entretien réalisé le 31/03/05 (Durée 45 minutes). Madame G. est née en France, nationalité française, femme au foyer, habite à Bruay la Buissière, son mari, que nous avons rencontré est adjoint au maire à la mairie de Bruay la Buissière.(Nord-Pas-de-Calais). 144 Rogers, BRUBAKER, « Au delà de… », op. cit., p.73 à 79. 145 Ibid. 146 Ibid.

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développé par Mead, Lead et Goffman qui insistent sur l’importance de l’Autre et de l’expérience sociale dans la production de la conscience de soi. Toutefois, nous aborderons, dans ce qui suit, le poids exercé par les structures sociales qui permettent également d’appréhender cette conscience de soi. L’emploi du terme « stratégies identitaires » paraît d’ailleurs pouvoir prendre en compte cet aspect « pluridimensionnel. » Section 2 : Stigmatisation et imposition de comportements politiques

« L’homme n’est humain que dans la mesure où il veut s’imposer à un autre homme afin de se faire reconnaître par lui. Tant qu’il n’ait pas effectivement reconnu par l’autre, c’est cet autre qui demeure le thème de son action. C’est de cet autre, c’est de la reconnaissance par cet autre, que dépendent sa valeur et sa réalité humaine. C’est dans cet autre que se condense le sens de sa vie147. »

L’immigré est l’Autre, c’est-à-dire celui dont l’apparence physique, les coutumes et la culture, la langue différent de ceux des nationaux. Cette étrangeté qui caractérise l’immigré génère avec plus ou moins de vigueur, selon les périodes, une stigmatisation qui exprime le rejet de l’autre. L’immigré met en place des « stratégies identitaires » dans le but de préserver son intégrité et d’atténuer le phénomène de stigmatisation. C’est à partir de ce moment là, c’est-à-dire à partir du moment où les normes sociétales du pays d’accueil, tout en conservant une étrangeté intrinsèque, ont été « apprivoisées », qu’il pourra se faire une place dans l’espace public et politique français malgré les réticences exprimées par les pouvoirs publics tendant alors à limiter leur socialisation politique.

A. Etre polonais en France : entre stigmatisation et tentative d’insertion La tension entre stigmatisation et tentative d’insertion s’explique du fait que l’étranger, selon

Georges Simmel, est celui qui «bien que ses attaches avec le groupe ne soient pas de nature organique, l’étranger est cependant membre du groupe, et la cohésion du groupe est déterminée par le rapport particulier qu’il entretient avec cet élément […]. L’unité particulière de cette situation […] comporte une dimension de distance et une dimension de proximité, et bien que ces dimensions caractérisent dans une certaine mesure toutes les relations, ce n’est qu’une combinaison particulière et une tension mutuelle qui produit cette relation, spécifique et formelle, à l’étranger148.» Les populations issues de l’immigration en France ont souvent et font encore l’objet d’une « stigmatisation » qui prend des formes différentes selon le pays d’origine. Cette stigmatisation serait

147 Frantz, FANON, Peau noire, masque blanc, 1952, Paris, Editions du Seuil, p. 175-176. 148 Georges, SIMMEL in Michel, WIEVIORKA, La société fragmentée…, op.cit., p. 268.

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donc un corollaire à la condition d’immigrants. Sans que notre démarche soit faite de « compassion », « compassion » et/ou misérabilisme qui ne seraient d’ailleurs que l’expression d’une nouvelle stigmatisation, celle du « pauvre immigré polonais venu en France pour travailler dans les mines de fer ou de charbon », il nous a semblé opportun de comprendre si les personnes originaires de Pologne avaient eu le sentiment d’avoir fait l’objet d’une stigmatisation et quelle(s) forme(s) pouvaient prendre cette dernière. Ce qui revient à poser la question à savoir si la « polonophobie » « structurelle » ou « conjoncturelle149 » ?

Si l’immigrant est stéréotypé c’est parce que l’immigration est vécue par les nationaux comme un triple défi : pour l’identité culturelle, pour l’ordre public et pour l’emploi. Cette stigmatisation est inégale selon les périodes considérées et connaît une recrudescence lors de l’émergence de crises sociétales au cours desquelles apparaissent des comportements xénophobes. En effet, comme le souligne Gérard Noiriel : « Le point commun des crises du point de vue de l’immigration, c’est donc qu’elles représentent des phases de stabilisation des communauté étrangères. Celles-ci entraînent à chaque fois une prise de conscience du caractère irréversible de l’implantation des nouveaux venus. Avec l’augmentation du nombre des femmes et des enfants, l’enracinement est à l’origine d’une nouvelle visibilité dans l’entreprise, dans le quartier, à l’école, à l’hôpital…D’autant plus que […] au point de vue professionnel, la stabilisation tend à rapprocher les travailleurs immigrés des normes nationales. On a là l’une les principales clés pour comprendre l’autre grande constance des périodes de crise : la xénophobie exacerbée dont sont victimes les étrangers150. » Ces périodes d’exaltation xénophobes renforcent généralement la rupture entre le « eux » et le « nous » autant au sein de la communauté nationale que parmi les populations victimes de ces discours et de ces pratiques. Les populations polonaises en France ont pu subir les conséquences de ces tensions au même titre que les populations belges et italiennes à la fin du 19ème siècle. Le « stigmate » : « Désigne des marques corporelles destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel et de détestable le statut moral de la personne ainsi signalée. […] [Ainsi], tout le temps que l’inconnu est en notre présence, des signes peuvent se manifester montrant qu’il possède un attribut qui le rend différent des autres membres de la catégorie [ici, la communauté nationale] de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant, qui, à l’extrême fait de lui quelqu’un d’intégralement mauvais ou dangereux, ou sans caractère. Ainsi, diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé151. » L’étranger est celui

149 Janine, PONTY, Polonais méconnus…, op.cit., p. 389. 150 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français…, op.cit., p.257. Pour un exposé complet des leitmotivs dans les discours et les pratiques de cette xénophobie, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage cité. 151 Erwing, GOFFMAN, Stigmate – Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Editions de Minuit, 1975.

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qui, selon la classification tripartite de Erwing Goffman, a des « stigmates tribaux152 » parmi lesquels on trouve notamment la nationalité, l’apparence corporelle et vestimentaire, la langue. Ces stigmates font de lui un individu qui ne saurait être classé parmi les « individus normaux153 ». Ce terme met en exergue une dimension pathologique qui fait de l’immigrant une personne qui « n’est pas tout à fait humaine154 » et subit, pour ce fait même, des discriminations. Toutefois, la stigmatisation diffère selon la période historique considérée, la localisation territoriale, le cadre professionnel. En fonction de ces éléments, elle sera plus ou moins visible et plus ou moins forte. De plus, elle peut s’exacerber au moment de l’arrivée en France et s’estomper par la suite, c’est-à-dire au cours du processus d’intégration. En outre, la stigmatisation peut se faire jour en fonction du statut d’étranger, elle est dans ce cas semblable pour tous, mais également en fonction des traits distincts propres à la nationalité d’origine. Cette stigmatisation est ressentie, même si les modes d’expression sont différents, autant par les immigrants que leurs descendants. Ainsi, c’est au moment de son arrivée que l’immigré découvre ce que signifie concrètement être étranger et soumis au regard de l’Autre. Au moment de l’arrivée sur la terre de France, les nouveaux venus donnent l’impression de venir d’un autre temps de par leurs vêtements, leurs coutumes. Ces étrangers se trouvent souvent en porte à faux par rapport aux coutumes locales. Les propos de Madame S. suggèrent qu’il existe des différences entre les régions françaises. Elle vit dans le Nord-Pas-de-Calais.

Entretien avec Madame S155. : « Q. : Vous voulez dire qu’on peut être stigmatisé plus ou moins selon les régions dans lesquelles on habite ? S. : Ah ben oui ! Au début quand les polonais ils sont venus et ben ils [les français] nous traitaient de sale polack. Q. : Après, ça s’est atténué un peu ? S. : Pas spécialement, ça dépend les coins parce que nous on s’est bien intégré. »

Pour prendre un exemple, lors de leur arrivée « A Montceau-les-Mines, une des distractions populaires favorites est d’assister à l’arrivée des convois polonais. On toise, goguenard, les nouveaux venus, leur costume semi-militaire, avec de larges culottes bouffantes, leur tunique verdâtre d’un autre âge, leurs bottes et leur casquette à visière de cuir rabattue sur le front. Et les commentaires vont bon train sur les femmes en caraco à carreaux bariolés. Dans les cités du Nord, les femmes échangent leurs impressions sur le mobilier, les costumes des nouveaux venus. Les hommes jaugent à voix haute, avec des exclamations en patois, l’ampleur des hanches et le volume

152 Ibid. 153 Ibid. 154 Ibid. 155 Entretien réalisé le 29/03/2005 en présence de son mari Monsieur S (Durée 1h30). Madame S. est née en France, nationalité française, a travaillé dans les usines textiles de Roubaix, habite Méricourt (Nord-Pas-de-Calais).

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des poitrines156. » L’expression de ces préjugés s’atténue du fait du fort pourcentage de personnes originaires de Pologne dans certaines régions minières du Nord-Pas-de-Calais, ce qui peut donc être considéré comme un vecteur permettant l’atténuation de la stigmatisation puisque nationaux et polonais se côtoyant quotidiennement ont appris à neutraliser les différences et à partager leurs héritages culturels comme en témoignent les propos de Messieurs F. et G. vis-à-vis de leurs épouses respectives. En effet, un des vecteurs d’échanges sont les mariages mixtes, qui de mieux en mieux acceptés, par la population polonaise, se sont multipliés progressivement157.

Entretien avec Monsieur G158. et Monsieur F159. : « G. : Moi, ma femme est beaucoup plus française que polonaise hein F. : Moi, ma femme qui est française de naissance, j’dirais pas…, tout ce qui est polonais, elle adore, la cuisine avec ma mère tout ça, toutes les préparations. Elle est plus polonaise que française… »

La stigmatisation, selon les enquêtés160, diminue également en fonction des catégories socioprofessionnelles auxquelles les individus appartiennent.

Entretien avec Madame J. : « Q. : Vous ne vous sentiez pas stigmatisée ? J. : Non, au contraire, au contraire, [pourtant] avec mon accent étranger, j’ai du mal à le cacher, on disait « ah ! Maria Walewska ! Ah ! J’ai une cousine polonaise ! » En plus, chaque français a son polonais dans le tiroir : « Ah ! J’ai une cousine ! Où mon fils a fait des études avec [un polonais] ! » Comme je dis, ils sont partout. Il n’existe pas un français qui n’a pas un lien plus ou moins étroit avec un polonais qu’il a rencontré quelque part. Donc, au contraire, on est très bien intégré. 161»

Avec, la deuxième génération, les stigmates s’estompent également. Les mentalités évoluent et facilitent du même coup l’intégration de la deuxième génération au mode de vie français :

Entretien avec Madame G. : « Q. : Ce faible attachement à votre identité polonaise, s’explique par le fait que vous vous sentiez stigmatisée ? G. : Ah, quand on était petit euh, oui mais moi j’ai pas connu ça, pas moi, mais mes parents oui hein. Ah ouais ! Q. : Après ça c’est estompé ? G. : Ah oui ! Mais moi je me rappelle pas. Mais je sais une chose c’est que à l’école j’devais bien travailler, j’devais pas me faire remarquer hein, fallait rester, fallait pas ce faire remarquer hein. Mais moi j’ai pas connu mais je sais que mes parents ils ont dit que quand ils sont arrivés eux, ben ils [les français] disaient qu’ils venaient manger leur pain hein. Et, enfin de compte ils venaient pour du travail, on leur avait demandé de venir pour du travail hein162. »

156 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français…, op.cit., p.166. 157 « Monsieur G. : Moi, quand je me suis marié avec Christiane, bon entre polonais et français ça allait. Henri quand y s’est marié c’était déjà une semi trahison par rapport aux populations française et polonaise. » (Annexe 1.) 158 Entretien réalisé le 25/02/05 en présence de Monsieur F. (Durée : 1h 30 minutes) Monsieur G. est « français de souche », responsable CFDT, mineur de profession, retraité, actuellement adjoint au Maire de Bruay la Buissière, délégué à la gestion du patrimoine communal et aux travaux, vit à Bruay La Buissière (Nord-Pas-de-Calais). 159 Entretien réalisé le 25/02/2005 en présence de Monsieur G. (Durée 1heure 30 minutes) Monsieur F. est Fils de mineur polonais arrivé dans les années 20, né en France en 1939, nationalité française, syndiqué CGT puis CFDT, mineur de profession, actuellement retraité, vit à Bruay la Buissière (Nord-Pas-de-Calais). 160 Nièce de Madame R. : « Q. : Vous ressentiez vraiment une stigmatisation ? Nièce : Où ? Q. : En France par exemple. Nièce : Ecoutez, de, de…du milieu aussi Q. : Socioculturel ? Nièce : Oui. » (Annexe 1.) 161 [Souligné par nous]. 162 [Souligné par nous].

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Cependant, et malgré les opérations fréquentes conduisant au changement de noms, ceux qui le conservent et même pour la deuxième génération continuent à faire l’objet de railleries :

Entretien avec Monsieur H. : « Mais bien qu’administrativement français, même quand j’étais minot, je me sentais, je savais bien que j’étais différent des autres. Mon nom Heretinsky, Heretisky, “comment monsieur ?” Alors j’étais la honte dans la classe, y avait pas encore trop d’immigrés, y avait quelques italiens mais c’est plus facile à dire euh…Ritzi, euh… Fratiny que Heretinsky et Withold, euh…Witholde avec un “ w” qu’on prononce “v”, le foutoir absolu ! »

L’école, « espace de socialisation civique majeure [qui est] le lieu privilégié où se diffusent […] les représentations dominantes de l’identité nationale163 » est aussi, de ce fait, celui où les discriminations entre enfants, le « racisme enfantin164 », se cristallisent. De plus, si certains préjugés touchent l’ensemble des populations étrangères, certaines s’appliquent plus particulièrement aux polonais. L’insulte « sale polack 165» recouvre plusieurs dimensions qui sont passées dans le langage courant, les polonais sont souvent considérés comme des « grenouilles de bénitier », faisant un usage excessif d’alcool, d’où l’expression être « saoul comme un polonais166 ».

Ces discours témoignent de la prégnance de la catégorisation des personnes interrogées comme étrangère et dès lors engendrent ce que Rogers Brubaker appelle « l’identification par autrui167 », au sens où les nationaux semblent assigner à ces populations une place dans l’espace social, qui est, de plus, souvent intériorisée par les personnes concernées. En outre, cette assignation a des conséquences sur la manière de « s’identifier soi-même », notamment par réaction à la stigmatisation. Erwing Goffman dresse une typologie des réactions168 individuelles envisageables chez les personnes stigmatisées que l’on retrouve parfois parmi les polonais et leurs descendants. Nous ne retiendrons que les deux premières catégories de sa typologie et substitueront aux suivantes deux autres catégories. Ces dernières ne doivent pas être considérées comme figées, certains individus pouvant avoir recours à plusieurs d’entre elles simultanément ou successivement. Ainsi, la première réaction de la personne stigmatisée est de tenter de « corriger ce

163 Yves, DELOYE, « La nation entre … », op.cit., p. 285. 164 Entretien réalisé avec Monsieur I. (Annexe 1). 165 Monsieur Wrobleski (né en 1920 en Westphalie, mineur de 1934 à 1971): « […] Il y avait toujours des vexations, on allait jusqu’à nous dire « sales boches » par moment, c’était un mot qui était très courant. Il suffisait qu’il y avait un petit heurt pour que ça revienne souvent sur le tapis. », in Jacques, RENARD, Paroles et mémoires du bassin houiller du Nord-Pas-de-Calais – Recueil d’interviews de mineurs et de femmes de mineurs – 1914 -1980, CRDP, Lille. En effet, ceux qui venaient de Westphalie sont affublés quant à eux du terme « sale boche ! » qui prend de l'ampleur au lendemain de la seconde guerre mondiale. 166 Se référer à l’entretien réalisé avec Madame W. S. (Annexe 1). 167 Rogers, Brubaker, « Au-delà de… », op. cit., p. 73 à 79. 168 Les deux autres catégories de réactions données par Erwing GOFFMAN sont : le fait de « chercher à améliorer sa condition en consacrant en privé beaucoup d’efforts à maîtriser certains domaines d’activités que d’ordinaire pour des raisons incidentes ou matérielles, on estime fermés aux personnes affligées de sa déficience» ; « l’individu affligé d’un stigmate s’en sert souvent en vue de petits profits pour justifier des insuccès rencontrés pour d’autres raisons », in Stigmate…, op.cit.

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qu’elle estime être le fondement objectif de sa déficience169 » ce qui peut passer dans le cas qui nous intéresse, par la maîtrise de la langue française, considérée comme un stigmate et donc handicapant dans la recherche d’un emploi par exemple, ou de manière plus générale il peut s’agir des modes de vie français :

Entretien avec Madame J.: [...] je connaissais pas, donc j’observais, j’apprenais, je voulais tout apprendre : le système économique, les lois …J’avais tout à apprendre alors vraiment je me suis faite toute petite dans mon coin et j’apprenais. »

Pour tenter de réduire le gouffre entre des normes sociétales différentes, les individus tentent en effet de s’approprier le nouveau cadre, toutefois, certains phénomènes continuent, même après plusieurs années de vie en France de susciter l’étonnement :

Entretien avec Monsieur U. : « […] Comme la notion de “déjeuner républicain”, moi, je n’arrive pas à comprendre ce que c’est [Rires] et pourtant c’est sérieusement dit à la télévision. A un moment donné le RPR organisait des déjeuners républicains, ça me paraît absurde [Rires], il faut que ça soit républicain pour que ça soit bon, correct. Pour moi, ce sont des choses qui sont très particulières à un pays et c’est comme ça, il faut essayer de comprendre parce que c’est comme ça que l’on transmet des richesses. Mais ça doit pas être une raison de se combattre, quand on dit “mangeur de grenouille” pour les français ou quand un français parle d’un polonais catholique ça veut dire le catholique presque intégriste, fermé, ce n’est pas du tout ça. Ca correspond à des stéréotypes et ça il faut combattre je pense, pour qu’on puisse se comprendre, pour qu’on puisse se parler. »

La seconde réaction est la « victimisation 170». Toutefois, le terme de victimisation nous paraissant dépréciatif, nous l’utiliserons avec précaution. En effet, pour pouvoir qualifier leurs attitudes en fonction de cette catégorie, il aurait fallu réaliser une observation ethnographique plus poussée.

Entretien avec Madame C. : « De toute manière, nous étions euh…. et c’était la même chose pour l’école publique. Je me souviens des démarches avaient été faites pour que je sois pensionnaire interne, on avait même été, on voulait m’inscrire à l’école, euh, pour les instituteurs, l’Ecole Normale à Douai et bon, non, ça n’a pas, d’origine étrangère, on ne pouvait pas accéder à l’Ecole Normale. Même, il y avait, tout de suite après le certificat d’étude, à un degré près, il y avait, non plus, c’était fini. Les filles étaient soit ouvrières en usine ou bien servante. La plupart du temps, elles étaient servantes euh, et les garçons, c’était la mine ou l’usine ».

Entretien avec Monsieur F. : « Moi, je vais vous dire une chose, on a pas été chouchouté hein. Bon, je me débrouillais bien, tout partout quand j’allais à l’école, j’étais toujours premier. D’un seul coup, on devait rentrer, le lycée qui est actuellement Carnot, j’étais polonais parce que mon père étant né en Pologne était polonais, mon père n’a jamais voulu prendre la nationalité française, ma mère non plus mais moi j’étais né en France en 1930 donc on m’a dit que…mais…j’ai eu des tours parce que on sait pas donc…C’était peut-être parce que c’était pas dur mais dans toutes les classes j’ai été premier. Et puis, à un moment donné je devais rentrer au lycée mais j’étais polonais. Quand on m’a interrogé on m’a dit, “vous savez, comme polonais, vous avez peu de chances dans le lycée de progresser, y faut que vous soyez naturalisé français euh“ Mon père y disait “non, moi un jour je reviendrai en Pologne”, c’était 21 ans la majorité, « tant qu’il a pas la majorité, il reste polonais ». J’ai perdu des bonnes occasions, j’devais rentrer à l’école des mines de Douai, j’avais 16 ans et demi – 17 ans, très belle entrée de fait tout ça, à l’école des mines de Douai. »

169 Ibid. 170 Erwing, GOFFMAN, Stigmate…, op.cit.

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Une troisième réaction peut-être observée, elle s’opère dans la constitution d’un « entre soi polonais » qui correspond à ce que Rogers Brubaker nomme, reprenant Max Weber le « Zusammengehörigkeitsgefühl171 », terme qui met également en question la « communalité172 » et la « connexité 173». En effet, les populations polonaises, tout du moins pour celles arrivées en France durant l’entre-deux-guerres et après la seconde guerre mondiale, ont développé un sentiment d’appartenance commune relativement fort et dont on trouve l’illustration par la présence d’une vie associative polonaise intense à laquelle les enquêtés font souvent référence soit qu’ils aient appartenu à l’une de ces associations soit qu’ils la reconnaissent comme un vecteur fort de sociabilité. Nous pouvons prendre comme exemple ces propos de Madame C. à propos d’une association de théâtre à laquelle elle prenait part avec ses parents :

Entretien avec Madame C. : « Q. : Vous ne jouiez que des pièces polonaises pour des polonais ou y avait-il aussi des français ? C. : Ca s’appelait La Tante Philomène, alors vous voyez c’était en 1923, il y avait déjà 18 acteurs sur scène, c’est déjà pas mal 18 acteurs pour une troupe de théâtre amateur, c’est déjà pas mal. Q. : Et tous étaient polonais ? C. : Ah oui, oui, oui, et c’était des pièces polonaises pour les polonais174. »

171 Rogers, Brubaker, « Au-delà de… », op.cit., p. 75. 172 Ibid. 173 Ibid. 174 [Souligné par nous].

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Le paysage associatif polonais

La vie associative est très riche dans les milieux polonais, c’est peut-être l’une des plus importantes parmi les milieux immigrés en France. En effet, la loi du 1er juillet 1901 et le décret du 16 août suivant qui régissent les associations permettent aux étrangers de créer leurs propres groupements et les laissent les gérer librement. Si les associations d’immigrés n’échappent pas aux contrôles policiers qui redoutent que les associations ne cachent des organisations politiques, elles ont tout le moins la possibilité d’exister. Au sein de ces associations polonaises, la loi le permettant, l’usage de la langue polonaise est de rigueur et on s’y retrouve entre polonais : l’entre-soi. Leurs objectifs sont de ne pas perdre la culture et les valeurs polonaises sur leur terre d’accueil. Ces associations polonaises sont multiples dans le Nord-Pas-de-Calais mais on les retrouve dans toutes les régions d’implantation des populations polonaises. Le paysage associatif prend toutefois un autre visage dans le Nord de la France. Au total, ces organisations, actives pendant plusieurs décennies dans le Nord de la France, semblent perdre de la vigueur, alors qu’elles prennent de l’importance en région parisienne mais ces dernières regroupent plutôt des associations à buts culturels autour de la Bibliothèque polonaise ou de l’Institut polonais qui proposent conférences, concerts, colloques, séances de cinéma etc. tout au long de l’année. - Les premières structurations de la vie associative (l’exemple du Nord-Pas-de-Calais): Toutefois, revenant au Nord pas de Calais, dans l’entre-deux-guerres, les associations polonaises sont pour beaucoup créées à l’initiative des polonais venant de Westphalie. Ainsi, nous pouvons distinguer cinq groupes « géniteurs » de ces associations : les immigrés eux-mêmes comme nous venons de le souligner avec les westphaliens, des organismes centralisés sur le plan national ou international qui ouvrent des filiales, les consuls polonais en France, la Mission Catholique Polonaise, et le patronat français. Ces associations fonctionnant au départ de façon relativement indépendante vont se structurer progressivement au niveau local (par exemple : Le Comité des sociétés polonaises des mines de Marles), national puis international. Les « Sokols » (les faucons), ces associations sportives sont un exemple de cette structuration continue des associations polonaises. En effet, ces derniers sont nés en Pologne, exportés en France au 19ème siècle parmi les exilés politiques, ils gagnent le Nord de la France pendant l’entre-deux guerres puis est créé le Sokol-France qui a son siège à Lens. Les consuls sont quant à eux souvent à l’origine d’associations à caractère relativement généraux et ayant pour but de « cultiver l’esprit polonais et de protéger les intérêts nationaux. » Le patronat français quant à lui entend promouvoir ces associations afin de canaliser ces populations. Parmi cette diversité entre de géniteurs, la Mission Catholique Polonaise entend prendre le dessus sur les autres. - L’après guerre : la division des organisations franco-polonaises : La division des associations franco-polonaises résulte des clivages idéologiques des années d’après guerre. Au cours de la seconde guerre mondiale, un clivage politique divisait les polonais en deux mouvements de résistance opérant sur le territoire français : le comité de libération nationale qui était d’orientation communiste (P.K.W.N.) et l’organisation polonaise de lutte pour l’indépendance fidèle au gouvernement en exil à Londres (P.O.W.N.) Lorsque les hostilités prennent fin sur le sol français, la vie associative polonaise prend un nouvel élan mais sans faire fi de cette division. Les deux mouvements entendent chacune prendre le dessus. Nous retrouverons donc d’un côté les organisations d’obédience communiste et de l’autre celles opposées au gouvernement de Varsovie. Il nous faut brièvement évoqué l’association « Solidarité avec Solidarnosc » répertorié au titre des « associations humanitaires » qui née en 1980 a apporté son soutien au syndicat « Solidarnosc » créé en Pologne à la même date. - La situation actuelle : les deux grandes fédérations Deux grandes fédérations dominent la vie associative, particulièrement dans le Nord-Pas-de-Calais : le Congrès de la Polonia de France qui en mars 2004 a mis sur pieds le Conseil National de la Polonia de France qui s’est fixé plusieurs objectifs en France et à l’étranger notamment pour promouvoir les relations entre les deux pays et réinscrire son action dans le cadre de l’U.E. (« agenda européen »). L’ensemble des associations présentes se sont systématiquement opposées au régime de Varsovie ; France-Pologne, elle reconnaît l’état de fait qui est intervenu dans la situation politique de la Pologne après la seconde guerre mondiale et entretient en conséquence des relations avec les autorités officielles polonaises (elle refuse toutefois l’étiquette « communiste » trop souvent donnée à l’organisation). Les nombreuses associations polonaises crées dans le Nord-Pas-de-Calais sont, pour un grand nombre d’entre elles, encore répertoriées mais elles ont perdu de leur vigueur et d’autres associations moins traditionnelles et plus proches des enjeux européens (« Sur un air de Pologne » - Clermont-Ferrand) semblent les supplanter.

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La quatrième réaction passe par la constitution « d’identités fictives et mythiques » développées par Malek Chebel : « Les exemples de stratégies des identités fictives ne manquent pas : parmi les plus instructifs, la situation de l’exilé, du travailleur immigré, de l’émigrant lointain et, plus prosaïquement du voyageur. La distance géographique, en augmentant l’estompage naturel de sa nation, favorise l’émergence de stratégies reconstructives dont la portée et l’ampleur peuvent dans certains cas, atteindre les limites de la fabulation, voire du mensonge, étant entendu que le mensonge pourrait être, selon le mot d’Allendy “ un produit de l’instinct avant d’être le résultat d’un calcul intellectuel175.” » Elle s’inscrit donc dans le même schéma que l’entre-soi, c’est-à-dire qu’elle tend à mythifier l’identité en prenant « son essor dans les mythes fondateurs de la société, de l’Etat ou du régime176. » Malgré cela, la stigmatisation des personnes originaires de Pologne est peut-être à temporiser en raison de la proximité culturelle des deux pays qui conduit les polonais à parler « d’intégration réussie. » Parmi l’ensemble des valeurs partagées, nous retrouvons la religion catholique. Religion qui a été un vecteur d’intégration majeur dont n’ont pas bénéficié toutes les populations immigrées en France, au titre desquelles les populations de religion musulmane.

Les représentations de la citoyenneté française des personnes originaires de Pologne n’ont pu

se construire qu’en fonction de la place que la société française entendait accorder aux immigrés. Cette assignation d’identité et de comportements politiques va de paire avec le précédent (la stigmatisation) et trouvent des répercussions quant à l’appréhension du politique parmi leurs descendants.

175 Malek, CHEBEL, La formation de l’identité…, op.cit., p.159. 176 Idem., p.160.

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B. L’imposition de problématiques et de comportements politiques : le primat du lien entre nationalité et citoyenneté

La formation de l’identité politique comprise comme « […] la collusion entre un individu (ou un

groupe d’individus), “le réel” qui l’entoure et les influences qu’il reçoit de ce “réel”, ce qui est source d’évolutions plus ou moins importantes et dont l’action est enregistrée par lui ou par le groupement d’individualités liées entre elles par une motivation commune177 », apparaît comme un préalable à l’analyse du citoyen comme « membre d’une communauté politique, doté des obligations et des prérogatives attachées à cette appartenance. » Nous aborderons successivement trois points: les possibilités réduites d’accès à la sphère politique des immigrants avant leur acquisition de la nationalité française ; les raisons ayant conduit à ces demandes de naturalisation, ce qui sous-tend une étude des liens entre citoyenneté et nationalité ; la question de l’intégration des normes sociétales du pays d’accueil après la demande de naturalisation en mesurant la spécificité de la France dans la manière de considérer les populations issues de l’immigration. Ces trois aspects ont des conséquences sur la socialisation politique des personnes interrogées et de fait sur leurs perceptions de la citoyenneté française. Tout d’abord, et tout du moins pour ce qui est des perceptions de la citoyenneté, des immigrants polonais178, il est nécessaire d’introduire les rapports que ces derniers entretenaient au politique au moment où ils n’avaient pas la nationalité française puisque ce sont eux qui expliquent, pour part, leurs représentations actuelles de la citoyenneté française. Or, selon Catherine Wihtol de Wenden, il nous faut « traquer 179» ces rapports au politique tellement il est difficile de les appréhender puisqu’ils sont quasi-inexistants. Avant que les immigrés deviennent des acteurs de l’espace politique français et puissent y jouer un rôle, il faut que leur place dans cet espace soit considérée comme légitime. Or, cette légitimité est récente. Selon leur date d’arrivée sur le territoire français, leur possibilité de participation à la sphère publique et politique française varie fortement.

177 Idem., p. 153. 178 Nous n’introduisons ici que les enquêtés ayant immigré (16 enquêtés), le cas des descendants étant fondamentalement différent même si leurs représentations sont en partie influencées par le vécu de leurs parents. 179 Catherine, WIHTOL DE WENDEN, Les immigrés et la politique, Paris, Presses de la FNSP, 1988.

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Législation et enjeux politiques autour de la question de l’immigration - Les premières mesures : « du laisser-faire, laisser-passer » à l’instauration d’une politique dirigiste Le 2 mars 1944, le Général de Gaulle déclarait : « La France, hélas ! manque d’hommes » et insistait de ce fait sur la nécessité d’ « introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la collectivité française. » Cette formulation va faire débat, notamment entre économistes et démographes, les premiers réfléchissants en terme d’évaluation des besoins de main d’œuvre, les seconds en termes d’immigration de peuplement, ce que Gérard Noiriel nomme le « courant populationniste ». Ce débat va se retrouver tout au long de l’analyse des politiques migratoires en France. Par cette déclaration, De Gaulle souhaitait fixer les cadres d’une « véritable » politique d’immigration. C’est-à-dire, le contrôle de l’immigration dans un cadre dirigiste par le recours à un ensemble législatif et réglementaire qui va se solder par la mise en œuvre des deux ordonnances de 1945. Ces dernières sont annoncées comme une véritable rupture puisque le contrôle de l’immigration ne semble plus vouloir être « abandonné » aux fluctuations de l’offre et de la demande et aux initiatives du patronat. Toutefois, cette rupture est peut être à terme plus apparente que réelle. Tout d’abord, on observe des ressemblances frappantes avec le décret-loi du 2 mai 1938, qui instaure une surveillance policière des étrangers, mais constitue, toutefois, la première mesure réglementant les aspects de l’entrée et du séjour des étrangers en France. Cependant, c’est véritablement avec les ordonnances de 1945 que les prérogatives de l’Etat en matière d’immigration vont s’affirmer. Celle du 19 octobre redéfinit les conditions de la nationalité (on retrouve les principes de 1889, c’est-à-dire droit du sol sur fond de droit du sang). Quant à l’ordonnance du 2 novembre, elle porte « sur l’étranger venu en France pour y exercer une activité professionnelle » en fixant de nouvelles garanties par l’instauration d’une distinction entre la carte de séjour et la carte de travail et en créant trois catégories d’étranger en fonction de la durée de séjour. Ces ordonnances ne constituent pas un texte libéral, la réglementation qu’elles instaurent, notamment par rapport au travail est relativement stricte. En effet, c’est avec les ordonnances de 1945 qu’est créé l’ONI (Office National de l’Immigration) qui va détenir le monopole du recrutement et de l’introduction en France des travailleurs étrangers. La politique dirigiste est en partie remise en cause puisque l’immigration échappe au cadre institutionnel prévu et se laisse porter par les besoins économiques. Echec de ce programme en matière d’immigration, d’une part car le système est trop rigide, aspect auquel s’ajoute une crise du logement en France ; d’autre part, en raison de la lenteur du redressement et aux progrès de productivité, le recours aux étrangers se révélait moins nécessaire que prévu. Or, c’est bien en fonction des besoins du marché du travail qu’il s’agissait ou non d’avoir recours à l’immigration. L’échec du système va de plus se solder par l’augmentation de l’immigration dite « sauvage », celle-ci va être considérée comme un problème à partir du moment où l’on observe les premières tensions sur le marché du travail, c’est-à-dire dans les années 1960. Les difficultés quant à la maîtrise de cette immigration vont engendrer la mise en oeuvre des circulaires « Marcellin-Fontanet » en 1972, interdisant la régularisation des travailleurs entrés en France s’ils ne sont pas munis d’un contrat de travail . C’est à la suite de ces circulaires que vont apparaître les premières luttes des sans papiers. - Les ordonnances de 1945 à l’épreuve de l’alternance politique S’il apparaît manichéen de dire que les politiques de l’immigration menées par la gauche s’apparentent à la logique des droits de l’homme et celles menées par la droite à des politiques répressives. Il semble que la question de l’immigration soit élevée au rang d’enjeu politique. Si les politiques divergent entre la droite et la gauche, c’est sur les moyens adoptés et non pas sur les objectifs. Chaque alternance va se traduire par une remise en chantier des ordonnances de 1945. Tout d’abord, nous considérons la « Nouvelle politique de l’immigration » annoncée par Paul Dijoud (Secrétaire d’Etat chargé de l’immigration) En 1974, c’est-à-dire à la suite du premier choc pétrolier, les pouvoirs publics décident de suspendre l’immigration des travailleurs. En effet, Valéry Giscard d’Estaing, dans un contexte de chômage et de développement de l’idéologie sécuritaire, va instaurer une série de mesures restrictives. En 1977, Lionel Stoléru (Secrétaire d’Etat au travail manuel), en plus de vouloir stopper l’immigration va tenter de réduire la population étrangère en France par l’encouragement des retours volontaires (« le million Stoléru ») d’une part et par la limitation du regroupement familial d’autre part. Ces mesures vont être complétées par l’instauration de la loi Bonnet, le 10 janvier 1980. Il s’agit de la première modification des ordonnances de 1945 qui introduit : - un contrôle strict des conditions d’entrée sur le territoire, - la possibilité d’expulsion des étrangers en situation irrégulière ou ayant menacé l’ordre public, - la possibilité de reconduite à la frontière, - la détention provisoire dans un établissement pénitentiaire si l’immigré n’est pas en mesure de quitter immédiatement le territoire. Ces mesures sont complétées par la légalisation en février 1981 (loi Peyrefitte) des contrôles d’identité à titre préventif. Ces lois s’inscrivent dans le cadre de la sécurité des français et vont favoriser l’amalgame entre immigration et clandestinité et entre clandestinité et délinquance.

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La population immigrée tend à être considérée comme faisant partie à part entière de la société française. Avec l’élection de François Mitterrand en 1981, il s’opère une double rupture : - avec la logique économique qui voit dans la population immigrée un réservoir de main d’œuvre, - avec la logique sécuritaire. Concrètement, l’arrivée de la gauche au pouvoir va se traduire par la fin de l’aide au retour et par la mise en place d’une procédure de régularisation exceptionnelle. Toutefois, la gauche au pouvoir va décevoir un certain nombre d’espoirs. En effet, les contrôles aux frontières restent maintenus et la lutte contre l’immigration clandestine demeure une priorité. Et à partir de 1985, du fait de la proximité des élections législatives, de nouvelles mesures restrictives vont se mettre en place. Elles répondent aux discours de l’extrême droite qui semblent imposer en France le discours sur l’immigration. La France replonge dans le discours sécuritaire qui va trouver un prolongement à travers les lois Pasqua et Debré. Après une période de 7 mois qui correspond au gouvernement Rocard où aucune mesure en matière d’immigration n’est prise. La loi Joxe du 2 août 1989 revient à l’esprit libéral des textes votés entre 1981 et 1984. Mais entre 1989 et 1993, si les ordonnances de 1945 font l’objet de nouvelles modifications c’est dans un esprit beaucoup plus restrictif. Avec la seconde loi Pasqua du 24 août 1993, on assiste à la refonte de l’ordonnance de 1945 et à la modification de nombreuses dispositions du code pénal et du code civil. Cette loi est complétée par une réforme du droit de la nationalité : l’acquisition de la nationalité française par les jeunes nés en France est subordonnée à la manifestation expresse avant l’âge de 18 ans de leur volonté d’acquérir cette nationalité. Les conséquences de ces mesures résident dans l’aggravation des formes de discrimination et d’exclusion des populations immigrées et notamment de la troisième génération. La ligne de conduite du gouvernement posée par la loi va être confirmée par la loi Debré de février 1997. A partir de 1996, la question des sans papiers est posée avec acuité, notamment avec l’occupation de l’église Saint-Bernard qui va être évacuée par les forces de l’ordre ce qui confirme la fermeté des prises de position du gouvernement. Le gouvernement Jospin reçoit une délégation de sans papiers en juin 1997 où il annonce une régularisation partielle. Une réforme sur l’immigration et la nationalité va être menée par Patrick Weil sans toutefois remettre en cause les lois Pasqua et Debré qui vont déboucher sur les deux lois du 17 mars et 11 mai 1998. La loi Sarkozy du 27 novembre 2003 modifie une nouvelle fois l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui s’inscrit dans l’objectif de politique sécuritaire du ministre de l’intérieur. L’objectif de cette réforme est la lutte contre la clandestinité, la fraude et le prétendu détournement de procédure.

Les populations immigrées auxquelles la France a recours, notamment après la saignée des

deux guerres mondiales sont considérées comme des populations apolitiques. Ainsi, l’aspect politique de l’immigration, qui est pourtant visible, notamment dans le cas les exilés politiques polonais, est systématiquement nié. Donc, ce qui domine est d’une part le modèle de E. G. Ravenstein, c’est-à-dire le schéma du « push » ( qui correspond aux facteurs poussant à l’immigration) and « pull » (les facteurs attirant les migrants dans le pays de destination), facteurs parmi lesquels on observe le primat de l’économique. On associe donc à la figure de l’immigrant, celle du travailleur. Si nous ne saurions rejeter cette association, puisque effectivement depuis le 19ème siècle, et notamment considérant les polonais, il s’est agit essentiellement d’une émigration-immigration de travail, nous ne pouvons nous contenter de ces explications. Ainsi, la première intégration de l’émigrant-immigrant serait l’intégration dans « l’histoire de la division internationale du travail180. » Cependant, si « L’Autre culturel est également un Autre économique dans la construction de l’Etat-nation181 », il est dans le même temps un « Autre politique ». Si les immigrés connaissent des difficultés pour trouver leur place dans la sphère politique française, de par une

180 Nancy, GREEN, Repenser…, op.cit., p. 79. 181 Ibid.

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attitude réservée des pouvoirs publics, mais également des partis politiques et des organisations ouvrières, qui instaurent des contrôles générant la méfiance des autochtones, les immigrés font progressivement leur entrée dans le monde politique et ce malgré la diffusion dans l’opinion publique « d’une image assez petite bourgeoise du travailleur immigré caractérisé par l’apathie politique, la bonne volonté intégrative et la faible capacité de lutte182. » Il n’est donc pas impossible de penser le rapport au politique et ce même dans des périodes où prime le contrôle des populations immigrées, alors considérées comme des populations « déviantes. » Mais, ces perceptions ne sont analysables que prenant en considération l’exercice d’une part de la « violence physique légitime » (Max Weber) et d’autre part de la « violence symbolique légitime » (Pierre Bourdieu) que l’Etat a exercé et exerce sur les populations issues de l’immigration183. A l’égard de ces populations, la violence qu’elle soit physique ou symbolique s’exerce par le biais des politiques migratoires et nous pouvons, dans ce cadre, parler d’assignation identitaire. Catherine Wihtol de Wenden souligne que l’entrée dans la sphère politique des populations immigrées n’est possible qu’à partir du moment où l’immigration devient un enjeu politique, c’est-à-dire à la sortie des Trente Glorieuses (1974). C’est à cette date, et plus particulièrement à l’occasion des élections présidentielles, que l’on commence à s’interroger sur l’absence de travailleurs étrangers dans la vie politique du pays. Les pouvoirs publics, jusque là hostile à l’insertion des immigrés dans le monde politique français, vont devenir les principaux acteurs de cette politisation. Cela dit, « cette évolution vers l’attribution de droits de représentations dans la vie politique184 » ne correspond pas à l’image que les immigrants s’en font puisqu’« ils conservent le sentiment que leur émigration sera de courte durée. De plus, les modalités d’expression accordées leur apparaissent souvent fictives.185 » Ils vont alors préférer intervenir par des voies non institutionnelles, cela peut-être par méfiance d’un domaine duquel ils ont longtemps été exclus. Mais, c’est véritablement à partir de 1981 qu’un nouvel enjeu se fait jour autour de l’immigration qui s’explique par la prise de conscience de l’existence d’une société civile pluriculturelle. Cependant, la victoire socialiste, porteuse de grands espoirs, va s’avérer décevante : « Si l’immigration est devenue l’un des principaux thèmes du débat politique français renvoyant inéluctablement à un questionnement sur la nationalité, la citoyenneté et les droits politiques, il n’en

182 Catherine, WIHTOL DE WENDEN, Les immigrés…, op.cit. 183 En effet, le rapport entre Etat et immigration est double puisque si les représentations de la citoyenneté et plus généralement de la sphère publique et politique des immigrants et de leurs descendants découlent de la façon dont l’Etat les considère et les intègre, l’immigration est aussi, selon la théorie de Abdelmalek SAYAD, une façon pour l’Etat de mieux s’appréhender lui-même. C’est ce qui conduit donc Abdelmalek SAYAD a penser l’immigration comme une « pensée d’Etat » : […] le phénomène de l’émigration-immigration manifeste des constantes, c’est-à-dire des caractéristiques (sociales, économiques, juridiques, politiques) qui se retrouvent tout au long de son histoire. Ces constantes constituent une sorte de fond commun irréductible, qui est le produit et en même temps l’objectivation de la pensée d’Etat […] », in Abdelmalek, SAYAD, La double absence…, op.cit., p. 395. 184 Catherine, WIHTOL DE WENDEN, Les immigrés…, op.cit. 185 Ibid.

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est pas encore tout à fait de même au lendemain de la victoire socialiste de 1981186. » Il faudra pour cela attendre 1983 pour voir éclore la mise en question du lien entre le national et le citoyen et interroger le pluralisme culturel187.

Dans ce cadre, et malgré l’amélioration de la situation, le seul véritable moyen d’accéder à l’espace public et politique français demeure l’acquisition de la nationalité française. Cela dit, celle-ci ne se fait qu’à partir du moment où l’immigration devient définitive. Il semble, en effet, que les personnes que nous avons interrogées, même dans le cas où arrivées récemment, ont pu bénéficier de conditions plus favorables pour se socialiser politiquement, se soient toujours tenues à l’écart des nationaux. Même si les polonais vivant en France conservent un fort attachement à leur pays d’origine, ils sont nombreux à avoir demandé la nationalité française. Ainsi, en 1999, sur 98 566 Polonais présents sur le territoire français, 68 441188 étaient français pas acquisition, soit 69,5% pour une moyenne concernant l’ensemble de la population immigrée présente sur l’hexagone de 36%. Toutefois, les statistiques montrent une diminution des demandes d’acquisition de la nationalité puisque pour la période 1966 - 1969, 8,7 % des Polonais avaient obtenu la nationalité française pour seulement 1,4% pour la période 1991-1994189. Concernant, notre échantillon, 23 des enquêtés sur 29 ont la nationalité française dont 10 la double nationalité. Si cette démarche témoigne de leur volonté d’intégration à la société d’accueil, il s’agit dans le même temps d’une « obligation ». En effet, l’acquisition de la nationalité permet de faciliter les démarches administratives, favorise les conditions permettant l’accès à un emploi et aux minimums sociaux. Dans ce cadre, l’entrée de la Pologne dans l’U. E. change les modalités d’insertion au sein de la société d’accueil, au sens où la citoyenneté européenne donne accès à toute une série de droits qui ne pouvaient être garantis que par la demande de naturalisation. Une multiplicité de raisons pourrait être citée, or, parmi elles les enquêtés évoquent rarement le fait de pouvoir appartenir à la communauté politique nationale, cette raison apparaît plus tardivement, c’est-à-dire au cours du processus d’intégration. La participation politique exige généralement l’intériorisation des normes de la société d’accueil pour pouvoir s’exercer. Le fait que l’obtention de la nationalité française soit l’unique moyen d’avoir accès à la citoyenneté est un élément acquis par les enquêtés. En effet, les définitions qu’ils donnent de la citoyenneté vérifient le caractère indissociable du lien entre citoyenneté et nationalité:

186 Ibid. 187 Pour une vision un peu plus détaillée, se référer à l’encadré. 188 Source INSEE, 1999. 189 Source Ministère de l’aménagement du territoire, de la Ville et de l’Intégration, in Les immigrés en France – Contours et caractères, INSEE, 1999, p. 39.

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- Entretien avec Monsieur T190. : On doit avoir la nationalité du pays qui nous a accueilli, le

pays où on vit […] On est citoyen du pays dans lequel on vit ». - On est citoyen de deux pays du fait de la double nationalité mais cette citoyenneté s’exerce

différemment. - On est citoyen du pays dont on est national bien que l’on ne vive pas dans ce pays. Il faut souligner que les politiques de naturalisation ont connu d’importantes modifications au

cours des deux derniers siècles « tantôt réduites à peu de choses, tantôt au contraire aggravées191. » Les évolutions de ces politiques passent par l’attention aux délais de naturalisation : « cinq ans au lendemain de la révolution de 1848 (décret du 28 mars 1848); dix ans moins de deux ans plus tard (loi du 3 décembre 1849) ; trois ans en 1867 ; un an dans certains cas, en 1889 ; et avec la loi du 10 août 1927, grandes facilités pour le gouvernement de naturaliser les étrangers résidant en France192. » Si la majorité de nos enquêtés, parmi les immigrants, ont pu être naturalisés c’est parce qu’ils ont témoigné de leur capacité à s’intégrer au modèle français193. « Si dans la population d’origine étrangère vivant en France en 1930, il n’y a que 11% […] c’est parce que les pouvoirs publics n’acceptent dans le club France que les individus déjà parfaitement assimilés ; ceux qui ne risquent pas, par le vote, de perturber la règle du jeu nationale194. » Cette acceptation des règles du jeu de la conception jacobine perdure après la naturalisation. C’est à ce sujet qu’une tension peut se faire jour dans les représentations de la citoyenneté des personnes originaires de Pologne. « La citoyenneté apparaît […] comme un effort de l’individu sur lui-même pour accepter la dimension collective de l’existence humaine […] et pénétrer ainsi dans la Cité195 », lorsque l’individu est ou était étranger à la communauté nationale, il semble d’autant plus difficile pour lui de prendre conscience de cette appartenance à cette entité globale du fait de l’interpénétration d’un autre héritage, l’héritage polonais. Ce qui caractérise les perceptions de la citoyenneté française des personnes originaires de Pologne se trouve justement dans l’oscillation entre deux héritages. C’est

190 Entretien réalisé le 26/01/2005 (Durée 45 minutes) Monsieur T. est né en France, nationalité française, fils de mineur, mineur de profession, actuellement retraité, syndicaliste CFTC puis CFDT, habite à Bruay la Buissière (Nord-Pas-de-Calais). 191 Yves, LEQUIN (dir.), La mosaïque France, Tours, Larousse, 1988, p. 42. 192 Ibid. 193 Rapide rappel sémantique afin de clarifier les acceptions des termes d’« assimilation » et d’« intégration », volonté d’intégration et d’assimilation qui entrent dans le cadre de ces politiques. Le terme actuellement privilégié est celui « d’intégration », le premier étant largement décrédibilisé car on lui associe généralement des connotations colonialistes. Ces termes méritent d’être dissociés car ils correspondent, selon Gérard Noiriel, à deux réalités distinctes. En effet, l’intégration, question qui ne se pose au sujet des immigrés que tardivement, c’est-à-dire dans l’entre-deux guerres, serait un terme adapté à la première génération. Les immigrants de l’entre-deux-guerres vivent encore à l’écart de la communauté nationale et c’est pour cette raison que l’on peut parler d’assimilation qui semble plus adaptée à la deuxième génération et aux générations suivantes. 194 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français…, op.cit., p. 335. 195 Bertrand, BADIE et Pascal, PERRINEAU, Le citoyen – Mélanges offerts à Alain Lancelot, Paris, Presses de Science Po, 2000, p. 22.

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donc, sur cette « tension » entre identité polonaise et accès à la communauté nationale française, que nous porterons notre regard. « On retrouve ici la contradiction propre à l’idéologie et à la pratique républicaine : respecter la tradition de générosité pour l’homme, mais l’empêcher de devenir un acteur politique en dehors des règles fixées par la nation. Jamais en France les regroupements fondés sur l’origine ethnique ou nationale n’ont été admis.196 »

Les personnes originaires de Pologne en France d’une part « s’auto-identifient 197» comme

appartenant à deux entités territoriales qui ont un passé distinct mais qu’elles tentent d’articuler afin de donner une cohérence à leurs perceptions; d’autre part elles font l’objet d’une « identification externe » qui les localisent comme appartenant à la « catégorie » « population issue de l’immigration ». « Auto-identification » et « identification externe » s’inscrivent dans le cadre d’une identification « catégorielle » qui génère une stigmatisation plus ou moins conscientisée en fonction des acteurs. Cette identification à une catégorie englobante, créée par le pays d’accueil, peut se subdiviser en différents groupes résultants alors de l’ « identification relationnelle » des personnes étudiées. S’il nous faut garder à l’esprit les effets de l’ « identification catégorielle », que partage tous les enquêtés, nous insisterons, dans ce qui suit, sur « l’identification relationnelle » qui nous a permis de construire les quatre figures de la citoyenneté. De plus, nous avons mis l’accent, dans ce chapitre, sur la dimension instrumentale de l’identité des individus. Cependant, elle ne saurait être considérée comme expliquant de manière complète le processus de construction des identités menant à la constitution des rapports à la citoyenneté. En effet, la « subjectivité située » des individus, c’est-à-dire l’« auto-compréhension » d’une part et leur « localisation » dans l’espace social d’autre part, que nous avons esquissé dans ce premier chapitre, en demandant aux enquêtés de considérer leurs rapports à l’identité polonaise, doivent être complétées par l’introduction de la multiplicité de facteurs au titre desquels la profession, l’âge, le sexe, la localisation géographique qui influencent ces représentations, nous les détaillerons dans ce que nous avons établi comme les quatre figures de la citoyenneté française des personnes originaires de Pologne en France.

196 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français…, op.cit., p. 335. 197 Nous nous servirons dans ce paragraphe des concepts de Rogers Brubaker que nous avons défini plus haut, se référer à l’encadré.

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Chapitre 2 : Les figures de la citoyenneté française des personnes

originaires de Pologne

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La citoyenneté198 englobe une « pluralité de domaines : plutôt juridique, dès lors qu’on aborde la citoyenneté en termes de statut, plutôt sociologique si l’on s’intéresse aux rôles qu’elle met en œuvre, plutôt morale ou pédagogique si l’on se penche sur les qualités qu’elle implique et son apprentissage199. » A travers notre terrain200, nous avons établi quatre manières de percevoir la citoyenneté française. Pour chacune d’entre elles nous nous référerons à la question posée par Jean Leca pour tenter de lui donner une ébauche d’explication bien que nous ne prenions en compte qu’une partie infime des citoyens français : « Un ordre socio-politique fondé sur son acceptation par les individus et continuellement jugé par eux est-il vraiment possible et comment201 ? » Les quatre « modèles » idéal-typiques que nous avons construits sont évolutifs selon la période de la vie des enquêtés et sont la résultante des traits les plus saillants qui ressortent des entretiens.

Le premier point abordé par l’ensemble des enquêtés, de façon quasi unanime, est la définition normative de la citoyenneté qui donne, au premier abord, l’impression d’une homogénéité des figures citoyennes. La citoyenneté est alors décrite comme « un ensemble de droits et d’obligations », ce qui correspond au « statut juridique202 » précité. Cette approche normative se trouve toutefois être plus ou moins bien maîtrisée selon les « modèles ». C’est en prenant en compte les mécanismes de constructions identitaires, c’est-à-dire les vecteurs de socialisation, que nous nous pencherons sur les rôles sociaux spécifiques de la citoyenneté. Nous distinguerons entre : l’identification politique à la citoyenneté qui renvoie à la question de la « marge de manœuvre » laissée aux immigrés et à leurs descendants dans la société du pays d’accueil203 ; et l’identification sociologique. Penser, à travers les discours des enquêtés, les pratiques des agents permet de définir la citoyenneté non plus en fonction d’une dynamique verticale, c’est-à-dire imposée par l’Etat et qui conduirait à des représentations et pratiques

198 Nous rappelons la définition, déjà citée en introduction : « La citoyenneté moderne est en général conçue comme un ensemble idéal de trois traits : elle est d’abord un statut juridique conférant des droits et des obligations vis-à-vis de la collectivité politique. La citoyenneté est aussi un ensemble de rôles sociaux spécifiques distincts des rôles privés, professionnels, économiques. La citoyenneté est enfin un ensemble de qualités morales considérées comme nécessaires à l’existence du bon citoyen, ce que le langage français, commun ou savant désigne sous le nom de civisme. », in Jean, LECA, « Questions sur … », op.cit., p.116. 199 Sophie, DUCHESNE, « La citoyenneté », op.cit., p. 14. 200 Nous nous basons, pour cette partie, sur 29 enquêtés dont 6 n’ont pas la nationalité française, nous n’évoquerons donc leurs propos que pour comprendre leur refus d’être citoyen français. Ils appartiennent tous à la 4ème catégorie : « Les défenseurs de l’identité polonaise ». Quant à l’entretien avec Monsieur G. (« français de souche ») il n’est utilisé que pour illustrer les propos des autres enquêtés. Nous mêlons dans les 4 « modèles » les immigrants et les descendants puisque cette distinction ne s’est pas avérée déterminante pour appréhender les perceptions de la citoyenneté française. 201 Jean, LECA, « Individualisme et citoyenneté », in Pierre, BIRNBAUM et Jean, LECA, Sur l’individualisme : théories et méthodes, Paris, Presses de la FNSP, 1991, p. 161. 202 Jean, LECA, « Questions sur la citoyenneté », op.cit., p.113-125. 203 Nous renvoyons, sur ce point, au premier chapitre.

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homogènes de la citoyenneté mais au contraire à appréhender une « citoyenneté par le bas » permettant de montrer l’hétérogénéité des visages de la citoyenneté « ordinaire.204 »

Section 1 : Une citoyenneté plus ou moins participative en fonction du degré d’intégration à la société française

L’intégration ou l’assimilation à la société française, selon la manière dont elle est vécue et ressentie, suscite des perceptions de la citoyenneté distinctes. En effet, dès lors que celle-ci n’est plus un enjeu, elle laisse une place à une participation grandissante au sein de la sphère publique et politique française (« modèle des républicains »). Par contre, lorsqu’elle est encore appréhendée comme un défi, la « citoyenneté à la française205 » ne fait pas l’enjeu d’une appropriation et ne génère pas ou peu de dimension participative (« modèle des intégrateurs ».)

204 Nous reviendrons en conclusion de ce chapitre, sur les six axes identifiés par Jean LECA comme déterminant pour trois d’entre eux la citoyenneté comme sentiment d’appartenance (l’axe « particulier-général » ; l’axe « communauté-société » et l’axe « haut-bas »), les trois autres étant significatifs de la citoyenneté comme « sentiment d’engagement » (l’axe « public-privé », l’axe « conformité-autonomie », l’axe « revendication de droits-reconnaissance d’obligations »). Axes permettant à Jean Leca de construire les deux couples « citoyenneté militante – citoyenneté civile » et « citoyenneté participante – citoyenneté privée », qui comme nous l’avions spécifié par une citation de Jean Leca se recoupent l’une et l’autre, nous reviendrons sur ce point en conclusion du chapitre. Jean, LECA, « Individualisme et citoyenneté », op.cit., p. 176 à 181. 205 Cette formule renvoie au titre de l’ouvrage de Sophie, DUCHESNE, Citoyenneté…, op.cit.

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A. Une citoyenneté « républicaine206 » Ce premier « modèle207 », « les républicains », est constitué d’individus qui, sans renier leurs

origines et leur patrie, la Pologne, ne les considèrent pas comme interférant dans leurs représentations de la citoyenneté française. C’est-à-dire qu’ils conçoivent la citoyenneté comme constituant une « société civile distincte des communautés familiales […]208. » Ils mettent, par contre, en avant leur fort attachement à la république française et à ses valeurs. Ainsi, l’appartenance à celle-ci, à son histoire, ses normes civiques et politiques suscitent une certaine fierté209. Dans ce cadre, leur citoyenneté française est conçue comme un « héritage210 ». Des différences entre les modalités d’acquisition de cet héritage peuvent être observées entre les immigrés, leurs descendants et les « français de souche ». Il est généralement considéré, pour les « français de souche », comme étant transmis par deux milieux socialisateurs : la famille et l’école. En effet, « leur rôle dans le processus [de socialisation et notamment de socialisation politique] a été jugé primordial et leur efficacité sans faille211 » dans de nombreux travaux, notamment depuis ceux de sociologie électorale réalisés par l’université de Michigan. Quoique, la transmission automatique des préférences idéologiques-partisanes, pour ce qui est de la famille, ait été remise en question,

206 La res publica « suppose l’extension d’un espace public formé de citoyens vertueux se vouant exclusivement au seul bien public, méprisant du même coup la recherche individualiste de bonheur privé de même que la défense de cultures particularistes. », in Guy, HERMET, Bertrand, BADIE, Pierre, BIRNBAUM et Philippe, BRAUD, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Armand Colin, 2000, p. 254. Or, si nous avons attribué ce nom aux personnes constituant ce modèle c’est parce qu’elle se réfèrent dans leurs discours à cette définition. 207 Ce « modèle » se réfère à douze enquêtés. Il a deux spécificités : le premier élément est la catégorie socioprofessionnelle, ils sont dans leur majorité ouvrier (sept d’entre eux ouvriers - 4 étaient mineurs de fond, 1 était ouvrier métallurgiste, 2 étaient ouvrières textiles. Ils sont actuellement tous retraités. - Pour les 5 autres : 1 est mère au foyer, 1 a travaillé à la RATP, 1 est encore scolarisé, les autres, tous descendants, ont connu une plus importante « mobilité sociale » puisque 1 est proviseur d’un lycée d’enseignement professionnel et l’autre travail pour une entreprise de fabrication de matériel incendie en tant que cadre) ; le second élément est la localisation territoriale puisque 8 vivent dans le Nord-Pas-de-Calais, quant aux autres ils se répartissent entre l’Auvergne et l’Ile de France. Les perceptions de la citoyenneté de ces personnes auront donc pour trame de fond le milieu ouvrier dans le Nord-Pas-de-Calais. Nous renvoyons au tableau situé en Annexe 1 pour que le lecteur, voulant se référer aux entretiens, puisse resituer les enquêtés. 208 Jean, LECA, « Individualisme et citoyenneté », op.cit., p. 167. 209 La référence à la « fierté nationale » comme permettant d’évaluer le degré d’identification à la nation est celle que « Guy Michelat et Jean-Pierre Thomas avaient identifiée, dans les années 1960, en France, comme la plus apte à mesurer le sentiment d’appartenance au groupe nation [Se référer à leur enquête sur les « Dimensions du nationalisme », Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, Librairie Armand Colin, 1966] –sentiment dont ils avaient montré l’autonomie relative à l’égard de deux autres dimensions de l’identification nationale : le sentiment de supériorité de la nation et l’attachement à la souveraineté nationale, lesquelles se révélaient très dépendantes d’une structuration idéologique droite-gauche. », in Sophie, DUCHESNE et André – Paul FROGNIER, « Sur les dynamiques sociologiques de l’identification à l’Europe », Revue française de Science politique, 52 (4), août 2002, p.356-357. 210 L’utilisation de ce terme renvoie à la typologie de Sophie, DUCHESNE, Citoyenneté…, op.cit. 211 Jean-Patrice, LACAM, « La socialisation politique : l’acteur et le contexte », Paris, Ecoflash – Mensuel d’informations économiques et sociales, n°100, septembre 1995, Dossier documentaire et pédagogique établi par le Centre national de documentation pédagogique, p. 3.

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cette dernière permet tout du moins la transmission de valeurs et de normes au sein desquelles nous pouvons retrouver les valeurs républicaines. Quant à l’école, « elle socialise à la politique de trois façons : par le contenu même des enseignements (programmes d’histoire et d’instruction civique), par l’initiation à la participation (élection des délégués de classe et représentation des élèves dans les différents conseils) et par l’apprentissage des relations de pouvoir […]212 » Pour les immigrants de la première génération, ces deux milieux ne jouent pas leur rôle socialisateur. Il en va autrement pour la deuxième et la troisième génération. Tout d’abord, il se peut, en effet, que les parents, même s’ils sont immigrants, aient intériorisé ses normes et s’auto-identifiant alors comme citoyen français soient en capacité de les transmettre à leurs enfants. L’école prend, quant à elle, une place plus importante dans le processus de socialisation puisque tous les descendants en bénéficient. Ainsi, d’autres milieux et agents socialisateurs ont pris le pas sur ceux précédemment cités, socialisation qui est un préalable leur permettant de concevoir la dimension participative de leur citoyenneté. Cette participation peut-être plus ou moins militante213, c’est pour cette raison que nous distinguerons, dans ce modèle, entre ceux ayant adopté les normes républicaines et les mettant en application dans leur quotidien, de ceux qui se sont engagés dans un parti politique ou se sont syndiqués. L’appropriation du modèle français est telle pour « les républicains », qu’ils n’envisagent apparemment pas ou plus de revendiquer une quelconque place au sein de la société française. Pour cette raison, ils se sentent citoyen français à part entière et partagent avec « les français de souche » le sentiment d’être membre de la communauté nationale comme « communauté de destin ». Il s’agit d’ailleurs de ceux des enquêtés qui ne ressentaient aucune ou qu’une faible stigmatisation en tant qu’étranger ou étranger polonais214. Pour eux, « se fondre » dans le moule républicain s’est opéré sans heurts. De plus, la dichotomie entre le « eux » et le « nous », caractéristique de l’exclusion et de l’auto-exclusion des étrangers par rapport aux nationaux, est parfois même inversée, le « nous » désignant les français et le « eux » les personnes originaires de Pologne. Ce renversement est l’illustration de leur intégration au pays d’accueil.

Entretien avec Madame G : « Mais, nous, tout doucement, mon frère, ma sœur et moi, tout doucement, on s’est beaucoup plus intégré à tout ce qui se faisait ici hein et…par l’école, par les copines, par tout ça quoi. Ce qui fait maintenant que moi je sais pratiquement plus parler polonais. […] Tout ce que je fais c’est au niveau association à l’église mais chez nous hein à Saint Joseph [Eglise « française »], quand j’dis chez nous c’est à Saint Joseph. Ici, il y a un noyau qui reste tout à fait à part chez les polonais, dans la société polonaise. C’est tout à fait à part, y a un noyau avec la Chapelle polonaise tout… c’est vraiment tout le noyau… »215

212 Ibid. 213 Nous entendons par « participation militante » la référence au « militantisme en tant que participation active et bénévole à un parti ou à une organisation sociale […] », in Guy, HERMET, Bertrand, BADIE, Pierre, BIRNBAUM, Philippe, BRAUD, Dictionnaire de la science politique…, op.cit., p. 170. 214 Se référer au premier chapitre – Section 2. 215 [Souligné par nous].

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La « polonité » trouve, quant à elle, des espaces d’expression au sein de la sphère familiale, c’est-à-dire de la sphère privée. La distinction entre la sphère publique et la sphère privée est assumée et défendue par ces enquêtés. Les périodes de fêtes comme pâques ou noël sont considérées comme des moments privilégiés, qui rappellent des souvenirs d’enfance où l’on pratiquait encore les traditions polonaises avec les parents. Mais les seules fêtes évoquées sont les fêtes privées, familiales. Outre l’intériorisation de la distinction entre sphère publique et privée, une autre explication tient à l’affaiblissement général, en France, depuis les années 1960 des fêtes populaires qui sont remplacées par les divertissements qu’offrent la télévision et l’industrie des loisirs. Donc, ce qui s’observe à ces occasions est une mise en présence harmonieuse des deux systèmes de références.

Entretien avec Madame G. : « Ouais, ouais avec euh les fêtes, les traditions et puis tout, tout à fait à part et puis je trouve qu’ils se mélangent pas aux autres quoi…[elle parle de connaissances polonaises] Q. : Encore maintenant ? G. : Oui, oui, fort, fort. Y en a de moins en moins mais y en a quand même hein. Et donc moi j’ai pris des responsabilités en paroisse euh…à la paroisse chez nous hein…donc tout doucement tout ce côté là des choses, on l’a oublié quoi. Y a des choses qu’on garde comme le lundi de pâques. Alors le lundi de pâques on s’arrose, alors ça c’est une coutume que j’ai toujours connu ou enfin de compte on a jamais bien su pourquoi mais avec le temps je me suis rendu compte qu’on dit « l’eau, c’est la vie ! » Donc le lundi de pâques la résurrection du Christ, le lundi, je sais pas pourquoi le lundi mais on s’arrose. Le premier qui vient on s’arrose. Moi, je me rappelle chez nous, ma mère à la maison et ben elle lavait sa maison plusieurs fois par jour hein. Tout le monde venait dire bonjour avec des bouteilles cachées puis tout, mais à cette époque là comme j’dis les gens, ils avaient pas des meubles comme on a ici, il faisait, le temps était plus beau, mais c’était la coutume mais il fallait voir ce qui se passait… Q. : De vraies batailles… G. : Oh oui ! Oh oui ! Les jeunes filles, elles osaient pas sortir parce que les garçons ils étaient cachés sur des toits et tout ça avec des sceaux d’eau, sceaux d’eau…fallait se changer. Et y a des choses qui sont restées, moi ma fille elle est venue avec une poire un p’tit peu, bon ça va, ma nièce elle est venue, la poire elle était un peu plus grosse bon. Mon p’tit fils, il est allé chercher un verre d’eau, là j’étais pas contente, un verre d’eau pam ! Mais y a des traditions et puis c’est plaisant que ce soit comme ça. Ensuite, ce que je me souviens aussi c’est que à noël, le jour de noël c’était quelque chose de sensationnel, c’était vraiment, c’était quelque chose de très fort, on était tous ensemble et moi j’me rappelle y avait le sapin mais le sapin on le faisait la veille au soir, quand nous on était couché, mes parents le faisaient, c’était le jour de noël, y avait pas de réveillon, ça n’existait pas et on fêtait vraiment cette journée là, je trouve que c’était bien, ici c’est un p’tit peu, un p’tit peu trop, bon bref. Après, quand on était plus grand on allait à la messe de minuit, mais toujours à l’église Saint-Joseph, pas à la chapelle hein. »

La pratique de la langue polonaise est le deuxième indicateur qui peut être retenu pour témoigner de la présence d’une identité polonaise. Si elle est parlée dans le cadre familial ou au sein de ce que nous pouvons appelé les « lieux de vie polonais », comme les associations, cette dernière est surtout mise au service de l’intégration: soit pour venir en aide aux autres personnes originaires de Pologne, qui en France ressentent, quant à elles, des difficultés à s’intégrer à cause d’une mauvaise maîtrise de la langue. Cela peut passer par un soutien pour remplir des documents administratifs souvent difficiles à comprendre, par l’explication des enjeux d’une grève etc. ; soit en donnant des

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cours de polonais aux enfants pour qu’ils ne perdent pas cette pratique, mais surtout avec pour objectif la réussite scolaire de la deuxième génération. L’école est, en effet, l’espace où se mesure le mieux l’intégration réussie. Ainsi, la langue polonaise, parce que rare, est alors vue comme un atout, et a vocation à être partagée avec les « français de souche. » Elle n’est donc non pas pratiquée dans l’unique but de « cultiver sa polonité » mais se réinscrit dans le paysage sociétal français, témoignant ainsi d’un engagement et d’une participation au sein de la communauté nationale.

Entretien avec Monsieur F. : « Je parle polonais couramment donc j’ai fait une carrière comme délégué mineur, Serge216 était mon suppléant à l’époque et Joseph217 a fait une carrière de délégué mineur donc milieu polonais, milieu français, je pratique assez couramment mais….je me limite ici parce qu’il y a largement assez de chose pour s’occuper des gens, surtout les anciens parce qu’on a encore des gens qui parlent à peine français dans les anciens polonais. Alors quand il faut aller les syndiquer, il faut aller discuter avec eux, ça prend une demi journée, faut boire le café, faut tout. Alors vous savez ils déballent tout, ils me rappellent des souvenirs des maris que j’ai connu dans l’temps avant qui meurent donc euh on est encore dans ces milieux là euh…comment dire, les derniers liens directs parce que ces gens là bougent très peu de chez eux actuellement. » Entretien avec Madame G. :« Oui, puis à l’école il y a des jeunes qui prennent la langue polonaise, oui. A Saint Joseph pendant 3 ou 4 ans, on a fait des cours d’aide au travail avec une enseignante bien sûr, donc, les gosses ils venaient là pour apprendre leurs leçons. Donc, on les aidait tout ça, avec une enseignante parce que autrement sans enseignant on peut pas faire. Et puis, une fois y en a un qui apprenait du polonais, j’ai du regarder vraiment que c’était du polonais parce qu’il parlait polonais mais comme un français, j’comprenais pas du tout ce qu’il disait. Ah, c’est fou ! »

Par cet exemple, nous pouvons supposer que les descendants, peut-être à un plus fort degré que leurs parents, sont « soumis à des formes contradictoires de socialisation, à cet âge décisif des acquisitions fondamentales qu’est l’enfance. […] D’un côté, l’enfant acquiert ses premiers apprentissages dans le groupe que constituent les immigrants de première génération […]. De l’autre, il se heurte aux normes dominantes du pays d’accueil : inculqués par les enfants français du même âge (c’est-à-dire à l’âge cruel où on ne connaît pas les dissimulations) et par les représentants des différentes institutions auxquelles l’enfant est soumis218. » Ces forces contradictoires sont toutefois à relativiser dans ce « modèle », c’est ce qui fait sa spécificité, puisque les parents ayant déjà fait leurs les normes nationales, ils viennent soutenir le rôle joué par des institutions comme l’école en s’inscrivant dans sa dynamique. Mis à part l’école, l’institution militaire joue également un rôle d’intégrateur à la nation pour la première comme pour la deuxième génération. Au même titre que l’école, elle est une enceinte sacrée où se cristallisent également les stigmatisations. L’intégration est la résultante du passage obligatoire par ces diverses institutions.

216 Monsieur G. 217 Monsieur T. 218 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français…, op.cit., p. 213.

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Reprise du texte de Monsieur I.219 : « Voilà résumé et raccourci le cheminement d’un fils d’immigré totalement intégré et dont la France peut qu’être fière et tant pis pour ma modestie d’ancien combattant pour la France, mais je voulais le dire. »

Selon les enquêtés, l’école, l’armée ont fait d’eux de « bons français » et de « bons citoyens », nous retrouvons par ces expressions une référence aux « qualités morales220 » sous-jacentes à la notion de citoyenneté, c’est-à-dire le « civisme » :

Reprise du texte de Monsieur I. : « C’est ainsi que jamais il n’y eut chez nous de problèmes de délinquance ou tout autre acte d’incivisme, car nous n’en avions ni le temps, ni la mentalité, prédisposés que nous étions à vivre en bonne intelligence avec autrui, d’autant plus que nous avions toujours à cœur de bien respecter les règles du pays que nous avions fait notre. »

La séparation entre la sphère publique et la sphère privée a fait l’objet d’une appropriation et nous retrouvons donc la référence au respect du principe de laïcité221 :

Entretien avec Madame G. : « Oui…malgré que je vais à l’Eglise, ben je trouve que la laïcité, pareil pour tout le monde, c’est valable pour tout le monde. Moi, je me rappelle quand j’étais petite, on n’avait pas le droit de mettre une croix, quelque chose, un signe religieux pour aller à l’école, et ben, puis c’était comme ça, c’était comme ça, c’est tout ! Bon donc ici j’vois pas pourquoi on fait tant d’histoires au niveau du foulard, on n’a pas l’droit et puis c’est tout ! En dehors de l’école ils font ce qu’ils veulent mais dans l’établissement on n’a pas le droit. On en a trop parler, fallait pas faire ni de loi, ni de rien, fallait faire respecter celle qui existe et puis c’est tout. Et puis pas en faire un tel cinéma, ç’aurait pas été autant de drames, ç’aurait pas été si loin. Faudrait aussi que les proviseurs et les principaux de collège qui prennent, y en a qui l’ont fait, leurs responsabilités, mais les autres ils ont pas voulu. Non, fallait faire respecter ce qui est et fallait pas en faire un drame. Tout est poussé à l’exagération, bon je regardais hier à la télévision j’dis c’est quand même malheureux qu’à…j’sais plus où, Savigny, qu’un proviseur a fait une loi pour que les jeunes soient habillés correctement. Ah ben j’dis c’est un monde qui faut faire une loi pour qu’ils soient habillés correctement, c’est pas normal, quand je les vois avec leur bout d’ventre qui dépasse, et ben j’dis, “non, pas dans une école”. Et je trouve normal et puis que les filles elles aient des pantalons plus hauts pour pas qu’on voit leurs strings, c’est une école quand même ! J’sais pas moi, être habillé décemment mais c’est quand même quelque chose qui faut faire une loi pour faire respecter ça et puis elles vont sûrement se faire taper d’ssus, enfin quand j’dis taper d’ssus c’est entre guillemets hein, mais euh. donc j’dis non, les respect, la laïcité et puis dans tous les sens du terme. Et puis, à tous les niveaux, pas seulement au niveau des enfants mais des enseignants aussi, qu’ils viennent aussi décemment vêtus, décemment coiffés et puis pour tout, dans les deux sens hein. Respect des élèves mais respect mutuel… »

Ces personnes manifestent donc une allégeance exclusive à l’égard de la France.

Allégeance qui trouve une illustration dans l’exercice du droit de vote. Au premier titre des droits et obligations est l’exercice du droit de vote. L’accent mis sur cet élément, s’il résulte de l’importance que les enquêtés lui accorde est également l’aspect sur lequel nous avons voulu mettre l’accent au cours de nos entretiens. L’analyse se trouve donc, par ce fait, biaisée, ce qui n’enlève rien à l’importance que nous devons donner à cet aspect de l’exercice de la souveraineté puisque les 219 Entretien réalisé le 23/07/2005 (Durée : 1 heure) Monsieur I. est né en France de parents polonais, nationalité française, retraité de la Ratp, membre de l’association « Sur un air de Pologne » à Clermont-Ferrand, vit actuellement à Chamalières (Auvergne). 220 Se référer à la définition de Jean Leca donnée en début de partie. 221 C’est notamment en fonction de l’appropriation du principe de « laïcité » que nous avons attribué à ces individus le qualificatif « républicain ».

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questions semblent avoir toujours reçues, sans difficultés, des réponses et n’ont pas paru gêné nos interlocuteurs. Dans les réponses aux questions sur l’exercice du droit de vote, nous pouvons, toutefois, opérer une distinction entre ceux qui n’ont répondu à cette question que de manière évasive et ceux qui développent leurs points de vue, leurs convictions. Nous abordons donc la question de la « compétence politique» : « L’adhésion à l’une des visions du monde qui circulent sur les marchés politiques donnent à ceux qui ont les moyens de se les apporter des schèmes de perception, de classification et d’évaluation qui permettent d’accumuler des informations et de donner un sens proprement politique. Le sentiment de s’y retrouver renforce ainsi la disposition à accorder de l’attention aux phénomènes politiques chez ceux qui sont habilités et s’habilitent à les prendre en charge du fait de leur position dans les divisions entre les sexes, les générations et les groupes sociaux. Divers travaux ont toutefois montré depuis que la possibilité de s’intéresser à l’activité politique et de lui donner un sens dépend aussi du degré de saillance des problèmes débattus, c’est-à-dire du degré auquel les enjeux constitués dans le champ politique correspondent à l’expérience ordinaire et aux préoccupations de chacun. Plus généralement, le rapport à la politique dépend non seulement des divers paramètres individuels […] mais aussi des propriétés de l’état du champ politique dans lequel ce rapport s’actualise222. » Cette compétence politique par rapport à l’exercice du droit de vote est donc ressentie différemment par les personnes interrogées. Il permet, en effet, de mesurer la proximité des systèmes de valeurs des individus avec la société française. Il est ressenti comme une manière de communier avec la France, de témoigner de sa participation et de son engagement au sein du pays dans lequel on vit. Nous retrouvons une nouvelle fois, à travers cet exemple, le « modèle » de Sophie Duchesne de la « citoyenneté par héritage ». Pour eux, on vote d’abord parce qu’on en a le devoir, parce que les générations précédentes se sont battues pour que l’on puisse le faire. « Le vote est l’acte minimum qui exprime l’engagement de chacun dans sa communauté, le désir de faire quelque chose ensemble – on vote tous ensemble, le même jour, de la même façon […]223 » De plus, ces individus ne se cantonnent pas à l’exercice du droit de vote et témoignent de leur sentiment de responsabilité en étendant leurs devoirs civiques. La participation au dépouillement des bulletins le jour des élections en est un exemple.

Entretien avec Monsieur T. : « Q. : Et donc, vous êtes toujours allés voter ? T.: Toujours, j’n’en ai jamais loupé, même mieux que ça, y savent que même pour le dépouillement, c’est pas la peine de me demander, j’y suis tout le temps. 224»

222 Daniel, GAXIE, Préface, Le cens caché, Seuil, 1978, p. 3. 223 Sophie, DUCHESNE, « La citoyenneté… », op.cit., p.55-56. 224 [Souligné par nous].

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Entretien avec Madame G. : « Q: Et le vote ? G. : Ben, c’est important et puis c’est trop facile de dire “bon, ben j’vais pas voter” parce que ça changera rien et puis faut pas oublier, faudrait rappeler aux gens que y a des personnes qui sont mortes, pour justement le droit de vote, qui ont été tuées, qui se sont battues pour et j’trouve qu’on n’a pas le droit de laisser passer, c’est un peu trop facile et après la critique aussi elle est facile mais tant qu’on a pas voté, on n’a pas le droit, on doit se taire et puis on devrait obliger les gens à voter et s’intéresser à ce qui se passe… 225»

De plus, les « républicains militants », mettent l’accent sur le caractère actif de leur citoyenneté. Celui-ci revêt plusieurs formes mais est présenté comme un trait central de l’identité individuelle et plus particulièrement de l’identité politique. La distinction entre la citoyenneté passive et la citoyenneté active trouve donc son expression dans les discours. La citoyenneté active étant considérée, par la culture démocratique, comme une représentation valorisante de la citoyenneté226.

Entretien avec Monsieur T. :« La citoyenneté ? On est tous citoyens de quelque chose. On est citoyen du pays dans lequel on vit. Et on doit participer, on doit pas être quelqu’un de passif. On doit participer, moi j’ai toujours dit : « malheureux ceux qui n’ont aucune histoire à raconter à leurs enfants ni à leurs petits enfants ou arrières petits enfants. » On doit participer à quelque chose, on ne doit pas, comment dire, se laisser aller. On doit participer. »

Nous nous référerons à ce que les enquêtés considèrent comme la « citoyenneté active » dans le cadre, plus spécifique, de la socialisation politique en milieu ouvrier auquel appartienne la majorité de ceux qui constituent ce modèle. Ce caractère actif de la citoyenneté a du pour s’affirmer braver nombre d’interdits puisqu’en effet227, selon les enquêtés, le fait de se syndiquer228 ou de militer dans un parti politique pouvaient engendrer des expulsions du territoire229.

Entretien avec Monsieur W230. : « Q. : Ils [grands-parents] vous ont raconté des choses sur leur vie, leur engagement politique, syndical ? W. : Disons qu’ils craignaient énormément pour leur, enfin, vous savez, le premier mari de ma grand-mère, il a été expulsé de France à cause d’un problème de rixe, il s’était battu en sortant d’un café, donc bon là il n’y a pas de procès rien du tout. Il a été expulsé. A partir de ce moment là, le maître mot c’était de la fermer et de travailler le plus possible pour essayer d’avoir un semblant de vie. Syndicalement je ne pense pas que, enfin, il travaillait entre 14h et 16h par jour, ça ne laisse pas…C’était plutôt essayer de travailler au maximum. »

225 [Souligné par nous]. 226 La citoyenneté active peut être définie comme « l’attention portée aux affaires publiques, la participation volontaire à des activités d’intérêt général, l’amour de la patrie, le respect des lois et la solidarité », in Guy, HERMET, Bertrand, BADIE, Pierre, BIRNBAUM, Philippe, BRAUD, Dictionnaire de la science politique…, op.cit. p. 47-48. 227 Chronologiquement, nous ferons partir cette étude du rapport au politique de l’entre-deux-guerres qui correspond à la date d’arrivée des parents ou grands-parents des descendants de notre échantillon. Nous avons en effet souvent interrogé ces personnes sur les rapports au politique de leurs parents. Nous retranscrirons donc dans cette partie « des discours sur… ». 228 Nous faisons entrer le syndicalisme dans les pratiques politiques. 229 Nous prendrons, dans ce qui suit, des exemples parmi les mineurs du Nord-Pas-de-Calais. 230 Entretien réalisé le 24/01/05 (Durée 20 minutes) Monsieur W est né en France, petit fils (3ème génération) de mineur, nationalité française, salarié dans une entreprise vendant du matériel incendie, habite à Denain (Nord-Pas-de-Calais). [Souligné par nous].

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Entretien avec Madame C.: « Du reste maman faisait énormément de couture, je me souviens que toutes les femmes ou les filles de syndicalistes, venaient se faire faire des robes rouge etc. Et bien, toutes les robes rouges ont dû repartir en Pologne. Donc, euh, mais c’était dans leur tempérament, il faut avoir un tempérament pour faire de la politique, il faut avoir le tempérament de politicien. On ne devient pas politique par la force des choses, il faut quelque chose. Parce que si on est associatif c’est cet esprit d’association231. »

Une des plus grandes grèves à laquelle les mineurs polonais du Nord-Pas-de-Calais aient participé est la grève des mines de l’Escarpelle à Leforest en 1934. Le déni de politisation des populations immigrées232 peut s’illustrer par ce commentaire du Grand Hebdomadaire illustré d’août 1934. Propos qui témoignent également du lien souligné précédemment entre intégration et apolitisme : « La France est certainement la nation qui accorde la plus généreuse hospitalité aux étrangers. Ceux-ci peuvent y travailler et y gagner leur vie, souvent même à la place des ouvriers français. Il semble que, dans ces conditions, ils pourraient être reconnaissants envers la nation qui leur assure la possibilité de vivre honorablement. Le 26 mai dernier, à Leforest, des mineurs étrangers s’étaient barricadés dans les lavabos de la mine pour protester contre le licenciement d’un de leurs camarades. A la suite de cet acte d’insoumission, deux d’entre eux, Nouak et Valowics, avaient été explusés233. » Ce contrôle exercé par l’Etat, expression de son pouvoir discrétionnaire, était largement relayé par les compagnies minières pour ce qui est des ouvriers mineurs. De plus, le patronat a d’ailleurs largement eu recours à la main d’œuvre polonaise puisqu’elle était considérée comme faiblement contestataire et quant aux éléments déviants, il s’avérait alors possible de les contrôler en renforçant le poids de l’Eglise catholique. Les compagnies des Mines entretiennent donc des liens très forts avec l’Eglise et ce même après la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905. Les compagnies minières paient les prêtres et les religieuses qui assurent les tâches éducatives et médicales pour les mineurs et financent les écoles privées.

Entretien avec Messieurs F. et G. : F. : « […] Faut quand même pas oublié que la CFTC s’est créée dans les secteurs comme Bruay tout ça euh…elle a été mise en place par la direction des houillères, ils ont fait venir des prêtres et bon…les chapelles ont été faites par les polonais et tout ça. Mais ils ont fait venir des prêtres polonais qui étaient pointés comme des agents de maîtrise, alors vous voyez la tendance. Ils avaient fait un bloc, comptant sur les polonais et sur leurs croyances, un bloc qui était…ça n’empêchait pas qu’y avait beaucoup de polonais qui étaient à la CGT mais toujours tendance catholique hein mais y avait un bloc… G. : Les curés étaient là quand la section syndicale se réunissait, le curé était là… F. : Moi, j’peux vous dire une chose, quand… Q. : Les curés polonais étaient embauchés par les houillères ? G. : Oui, ils étaient embauchés comme curé et ils avaient la paye d’un surveillant. »

231 Nous citons Monsieur W. et Madame C. bien qu’ils ne fassent pas partie de ce modèle mais leurs discours nous permettent d’enrichir notre propos sur ce point. (Annexe 1). [Souligné par nous]. 232 Nous avons déjà évoqué ce point dans le premier chapitre. 233 Jacques, RENARD, Paroles et mémoires du bassin houiller…, op.cit., p. 68.

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Cette attitude est l’expression d’une politique paternaliste portant l’empreinte du catholicisme, conduite par les compagnies minières. Pour une meilleure maîtrise des populations, les ouvriers politisés étaient, de plus, mis dans des quartiers éloignés234. « Au niveau des sites industriels, la même ségrégation se reproduit souvent pour diverses raisons. […] Parfois, le regroupement sur une base ethnique par quartier ou zone bien déterminée est une stratégie explicitement définie par l’employeur cherchant à renforcer l’homogénéité et la stabilité de la main d’œuvre.235 » Autant d’éléments témoignant de la volonté de reconstituer un milieu social adossé au catholicisme. Cette volonté de mise à part des ouvriers polonais fonctionne jusqu’au Front Populaire. A partir de là, les immigrants polonais commencent à adopter la sociabilité des mineurs français, les pratiques grévistes en témoignent.

Entretien avec Monsieur G. : « La mission catholique qui a été appelée par les dirigeants des houillères de l’époque pour venir contrôler la population polonaise qui était sur place pour pas qu’il puisse y avoir des mouvements sociaux incontrôlables. Donc, ils étaient là pour contrôler les mouvements sociaux des mineurs polonais. »

En effet, malgré l’enfermement dans lequel les compagnies minières souhaitaient les cantonner et la crainte des expulsions, certains descendants évoquent l’activité syndicale de leurs parents, activité syndicale comprise ici au sens large puisque nous inclurons sous ce terme, à côté des militants et adhérents permanents, les simples sympathisants et grévistes. En effet, la loi du 21 mars 1884, dite loi « Waldeck-Rousseau », toujours en vigueur dans l’entre-deux-guerres, donne à toute personne quelle que soit sa nationalité le droit de se syndiquer dans sa profession. Cette loi réserve, cela dit, aux seuls citoyens français les responsabilités administratives. Le rapport à l’activité syndicale des Polonais ne doit pas être considérée de manière homogène. En effet, Janine Ponty relève que « les mentalités diffèrent selon l’origine géographique et le passé professionnel des immigrés. Ceux venus directement de Pologne vers l’industrie française ne savent guère ce qu’est un syndicat. 236. » Par contre, les westphaliens « plus compétents dans leur métier et plus instruits […] animent les organisations des plus conservatrices aux plus révolutionnaires237 » Nous retrouvons un propos contraire chez l’un des enquêtés :

234 Cette politique a fait l’objet de contestations. Ainsi, un de nos enquêtés, ancien mineur et occupant maintenant la place d’adjoint au maire délégué à la gestion du patrimoine communal et aux travaux, insiste sur la politique contraire menée actuellement par la mairie de Bruay La Buissière. Si ce témoignage est le reflet d’une dimension plus générale, c’est-à-dire correspondant à une tendance que l’on retrouve dans plusieurs localités pour éviter la ségrégation, ce discours prend une dimension particulière si on le met en parallèle avec les politiques menées par les Mines. Monsieur G. : « J’étais pas à la mairie à l’époque mais je crois que la solution était bonne. Nous on a toujours prôné l’intégration et l’intégration c’est toujours l’éclatement des populations par rapport à la ville. Donc, si…sur Bruay on est à 4 grands quartiers, on n’a pas voulu faire un quartier blanc, un quartier rouge, un quartier vert, on a mélangé le tout. » (Annexe 1). 235 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français…, op.cit., p.172. 236 Janine, PONTY, Polonais méconnus…, op.cit., p.179. 237 Ibid.

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Entretien avec Madame C. : « Euh, vous savez, moi j’ai, je vous explique, l’impression que j’avais, l’impression que j’avais c’est que, euh…, ceux qui étaient syndicalisés en France c’est qu’ils avaient déjà cette notion politique d’où ils venaient du reste la plupart du temps, c’est ceux qui venaient de Westphalie, c’est-à-dire les déportés politiques ou ceux qui avaient quittés le pays pour leur…, pour gagner leur pain ou pour être logé. Et bien, leur esprit était tout à fait différent. Je suis persuadée, enfin persuadée, c’est peut être un grand mot, mais c’est le sentiment que j’ai toujours eu que ceux qui étaient syndicalistes en France, l’étaient déjà en Pologne. Du reste, la plupart, les syndicalistes sont venus directement de Pologne en France mais sans passer par la Westphalie. C’est le sentiment que j’ai et c’est ce qui fait la différence entre euh, euh, le comportement des uns et le comportement des autres238. »

Cela dit, nous ne pouvons pas évaluer l’impact chez tous les enquêtés de cette distinction géographique, n’ayant pas posé systématiquement la question de la région d’origine des parents et grands parents.

Le syndicalisme pose la question cette fois, non plus, de l’intégration à la communauté nationale, comme ce peut-être le cas pour l’engagement partisan, mais de l’intégration à une des sphères de cette dernière, c’est-à-dire la société industrielle et salariale. Or, comme le remarque Stéphane Sirot, « Elles [les mains d’œuvres féminines et immigrées] constituent tardivement une réelle préoccupation du syndicalisme dont elles suscitent longtemps la méfiance. Le chemin qui mène à leur pleine intégration à la société industrielle et salariale, à leur installation dans les conflits du travail est donc chaotique. […] 239» En effet, au titre des difficultés ressenties par les polonais pour entrer dans un syndicat vient se greffer le faible intérêt de ces derniers pour la question de l’immigration, la Confédération Générale du Travail240 -CGT- étant, cela dit, la plus proche de ces populations, avec une diminution relative de l’intérêt porté aux immigrés à partir de la fusion de la CGT avec la Confédération Générale du Travail Unitaire –CGTU- en 1922. Le syndicalisme est un autre mode d’expression de l’attachement accordé aux problématiques politiques françaises, il s’ajoute parfois à l’engagement partisan mais ils sont le plus souvent indépendants l’un de l’autre. Le syndicalisme des Polonais est à rattacher à la politisation et au mode de contestation en milieu ouvrier. Le fait de se syndiquer, de faire grève suggère le primat des valeurs ouvrières sur l’identité polonaise puisqu’en effet, les mineurs polonais grévistes pouvaient être menacés d’expulsion, comme nous l’avons vu précédemment, or, cela ne leur apparaît pas comme une raison suffisante pour ne pas faire grève, il s’opère donc un dépassement des interdits. « Pourtant les étrangers participent souvent, en tant qu’acteurs minoritaires, aux conflits du travail. Là encore, la grève est un signe, sinon d’insertion, au moins de stabilisation de ces ouvriers. En effet, sachant qu’ils ne rentreront pas au pays, ils cherchent à s’intégrer à leur nouvel univers, ce qui se traduit par des 238 Nous citons Madame C. car elle nous apporte un éclairage sur ce point bien qu’elle ne fasse pas parti de ce modèle. 239 Stéphane, SIROT, La grève en France – Une histoire sociale (19ème – 20ème siècle), Paris, Editions Odile Jacob, 2002, p. 53. 240 Les positions de principe de la CGT on été données au congrès de Lyon des15-21 septembre 1919 : « La CGT proclame que tout travailleur quelle que soit sa nationalité a le droit de travailler là où il peut occuper son activité. Tout travailleur doit jouir …de toutes les garanties d’ordre syndical » ce qui englobe les immigrés, cité in Idem., p. 281.

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comportements nettement plus revendicatifs qu’auparavant […] Dans les mines de Lorraine et du Nord-Pas-de-Calais, les Polonais ne sont pas inactifs. Cela dit, leur participation aux conflits apparaît moindre que leur poids dans l’industrie241. » A cette participation vient d’autre part s’ajoute, une connaissance du paysage et des jeux de pouvoirs entre les différents syndicats.

Entretien avec Monsieur T. : « Donc c’était en 1947 ma future femme en c’temps là et nous avions décidé, comment dire, de nous marier au mois d’octobre 48. Malheureusement, comme il y a eu la grève des mineurs, ça faisait même pas un an que je travaillais, y a eu cette grève des mineurs. C’est là que la CGT a éclaté politiquement, la CGT Unitaire, CGTU a éclaté puisqu’à l’intérieur y avait des tendances communistes et socialistes. Donc, euh, ils se sont séparés en 48 et c’est comme ça qu’a été créé le syndicat Force Ouvrière. Enfin, il a gardé le titre : CGT-FO [Force Ouvrière], c’est comme ça qu’il s’appelait parce qu’il voulait maintenir comme quoi que c’était eux les meilleurs euh hein. Depuis 48, Force Ouvrière est un syndicat qui existe politiquement avec tendance socialiste. Alors là, j’étais pas encore syndiqué, pas du tout. Mais alors, comme j’avais un tempérament, comment dire euh…, bagarreur, je n’aimais pas l’injustice. Dans le travail de mineur, j’ai beaucoup défendu, comment dire, mes copains, mes copains qui à la fin, comment dire euh, et même y avait un délégué mineur qui s’appelait S. C., qui était à la CFTC [Confédération française des travailleurs chrétiens], il m’a dit “et ben, Joseph t’es tout le temps en train de défendre les opprimés et tout ça là, et ben je vais proposer de te mettre sur une liste, une liste de délégués”. Il m’a donc mis sur une liste de délégués et malheureusement j’ai été élu délégué suppléant… Q. : Malheureusement ? T. : [Rires] Comme ça j’ai donc été en 1955 délégué suppléant et tout de suite après, l’élection suivante, puisqu’elle avait lieu tous les trois ans, j’ai donc été élu pendant 19 ans, 7 élections d’affilées, j’ai été élu délégué mineur. Q. : Donc jusqu’à votre retraite ? T. : Oui, j’ai pris ma retraite le 30 juin 1974. Actuellement ça n’fait que 31 ans que je suis en retraite. Et je vais bientôt avoir autant d’années de retraite que d’années de travail parce que j’ai travaillé 34 ans [Long soupir]. Q. : Vous voulez bien continuer sur votre activité syndicale et sur les relations avec la CGT ? T. : A l’intérieur du syndicat comme je n’étais pas quelqu’un de complexé, je me rappellerai toujours la première année où j’ai été élu délégué suppléant, j’avais pas encore vraiment la notion de ce que c’était le syndicalisme, c’était la défense, le titulaire, le délégué titulaire n’était pas venu travailler et puis moi je m’en allais au boulot et alors comme c’était les communistes qui avaient le…, qui étaient les meneurs on va dire, y avait un monsieur qui s’appelait J. D. qui était chef, comment dire, qui était un des dirigeants du parti communiste, et il a dit “bon, je vais donner la parole au délégué des curés !” Parce qu’on considérait les CFTC comme des piliers de, comment dire, d’église ; des, des curés. Et j’ai donc fait ma première prise de parole à 5 h. au matin, il faisait noir, y avait un p’tit muré avec une grille, j’suis monté sur le muré, vous savez parfois, comment dire, j’avais la langue bien pendue, j’avais tellement bien invectiver et incité les gens à faire grève que la grève, elle a réussi à 100%. Et c’est comme ça que j’ai démarré, mais j’étais certain que si c’était en plein jour j’étais plus blanc que le linge blanc qu’on a chez nous. C’était ma première prise de parole qui m’a marqué, je n’ai plus jamais eu peur de faire une prise de parole. C’était mon début. Après, à l’intérieur du syndicalisme, bon bien sûr, j’ai eu des responsabilités, j’ai été secrétaire d’une section et après j’ai été trésorier, après, je suis devenu président du syndicat à Bruay, j’étais délégué mineur, après on m’a pris à la région, j’étais vice président du syndicat régional, après j’ai été conseiller sur le plan national, bon. Et comme délégué mineur c’était, euh, on était un p’tit peu vu, comment dire de la CECA, la CECA c’est la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, donc la CFTC m’avait désigné pour la représenter au Luxembourg. Donc, j’ai donc été plusieurs fois au Luxembourg à des session de délégués, voyez j’ai toute une histoire. »

Cet entretien est le reflet de l’évolution de l’intégration des immigrés et de leurs descendants au sein même des syndicats. Ils peuvent, effectivement, être amenés à prendre des positions de plus en plus importantes ce qui marque une évolution des pratiques syndicales par rapport aux années

241 Stéphane, SIROT, La grève…, op.cit., p. 55.

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1920. Cette évolution s’explique par l’augmentation du nombre de ceux qui ont acquis la nationalité française. Cette augmentation touche tout particulièrement les Polonais, plus que les autres nationalités, puisqu’en effet 41,3%242 de ceux vivant dans le Pas-de-Calais avaient la nationalité française en 1990. Tous les syndicats ne sont pas investis par les Polonais de la même manière. Une des caractéristiques est l’adhésion au syndicat CFTC qui est considéré comme respectant l’héritage chrétien dont ils se revendiquent. Les individus expriment donc toujours leur souci de rester fidèle à leurs valeurs d’origine.

Entretien avec Monsieur F. : « Oui, je suis d’origine polonaise, un peu CFTC sur la fin. Je vous avouerais sincèrement que mon père, mon frère et moi-même, on était à la CGT à l’époque, en 44-45, c’est assez loin. Mais ce qu’on appel…les polonais ont toujours été de tendance catholique. Bon ben, fallait avoir une carte pour se défendre, on en avait une et puis suite aux événements qui se sont passés avec les mouvements de grève qu’y a eu, mon père a déchiré sa carte, mon frère aussi, bon moi je l’ai gardé puis finalement j’ai atterri à la CFTC dans la dernière année avant sa transformation statutaire qui est devenu CFDT. Donc, je suis à l’origine de ce qu’on appelle la CFDT [Confédération française démocratique du travail]. »

D’autres explications peuvent être données à l’accroissement du syndicalisme parmi les mineurs polonais. Dans un premier temps, la nationalisation des compagnies minières intégrées, par l’ordonnance de décembre 1944, au sein des Houillères Nationales du Bassin Nord-Pas-de-Calais modifie la politique d’encadrement des mineurs qui était celle des compagnies privées. C’est-à-dire qu’elle se traduit par une laïcisation.

Mis à part la participation aux structures syndicales, c’est par la pratique gréviste, que la contestation se fait jour avec le plus d’acuité. En effet, les Polonais ne sont pas restés en marge de celles-ci. Sans qu’il s’agisse d’une remise en cause de l’intégration au pays d’accueil et au modèle républicain, l’intégration à la société industrielle et salariale, quant à elle, ne se fait pas sans heurts et sans prises de position. Cet engagement contestataire des ouvriers polonais, les mineurs243 en sont l’archétype notamment car leur engagement est facilité par la sociabilité minière244, particulièrement dans Nord-Pas-de-Calais, ce qu’un de nos enquêtés nomme « le royaume des mines245 ». En effet, l’immigré polonais entre pour part, dans la catégorie « du mineur comme type même de l’ouvrier prolétarien : [qui se caractérise par une] intégration sociale très forte, combinant la défense des intérêts avec la protection des mineurs, la représentation politique locale avec la

242 Les Italiens et les Belges pour ne prendre que deux exemples de population qui sont arrivés dans le Nord-pas-de-Calais plus ou moins aux mêmes dates que les Polonais, c’est-à-dire à la fin du 19ème siècle –début du 20ème siècle, ces derniers n’avaient la nationalité française qu’à 14% pour les Belges et 13,3% pour les Italiens. Source INSEE – Recensement de la population 1990, in Profils 4, juillet 1994, p.26. 243 « Madame G. : Nous, on est des mines ! » Entretien avec Madame G. (Annexe 1). 244 «La sociabilité est définie comme l’ensemble des relations vécues : indicateur privilégié de l’évocation sociale. » in Claude, DUBAR, Gérard, GAYOT, Jacques, HEDOUX, « Sociabilité minière et changement social à Sallaumines et à Noyelle sous Lens », La Revue du Nord, n°253, Tome LXIV, avril-juin 1982, p. 364. 245 Se référer à l’entretien avec Monsieur Filipiac. (Annexe 1).

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sociabilité et l’esprit associatif, le service avec le leadership social246. » Cette sociabilité peut prendre différents visages. La sociabilité politique est l’une d’entre elles et trouve une de ses expressions dans la pratique gréviste.

Entretien avec Monsieur T. : « C’est pas facile de parler des grèves. Une grève ça se décide parfois de longue date et parfois c’est spontané. Y a eu la grande grève de 1963, comment dire, où les mineurs réclamaient, comment dire, une augmentation de salaire parce que le niveau de vie était baissé. C’était De Gaulle qu’était en c’temps là, comment dire, le président. Et avec son ministre du travail, ils ont voulu briser la grève des mineurs en faisant, en édictant un décret : “décret de réquisition”. Malheureusement la réquisition c’est quelque chose qui ne passe pas dans la mentalité française et les mineurs ont été appuyés par toute la nation et on a fait 35 jours de grève et on a obtenu satisfaction. Vous voyez, ça c’est une grève. Je peux vous raconter une autre grève, celle de 1971, voyez, les responsables des charbons, des charbonnages, avaient décidé qu’on allait fermer le dernier puit de mine qui était à Bruay, c’était la fosse 6 d’Haillicourt. Ils allaient la fermer parce que, soit disant, y avait pas de charbon, alors comme j’étais délégué mineur je connaissais bien la mine et aussi où y avait du charbon et où y en avait pas puisqu’on avait des contacts avec les géomètres, c’était les géomètres qui faisaient, comment dire, les sondages donc ils savaient où y avait du charbon mais là c’était une décision politique. C’est en réunion à cinq personnes, on était cinq, comment dire à notre permanence. On s’est dit, “non là c’est pas possible, ils sont en train de nous couilloner, ils vont nous mettre au chômage, va y avoir de la misère, va y avoir tout un tas de truc et on a décidé bon ben à partir de demain, on fait grève”. Euh, en sortant, comment dire, de notre permanence, nous avons rencontré le délégué de la CGT, alors on lui a fait part de notre intention. Les deux organisations et ben qu’est ce qu’elles ont fait eh ben on s’est mis dans le piquet de grève et on a empêché les mineurs d’aller travailler en leur expliquant les raisons et ben ça a bagarré pendant très longtemps, ça a été très dur. Y avait aussi, comment dire, en c’temps là une, euh…, un genre de parti, le “secours rouge”, on appelait ça, c’était des maoïstes, le secours rouge révolutionnaire, ils se sont joint, on voulait pas d’eux mais ils nous donnaient un coup de main. C’est comme ça que la grève, elle a réussi. Au lieu de fermer la fosse en 74, comme c’était prévu, elle a continué encore à être exploitée jusqu’en 79. Ce n’est seulement qu’après qu’on a fait un plan social et tout ça. Donc, voyez, c’est des grèves mais y en a eu d’autres de grèves. »

Si le syndicalisme a mis du temps avant de toucher les immigrants, la figure de l’ouvrier polonais syndicaliste247, parmi les descendants d’immigrants ou les immigrants plus récents, est de moins en moins fréquente. Il faut réinscrire ce phénomène dans le cadre de l’évolution du modèle salarial, ce que Stéphane Beaud et Michel Pialoux appelle la « déstructuration et l’affaiblissement du monde ouvrier248 ». Les vieux ouvriers spécialisés sont concurrencés par l’arrivée, dans le monde de l’entreprise, d’ouvriers intérimaires qui cassent les dynamiques propres au monde ouvrier et la politisation de ces derniers. De plus, les « jeunes immigrés » ne sont plus considérés par les ouvriers français comme l’étaient leurs parents et notamment leurs pères : d’une part, « on ne les accepte qu’avec de plus en plus de réticences [au sein de l’entreprise]249 », ils sont donc moins nombreux et leur petit nombre accélère la stigmatisation, d’autre part cette main d’œuvre immigrée a changé, elle ne vient plus des pays européens : italiens, belges, polonais mais d’Afrique du Nord pour l’essentiel or ces populations sont sujettes à une plus forte stigmatisation. Une multitude de 246 Claude, DUBAR, Gérard, GAYOT, Jacques, HEDOUX, « Sociabilité minière… », op.cit., p.366. 247 Les trois enquêtés cités dans ce qui précède : Monsieur D. : arrivés en France juste après guerre, Monsieur T. : descendant né dans les années 1920, Monsieur F. : descendant né en 1939. (Annexe 1). 248 Stéphane, BEAUD et Michel, PIALOUX, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999, p. 376. 249 Ibid.

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facteurs, la fermeture de gros centres industriels, notamment l’extraction de charbon et du minerai de fer, la modification de la structure de l’entreprise ; le rejet des plus jeunes par les plus anciens ouvriers. Les jeunes immigrés constituent alors un « groupe repoussoir 250» et font que la politisation des populations immigrées s’affaiblit alors qu’elle avait mis du temps à s’affirmer. Il ne s’agit là que d’un aperçu mais qui témoigne bien des difficultés ressenties par les immigrés pour se politiser en monde ouvrier et cela même si la marge de manœuvre qui leur est laissée par les pouvoirs publics et le patronat apparaît plus grande que dans les années 1920. Cette marge de manœuvre étendue ne serait peut-être qu’un trompe l’œil, au sens où un contrôle plus subversif aurait remplacé le contrôle affiché. Cette constatation nous renvoie au panoptisme benthamien. En effet, le pouvoir serait partout mais resterait invisible. Ainsi, le mécanisme de contrôle des comportements ne relèverait plus du redressement mais de la culture de la bienveillance. Ce constat n’empêche pas qu’un héritage contestataire subsiste parmi les descendants, dont l’une des expressions est la revendication des droits sociaux qui entre dans les représentations des « rôles sociaux spécifiques de la citoyenneté » :

Entretien avec Monsieur T. : « On a deux filles. Et c’est deux filles engagés parce qu’elles militent, y en a une qui est à la mairie, elle est à la communauté et la deuxième est à la société de secours comme secrétaire médicale. Alors, je ne sais pas si ça vient de moi, mais je pense que c’est, comment dire, elles [ses filles] ont un p’tit peu la mentalité de la défense du plus faible, puis aussi faut défendre les droits acquis parce que ça, ça suffit pas. 251»

L’engagement partisan comme le syndicalisme suggère un fort investissement à l’égard des

problématiques politiques françaises et la participation active au sein de la communauté nationale du pays d’accueil. L’exercice du droit de vote, affirmé par tous les enquêtés, n’est pas l’unique élément de la citoyenneté politique, elle se trouve complétée par d’autres activités. Cela dit, ce dernier n’est pas un trait récurrent parmi nos enquêtés252. Ce qui peut s’expliquer par le faible engagement des partis politiques, au même titre que les syndicats, sur la question de l’immigration dans l’entre-deux-guerres, à part le Parti Communiste, qui a été le plus actif dans les tentatives de sensibilisation et d’organisation politique des immigrés. Cependant, pour le petit nombre des polonais qui militaient au sein du Parti Communiste, le militantisme n’était pas chose facile comme le précise Janine Ponty au sujet des communistes polonais en France durant l’entre-deux-guerres. La surveillance policière s’accroît liée à la « hantise des bolcheviks 253». Nombreux sont les journaux communistes interdits de publication. Une des particularités à noter est que, dés lors qu’il s’exprime, l’engagement partisan des polonais se constitue au sein de cellules polonaises, et donc à l’écart des

250 Idem., p.390. 251 [Souligné par nous]. 252 Nous le retrouvons uniquement chez deux des enquêtés. 253 Janine, PONTY, Polonais méconnus…, op.cit., p. 204.

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cellules françaises. Ce qui témoigne, une nouvelle fois, de l’existence d’un entre-soi parmi les polonais. « Inutile de chercher des travailleurs polonais dans les autres formations politiques françaises. Aucune ne les attire, même pas le parti socialiste. […] Les immigrés ne votent pas et se sentent étrangers […]. 254» La situation se modifie dans la période après-guerre. Monsieur T., a été conseiller municipal dans une commune du Nord Pas de Calais qui était une mairie socialiste. « Les mineurs constituent une communauté monolithique, un monde clos, fermé sur lui-même, dont l’homogénéité est renforcée par l’unité du lieu de travail (la mine) et du lieu d’habitation (le coron). Cette communauté a adopté très tôt un modèle spécifique d’organisation politique pour la défense des intérêts des mineurs face à la pression des compagnies minières privées. Ce modèle se réfère au socialisme, mêle le syndicat et le parti politique […]255 »

Entretien avec Monsieur T. : « Q. : Vous m’avez dit que vous aviez été conseiller municipal aussi… T. : Oui, j’ai fait deux mandats au conseil municipal à Bruay. Mais là, je l’ai fait, comment dire, après que j’ai pris ma retraite des mines, parce que quand on prend une responsabilité, c’est ce que j’ai toujours fait, c’est pas, comment dire, une responsabilité fictive, c’est une responsabilité active. J’ai abandonné après les deux mandats car comme j’avais encore d’autres activités, je n’ai pas pu continuer. J’ai aidé tant que j’ai pu surtout dans le domaine du social [à l’époque où il était conseiller municipal, la mairie était socialiste, d’ailleurs elle l’est toujours]. J’ai toujours travaillé, j’ai fait partie du CCAS comme on dit, tout ça…256 »

Sortant de la spécificité du Nord-Pas-de-Calais, l’engagement partisan est également présent à droite, notamment au sein du RPR. L’engagement de Polonais en son sein est toutefois un phénomène plus récent et détonne avec celui des ouvriers mineurs. Interrogeant Monsieur D. sur son engagement, il n’a toutefois pas voulu mettre l’accent sur la dimension partisane et/ou idéologique qui avait pu conduire à son choix, préférant insister sur l’esprit de tolérance qu’il avait à l’égard des autres mouvances partisanes. Dans son cas, l’évocation de son statut de délégué cantonal est donc plus l’expression de sa participation à la vie politique française de manière générale.

254 Idem., p. 208. 255 Claude, DUBAR, Gérard, GAYOT, Jacques, HEDOUX, « Sociabilté minière…, op.cit. 256 [Souligné par nous].

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Entretien avec Monsieur D.257 : « […] j’ai voté en France, j’ai fait partie d’un parti, j’ai monté des trucs parce qu’il y avait pas mal d’associations qui se sont créées et tout ça. Ah, j’ai participé ça depuis 40 ans, j’ai fait partie d’un parti politique, j’étais délégué régional, euh cantonal, j’ai participé pleinement à la vie politique en France, oui, oui, oui. Q. : Je peux vous demander quel parti c’était ? D. : Ben, c’était le…RPR à l’époque… Q. : D’accord, et vous étiez délégué cantonal ? D. : Oui, j’étais délégué cantonal, oui, ensuite c’était UMP. Moi, c’était mes convictions…Si vous voulez j’critique pas d’autres qui étaient socialistes, communistes à part le communisme qui me […]

Q. : Je vais revenir à votre vie en France, pourquoi avez-vous choisi de militer au RPR ? D. : Comme euh…parce que pour moi je respecte toutes les partis quand c’est dans un pays libre comme la France … parce que bon Chirac à l’époque, c’était un gars j’l’aimais bien, c’était un gars qui se battait et qui était très battant Chirac à l’époque. Moi, j’étais jeune et très battant, c’est pour ça. C’est pas…parce que j’croyais que dans la vie, il faut se battre toujours, pas rester sur ses euh, bon y avait des politiciens qui étaient plus [mot incompréhensible] moi j’trouvais que c’était un p’tit peu passé parce que moi personnellement, mon exemple vrai en France, c’était Charles de Gaulle parce que des gens comme Charles de Gaulle ça naît pas tous les ans, dans le dernier siècle on en a eu trois, c’était de Gaulle, c’était Churchill et dans le mauvais sens c’était Staline parce que tout ce qu’il a fait bon dans le mauvais sens…Alors le RPR comme c’était la suite des idées de de Gaulle j’me suis engagé là bon. »

Outre, la sociabilité politique qui permet le rapprochement entre les différents mineurs qu’ils soient porions italiens ou agents de maîtrise polonais, les Polonais évoquent la sociabilité professionnelle qui, quant à elle, revêt un caractère plus compétitif du fait de la dureté du travail : « […] le constat, très unanime parmi les mineurs interrogés, de la dureté du métier, de la primauté du rendement et de la brutalité des relations hiérarchiques. Dans ces trois domaines étroitement imbriqués, les transformations profondes du procès d’extraction minière et des politiques économiques de l’entreprise (Compagnie minière puis H.B.N.P.C.) n’empêchent pas les discours des mineurs d’exprimer la conscience d’une forte continuité dans les conditions concrètes de travail et les relations au fond de la mine258. » Pour contrebalancer ces conditions difficiles, les pratiques festives prennent une place importante dans le récit des mineurs (« sociabilité ludique259 ») :

Entretien avec Monsieur T. : «C’était lié au travail de la mine, la mine, c’était quelque chose de très difficile. Quand j’entends certain dire que c’était le bagne, c’était ceci…Oui, mais y avait pas autre chose, on n’avait pas le choix. Quand j’ai commencé à travailler, on n’avait pas le choix d’aller ailleurs, c’était la mine, un point c’est tout. Puis comme mon père avait le droit au logement gratuit, oui mais à la condition que le fils aussi aille à la mine. Y avait des menaces qui étaient aussi faites. Mais, les mineurs aimaient leur métier. D’ailleurs y a beaucoup d’associations qui se sont créées : les joueurs de boule, tout ça, y a beaucoup d’endroits que les mineurs aimaient bien trouver et surtout le jour de la Sainte Barbe. On fêtait la Sainte Barbe, c’était quelque chose d’extraordinaire alors on y tenait à la Sainte Eloi, la sainte Barbe. La Saint-Eloi c’était pour ceux qui travaillaient au jour. Mais alors, on mélangeait tout, on participait à la Saint- Eloi et à la sainte Barbe. C’était deux fêtes qui nous tenaient beaucoup à cœur les polonais. »

257 Entretien réalisé le 04/06/2005 (Durée : 50 minutes) Monsieur D. est né en Pologne, émigration à l’âge de 15 ans (1941) en Westphalie où il travaille dans l’agriculture, puis émigration en France (Auvergne) où il travaille comme ouvrier, double nationalité, habite actuellement à Saint-Georges (Puy-de-Dôme). [Souligné par nous]. 258 Claude, DUBAR, Gérard, GAYOT, Jacques, HEDOUX, « Sociabilité minière… », op.cit., p.376. 259 Idem., p. 386.

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On assiste cependant à un déclin de ces pratiques. Qu’il s’agisse des bals, des fêtes locales comme les ducasses, leur nombre s’est peu à peu réduit. Par contre, d’autres formes de sociabilité comme la sociabilité domestique ou paroissiale s’inscrivent, quant à elles, dans la continuité même si elles ont connu des transformations dans leurs pratiques et leurs fréquentations. Cette dernière est un élément permanent dans le vécu du mineur polonais. Nombreux sont ceux qui l’évoquent à travers leur participation aux associations catholiques polonaises: la préservation des valeurs chrétiennes malgré l’observation d’une forte déchristianisation au sein de la population polonaise. La sociabilité minière s’organise en un tout cohérent où les immigrés inscrivent alors leurs nouveaux repères. Cependant, la sociabilité minière n’est pas homogène en tout lieu. L’intégration des étrangers est un des révélateurs des distinctions que l’on peu établir entre les différentes communes du bassin minier. Pour ne prendre qu’un exemple étudié par Claude Dubar, Gérard Gayot et Jacques Hédoux « Sociabilité minière et changement social », « La différence des configurations sociales à Sallaumines et à Noyelles ne résulte pas seulement d’évolutions différentes de ces composantes, elle est aussi liée à des modes d’intégration ethnique différenciés […]. » Prenant l’exemple de Bruay la Buissière260, il est notable que l’intégration des différentes populations ne s’est pas fait sans heurts comme en témoigne ce récit réintégrant la question de la sociabilité ludique comme pouvant devenir, paradoxalement, un lieu d’exclusion :

Entretien avec Monsieur G. et Monsieur F. : « Q. : Les polonais étaient nombreux à Bruay ? G. : La plus grosse colonie était à Marles… F. : J’pourrais vous dire qu’à un moment donné un bruaysien sur deux… Q. : était polonais F. : Avec une population à l’époque de 31000… G. : A l’apogée de la population polonaise, Bruay, rien que Bruay faisait 39000 habitants. Actuellement, avec l’union de Bruay la Buissière parce qu’avant c’était Bruay en Artois maintenant c’est Bruay la Buissière on a donc associé les deux, ils se sont associés et on est à 25 500 habitants en gros maintenant. C’est-à-dire que avant il y avait 3500 habitants sur la Buissière, alors ça nous ferait à peu près 36 000 habitants. On a perdu 10 500 habitants en…. F. : J’vais vous dire une chose : ici, vous êtes dans un secteur à Bruay où vous avez très peu d’immigrés nord africain. J’ai connu cette époque là, quand on a fini la guerre les tirailleurs algériens parce qu’on avait pas de marocains à ce moment là. Les tirailleurs algériens, ils venaient remplacer les allemands qui étaient prisonniers à l’ancien camp des prisonniers russes parce qu’on a eu les russes qui ont travaillé à la mine, après ces russes avaient été gardés par les allemands, après c’est les allemands qui ont remplacé les russes dedans et ensuite y a eu les tirailleurs algériens, on les a démobilisé et s’ils voulaient rester par ici et puis y travaillaient à la mine donc ils étaient là 3-400 hein et y a eu des sacrés accrochages sur Bruay, surtout fête foraine et manque de pot avec les polonais. Faut être honnête, moi j’étais tout jeune mais nous avons eu une population, quand on allait dans certains bals ou n’importe quoi si on nous emmerdait, on appelait tous nos copains si on était emmerdé. On rentrait dans le bal et y a toujours les mêmes qui vous attaquaient, fallait courir à travers champs parce qu’ils nous poursuivaient. Mais y avait quand même une quinzaine des polonais qui venaient d’Angleterre où ils avaient la guerre, où la majorité était des commandos alors ils ont dit “on va régler ça !” Alors quand ils partaient à la foire quand ça c’était produit, y avait un polonais qui avait été, deux même, des amis à mes parents qui ont été poignardés et ben y a eu la chasse. Maintenant on appellerait ça racisme mais y a eu la chasse. Je peux vous dire que quand ils attrapaient quelques uns et ben ils s’attrapaient une sacrée volée hein […]»

260 Commune proche de Béthune.

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Ces communes du Nord-Pas-de-Calais ont connu des changements considérables liés à l’extinction de l’industrie minière.

Entretien avec Monsieur G. : « […] En 35 ans. D’ailleurs vous verrez ici, si vous faites un tour dans les rues et dans les corons, vous verrez que certains grands logements qui possédaient trois chambres et …une chambre peut-être qu’on pouvait faire en bas, ont été partagés en deux pour pouvoir loger ensemble. C’est-à-dire vous aviez un ménage qui habitait le bas et un ménage qui habitait le haut. Maintenant tout a été regroupé, les logements ont été rénovés euh vous avez encore des logements actuellement qui sur Bruay fonctionnent encore, encore qu’on a tendance maintenant à ne plus les donner et qui euh…au niveau de la location coûtent, j’vais vous dire ça en franc, entre 550 et 600 francs, mais qui ne possèdent pas de salle de bain et dont les waters sont toujours à l’extérieur. Donc euh actuellement sur Bruay, le parc minier qui a été divisé par deux parce que des logements ont été rasés et ben y avait à peu près 8000 logements, on est maintenant à peu près à 3400. Le reste a été rasé parce les logements étaient soient broyés par les affaissements miniers, ou alors ça coûtait trop cher pour les remettre en état. Donc actuellement, la moitié du parc minier a été démoli, d’accord, et remplacé par des logements neufs euh…soit construit en individuel, soit construit en collectif voilà. »

Si les Bruaysiens apparaissent satisfaits, parfois même fiers des modifications qui ont été faites puisqu’elles ont permis l’amélioration des conditions de vie. Ils semblent ne pas oublier de dire qu’avant tout : « nous, on est des mines ! » La sociabilité minière prenant dans cette configuration le pas sur la sociabilité polonaise. Si des changements considérables ont affecté l’espace public, la sociabilité domestique, mise en exergue dans le récit des femmes, puisqu’elles en sont les éléments structurants, comportent plus de permanences. Toutefois, les femmes participent elles aussi, dans un autre registre que leur mari, aux affaires de la Cité, elles ne sont plus « ces mères de familles, inactives et analphabètes comme l’imagerie de l’immigration avait tendance à les représenter261 » mais représentent également la figure de l’implantation dans le pays d’accueil et développent leur point de vue sur leurs représentations de la citoyenneté politique.

Entretien avec Madame G. : « Q. : […] qu’est-ce que signifie la citoyenneté pour vous ? G. : [Silence] Ben disons, je suis en train de chercher ce que je vais vous dire, parce que justement j’ai été, je suis toujours d’ailleurs au CCFD, Comité Catholique Contre la Faim pour le Développement, j’étais responsable d’équipe pendant 20 ans euh…avec une autre personne tout ça. Et pendant 20 ans, on a parlé beaucoup de citoyenneté, d’une part c’est le respect des gens et le respect des autres, c’est participer, c’est participer activement à ce qui se fait, pas être euh consommateur mais être acteur dans la société actuelle et s’entraider. »

Ces notions d’entraide et de solidarité sont des valeurs majeures développées par ce groupe et celles-ci transcendent le groupe d’origine. Malgré cela, l’acceptation des autres étrangers, notamment à l’égard de l’immigration africaine, est difficile. Un sentiment de concurrence a pu s’établir entre les différentes nationalités : les polonais étant arrivés, chronologiquement, avant l’immigration d’Afrique du Nord par exemple, ils craignaient que ces populations prennent leur place sur le marché du travail notamment. Cette réaction correspond en quelque sorte à celle des

261 Nancy, GREEN, Repenser…, op.cit., p. 110.

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« français de souche » concernant les premières immigrations : « les étrangers nous volent notre pain et notre travail » qui témoignait de la difficulté de faire une place aux populations étrangères au sein du creuset français. Ainsi, la place qu’ils avaient réussi à acquérir parmi la population française, la relative acceptation dont ils pouvaient jouir risquaient, du fait de l’arrivée de nouveaux venus, d’être mise en question. A cela vient s’ajouter la différence culturelle et religieuse qui sépare ces populations, décalage d’autant plus important parmi une population polonaise affirmant son catholicisme.

Entretien avec Madame S.: « Et quand ils sont venus c’est pas comme en ce moment, c’est pas pour les critiquer, enfin ça vous l’effacerait ou vous le mettrait, mais une comparaison parce que là j’suis pas d’accord non plus, j’suis pas raciste mais j’suis pas d’accord non plus, quand les algériens et tout le bataclan, les maghrébins sont venus, eux, ils ont tout eu : des maisons, des meubles…Et moi, quand les parents ils sont venus ils ont eu une maison d’accord, un ballot et les affaires qu’ils avaient. Et au bout d’un certain temps, quand ils ont travaillé, ils se sont arrangés pour acheter. Bon, comme ils sont venus à deux en 29, moi j’suis née en 31, bon ils avaient deux ans pour récupérer un p’tit peu. Mais dans les maisons, ils étaient à plusieurs familles dedans. Pas spécialement, ça dépend les coins parce que nous on s’est bien intégré. […] Mais c’qu’y a les machins, bon les noirs passe encore, les marocains, j’en ai connu, passe encore mais c’est les algériens oh lala ! Et puis avec leur bidule sur la tête à quoi que ça rime ? Et ben moi aussi, j’vais prendre une grande croix, j’vais mettre et dans le dos je vais mettre le pape. Pourtant j’en ai ici, là [Elle me montre des photos du pape accrochées au mur], j’en ai plein. »

Les populations polonaises ont connu des difficultés financières importantes, ont travaillé dans des conditions pénibles et laborieuses et ont connu une stigmatisation en tant qu’étranger, à laquelle se sont ajoutés les stéréotypes accolés au monde ouvrier souvent infantilisé et avili dans les discours patronaux niant la possibilité de voir émerger une culture populaire autonome. En effet, ces éléments font qu’un certain nombre de ressentiments émergent à l’égard des populations bénéficiant soit d’aides étatiques, soit émanant d’associations de soutien aux populations en difficultés. C’est l’idée selon laquelle, il serait fait « un pont d’or » à ces populations, « pont d’or » dont ils n’ont, quant à eux, pas bénéficié. La relation au travail entretenue par les populations immigrées, notamment les mineurs, est un préalable indispensable pour comprendre leurs perceptions de la citoyenneté, notamment dans sa dimension exclusionnaire.

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Entretien avec Monsieur N.262 : « Même les restos du cœur, ils jettent des choux fleurs parce qu’ils ne savent pas le faire cuir ou des trucs comme ça, alors euh… Non mais, mais le premier adjoint du maire, une fois il m’a raconté aussi : il sort de la mairie, c’est à la mairie qu’on distribue les colis, y avait une femme bon, au dernier jour qu’elle devait accoucher, trois gosses autour d’elle et elle avait deux sacs bien remplis. Alors, elle ne pouvait pas les porter tellement que c’était lourd, surtout qu’elle était sur ses derniers jours quoi. Alors il a dit : “ Attendez Madame je vais vous donner un coup de main !” Alors, il croyait qu’elle a garé une poussette dehors. Il lui demande : “Elle est où votre voiture ?” “ Elle est là-bas”. Lui, il le suit. Une Mercedes d’occasion et son mari il était là dedans et il lisait le journal. Alors c’est pour vous dire. “Y a le sac qui m’est tombé de la main” qui m’a dit [Rires] […] N. : Maintenant, je mets une ornière pour pas voir ce qui se passe là dedans. Et après il m’a raconté aussi que la mairie, elle donné des aides bref. Justement, il y avait un courrier à envoyer [il parle toujours du premier adjoint au maire], alors y dit à la secrétaire en partant : “Donne la moi, je vais la déposer directement”. Quand il est rentré là dedans [chez les gens], ils étaient en train d’installer une cuisine incorporée. Des chômeurs ! Et ils demandent, tous les quatre mois, des aides à la mairie. Petit à petit, on sait à qui on a à faire, bref… Même Janine [une voisine] qui travaillait à la mairie, et ben les chômeurs, ils lui ont fait des menaces pour des trucs qu’elle voulait pas signer mais bon, bref… C’est comme on dit : “profession c’est chômeur”. L’autre jour, j’ai bien rigolé, les chômeurs, ils disent au gouvernement : “ on nous casse notre profession !” [Rires] Profession : chômeur [Rires]. »

Ainsi, ces deux types de population263 semblent difficilement pouvoir être acceptées par les populations d’origine polonaise en France.

Ce « modèle » de citoyenneté se caractérise par une intégration considérée comme « exemplaire » par les enquêtés puisqu’ils estiment qu’ils se sont fait leurs les normes républicaines sans toutefois rejeter leur polonité, dont nous trouvons des traces dans certaines pratiques qui sont soit tournées vers l’extérieur, c’est-à-dire vouées à être partagées, soit se renferment sur la sphère privée ou dans des milieux réservés au titre desquels les associations et la paroisse polonaises s’ils les fréquentent. Ces pratiques sont donc le révélateur de l’intériorisation de la dichotomie entre sphère privée et sphère publique, c’est-à-dire d’une « laïcité militante ». A cette dichotomie vient se greffer une seconde distinguant le citoyen actif du citoyen passif. Leurs engagements, prises de positions idéologiques et/ou partisanes ainsi que leur ancrage, pour certains d’entre eux, au niveau

262 Entretien réalisé le 25/01/2005 en présence de Madame N. (Durée : 50 minutes). Monsieur N. est né en France puis a vécu 21 ans en Pologne à partir de l’âge de 12 ans et est revenu s’installer en France en 1967, nationalité française, mineur de profession, actuellement retraité, habite à Pecquencourt (Nord-Pas-de-Calais). 263 Une autre dimension exclusionnaire se fait jour à travers l’image du Juif. Toutefois, elle montre moins le rejet de celui-ci dans le cadre sociétal français que l’existence, chez les enquêtés, de périodes d’expression d’une attitude xénophobe qui ressurgit notamment lors de l’évocation de la seconde guerre mondiale: « Eux y savaient pas, quand y sont venus les premiers clients d’Auschwitz, comme on dit, c’était des gens d’là. On leur avait dit « prenez une valise avec ce que vous pouvez, montez dans l’train, vous inquiétez pas, on va vous donner du travail ailleurs. » Et puis, on n’a plus jamais eu de nouvelles parce que ça se savait pas hein. Les gens autour d’Auschwitz avaient été liquidés et tous ceux qui s’amenaient ils l’ont mis en… Quand on parle d’Auschwitz, on a l’air d’oublier qu’il y a 70 000 polonais qui sont morts avant, avant les premiers [juifs]. Alors vous voyez un p’tit peu, donc moi la famille, elle est pratiquement inexistante quoi, y a des petits, petits rien de…Malgré que mon grand père était aux Etats-Unis, il doit être mort parce que c’était quand même le père de mon père. Mon père aurait 103 ans [Rires]. » Entretien avec Monsieur F. (Annexe 1) Nous retrouvons ces propos dans plusieurs entretiens et dans les différents « modèles. »

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de la politique locale sont l’expression de leur conception participative de la citoyenneté mettant en avant la responsabilité individuelle et collective de ceux qui revendiquent une allégeance nationale.

B. Une citoyenneté « intégrative »

Ce second « modèle 264» de citoyenneté, « les intégrateurs », fait apparaître celle-ci, pour les

enquêtés, comme étant un moyen parmi d’autres, de réussir leur intégration au même titre que pour le premier « modèle ». Cependant, à l’inverse du modèle précédent l’intégration au modèle et au code culturel dominant, celui de la société française ne peut pas être considéré comme un acquis mais est en voie d’acquisition. Certains immigrants ont connu de grandes difficultés d’intégration ou arrivés plus récemment ne se sont pas habitués au mode de vie français. Ils ont, pour ce fait, une perception de la citoyenneté qui se fonde sur une recherche de reconnaissance plus affirmée que parmi « les républicains. » La citoyenneté telle qu’elle est envisagée par ce groupe ne comporte pas d’engagement partisan ou syndical. Nous observons donc très peu de « pratiques citoyennes ». Pour ces femmes, puisque le « modèle » regroupe uniquement des personnes de sexe féminin, la sphère privée constitue l’essentiel de leurs repères identitaires. Elles demeurent très proches de leurs origines polonaises mais n’investissent pourtant pas ou peu la vie associative polonaise parce que l’objectif visé est, malgré les difficultés, l’intégration au pays d’accueil. Ces femmes apparaissent comme les « gardes fou265 », à l’inverse de celles qui constituaient le modèle précédent, contre la trop grande pénétration des valeurs françaises dans la sphère privée mais ce rôle apparaît plus comme un non-choix. En effet, tout en voulant s’intégrer au modèle sociétal français, ces dernières gardent pour objectif de transmettre les valeurs et la culture polonaise à leurs enfants puisqu’elle constitue la seule stabilité possible. Elles sont représentatives de cette tension existante entre l’héritage français et l’héritage polonais. Ce sont elles aussi qui connaissent les plus grandes difficultés d’insertion au sein du pays d’accueil, souvent liées au fait que leur émigration – immigration n’a pas été un choix personnel mais celui de leur mari ce qui rend la transition d’autant plus difficile. Nancy Green énonce trois figures concernant le rapport des femmes à l’immigration, le parcours migratoire des femmes que nous évoquons ici correspond à la deuxième figure, celle des

264 Ce « modèle » compte seulement 3 enquêtés. Il comporte 3 spécificités : la première est qu’il n’est constitué que de personnes de sexe féminin ; la seconde est que deux d’entre elles ont connu un « déclassement social » en venant vivre en France, déclassement lié à l’activité professionnelle exercée ; la troisième est que ces trois personnes connaissent des difficultés d’intégration importante. En plus de ces trois enquêtées, nous nous référerons à l’entretien réalisé avec Benjamin B. qui s’il fait partie, selon nous, du modèle précédent, illustre les propos de sa mère Madame B. Nous renvoyons au tableau situé en Annexe 1 pour que le lecteur, voulant se référer aux entretiens, puisse resituer les enquêtés. 265 Monsieur O.: « Y a, y a véritablement, c’est le, le garde-fou, la mère polonaise par rapport à l’identité polonaise, voilà. » Entretien avec Monsieur O. (Annexe 1).

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femmes « suiveuses266 », c’est-à-dire des femmes qui partent pour rejoindre leur mari ou futur mari plutôt que de leur propre volonté267.

Entretien avec Madame B268. : « […] moi j’étais protégée par mon mari alors c’était pas trop difficile. » Entretien avec Madame L.269 : « Donc, pour moi c’est une décision à cause d’une situation familiale et personnelle. Je n’étais pas trop bien préparée pour venir ici parce que j’ai fini mes études en Pologne, j’ai fait ma vie professionnelle, j’ai eu du travail stable qui était très intéressant parce que je travaillais à l’école supérieure dans le domaine de recherche, dans les dossiers de chercheurs, je payais des honoraires pour les travaux de recherches pour les enseignants. Donc, c’est un travail que je ne pense jamais retrouver le même en France et d’ailleurs j’ai eu raison [Rires] mais je décidais de me battre, j’ai fait beaucoup de formations, j’ai perfectionné ma langue française qui au départ n’était pas très bien excellente [Rires]. »

Par ces deux discours, on observe une oscillation entre protection et perte des repères qui étaient les leurs en Pologne. Si elles sont redevables à leurs conjoints de les avoir protégées au moment de leur arrivée, l’insertion à la société française s’est faite difficilement soit parce qu’elles n’ont pas exercé d’activité professionnelle au cours d’une période parfois relativement longue, soit qu’elles se soient séparées de leur conjoint ou que celui-ci soit décédé. L’intégration a donc pour elles était plus tardive ce qui peut expliquer les difficultés ressenties, notamment pour se faire une place dans la sphère publique et politique et pour pouvoir en mesurer les enjeux. En effet, à l’inverse des femmes ouvrières si elles travaillaient ou des femmes de mineurs, celles appartenant à ce modèle n’ont pas bénéficié de la sociabilité ouvrière et de l’intégration, sans dresser un portrait idyllique, qu’elle pouvait engendrer. Ces femmes arrivées en France plus récemment, c’est-à-dire à la fin des années 1980270, ont connu des difficultés pour se faire reconnaître. La notion de « trouble identitaire » développée par Erik H. Erikson peut leur être appliquée. En effet, et reprenant l’analyse faite par Hanna Devarenne-Megas271, sur la psychopathologie et l’insertion sociale des migrants polonais en

266 Nous voulons ici spécifier que nous retrouvons un profil similaire chez Madame J. que nous n’avons pas placé dans ce modèle puisqu’elle n’avait pas la nationalité française. 267 La première figure était celle des femmes qui restaient au pays et s’occupaient du foyer, des travaux des champs, activités qui permettaient d’ailleurs le départ des hommes, alors qu’eux partaient à l’aventure. Cette image est celle des migrations de la fin du 19ème -20ème siècle, pour ce qui concerne, les polonais. Ces femmes ont toutefois pu par la suite rejoindre leurs maris quelques années plus tard. La troisième figure est celles des « émigrantes [qui] sont devenues, à leur tour et à l’instar des hommes, les héroïnes de la route et des vagues […] » Nous reviendrons sur cette figure dans le chapitre 4 puisqu’elle correspond plutôt, pour les polonaises, aux migrations récentes liées à l’élargissement de l’Union Européenne à la Pologne. Nancy, GREEN, Repenser…, op.cit., p. 105 -120. 268 Entretien réalisé le 19/03/2005 en présence de son fils Benjamin B. (Durée : 45 minutes). Madame B. est née en Pologne, arrivée en France pour rejoindre son mari en 1986, a la double nationalité, secrétaire de profession, vit actuellement seule avec son fils à Paris (Ile de France). [Souligné par nous]. 269 [Souligné par nous]. 270 Madame B. est arrivée en France en 1986, Madame L. en 1988. 271 « Psychopathologie et insertion sociale des migrants polonais en France », Revue Européenne des Migrations Internationales, 19(1), 2003, pages 101 à 115.

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France et en faisant un usage précautionneux de ses analyses appliquées à notre terrain272, nous retrouvons certains éléments. « Si on ne peut pas parler d’un véritable “choc culturel” vécu par les immigrés polonais à leur arrivée en France, la différence du fonctionnement social des deux pays va exiger de leur part un certain “réapprentissage existentiel”, du fait de certaines particularités de leur culture slave. » Elle met en exergue trois éléments jouant un rôle qui peut s’avérer déstabilisateur dès lors qu’à lieu la transplantation : « Tout d’abord le “code spatial” donc l’organisation des villes et le caractère simple et naturel de la campagne en Pologne se distingue nettement des paysages français, dans l’ensemble beaucoup plus aménagés et modernes. De même, la maison, le foyer sont des lieux très investis par les Polonais où ils passent volontiers leur temps entourés de leur proches […] Le “code temporel” diffère aussi entre les deux pays ; les rythmes journaliers en Pologne ne sont pas pareils à ceux de l’Europe occidentale : les heures de repas, de travail et de loisirs s’organisent différemment. Par exemple, le rythme de la vie quotidienne est moins rapide qu’en France […] quant aux croyances, la religion catholique s’avère dominante en Pologne […]273 » Nous retrouvons, dans le discours de Madame B., deux de ces éléments : le « code temporel » et les « croyances » qui permettent de penser que le déracinement est ressenti, chez elle, avec difficulté. Pour ce qui est du code temporel, elle l’évoque à plusieurs reprises au cours de l’entretien, montrant la différence ressentie entre son rythme de vie quotidien en France et en Pologne.

Entretien avec Madame B. : « Q. : Quand vous êtes arrivés en France, qu’est-ce qui vous a le plus marqué ? B. : Euh…C’était dur à s’habituer à la journée continue, c’est-à-dire euh pour la journée de travail. C’est-à-dire bon au début je n’ai pas travaillé mais je trouvais ça dur de s’habituer à ça, c’est-à-dire en Pologne la journée continue, on commençait tôt, bon travailler, être dans le bureau à 7h ou 8h et on terminait à 16h, y avait pas de coupure, c’est-à-dire que l’après-midi on travaillait pas. Tandis que ici on commence à 9h, on s’arrête à 18h, c’est-à-dire que la soirée elle est courte, dans ce sens. Bon, c’est un peu difficile mais on s’habitue. »

Quant à la différence portant sur la religion catholique, elle est, par contre, présente parmi un plus grand nombre d’enquêtés274 :

Entretien avec Madame B. : « Q. : Vous êtes catholiques pratiquants ? Mère : Oui, c’est peut-être ça qui choque certains comme on va tous les dimanches à la messe. Q. : Il y a aussi des français catholiques pratiquants ? Mère : Oui, mais pas de cet âge là, pas de notre âge. Si on va ici, y en a des français mais pas beaucoup de jeunes… Fils : Et encore, notre quartier, il est encore assez pratiquant parce que avant on habitait dans le 19ème c’est vrai que, qu’il y en avait pas beaucoup. Mais les français pratiquants c’est quand même vague parce que pour eux c’est aller au moins une fois par mois, ou dans le mois, à pâques, à noël, pour l’ascension, la pentecôte, là ils y vont mais sinon bon, c’est vrai qu’on est un peu fou d’aller aussi tôt et aussi loin. »

272 Nous ne saurions, en effet, savoir jugé de la psychologie des enquêtés, là n’est d’ailleurs pas l’objectif. Nous ne retiendrons donc que les aspects de son étude permettant une interprétation sociologique. 273 Idem., p. 107 [Souligné par nous]. 274 Nous reviendrons sur ce point avec le quatrième modèle.

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De plus, les émigrantes-immigrantes feraient l’objet d’une double stigmatisation en tant que femmes et en tant qu’étrangères : « Un constat à la fois anthropologique et épistémologique souligne le double stigmate de la femme immigrée. En même temps, l’observation sociologique pointe une double discrimination dont la femme déracinée fait l’objet. Au fond, la femme et l’immigré tendent des images en miroir.275 » Cette intégration à la société française, malgré les quelques réticences joue une place de premier plan pour elles et pour leurs enfants. C’est d’ailleurs souvent, pour eux, qu’elles ont demandé la nationalité française. En effet, elles ont souhaité faciliter leurs démarches afin qu’ils ne connaissent pas les mêmes difficultés qu’elles :

Entretien avec Madame L. : « Q. : Quand avez-vous fait votre demande de naturalisation ? L. : Euh…à la suite de la naissance de mon premier enfant parce que…c’était la proposition de mon mari, c’est une question de mon mari et je pense que ça a facilité certains échanges…surtout au niveau de documents…Oui, surtout au niveau de la recherche d’emplois pour moi. Ca a facilité beaucoup de choses : des déclarations et puis des droits pour moi, tout ce qui touchait les droits sociaux aussi de ma famille. J’ai protégé les droits des enfants et moi. »

Les enfants sont ceux par lesquels s’exprime l’intégration réussie. Si elles n’arrivent que difficilement à se faire au mode de vie français, l’intégration de leurs enfants est chargée d’attentes et d’espoirs. Ce désir d’intégration est intériorisé par les enfants eux-mêmes qui reprennent les problématiques de leurs parents.

Entretien avec Benjamin B276. : « Moi, je crois que ça se définit comme l’a dit maman mais aussi par, enfin, je crois l’intégration, enfin la nationalité parce que bon…on peut la définir parce qu’on essaie de s’intégrer dans un pays et puis bon… »

Toutefois, à l’inverse du modèle précédent, l’investissement pédagogique est plus réduit, au sens où il est gardé à distance et peut être générateur de tensions et d’incompréhensions. En effet, au sein de ces familles, parfois monoparentales277, la langue polonaise est toujours pratiquée mais en alternance avec la langue française.

Entretien avec Benjamin B : « Q. : Toi, tu parles polonais ? Benjamin B. : Oui, j’apprends à l’écrire surtout parce que parler. C’est surtout l’écrire parce que j’aimerais essayer de le passer comme LV3 au bac. Q. : Vous parlez polonais entre vous ? Madame B. : Oui, on parle… Benjamin B. : Oui Q. : Plus polonais que français ? Madame B. : Ca dépend des périodes et des thèmes. Y a certains thèmes que c’est plus facile de s’exprimer en français que…Non, mais on mélange beaucoup, c’est incompréhensible.278 »

275 Nancy, GREEN, Repenser…, op.cit., p. 113. 276 Entretien réalisé le 19/03/2005 en présence de sa mère Madame B. (Durée : 45 minutes). B. B. est né en France, âgé de 17 ans, nationalité française (demande de nationalité polonaise en cours), scolarisé, vit actuellement à Paris (Ile de France). 277 C’est le cas de Madame B. (Annexe 1). 278 [Souligné par nous].

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Il y a donc mise en présence de deux valeurs, mais avec un plus fort attachement aux origines polonaises qui prennent une dimension affective plus importante que celles véhiculées par le modèle français dans lequel ils entendent pourtant « s’imbriquer », imbrication qui ne signifie pas appropriation. La citoyenneté est pour cette raison vue comme un « ensemble de droits et d’obligations » mais qui sont gardés à distance.

Entretien avec Madame B. : « Bon, il faut remplir un certain nombre d’obligations déjà et…parce qu’on dispose d’un certain nombre de privilèges ou de libertés alors de l’autre côté il faut remplir comme droit de vote ou un certain nombre de choses. 279 »

De plus, ces droits et obligations, résultat de la « violence symbolique légitime » exercée par l’Etat sur les individus, peut ne pas s’exercer directement sur les personnes considérées mais avoir des « relais. » Les enfants d’immigrants jouent ce rôle, ce qui témoigne de la plus forte emprise de la « violence symbolique légitime » sur eux et renvoie à la distinction que nous avions opérée entre assimilation et intégration280. En effet, la première génération si elle est intégrée à la société, n’est pas assimilée comme c’est, par contre, le cas pour ses enfants. Or, dans le cadre de l’assimilation, il semble bien que le poids de la violence symbolique soit plus fort et ainsi intériorisé. Pour ce modèle : « Chez les immigrés, il y a une inversion des rôles : ce ne sont pas les parents qui incitent et socialisent les enfants au vote, mais l’inverse. Les enfants des immigrés […] vont expliquer l’importance du vote, les programmes des candidats, etc. et éventuellement conduire leurs parents à s’inscrire et à voter281. »

Entretien avec Madame B. : « Q. : Vous exercez votre droit de vote en France et en Pologne ? M. : Non, je vote que en France Q. : Vous ne votez pas pour des élections polonaises par l’intermédiaire du consulat ? M. : Non Q. : Pourquoi ? M. : On ne peut pas être au courant à 100% de la vie politique en France et en Pologne. Vu que je vis ici je m’intéresse plus à ce qui se passe ici parce que ça me concerne plus et voilà, je vote ici. […] Non, non je vote à toutes les élections parce que sinon mon fils n’est pas content parce que je ne remplis pas mon devoir civique. 282 »

L’exercice du droit de vote participe également d’un besoin de reconnaissance et est pour car révélateur de l’appartenance à la communauté nationale. Dans leur cas, le vote est un acte très peu partisan. D’ailleurs aucune n’éprouve le besoin de se situer sur l’axe gauche-droite comme nous l’avons vu dans le modèle précédent, même s’il était parfois minimisé. Cette dimension non

279 [Souligné par nous]. 280 Nous renvoyons au chapitre 1. 281 Malika, GHEMMAZ, « La participation électorale des ressortissants communautaires dans leur pays de résidence : dynamiques collectives et individuelles », Editions de Bruxelles, 2005, p.14 et 15. 282 [Souligné par nous].

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partisane du vote s’explique peut-être également par une faible maîtrise des enjeux politiques français. La définition de leur citoyenneté politique s’arrête à l’exercice du droit de vote.

Entretien avec Madame L. : « Q. : Est-ce que c’était aussi un enjeu pour avoir, de cette manière là, le droit de vote ? L. : Ah oui, sûrement. Pour beaucoup de choses d’ailleurs. J’étais au bord de la société, j’étais pas très bien dans ma peau parce que j’étais toujours présente dans les événements de la vie politique ou sociale dans mon pays et j’étais exclue d’une certaine manière et j’étais mal à l’aise et c’est pour ça je me suis décidée me battre, de faire quelque chose pour changer. 283 »

La citoyenneté n’est pas, dans ce modèle, l’expression d’un « héritage ancestral dont les individus seraient porteurs284. » Et cette dernière, est détachée de toute inscription territoriale. Cela dit, la maîtrise difficile des enjeux de la citoyenneté fait que leur marge de manœuvre est limitée et que l’adhésion au modèle français de citoyenneté n’est pas ressentie comme un choix mais plutôt comme une obligation. Le fait de pouvoir trouver une place dans le monde professionnel témoigne, pour part, du besoin de visibilité sociale qui se trouve redoublé du fait de la double stigmatisation dont elles font l’objet. L’arrivée dans le monde du travail est un moment privilégié dans le parcours de la personne migrante puisqu’elle permet sa reconnaissance. Les moyens lui sont, par ce biais, donnés de pouvoir subvenir à ses besoins. De plus, il est souvent à l’origine d’une sociabilité particulière et encourage le développement de relations en dehors de l’entre-soi polonais.

Entretien avec Madame L. : «C’est-à-dire euh…quand…j’ai toujours travaillé…j’avais toujours une activité professionnelle dans mon pays, j’ai toujours eu du travail stable et surtout j’ai travaillé euh…J’étais active, j’étais une active dans le domaine professionnel…Ici, ça me pesait beaucoup, surtout la barrière de la langue et mon accent assez fort des pays de l’est, ça me dérangeait beaucoup parce que par exemple quand j’ai passé une fois un rendez vous d’embauche, ils m’ont dit que ce poste n’est pas accessible pour moi à cause j’ai un accent, pour les clients ce sera vraiment…ça va gêner pour certains clients. Par exemple à l’Assedic, j’ai déposé des dossiers à l’Assedic parce que j’ai connu cette situation…je suis sensible aux situations de chômeur. Vous savez, j’ai jamais connu de chômage et quand je suis arrivée en France, je me suis retrouvée au chômage après 5 ans de travail à la Mutuelle Sociale Agricole, j’ai travaillé sur les contrats et j’ai eu de la chance je trouve juste en arrivant, je travaillais dans un service sécurité sociale, service prestation maladie… »

A côté de la sphère familiale, la religion joue un rôle important comme moyen pour retrouver

des repères qui se sont effacés au cours de la vie en France. Il est un moyen de renouer avec son pays d’origine. Les individus de ce modèle sont généralement catholiques pratiquants. Toutefois, le catholicisme ne semble pas imprégner leurs « visions du monde ».

283 [Souligné par nous]. 284 Nancy, VENEL, Musulmans …, op.cit.

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Entretien avec Madame B. : « Q. : Vous êtes catholiques pratiquants ? B. : Oui, c’est peut-être ça qui choque certains comme on va tous les dimanches à la messe. […]Mais oui mais jusqu’à ce que t’avais fait ta confirmation, on allait régulièrement même si, si il fallait se lever tôt et prendre le RER parce que bon s’est donné le but que…c’est-à-dire moi je l’élève dans la religion catholique et qu’il faut qui, qui, il a été baptisé, après il a fait sa première communion et après il était confirmé, alors voilà bon, il est constant dans son élan, voilà, on a fini maintenant [mot incompréhensible] que il y a un groupe, ils se rencontrent entre eux, ils font des choses intéressantes, alors voilà. C’est motivant aussi d’y aller comme ça. 285»

La religion catholique est un vecteur de socialisation essentiel au sein de la Polonia. Quel que soit le modèle envisagé, nous le retrouvons évoqué. La Mission Catholique Polonaise a en effet joué un rôle de premier plan pour ce qui est de l’intégration des polonais en France. C’est notamment, par rapport à ce rôle là que les individus de ce groupe s’y référent puisqu’elle leur a permis de faciliter leurs contacts avec la société d’accueil. Un « entre-soi » se développe au sein de l’Eglise catholique. « L’entre-soi » est « l’attitude la plus répandue pour échapper à ces confrontations destructrices. Il consiste à se regrouper entre individus de la même origine nationale ou ethnique : la recherche de l’entre soi étant le seul moyen de parvenir à constituer un îlot de sécurité et de relative tranquillité286. » Tranquillité et sécurité qui sont d’autant plus importantes pour ces individus qu’ils ressentent avec acuité la pression de l’extérieur. Cet « entre-soi » ne signifie pas pour autant « repli communautaire », il s’agit plus de « bricoler » entre les deux appartenances. L’Eglise catholique est une illustration de ce « bricolage » puisque tout en s’inscrivant dans les normes de la société d’accueil, la pratique religieuse s’effectue entre polonais. Les individus concernés par ces pratiques, pour pouvoir retrouver les autres membres de la communauté de croyants polonais, font parfois des trajets qui peuvent être considérés comme relativement longs, tous les dimanches matins ou presque alors qu’ils pourraient se rendre à l’église de leur quartier. En plus d’être un moment de recueillement, la messe est donc l’occasion de se retrouver « entre-soi » et de renouer avec ses racines. D’ailleurs, nous avons observé qu’aucun « français de souche » n’était présent à cette occasion287.

Entretien avec Benjamin B. : « Q. : Pourquoi je t’ai rencontré à l’église polonaise d’Arcueil, ce n’est pas à côté de chez vous ? Fils : Oui, on va à Arcueil parce qu’on a une communauté, on aime bien l’Eglise polonaise même si on a des églises dans le quartier. On est habitué à la messe polonaise. Il y en a plusieurs sur Paris mais en fait c’est une communauté des frères Palottins288, au début ils étaient dans le 7ème ici, après ils ont déménagé dans le 15ème et finalement comme c’était pas très grand dans le 15ème, ils ont déménagé à Arcueil et puis là ils sont fixés à Arcueil et là ils sont fixés pour longtemps. »

285 [Souligné par nous.] 286 Gérard, NOIRIEL, Le creuset…, op.cit., p.170-171. 287 Nous avons assisté à l’une des messes, le dimanche 13 mars 2005. 288 Membres d’une congrégation religieuse fondée en 1835 par Saint Vincent Palottin (Ils s’adonnent aux missions et à l’action catholique).

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Le rôle de l’Eglise catholique dans l’émigration-immigration polonaise

L’Eglise catholique a joué en Pologne un rôle primordial puisque « tout au long du 19ème siècle, alors que la Pologne n’existait plus en tant qu’Etat (1795-1918) une identification entre religion et nationalisme s’est opérée : c’est souvent dans les Eglises que l’âme polonaise s’est réfugiée pour éviter de sombrer sous les coups de la germanisation ou de la russification 289» « Bon, mais c’est dans l’Eglise, par l’Eglise, au travers de l’Eglise que la populace polonaise a trouvé une identité, on va dire euh…, patriotique, ou nationaliste mais dans le sens noble du terme.290 » Au cours de la période communiste, elle est considérée par de nombreux polonais comme un lieu de « libre expression ». En effet, le catholicisme était apparu, à cette époque, comme « un instrument de lutte très performant contre le régime permettant de pointer le caractère mensonger de l’unanimisme fictif dont se prévalait le système […]291 ». L’Eglise catholique a donc pour cette raison même était un lieu fortement investi. De plus, elle encadre, pour part, l’émigration-immigration des polonais, en France notamment. En effet, « de nombreuses causes provoquent souvent chez les migrants une crise psychologique et morale au moment de l’installation dans un nouvel environnement et simultanément du point de vue de l’encadrement religieux.292 » La Mission Catholique polonaise, créée le 17 février 1836, envoie donc ses prêtres en France pour faire face à ces difficultés et encadrer par ce biais la polonia française. Cette dernière n’est toutefois qualifiée de catholique qu’à partir de 1917 et c’est « sur elle que l’Eglise polonaise va s’appuyer pour organiser la pastorale auprès de ses compatriotes émigrés en France.293 »A partir de la signature de la première convention signée entre la France et la Pologne pour l’envoi de travailleurs, le 3 septembre 1919, la Mission catholique va commencer véritablement à prendre place dans le quotidien de la Polonia. Un des objectifs fixé par la Mission Catholique polonaise est la préservation des valeurs culturelles polonaises, la perpétuation de la conscience nationale et la défense du sentiment national sur le territoire français. Ainsi, la Mission Catholique a accompagné les Polonais depuis la « Grande Emigration » : « La Mission Catholique, la notre, de France à cette histoire depuis ces origines. Bien sûr, elle a accompagné les immigrés polonais en France tout au long de cette histoire de plus d’un siècle et demi. Les polonais, les personnes d’origine polonaises évoluent, ça évolue bien sûr considérablement depuis le 19ème siècle mais il y a toujours des événements, enfin, de temps en temps il y a des événements particuliers, très forts où la mission catholique a été impliquée très fortement. Par exemple, à titre d’exemple dans notre histoire, récente, récente peut-être pas, ça ne remonte pas très loin mais cette époque de Solidarnosc, de Solidarité en Pologne, le général J. a déclaré la guerre à la nation. La mission catholique, ici, c’était un lieu de, de coordination de beaucoup d’actions. Même les syndicats français qui n’avaient pas grand-chose avec l’Eglise [Rires], c’est le moins que l’on puisse dire [Rires] était avec la mission pour coordonner, pour unifier l’action en faveur de la Pologne294.» En effet, les institutions catholiques, particulièrement la Mission catholique, ont voulu se faire entendre sur toutes les grandes questions qui touchaient la polonia et notamment l’engagement syndical. Mais, le but toujours poursuivi par la Mission Catholique était le retour au pays dés que possible. En plus de la Mission catholique, se créé en France, dans les années 1930, une Fédération des associations catholiques polonaises qui étend le rôle joué par l’Eglise catholique polonaise en France. De nombreuses associations catholiques se sont en effet créées parmi lesquelles « les femmes du rosaire » et les « hommes catholiques » où les Polonais sont toujours actifs à l’heure actuelle même si elles sont, de manière générale en perte de vitesse. Pour les Polonais de la polonia échapper au joug de l’Eglise n’était pas chose facile. Tous ne cautionnent pas son intervention dans la vie sociale des polonais en France et remettent en question ses vertus intégratives : « Pourquoi est-ce que la Mission Catholique avait la main mise sur l’immigration ? H. : Parce que quand il y a eu les grandes vagues d’émigration, pour les personnes qui ont quitté la Pologne et dans le langage on va toujours parler d’émigration, de notre point de vue français c’est immigration. Euh, y avait toujours le désir du retour et par conséquent, il n’était pas question de s’intégrer à la population française. […] Donc, pour répondre à ta question, la Mission Catholique était là et…euh…et l’Eglise catholique en général en Pologne et dans la population de la Polonia, c’est-à-dire de la diaspora polonaise dans les autres pays du monde et en France a eu le leadership de l’expression de cette euh émigration et beaucoup de gens se réfèrent à l’Eglise catholique, s’en réfèrent. Pour eux, le point de vue final, c’est le point de vue du curé. S’il dit “bleu” ben c’est bleu et ensuite euh il explique pourquoi et euh…toujours cette présence et maintenant que les choses diffèrent un peu, la Pologne s’est libéralisée par rapport à ce que c’était avant295. »

289 Gabriel, Garçon, Les catholiques polonais en France 1919-1949, Publications du rayonnement culturel polonais, Lille, 2004, p. 18. 290 Entretien réalisé avec Monsieur H. (Annexe 1). 291 Patrick, MICHEL, « Religion, nation et pluralisme », Critique internationale, n°3, printemps 1999, p.84. 292 Gabriel, Garçon, Les catholiques polonais en France…, op.cit., p. 15. 293 Ibid. 294 Entretien réalisé avec le père S. (Annexe 1). 295 Entretien réalisé avec Monsieur H. (Annexe 1).

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Si les discours, sur la citoyenneté, sont rares, nous pouvons apercevoir une dimension inclusionnaire dans leurs perceptions qui s’explique par leur souci de s’intégrer à la société française. Les autres populations issues de l’immigration connaissent, selon eux, les mêmes difficultés, elles s’inscrivent donc dans ce groupe général des « étrangers en France » avec l’impression de défendre un projet commun. Nous ne retrouvons donc aucune expression de discrimination ou de rejet à l’égard des autres nationalités.

Entretien avec Madame L. : « Oui. Et encore que je me suis trouvée le premier moi au chômage, je n’ai pas oublié mon expérience à la MSA, ça c’est très, très bien passé au niveau interprétariat et traduction des dossiers, donc j’ai déposé des dossiers à CLISMA, c’est un organisme financé en partie par l’Etat pour les immigrés de tous les pays. C’est une société qui embauchait simplement comme vacataire, comme vacataire pour quelques heures, de temps en temps, un tout petit boulot, qui était payé pas cher du tout et ça a donné quand même expérience et ça m’a donné peut-être meilleure assurance. Quand on est capable de faire quelque chose surtout…je n’ai pas resté inactive, c’est surtout ça. Et aussi, ça m’a mobilisé pour apprendre d’avantage, pour approfondir la langue française. Donc euh, cette expérience je l’ai eu pendant 3 ans et après CLISMA avait des difficultés financières parce que les personnes qui étaient les clients, qui n’étaient pas des gens trop argentés généralement…Donc euh CLISMA, il n’avait pas d’argent pour payer nos charges sociales, même pour les petits traducteurs, pour les vacataires. CLISMA s’est trouvé après en difficulté financière et ils nous ont poussé pour partir à notre compte pour pouvoir continuer notre expérience ».

Une aide mutuelle se fait donc jour liée au sentiment de partager un destin commun qui renvoie aux « aux illusions de l’émigré et aux souffrances de l’immigré296 ».

Les visages féminins caractérisent ce « modèle » de citoyenneté. Arrivées en France pour rejoindre leur mari ou futur mari, elles disent ne pas avoir été préparées à ce bouleversement. Elles n’ont donc pas quitté la Pologne pour des raisons économiques ou politiques. Elles ont donc quitté avec regret leur pays d’origine et leur famille. Or, il n’est pas toujours facile de rentrer en Pologne, même pour les vacances : « malheureusement je ne peux pas aller trop souvent en Pologne à

cause de ma situation familiale297 ». Malgré ces retours peu fréquents, elles gardent de nombreux contacts avec leurs familles et tentent de reconstruire en France, dans la sphère domestique, une « petite Pologne » en conservant l’objectif de s’intégrer parce qu’elles n’ont en quelque sorte plus le choix. Le retour n’est plus envisageable car les enfants sont nés en France, sont scolarisés en France, que leur vie professionnelle est en France ce qui ne laisse plus beaucoup de place à leurs projets personnels. Parce que leur avenir est sur la terre de France, elles doivent s’intégrer. Pour ces raisons, la citoyenneté et le regard que l’on porte sur elle, fait partie de ce processus d’intégration mais elles ne se le sont pas appropriées. L’exercice du droit de vote est une obligation, on doit voter pour être un « bon citoyen français » mais il ne fait pas partie de leurs préoccupations actuelles. Le modèle de citoyenneté des intégrateurs serait celui d’une « citoyenneté passive ». 296 Cette expression renvoie au titre de l’ouvrage Abdelmalek, SAYAD, La double absence…, op. cit. 297 Entretien réalisé avec Madame L. (Annexe 1).

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Les deux « modèles » des « républicains » et des « intégrateurs » se rejoignent au sens où l’ensemble de ces enquêtés mettent un point d’honneur à vouloir se faire une place en France, pour les uns ils s’agit d’un acquis soit parce que leur arrivée en France ne date pas d’hier, soit qu’ils aient, pour les descendants, bénéficiés de l’intégration de leurs parents ; pour les autres l’appropriation du nouveau code culturel, auquel ils sont confrontés, est source d’une plus grande tension mais elle est appréhendée comme une nécessité. La référence à la variable « intégration à la société d’accueil » permet d’évaluer, de manière abstraite, le degré d’appartenance à la communauté nationale et à son corollaire la citoyenneté puisque dans le cadre national, nationalité et citoyenneté fonctionnent de paire. Pourtant, la citoyenneté peut prendre des visages différents selon que les individus se référent aux valeurs polonaises comme participant de leur définition de la citoyenneté. Ce qui témoigne de l’hétérogénéité des formes que peut revêtir la citoyenneté à la française permettant de ne pas concevoir de manière stéréotypée le modèle français d’intégration comme annihilant toute forme d’appartenance spécifique. Cependant, nous annonçons le modèle suivant, si cette forme de citoyenneté est possible c’est parce qu’elle se fait dans le respect des normes républicaines, toutefois la cible des pratiques citoyennes est double puisqu’elle s’opère dans le cadre d’une forte identification nationale française mais également polonaise. Ces enquêtés, en exagérant quelque peu les traits de leurs discours, peuvent être considérés comme exprimant un fort patriotisme polonais qui s’exerce dans le cadre républicain de la société d’accueil. Pour cette raison, ce modèle diffère des « républicains » qui, quant à eux, se réfèrent exclusivement au modèle français. Dans les deux cas, il s’agit d’une citoyenneté « participante298 ».

298 Jean LECA, « Individualisme… », op. cit., p. 179.

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Section 2 : Une citoyenneté française perçue distinctement en fonction du rôle attribué à l’identité polonaise

La citoyenneté peut-être considérée comme s’expliquant à partir d’une appartenance spécifique, c’est le cas de ceux qui entendent affirmer leur identité polonaise. Cependant, ce retour opéré sur la société d’origine comme source d’auto-identification peut prendre des formes distinctes puisque d’un côté elle est mise en adéquation avec le modèle dominant de la société d’accueil laissant la possibilité à l’expression d’une « citoyenneté à la française » (« modèle des patriotes ») et de l’autre côté elle s’avère empêcher l’expression de tout autre lien d’allégeance (« modèle des défenseurs de l’identité polonaise»).

A. Une citoyenneté aux prises du patriotisme299 polonais

« Ne minimisons jamais le facteur patriotique dans l’explication des attitudes polonaises300 ». Dans le cas de ce troisième « modèle301 », les « patriotes », la citoyenneté et ses pratiques

s’organisent en fonction de l’identité polonaise. Celle-ci est le point nodal du rapport au politique. Il y a une cristallisation des activités politiques, associatives autour de la défense de la patrie. Cette dernière peut prendre plusieurs formes en fonction d’événements politiques conjoncturels et conduit donc à prendre en compte un « effet de génération ». Cet engagement patriote pour la défense du pays d’origine dans la société du pays d’accueil est donc le marqueur de cette citoyenneté, il peut se coupler d’une défense pour la société d’accueil sous l’angle patriotique. Le patriotisme est une valeur que les enquêtés rangent à plusieurs reprises sous le terme « polonité », ainsi et pour simplifier être polonais c’est être patriote et ils en témoignent par leur engagement. Quatre figures sont représentatives de cet engagement patriotique qui prend ses racines sur le territoire français.

299 Nous employons le terme de patriotisme en référence à l’usage que les enquêtés (nous renvoyons à l’entretien réalisé avec Madame C.) en font et qui s’apparente à un « patriotisme géographique », c’est-à-dire à un attachement territorial qui se base sur une acception exclusionnaire de la construction nationale. Nous reviendrons sur l’emploi de ce terme dans les chapitres suivants (Chapitres 3 et 4). 300 Janine, PONTY, Polonais méconnu…s, op.cit., p. 24. 301 Ce « modèle » regroupe 7 enquêtés. Sa particularité est qu’il témoigne d’un fort patriotisme polonais sans remise en cause du modèle français d’intégration qui toutefois ne prime pas dans les représentations de la citoyenneté. Il est constitué d’immigrants et de descendants d’immigrants qui en fonction de la génération à laquelle ils appartiennent organisent leurs activités politiques en fonction de différents objectifs. Nous renvoyons au tableau situé en Annexe 1 pour que le lecteur, voulant se référer aux entretiens, puisse resituer les enquêtés.

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La première figure est celle du réfugié politique. L’exil politique polonais en direction de la France date de la « Grande Emigration » suite à la répression russe contre les insurrections de novembre 1830 et de 1863. « L’émigré est [alors le représentant de la Pologne libre, le symbole du martyre et de l’errance de la Nation302. » L’exil politique polonais a connu une certaine continuité à travers l’histoire. Cette dernière s’explique par le passé tumultueux de la Pologne, longtemps sous le joug des puissances compartageantes puis sous domination communiste jusqu’à la chute du mur de Berlin. Cependant, c’est à partir de 1945303 que ce que Dufoix (S.) nomme « l’exopolitie304 » se structure en France. Les réfugiés politiques polonais sont toutefois beaucoup moins nombreux que ceux qui émigrent pour des raisons économiques. La Pologne a été envahie par l’Allemagne nazie à l’aube du 1er septembre 1939, sans déclaration de guerre. Les troupes allemandes encerclent alors l’armée polonaise. Puis, le 17 septembre, c’est au tour des soviétiques d’envahir les territoires orientaux de la Pologne contribuant ainsi à son anéantissement. Ainsi, le 28 septembre 1939 fut signé un accord germano-soviétique : le « Traité d’amitié et de frontières » qui partage le territoire polonais entre ses deux envahisseurs. Après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie la France déclare la guerre à l’Allemagne et le 9 septembre 1939 un accord franco-polonais fut signé afin de répondre à l’élan patriotique des émigrés polonais réfugiés ou travaillant en France qui demandèrent à s’engager dans l’armée française pour permettre à la Pologne de recouvrer sa liberté. Après l’invasion de la Pologne par les soviétiques, une partie de l’armée polonaise arrive à s’échapper et se reconstitue dans ses pays voisins. Une mission militaire franco-polonaise assure la liaison et la coordination des actions militaires communes. Donc, l’armée polonaise est reconstituée en France grâce à l’exode des combattants polonais qui étaient alors internés en Hongrie, en Roumanie, en Lituanie et en Lettonie. Le transit organisé par la France fait que certains de ces combattants polonais sont par la suite, à la fin de la guerre, restés en France au titre de réfugiés politiques.

302 DUFOIX (S.), Politiques d’exil…, op.cit. 303 Les 26-27 mai 1945 se tient le rassemblement de l’émigration polonaise à Paris et le 29 juin 1945, le gouvernement français reconnaît le gouvernement de Varsovie. 304 « L’exopolitie », c’est-à-dire la politique d’exil : « l’organisation sur le sol étranger de différentes formes d’opposition revendiquant leur loyauté et leur fidélité au pays d’origine, bien que selon des modalités diverses selon les groupes», in Stéphane, DUFOIX, Politiques d’exil…, op.cit.

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Entretien avec Madame R. : « Q. : Pourquoi votre père était il en France ? R. : Pourquoi il était en France ? Parce qu’il était dans les camps de prisonniers militaires en 1939, donc il était dans la forteresse de Modlin il n’y avait pas encore, ils se sont rendus parce qu’ils n’avaient plus d’obus. Mon père étant dans l’artillerie. Ils se sont rendus, euh…ça s’appelait “rendu d’honneur” ou quelque chose comme ça, c’est-à-dire on l’a laissé partir avec le sabre, avec son sabre, et tous les militaires donc euh il est parti dans la ville de Pusk et deux semaines plus tard les allemands sont venus dans la nuit et ils l’ont pris dans le camp militaire de prisonniers et après, il a, il a, il a été évacué et il a décidé de pas rester sous les soviétiques c’est-à-dire, parce que l’armée soviétique avançait. Eux, ceux qui voulaient étaient abattus, c’était le mois de février, dans la neige ils se relevaient tout ça, tout à pieds. Il était après dans le fameux, très connu euh…camp Jean de Bostel, il est très connu parce que tous les militaires et d’autres prisonniers des camps de concentration, tous étaient là. C’est à l’Ouest de l’Allemagne. C’est très connu parce qu’il y avait des milliers, des milliers de gens. D’abord ils étaient prisonniers et après je sais pas l’armée anglaise ou américaine est venue de les libérer là-bas. Q. : Quand vous êtes arrivés en France, comment cela s’est passé pour vous ? R. : Ben mon père était malade, très, très malade après quelques opérations. D’ailleurs pendant qu’il était prisonnier en Allemagne il était déjà opéré d’un tumeur dans les conditions, on peut s’imaginer, à la lampe de pétrole etc. mais par un excellent chirurgien de l’aviation polonaise et il s’en est sorti et après il avait euh…pas le cancer mais le tumeur à l’estomac. Ce sont les maladies de gens qui avaient des problèmes personnels énormes ; d’ailleurs la Pologne n’a pas retrouvé la liberté n’est-ce pas ? Y avait 50 ans de communisme et mon père était dans l’armée du maréchal Pilsudski, il s’est battu contre les soviétiques dans les années 19-20 donc euh…il pouvait pas être en Pologne de nouveau, il serait persécuté. […] mon mari et mon père c’était les vrais réfugiés politiques, comme on disait à l’époque « apatrides », sans patries, c’est effrayant cette description mais c’était comme ça. 305»

En souvenir de ces combattants fut créé, notamment par leurs descendants comme c’est le cas pour Madame R. et sa nièce306, le « Stawarzyszenie Polkich Kombatantow I Ich Rodzin We Francji », le S.P.K., c’est-à-dire « l’Association des Anciens Combattants Polonais et leurs Familles en France ».

Entretien avec Madame R. : « J’étais réfugiée comme mon père, je n’avais pas de passeport et je peux vous dire que ça m’a quand même troublé, de retrouver, d’aller à l’ambassade polonaise qui était pour moi toujours défendue, que je n’avais aucun contact, ni consulat ni rien. »

La deuxième figure trouve son illustration dans la résistance. Celle-ci comporte une double dimension et s’oriente pour ce fait dans deux directions : le pays d’origine et le pays d’accueil. C’est à travers les activités de résistance que la cohabitation entre les identifications nationales polonaise et française se fait jour avec le plus d’acuité. En effet, le fort patriotisme polonais se répercute, dans des termes similaires, eu égard à la société d’accueil ce qui engendre un attachement affectif aux deux pays. Certains témoignent d’ailleurs de leur identité duale par l’adoption de la double nationalité. Nous avons déjà évoqué les craintes ressenties par les immigrés polonais dés lors qu’ils s’engageaient dans une activité politique. Ces craintes ont des répercussions sur leurs descendants et entraînent une « mise à l’écart » du terme politique alors considéré comme péjoratif puisque

305 [Souligné par nous]. 306 Entretien réalisé le 23/03/2005 (Durée : 1 heure 10 minutes) La nièce de Madame R. est née en France, son père était exilé politique après la seconde guerre mondiale, nationalité française, institutrice, habite en banlieue parisienne (Ile de France).

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interprété comme synonyme de « politique politicienne ». Madame C. dit avoir, tout comme ses parents, la « fibre associative » plus que la « fibre politique ». Elle est apparue très affectée au cours de l’entretien dès que nous voulions voir dans ses activités de résistante une activité politique. Elle préférera dire que son combat s’est fait jour au nom du patriotisme et de la liberté :

Entretien avec Madame C. : « Q. : Votre activité de résistante n’était-elle pas politique pour vous ? C. : Mais pour nous ce n’était pas de la politique, pour nous c’était du patriotisme ! [Sanglots] Q. : Vous voulez que l’on arrête l’entretien un moment ? C. : Non, non, mais mon sentiment personnel et de beaucoup de personne que je connais, c’était uniquement l’esprit liberté ! Moi, je vous dis, je suis malade depuis qu’on enferme la copropriété ici mais alors regardez, regardez, j’ai la chaire de poule rien que d’en parler. Je ne peux pas supporter ! Comment on peut, alors qu’on a, qu’on a, qu’il y a tant de monde qui pour la liberté, pour être libre ont péri, on donné leur vie, comment on peut encore payer pour qu’on s’enferme derrière des barreaux soit disant pour une sécurité. Moi, j’en suis malade, moi je ne peux pas supporter ! [Sanglots] Mais notre propriété c’est la liberté ! Et ça pour empêcher que le voisin d’en face, il vient mettre sa voiture ici ! Qu’est-ce que ça peut faire et pour défendre quoi ? Un bien !! Ce n’est pas défendre sa liberté, ce n’est pas défendre son pays, ce n’est pas défendre ….C’est, c’est, je vous assure je ne peux pas supporter ! Pour nous c’était la liberté, on avait un occupant, on avait pas la liberté d’aller où on voulait, on ne pouvait pas parler à qui on voulait, on ne pouvait pas quoi… [Sanglots]307 »

La résistance polonaise se met en marche dès le mois de novembre 1940 sous la coordination du gouvernement polonais en exil à Londres. Le mouvement de résistance prend le nom de « Polska Oraganizacja Walki o Niepodleglosc », le P.O.W.N., c’est-à-dire l’Organisation polonaise de Lutte pour l’indépendance, en mars 1941. « Le P.O.W.N. est un mouvement dont le but ultime est de délivrer la Pologne du joug nazi, but dont la libération de la France est la première étape308. » Le P.O.W.N. mena plusieurs actions montrant la capacité de lutte des polonais en terre étrangère et témoignant par ce biais de leur engagement patriotique. Le P.O.W.N. collabora rapidement avec le réseau « F2309 » et mena des opérations de sabotage, organisa une propagande anti-allemande et se vit assigné un plan d’actions militaires dont l’origine venait du haut commandement allié en accord avec le gouvernement de Londres. « Les effectifs des combattants du P.O.W.N. à l’avènement du Débarquement s’élevaient à 8000 hommes. Le groupe Nord comprenait : 1000 membres au 31-12-1942, 3000 membres au 31-12-1943, 5000 membres au 6-06-1944. Il constituait donc la majeure partie des combattants de l’organisation. Il est à noter également que dans les

307 [Souligné par nous]. 308 Jean, MEDRALA, L’armée polonaise dans les deux Sèvres – La contribution des polonais dans la libération de l’Europe (1939 -1945), Edité par le Conseil général des deux Sèvres, Publication à l’occasion du Soixantième anniversaire de la Reconstitution de l’Armée Polonaise Libre en France (1939-1940), p.51. 309 « En juillet 1940, trois officiers polonais récemment démobilisés par le centre de démobilisation de Toulouse, et membres d’une organisation polonaise d’évacuation de soldats vers Gibraltar via l’Espagne, se rendirent compte de l’importance énorme que représenterait leur organisation sur les arrières de l’ennemi dans le domaine du renseignement […] de leur propre initiative, sans ordre et sans argent, [ils] rassemblèrent autour d’eux un groupe de volontaires polonais et français. » Le réseau se développa rapidement impliquant également des officiers et des citoyens français. « En 1940, F2 était en France, pratiquement le seul réseau organisé, qui pouvait communiquer avec Londres» et fini par couvrir « l’ensemble de l’Hexagone. » in, Idem., p.47 à 50.

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familles de mineurs, l’épouse ou la fille oeuvrait comme agent de liaison, ce qui, en termes statistiques devrait gonfler fortement les chiffres310. » C’est le cas de Madame C., qui fille de résistant entra elle aussi dans le P.O.W.N., comme nous venons de le souligner, à partir de 1942 comme agent de liaison :

Entretien avec Madame C. : « Et c’est comme ça qu’en 42, j’ai fait sa connaissance et puis c’est là qu’il m’a demandé de faire partie de la résistance. C’est là qu’il m’a expliqué votre père était ceci et cela et il m’a demandé qui je connaissais alors j’ai énuméré parce que je connaissais énormément de monde, du fait de l’activité de papa, alors euh…après il a demandé parce qu’il a dit « vous n’êtes pas obligé ». Et puis, non, c’est le vieux monsieur qui m’avait parlé de la résistance et puis étant libre euh…il m’a expliqué et qui m’a demandé si je voulais… Q. : Lui était déjà dans la résistance ? B. : Oui, lui était déjà dans la résistance comme papa l’était aussi. Bon, ça se préparait déjà en 38 et avec l’invasion de la France c’était devenu actif. Actif non, c’était encore au recrutement. Ce n’est qu’avec l’arrivée euh…Vous savez, la résistance c’était tous des gens, c’était des mineurs, c’était toutes les corporations, c’était des polonais qui faisaient partie d’associations parce que connu. Ils se connaissaient entre eux et bon et c’était des gens sûrs, on pouvait compter sur leur patriotisme311. »

A la fin de la décennie 1970, alors que la Pologne était sous l’emprise soviétique, le pape

Jean-paul II prononça une formule qui fit frémir le bloc soviétique : « N’ayez pas peur ! ». Cet encouragement papal redonna du courage au peuple polonais qui entama, le 14 août 1980, une grève qui permis, 10 ans plus tard, à la Pologne de retrouver son indépendance. Cette libération de la Pologne du joug soviétique fut une action menée par le syndicat « Solidarnosc » conduit par Lech Walesa qui, le 30 août 1980, signa un accord qui, pour la première fois dans l'histoire d'un régime socialiste, donna aux ouvriers le droit de s'organiser librement en syndicats en dehors du contrôle du parti. L’action de Solidarnosc a permis, à terme, l’organisation des premières élections libres en Europe de l’Est. Cette action fut soutenue par les polonais de la Polonia à travers la création notamment de l’association « Solidarité avec Solidarnosc ». De nouveau, les personnes originaires de Pologne en France et leurs descendants entreprirent de lutter, avec un fervent patriotisme, pour l’indépendance de leur pays d’origine, il s’agit de la troisième figure.

310 Idem., p. 54. 311 Nous renvoyons, sur l’épisode de la résistance polonaise, à la lecture de la totalité de l’entretien de Madame C. où elle développe largement ses activités au sein du P.O.W.N. et décrit l’importance pris par cet épisode dans sa vie et sur ses représentations de la sphère publique et politique française.

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Entretien avec Monsieur H. : « Q. : Il y a deux points sur lesquels je voudrais que tu reviennes : le premier est l’association Solidarité avec Solidarnosc, ton rôle et les raisons qui ont fait que tu as voulu prendre part à ce combat […] Monsieur Heretinsky : Solidarité avec Solidarnosc s’est constitué au tout début de l’histoire du syndicat Solidarnosc en Pologne. Au moment de la visite d’un syndicaliste polonais pour des conférences dans la région, notamment à Roubaix. Il y a eu euh…un polonais, enfin, un français d’origine polonaise, résident roubaisien, originaire du bassin minier aussi qui est militant actif syndicaliste qui est parti un jour en Pologne avec dans sa voiture une off set, une off set de bureau hein pour le donner au syndicat Solidarnosc, il savait pas où il irait encore. En arrivant à la frontière, il s’est fait bloquer par les douaniers qui ont gardé la machine. Il a donc, par conséquent poursuivi sa route jusqu’à la première ville importante après la frontière et il est arrivé dans une ville qui s’appel [mot incompréhensible]. Il a cherché l’adresse de Solidarnosc. A l’époque, Solidarnosc était légal. Q. : D’accord H. : C’était donc en 80, dans les années 80, enfin dans l’année 80 après les accords de Gdansk en août 80, ou c’était peut-être même avant, je n’sais plus. Et euh…il a informé les gens du syndicat de la, comment dirais je de la euh…confiscation de cette machine [il va chercher quelque chose dans ses papiers]. Les syndicalistes sont venus, ont discuté avec les autorités des douanes et ils sont repartis avec l’off set. Et il a établi des contacts militants et tout de suite amicaux avec ces gens là. Et donc moi avec beaucoup de gens de la région, notamment des gens d’origine polonaise mais pas seulement d’origine polonaise, toute une partie de français, alors c’était bien parce qu’il y avait beaucoup de gens de droite qui par sentiment épidermique anticommuniste on va dire pour caricaturer soutenaient Solidarnosc euh. Alors que les mêmes, en France, étaient hostiles aux syndicats français, tu vois. Et également des gens de la gauche traditionnelle CFDT particulièrement mais également des gens de la CGT, certains de la CGT, qui à l’inverse des consignes du PCF, de la hiérarchie de la CGT, soutenaient le juste et légitime combat des gens de Solidarnosc en Pologne. Euh…ils ont adhéré plus ou moins ouvertement à cette association qui s’est créée avant l’état de siège, dans le courant de l’année 80 : Solidarité avec Solidarnosc. Et y a un premier convoi qui est parti de Roubaix en novembre 1981, je veux dire premier convoi important : un énorme camion, camion polonais, un PKS, un organisateur de transport polonais qui était avant une structure d’Etat. Et c’était les seuls camions qui partaient à l’étranger, qui revenaient etc. On se méfiait un peu parce qu’ils étaient plus ou moins à la solde des autorités polonaises officielles mais quand même. Et on a donc escorté, accompagné ce convoi rempli de vivres, de médicaments, de vêtements et d’off sets, machines d’imprimerie, une ou deux offsets démontées jusque cette ville de [nom de ville incompréhensible]… Q. : Et toi, tu accompagnais ces convois ? H. : Si, moi j’étais déjà allé en Pologne plusieurs fois auparavant 77, 79, 80, 81 aussi en novembre 81 de nouveau, comme accompagnateur où on a déchargé d’abord dans une annexe l’off set, tout ça clandestinement, en petit comité et puis ensuite on est allé à l’hôpital [de cette même ville] et…où nous attendait le responsable de la pharmacie qui était une militante de Solidarnosc, qui était médecin, une pharmacienne Anitta S. et euh…on a déchargé les médicaments, puis on a continué à décharger l’ensemble des choses. Et, le soir on a eu, on a été reçu officiellement par Solidarnosc qui tenait à ce moment là une espèce de congrès, de conseil national, tu vois. Et je me souviens, on est entré dans une salle comble de gens, tu vois il y avait quelques centaines, c’était un genre salle de spectacle, salle de conférences pleine de monde et les gens de la tribune en nous voyant de l’autre côté ont dit : « voilà la délégation française » et on a traversé la salle sous les applaudissements, standing ovation, c’était assez émouvant à l’époque. Et on a donc insisté à euh…tiens voilà tout en haut y a la photo de cette euh, cette euh réunion là. Euh et on a, on est resté quelques jours sur place, on a visité différentes choses : des usines, des structures etc. Et on est revenu et on a continué à organiser le soutien moral, matériel à Solidarnosc. Les statuts de notre association donnent article 2 [il cherche dans ses documents] : “cette association a pour objet l’aide moral, matériel au mouvement Solidarité polonais ainsi que l’aide à la formation du comité français de soutien et de coordination des initiatives.” On a continué à organiser des expéditions partant de la région, la métropole lilloise et certains coins du Pas de Calais, on était comité régional et on ne supervisait pas, on soutenait d’autres initiatives qui transitaient par le haut mais à chaque fois, on travaillait en relation directe avec les gens en Pologne via la coordination de Solidarnosc à Paris qui était en relation directe avec les gens en Pologne et il y a eu évidemment entre deux l’état de guerre donc toutes les organisations de Solidarnosc en Pologne étaient entrées dans la clandestinité la plus totale. Les chefs militants ont été emprisonnés mais il y a eu, ils ont été remplacés par d’autres, clandestins, ministres aujourd’hui, ou des personnages importants qui seront également présents à Lens, pardon à Arras lundi et également via une organisation qui était Solidarité avec Solidarnosc à

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Bruxelles qui de Bruxelles couvrait toutes les coordinations des autres pays : l’Allemagne, l’Italie, la Belgique bien sûr, les Pays Bas, l’Angleterre, les Etats-Unis etc. Tout ça c’était…les gens de Solidarnosc en Pologne reconnaissait comme euh, on va dire ambassadeur officiel ou représentant officiel les gens de Bruxelles. Q. : Par contre Solidarité avec Solidarnosc n’était pas dans la clandestinité en France par exemple H. : Ces associations avaient droit à une existence dans le pays où elles étaient. Nous, comité régional du Nord-Pas-de-Calais, on était sur la place publique uniquement en France ou en Belgique, c’est-à-dire dans les pays où …Mais c’est vrai qu’en Pologne, quand on envoyait un camion avec dedans de l’aide humanitaire, c’est-à-dire vivres, médicaments, vêtements etc. euh…et soutien moral, c’est-à-dire clandestinement des machines à imprimerie. On essayait de noyauter les émissions de radio, télévision, tu vois je t’ai raconter l’autre fois, des choses comme ça. Ou même revenir avec des informations qui étaient en suite dispatchées dans le monde libre et dont on parlait sur les prisonniers, les familles, ce qui se passait, les statuts, les tortures, les euh…on ne le faisait jamais au nom du comité Solidarité avec Solidarnosc, on trouvait tout le temps un prête-nom, alors le prête-nom c’était souvent Mission Catholique polonaise ou Secours Populaire français, Secours catholique ou euh…l’association des tricoteuses de macramé de Trifouilli les dindons, n’importe quoi mais évidement jamais au nom de Solidarnosc, jamais parce que ça ne serait pas admis et évidemment tout le monde savait que ça n’était qu’une étiquette et que derrière tout ça y avait une puissante organisation qui apportait un soutien inconditionnel aux gens de Solidarnosc. Alors, parallèlement à ça, le tissu associatif polonais, issu, on va dire de la mission catholique, du mouvement catholique en général, il y avait des gens qui se limitaient à envoyer de l’aide humanitaire via l’Eglise catholique polonaise en Pologne tu vois, sans vraiment contrôler comment les choses étaient distribuées etc. et y a eu beaucoup de cas, presque tous les cas où les choses étaient détournées et redistribuées au mieux des intérêts de l’Eglise et de ses préférences, y compris des choses qui ont été commercialisées et retrouvées dans des vitrines de magasins spécialisés auxquels n’avaient accès que les gens de la nomenklatura, de l’armée etc. de l’administration polonaise officielle, tortionnaires des syndicalistes. Tu vois, des choses qui avaient été envoyées et qui finalement avaient été complètement détournées, dévoyées euh…Y a des cas de gens qui sont allés livrer, y compris des gens de chez nous, à des structures euh de l’Eglise catholique polonaise, de l’Eglise polonaise qui trouvaient dans les chambres des prêtres des stocks d’articles : chocolat, cigarettes qu’ils détournaient pour leur trafic personnel, tu vois. Y a eu vraiment des magouilles mais je pense que c’est systématiquement le cas quand il y a une aide humanitaire. Alors nous, on envoyait, sous couvert d’une aide morale et on essayait de faire connaître ce qui se passait en Pologne par la projection de films, des conférences, des débats, des petits textes, des plaquettes, des documents, des distributions de tracts pour informer les gens de ce qui se passait et ça a été comme ça tout le temps de notre existence, on va dire active. Evidemment c’était bien d’envoyer aussi des plaquettes de chocolat , des paquets de riz ou du sel ou je n’sais quoi euh…et quand on envoyait des choses d’aide humanitaire typiquement, on va dire alimentaire ou vestimentaire, c’était, on choisissait les familles de prisonniers politiques, tu vois, quand les pères ou la mère étaient emprisonnés tu vois y avait des listes et on savait comment distribuer et à qui, on emmenait tout dans une structure et elle avait pour mission de distribuer à telle et telle famille tu vois, quand c’était possible. Parfois, on avait des dons, parce qu’on négociait avec les services hospitaliers ou des choses comme ça, ou institut pasteur, tu vois, des financements énormes, des camions, des camionnettes remplies de médicaments mais que des médicaments qui partaient et qui transitaient par les milieux hospitaliers polonais et bien là aussi on a déploré des détournements au bénéfice des cabinets privés officieux des médecins polonais qui étaient tous des fonctionnaires d’Etat mais qui parallèlement à leur activité de fonctionnaire, pour ce faire un peu d’argent, on peut comprendre, avait une activité privée, libérale bien que ça ne soit pas dans le contexte socio-économique polonais. [Appel téléphonique] Donc en gros ce comité Solidarnosc, le notre, c’était un comité militant. Le but ce n’était pas que de ramener des boîtes de cassoulet. C’était surtout de faire connaître ce qui se passait là bas, le diffuser le plus largement possible et permettre aux gens sur place en Pologne, les clandestins et aussi il y avait par exemple une structure qui s’appelait “Solidarité combattante”, je n’sais pas te le dire en polonais mais… qui était la résistance, on va dire du syndicat, illégalement délégalisée parce que c’était même pas concevable mais malgré ça ils ne se sont pas gênés. Et alors à côté de ça il y avait d’autres structures comme nous mais qui se limitaient à envoyer de la bouffe, uniquement, y avait également des gens qui avaient adhérés à notre comité et qui croyaient qu’on se limitait à ça. Et en même temps chez nous comme ça transitait par la Mission Catholique polonaise pour stocker les choses euh…et euh…les expédier en mettant sur les documents douaniers des cachets de la Mission Catholique polonaise pour permettre l’entrée en Pologne, tu vois sous couvert d’une espèce

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de bonhomie comme ça… Alors une anecdote : moi je connaissais le directeur de l’hôpital de Roubaix. J’avais des rapports amicaux, fraternels avec lui, très, très intense. Et tout de suite quand j’ai demandé de l’aide, il a rempli une camionnette des sapeurs pompiers, une grande camionnette, de médicaments de la pharmacie de l’hôpital. Parce que tu sais, ces structures là ça reçoit des médicaments, des tonnes d’échantillons de médicaments. Et puis, je suis venu avec cette camionnette pour la stocker dans la cave de la Mission Catholique polonaise à Roubaix et les gens qui étaient là, les ouailles considéraient que c’était leur propriété privée. Et donc, le comité très militant avait quelques gens qui n’avaient pas bien compris et à côté de ça une tripotée de petits margouleurs qui organisait un service postal, une livraison de colis privés, payants vers la Pologne. Alors ce comité a fonctionné naturellement tant que c’était nécessaire et a plus ou moins cessé d’avoir ce type d’activité quand c’était plus nécessaire, ça c’est un petit peu essoufflé parce qu’il y avait moins de demandes. Sur place la libéralisation revenait, il y a eu la table ronde, il y a eu 89, y a eu des tas d’événements qui ne nécessitaient plus. On a encore envoyait quelques trucs ponctuels comme ça et puis et ça s’est essoufflé et ce comité n’a que peu d’activités. On a eu quelques activités comme avec la venue de Walesa mais maintenant. Et quand on y est retourné [en Pologne] après neuf ans d’interdiction de séjour… Q. : Tu as eu 9 ans d’interdiction de séjour en Pologne ? H. : Alors l’histoire est la suivante. En décembre 81, 13 décembre l’état de guerre est déclaré, euh…c’est-à-dire le règne de la, de la…pas de la barbarie mais de l’autorité. Ils ont délégalisé Solidarnosc en octobre 82 je crois. Ce jour là on a organisé, le comité régional Solidarité avec Solidarnosc et d’autres gens, on a décidé d’occuper le consulat polonais à Lille, on a fomenté une petite, comment on dit euh…, un guet-apens quoi. Et moi, je me suis pointé, à l’époque quand on entrait dans le consulat à Lille y avait la porte d’entrée qui donnait sur l’extérieur, une porte vitrée et tu voyais sur le côté gauche un comptoir avec un espèce d’aquarium tu vois en verre derrière lequel se tenait une hôtesse et tout de suite à droite un escalier qui donnait accès à l’étage des bureaux pour les visas et d’autres nécessité administrative. Je m’étais déguisé : costume, cravate comme n’importe qui venant pour un passeport, je sonne, elle voit que j’ai une tête d’honnête gens et de bon père de famille, elle appui sur son bouton, elle ouvre la porte, je maintiens la porte ouverte et y a une trentaine de loustics qui rentrent, qui pénètrent à toute vitesse et on a envahi le consulat, enfin les lieux accessibles au public et on a tagué Solidarnosc sur les murs à la peinture. C’était du vandalisme mais on s’en foutait complètement, on le referait mais plus intelligemment aujourd’hui et par la fenêtre on jetait des tracts dans les gens qui étaient dans la rue, le boulevard Carnot est bourré de monde euh et en bas des gens faisaient une mini manif. Vraiment, c’était un truc très important et très vite on a vu deux ou trois bonhommes dont le consul général de Pologne qui a reconnu deux individus Frédéric T. et moi parce que ils nous connaissaient, parce que quelques jours après l’état de guerre, nous on avait programmé un camion, état de guerre ou pas, en décembre. C’était lui ou moi qui devions partir en Pologne. On va chez le consul pour demander un visa. Malheureusement le copain il a dit que nous étions nous des gens qui soutenaient Solidarnosc. Le consul a dit : « Alors, moi je ne peux pas vous accorder de visa, je vais demander à Varsovie. » Il a demandé à personne, il a pris tout seul la décision ou il a peut-être demandé mais ça c’est un détail sans importance. Il a dit : “Non, étant donné que vous êtes activiste je ne peux pas vous laisser entrer en Pologne.” Au moment de cette manifestation d’occupation, le consul nous reconnaît et il savait que les leaders c’étaient lui et moi et dès le lendemain à la télévision polonaise passait deux photos, parce que quand on demandait un visa il faut trois photos d’identité, c’est ces photos là qui on était diffusé sur les chaînes nationales de la télévision polonaise et le journaliste parlait de terroristes ayant occupé le consulat polonais de Lille dont deux des terroristes ont pu être identifiés, il s’agit de W. H. et F. T. bien connus pour avoir essayé d’introduire ou d’apporter du matériel de propagande clandestin. Parce que quand on était allé en novembre 81, avant l’état de guerre, on était rempli de matériel de propagande qui nous ont été confisqué par la douane polonaise et par la douane de l’Allemagne de l’est en collaboration avec les polonais et de l’autre côté de la douane y avait la voiture officielle de Solidarnosc qui a attendu toute la nuit qu’on s’en aille pour rebrousser chemin et retourner…Les mecs ils se montraient quand même par militantisme, ils nous avaient accompagné jusqu’à la frontière. Et ils nous ont tout confisqué sauf 2 ou 3 p’tites choses qu’on avait pu planquer dans des casquettes, des choses comme ça. Alors, l’occupation a lieu, l’autorité polonaise met en route une procédure particulière via le ministère des affaires étrangères, la préfecture etc et au consulat en France on est en Pologne, on est pas en France. Bon, à la télévision polonaise passe ces deux photos et quelque temps après je demande un visa et le consul me dit “les portes de la Pologne vous sont fermées pour longtemps”, niet pas de visa pendant 9 ans. Et je savais que ma photo faisait partie des photos épinglées dans tous les postes de douane polonais avec d’autres gens, avec de vrais terroristes. Et à l’époque de l’occupation du consulat polonais, il y avait à Bern, en Suisse, des gangsters qui avaient attaqué une banque et qui se réclamaient de Solidarnosc et qui étaient de vrais

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gangsters et la télévision polonaise nous a assimilé à cette organisation voilà. Donc euh…quand j’ai eu le loisir de retourner en Pologne. J’y suis retourné à titre privé et euh…d’ailleurs à chaque fois c’était à titre privé et un jour j’y suis allé avec un ami qui est un type qui a déserté l’armée polonaise, qui était réfugié en France et qui est devenu français et qui à l’époque de Solidarnosc était persuadé de ne jamais plus retourner en Pologne et finalement il a pu reprendre son passeport polonais et retrouver sa nationalité polonaise, en même temps que sa nationalité française aussi et on est retourné en Pologne ensemble. Les gens nous ont confirmé les systématiques détournement. Enfin, on a quand même été utiles. Voilà pour Solidarnosc. Q. : Ce qui m’intéresse c’est ton engagement, qu’est-ce que représentait cette démarche pour toi ? H. : Parce que, viscéralement, il fallait que je fasse quelque chose pour soutenir ce qui se passait en Pologne et là l’occasion s’est présentée, j’ai adhéré immédiatement à ce truc là. J’en suis devenu très vite le trésorier. Et euh…il fallait absolument soutenir ce truc là, c’était, c’était….Si tu veux quelques années avant en mai 68, je ne pouvais qu’être dans le mouvement de contestation on va dire. C’est comme ça, c’est ma sensibilité politique et en plus cette espèce de lien, la découverte d’une histoire, d’une racine, d’un atavisme, d’une attache avec euh…Je te t’ai pas donné un texte que j’avais écrit ? »

Dans ce cadre et avec cet état d’esprit l’exercice du droit de vote apparaît comme marginal

par rapport à l’ensemble de ces actions. Se rendre aux urnes est alors considéré comme un acte sporadique alors que l’engagement patriotique de ces individus a orienté leur vie. Cependant, cette obligation est accomplie par tous mais ne revêt pas de dimension symbolique particulière, l’investissement personnel est ailleurs.

Entretien avec Madame R. : « Q. : Vous avez toujours exercé votre droit de vote en France ? R. : Euh, euh Q. : A partir du moment où vous avez été naturalisée, vous alliez voter ? R. : Ah, oui, oui, je vote. Ben, je me sens obligée puisque je… »

Entretien avec Madame C. :«Alors vous voyez, c’est que la politique je m’en occupe vraiment aussi. Je dis pas que euh…je suis jamais. Je ne peux pas affirmer que depuis que je peux voter, dès que j’ai pu le faire… »

En outre, ces acteurs se tiennent au courant et sont intéressés par la vie politique du pays dans lequel ils vivent, notamment parce qu’ils dressent des parallèles entre leurs différentes activités, réconciliant ainsi la distinction qu’opérait Stéphane Dufoix entre les différents domaines « de destination de l’exopolitie: la patrie, le gouvernement, la société du pays d’accueil, la diplomatie internationale312. »

312 Stéphane, DUFOIX, Politiques d’exil…, op.cit.

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Entretien avec Madame C. : « Q. : Cette vie associative était plus importante pour vous que le vote ? C. : C’était aussi important. C’est aussi très très important et je suis toujours euh…à l’écoute de tout le monde. Il n’y a qu’un seul que j’ai toujours écouté, toujours pour m’amuser, c’est Georges Marchais. Alors Georges Marchais, je l’écoutais toujours pour m’amuser parce que lui quand il avait un discours, on ne pouvait pas l’interrompre. D’ailleurs, du reste, il disait : « Ne m’interrompez pas ! » Pourquoi ? Parce que lui ses discours il les apprenait par cœur. Alors, comme il les apprenait par cœur, du reste, je fais exactement la même chose, alors il fallait qu’il recommence au début. Seulement, moi, je ne recommence pas au début. La seule différence entre Georges Marchais et moi c’est que moi je reviens à des choses que j’ai oublié, à des événements que j’ai oublié, tandis que lui c’est le discours qu’il avait appris par cœur, alors c’est toute la différence avec moi. Ce que j’aimais aussi, à cause de lui, c’est qu’il avait une diction extraordinaire, on ne pouvait pas ne pas entendre ce qu’il disait. J’ai beaucoup aimé Marchais à cause de ça. Maintenant, il y a des choses que je ne peux supporter en politique c’est, comment …, le Front National ? »

L’impact du vote, en France, sur les consciences individuelles est d’autant plus limité lorsque les individus disposent de la double nationalité313. Par contre, ils mettent un point d’honneur à voter pour les élections polonaises par le biais des consulats polonais en France314. Cette dimension citoyenne témoigne de nouveau du patriotisme qui les habite. La citoyenneté polonaise prend peut-être le pas sur la citoyenneté française ou tout du moins elles tiennent une place similaire dans l’esprit des enquêtés.

Entretien avec Madame C. : « Q. : Je peux vous poser une question sur l’élargissement de l’Union Européenne à la Pologne ? C. : Oui, ben j’ai voté en Pologne [elle parle du référendum pour l’élargissement], parce que imaginez que le vote se passait justement pendant les vacances alors que j’y étais. Alors, j’ai du avoir une autorisation spéciale du consulat, du consulat parce que je n’ai pas demandé la nationalité polonaise tant que le mur de Berlin n’était pas tombé. Ce n’est qu’après que j’ai demandé alors à un consul qui était là, j’ai fait ma demande. Et il a dit « ah ben, vous savez, ce n’est pas la peine d’essayer, ça n’aboutira pas pour la bonne raison parce que vous êtes nés en France. » Après il y a eu un changement, il y a eu un autre consul il a dit « Mais ce n’est pas une raison, patriote comme vous l’êtes, et puis alors pour l’avoir prouvé par les grands-parents, les parents et par votre action vous-même… » Alors c’est comme ça… » Entretien avec Madame W. S.: « Q. : Oui, est-ce qu’avec la double nationalité, vous exercez votre droit de vote en France et en Pologne ? W. S. : Alors euh…j’exerce bien sûr mes droits de vote en France et euh…je vais très prochainement exercer mes droits de vote en Pologne et je vais au consulat général de Lyon pour exercer mes droits de vote bien sûr. »

La vie professionnelle peut également contribuer à mettre en exergue l’attachement au pays

d’origine par l’action que les individus jouent sur le territoire français. L’archétype peut-être trouvé parmi ceux qui exercent des fonctions diplomatiques, Monsieur U., ancien consul général à Lille, incarne cette figure. De plus, ses propos nous permettent d’éclairer les actions patriotiques exposées précédemment.

Entretien avec Monsieur U. : 313 Ce n’est pas le cas de l’ensemble des enquêtés appartenant à ce modèle, nous ne pouvons donc pas généralisé notre propos. 314 En France, les consulats polonais sont localisés à Paris, Lille, Lyon, Strasbourg, Nice, Bordeaux, Rennes, Toulouse.

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« Q. : Qu’est ce que vous a apporté cette fonction ? U. : C’est vraiment admirable. J’ai jamais été diplomate, je pouvais pas être diplomate communiste mais j’ai assez vite réalisé que c’était très important quand même, très important d’être au contact avec les gens parce que comme ça les gens ici, les polonais dans leurs associations, dans leur travail quotidien ont beaucoup aidé la Pologne aussi. C’était en partie leur raison de vivre, c’était faire des choses pour la Pologne, alors souvent c’était l’aide à leur famille directe, quelque fois c’était plus, quelque fois c’était des spectacles mais à partir de l’état de guerre ça c’est intensifié, ils ont pris vraiment ça comme une sorte de mission, d’envoyer des médicaments pas seulement à leur famille mais aux autres aussi à travers les communautés caritatives de l’épiscopat polonais qui était très actif dans ce domaine et il veillait que ça aille partout, y avait des camions qui étaient autorisés par l’Etat parce que c’était vraiment nécessaire et on pouvait pas refuser des vivres, des vêtements. Donc, il y avait vraiment des transports par dizaines et par dizaines, y avait des français, souvent des français sans aucunes attaches familiales ni même de sympathie polonaise. Ils se sont retrouvés en quelque sorte et donc c’était paradoxal parce que quand je suis arrivé ici en 91, puis 92, 93, la Pologne commençait à s’organiser, à se stabiliser de plus en plus mais ils avaient commencé à avoir peur, est-ce qu’ils peuvent faire encore quelque chose pour la Pologne. “ Mais, monsieur le consul, tant que la Pologne était dépendante de l’Union Soviétique, pour nous c’était une mission de faire quelque chose pour la Pologne, maintenant que la Pologne est indépendante, est-ce que nous avons encore quelque chose à faire ?” C’était leur inquiétude et c’était admirable parce que tous ces jeunes ils venaient vers moi « qu’est-ce qu’on peut faire maintenant que tout est fait pour la Pologne ? » Et non, au contraire, beaucoup de choses qu’il fallait encore faire […]315 »

A l’heure de l’élargissement européen, les actions des membres de la polonia de France et

de leurs descendants continuent à vouloir défendre les valeurs polonaises (quatrième figure). Le contexte a pourtant changé, la Pologne étant devenue un pays libre et démocratique, il ne s’agit plus de lutter pour son indépendance et sa reconnaissance mais de la sortir de la nouvelle impasse dans laquelle elle se trouve : c’est-à-dire la faible connaissance de son histoire, de sa culture au sein des pays occidentaux afin qu’elle trouve sa place au sein de l’U.E. Un nouveau combat s’entame alors et trouve son expression au sein d’associations créées récemment et entendant faire connaître la Pologne sous un autre jour.

Entretien avec Madame W. S. : « Donc moi, ça [le mauvais folklore], ça je n’en veux plus et j’en ai marre d’entendre de la part des français : “Ah oui ! La Pologne c’est un pays où il fait très froid, y a un beau folklore, qu’est-ce qu’elle est bonne la vodka ! et puis saoul comme un polonais !” Non, je peux plus, là je peux plus j’craque. Alors c’est ce que j’ai dit à ces gens au Marmotel, ça ne veut pas dire qu’on ne fera pas euh, qu’on ne fera pas peut-être une action sur le folklore, ça veut pas dire que pour notre réunion de pâques par exemple et ben ça ne veut pas dire qu’on ne boira pas notre coup de vodka mais bon faut pas qu’on commence à… Q. : Vous vouliez diffuser une autre image de la Pologne…. W.S. : Voilà une autre image et puis surtout euh, euh, bon, cette image de polonais qui boivent est totalement, totalement fausse. Disons qu’on boit différemment en Pologne que l’on peut boire ici euh les euh, le pays où il y a le plus d’alcooliques en l’occurrence ce n’est pas la Pologne, c’est la France. En Pologne y a des saouls comme partout mais ni plus, ni moins, on boit différemment, ni plus, ni moins voilà. Donc euh… »

Les activités dans la résistance au même titre que l’intégration des combattants polonais au

sein de l’armée française ont eu pour conséquence de rapprocher les deux peuples. En effet, pour que l’objectif commun : nuire le plus possible à l’ennemi, réussisse cela nécessitait l’effacement des

315 [Souligné par nous].

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divergences. Ces actions auront donc des répercussions sur les représentations de la citoyenneté et sur l’intégration de cette population et de leurs descendants à la société d’accueil. Nous retrouvons d’ailleurs un phénomène similaire eu égard aux combats menés par « Solidarité avec Solidarnosc » qui ont, pour leur réussite, prôné l’entraide entre les populations polonaises et françaises afin de mettre terme au communisme. Dans ce « modèle », nous retrouvons avec plus d’acuité que dans les modèles précédents, le rejet du communisme316 dans leurs « visions du monde » qui s’explique, notamment par leur fort degré d’engagement ou celui de leurs parents pour lutter contre les tentatives hégémoniques des soviétiques. Un renouvellement des problématiques s’est fait jour avec l’entrée de la Pologne dans l’U.E. qui engendre de nouveaux combats qui visent le partage de deux héritages. Nous observons donc une perception de la citoyenneté fondée sur « l’être ensemble » et le rapprochant des peuples européens qui met en avant une dimension exclusionnaire de la citoyenneté conforme aux exigences d’un patriotisme géographique.

B. Refus de citoyenneté ou repli identitaire Les personnes appartenant à ce quatrième « modèle 317» apparaissent comme des

« défenseurs de l’identité polonaise » dans la société dans laquelle ils vivent et résident. Le refus d’obtenir la citoyenneté française n’est pas obligatoirement synonyme de repli identitaire mais peut signifier la volonté de préservation de l’identité polonaise sans qu’il s’agisse d’un renfermement. C’est notamment le cas des migrants récents, qui dans le cadre de l’U.E. ne voient plus l’intérêt de demander la nationalité française. Il ne s’agit donc plus d’une condition obligatoire pour pouvoir s’intégrer à la société française318. Cela dit, certains des enquêtés, installés en France de longue date, ayant ou non la nationalité française en plus de leur citoyenneté polonaise se refusent à intégrer véritablement la communauté nationale. Ce sont eux qui apparaissent comme opérant un repli identitaire. Ils ont, en effet, gardé le sentiment de leur différence. Celui-ci oscille entre deux attitudes, pour certains il se traduit par un renferment « communautaire » autour de la religion catholique, pour d’autres son expression est plus individuelle et marque un désintérêt vis-à-vis de la

316 Nous retrouverons cette référence au communisme dans l’abord de la question de l’entrée de la Pologne dans l’U.E. (Chapitre 4). 317 Ce « modèle » regroupe 7 enquêtés qui ont tous la nationalité polonaise et expriment le besoin d’affirmer leur polonité. Elle est le marqueur de leur identité et ce malgré la diversité de leurs parcours. Nous insisterons sur le rôle joué par l’Eglise catholique pour la définition d’une identité polonaise clôturée. Nous nous référerons plus particulièrement à 4 des enquêtés. Nous renvoyons au tableau situé en Annexe 1 pour que le lecteur, voulant se référer aux entretiens, puisse resituer les enquêtés. 318 Nous reviendrons sur le parcours et les représentations de la citoyenneté de ces individus dans le chapitre 4, toutefois, nous les classerons au sein de cette typologie comme ceux refusant l’obtention de la citoyenneté française.

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communauté nationale de la société d’accueil. Ce refus de participation à la sphère publique et politique au sein du pays d’accueil n’est pas le reflet d’une citoyenneté contestataire319 mais celui d’une indifférence. La France est alors perçue comme le lieu de résidence, celui où l’on exerce son activité professionnelle, sans qu’il lui soit donnée de dimension affective. Si ces personnes vivent en France, elles pourraient également vivre dans un autre pays et ont parfois même eu des réticences à l’égard du mode de vie et des valeurs culturelles françaises :

Entretien avec Madame J. : « Q. : Vous êtes donc partis pour rejoindre votre mari, vous n’aviez pas fait ce projet de départ avant ? J. : Non pas du tout, j’étais justement pas du tout préparée, je parlais pas du tout la langue … A vrai dire, j’étais pas du tout attirée par la France. Dans les pays étrangers, à l’époque, derrière mon rideau de fer, qui m’attiraient, c’était l’Italie, le Brésil…Des pays beaucoup plus vivants, un peu plus…La France était trop cartésienne, un peu trop…, même il y avait l’idée de fausseté, vous voyez…à travers des romans historiques, je sais pas, Les Mousquetaires…je connaissais rien. Dans mon imaginaire c’était [la France] une belle façade derrière des intrigues, des choses comme ça, donc ça ne m’attirait pas. »

Nous notons une insistance sur les différences culturelles, politiques par exemple qui distinguent la France et la Pologne. Il y a une rupture entre les modes de vie. Si cette dernière a pu être ressentie dans les premiers temps de la vie en France, elle semble ne pas s’être véritablement estompée même si les enquêtés ont cerné les raisons qui les conduisaient a voir un décalage entre les deux pays.

Entretien avec Madame J. :« Je suis passée par plusieurs phases, disons…le premier choc c’était justement lorsque j’ai repris mes études aux Beaux Arts, c’était un grand choc, c’était la relation des étudiants entre eux. Bon, cela étant dit, 68 [mai 1968] se préparait, ça bouillonnait…je comprenais rien…Mais, en Pologne, j’ai connu une certaine solidarité, c’est-à-dire que…voilà…on était dans un examen, il faut apprendre…on avait un copain qui traînait, on lui disait : «c’est trop bête, tu vas pas nous lâcher, on va apprendre ensemble ». Tandis qu’ici c’était l’esprit, propre aux Beaux Arts, de compétition. Pour moi, c’était un grand choc. Là j’avoue que je comprenais pas. C’est mon mari, qui m’a tranquillement…, qui était polonais d’origine mais qui était là depuis…après la guerre, si vous voulez, et qui a fait ses études ici, qui m’a expliqué que de toute façon, ce n’était pas plus mal, qu’il faut que je passe par là, parce que la vie ici, c’est ça, c’est la loi du plus fort. Donc, si vous voulez, c’est un changement de régime qui…Moi, c’est ce que j’ai vu. Première chose.320»

Les épisodes de mai 1968 suscitent à plusieurs reprises la surprise des enquêtés qui peut-être ressentie avec plus ou moins d’inquiétudes. Nous retrouvons des propos similaires dans le discours du recteur de la Mission Catholique Polonaise Szulsborski :

319 En effet, certaines populations issues de l’immigration, au titre desquels les descendants des populations originaires d’Afrique du Nord comme en témoigne l’étude de Nancy, VENEL, Musulmans…, op. cit. « S’ils n’ont pas conscience d’appartenir à la cité c’est parce qu’ils font primer leur appartenance particulière, c’est-à-dire l’Umma, la communauté de croyants sur leur intégration à la communauté nationale. Ce qui engendre, dans certains cas, la création “ d’une néo-communauté sur le terreau français” qui est à la source d’une citoyenneté de contestation. » 320 [Souligné par nous].

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Entretien avec le père S. : « J’ai connu mai 68, que je ne comprenais pas bien parce que je…, comment dire, ce que je voyais, au début de mon séjour à Paris, sous ma fenêtre c’était des barricades. C’était impressionnant [Rires]. Voyez l’expérience. »

Ainsi, entre la France et la Pologne des divergences se font ressentir mais à l’inverse du « modèle des intégrateurs » ou des « patriotes », l’objectif n’est pas d’apprivoiser ces différences pour s’intégrer au modèle du pays d’accueil mais de les comprendre pour pouvoir vivre à côté sans que ces nouveaux éléments ne viennent troubler l’identité d’origine. Il y a chez ces personnes l’expression d’un trouble identitaire, dont témoigne le déroulement des entretiens, plus difficiles à conduire, reflétant parfois même une certaine agressivité, que chez les autres enquêtés et qui est lié au sentiment d’être mis en porte à faux par l’enquêteur.

La religion catholique peut générer un repli sur la « communauté de croyants ». L’exemple le plus révélateur est celui des hommes d’Eglise321 qui placent au premier rang leurs activités religieuses rejetant ainsi au second plan le rôle qu’ils peuvent avoir sur la place publique. La dimension politique est quant à elle regardée avec encore plus de distance.

Entretien avec le père K.322 : «: Mais ce qui m’intéresse évidemment est de savoir qui est évêque, maintenant nous avons un nouveau archevêque à Paris, André XXIII, Monseigneur André XXIII, alors ça m’intéresse et je lis des choses. Et ça m’intéresse vraiment la vie de l’Eglise et je pense que c’est normal mais la vie politique non, non. Q. : Pour quelles raisons, parce que vous considérez que ce n’est pas votre domaine de compétence ? K. : La vie politique ? Q. : Oui K. : Non, la vie politique,non, par exemple il faut défendre, non, la raison qui a raison vraiment, il faut défendre l’humanité, les droits de l’homme, alors c’est vrai, alors ce que nous propose notre Saint Père alors je suis tout à fait d’accord. »

Ce sont d’ailleurs eux qui utilisent le plus régulièrement le terme de polonité. Ils peuvent être considérés comme les « entrepreneurs de l’image323 » du groupe, c’est-à-dire ceux qui prennent en charge la défense d’une identité polonaise traditionnelle, souvent reliée au catholicisme. Même si cette image de la polonité est remise en cause par certains, érodée pour d’autres, comme nous pouvons le constater parmi les descendants et les immigrants plus récents, elle continue à être développé au sein des paroisses polonaises, paroisses qui ont toutefois perdues en affluence, ce que regrette d’ailleurs les missionnaires polonais développant alors l’image d’Epinal d’une Eglise

321 Insérant le terme de « repli identitaire » qui aurait pour refuge la religion catholique, nous voulons préciser que si nous utilisons ce terme, il ne prend pour exemple que les hommes d’église et n’est pour cette raison pas généralisable à l’ensemble des enquêtés appartenant à ce modèle. Nous ne développerons donc pas ce point puisqu’il n’est pas représentatif. 322 Entretien réalisé le 27/02/2005 (Durée : 25 minutes) le père K. né en Pologne, arrivé en France en 1996, nationalité polonaise, paroisse de Lille (Mission catholique polonaise), vit à Lille (Nord-Pas-de-Calais). 323 Ce terme se réfère à l’article d’Emmanuelle, SAADA, « Les territoires de l’identité. Etre juif à Abreville », Genèses, n°11, 1993, p.115 à 137.

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forte et attractive en Pologne alors que leur fréquentation ne cesse de diminuer en France. Ce mouvement de sécularisation parmi les polonais, alors que l’Eglise catholique et notamment la mission catholique polonaise jouaient un rôle crucial dans l’intégration correspond autant à un effritement du rôle politique et social joué par l’Eglise, point sur lequel les prêtres n’aiment d’ailleurs pas à se prononcer notamment quand on leur pose des questions sur le devenir de la Mission catholique polonaise, ils préfèrent éluder la question324, qu’à un effacement relatif des croyances. Cette déchristianisation compte plusieurs phases. Au moment de l’arrivée des populations polonaises en France, ces dernières ont fait l’objet de railleries : « […] les moqueries à l’église sont la cause de la rapide déchristianisation d’une partie de la population polonaise en France325 ». Cette diminution des pratiques religieuses n’est pas le seul fait des polonais, elle s’opère également parmi les immigrants italiens et il s’opère, en quelque sorte, un alignement sur les pratiques des français. C’est-à-dire que l’on voit apparaître un catholicisme coutumier que déplorent les missionnaires, notamment considérant les plus jeunes :

Entretien avec Père K. : « Ce qui me choque, positivement, à Lille alors non, évidemment je dis les messes à Saint Michel à côté et au sacré cœur, je ne sais pas si vous avez été, le dimanche soir, l’Eglise est pleine de jeunes et ça me choque positivement. Mais, ce qui m’étonne c’est que les gens ne veulent pas s’engager dans la vie paroissiale, par exemple nous avons besoin de quelqu’un qui peut ramasser quelque chose au niveau…dans l’Eglise, un travail n’importe lequel mais les gens ne veulent pas s’engager. Q. : Et ça c’est différent en Pologne ? K. : En Pologne, non, on ne peut pas généraliser. Mais ce sont les messes surtout pour les jeunes et animées par les jeunes. Ici, je vois l’église est pleine de jeunes, les personnes pas âgées mais adultes animent la messe. Mais, par exemple c’est bien avec la guitare, avec les chants des jeunes. Moi, je pense, ça peut mieux attirer les gens et je pense qu’il nous manque de ça ici. Evidemment, il n’y a pas beaucoup de messes, deux messes par jour c’est pas beaucoup. Mais évidemment en Pologne, dans les paroisses, il y a 6 messes par jour le dimanche. Alors, une messe pour les enfants, une messe pour les jeunes, une messe pour les adultes, une messe pour les personnes âgées. Mais en tout cas, ce choc positif, les jeunes viennent chercher la messe le soir. »

Cependant pour la diaspora polonaise, cette sécularisation prend un visage particulier puisque, comme nous l’avons souligné, il existe une forte corrélation entre identification nationale et catholicisme celui-ci pouvant être apparenté comme un des socles de la polonité à l’étranger. Toutefois, la sécularisation n’empêche pas l’Eglise catholique polonaise de conduire des actions protéiformes pour rassembler la communauté des croyants. La plupart des associations qui existent sont liées à l’Eglise catholique. Elles permettent la transmission de la mémoire polonaise, mais une mémoire orientée, celle de la Pologne traditionnelle et catholique symbolisée par le pape Jean-Paul II et les pourvoyeurs de cette identité collective que sont les missionnaires jouent ce rôle de médiateur afin d’éviter une trop grande laïcisation de la polonité qui est pourtant en cours. 324 Pour une illustration de ce point, nous renvoyons à l’entretien réalisé avec le prêtre K. (Annexe 1). 325 Gérard, NOIRIEL, Le creuset français…, op.cit., p. 169.

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Le repli, n’est pas uniquement celui qui s’opère autour de l’Eglise catholique mais également sur la sphère familiale comme nous l’avons vu dans le modèle des « intégrateurs » ou professionnelle notamment lorsqu’elle a attrait à la Pologne, mais celui-ci est beaucoup plus affirmé dans le cas des « défenseurs de l’identité polonaise. » La reconstitution d’un « chez-soi » est un enjeu primordial pour retrouver des repères.

Entretien avec Madame Y.326 : «C’est pour ça, on vit ce qu’on a vécu d’une manière naturelle, alors la langue polonaise c’est la langue qui domine à la maison. Alors, parfois on parle français parce que bon s’il y a des devoirs à faire ou autre chose c’est pour nous faciliter la tâche mais sinon euh…c’est rare qu’on parle français, les enfants ça dépend mais en général entre eux, ils se parlent polonais aussi à la maison parce que en quelque sorte la maison c’est une petite Pologne. Mais vous savez nous, c’est un peu spécial notre famille, parce que déjà, je vous ai dit, quand je suis arrivée en France, ça m’a intéressé, ça m’a fasciné cette polonité en France, mon mari il a commencé à faire des recherches sur la biographie polonaise, alors nous on est toujours dans le bain polonais, toujours, toujours moi j’ai travaillé très peu dans les structures françaises, alors on forme une sorte d’enclave polonaise sur le territoire français. Alors c’est pour ça, on est très particulier. Alors nous on n’est pas une famille exemplaire. »

Les éléments révélateurs de la polonité trouvent à s’exprimer dans ce modèle : pratique de la langue polonaise, fréquents contacts et retour en Pologne pour les vacances mais surtout affirmation de la conscience nationale, du patriotisme et des souffrances vécues par la Pologne. De plus, la vie en France semble avoir une fin et le retour en Pologne est attendu. C’est une des raisons pour lesquelles l’acquisition de la nationalité française n’est pas une priorité. Ces personnes savent, même si elles ne connaissent pas la date exacte, qu’elles retourneront dans le pays où elles sont nées. Prenant l’exemple des missionnaires de la Mission Catholique Polonaise, le retour en Pologne était prévu au moment du départ :

Entretien avec le père S. : « Q. : Vous souhaitez rentrer en Pologne ? S. : Bien sûr, bien sûr [Rires]. Non pas que…, je suis très attaché, j’ai beaucoup d’amis en France mais je ressens le besoin très fort de retrouver mes racines. Remarquez, j’y vais souvent. »

Entretien avec le père K. : « Q. : Vous pensez rentrer en Pologne ? K.: Pour le moment je suis en France mais euh dans quelques années oui. Je sais pas quand. Dieu seul le sait quand mais maintenant je fais la mission en France. »

326 Entretien réalisé le 31/03/05 (Durée : 30 minutes). Madame Y. est née en Pologne, vit en France depuis 20 ans, nationalité polonaise, biographe de profession, habite actuellement à Vaudricourt (Nord-Pas-de-Calais). [Souligné par nous].

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Pour les autres, même s’il est plus difficilement réalisable il est souhaité :

Entretien avec Madame Y. : « Q. : Vous pensez retourner vous installer en Pologne ? Y. : Ben, je voudrais bien quand je serai à la retraite mais ça dépend aussi de mes enfants, je voulais pas trop m’éloigner d’eux. Je ne sais pas ce qu’ils vont faire dans la vie. Ben là maintenant ils sont encore trop petit. Mais je leur en ai parlé une fois, je leur ai dit “si on rentrait en Pologne est ce que ça vous… “ Les petits y disent y a pas de problème vivre ici ou là-bas mais l’aîné non, il veut rester ici. »

Donc, les personnes appartenant à ce modèle ont toutes la citoyenneté polonaise. Celle-ci est considérée comme étant le marqueur de leur identité, ils s’auto-identifient donc comme des citoyens polonais avant d’être des citoyens français.

Entretien avec Madame Y. : « Q. : Vous n’êtes pas gênés de ne pas avoir le droit de vote ? Y. : Pour la voix de vote ? C’est vrai ça c’est une question qui est, c’est vrai…Mais si vous voulez nous, c’est peut-être bête parce que je suis là, je devrais voter, m’intéresser de tout ce qui se passe ici mais nous en tant qu’immigrants polonais, nous avons le droit de vote pour la Pologne, alors quand il y a des choses euh. on vote au consulat, à l’ambassade, je profite de ces droits. Bon, c’est vrai c’est peut-être parce que je suis toujours dans ces milieux franco-polonais, j’oublie parfois que je suis en France [Rires] c’est possible aussi. […] »

Ce refus de la citoyenneté française, mis à part l’importance prise par l’identité polonaise comme facteur explicatif, trouve d’autres explications. La première est le sentiment d’incompétence327 :

Entretien avec Madame Y. : « Q. : Dans ce cas là, vous reliez citoyenneté et nationalité ? Y. : Ecoutez, moi je connais pas trop de termes si vous voulez scientifiques. Vous quand vous travaillez sur la citoyenneté ou la nationalité… Q. : Non, mais je vous demande seulement votre avis… Y. : Non, mais c’est pas un avis, je suis pas spécialiste alors c’est surtout ma méconnaissance. Je peux mélanger tout ça parce que je n’ai pas le savoir nécessaire pour vous dire les définitions. Q. : Non, mais ne vous inquiétez pas, je ne recherche pas des connaissances, ça peut-être du ressenti. Y. : Oui, mais on peut dire n’importe quoi et je vous dit n’importe quoi si je vous dit ce que je ressens. »

Et le second, la complexité des démarches administratives. Il s’agit là d’un élément que l’on retrouve de manière récurrente parmi les populations issues de l’immigration et qui correspond effectivement à une réalité vécue.

327 Nous retrouvons cette même dimension dans le modèle précédent.

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Entretien avec Madame Y. : « Q. : Et vous, vous êtes naturalisés française ? Y. : Non, mon mari oui mais moi non. J’avais la flemme, j’ai pas d’idéologie derrière mais mon mari l’a fait parce que pour lui c’était beaucoup plus facile d’obtenir tous ces papiers la carte de séjour…Moi, j’ai pas eu de problèmes, jamais j’ai eu de problèmes, je sais qu’il y a des gens qui ont eu pas mal de problèmes. J’ai des amis, des copines qui se voyaient refuser leur séjour, j’en avais même deux ou trois qui étaient même amenées à rentrer forcées, forcées de rentrer en Pologne avant 90 mais moi je n’ai jamais eu de problèmes de ce côté-ci peut-être parce que j’étudiais, peut-être j’avais des je sais pas…aucune idée [Rires]. Alors si vous voulez, moi, j’étais pas forcé à prendre la nationalité et puis maintenant je me dis est-ce que ça vaut le coup ? Finalement, ça n’a pas tellement d’importance. »

Ce dernier modèle se caractérise par une forte emprise de l’identité polonaise dans toutes

les activités de la vie quotidienne et par un refus de se faire une place au sein de la société d’accueil. Celle-ci est d’ailleurs vue comme permettant l’épanouissement personnel mais de manière utilitariste. Elle est donc, pour ce fait, tenue à l’écart.

L’identité polonaise est donc, en fonction de ces deux modèles, le révélateur des formes

prises par la citoyenneté. Elle peut donc être le reflet soit d’une citoyenneté privée ou civile mais qui trouve à s’exprimer en fonction de l’appartenance spécifique, elle n’est donc pas un handicap (troisième modèle); soit de l’absence de citoyenneté qui correspond à une « citoyenneté négative328 » selon le modèle de Jean Leca (quatrième modèle).

328 Jean, LECA, « Individualisme et citoyenneté », op.cit., p. 179-180.

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Conclusion provisoire (1): Analyse croisée des représentations de la citoyenneté française et de

l’identité polonaise

Tableau croisé citoyenneté/identité polonaise (nombre d’enquêtés)

Identité polonaise

1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 Total

1,00 1 0 0 1 0 5 7 2,00 0 0 0 0 0 1 1 3,00 0 0 2 0 0 0 2 4,00 1 0 4 2 2 0 9 5,00 0 0 3 2 0 1 6

Citoyenneté

6,00 1 1 2 0 0 0 4 Total 3 1 11 5 2 7 29

Tableau croisé citoyenneté/identité polonaise (% du total)

Identité polonaise

1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00 Total %

1,00 3,45% 3,45% 17,25% 24,15% 2,00 3,45% 3,45% 3,00 6,9% 6,9% 4,00 3,45% 13,8% 6,9% 6,9% 31% 5,00 10,35% 6,9% 3,45% 20,7%

Citoyenneté

6,00 3,45% 3,45% 6,9% 13,8% Total 10,35% 3,45% 37,90% 17,25% 6,9% 24,15% 100%

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La répartition « intuitive »329 des enquêtés en quatre figures est illustrée par les deux tableaux croisés construits à partir de: « l’identité polonaise » et de la « citoyenneté à la française». Nous avons placé chacun des 29 enquêtés sur une échelle allant de 1 à 6 pour chacun des deux axes330, chacune des graduations correspondant à 1 critère, les 12 critères331, définis en référence aux entretiens, sont ceux qui permettent d’évaluer la plus ou moins grande importance que les individus accordent à l’identité polonaise d’une part et à la citoyenneté française d’autre part. Les 6 critères définissant l’identité polonaise de la polonia française sont les suivants : la détention de la nationalité polonaise et la participation à des activités associatives dans des milieux polonais ou franco-polonais ; le patriotisme et l’identification nationale à la Pologne ; l’héritage chrétien ; l’importance de la légitimité occidentaliste de la Pologne, l’acuité de la question de l’ethnicité ; l’héritage socialiste et la précarité économique. Les 6 critères définissant la « citoyenneté à la française » sont les suivants : la maîtrise de la définition juridique en termes de « droits et obligations » ; la pratique du droit de vote à l’ensemble des élections se déroulant sur le territoire national ; les qualités morales attenantes à la notion de citoyenneté, c’est-à-dire le fait de se considérer comme un « bon citoyen » qui comprend une référence à la notion d responsabilité ; la solidarité exprimée à l’égard de ses concitoyens ; l’importance prise par la distinction entre citoyen actif et citoyen passif ; le partage d’un héritage commun et l’amour de la patrie Plus les critères retenus, par les enquêtés, sont nombreux plus ils sont considérés comme affirmant leur « citoyenneté à la française » ou leur identité polonaise.

329 En effet, notre travail ne reposant ni sur des entretiens directifs ni sur des questionnaires, qui auraient permis une approche plus systématique, le « placement » des enquêtés sur les deux axes : « identité polonaise » et « citoyenneté » est effectué en fonction de notre interprétation des discours des enquêtés. Nous avons toutefois essayé de nous référer, le plus systématiquement possible aux entretiens. 330 La valeur 1 est la plus petite, la valeur 6 la plus grande. 331 Ces critères ne peuvent pas être considérés comme permettant une définition exhaustive de l’identité polonaise ou de la citoyenneté française mais il s’agit des critères revenant avec le plus de récurrence dans les entretiens.

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- Les « républicains » (représentés en jaune dans le tableau). Considérant leur « degré » de citoyenneté, il s’agit de sont ceux qui peuvent être considérés comme les plus « citoyens », du fait de leur appropriation du modèle français républicain et de leurs pratiques citoyennes qui témoignent de leur forte implication. Considérant la « forme » prise par cette citoyenneté, elle correspond à une « citoyenneté par héritage » et quant à leur identité polonaise elle n’est pas primordiale mais surtout elle n’est pas considérée comme permettant d’expliquer leurs perceptions de la citoyenneté française. Ce « modèle » est celui des 4 groupes qui compte le plus d’enquêtés : 12 soit 41,5% du total.

- Les « intégrateurs » (représentés en bleu dans le tableau) Considérant leur « degré » de citoyenneté, ils peuvent être vu comme peu citoyen mais tendant à l’être. Pour l’instant, leurs pratiques citoyennes sont presque inexistantes. Il s’agit donc d’une « citoyenneté passive ». Considérant la « forme » prise par cette citoyenneté, elle est difficile à évaluer puisque les enquêtés eux-mêmes éprouvent des difficultés à donner une cohérence à leurs représentations, et quant à leur identité polonaise elle reste cantonnée à la sphère privée et n’interfère donc pas, comme dans le modèle précédent, dans leurs perceptions de la citoyenneté. Ce groupe est le moins important des quatre puisqu’il ne compte que 3 individus (tous sont de sexe féminin) soit 10,5% du total.

- Les « patriotes » (représentés en rose dans le tableau). Considérant leur « degré de citoyenneté », ils peuvent être vus comme tout autant citoyen que les « républicains », c’est sur la forme prise par cette citoyenneté que les plus grandes divergences se font jour puisqu’ils affirment leur attachement à l’identité polonaise bien que celle-ci est mise au service de leur citoyenneté à la française, c’est-à-dire que leurs pratiques citoyennes en France sont nombreuses mais motivées par des problématiques découlant de leur identité polonaise. Ils représentent 7 individus, soit 24% du total.

- Les « défenseurs de l’identité polonaise» (représentés en vert dans le tableau). Considérant leur « degré » de citoyenneté elle peut-être appréhendée comme une « citoyenneté négative ». Ce sont ceux qui affirment leur identité polonaise avec le plus d’acuité et qui soit rejettent totalement l’idée d’appartenir à la communauté nationale française, soit expriment leur désintérêt par rapport aux questions touchant à la citoyenneté. Comme le groupe précédemment cité, ils représentent 7 individus, soit 24% du total.

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Les républicains 41,5%

Citoyenneté +

Les patriotes 24%

Identité polonaise -

Les intégrateurs 10,5%

Identité polonaise +

Les défenseurs de l’identité polonaise

24% Citoyenneté -

Nous pouvons conclure de ces tableaux que les individus se considérant comme « citoyens français », c’est-à-dire ceux qui ont d’une part une perception relativement claire de ce qu’elle représente et de ce qu’elle implique et d’autre part des pratiques citoyennes nombreuses, ils sont dans ce cas représentatifs de ce que Jean Leca appelle la « citoyenneté participante » ou « militante », constituent le plus grand nombre. Il s’agit des « républicains » et des « patriotes », ces derniers représentent 65,5% de l’ensemble des enquêtés. Le fait de se sentir citoyen français, c’est-à-dire de témoigner de son attachement à la communauté nationale française ne dépend pas du degré d’identification à l’identité polonaise mais du degré de socialisation politique résultant en grande partie de la « marge de manœuvre » permise par l’intégration. Nous avons vu, en effet dans le chapitre 1, que le statut d’étranger, c’est-à-dire celui qui ne fait pas partie de la communauté nationale, pouvait engendrer un relatif apolitisme. Ceux connaissant le plus de difficultés à s’intégrer sont ceux exprimant leur moindre attachement à la citoyenneté française soit parce qu’ils ne le peuvent pas (« les intégrateurs ») soit parce qu’ils ne le veulent pas (« les défenseurs de l’identité polonaise »). Toutefois, là où l’identité polonaise joue un rôle c’est dans le type de pratiques citoyennes, c’est-à-dire par rapport aux formes et aux objectifs qu’elles peuvent revêtir. En effet, les républicains témoignent d’un intérêt accru pour les problématiques et les enjeux politiques français alors que les patriotes paraissent plus préoccupés du devenir de la Pologne, ils pratiquent, ce que S. Dufoix, a caractérisé l’exopolitie, toutefois ils exercent ces pratiques dans l’espace français et en respect de ses règles. Nous pouvons donc bien considérer que la socialisation politique des individus constitue le fondement à l’exercice d’une citoyenneté active et que c’est elle qui permet une représentation claire et définie des enjeux sous-jacents à la citoyenneté. Or, cette socialisation

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politique est corrélée au degré d’intégration à la société française. En effet, les républicains et les patriotes sont des individus qui n’éprouvent pas de difficultés à vivre dans la société d’accueil, alors que les intégrateurs et les défenseurs de l’identité polonaise en raison soit d’éléments conjoncturels : leur arrivée récente en France, soit par volonté : repli identitaire et rejet de la nationalité qui les excluent inévitablement de la citoyenneté, témoignent de difficultés, ils ressentent un décalage entre leurs deux identités, pour trouver leur place en France.

Les formes de socialisation politique des personnes originaires de Pologne en France sont révélatrices de la capacité du modèle français républicain à imposer ses problématiques, imposition sans laquelle l’expression citoyenne ne serait pas envisageable. Cela n’empêche toutefois pas de pouvoir penser le respect des autres cultures et leur épanouissement au sein du modèle français républicain dés lors qu’elles ne viennent pas contredire ou transgresser les normes dominantes. Cette remarque témoigne de la difficulté observée en France à penser la question du multiculturalisme. Dans le cas des polonais vivant en France, l’acceptation du modèle républicain ne pose pas de difficultés, c’est d’ailleurs pour cette raison que les enquêtés considèrent leur intégration comme étant une « intégration exemplaire ». Les populations originaires de Pologne n’expriment pas de positions différentialistes en terme de reconnaissance de leur culture d’origine.

Nous observons, dans ce cadre, un double intérêt à introduire l’espace européen : il

permettrait une redéfinition théorique et empirique du concept de citoyenneté d’une part par l’ouverture d’un nouvel espace de socialisation et d’autre part, par le découplage amorcé entre citoyenneté et nationalité ce qui permet d’inclure l’ensemble des enquêtés alors que 6 d’entre eux étaient automatiquement exclus puisqu’ils n’avaient pas la nationalité française. Or, il semble exister un risque à mettre en exergue le lien entre citoyenneté et nationalité puisqu’il semble ne signifier que l’expression d’un lien d’allégeance à l’Etat et non d’un lien démocratique dans la société ou l’on vit. Ainsi, selon J.P. Gomane, « les frontières nationales sont devenues les symboles désuets d’une réalité politique qui, sans disparaître, a perdu de sa consistance, sinon de son caractère normatif. Une telle priorité autorise, aujourd’hui et plus encore demain, des échanges de tous ordres, créant à leur tour des situations de double appartenance ou de double solidarité qui transcendent les limites imposées par des sociétés d’un autre âge332. »

332 Jean-Pierre, GOMANE, « Flux migratoires et impacts possibles sur la population française », Futuribles, n°67, juin 1983, p.104.

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Chapitre 3 : L’Union Européenne : la difficile construction d’une culture

politique commune

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Nous aborderons désormais la question de la construction de l’U.E. comme permettant, théoriquement, de former un nouvel espace de socialisation fondé sur le souhait de voir émerger une « culture politique partagée » qui serait la base motivationnelle de la citoyenneté européenne, c’est-à-dire qu’elle ferait tenir ensemble les Etats et les citoyens des différents Etats membres. L’U.E. pourrait donc, dans ce cadre, amorcer une nouvelle dynamique en terme de production des identités politiques. C’est par la référence à une définition de la citoyenneté européenne, amorçant la construction d’une « européanité », que cette identité pourrait voir le jour. Cependant, cette nouvelle « arène » politique ne saurait fonctionner indépendamment des autres identités territoriales auxquelles les enquêtés se réfèrent ce qui renvoie à l’articulation du local et du global. Pour cette raison, l’emploi du terme « configuration333 » théorisée par Norbert Elias semble plus approprié (Section 1). En effet, les enjeux politiques de l’U.E., au même titre que la définition normative de la citoyenneté reste difficile à appréhender par les acteurs. Cette observation conduit à légitimer les acceptions élitistes de la citoyenneté européenne. Ainsi, l’espace européen, s’il apparaît comme permettant une nouvelle socialisation politique pour les personnes originaires de Pologne en France, en atténuant leur stigmatisation en tant qu’étranger, introduirait des obstacles, présents au niveau national, mais s’exacerbant eu égard à l’espace européen, introduisant un nouveau type d’exclusion qui cette fois ne découlerait plus du degré d’intégration de l’étranger à la société d’accueil mais résulterait du degré de « mobilisations cognitives334 » dont disposent les enquêtés. Les pratiques citoyennes, nous prendrons l’exemple de l’exercice du droit de vote pour les élections européennes, seraient le témoin de ces acceptions élitistes (Section 2).

333 Norbert, ELIAS, Qu’est-ce que la sociologie ?, in Romain, PASQUIER et Julien, WEISBEIN , « L’Europe au microscope du local. Manifeste pour une sociologie politique de l’intégration communautaire », Politique européenne, n°12, hiver 2004, p. 12. 334 Nous reviendrons sur ce terme dans le développement de ce chapitre.

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Section 1 : La socialisation politique : de l’échelle locale à l’échelle européenne

La condition sine qua none, pour permettre la construction d’un espace européen ayant une intelligibilité pour les citoyens réside dans la prise en compte d’une identité européenne ayant pour fondement le partage d’une politique commune. Ainsi, « pendant près d’une décennie une large majorité de travaux consacrés à l’U.E. ont en effet adopté une perspective surplombante et communautaro-centrée. Polarisées à juste titre sur l’émergence d’une polity européenne […]335 » Au sein de « l’espace public européen », qui « réside [selon Jean-Marc Ferry] dans l’articulation de trois principes : de civilité, de légalité et de publicité. Ces principes constituent “le patrimoine de la civilisation européenne dans la mesure où la légalité conditionne la structure de base, la civilité en assure la continuité dans l’exercice concret des pratiques concertatives quotidiennes, dont les résultants sont rendus opposables aux parties prenantes par la publicité des débats, en vertu de la force de contrainte non violente représentée par ce tiers qu’est l’opinion publique336 ». Les travaux des européanistes mettent l’accent sur les modes de structuration des institutions communautaires, les décisions intergouvernementales, les politiques publiques, souvent sectorisées. « L’accent a été mis sur le caractère adaptatif des dynamiques d’européanisation, les structures domestiques étant perçues comme un réceptacle des normes communautaires337 ». « La « citoyenneté européenne » a également donc pour objectif de combler cette « indétermination fondatrice 338» qui réside dans le fait, qu’à la différence des constructions nationales occidentales, l’U.E. manque d’unité dans l’esprit des citoyens.

335 Romain, PASQUIER et Julien, WEISBEIN, « L’Europe au microscope du local… », op.cit., p. 7. 336 Riva, KASTORYANO, «Quelle identité pour l’Europe ? Le multiculturalisme à l’épreuve, Paris, Presses de Science Po., 2003, p. 39. 337 Ibid. 338 Yves, DELOYE, « Le débat contemporain sur la citoyenneté au prisme de la construction européenne », consultable à l’adresse : http://www.cees-europe.fr/fr/etudes/revue4/r4a2.pdf

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A. Nouvel espace de socialisation politique et citoyenneté européenne

Une « certaine idée de l’Europe339 » consisterait à vouloir dépasser le modèle stato-national qui serait alors devenu une figure dépassée. « On dit, sans doute, à juste titre, que la spécificité européenne consiste précisément dans le sens de l’universel.340 » Avec l’U.E. comme fédération ou confédération pacifique d’Etats, se ferait jour la possibilité de découpler « l’ethnos » du « demos » en Europe. En effet, « le lien étroit créé par l’Etat-nation entre ethnos et demos n’était qu’un passage.341 ». Dans ce cadre, s’ouvrirait la possibilité de construire un nouveau modèle fondé sur le « patriotisme constitutionnel342 » cher à Jürgen Habermas et repris notamment par Jean-Marc Ferry. Ce dernier serait distinct du « patriotisme géographique343 » où l’identité du peuple se forme essentiellement sur les catégories classiques du dedans et du dehors, c’est-à-dire du « eux » et du « nous » qui traduit l’attachement d’un peuple à son territoire. Le patriotisme constitutionnel est également distinct du « patriotisme historique » qui correspond au sentiment national partagé conceptualisé par Ernest Renan344. Le « patriotisme constitutionnel » de Jürgen Habermas découle selon Jean–Marc Ferry du « patriotisme juridique », notion empruntée à Claude Nicolet. Par rapport aux deux types de patriotisme exposés précédemment, ce dernier se présente comme une construction purement artificialiste : « La nation n’existe ici en effet que par la personnalité juridique que lui confère sa constitution juridique345. » Si le patriotisme juridique signifie l’attachement à la personnalité juridique et à l’Etat de droit, le patriotisme constitutionnel tel qu’il apparaît sous la plume d’Habermas introduit une nouvelle dimension qui permet de compléter la première définition insuffisante du patriotisme juridique. Ainsi, le patriotisme constitutionnel ne fuirait pas « l’épaisseur de l’histoire 346» puisque Habermas introduit le thème d’une « responsabilité à l’égard du passé347,»

339 Jean-Marc, FERRY, « Quel patriotisme au-delà des nationalismes ? », in Pierre, BIRNBAUM (dir.), Sociologie des nationalismes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.425. 340 Ibid. 341 Jürgen, HABERMAS, in Yves, DELOYE, op.cit. 342 «Cette expression a été introduite par Dolf Sternberger et par Jürgen Habermas dans le contexte du Historikerstreit, c’est-à-dire de la controverse qui éclata entre des intellectuels ouest-allemands, en été 1986, au sujet du passé national-socialiste. » Dans ce cadre, « Jürgen Habermas a fait éclater au grand jour […] la signification politique de la controverse en dénonçant le néo-historicisme et sa tentative de reconstruire après Auschwitz, une continuité historique de l’identité allemande. Au demeurant Habermas n’a jamais refusé une historisation, c’est-à-dire une saisie scientifiquement distanciée de l’époque nationale socialiste. Mais ce qui est douteux, préoccupant, c’est seulement, comme il le dit, “une démarche qui n’est pas réfléchie sur le plan herméneutique. […] Ce qu’il met en cause, c’est une conception encore trop conventionnelle de l’histoire, de l’éthique et du rapport à la tradition”. », in Jean-Marc, FERRY, « Quel patriotisme… », op.cit., p. 426 et p. 433. 343 Cette notion empruntée à Claude Nicolet. Nous avons déjà évoqué la notion de patriotisme géographique à l’égard de la population polonaise dans le chapitre 2. 344 Ernest, RENAN, Qu‘est-ce qu’une Nation ?, op.cit. 345 Jean-Marc, FERRY, « Quel patriotisme… », op.cit., p. 431. 346 Idem., p. 435 347 Ibid.

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il est « un rapport autocritique du peuple à son histoire.348 » En effet, « non seulement le patriotisme constitutionnel n’est pas un patriotisme anhistorique, mais il n’entend pas davantage faire l’impasse sur les spécificités culturelles de chaque peuple. Certes, le patriotisme constitutionnel se définit par l’attachement au principe de l’Etat de droit et de la démocratie. Mais le lien à ces principes ne peut devenir une réalité dans les différentes nations […] que si ces principes s’enracinent chaque fois spécifiquement dans les différentes cultures politiques […] Le même contenu universaliste doit à chaque fois être approprié à partir du contexte de vie historique propre et être ancré dans les formes de vie culturelles propres. Habermas ajoute que […] toute identité collective, y compris l’identité postnationale, est beaucoup plus concrète que l’ensemble des principes moraux, juridiques et politiques autour duquel elle se cristallise349. » Si le recours à des notions comme l’identité postnationale s’est avéré heuristique pour tenter de comprendre le processus de construction de l’U.E., c’est parce qu’il n’y a pas d’identité européenne. Il est d’ailleurs notable que si les enquêtés se réfèrent au terme d’identité nationale, ce vocable n’est pas utilisé par rapport à l’Europe. Or, nous sommes là confrontés à la première difficulté qui apparaît dans l’esprit des acteurs, celle liée à l’impossibilité de voir émerger une identité européenne homogène et ayant un sens pour eux. L’Europe a t-elle une identité à laquelle les Etats membres et leurs citoyens pourraient s’identifier ? La géographie, l’histoire, la culture et la politique seraient les fondamentaux qui permettraient, dès lors qu’ils seraient conscientisés, de mettre à jour une identité européenne. Or, ces quatre aspects engendrent des questionnements. En effet, « Du point de vue géographique, rien de matériel ne sépare clairement l’Europe de l’Asie sur la grande plaque eurasienne. Pour ce qui est des antécédents historiques, l’Empire romain […] a toujours été une entité plus méditerranéenne qu’européenne, et l’Empire carolingien était, malgré son étendue, loin de comprendre les territoires de ce que nous appelons aujourd’hui l’Europe. Au Moyen Age, une partie considérable du sud-ouest était placée sous la souveraineté arabo-berbère, et dès le 14ème siècle la péninsule balkanique avait été intégrée à l’Empire ottoman, qui ne s’effondrera qu’au début du 20ème siècle. En ce qui concerne la culture, passant un peu trop vite sur le fait […] que les Grecs se considéraient comme des êtres à part et surtout pas comme appartenant à l’Europe, les Européens revendiquent haut et fort depuis déjà quelques siècles leurs racines helléniques. De plus, nous semblons également peu conscients que les outils fondamentaux ayant permis l’existence de la culture européenne viennent d’ailleurs […] D’un point de vue politique l’Europe, ancienne reine du monde est devenue au cours du 20ème siècle le vassal de son plus puissant rejeton, les Etats-Unis d’Amérique. Après des siècles de guerres intercontinentales qui atteignirent leur paroxysme lors du conflit de 1939-1945, les peuples

348 Ibid. 349 Ibid.

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[…] de cette petite péninsule ont enfin commencé à comprendre qu’elle n’était pas le centre de l’univers. Et ils se cherchent, ils cherchent une identité européenne, ils cherchent à bâtir une entité politique à l’image de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes350. » Pour tenter de dépasser cette impasse, l’introduction d’une « identité postnationale » s’est avérée nécessaire. Il s’agit alors « d’un attachement qui se détermine non pas sur des critères de co-appartenance ethnique, linguistique ou culturelle, mais sur des critères éthiques de reconnaissance réciproque des sujets de droits, individus ou Etats, ainsi que sur les critères politiques d’une reconnaissance commune de principes fondamentaux tels que ceux de la démocratie et de l’Etat de droit. » L’U.E. ouvrirait donc un nouvel espace pour penser la question du multiculturalisme à partir de la thématique de la reconnaissance réciproque ce qui est supposé pouvoir mettre un terme aux vieux démons nationalistes. « La tâche principale de l’Europe pourrait dès lors être définie comme la gestion de la diversité des cultures politiques dans le cadre d’une démocratie universelle, une démocratie qui selon le souhait de Jacques Lenoble, “fasse droit à la fois à la visée universaliste et à l’enracinement substantiel de notre identité.351 “»

L’identité postnationale repose donc sur le découplage entre appartenance culturelle et le cadre de référence juridique. Pour qu’une unité puisse se faire jour en Europe, non pas par la constitution d’une nation européenne, il faudrait voir émerger une « culture politique partagée », c’est sur ce dernier élément que reposerait alors toute la construction européenne. En effet, l’unité politique serait compatible avec la pluralité culturelle. Il y a, dans ce cadre, une compatibilité avec le modèle de nationalisme développé par Ernest Gellner : « Le Nationalisme n’est pas l’éveil d’une force ancienne, latente qui sommeille, bien que ce soit ainsi qu’il se présente. C’est, en réalité la conséquence d’une nouvelle forme d’organisation sociale […] 352» Il montre que le nationalisme « est essentiellement un principe politique, qui affirme que l’unité politique et l’unité nationale doivent être congruentes. » C’est dans ce cadre qu’il nous est possible de parler de nouvel espace politique de socialisation qui permettrait l’émergence d’une autonomie du citoyen, mais comme le souligne Jean-Marc Ferry, « cela ne se décrète pas353. »

Dans ce cadre, la référence à une « citoyenneté européenne » a été élaborée afin d’essayer de donner une « saillance sociale354 » à l’identité européenne. Si l’espace européen ouvre un nouvel espace de socialisation politique, les fondements de la citoyenneté européenne montrent quelques 350 Pedro, VIANNA, « La politique migratoire en Europe », in Migrations Société, 14 (79), janvier-février 2002, p. 147. 351 Riva, KASTORYANO (dir.), Quelle identité pour l’Europe ? Le multiculturalisme à l’épreuve, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2005 p. 31. 352 Christophe, JAFFRELOT, « Les modèles explicatifs de l’origine des nations et du nationalisme – Revue critique », in Gil, DELANNOI et Pierre - André, Taguieff, Théories du nationalisme. Nation, nationalité et ethnicité, 1991, Paris, Kimé, p. 147. 353 Jean –Marc, FERRY, « Quel patriotisme… », op.cit., p. 443. 354 Yves, DELOYE, « Le débat contemporain… », op.cit., p. 2.

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similitudes avec ceux de l’Etat-nation. En effet, la « reconnaissance d’un citoyenneté s’est opérée après que de nombreux droits subjectifs eurent été reconnus de manière ponctuelle aux ressortissants des Etats membres.355 » Cette citoyenneté s’est construite, par l’agrégation de droits et de principes fondamentaux épars356 ». Si les processus de formation des citoyennetés nationale et européenne ont des points de ressemblance, cette dernière diverge fortement du fait qu’elle demeure profondément « subsidiaire » et « non-législative. » C’est avec le Traité de Maastricht357 que cette « citoyenneté rampante358 » est consacrée. D’après le Traité « § 1 Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre. La citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. § 2 Les citoyens de l’Union jouissent des droits et sont soumis aux devoirs prévus par le présent traité. » (Article 8) Le modèle de citoyenneté énoncé par l’article 8 du Traité de Maastricht est construit sur un modèle similaire à celui de la citoyenneté nationale. Le paragraphe 1 de l’article confirme le lien entre nationalité et citoyenneté. Dans ce cadre, il ne s’opère donc pas de séparation entre l’ « ethnos » et le « demos » en Europe ou plutôt celle-ci reste partielle. Le paragraphe 2 précise, quant à lui, le statut juridique en termes de droits et d’obligations des citoyens européens. Si un nouveau modèle de citoyenneté se fait jour, c’est qu’il s’opère, pour reprendre l’expression de Paul Magnette, un mouvement de « dénationalisation » « des droits auparavant accordés aux seuls nationaux [qui] sont désormais ouverts aux résidents communautaires359 ». Le statut de citoyens européens confère cinq droits. Le premier est le droit de vote et d’éligibilité, pour tous les résidents communautaires, aux élections locales et européennes du pays dans lequel ils résident (Article 8 B360). De plus, nous observons un « mouvement de création de droits ad hoc » définis par le Traité de Maastricht qui inclut outre l’article 8B: le droit de séjourner et de circuler librement sur le territoire des Etats membres (Article 8 A361) ; le droit à la protection

355 Paul, MAGNETTE, De l’étranger au citoyen – Construire la citoyenneté européenne, Paris-Bruxelles, De Boeck-Université, 1997, p. 184. 356 Ibid. 357 7 février 1992, entré en vigueur le 1er novembre 1993. 358 Paul, MAGNETTE, De l’étranger…, op.cit., p. 185. 359 Yves, DELOYE, « Le débat contemporain… », op.cit. 360 « Le Traité concrétise là une idée formulée depuis longtemps. Déjà en 1988, une proposition de directive de la Commission soumise au Conseil, mais jamais adoptée, visait à organiser le droit de vote et l’éligibilité des ressortissants des Etats membres aux élections municipales dans leur commune de résidence. Quant au droit de vote et à l’éligibilité au Parlement européen, le Conseil européen de décembre 1990 en avait demandé la mise en œuvre. Le Traité généralise au plan communautaire des droits déjà octroyés dans certains Etats membres [...] Ainsi, selon ce texte, le résidant communautaire devra manifester auprès des autorités du pays de résidence sa volonté de se porter candidat sur une liste ou d’exercer son droit de vote pour les élections européennes […] » Joël, BOUDANT, « La citoyenneté européenne », in Geneviève, KOUBI, De la citoyenneté, Paris, Litec, 1995, p. 44. 361 Nous reviendrons sur la libre circulation dans le chapitre 4 puisqu’il constitue un point majeur dans les perceptions de la citoyenneté des populations migrantes.

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diplomatique dans les pays tiers (Article 8C362) ; le droit de pétition devant le parlement européen363 et le droit de saisir le médiateur communautaire364 (Article 8D 365) « La citoyenneté européenne se veut donc un instrument de cohésion ; d’abord entre les citoyens et les institutions communautaires, ensuite entre les Etats eux-mêmes. Telle qu’elle est définie par le Traité, elle apparaît en effet comme la traduction concrète d’une volonté de franchir une nouvelle étape dans la « création d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Elle se veut un palliatif au déficit démocratique qui affecte le système communautaire366. » Ainsi, la citoyenneté européenne consacrée par Maastricht parallèlement au principe de subsidiarité, qui se voulait conforme aux principes fédéralistes au sens où elle aurait pu passer par-dessus les Etats-membres n’a pas été mise en place du fait des contraintes inhérentes à la coopération intergouvernementale. Ces dernières n’ont donc pas permis d’élaborer une citoyenneté substantielle. Toutefois, le processus de formation de cette citoyenneté n’est peut-être pas arrivée à son terme, d’ailleurs des perspectives d’évolution sont possibles comme le précise l’article 8 E du Traité de Maastricht : « Sur cette base, et sans préjudice des autres dispositions du présent traité, le conseil statuant à l’unanimité sur proposition de la commission et après consultation du Parlement européen, peut arrêter des dispositions tendant à compléter les droits prévus à la présente partie, dispositions dont il recommandera l’adoption par les Etats membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. » Les droits prévus par Maastricht témoignent de la multiplicité de figures que peut recouvrir la citoyenneté européenne : du citoyen usager (le droit de pétition) en passant par le citoyen-personne (libre circulation) au citoyen-national (protection diplomatique et consulaire). Dans ce cadre, reste le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales et européennes qui est le seul à être réellement du registre de la citoyenneté. C’est pour cette raison que nous le prendrons en compte plus particulièrement dans ce qui suit. Au total, il semble que nous aboutissions à une citoyenneté organisée par « tranches » et qui ne met pas en œuvre la cohésion souhaitée. Les

362 « Tout citoyen de l’Union bénéficie, sur le territoire d’un pays tiers où l’Etat membre n’est pas représenté, de la protection de la part des autorités diplomatiques et consulaires de tout Etat membre, dans les mêmes conditions que les nationaux de cet Etat. » 363 « Ce droit n’est pas en soi une véritable innovation. En effet, il existe déjà au sein du Parlement européen chargé de recevoir les pétitions et d’en assurer le suivi. […] Cependant, outre la consécration juridique qu’il trouve, ce droit se trouve élargi quant à ses bénéficiaires. […] », Joël, BOUDANT, « La citoyenneté… », op. cit., p. 47. 364 « Le médiateur qui s’apparentera à un « ombudsman européen » à l’instar de ses homologues suédois, français ou espagnol sera nommé par le Parlement européen après chaque élection, pour la durée de la législature […] Son mandat sera renouvelable. Il exercera ses fonctions en toute indépendance et ne pourra exercer aucune autre activité professionnelle pendant son mandat […] Le traité se borne à définir sa mission qui consistera à procéder aux enquêtes qu’il estime justifiées, soit de sa propre initiative, soit sur la base des plaintes qui lui ont été présentées directement ou par l’intermédiaire d’un membre du Parlement européen et qui sont relatives à des cas de mauvaise administration dans l’action des institutions ou organes communautaires […] », Idem., p. 48 365 « Tout citoyen de l’Union a le droit de pétition devant le parlement européen […] » et peut s’adresser au médiateur institué […] peut écrire à toute institution ou organe [communautaire] ». 366 Joël, BOUDANT, « La citoyenneté européenne », in Geneviève KOUBI, De la citoyenneté, op.cit., p. 49.

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mécanismes décrits par le traité de Maastricht montrent une relative complexité des enjeux sous-jacents aux droits attribués aux citoyens européens. Ces derniers expriment des difficultés à se saisir et à accéder de ses nouveaux droits, dont la définition même introduit une dimension élitiste, mis à part les articles 8A et 8B qui consacrent respectivement la libre circulation et le droit de vote et d’éligibilité. Il s’agit d’ailleurs des deux aspects du cadre normatif qui sont les plus souvent évoqués par les enquêtés. Ces derniers évoquent donc rarement le cadre normatif pour définir leurs représentations ou parler de leurs pratiques de la citoyenneté européenne et ce à l’inverse de la définition citoyenneté nationale à l’égard de laquelle nous avons souligné la récurrence de la formule « la citoyenneté est un ensemble de droits et d’obligations ».

Or, si nous interrogeons les modes de participation au sein de l’U.E., l’accès à cette culture

commune semble voir émerger nombre d’obstacles. Le premier est l’affirmation de l’attachement à des identités territoriales plus proches.

B. Corrélation entre les identités territoriales : de la logique sociologique à la logique politique

Dès lors que l’on interroge les enquêtés sur leurs perceptions de l’espace européen, même ceux

qui n’avaient pas manifesté d’attachement particulier à leur commune, à leur région et à leur pays, s’empressent de réutiliser ces espaces comme leur permettant de « s’auto-identifier367 » et de se « localiser socialement368 ». Ce qui se joue est souvent la peur de voir disparaître les traditions, la culture régionale et /ou nationale dans un ensemble dont on ne cerne pas le contenu. Pour ce qui est de la logique sociologique du sentiment d’appartenance aux différentes entités territoriales il y aurait donc un cumul des échelles qui ne saurait signifier un rejet de l’espace européen mais plutôt la complémentarité des espaces. C’est dans ce sens, que le concept de « configuration », empruntée à Norbert Elias, « entendu comme un système social de taille variable dans lequel les individus sont reliées entre eux par un ensemble de dépendances réciproques, selon un équilibre des tensions plus ou moins stabilisé369 », trouve à s’employer. Ainsi, plusieurs types de configurations se font jour. Il ne s’agit donc pas de conclure sur l’existence d’un lien systématiquement antagonique entre les sentiments d’appartenance aux différentes identités

367 Rogers, BRUBAKER, « Au-delà… », op. cit., p.73. 368 Idem., p.74. 369 Romain, PASQUIER et Julien, WEISBEIN, « L’Europe au microscope… », op.cit., p.12.

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territoriales. Au contraire, certains travaux, notamment à travers l’observation des études eurobaromètres, soulignent la congruence de l’attachement entre les différentes échelles : « En effet, l’Eurobaromètre 54, en plus des questions que nous avons utilisées jusqu’ici –fierté nationale et européenne, et sentiment d’appartenance nationale et/ou européenne dans l’avenir – et des questions qui reviennent à chaque vague d’enquête sur l’évaluation que chacun se fait de l’appartenance de son pays à la CE [Communauté Européenne], comprend une série de quatre questions destinées à mesurer, indépendamment les uns des autres, les attachements à la commune, la région, le pays et l’Europe. Un simple croisement entre les réponses à ces différentes questions permet de vérifier, une fois encore l’absence d’antagonisme entre ces différents échelons.370» Nous retrouvons ce même schéma parmi nos enquêtés.

La première « configuration » que l’on peut distinguer est celle existant entre l’espace national et l’espace européen. A cette première « configuration » vient se greffer l’articulation entre la région et l’Europe. Puis entre l’espace local de la ville ou de la commune qui constitue la troisième configuration. Mettant l’accent sur la dimension locale il est notable que nous retrouvons ce positionnement parmi plusieurs enquêtés, la région qui suscite un fort degré d’attachement est le Nord-Pas-de-Calais. Les habitants de cette région expriment en effet ce lien affectif qu’ils rattachent également à la sociabilité minière et locale, celle des corons et des villages. Pour ces enquêtés, l’anonymat des grandes villes peut être une source d’inquiétudes alors que la solidarité communale rassure. La peur de perdre ses repères s’accentue au fur et à mesure de l’élargissement de l’espace dans lequel ils se situent.

Entretien avec Madame G. : Q. : Vous vous sentez française avant tout et donc citoyenne française ? G. : Oui, ouiQ. : Vous êtes attachés à votre région, au Nord-Pas-de-Calais ? G. : Oui, oui. Vous voyez on va en vacances partout et je suis contente d’aller un p’tit peu partout. Mais je suis contente de vivre ici. Q. : C’est une partie de votre identité ? G. : Ah oui ! Le Pas de Calais oui… Q. : Comment vous expliquez cet attachement ? G. : Je sais pas, c’est la mentalité d’ici, le tout peut-être oui. On est né ici et moi je trouve que c’est bien, la mentalité, des fois quand on va ailleurs les gens ils sont quelque fois gentils, quelque fois je sais pas mais je trouve que chez nous on est beaucoup plus accueillants, plus ouverts, plus…Alors que j’aime bien aller un peu partout. Q. : Il y a une assez grande solidarité à Bruay ? G. : Y a beaucoup d’associations mais c’est toujours les mêmes que vous retrouvez. Un p’tit peu partout. Oui, les gens sont…Disons qu’avant, au niveau des mines y avait beaucoup plus de solidarité qu’actuellement quoi. Maintenant, c’est un p’tit peu l’indifférence, pas comme dans les grandes villes quand même, les gens ici on se connaît, on laisse pas tomber comme ça. Mais avant c’était très très fort quand même371. »

370 Sophie, DUCHESNE et André-Paul, FROGNIER, « Sur les dynamiques sociologiques et politiques de l’identification à l’Europe », Revue française de science politique, 52 (4), août 2002, p.367. 371 [Souligné par nous].

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Si la peur de perdre un héritage existe, elle ne remet pas en cause l’attachement que les enquêtés peuvent avoir à l’égard de l’Europe. Donc la déclinaison des différents espaces ne semble pas susciter de dimension antagonique mais au contraire une mise en adéquation. Si l’on introduit l’échelle européenne, des parallèles entre les sentiments d’appartenance sont identifiables. Le Nord-Pas-de-Calais constitue un exemple intéressant, en tant que région transfrontalière, il ouvre l’environnement immédiat à un autre pays d’Europe, la Belgique.

Entretien avec Monsieur H. : « C’est vrai, que la réponse, pour moi, la réponse est forcément ambivalente, on peut pas avoir une réponse tranchée dans un sens ou dans un autre. Je considère qu’il faille respecter, euh…, moi je me sens plus proche d’un type de Tournai en Belgique, donc un étranger que d’un type de Carcassonne en France. Pour des tas de raisons, c’est-à-dire, euh…, l’odeur, le parfum, la cuisine, les habitudes de vie parce que j’habite pas cette région là. Tournai c’est ma région, tu vois, donc on est, on a, je ne vais pas caricaturer sur les frites, les moules et la bière euh…tu vois, c’est les mêmes rivières, les mêmes poissons pêchés, les mêmes gibiers chassés pour ceux qui chassent. Il faut respecter l’histoire, il faut respecter ça euh…Et il faut respecter ce qui se passe à Carcassonne ou à Menton et donc ce disant ou disant cela et bien je suis en train de foutre en l’air, les limites administratives du territoire français parce que moi le type de Tournai, je me sens très proche, là c’est chez moi, c’est chez moi et donc où est la frontière là. Donc, il faut imposer une autre euh…une autre organisation régionale. Mais alors où est la limite de la région par rapport à la région voisine. L’élasticité des choses…Donc je suis pour le respect de la réalité du territoire dans le sens du terroir plutôt euh. Jean-Pierre Coffe tu vois [Rires] et euh par exemple je ne supporterais pas que sous prétexte d’Europe et bien le fromage au lait cru c’est fini. […] Q. : Tu dirais plutôt que tu te sens citoyen français, citoyen européen ou attaché au Nord Pas de Calais ? H. : Et bien je répondrai oui aux trois questions Q. : Et la citoyenneté polonaise ? H. : Aux quatre questions euh… Q. : Et tu établis des liens entre ces quatre attachements ? H. : Oui, absolument. Bon, citoyen polonais peut-être un peu moins simplement parce que je ne maîtrise pas à 100% la langue polonaise. Donc, je n’ai pas une réticence mais une euh…je sais que si je parlais mieux polonais, je prendrai plus fréquemment ma voiture et j’irai passer des week-ends en Pologne, en quelques heures on y est, enfin en quelques heures, il y a 9 heures de route mais…J’organiserais, faudrait que je m’y mette peut-être avant de mourir [Rires] parce que…Mais je suis absolument citoyen européen, citoyen français, de la région oui…parce que c’est la région où je vis mais français nord pas de calais c’est pareil pour moi. Je ne suis pas plus citoyen dans le Nord-Pas-de-Calais que si j’habitais en Auvergne par exemple. Je suis citoyen français peut-être plus que…je suis très attaché à la région mais…. Q. : Est-ce que tu y mettrais la notion de « fierté » derrière ? H. : Attends euh….si c’est au détriment d’une autre région, certainement pas de même que le nationalisme ou l’idée nationale, si c’est au détriment d’une autre que l’idée nationale consiste en premier lieu à mépriser quelqu’un d’une autre nation, certainement pas. Pff qu’est ce que j’ai de plus ou qu’est-ce qu’il aurait de moins ? Cela étant, je n’exclue pas considérer que certains individus ne valent pas la peine de s’y intéresser dans certains cas, mais ça c’est autre chose. J’aime bien le Nord. Finalement, quand j’entends des gens dire, notamment les artistes et parler de la chaleur et de l’accueil des gens du Nord, j’ai une certaine jouissance épidermique [Rires] mais ça c’es un peu puéril, je suis content et quand euh j’entends des chansons du patrimoine traditionnel, le p’tit Quinquin,, je ne conteste pas une certaine, pas sensiblerie mais un p’tit frisson parce qu’il y a toute une histoire reliée à la terre, à la mine, à l’usine, c’est cette région là qui a enrichi le reste de la France, une des régions, c’est des gens qui ont bossé. Mon père a perdu plusieurs parties de sa main dans les usines textiles, mon grand-père silicosé comme tous les grands-pères qui étaient mineurs et etc. Et tout ça c’est une petite chaire de poule qui se manifeste de temps en temps. Parfois, on peut-être intéressé par le soleil d’une autre région, c’est pas pareil ça. Quand tu parlais d’attachement au Nord Pas de Calais, pour moi cette région elle n’existe pas sans la Belgique, j’adore la Belgique même si parfois ça me heurte ostensiblement d’entendre des belges parlent le flamand parce qu’ils nous considèrent pas comme des français mais ils croient qu’on est des Belges parlant français. Mais c’est pas grave ! J’adore le climat, les églises, ce ciel, j’adore. Pour moi être à Tournai ou à Lille c’est pareil. »

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Ces corrélations se retrouvent dés lors que l’on introduit une approche en terme de logique politique372. Les politiques locales et européennes sont parfois regroupées dans un même discours permettant de supposer cette fois non plus la complémentarité mais la compétition des différentes échelles. L’Europe politique n’est donc pas un espace indépendant, ce qui témoigne également de sa faiblesse dès lors que les acteurs tentent de lui donner une autonomie. D’où la référence au local qui apparaît comme ayant des enjeux plus saillants :

Entretien avec Monsieur T. : « Q. : Une question tout autre, est-ce que vous avez suivi les événements de l’élargissement de l’Union Européenne à la Pologne ? T. : Oui. Mais la politique de l’Union Européenne, c’est pas suffisant, y a une lacune mais faut pas mélanger, faut pas se tromper. Vous savez, moi ce que je dis, les jeunes ont une chance : ils n’ont pas connu la guerre parce que s’ils avaient connu la guerre y aurait pas de délinquance. Mais le fait c’est que dans c’temps là, on avait de l’emploi. Donc on était occupé. Les femmes, elles ne fumaient pas. Euh…On voit les jeunes maintenant fument et tout ce qui s’en suit et ben elles avaient pas le temps, premièrement pas de sous, pas de cela et elles étaient assez occupés à la maison, on avait les jardins, la vie était tout à fait différente. Alors maintenant les jeunes n’ont pas de travail, sont désoeuvrés, veulent pas travailler, veulent pas apprendre mais ils veulent des sous. T. : Ah oui ! Oui, et ça dépend des villes quand même. Comme je tourne un p’tit peu dans toutes les régions, ça dépend de la politique de la ville. Faut surtout pas faire de ghettos. Même si, comment dire, si y a des personnes âgées, faut pas les laisser entre elles. Faut pas des cités de pensionnés, y faut des gosses même si ils sont embêtants parfois [Rires], s’ils font des dégâts [Rires]. Ce que je regrette aussi, c’est qu’on fait trop d’HLM. Moi, quand je vais voir mes adhérents qui sont dans des HLM et ben ils connaissent même pas le voisin qu’est sur le même palier. Q. : Alors que vous à Bruay apparemment vous connaissez tout le monde…. T. : On se connaît tous, on est obligé de se voir, on est solidaire ici. Enfin, c’est tout des personnes malades là : handicapé, handicapé, handicapé [il fait un geste avec sa main voulant indiquer les maisons de ses voisins], voyez. Y a beaucoup de retraités maintenant mais on est solidaire. Vous savez quand y a quelque chose on me téléphone à deux heures du matin ici, hein ! Deux ou trois heures, ils savent qu’on ne sait pas dire non. 373 »

Ce discours, visant à mettre en exergue le local, est à utiliser avec précaution car il s’agit aussi d’un espace politique mythifié par les élus locaux, dont a fait partie Monsieur T., qui considèrent que la politique de proximité est le seul moyen pour opérer un rapprochement entre la « France d’en haut et la France d’en bas ». En effet, l’attachement au local ne signifie pas obligatoirement que les citoyens locaux trouvent en lui la possibilité de se rapprocher du politique. « La rhétorique de la proximité est devenue proliférante et envahissante dans le champs politique374. » Le local serait dans ce cadre la forme achevée du lien politique témoignant d’un « vouloir-vivre-ensemble » pouvant mettre à mal le processus de « déliaison sociale » et de « précarisation généralisée ». C’est ce qu’exprime les enquêtés en évoquant le phénomène de solidarité qui s’établit entre les concitoyens, c’est-à-dire que le lien social se construit principalement dans les relations de

372 Nous distinguons ici « logique politique » de « socialisation politique ». 373 [Souligné par nous]. 374 Rémi, LEFEBVRE « La proximité à distance. Typologie des interactions élus-citoyens », Journées d’études, Université Lille 2, les 18 et 19 septembre 2003, La proximité dans le champ politique : usages, pratiques et rhétoriques, p. 2.

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proximité. » « La proximité, définie par la co-présence conçue comme ressource de socialisation et de solidarisation, devient alors un réservoir de solutions375. » Toujours est-il que l’appropriation de cet espace conduit les acteurs à souligner l’insuffisance de l’échelle européenne. L’U.E. est donc un espace intéressant à exploiter mais qui demeure subsidiaire pour ceux qui investissent l’échelle locale.

En effet, si la citoyenneté européenne peut être considérée comme « additionnelle », l’espace européen dans son acception politique l’est également376. Dans ce contexte, peut-on considérer une indépendance de l’espace européen et comment les enquêtés se situent-ils par rapport à lui ? Pour répondre à cette question, nous avons choisi de nous intéresser à la participation aux élections européennes. Toutefois, pour compléter cette explication il nous faut revenir sur la manière dont les individus conçoivent le rapport à l’information pour ce qui est des enjeux politiques européens.

Section 2 : « Déficit d’information et déficit démocratique » L’apathie politique, le déclin des idéologies, la crise du politique est un débat qui traverse les

sociétés européennes de manière récurrente. Il est alors également dénoncé à l’échelle européenne, s’agit-il d’un mythe ou d’une réalité ? Quels en sont les fondements objectifs pour ceux qui font l’U.E. ?

A. L’Union Européenne : un espace politique difficile à appréhender Un premier constat s’impose dés lors que l’on aborde la question de la socialisation politique des

citoyens européens : le système politique communautaire n’est pas facilement appréhendable. Une véritable politique d’information fait défaut à l’Europe et il serait donc nécessaire, selon Paul Magnette, de développer non seulement « la transparence comme le préconisent plusieurs Etats membres, mais aussi de mener des actions positives de développement des médias, de l’enseignement, des organes de propagande377. » Le manque d’information est donc un constat largement partagé. La nature du système politique européen apparaît comme lointain. L’absence de lieu exact du pouvoir en est une illustration. Entre les différentes institutions communautaires du

375 Ibid. 376 Si le sentiment d’appartenance à l’Europe ne peut s’expliquer par rapport aux autres identités territoriales, il nous faudra revenir sur les facteurs explicatifs par rapport à notre terrain. Nous renvoyons cette étude au chapitre 4. 377 Paul, MAGNETTE, Les étrangers…, op.cit. p.190.

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Parlement Européen378, à la Commission Européenne en passant par le Conseil des ministres et le Conseil Européen, les citoyens semblent avoir du mal à définir qui est qui et à mesurer le partage des pouvoirs et des compétences entre ces différentes institutions. De nombreux travaux379, se complétant et se contredisant, mettent, en effet, l’accent sur le poids du statut socio-économique, fonction notamment des facteurs prédictifs que sont le niveau de diplôme, la profession et le revenu, pour étudier le sentiment d’allégeance à l’intégration européenne. « Chronologiquement, la première à avoir été exprimée est celle de la mobilisation cognitive développée par R. Inglehart et J.R. Rabier, les termes de mobilisation cognitive renvoient à la possession des compétences cognitives qui facilitent le traitement des informations concernant des objets politiques lointains. Or, selon eux, les Citoyens perçoivent la Communauté européenne comme un objet politique éloigné. Dès lors, pour se forger des opinions et des attitudes à son égard, ils doivent disposer d’un assez haut niveau de mobilisation cognitive. Le haut niveau de diplôme, la position professionnelle hiérarchique élevée, les hauts revenus, mais aussi l’intérêt pour la politique constituant des facteurs susceptibles de favoriser une telle mobilisation cognitive, leurs impacts sur la capacité des individus à formuler des opinions à l’égard de l’Europe doivent être envisagés dans cette perspective380. »

Tout d’abord, par rapport au niveau de diplôme, le plus jeune381 de nos enquêtés, en classe de première, est le seul à évoquer la dimension normative de la citoyenneté européenne.

378 Parmi ces 4 institutions, le Parlement est toutefois celui qui a le plus de visibilité : « Lorsqu’on interroge les Européens sur leur perception du rôle des institutions européennes dans la vie de l’Union, le parlement apparaît comme le plus important. De la même façon, les Européens sont interrogés sur la confiance accordée à chacune de ces institutions [auxquelles on ajoute : la Banque centrale, la Cour de Justice, la Cour des comptes, le Conseil économique et social, le Médiateur et le Comité des régions aux quatre que nous avions initialement cité]. On obtient ainsi un classement moyen, depuis l’institution suscitant le plus de confiance (le Parlement européen), jusqu’à l’institution qui en suscite le moins (le Comité des régions) en raison sans doute de sa faible notoriété. » Ces indications chiffrées en % sont tirées d’une étude eurobaromètre 53.0, avril-mai 2000. Pour se référer aux chiffres exacts nous renvoyons à la lecture de l’ouvrage de D. CAUTRES et D. REYNIE, L’opinion Européenne, Paris, Presses de Science Po., 2001, p.90-91. 379 Nous n’évoquerons que les travaux d’Inglehart, or nombre de théories élitistes ont été développées, certaines venant la remettre en question comme les travaux de W. Feld et J. Wildgen : « si la mobilisation cognitive et opinions favorables à l’Europe apparaissent bien apparentées, la relation de causalité entre ces deux termes telle qu’elle est définie par R. Inglehart n’apparaît pas évidente. Selon eux, en effet, la mobilisation cognitive n’apparaît pas comme la cause mais comme l’un des effets du soutien à l’intégration européenne : les individus ne se montrent pas favorables à la Communauté européenne parce qu’ils possèdent des connaissances à son sujet. Au contraire, ils développent de l’intérêt et des compétences à l’égard de l’Union Européenne parce qu’ils sont enclins, pour d’autres raisons, non encore élucidées, à la considérer favorablement. » Céline, BELOT, Les logiques sociologiques de soutien au processus d’intégration européenne : éléments d’interprétation », Revue internationale de Politique comparée, 9 (1), 2002, p. 17. Il existe d’autres approches comme celles de M. GABEL « l’évaluation utilitaire des politiques intégratives, selon lui, étant donné que l’intégration européenne intervient toujours prioritairement dans le domaine économique, les recherches portant sur la structuration des attitudes des citoyens à l’égard de l’intégration doivent s’intéresser aux questions suivantes : Comment l’intégration économique influence t elle de façon différente le bien être des citoyens et comment le bien être économique influence t-il les attitudes politiques ?» 380 Idem., p. 16. 381 Le facteur âge, au regard des études eurobaromètres, « l’âge apparaît comme une variable très peu structurante des soutiens à l’Europe. Ce constat n’est pas très surprenant ; il est conforme aux conclusions auxquelles sont parvenus d’autres auteurs, que ce soit à partir d’enquêtes nationales […] ou européennes […] Si l’âge a un faible pouvoir explicatif, cela tient au fait que d’autres variables jouent un rôle plus décisif, en particulier le niveau de diplôme et les orientations politiques. »

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Entretien avec Benjamin B. : « Q. : C’est quoi pour toi la citoyenneté européenne ? [En m’adressant au fils] Fils : On a le passeport européen, la libre circulation à l’intérieur de l’espace Schengen et puis on a le droit si on vit dans un pays de l’Union, on peut voter aux élections municipales et européennes [Rires], ça je sais, je sais… 382»

En effet, l’U.E. et la compréhension de ses mécanismes institutionnels font partis des programmes enseignés dans les collèges et lycées français. Cette remarque vient compléter le constat que nous avions fait à l’égard de la socialisation politique au niveau national puisque nous avions effectivement constaté, constat largement partagé dans de nombreux travaux portant sur la socialisation politique des enfants, que l’école était un vecteur de socialisation jouant un rôle primordial par rapport à l’inculcation du civisme et des pratiques citoyennes. Ce rôle joué par l’école date en France de la IIIème République : « Si les moralistes républicains de la IIIème République attendent de l’école primaire qu’elle civilise les mœurs et qu’elle façonne un esprit national, ils espèrent aussi qu’elle saura faire de l’acte du vote une obligation morale383. » La fonction d’intégration nationale jouée par le système éducatif conduit à réintroduire la conception du Nation Building d’un Ernest Gellner : « Le processus de construction nationale progresse dès lors au rythme de l’absorption dans le système éducatif de populations de plus en plus périphériques qui ont compris que l’apprentissage de la langue dominante et d’une formation en général était la condition de leur ascension sociale et de leur aptitude à défendre leurs droits auprès de l’administration. Au-delà, l’éducation confère un équilibre moral en mettant l’individu en phase avec les valeurs de la société dont il fait partie bon gré mal gré car “les limites de la culture à l’intérieur desquelles [les hommes] ont reçu une éducation sont aussi celles du monde à l’intérieur duquel ils respirent moralement et professionnellement. L’éducation d’un homme est de loin son investissement le plus précieux. Elle lui confère en réalité son identité”.384 » Ce rôle d’intégrateur joué par le système éducatif au niveau national serait-il applicable à l’échelle européenne ? L’analyse d’Hélène Baeyens, Les stratégies de socialisation scolaire à l’unification européenne : une dynamique saisie à partir des

programmes et manuels scolaires de géographie, d’histoire et d’éducation civique des années 1950

382 [Souligné par nous]. 383 Yves, DELOYE, Sociologie historique…, op.cit., p. 82. 384 Christophe, JAFFRELOT, « Les modèles … », op. cit., p 146. Le modèle de nationalisme proposé par Ernest Gellner correspond au courant dit « moderniste ». Ce dernier s’oppose aux perceptions des primordialistes, le premier à avoir développé cette autre acception du nationalisme est Clifford GEERTZ. La distinction première qui oppose ces deux courants s’opère sur la question du « groupe ethnique » perçu comme un donné par les primordialistes alors qu’elle est un construit pour les modernistes. Nous voyons là, l’intérêt de mettre dos à dos ces deux conceptions dans le cadre de l’Union Européenne puisque, l’échec des tentatives de définitions d’une identité reposant sur un passé commun, conduit à chercher un nouveau support permettant de créer un « être ensemble européen ».

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à 1998385, va dans ce sens. Travaillant sur le système éducatif français la question posée est de savoir dans quelle mesure celui-ci peut participer à la formation d’un sentiment d’identification à l’Europe. Ainsi, les manuels scolaires français de l’enseignement secondaire témoignent d’une évolution dans la manière d’enseigner l’Europe, les trente premières années, c’est-à-dire de 1950 à 1980 reflètent une tentative « d’acculturation technocratique » au sens où ce sont essentiellement les élites administratives et politiques qui s’emparent du phénomène alors que les années 1990 constituent une rupture avec la volonté apparente de faire naître un mode de socialisation scolaire à l’Europe dans le but de lui donner une légitimité collective.

Cette compétence ressentie augmente avec le niveau de diplôme. Les étudiants, quant à eux, notamment ceux étant venus en France grâce aux programmes d’échanges organisés par la Commission (ERASMUS, SOCRATES notamment), voient dans l’U.E. un espace d’avenir. Le niveau de diplôme serait donc bien un facteur prédictif. Nous en trouvons un exemple à travers le témoignage d’une ancienne étudiante en Langues Etrangères Appliquées, actuellement en troisième cycle de Communication – Management. Elle travaille de plus dans la filière agro-alimentaire en Auvergne :

Entretien avec Mademoiselle Q. : « Q. : Par exemple, la grande région Silésie, ça regroupe en fait la Pologne, la République Tchéque et l’Allemagne donc je pense que cette région va être euh, va jouer un rôle assez important dans l’Europe mais pas dans l’Allemagne, dans la Pologne ou dans la République Tchèque. Je crois qu’en fait les Euro-régions auront finalement plus de poids finalement que les pays. Il faut aussi expliquer aux gens aussi parce qu’ils ont toujours peur que ce sont les étrangers qui veulent piquer leur terre surtout. Il faut leur expliquer que c’est pas vraiment ça, que c’est pour leur bien, que comme ça, ça va se développer mieux. Il faut vraiment communiquer et ça manque un tout petit peu la communication. »

Au-delà du niveau d’instruction ce qui apparaît jouer un rôle est la filière dans laquelle elle a fait ses études. Elle introduit en effet, des notions comme celles d’Euro-région qui témoignent d’une appropriation des enjeux politiques européens. Outre le niveau de diplôme, l’activité professionnelle est un facteur déterminant. Corrélé au précédent, il donne accès, comme l’exprime Monsieur U., ancien consul général de Lille, à l’information, à son décryptage et à la possibilité de se positionner par rapport aux différents arguments prononcés sur le devenir de l’U.E.

385 Hélène, BAEYENS, Les stratégies de socialisation scolaire à l’unification européenne : une dynamique saisie à partir des programmes et manuels scolaires de géographie, d’histoire et d’éducation civique des années 1950-1998, thèse pour le doctorat de science politique, IEP Grenoble.

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Entretien avec Monsieur U. : « C’est un sujet dont on parle en théorie mais c’est pas vraiment, vraiment…le problème du passeport européen ne s’est pas encore posé. C’est le passeport national chaque fois, la nation faisant partie de l’UE, donc euh…Moi, j’ai beaucoup d’estime pour les réflexions de monsieur Giscard d’Estaing dans ce domaine, c’est un monsieur qui a des idées très ordonnées, il sait beaucoup de choses…lui, il a dit hier qu’il ne faut pas exagérer avec l’ouverture à l’infini de l’Europe à toutes les nations, parce qu’il y a quand même problème de distances, problèmes de différences…Vous avez regardé hier soir ? Q. : Non U. : C’était très intéressant. Y avait Gorbatchev de Moscou en dupleix, Giscard d’Estaing, plusieurs journalistes, c’était assez intéressant. Mais le sujet est assez intéressant en soi. »

Le niveau de diplôme et la pratique d’une activité professionnelle à haut niveau hiérarchique

sont généralement corrélés à un haut niveau de revenu. A ceux-ci s’ajoutent la connaissance et l’investissement dans le champ politique, qui selon Inglehart fait partie de la « mobilisation cognitive ». Nous ajouterons, pour les personnes originaires de Pologne en France, que l’investissement dans le milieu associatif joue également un rôle. En effet, l’engagement au sein de ou la proximité affirmée386 de milieux syndicaux, partisans ou associatifs387 permettent aux individus de se référer à une « grille de lecture » qui leur est donné par le groupe auquel ils appartiennent. Ces individus développant, dans certaines circonstances, les événements politiques qu’ils soient ou non européens font partie de ces dernières, une « communalité 388» qui leur permet d’appréhender ces enjeux.

Entretien avec Monsieur T.: « Q. : C’est aussi parce que ces sujets ne sont pas très accessibles, je ne sais pas ce que vous en pensez ? M. : L’information est mal faite, l’information qui est en train de passer c’est pour des intellectuels, ils oublient qu’y a des gens simples qui comprennent pas ou qui comprennent le contraire. Vous savez, moi, combien de fois on a des téléphones, y a certains imprimés qui sont envoyés chez les gens, ils ne comprennent pas ce que ça veut dire. Mais au syndicat, c’est un moyen d’information, alors je leur explique pourquoi, moi, je vais voter [Traité constitutionnel] bien que j’aurais des réticences mais… des réticences sur autre chose. C’est problématique mais faut pas mélanger, faut pas mélanger, comme on dit faut avancer. 389»

Ce lien entre accès à l’information et pratiques citoyennes au niveau local et national, se

retrouve au niveau associatif, particulièrement pour les associations s’inscrivant dans la sphère européenne et développant des activités en ce sens390.

386 Cette proximité dont nous parlons trouve un exemple avec Madame G. (Annexe 1) qui se dit proche et intéressé par les activités politiques de son mari, ce dernier étant adjoint au Maire – Délégué à la Gestion du Patrimoine communal et aux travaux et dans le même temps Délégué CFTC. 387 Les trois activités peuvent se cumuler. 388 Terme renvoyant à Rogers Brubaker, se référer à l’encadré. 389 [Souligné par nous]. 390 Dans notre échantillon, une association paraît la plus représentative. Il s’agit d’une association créé récemment et localisée à Clermont-Ferrand (Auvergne). Nous avons interrogé trois de ses membres et retiendrons les propos de sa présidente. 15 de nos enquêtés ont une activité associative.

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Entretien avec Madame W.S. : « Donc, il y a eu un travail conséquent qui a été réalisé euh...je me rends compte avec une certaine amertume bien que personnellement, je n’avais pas la prétention de tout changer bien sûr, enfin bon, je pensais que les gens avaient un peu plus changé les choses et pour ne pas faire de la politique pour en faire un peu et bien je me suis rendue compte avec les résultats d’hier [elle évoque le « non » français au référendum pour le Traité Constitutionnel] que j’avais encore beaucoup de travail à faire [Rires] et surtout beaucoup d’informations à faire. Alors, la seule chose que je regrette que ça soit un gouvernement de droite ou un gouvernement de gauche, je crois que il y a eu une information insuffisante donnée sur l’U. E., sur pourquoi on faisait cette U.E. »

Si cet enquêté conteste le manque d’information des citoyens eu égard aux problématiques européennes, il ne s’y inclut pas et entend jouer un rôle d’informateur auprès de ceux qui ont du mal à cerner les enjeux puisque effectivement comme le souligne Madame W. S. :

Entretien avec Madame W. S. : « On ne peut pas construire une Europe à partir d’un bureau, il faut que les gens se rencontrent, il faut que les gens se connaissent, il faut que les gens comprennent. »

La socialisation politique collective est donc considérée comme un moyen pouvant faire avancer la connaissance sur les enjeux et institutions communautaires. Cette socialisation semble pouvoir s’opérer par plusieurs biais, le syndicat et les pratiques associatives en sont des exemples. Certains associatifs, soulignent d’autre part l’importance du rôle que peuvent jouer les médias et donc la nécessité de les investir. Ils évoquent ainsi les émissions européennes présentées par la chaîne de télévision « Arte. » Par rapport à un enjeu ciblé comme les élections européennes de 2004, ces dernières renforcent le constat des enquêtés d’un investissement nécessaire dans les campagnes d’information. « Pour donner une mesure de la visibilité de la campagne électorale en France, on peut aussi s’appuyer sur deux indices significatifs. Tout d’abord, le temps d’antenne accordé aux listes au cours des journaux télévisés puis le temps de la campagne officielle attribuée gratuitement aux mêmes listes. » En 1994, le temps d’antenne total au journal télévisé était de 11h22, il n’est plus que de 7h07 en 2004, quant aux heures de la campagne officielle elle est toujours de 2h30. « La couverture des élections européennes dans l’information quotidienne a baissé en 10 ans de façon très sensible. La tendance à la réduction de l’information que nous avons pointée au national se trouve confirmée au niveau européen, alors que toutes les enquêtes montrent un déficit déclaré d’information dans le public à propos des affaires européennes. Les deux principales chaînes ont consacré moins de temps dans leurs journaux télévisés de 20 Heures à l’Europe et aux élections européennes (321 minutes) qu’aux élections régionales et cantonales (508 minutes) dans les dix semaines qui précèdent le 13 juin pour les premières et le 21 mars pour les secondes.391 » Un autre mode de socialisation a pu être énoncé la participation aux « Journées de l’Europe ». Par rapport à ces dernières, elles entrent dans l’effort fait en France pour européaniser le débat qui est cela dit toujours jugé insuffisant. La participation à des événements comme les journées de l’Europe sont 391 Jacques, GERSTLE, Laure NEUMAYER ET Gabriel COLOME, « Les campagnes électorales… », in Le vote européenne 2004-2005- De l’élargissement au référendum, Paris, Presses de Sciences Pot., 2005, p. 113.

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des modes de socialisation politique collective qui sont investis par ceux des enquêtés ayant des pratiques citoyennes en France. Un lien peut donc être établi entre socialisation politique nationale et européenne392 . Inglehart avait complété son approche de la « mobilisation cognitive » par l’introduction de la distinction entre valeurs matérialistes et post-matérialistes : « Les individus possèdent une hiérarchie des besoins qui gouvernent les objectifs qu’ils poursuivent sous certaines conditions […]. Une fois qu’un individu a atteint à la fois la sécurité physique et économique, il commencera à poursuivre d’autres objectifs : le besoin d’amour et d’estime devient très important ; et plus tard, une série de besoins esthétiques et intellectuels393. » A partir de là, il distingue deux groupes d’individus : les matérialistes soucieux avant tout de leur sécurité physique et économique, et les post-matérialistes, qui poursuivent d’autres objectifs, notamment intellectuels qui passent par la recherche d’information. Ces deux types de préoccupations différentes se cristallisent autour de l’expression de deux systèmes de valeurs divergents « Les groupes post-matérialistes sont rassurés à la fois quant à leur subsistance et à leurs besoins de sécurité […] Ces groupes possèdent, de plus, une somme relativement importante de capital aventureux, disponible pour investir dans des projets ayant un intérêt intellectuel ou esthétique, comme, peut-être l’intégration européenne. » Si cette acception est applicable aux différentes échelles territoriales, notamment à l’égard de la compréhension de la citoyenneté au niveau national, ses effets se trouvent redoublés au niveau européen pour les raisons que nous avons évoquée précédemment.

392 Nous reviendrons sur ce point eu égard à l’investissement des débats européens comme le Traité Constitutionnel. 393 Inglehart, in BELOT, « Les logiques sociologiques… », op.cit., p. 18.

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Entretien avec Monsieur U. : «Ils avaient tout ce qu’il fallait pour vivre et souvent on leur fournissait du matériel mais ils étaient quand même très contrôlés, il y avait des contrôles de police et des déportations de ces gens. C’était pas si évident que ça, et c’était ça cette première vague d’émigration mais elle était intellectuelle et politique si vous voulez. Ensuite, à partir de fin 19ème, début 20ème c’était clairement une émigration économique. Des gens qui ne pouvaient plus survivre en Pologne, ni en Allemagne, les polonais d’Allemagne et qui sont venus pour chercher du pain et de l’argent. C’était la mine surtout puis l’agriculture et dans des cas individuels, d’autres métiers, maçonnerie des choses comme ça. Il y avait des polonais un peu partout en France et encore les archives le racontent mais en gros c’était catégorie sociale : les agriculteurs et les ouvriers des mines. Et ce sont ces gens là qui constituent maintenant la 3ème ou la 4ème génération de polonais. Souvent ils sont nés déjà en France, ils parlent le polonais mais c’est un polonais qui était parlait en Pologne il y a 80, 100, 150 ans donc c’est assez pathétique je trouve. Donc, ces gens là, ils ont une certaine vision de la Pologne qui leur est très cher mais ils ont très peu de vision de l’Europe et surtout de l’Europe communautaire comme ça…Ils s’y intéressent mais pour eux c’est très difficile, c’est très difficile. Q. : Je crois que c’est difficile pour tout le monde, pas seulement pour les polonais U. : Oui, mais c’est important, ça peut vous donner l’occasion que pour toute catégorie importante de gens, il était plus important de survivre, de se trouver une place dans cette société, ça a pas toujours été facile. On parle toujours d’intégration, d’assimilation etc., vous connaissez les problèmes raciaux que vit la France actuelle mais pour les polonais des années 20-30 c’était très difficile. C’était objectivement de leur faute parce qu’ils parlaient pas la langue, ils connaissaient pas la législation, ils savaient pas. Vous savez qu’à partir de 1935-36, ils étaient massivement renvoyés de France. Et c’était souvent des drames familiaux importants donc c’était s’organiser, avoir des contacts un peu plus approfondis avec le voisin, la ville, le coron parce qu’ils vivaient dans des corons, que de réfléchir à la notion de citoyenneté. »

Les difficultés économiques, l’absence de haut niveau de diplôme ou d’une activité professionnelle non valorisée, le faible niveau de revenu et le non investissement dans des activités politiques ou associatives, ces facteurs pouvant être plus ou moins corrélés aboutissent à constater la faiblesse de l’identification politique à l’U.E. et à terme à ce que l’on a appelé la théorie des « non-attitudes » qui trouvait, pour explication première, le manque d’informations qui rendait opaque les mécanismes de construction politiques et institutionnels de l’U.E.. Si d’autres explications ont été données quant à cette méconnaissance du système communautaire, au titre desquelles « celle qui fait du difficile développement d’une identité européenne la conséquences du nationalisme des Etats membres, autrement dit, qui considère la persistance d’identités nationales affirmées comme le principal obstacle sur la voie de l’identité [dans notre cas de l’identification politique 394]», explication sur laquelle nous reviendrons, le manque d’informations semble toujours évoqué par les citoyens européens. Cette théorie des « non attitudes » trouve une illustration à travers l’observation de l’exercice du droit de vote des personnes originaires de Pologne en France. Malgré les efforts que nous avons pu évoquer pour accroître l’information au niveau des enjeux européen, cette dernière demeure insuffisante. Les sujets de préoccupations prioritaires des citoyens européens seraient donc les sujets nationaux. La participation pour les élections européennes n’augmente pas et même diminue : il est passé de 60,7% en 1979 à 43, 1% en 2004, soit une baisse de 17, 6%395. Ces

394 Ibid. 395 Anne, MUXEL, « Les abstentionnistes – Le premier parti européen », in Pascal, PERRINEAU (dir.), Le vote européen…, op.cit., p.51.

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chiffres sont-ils la traduction d’un « déficit démocratique » de l’Europe ? Qu’en est-il, dans ce cadre, des personnes originaires de Pologne en France ? Quelles explications peuvent être données à cette abstention ?

B. La participation électorale dans l’espace européen

« […] Il est possible de décomposer l’appartenance civique en plusieurs cercles concentriques construits au regard de l’inclusion et de l’exclusion dans l’espace des droits conférés par le statut de citoyen[ne] de l’Union : le premier cercle est celui qui rassemble les citoyens nationaux qui se voient attribués du fait de la citoyenneté européenne un ensemble de droits nouveaux ; le deuxième cercle concerne les étrangers résidants communautaires pour qui la citoyenneté européenne ouvre des perspectives nouvelles de droits mais qui ne se voient toutefois pas reconnaître l’ensemble des droits possédés par les citoyens nationaux de leurs nouveaux pays de résidence […] ; un troisième cercle retient les résidents extra-communautaires légalement installés dans l’un des Etats membres de l’UE qui sont exclus de la citoyenneté européenne et, enfin, le quatrième cercle est celui qui isole les étrangers clandestins sans papier ni droits condamnés à une existence précaire et invisible. En quelque sorte, la citoyenneté européenne a institué une nouvelle catégorie de citoyens de seconde zone396. » Les personnes que nous avons interrogées appartiennent soit au premier397 lorsqu’ils ont la nationalité française ou la double nationalité, soit au second cercle398 s’ils ont la nationalité polonaise et qu’ils résident sur le territoire français. Elles ont donc toutes, au titre de l’Article 8B le droit de vote aux élections locales et européennes399, le rapport entretenu aux élections locales ne retiendra notre attention que pour les étrangers ressortissants communautaires. Nous distinguerons, entre les deux catégories de personnes : citoyens nationaux et étrangers ressortissants communautaires car leurs pratiques varient notamment en raison du temps « d’acclimatation » plus ou moins long dont elles ont pu bénéficier pour s’approprier le droit de vote. En effet, les premières si tant est qu’elles ont la nationalité française depuis cette date, ce qui est le cas de tous les enquêtés, disposent de droit depuis 1992, les autres seulement depuis le mois de mai 2004, de

396 Yves DELOYE, « Le débat contemporain… », op.cit., p. 4. 397 6 enquêtés appartiennent à ce second cercle et tous constituaient, avant le 1er mai 2004, le troisième cercle, c’est-à-dire les « résidents extra-communautaires légalement installés dans l’un des Etats membres de l’Union Européenne » Ils ont donc connu un changement de statut, nous essaierons de faire quelles en sont pour eux les implications. 398 23 des enquêtés (immigrants et descendants confondus) relèvent de ce premier cercle. En leur sein 9 ont la double nationalité. 399 La première élection européenne ouverte aux citoyens est celle du 12 juin 1994.

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voter pour les élections européennes. Or, « […] il existe une corrélation logique entre la durée de la migration et l’intégration sociale et politique400. »

L’identification politique à l’U.E. des personnes originaires de Pologne en France, se repère notamment en analysant leurs pratiques de la citoyenneté européenne. Nous avons, à travers l’énoncé des articles du Traité de Maastricht, établi que la citoyenneté européenne reposait sur cinq droits principaux : le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres ; le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales et aux élections européennes ; le droit de protection diplomatique dans les pays tiers ; le droit de pétition devant le Parlement européen ; le droit de saisir le médiateur communautaire. Parmi ces cinq droits, celui permettant de cerner la socialisation politique des individus au sein de l’U.E. n’est autre que le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales et européennes. En effet, s’il est tenu, au niveau national, comme pouvant évaluer le degré de socialisation politique des électeurs, il en va de même au niveau européen.

Les étrangers ressortissants communautaires représentent 2,5% du corps électoral en France ce qui pose une interrogation sur la force politique qu’ils peuvent constituer. Dans ce cadre, la construction d’un corps électoral reste incertaine. Considérant, tout d’abord, la participation aux élections municipales. « La mise en œuvre du droit de vote et d’éligibilité au plan municipal a posé en France un problème de compatibilité avec la Constitution et entraîné la modification de certaines de ses dispositions. Le Sénat assurant la représentation des collectivités locales et certains élus locaux participant à l’élection des sénateurs, les résidents communautaires auraient pu être amenés à participer à l’élection de l’organe législatif national. Ce que devait d’ailleurs souligner le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 avril 1992. Ce droit devant revenir exclusivement aux nationaux, une réforme constitutionnelle s’est imposée. Désormais, depuis juin 1992, l’article 88, paragraphe 3 de la Constitution attribue sous réserve de réciprocité, aux ressortissants communautaires le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales, en leur interdisant l’accès aux fonctions de maire et d’adjoint401. » La population polonaise ne constitue pas, dans ce cadre, un exemple représentatif. En effet, puisque étant entrée récemment dans l’Union, les personnes interrogées n’ont pas eu l’occasion de pouvoir mettre en application ce droit de vote car aucune élection municipale n’a eu lieu entre le 1er mai 2004 et la période de réalisation des entretiens402. Ce constat induit donc un biais dont il faut tenir compte afin de ne pas surinterpréter les propos recueillis puisqu’il ne s’agit, pour eux, que de projections. Parmi les étrangers ressortissants communautaires, c’est-à-dire six personnes parmi l’ensemble des enquêtés, une seulement sait qu’elle pourra voter 400 Malika, GHEMMAZ, « La participation électorale des ressortissants communautaires dans leur pays de résidence : dynamiques collectives et individuelles», op.cit., p. 1. 401 Joël, BOUDANT, « La citoyenneté… », op.cit., p.45. 402 Les entretiens s’échelonnent du 12/01/05 au 33/07/05.

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aux prochaines élections municipales mais ne compte pas exercer ce droit de vote. Cette constatation conduit donc à s’interroger sur le degré de mobilisation que pourra susciter ce droit aux prochaines élections, prévues pour 2008.

Entretien avec Monsieur Z.403 : « Q. : Tu auras la possibilité de voter pour les municipales en France… Z. : Non Q. : Si, tu pourras Z. : J’ai le droit ? Q. : Oui Z. : Ah bon ! Q. : C’est un droit que t’ouvre la citoyenneté européenne. Z. : C’est sur un critère d’habitation en fait ? Q. : Oui. Ca aurait un intérêt pour toi de voter aux municipales ? Z. : La première chose c’est que je savais pas, je savais pas. Si je savais, je serais sans doute beaucoup plus intéressé. J’ai aucune idée de comment ça se passe la vie politique. Là en plus, en France on voit quand même une position, j’ai l’impression, une position très forte contre l’Europe… »

Si nous avons pu faire le constat, déjà au niveau national, de la lenteur de la socialisation politique pour les populations migrantes dès lors qu’elles se trouvaient dans un nouvel univers social, il se trouve renforcé d’une part, parce que les populations à propos des enjeux européens, notamment pour les élections européennes, manquent crucialement d’information et d’autre part, ce manque se trouve renforcé pour les populations polonaises puisque leur accès à la citoyenneté européenne est récente. Pourtant et par rapport à l’accès à l’information, « en principe lorsqu’une nouvelle catégorie de citoyens bénéficie de droits politiques, une campagne d’informations est mise en place. Pourtant en France, en 1994 aucune campagne d’information n’a été véritablement engagée. Depuis, les moyens mis en œuvre ont toujours été limités. Il n’y a pas de mise à l’agenda d’une politique publique spécifique pour l’inscription des citoyens européens sur les listes électorales. A l’occasion des élections européennes 2004, l’information à ce sujet est résiduelle car il n’existe pas de documentation spécifique à l’adresse des citoyens européens404. » Pour les élections européennes, deux constats peuvent être faits :

- Soit on aboutit aux mêmes conclusions que pour les élections locales, c’est-à-dire la méconnaissance des droits qui constituent le statut de citoyen européen

403 Entretien réalisé le 12/04/2005 (Durée 45 minutes). Monsieur Z. est né en Pologne, vit en France depuis 2001, son arrivée en France répond à des objectifs professionnels – il travaille comme cadre chez Michelin-, nationalité polonaise, vit à Clermont-Ferrand (Auvergne). 404 Malika, GHEMMAZ, « La participation électorale des ressortissants communautaires dans leur pays de résidence : dynamiques collectives et individuelles », op.cit., p.7.

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Entretien avec Madame Y. : « Q. : Avec l’entrée de la Pologne dans l’UE, vous pensez voter pour les élections européennes ? Y. : Mais je sais pas comment ça se passerait puisque bon, du point de vue… Q. : Vous avez le droit de voter pour le Parlement européen Y. : Oui, mais voter pour deux pays en même temps, moi je ne sais pas si c’est faisable hein, si c’est admissible, parce que si je vote pour la Pologne, est-ce que je peux voter en même temps pour la France ? Q. : Vous voterez en tant que citoyen européen Y. : Je connais pas encore trop tout cette législation qui change tellement. »

- Soit, s’ils évoquent leur participation aux élections européennes, ce n’est que de manière

allusive405

Entretien avec Madame J. : « Q. : Sur ce point, la citoyenneté européenne, pour vous, ça peut donc changer quelque chose. J. : Oui, je trouve ça [l’entrée de la Pologne dans l’UE] presque naturel. »

De plus, les enquêtés ont parfois, comme en témoigne ces derniers propos, tendance à se rattacher à des questions d’actualité pour éviter le sujet. Il s’agit souvent, de la question de l’adhésion de la Turquie à l’U.E., de l’élargissement de l’U.E. à la Pologne et du débat autour du Traité établissant une Constitution pour l’Europe qui a eu lieu en France406 à l’occasion de l’organisation du Référendum qui sont des sujets plus accessibles en raison de leur publicisation. En effet, entre novembre 2003 et juillet 2004, les sujets européens les plus abordés au sein de l’électorat français nous retrouvons les sujets précités. Pour ne prendre que quelques exemples, en novembre 2003, le projet de constitution européenne obtient le 10ème rang dans les conversations des électeurs français, en mai 2004, l’entrée des dix nouveaux pays de l’U.E. occupe la deuxième place et à la même date le débat sur l’entrée de la Turquie la 8ème place407. Les élections européennes ne seraient donc pas la préoccupation majeure de l’électorat français mais l’abord de ces sujets reflète toutefois l’importance que revêtent les sujets européens. Le faible intérêt porté aux élections est-il similaire parmi les citoyens nationaux ? En effet, ces derniers ont une pratique plus longue, dix ans, du droit de vote pour les élections européennes. Les discours sur les élections européennes ne sont toutefois pas plus développés que dans le cas précédent. Nous pouvons, toutefois, évoquer différents positionnements.

Tout d’abord, les élections auxquelles ils se réfèrent, de façon plus spontanées, sont les référendums, notamment Maastricht.

Entretien avec Madame R. :

405 Il s’agit également d’un biais des entretiens puisque nous n’avons parfois pas assez insisté sur ce point. 406 Le projet de Traité Constitutionnel, voté après l’organisation d’un référendum, à été rejeté, en France, a été rejeté par 54,68% des inscrits le 29 mai 2005. 407 Jacques, GERSTLE, Laure, NEUMAYER et Gabriel, COLOME, « Les campagnes électorales européennes ou l’obligation politique relâchée », in Pascal, PERRINEAU (dir.), op.cit., p. 39.

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« Q. : A partir du moment où vous avez été naturalisée, vous alliez voter ? R. : Ah, oui, oui, je vote. Ben, je me sens obligée puisque je…Mais je peux vous dire que je n’ai pas voté euh [long silence] pour Maastricht parce que j’ai trouvé que c’est les français, qui se sont battus pour leur pays qui ont le droit de décider. Q. : Vous ne vous sentiez pas autorisé ? R. : Oui, c’est ça, je me sentais pas autorisée. Et maintenant les choses bon euh évoluent d’une autre manière mais c’était décisif, d’ailleurs c’était presque majorité pour le “ non” y avait donc…comme mes très bons amis français étaient pour non, donc moi j’ai dit bon je vote pas. »

De plus, les élections européennes et la politique européenne sont englobées dans la socialisation politique nationale et dans la question du civisme en général. Pour cette raison, les élections européennes, sont qualifiées par certains européanistes comme des « élections simultanées nationales de second ordre. » L’enjeu perçu de ces élections étant moins fort que celui des élections nationales, les résultats des élections européennes sont surtout influencés par la situation politique dans l’arène nationale au moment où elles se tiennent. Ainsi, la participation y est moins élevée qu’aux élections décisives […] 408» Dans ce cadre, nous pouvons aboutir au constat que voulue et souhaitée par le haut, la citoyenneté européenne reste faiblement utilisée par le bas.

S’il nous est apparu difficile de recueillir des propos sur les élections européennes, c’est parce qu’elles n’entrent pas dans les définitions que les enquêtés donnent de leurs perceptions de la citoyenneté européenne. Cependant, « on ne peut pas se contenter de dénoncer la mauvaise volonté des dirigeants et l’apathie des citoyens […] car à trop regretter ces forces d’inertie, on pourrait en venir à oublier qu’elles ne sont que des symptômes409. » Ainsi, si la participation aux élections européennes paraît témoigner d’un « déficit démocratique » au sein de l’U.E., l’ouverture de l’espace européen aux peuples européens a « au moins ce mérite : en désignant a contrario les lacunes de l’U.E. et celles des démocraties nationales, elle appelle à inventer de nouvelles pratiques citoyennes410. » Ces pratiques citoyennes renouvelées trouvent une expression parmi les personnes originaires de Pologne en France dont on trouve une expression à travers les prises de positions des enquêtés sur un événement politique européen : le Traité Constitutionnel européen.

408 Pascal, PERINEAU, « La valse hésitation entre vote européen et vote national », in Pascal, Perrineau, Le vote européen…, op.cit., p. 13. 409 Paul, MAGNETTE, Les étrangers…, op.cit., p.187. 410 Idem., p. 191.

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L’U.E. souffre d’un manque de légitimité, nécessaire au fonctionnement de tout ordre politique. Elle se trouve en effet dans l’incapacité d’exercer sur ses membres une violence légitime (Max Weber) ou symbolique légitime (Pierre Bourdieu) Ici, réside le paradoxe de l’U.E. puisque si elle permet l’apparition d’un nouveau cadre de socialisation politique couplée de l’émergence de nouveaux enjeux incitant le citoyen européen à déplacer son regard, sa fluidité, le flou dans la localisation du pouvoir conduisent à l’effet inverse, c’est-à-dire à l’impossibilité de voir émerger une conscience politique commune. Les études sur l’espace européen aux prises d’analyses parfois trop « strato-sphériques411 » ne facilitent pas son intelligibilité.

411 Romain, PASQUIER et Julien WEISBEIN, « L’Europe au microscope… », op.cit., p. 14.

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Chapitre 4 : La citoyenneté européenne comme émanation des citoyens

et identification des citoyens à l’Europe

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La citoyenneté européenne en construction, en tant qu’ensemble politique partagé, ne fait

pas l’objet d’une appropriation par les citoyens européens. En outre, elle recouvre, pour les enquêtés, un certain nombre de caractéristiques économiques, sociales et idéologiques que nous détaillerons dans ce qui suit. Dans ce cadre, elle est appréhendée, par les enquêtés, comme un ensemble de pratiques communes qui s’établissent dans un espace clôturé territorialement et symboliquement, auquel la Pologne appartient, et à laquelle les enquêtés souhaitent, dans certains cas, donner une orientation en fonction de leurs « visions du monde ». Ainsi, elle revêt des spécificités qui sont fonction des identités collectives et individuelles des acteurs. Ces identités qui trouvaient à s’exprimer, de façon plus ou moins libre en fonction de la mise en adéquation qu’elles étaient en capacité d’opérer par rapport au code culturel dominant, trouvent un renouvellement, au niveau européen, quant à la forme d’expression qu’elles peuvent revêtir. Nous reviendrons donc sur celles-ci tentant de détailler, en fonction des enjeux européens retenus par les enquêtés, quelles sont leurs modalités d’expression mais également quelles en sont les limites (Section 1). De plus, il apparaît primordial, de souligner que si la citoyenneté européenne est une vision d’avenir, ce qui n’est pas le cas pour tous les enquêtés, l’étude qui peut en être faite doit en tenir compte. Ainsi, la citoyenneté européenne ne peut être approchée que comme une projection. Projection qui pourra, toutefois donner lieu à un « être ensemble » dont nous pouvons analyser les modalités, notamment, par une approche comparative avec les éléments qui nous avaient permis d’appréhender l’identification nationale. Il s’agit donc d’opérer une comparaison entre l’identification nationale et identification européenne à travers les discours des enquêtés (Section 2).

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Section 1 : Les dynamiques sociologiques de la citoyenneté européenne

Considérant la citoyenneté européenne, il apparaît plus difficile, de définir des modèles idéal-typiques de citoyenneté comme nous avons pu le faire pour la citoyenneté nationale. Nous avons, toutefois, identifié quatre dynamiques qui sont construites par référence à trois « facteurs » qui constituent autant d’éléments de l’identité des personnes considérées. Les enquêtés s’auto-identifient et sont identifiés par autrui à la fois comme des « migrants », d’origine polonaise et vivant en France. Ces différentes appartenances font émerger des rapports à la citoyenneté européenne qui s’entrecroisent chez chacun d’entre eux. Nous essaierons de comprendre les fondements sociologiques de ces trois dynamiques. Ainsi, à la question « Qu’est-ce que la citoyenneté européenne pour vous ? », les enquêtés se référent aux enjeux concrets de l’U.E. et leurs réponses nous donnent à penser plusieurs traits qui traduisent peut-être plus des manières d’être européen que d’être citoyen, toutefois, ils constituent des préalables pour étudier la citoyenneté européenne.

A. La citoyenneté européenne: un ensemble de pratiques Pour des populations migrantes, il est en effet inévitable de se référer tout d’abord à l’U. E.

comme espace de libre circulation. En effet, c’est autour du « paradigme de la mobilité » que s’agrége, dans un premier temps, l’imaginaire Européen. Si, comme nous l’avons vu en introduction, il sert plus particulièrement à rendre compte du nouvel espace dans lequel peuvent s’inscrire des populations non sédentaires, au titre desquelles les populations tsiganes, il revêt un caractère heuristique à l’endroit des populations migrantes. Cependant, la question qui paraît se poser est de savoir s’il s’agit d’une réalité dont les Polonais font ou feront usage, dans un avenir proche, ou bien s’il se contente d’être un imaginaire collectif, permettant de croire en l’U. E. comme générant un apport, au sens d’une plus-value ? « Les gens d’ici venus d’ailleurs412 », s’ils n’envisagent pas toujours de retour définitif dans leur pays d’origine, continuent à entretenir des liens avec ce pays qu’ils ont laissé ou avec le pays de leurs parents. Les « retours au pays », plus ou moins fréquents, sont souvent évoqués dans les récits des enquêtés. Pour certains ils constituent même leur raison d’être et cela même si, une fois de retour, on est plus ou moins accepté par ceux

412 Cette expression renvoie au titre de l’ouvrage de Gérard, NOIRIEL, Gens d’ici venus d’ailleurs – La France de l’immigration 1900 à nos jours, Paris, Editions du Chêne Hachette, 2004.

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qui pourtant ont la même culture, difficultés d’autant plus exacerbées lorsque le retour est définitif. Dans ce cadre, les désillusions de l’émigré peuvent être grandes. La société d’émigration et ceux qui la compose ont changé. L’émigration-immigration est considérée comme une « rupture biographique » dans le parcours de ceux qui la vivent. Il est peu fréquent que les personnes interrogées n’évoquent pas les voyages pour la Pologne. Ces derniers prévus depuis plus ou moins longues dates sont des moments attendus. Il est toutefois possible d’effectuer une gradation parmi les enquêtés. En effet, le retour était vécu avec plus d’intensité lorsque le passage des frontières était difficile. Depuis l’indépendance de la Pologne les possibilités de retourner au pays se sont améliorées. Avec l’entrée de la Pologne dans l’U.E. et l’instauration de la libre circulation, le retour est un acquis et ne génère, pour ce fait, plus autant d’inquiétudes et d’attentes.

La première génération d’immigrés polonais partie, dans sa grande majorité, pour des raisons économiques, a dans certains cas très mal vécu ce départ. De plus, ce voyage qui devait être transitoire s’est mué en « immigration d’installation ». Les retours en Pologne étaient difficiles à réaliser d’une part parce qu’ils nécessitaient d’avoir fait des économies, ce qui n’était pas toujours aisé avec un salaire de mineur, d’autre part, parce qu’il fallait traverser des frontières souvent férocement contrôlées. Les trajets étaient longs et contraignants mais ils en valaient la peine puisque c’était le seul moyen de renouer avec les origines abandonnées.

Entretien avec Madame W. S. : « […] nous allions en Pologne une ou deux fois par an mais bien sûr c’était les vacances, et puis bon on arrivait là-bas, la famille nous attendait donc nous étions reçus comme des rois et nous avions l’impression malgré les difficultés qu’il y avait dans ce pays, on avait vraiment l’impression d’arriver chez nous. Mon père d’ailleurs, lorsqu’il était à quelques kilomètres de la frontière polonaise, en particulier lorsque nous arrivions par ce qui était jadis la Tchécoslovaquie, donc on arrivait par les Carpates donc devant nous se présenter la chaîne des Carpates, donc ça voulait dire que de l’autre côté c’était la Pologne et mon père disait toujours, toujours à ma mère quand on commençait à voir la chaîne des montagnes euh… “ tu sais de l’autre côté on est chez nous, dans quelques heures on est chez nous.” Donc ça automatiquement l’enfant que j’étais ou l’adolescente que j’étais, le ressentait et donc dès qu’on arrivait en Pologne, mon père s’asseyait à la frontière pendant que les douaniers regardaient, fouillaient plus ou moins la voiture, lui il s’asseyait sur un banc, c’était son truc, il venait de conduire beaucoup, avec une voiture qui était belle pour l’époque mais bon…Donc ayant conduit toute la journée, ayant deux jours de conduite donc euh…derrière lui, avec une nuit de repos néanmoins. Donc quand on arrivait, il s’asseyait sur ce banc et on voyait qu’il était chez lui. Il attendait de toute façon toute l’année, si on y allait deux fois, toute l’année c’était euh…par exemple arrivait le mois d’avril, il disait à maman dans 2 mois, dans 3 mois on est chez nous. C’était son objectif, alors ça forcément ça ne peut que se répercuter donc euh sur un enfant qui vit dans cette nostalgie et cela du fait que mes parents sont partis par nécessité économique parce que sinon ils n’auraient jamais quitté leur pays. »

Tous n’ont pas pu effectuer ce retour et ont parfois attendu l’aide de leurs enfants pour le réaliser. Episode marquant autant pour eux que pour leurs enfants qui n’ayant connu la Pologne que « par procuration » trouvaient là la possibilité d’assouvir ce qui n’avait existé que dans leur imaginaire.

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Texte rédigé par Monsieur H.413 : « Pour la première fois de ma vie, je me trouvais dans ce pays mythique dont mon père m’avait si souvent parlé. Nous venions de passer la frontière, fatigués par la route qui avait été longue, pénible et particulièrement éprouvante depuis le passage du rideau de fer. […] Le paysage que nous dévoilaient les phares de la voiture n’était pas une terre vraiment inconnue. Tout ce que mon père m’avait raconté, avec, chaque fois, cette expression rêveuse et vagabonde, de nostalgie, de regrets qui le rendaient songeur et mélancolique, m’avait préparé à ce voyage. C’est moi qui lui avait un jour proposé de le faire à cette date. Depuis longtemps il imaginait partir en Pologne avec moi. […] Dans l’obscurité on ne se voyait pas bien et pourtant je devinais ses larmes quand, d’une voix troublée par l’émotion, il me dit « Tu sais fiston : mon cœur bat très vite. » Grâce à lui je devais découvrir et aimer ce pays au passé tumultueux de vaisseau fantôme, apprendre son histoire tragique. »

C’est par ces voyages que se tissent les liens mais également les tensions entre les deux sociétés et entre les deux héritages. Tensions que nous avons retrouvé présentes chez les descendants parce que, comme nous venons de le voir, à travers le discours de Monsieur H., ils se trouvent eux aussi dans cet entre-deux. Il s’agit généralement de trajets longs et pénibles, réalisés le plus souvent en voiture ou en train. Ces voyages sont également l’occasion de se rendre compte par soi même des désastres engendrés par la guerre (seconde guerre mondiale) qui a affecté cette image idyllique présente dans les esprits :

Entretien avec Monsieur N. : « Et même, entre nous, le voyage, 15 jours. Tout était détruit tout le long de l’Europe. Quinze jours dans des wagons à bestiaux on est resté. Et maintenant quand je réfléchis, ben justement hier, il parlait là des camps d’Auschwitz, tout ça là, et ben les mêmes wagons hein. Plus nos meubles qu’on prenait. Et ben, moi, je me souviendrais tout le temps, il y avait 101 wagons, une locomotive devant et une derrière qui poussait … »

Après la seconde guerre mondiale les difficultés pour rentrer en Pologne s’accentuent. Le régime communiste ayant largement réglementé les entrées et sorties du territoire polonais, d’autant qu’à cela s’ajoute le passage par l’Allemagne de l’Est :

413 Il s’agit d’un texte que Monsieur H. nous a remis au moment de l’entretien qui figure, dans son intégralité en Annexe 1.

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Entretien avec Monsieur N. et Madame M.414 : « Q. : Mais, pour vous, ça change beaucoup de choses l’entrée de la Pologne dans l’Union Européenne ? N. : Pour nous, ça change pas grand-chose mais on a des conséquences quand même, bon faut voir plus loin maintenant parce que les usines comme on appel ça ici, on va les installer en Pologne parce que l’ouvrier il coûte moins cher…bon ben. Chez nous le chômage il se développe, en Pologne aussi ben malgré ça… M. : Oui, malgré ça… N. : Ils ont 30% de chômage là-bas hein M. : Quand ils ont fait l’Allemagne, c’est pareil. Je regardais ça l’autre fois, la DDR comme y disait, l’Allemagne sous l’occupation russe quoi N. : Là j’y allais encore en Pologne, mes parents, ma mère… avec le mur de Berlin, y avait des miradors, ils nous observaient … Mais je vous dit pas, pendant 5 kilomètres hein…Quand on passait y avait une voiture hein, pas deux et tous les 10-15 mètres y avait un soldat avec une mitraillette qui vous observait M. : Il fallait remplir un droit de passage, on n’avait pas le droit de s’arrêter. On signait des papiers pour dire qu’on n’avait pas le droit de s’arrêter pour dormir de l’autre côté… N. : Ah ouais… M. : On n’avait le droit que de prendre la route qui va en Pologne, on n’avait pas le droit de sortir de l’autoroute hein... N. : Même parfois quand on se trompait sur la route, parce que quand même, ça fait une trotte quand même alors, je vous dis pas… M. : Ben, ils nous remettaient sur le bon chemin et on avait une amende, c’était pas… Q. : Maintenant, c’est moins compliqué, il y a moins de papiers… M. : Et il fallait remplir des papiers hein…puis on payait … N. : C’était écrit en allemand et en polonais, il n’y avait pas de français M. : Non pas de français mais y avait de l’anglais, je crois N. : Polonais, allemand et anglais je crois ouais, ouais… et y avait pas de français. Alors, vu qu’on lisait bien le polonais quoi hein on était obligé de remplir les papiers aux autres gens qu’on connaissait pas du tout hein. Y avait des attentes, cinq six heures d’attentes sur la frontière. C’était vraiment des baraquements M. : Au début y avait même pas de baraquements. Quand j’y étais en 69, il n’y avait pas de baraquements. Après, ils avaient refait un truc sur le côté, on était dévié… N. : Ah moi, j’ai toujours connu les baraquements, bon bref et puis selon les nationalités, il fallait pas …Les passeports, ils avaient une bande transporteuse [Rires] et on les recoupait de l’autre côté…. Q. : Ce n’était donc pas simple de circuler. M. : Ah non pas simple du tout, c’est pour ça qu’on y allait plus. »

Au pays lointain et parfois inaccessible qu’était la Pologne s’est substitué la proximité du fait

notamment de l’amélioration des moyens de transport :

Entretien avec Madame J. : « Même maintenant on a des lignes aériennes pas cher donc c’est rien ! Habiter ici ou là bas, ça change rien ! »

Ainsi, les tensions entre « ici » et « là-bas » si elles ne disparaissent pas, s’estompent. En effet, un rapprochement culturel s’est opéré notamment par la création d’un espace de « libre circulation » tendant à concrétiser cette imagerie d’un ensemble commun où les frontières n’existent plus. Le principe de la « libre circulation » est ainsi devenu un thème central de la construction européenne depuis le Traité de Rome de 1957 jusqu’à Amsterdam (1997) en passant par Schengen (1990).

414 Entretien réalisé le 25/01/05 en présence de Monsieur N. (Durée : 50 minutes) Madame M. est née en Pologne, est arrivée en France à l’âge de deux ans, c’est-à-dire en 1949, nationalité française, ouvrière dans les industries textiles à Cambrai, actuellement sans emploi, habite à Pecquencourt (Nord-Pas-de-Calais).

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La libre circulation à partir du Traité de Rome

Avec le Traité de Rome, les ressortissants des Etats signataires vont pouvoir exercer les droits liés à la libre circulation des travailleurs, c’est-à-dire qu’ils ont la possibilité d’entrer et de sortir dans les autres Etats membres, aller y chercher et y occuper un emploi, s’y établir comme commerçant ou y exercer une activité industrielle, artisanale ou une prestation de service. Cela dit, il semble y avoir une différence entre le sens que nous donnons au terme de « libre circulation » et la réalité de cette dernière qui conduit à revoir l’idée selon laquelle l’Europe serait un espace déterritorialisé. Selon Claire Rodier, « aujourd’hui, la formule libre circulation nous fait a priori penser à liberté, alors qu’à l’époque [en 1957] le terme libre renvoyait plutôt à l’idée de libéralisme. Parce que l’objectif de ce qui était alors la communauté économique européenne était, comme son nom l’indiquait, principalement économique […] Deuxième différence : la libre circulation des personnes du Traité de Rome signifiait, pour ceux pour qui elle était conçue, les travailleurs donc, liberté d’installation. » Ainsi, la finalité du Traité était essentiellement économique et des limites à la libre circulation sont fixées en 1964 avec une directive qui définit les circonstances dans lesquelles un Etat peut opposer à un ressortissant communautaire des motifs d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique à l’exercice des droits prévus par le traité415. Nous voyons donc, comme dans le cadre national même si l’on peut observer des différences notables avec l’ordonnance du 2 novembre 1945 pour ne prendre que l’exemple français qui régit les conditions d’entrée, de séjour et d’éloignement des étrangers, émerger une notion « d’ordre public communautaire ». Si la libre circulation se pose dans un premier temps comme un enjeu économique elle va progressivement, à partir de 1968416, se détacher de cet objectif premier. En effet, en 1968, on va reconnaître aux ressortissants des Etats membres le droit à l’égalité de traitement avec les nationaux dans la sphère économique. Elle conduit à prohiber toute discrimination qui fondée sur la nationalité entraverait l’exercice de la libre circulation. De plus, le règlement de 1968 définit le droit de séjour des travailleurs communautaires et des membres de leur famille. A partir des années 1970, on passe du droit de séjour au droit de demeurer, mais la notion « d’espace communautaire sans frontières » ne se fait jour qu’avec la signature de l’accord de Schengen conclu le 14 juin 1985 entre les trois Etats du Benelux, la République fédérale d’Allemagne et la France. La Convention d’application de l’accord de Schengen417 est quant à elle signée le 19 juin 1990. Il s’agit d’un texte intergouvernemental qui n’englobe donc pas l’ensemble des Etats membres de l’U.E.418, procédure qui a d’ailleurs était largement critiquée, même s’il s’intègre au 3ème pilier des accords de Maastricht « Justice, Liberté, Sécurité ».

Cependant, si la « libre circulation » existe dans l’espace communautaire elle est largement réglementée. Pour cette raison, si les acteurs conçoivent cette liberté de circulation, ils en mesurent également les limites, qui paraissent nuire à l’émergence d’une identité européenne multiculturelle.

Concernant plus particulièrement les nouveaux entrants, dont la Pologne fait partie, ces derniers n’ont pas intégré l’espace Schengen mais bénéficient de la libre circulation sur le territoire des Etats membres, toutefois des restrictions pour la libre circulation des travailleurs. Des dérogations au principe de libre circulation des travailleurs sont conformes au traité d’adhésion qui prévoit la possibilité de périodes de transition. Les Etats ont la possibilité pendant un maximum de sept ans de protéger leur marché du travail en prenant des dispositions transitoires leur permettant de limiter la libre circulation des personnes à la recherche d’un emploi en provenance des nouveaux Etats membres, selon un schéma structuré par étapes désigné sous le nom « 2+3+2 » : à l’issue d’une première période de 2 ans, la Commission procédera à une évaluation en fonction des résultats à partir de laquelle les Etats membres décideront de maintenir ou non des restrictions pendant une période de trois ans ; un nouveau et dernier délai de 2 ans (jusqu’en 2011) pourra être obtenu par les Etats membres s’ils peuvent prouver l’existence ou le risque de perturbations graves de leur marché du travail. Ces limitations pourraient donc entacher, un processus déjà difficile, de construction d’une identité européenne, d’autant que ces pays viennent juste d’entrer dans l’U. E. Malgré cela, les migrations « intra-communautaires » de l’Est en direction de l’Ouest existent, d’autant que ces migrations ont été largement contrôlées durant toute la période communiste. Pour la Pologne, le gouvernement communiste, afin d’empêcher les administrés de voyager à l’étranger, utilisait essentiellement deux moyens : d’une part les critères pour l’obtention d’un passeport étaient extrêmement réglementés, d’autre part ceux qui voulaient voyager devaient avoir accès à des devises fortes et un compte étranger ouvert auprès de la Banque centrale. Des conditions qui limitaient donc étroitement la circulation. C’est dans les années 1980 que se produisirent des changements radicaux dans la politique des passeports. Mais, pour les nouveaux entrants, la mise en œuvre d’une politique migratoire commune génère des bouleversements puisque pour entrer dans l’UE, ils ont du se doter d’une législation conforme aux normes européennes en matière de droit d’asile et d’immigration ce qui a nécessité des efforts considérables auxquels les pays candidats n’étaient pas préparés. Actuellement, tous les citoyens polonais sont en mesure de pouvoir obtenir un passeport.

415 Directive 221/64 CEE du 25 février 1964. 416 Règlement 1612/68 et directive 68/360 du 15 octobre 1968. 417 L’accord de Schengen comporte 142 articles qui peuvent être regroupés sous trois grandes rubriques : Le contrôle des frontières et la circulation des personnes, le système d’information Schengen et l’entraide judiciaire internationale. 418 Les pays signataires de l’accord de Schengen sont au nombre de 13 : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Italie, Luxembourg, Pays Bas, Portugal. Les 10 pays, dont la Pologne, entrés dans l’UE le 1er mai 2004 ne font pas partis de l’espace Schengen.

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Si, comme nous l’avons déjà souligné, cette peur n’a pas lieu d’être, des migrations est-ouest se font jour qui s’apparentent plus à des migrations419 qu’à une émigration-immigration. Il s’agit d’une dynamique migratoire qui prend des formes nouvelles : la durée n’est plus la même puisque l’objectif n’est plus l’installation dans le pays d’accueil ; les migrations de travail pendulaires sont privilégiées mais ne concernent pas prioritairement la France mais les Pays d’Europe centrale et Orientale -PECO(s)- voisins de l’Europe; les populations concernées comptent un nombre plus important d’étudiants, de travailleurs qualifiés420, les migrations féminines s’accroissent et leurs formes se modifient. Ces changements datent de la fin des années 1980. En effet, les cohortes d’étrangers mobilisées pour fournir une force de travail bon marché ne sont plus représentatives des nouvelles migrations. De plus, les pays anciennement d’émigration, comme la Pologne, deviennent également des pays d’immigration. « Le passage de pays d’émigration à des pays d’immigration en Europe du sud et de l’est (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Pologne, Hongrie, Russie) allant parfois jusqu’à estomper la distinction entre les deux, certains pays étant devenus à la fois pays d’installation (ou de transit et de départ). Il en va ainsi de nombreux pays de l’Europe de l’est. Cet élargissement de l’espace migratoire de référence accentue les variations selon l’ampleur, la structure et l’ancienneté des vagues migratoires dans les différents pays […] on observe cependant une régionalisation des flux […] et une absence de causalité directe entre la densité de population, la pauvreté, la démographie dans les pays de départ et la migration elle-même : pour émigrer il faut qu’existe des réseaux. 421» Ces migrations divergent de celles décrites concernant les migrants polonais de l’entre-deux-guerres où d’après guerre.

Si aucune Grande Invasion ne s’est produite avec l’entrée de la Pologne dans espace de libre circulation communautaire, des mouvements de populations existent:

419 Le terme de « migration » signifie de manière générale « un changement de résidence d’un individu et/ou d’un groupe social ou ethnique », in Allan M., WILLIAMS et Vladimir, BALA, « Mobilité internationale en Europe centrale : touristes, commerçants et migrants », Revue Européenne des Migrations Internationales, 2002, 18 (1), p. 37. 420 Il se ferait donc jour des migrations à caractère élitiste en provenance de Pologne et plus généralement de l’ensemble des Pays d’Europe centrale et orientale -PECO(s)-. « Beaucoup des nouveaux arrivants ont cependant en commun d’être instruits et qualifiés. A la différence d’autres courants migratoires, ils ont tous, sauf exception été scolarisés, sans distinction de sexe. Beaucoup ont en outre un solide bagage universitaire. […] Les scientifiques et les artistes se sont rapidement imposés. Plus du quart des chercheurs et près de 60% des artistes étrangers bénéficient d’une APT [Autorisation Provisoire de Travail] sont aujourd’hui originaires d’Europe de l’Est. Dans ces deux domaines les Russes et les Polonais sont particulièrement nombreux […] », in Anne, de TINGUY et Alexandra, PICARD, « Les européens de l’Est depuis la chute du mur », in Philippe, DEWITTE, Immigration et intégration – L’état des savoirs, Paris, Editions La Découverte, 1999, p. 159. 421 Cathrerine, WIHTOL de WENDEN, « L’Europe migratoire », in Manuel, BOUCHER (dir.), De l’égalité formelle à l’égalité réelle – La question de l’ethnicité dans les sociétés européennes, Paris, L’Harmattan, p. 391.

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Entretien avec Monsieur Z. : « Oui, après le 1er mai y avait quelques pays qui ont autorisé le travail des nouveaux arrivés : l’Angleterre, l’Irlande, les Pays Bas, voilà. Ben, beaucoup de polonais, mais surtout les polonais qui sont pas du tout dans les villes sont partis travailler en Angleterre, surtout à Londres et là y avait plein de jeunes. Et là-bas ils ont découverts que finalement ce n’était pas très facile si on parle pas l’anglais. Alors, ils ont pas pensé à ça, ça me fait rigoler bon. Ils ont pas pensé à ça et ils sont retournés. Même il y a une gare qui s’appelle « Victoria Station » à Londres et là on disait, on a dit que c’était la « gare polonaise » maintenant parce que là-bas les gens qui ont pas trouvé de travail ont dormi là-bas sur la gare euh. Mais y a quand même pas mal de gens qui ont réussi à Londres parce que là…on a même dit…en Pologne y a une expression « bataille pour l’Angleterre » parce que la bataille pendant la Seconde Guerre Mondiale parce que les polonais, ils ont vraiment participé dans le, dans la bataille pour l’Angleterre, là c’est la deuxième bataille pour l’Angleterre avec les polonais qui arrivent pour travailler. »

Cette libéralisation de la circulation intra-communautaire pouvant être vue comme permettant la

création d’une société de migrants, même si elle n’est pas totalement aboutie, serait en mesure de créer, une identité européenne à dimension multiculturelle qui pourrait bénéficier à tous les ressortissants communautaires et éloignerait le spectre des stigmatisations qu’ont subi les premiers polonais arrivés en France dans l’entre-deux-guerres et après guerre. En effet, la libre circulation entre les deux parties de l’Europe est le symbole de la fin de la division du Vieux Continent. A cet égard, elle revêt plus d’importance pour les pays entrants que pour les pays d’Europe occidentale mais ces « retrouvailles » permettront la mise en place de coopérations bilatérales visant à la réunification de l’Europe pouvant faire naître un sentiment « d’être ensemble ». La libre circulation fait partie intégrante des perceptions de la citoyenneté européenne, elle est évoquée de manière récurrente422. Ce qui s’explique d’une part, par l’importante publicisation de ce droit, et d’autre part, par le changement qu’elle peut engendrer au quotidien pour les citoyens européens. En effet, elle entre dans les pratiques de la citoyenneté et trouve une mise en place immédiate.

Si le retour au pays est possible, nous n’observons pas fréquemment, mis à part pour les personnes appartenant au quatrième modèle de la citoyenneté française, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas la nationalité française, l’expression d’une volonté de retour définitif dans le pays d’origine. Certains expriment les difficultés vécues par certains lors de leur retour au pays, récits qui ont pour conséquences de dissuader les personnes susceptibles de partir. Si ce « choc » s’est atténué avec le « rapprochement culturel » des deux pays, les réticences demeurent. Il se fait jour une peur de se retrouver confronter à l’autochtone polonais et d’être, dans son pays d’origine, de nouveau considéré comme étranger et même comme celui qui a déserté. Cette peur est inhérente au phénomène migratoire. La « réinsertion » des émigrés dans la société d’origine est, en effet, parfois difficile à opérer. Pour cette raison, il est parfois plus simple de rester en France, même si certains

422 Nous trouvons la référence à la « libre circulation » chez 15 enquêtés.

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affirment que l’installation en France n’était pas prévue : « moi, dans mon idée, je voulais toujours

retourner en Pologne423. »

Entretien avec Madame S. : Q. : Vous vous sentez plus française ou polonaise ? S. : Moitié-moitié. Moi, français, je défends mes droits français parce que j’suis là et je n’irai plus nulle part hein, où voulez vous que j’aille maintenant ? Si je vais aller en Pologne, vous savez comment ils vont m’appeler ? « Français », qu’est ce que vous êtes venus faire là ? Q. : Vous seriez étrangère en Pologne ? S. : Ah ben oui. On était chez un oncle [en Pologne], enfin, le frère à ma mère. Au matin j’me lève et puis j’entends, j’ouvre la fenêtre puis j’entends parler français. Puis, j’dis à ma tante « qu’est-ce qui se passe ici ? Qui c’est qu’y a ? » Ben, elle dit « c’est ceux qui sont venus après la guerre de France, qui sont partis en Pologne. » Toute une cité, ils parlaient français. Ils travaillaient dans les mines en Pologne. Ben, j’ai été visiter euh…les mines de sel mais après j’ai dit c’est fini, je vais plus nulle part parce que j’avais mal au jambe. Q. : Cette double identité ne vous dérange pas ? S. : Non et puis si j’allais en Pologne, je serais une étrangère. Ici, y a pas de problème.424 »

Ces difficultés rencontrées dans les pays d’émigration pour la réinsertion des populations émigrantes sont le fait de ce qu’Abdelmalek Sayad nomme le « processus d’autonomisation ». S’il applique cette notion à la société algérienne, nous pouvons en faire usage pour la Pologne. Ce processus comporte trois faces dans le cas de l’émigration algérienne, nous n’en retiendrons que deux puisque l’une d’entre elles ne concernent que les anciens pays coloniaux425. Dans un premier temps, le « processus d’autonomisation » est lié aux transformations du phénomène migratoire lui-même et s’opère au sein de la société d’accueil : « L’émigration des familles, rupture radicale dans une longue tradition d’émigration d’hommes seuls, a amorcé ce processus d’autonomisation […] 426» Pour les Polonais, les hommes souvent partis en premiers sont rejoints par femmes et enfants, nous retrouvons, dans des proportions et à des dates différentes le même processus que pour l’émigration algérienne :

Entretien avec Monsieur T. : « Donc, mon père est venu en France en 1922, tout seul bien sûr. Ma mère est restée en Pologne avec mon frère et puis ma sœur. Elle est venue en 1924. Au début de l’année 24, elle a eu le droit, comment dire de rejoindre son mari ici et c’est comme ça que je suis venu au monde la même année que ma mère a rejoint son père, euh, son mari. »

423 Entretien avec Monsieur S. (Annexe 1). 424 [Souligné par nous]. 425 En effet, dans le cas de l’Algérie, le processus d’autonomisation se voit accéléré lors de « l’accession de l’Algérie à l’indépendance nationale, le changement de nature politique qui aura des effets immédiats sur la population algérienne émigrée en France en en changeant le statut juridique : de population de colonisés ou de “Français-Musulmans” d’Algérie travaillant en France, sorte de continuateurs de leurs prédécesseurs les “travailleurs coloniaux”, elle deviendra population “étrangère” -en droit- immigrée en France. », in Abdelmalek, SAYAD, La double absence…, op.cit., p. 163-164. 426 Ibid.

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Dans un second temps et « paradoxalement, c’est le travail politique de l’Algérie dans sa volonté acharnée « d’intégrer à elle-même cette partie d’elle-même qui est hors d’elle-même (à travers le discours rituel tendant à réaffirmer l’indéfectible attachement de la population émigrée à la nation-mère et de celle-ci à ses émigrés), qui aura le plus contribué à constituer la population émigrée comme réalité autonome427. » Avec toutes les précautions qu’il est nécessaire d’introduire pour cette comparaison, il nous est apparu un parallélisme entre l’attitude de l’Algérie et celle de la Pologne eu égard à la Polonia. Si le lien que les Polonais de la Polonia ont cultivé avec leur pays d’émigration résulte de leurs initiatives, il est également le fait de la société d’origine. Quant la Pologne n’essaie pas de faire revenir ses émigrés au pays, comme se fut le cas après la seconde guerre mondiale puisque dévastée, elle avait besoin de sa main d’œuvre, elle a entretenu des liens avec eux, liens qui ont renforcé leur « autonomisation. » Nous ne prendrons qu’un exemple : l’envoi de missionnaires catholiques pour perpétuer, à l’étranger, l’esprit patriotique et rendre « indéfectible [l’] attachement de la population émigrée à la nation-mère ». « Et, là encore, à l’opposé les unes des autres, les réactions de la société d’immigration et de la société d’émigration à l’égard de leurs immigrés et émigrés sont structuralement identiques : le « “paradoxe du tas de sable”, figure métaphorique pour rendre compte de la formation d’une population d’immigrés – il convient de voir les immigrés telles des unités individuelles qui arrivent séparément, mais de ne jamais prévoir la totalité qu’ils recomposeront -, trouve son équivalent dans l’émigration, absence isolées qui, en s’accumulant finissent par creuser, sans qu’on s’en rende compte, un gouffre : une sorte de paradoxe de l’abîme et d’un “abîme fait de petits vides”428 ».

L’entrée de la Pologne dans l’UE et dans un espace de libre circulation fait espérer une résorption de ce « gouffre » entre la société d’émigration et la société d’immigration, qui était d’autant plus prononcé qu’une rupture s’était établie avec le rideau de fer. Dans cet espace de libre circulation, les démarches administratives sont facilitées429. Si beaucoup évoquent ce point, il n’est pas encore sûr que tous les citoyens européens soient en mesure d’évaluer ce que l’U.E. peut leur apporter, même de façon pratique. Ceux qui arrivent à cerner les bénéfices que peuvent leur apporter, de manière individuelle, l’U.E., sont ceux qui développent des ambitions professionnelles pouvant avoir pour fondement ce nouvel espace. Cette vision est notamment le fait des plus jeunes des enquêtés qui voient dans la citoyenneté européenne possibilité d’épanouissement personnel et professionnel : apprentissage de langues étrangères, activités professionnelles qui font que maintenant être étranger n’est plus un handicap mais un atout. 427 Ibid. 428 Ibid. 429 Entretien avec Monsieur P. :« Bon, donc l’élargissement, ici en France, on l’a pas tellement senti à part les facilités en fait administrative : plus de facilité avec la carte de séjour, plus de facilité avec le travail. » (Annexe 1).

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Entretien avec Mademoiselle Q. et Monsieur P.430 : Q. : « Avant être étranger c’était un handicap, maintenant c’est un atout je pense. Parce qu’en fait on a deux cultures, on a une culture polonaise et par le biais de cette culture, on voit la culture française différemment, on voit peut-être des choses que vous ne voyez pas ou vous pensez que c’est naturel. Nous on peut les analyser et moi je pense qu’en fait…J’ai travaillé un peu à droite et à gauche pendant mes études et à chaque fois les employeurs me disaient que bon être une étrangère, moi je me sentais vraiment être une étrangère comme une valeur ajoutée en fait et pas comme un handicap. Avant c’était les gens qui venaient ici pour travailler dans les mines, pour faire le travail le plus pénible. Maintenant, ce sont les cadres le plus souvent, les étudiants… » […] P. : Non, parce que je vois ma qualité que j’apporte ici, je suis bien rémunéré. J’offre quelque chose, j’obtiens quelque chose, c’est un échange, c’est du business. Je le vois comme ça, quelque part la France avait intérêt à m’embaucher parce qu’elle avait pas les frais de formation, je suis venu bien formée, en parlant des langues, voilà. »

Il semble donc que nous ayons changé de paradigme pour analyser le phénomène migratoire

puisque le statut d’immigrant est alors envisagé comme un atout. Quant à l’U. E. comme espace de libre circulation, il est notable que si « depuis la chute du Mur de Berlin, la transformation du système continental réactive un imaginaire du principe de circulation européen, complémentaire de la fabrique des identités nationales […] les européens hésitent entre la volonté de reconsidérer les enracinements les mieux établis par l’histoire et la valorisation du cosmopolitisme académique.431 » Ainsi, la libre circulation demeurerait un espace souhaité, permettant de rompre symboliquement avec un « entre-deux » qui pouvait gêner le processus de « construction identitaire », sans qu’il soit pour autant investi outre mesure, sauf à répondre à des ambitions personnelles mais, il prend dans ce cadre, une dimension qui peut être considérée, sans que cette expression soit dévalorisante, comme « utilitariste ».

Si des droits civiques spécifiques sont rattachés à la citoyenneté de l’Union, il est possible de

considérer que si cette dernière est novatrice c’est peut être plus dans sa dimension civile que civique permettant ainsi de voir apparaître une citoyenneté que nous pouvons appeler, avec Riva Kastoryano, une « citoyenneté civile432 ». C’est par leurs actions et leurs participations au sein d’un « espace public européen » que les acteurs de l’Union deviendraient citoyens de l’Union. Au sein de cet « espace public européen », « l’activité économique et sociale » prend une place considérable. En effet, « les droits politiques reconnus […] ne suffisent pas pour donner à la citoyenneté européenne une densité politique équivalente à celle des citoyennetés stato-nationales433 ».

430 Entretien réalisé le 21/07/2005 en présence de son amie mademoiselle Q. (Durée : 30 minutes). Monsieur P. est né en Pologne, arrivé en France pour travailler comme cadre chez Michelin en 2001(Clermont-Ferrand), nationalité polonaise, vit à Clermont-Ferrand (Auvergne). 431 Henriette, ASSEO, « Les gypsy Studies et le droit européen des minorités », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 51 (4 bis), Supplément 2004, p. 71. 432 « Apparaît alors une citoyenneté qui pourrait être qualifiée de civile, par opposition à une citoyenneté civique. » 433 Yves, DELOYE, « De la citoyenneté stato-nationale…. », op.cit., p. 3.

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B. Un espace clôturé territorialement et symboliquement auquel la Pologne appartient

Pour présenter les raisons conduisant les enquêtés à imaginer l’U.E. comme un espace clôturé

territorialement et symboliquement nous nous baserons sur deux exemples dont le caractère conjoncturel permet de délier les langues. Il s’agit de l’entrée de la Pologne dans l’U.E. et de la question de la mention d’un héritage chrétien à inscrire dans le projet de Traité Constitutionnel européen.

a. Une citoyenneté revendicative

Avant l’entrée de la Pologne dans l’U.E., « Le retour en Europe est devenu l’un des slogans les

plus usés et abusés dans les discours politiques des pays d’Europe du Centre-Est. Chaque semaine, la presse polonaise fait état de nouveaux articles exprimant un espoir de se retrouver en Europe, ou la crainte de ne pouvoir y accéder dans un avenir proche. Dans un autre registre, on a pu entendre à certaines occasions d’éminents hommes politiques polonais dire que nous ne pouvions “effectuer un retour en Europe” parce que nous ne l’avions jamais quittée : jamais, disent-ils, nous n’avons cessé d’appartenir à la civilisation occidentale, même si les communistes ont mis tous leurs efforts à en isoler les pays sous leur emprise434. » Cette « assignation » à devoir rester des « européens de second rang » qui est le fait de quarante cinq ans de gouvernement communiste, est contestée par les membres de la Polonia, tout comme par les nationaux polonais résidants en Pologne. Deux éléments sont récurrents et visent à justifier le « retour de la Pologne » en Europe, si celui-ci débute avec la fin de la période communiste, c’est l’entrée de la Pologne dans l’U.E. qui marque son « apogée ». Dans ce cadre, la citoyenneté européenne prend un visage revendicatif.

434 Jerzy, Jedlicki, « L’éternel retour de la Pologne en Europe », L’autre Europe, n°28-29, 1994, p. 28.

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Entretien avec Monsieur Z. : « Q. : Tu te sens citoyen européen ? Z. : C’est une très bonne question euh….Quand on pose une question comme ça à un polonais, une question qui est même un peu méchante parce que là on a l’impression, on sait très bien qu’on est tellement européen, on a toujours fait partie de l’Europe, impression…pendant très longtemps on avait l’impression que la partie ouest de l’Europe a…je dirais, s’est séparée complètement de l’autre côté et l’Europe n’existait plus, l’Europe de l’est n’existait plus. Par exemple, on a, on a…j’ai beaucoup de contacts avec les polonais qui arrivent à Clermont, qui sont vraiment étonnés quand on parle…moi j’étais aussi étonné quand on parle de l’Europe : “ mais vous, vous ne faîtes pas partie de l’Europe”, là c’était vraiment quelque chose de très méchant. Pour nous, l’Europe c’est vraiment à partir vraiment de Bretagne, je sais pas du Portugal jusqu’à la montagne Oural, vraiment géographique. Et on se sentait toujours très européen, très européen. Là, on nous dit « vous êtes pas européen, vous allez vous joindre à l’Europe ». Et ça fait 1000 ans qu’on était dans l’Europe et même s’il y a une communauté européenne qui existe je sais pas depuis 50, 60 ans, 40 ans et ben on faisait depuis 1000 ans partie de l’Europe, on était important en Europe même s’il y avait beaucoup de problèmes politiques et que pendant un certain temps on existait pas à cause des problèmes politiques etc. On a vraiment des origines européennes et quand on nous pose la question “est-ce que vous vous sentez citoyen européen ?” C’est vraiment… »

Ainsi, la Pologne fait partie de l’Europe géographiquement parlant. De plus, sa richesse culturelle et ses échanges universitaires ont placé la Pologne au centre de l’Europe :

Entretien avec Madame L. : « C’est vrai que nous sommes aussi très pro-européens parce qu’il faut connaître aussi notre histoire qui est essentielle, qui vient du 16ème siècle où la Pologne était un pays très fort au niveau politique, économique, social euh…Nous étions premier pays avec création première université à Cracovie, il y avait chez nous beaucoup de gens de sciences euh…Copernic, c’était…vient de cette époque par exemple. C’était le centre scientifique de l’Europe hein. Cette époque avec concurrent, je sais pas quelle université en Europe qui concurrençait, je pense que c’est en Allemagne, je sais pas, je peux pas vous dire. »

En effet, « avec la fondation renouvelée de l’Université de Cracovie en 1400, la Pologne acquit son premier centre intellectuel capable, peu de temps après, d’échanger des étudiants, des professeurs et des manuscrits avec d’importantes universités telles que Bologne, Padoue ou Prague435. » Il se fait donc jour un besoin de justification de la présence de la Pologne en Europe et donc dans l’U.E. Derrière ces «justifications », l’élargissement est alors qualifié de « du » sans que tous les enquêtés cautionnent cette approche. 435 Idem., p. 29.

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Entretien avec Monsieur U. : « Q. : Beaucoup de personnes que j’ai rencontré me disaient que l’entrée de la Pologne dans l’UE était en quelque sorte un du… U.. : Un du, ça se comprend mais je sais pas comment vous réagissez à ça ? Q. : On pense à Yalta par exemple… U. : Je comprends, je comprends, j’étais aussi assez irrité il y a 15 ans, il y a 20 ans quand nous parlions de la construction européenne, que nous étions communiste mais je disais « il vont faire l’UE et nous ? » Donc, en quelque sorte c’est une remise à l’équilibre mondial mais il ne faut pas l’analyser en catégorie économique de du parce que ça n’a pas de sens, moralement ça n’a pas de sens, on ne peut pas mesurer l’apport des polonais présents dans la seconde guerre mondiale en vie humaine, en sang versé, c’est indécent, c’est pas normal, les russes ont payé d’avantage, il y avait 2 millions de russes avant la guerre, donc on ne fait pas ce genre de comparaisons, c’est malsain. Mais en politique je pense qu’il y avait quand même, il y a toujours dans la politique des pays occidentaux, une tendance qui est heureusement naturel de correspondre avec les plus forts plutôt que de tendre vers un certain équilibre. Quand même le monde après Yalta, c’était un monde fondé sur des accords, moralement discutables…je ne dis pas qu’il fallait pas les faire parce que c’est suite à ça qu’il y avait la paix mais cette paix avait son prix. Mais ça ne se traduit pas sur le plan économique. Je pense qu’il est juste que maintenant la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie fassent font partie de l’Europe mais c’est une réparation mais dans la catégorie politique et morale pas la catégorie économique, c’est une remise à l’équilibre qui était un équilibre précaire avec toujours la peur d’un conflit mondial et là il y avait deux puissances l’Union Soviétique, l’Amérique, il y a toujours des injustices mais elles se font parce que c’est comme ça. On peut pas chercher des responsables, signer des pactes avec Hitler ou signer des pactes avec Staline, c’était moralement discutable mais ça se faisait parce que c’était la guerre. C’est plus nuancé que ça quand même mais c’est vrai que nous avions le sentiment d’être en dehors du monde normal, en dehors du monde qui se développe où les gens ont droit de voyager, ont droit de [mot incompréhensible]. On peut comprendre que les gens qui ne pouvaient pas écrire, qui ne pouvaient pas se déplacer, ils ont ce sentiment d’infériorité qui n’est pas naturel, c’était ça mais on en veut pas à tel ou tel, c’était historiquement à réparer. Q. : Quelque part, l’entrée de la Pologne dans l’UE fait partie de cette réparation ? U. : Oui, c’est une remise à l’état en quelque sorte, une remise à l’état même si…c’est difficile mais je pense depuis que…les gens tendent à communiquer entre eux, à voyager, à se connaître, à apprendre les autres langues, c’est naturel les gens ne se ferment plus. »

Malgré les discours de justification, l’entrée de la Pologne est envisagée comme un processus « naturel. » Ces « revendications », qui trouvent à s’exprimer notamment à propos de l’élargissement, doivent être contrebalancées puisque « deux tendances se sont opposées depuis face au défi lancé par la civilisation moderne. On pourrait reconnaître le caractère supérieur de celle-ci et copier ses découvertes scientifiques, idées, institutions, machines, modes, coutumes. […] Une autre manière, plus défensive, consistait à considérer la civilisation occidentale comme étant fausse, froide, corrompue du fait de son caractère matérialiste, dépourvu d’âme, mercantile et mécanique alors que notre culture propre, même si elle était moins sophistiqué, était bien sûr organique, spirituelle humaine, fondée non pas sur l’avidité, mais sur les véritables valeurs chrétiennes 436». Si l’on peut parler de citoyenneté européenne revendicative, celle-ci se conforme aux valeurs polonaises et notamment aux valeurs chrétiennes.

436 Idem., p.31.

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b. Une citoyenneté exclusionnaire : « J’parle toujours catholique, ça dérange pas 437! »

« Lorsque le politique fléchit, le religieux revient. » 438

La définition de la citoyenneté européenne donnée par les enquêtés comporte une dimension exclusionnaire qui trouve deux points d’appui: d’une part, à travers le débat autour de la mention d’un héritage chrétien dans le projet de Traité Constitutionnel européen et d’autre part, à travers celui de l’intégration de la Turquie. Ces deux débats témoignent d’une appréhension de la citoyenneté européenne comme devant tenir compte de valeurs culturelles et religieuses. L’épiscopat polonais s’est mobilisé pour l’inscription de la mention d’un héritage chrétien dans le traité Constitutionnel et a affirmé son « indignation » après qu’elle eut été rejetée. La Déclaration de la conférence épiscopale polonaise du 19 juin 2004 donne une illustration de son positionnement : « Malgré la conviction d'une grande partie des habitants de l'Europe, exprimée à plusieurs reprises dans les appels du Souverain Pontife, des épiscopats nationaux - y compris de l'épiscopat polonais - et contre la prise de position des autorités d'autres Eglises chrétiennes, le Texte du Traité constitutionnel de l'Europe, approuvé hier au cours du sommet de Bruxelles, ne contient aucune référence aux racines chrétiennes de notre continent. Nous constatons ce fait avec indignation, comme une falsification de la vérité historique et une marginalisation consciente du christianisme, qui a été pendant des siècles et qui continue à être la religion d'une grande partie des Européens. Le laïcisme idéologique, qui a trouvé sa manifestation dans les prises de position de certains gouvernements européens, suscite notre ferme opposition et une préoccupation pour le destin futur de l'Europe. On ne peut pas, en effet, construire la maison commune européenne en falsifiant l'histoire du vieux continent et en imposant une vision laïque à l'Europe tout entière. Face à cette situation, nous exhortons tous les hommes de bonne volonté à réfléchir sur l'avenir d'une Europe construite en omettant ses valeurs fondamentales439. » Cette décision a engendré l’affirmation de la volonté de défendre une « identité légitime »: « Nous avons compris que l’Union européenne était une création multi-confessionnelle, supra-confessionnelle, qu’il n’y avait pas qu’une seule version de l’union obligatoire pour tous. Nous ne prétendons pas plier le mode à notre foi catholique, mais nous allons défendre les principes qui sont les nôtres, puisque l’Union européenne nous reconnaît ce droit. 440» L’objectif étant, pour les enquêtés, de voir apparaître une « européanité » dont on peut se

437 Entretien avec Madame S. (Annexe 1). 438 CERTEAU, in Patrick, MICHEL, « Religion, nation… », op.cit., p. 95. 439 S.Exc. Mgr Józef Michalik, Président de la Conférence épiscopale; S.Exc. Mgr Stanislaw Gadecki, Vice-Président; S.Exc. Mgr Piotr Libera, Secrétaire général de Varsovie, le 19 juin 2004. 440 Mgr. Tadeusz Pieronek, in Marek, BEYLIN, « Envie d’Europe, nostalgie d’unité », Critique internationale, n°2, hiver 1999, p. 24.

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revendiquer et que l’on pourra, comme pour l’identité nationale, léguer à ses enfants et petits-enfants:

Entretien avec Monsieur O.441 : « Q. : Vous croyez qu’on a été trop vite ? O. : Je crois qu’on a été trop vite. Alors c’est peut-être une bonne chose que le projet de constitution ait été repoussé, ça va permettre de temporiser, peut-être de reprendre les choses dans le bon sens hein. Je vais vous prendre un exemple, c’est celui qui a fait débat au sein de notre fédération hein euh…au moment où on a discuté du préambule, parce qu’on s’est dit “mais pourquoi on est là, pourquoi on fait une fédération ?” Euh…quelles sont nos bases communes, quelles sont nos points communs, avant de parler de règlements, de chartes et puis de règlements, y a d’abord un préalable à poser, on a mis en tête de notre préambule que une des bases de notre fédération c’était la reconnaissance de la religion catholique comme élément unificateur de notre fédération. On a discuté puis on a rajouté que bien entendu au sein de la fédération on accueillait toutes les autres, toutes les autres religions, en particulier la religion juive et euh…on s’est pas prononcé pour la musulmane mais euh…on a tenu à mettre ce préambule là parce que base constitutive de la Nation polonaise, base constitutive de la Nation polonaise, bon. Est-ce que pour l’Europe, on ne pourrait pas mettre, ça a été discuté, ça a été refusé voilà, voilà une… Q. : La mention de l’héritage chrétien O. : La mention de l’héritage chrétien, voilà. A mon avis euh…dans le berceau de la chrétienté hein, l’Europe occidentale, on aurait du prendre un peu plus de précaution euh autour de ça, des notions, des notions très générales, on aurait du en rester là. Véritablement jeter les bases d’une bonne citoyenneté européenne : que l’on reconnaisse la religion chrétienne […]. »

La question qui se pose donc et qui fait directement suite à cette interrogation est celle de l’élargissement de l’UE à d’autres pays. La Turquie fait, dans ce cadre, figure de « bouc émissaire ». En effet, « La Turquie dans l’U.E.? Cette extravagance sonnerait le glas d’une Europe puissance qui exige la permanence d’une personnalité européenne cimentée par l’histoire et la géographie442. » La Turquie cristallise les peurs d’une part parce qu’elle apparaît comme un pays non-démocratique et d’autre part en raison de la religion musulmane. Elle prend d’autant plus de poids, pour des acteurs qui entendent définir l’U.E. comme relevant d’un héritage chrétien. L’entrée de la Turquie viendrait donc dans ce cadre mettre à mal la possibilité de voir émerger un espace partagé reposant sur des valeurs communes. 441 Entretien réalisé le 11/07/05 (Durée : 20 minutes) Monsieur O. est fils d’immigrant polonais, nationalité française, proviseur d’un Lycée d’Enseignement Professionnel, membre de l’association « Sur un air de Pologne », il vit à Clermont-Ferrand (Auvergne). 442 Justine, LACROIX, L’Europe en procès – Quel patriotisme au-delà des nationalismes, Paris, Editions du cerf, 2002, p.9.

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Entretien avec Monsieur W. : « […] aujourd’hui, je n’suis pas d’accord avec tout parce que…, enfin je suis pas d’accord avec tout, je pense que ça va un peu trop vite maintenant par rapport à la façon dont c’est…d’autant que par rapport à 6 pays comme ça, passer au nombre où on est aujourd’hui et intégrer des pays comme la Turquie, je pense qu’on est plus en adéquation avec les…intentions premières en fait de pourquoi on a fait, en fait, l’Union Européenne. Q. : Vous craignez les conséquences de l’élargissement ? W. : Et ben, je pense que les conséquences euh…d’intégrer des gens, enfin, on verra plus tard mais d’intégrer des gens comme la Turquie c’est un peu les conforter dans leur comportement, leur façon de considérer, en fait euh, l’Homme. Aujourd’hui, enfin, non, moi je suis pas du tout d’accord. C’est un pays où les droits de l’Homme ne sont pas du tout respectés, y a pas de liberté d’expression. On peut pas, on peut pas intégrer un pays totalitaire, en fait, dans le courant de pensée européen. D’autant que c’est un élément à bien canaliser parce que ce sera le premier pays à culture, comment dire, musulmane et ça, ça peut poser aussi problème. » Entretien avec Monsieur I. « […] Je pense qu’on rencontrera des problèmes, le jour où il faudra, Chirac s’y est engagé, c’est quand les pays musulmans, comme la Turquie, qui poussent la porte très fortement entreront dans cette communauté. Ce posera alors le problème de notre immigration musulmane à nous, qui pour le moment pose de gros problèmes ne serait ce que par l’affaire des attentats qui sont en train de s’implanter et tout et malheureusement avec le chômage, cancer du 21ème siècle, on va utiliser la religion aux fins de guerre, pour fanatiser les gens au point de se faire sauter comme de vulgaires bombes vivantes. Vous savez, les kamikazes japonais, ils sont dépassés depuis longtemps. Mais là, vous voyez, j’ai peur, quand une jeune fille de 18 ans, je prends au hasard, se fasse sauter comme un vulgaire morceau de viande pour tuer 30 ou 40 personnes, il faut vraiment plus avoir sa tête. J’ai peur qu’avec l’arrivée de ces mentalités là, ces cultures là qu’on entraîne un pt’it peu, si on a pas combattu ce problème avant, chez nous. Donc, ça résume, tant qu’on reste entre mentalité occidentale ou judéo-chrétienne ça pourra encore plus ou moins aller […] »

Toutefois, il serait trop rapide de conclure que ce qui se joue ici est uniquement le catholicisme polonais, qui entretiendrait d’ailleurs le stéréotype « polonais = catholique », mais également la question de la laïcité à la française, notamment parmi « les républicains ». En effet, selon un sondage commandé à BVA par la commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) pour son rapport 2004 sur le racisme et l’antisémitisme, pour 22% seulement des personnes interrogées l’Islam évoque quel que chose de « très » ou « plutôt positif », proportion en baisse de huit points par rapport à 2003. A cette date, 48% estimaient les « valeurs de l’islam incompatibles avec les valeurs de la République française. »443 Dans ce cadre, 28% seulement de la population française en âge de voter se prononce comme étant favorable à l’entrée de la Turquie contre 57%444. Par rapport aux autres pays européens, la France apparaît comme plus défavorable à l’élargissement de l’U.E. à la Turquie.

Entretien avec Monsieur H. : «Même par rapport à la Turquie, je sais pas. J’ai de très claires réticences et en même temps, je me dis c’est absurde. Répondre non à ces gens là, ça peut être l’origine, pas de nouveaux conflits mais d’une incompréhension absolue si on les méprise. Mais y a d’autres choses qui me chiffonnent, c’est l’incontestable tentative d’islamisation de l’Europe, ça, ça me casse les pieds même si j’observe que chacun est libre de, de décider mais moi je serai le défenseur de….c’est comme la sexualité, c’est du domaine du privé. »

La citoyenneté comme « être ensemble » ne saurait en effet se faire jour sans le recours à la définition d’une altérité, l’exemple des politiques migratoires communautaires en est l’archétype. 443 Se référer aux rapports de la CNCDH de 2003 et 2004 sur le racisme et l’antisémitisme. 444 Se référer au sondage CSA de 2005.

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Une politique migratoire communautaire

Sur le modèle national, la création d’une nouvelle altérité alors que les peuples européens se rapprochent, semble pouvoir jouer un rôle. Pour cette raison, la construction européenne s’est vue comparée à une « forteresse 445» réactualisant le lien entre citoyenneté et nationalité puisque ceux ne disposant pas de la nationalité d’un Etat-membre peuvent se voir rejeter de cet espace de libre circulation naissant que symbolise l’U. E. Ainsi, l’immigration qui était le noyau dur et problématique de la pensée nationale se retrouve à l’échelle européenne. Les politiques migratoires qui découlaient des législations nationales ont dorénavant à prendre en compte la législation communautaire naissante en la matière. Cette compétence communautaire en matière d’immigration et d’asile est née avec le Traité d’Amsterdam. Le Conseil européen, lors de sa réunion à Tampere en 1999 convient qu’il faut, pour les domaines distincts, mais étroitement liés, de l’asile et des migrations, élaborer une politique européenne commune et a énoncé les éléments qu’elle devait comprendre, à savoir : le partenariat avec les pays d’origine, un régime d’asile européen commun, un traitement équitable pour les ressortissants des pays tiers et la gestion des flux migratoires. Au fur et à mesure la politique migratoire communautaire se voit doter d’un cadre général. L’objectif visé est la coordination des actions et leur transparence. Cette politique migratoire communautaire inclus les 25 pays membres dont les 10 étant entrés dans l’UE le 1er mai 2004, qui constituent dorénavant les nouvelles frontières orientales de l’U. E et seront confrontés aux migrations en provenance des pays tiers, notamment pour les pays de l’ancienne Yougoslavie et la partie européenne de l’ex-URSS, qui n’ont pas tous vocation à entrer dans l’U.E. Dans ce cadre, l’U. E se préoccupe de ses nouveaux voisins et s’assurent que les PECO(s) entrés dans l’UE mettent en œuvre la politique migratoire communautaire notamment quant aux contrôles de leurs frontières orientales, l’harmonisation des politiques en matière de visas, l’admission dans le Système d’Information Schengen446 ainsi que la participation à une coopération renforcée en matière de justice et de police. Ces derniers étant en effet devenus les nouveaux pays de transit et de destination des migrants irréguliers. Nous assistons donc au développement d’une politique sécuritaire en matière de migrations qui redéfinit le rapport à l’Autre.

Ainsi, penser les migrations nécessite d’introduire une nouvelle échelle territoriale, même si les Etats membres restent dépositaires de leurs positions d’admission et d’intégration des ressortissants des pays tiers sans la substituer à l’échelle nationale, le cumul de ces deux entités conduisent à réfléchir le processus migratoire autrement que comme une « pensée d’Etat ».

Prendre l’exemple des ressortissants des pays tiers pour comprendre la citoyenneté européenne

conduit à définir celle-ci de manière exclusive. En outre, d’autres dynamiques se font jour en Europe. Elles revêtent des aspects fortement hétérogènes qui renvoient notamment aux positions idéologico-partisanes des acteurs.

445 Sur cette « Europe forteresse » génératrice d’exclusion, notamment par la mise en place de « camps d’étrangers » aux frontières de l’Europe qui remettent en cause le principe de libre circulation dès lors qu’il s’agit des ressortissants de pays tiers, nous renvoyons à l’ouvrage de Marie-Claude, CALOZ-TSCHOPP, Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2004. 446 Une base de données informatique qui permet aux pays membres d’échanger des informations concernant les migrants indésirables et les personnes recherchées.

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C. Une citoyenneté se référant à des « visions du monde » idéologico-partisanes

Les enquêtés tentant de formuler une appréciation sur le processus de construction européenne sont peu nombreux. Cependant, nous pouvons établir quatre types de positionnements qui sont fonction des « visions du monde » qu’ils partagent. Il s’agit le plus souvent d’une attitude critique à l’égard des politiques menées au niveau européen. Les orientations sociales, économiques et culturelles de la construction européenne, pour ne citer que celles évoquées par les enquêtés, ne sont pas toujours en adéquation avec leur positionnement au niveau national et génèrent des réticences qui paralysent en quelque sorte l’épanouissement d’un sentiment citoyen. Ces perceptions de la citoyenneté, prennent appui sur des événements politiques nationaux, au titre desquels le référendum français pour le Traité Constitutionnel européen qui est apparu comme un « tremplin » permettant aux citoyens d’investir l’espace européen. Ce qui va d’ailleurs, à l’inverse, de l’image d’une apathie politique447 et d’une mobilisation atones. Cette idée viendrait contrebalancer l’image de « déficit démocratique » que nous avions mis en avant à propos des élections européennes. L’accès à l’information à travers l’engagement syndical et/ou partisan permet aux individus de se positionner de manière idéologique par rapport aux événements. Prenant l’exemple d’une de nos enquêtés, proche du parti socialiste, elle met l’accent sur le retard pris par l’UE en matière d’acquis sociaux notamment et reprend un slogan que l’on a entendu parmi les partisans du « non » pour le référendum autour du Traité Constitutionnel en France : « L’Europe oui mais pas

n’importe comment ! 448». La notion d’Europe sociale renvoie à une prise en compte des problématiques touchant à l’Etat-Providence, le chômage, la possibilité d’accès aux minimums sociaux. L’U.E. pouvant dans ce cadre être appréhendée comme source d’une nouvelle dynamique dont les nouveaux pays entrants (1er mai 2004) pourraient bénéficier. Il s’agit donc d’appréhender l’U.E. comme source d’harmonisation des législations nationales. Pour l’instant, cette perception de l’U.E. demeure à l’état d’utopie pour ceux qui l’appellent de leurs vœux.

447 Le taux d’abstention pour le référendum du 29 mai 2005 n’était en France que de 30,66% des inscrits. 448 Nous rappelons que nous avons réalisé cet entretien quelques mois seulement avent le Référendum ce qui explique l’orientation des propos.

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Entretien avec Madame G.449 : « Q. : Et la citoyenneté européenne, c’est quelque chose qui vous paraît important, qui vous parle ? G. : Oui, mais c’est quelque chose en même temps qui me fait un p’tit peu peur parce que je suis pas sur qu’on a bien pris les mesures. La citoyenneté européenne devrait d’abord passer par le social, tant qu’au niveau social, tous les pays seront pas au même niveau ce sera difficile. Il faut d’abord faire au niveau social pour que tout le monde ait les mêmes droits, les mêmes….Alors, on veut faire tout ça mais c’est mal barré quoi et même au niveau mondial ça devrait être autrement, comment voulez vous, les usines, elles délocalisent, elles vont dans les pays du tiers monde et là-bas c’est pas pour que les gens s’enrichissent, c’est pas pour pas mourir de faim, ce sont les intermédiaires qui s’enrichissent. Et puis, ils délocalisent pas parce qu’il y a pas de travail ni par bénéfice mais parce qu’ils en veulent encore plus alors je trouve qu’on est en train de marcher sur la queue euh sur la tête quand on veut mais c’est pas… Q. : Vous voulez dire qu’il faudrait une harmonisation entre les pays… G. : Oui, et puis j’vous dis au niveau social, euh dans tous les domaines, faire tout le monde pareil, regardez ici on va regarder pour faire les 35h. Les 35h, elles ont été faites justement pour embaucher, pas pour que les gens ils aient moins de travail mais pour embaucher d’autres hein. Et le prix d’une voiture, mettons qu’il est comme ça et en Chine, au Japon les gens ils sont traité comment, ils travaillent combien d’heures par jour, ils sont crevés, alors forcément le prix est beaucoup moindre mais c’est pas normal. Tant que ça sera pas réglementé partout, pas seulement en Europe mais partout dans le monde, ça va être difficile. Donc, l’Europe oui mais pas n’importe comment ! »

Nous trouvons, la vision inverse de la citoyenneté européenne, c’est-à-dire reposant sur des fondements économiques450. Une telle vision de l’espace européen interroge quant à la possibilité de voir émerger une citoyenneté européenne. En effet, est il concevable que les citoyens puissent « tomber amoureux du Grand Marché » ? Cette perception de l’U.E. correspond à celle d’un libéralisme économique où l’U.E. symboliserait un espace de libre-échange. Les tenants de cette représentation n’évoquent pas ou dans une moindre mesure le besoin d’identification à l’espace européen. Nous introduisons déjà ici l’idée selon laquelle les sentiments d’appartenance à l’U.E. peuvent faire l’objet d’une graduation.

Entretien avec Monsieur P. : « Q. : C’était un « non », pas contre l’Europe, mais contre une certaine idée de l’Europe… P. : Moi, je pense y avait pas une très bonne pub pour cette Europe. Dans les médias il manquait une discussion. Y avait beaucoup de discussions sur l’Europe contre et pas sur l’Europe pour et il manquait ça. Et nous quand on entend qu’il fallait mettre du social dans l’Europe, UE qui est déjà sociale moi je dis toujours il faudrait que les français quittent un peu le socialisme pour comprendre… Q. : Tu penses que l’Europe est suffisamment sociale ? P. : Elle est trop sociale Q. : Tu as des exemples ? P. : Par exemple, tu compares les salaires minimums avec euh….comment ça s’appel, les allocations chômages, alors c’est pratiquement la même chose donc les gens ils ont pas spécialement intérêt d’aller travailler parce que tu perçois quelque chose qui est égal aux allocations donc quel intérêt d’aller travailler, donc euh…y a un chômage cyclique qu’on voit dans les cas de plombiers. Tu prends le plombier…on voit en France c’est un vrai problème, y a des gens qui sont en train de construire leur maison et ils ont vraiment du mal à trouver un plombier, il faut attendre trois semaines [mot incompréhensible]. »

449 [Souligné par nous]. 450 Il ne s’agit pas de situer ces « visions du monde » comme pouvant être appréhendées par la référence à un axe gauche-droite.

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Une autre perception mise en avant est celle de l’Europe culturelle. Si l’acception qu’en fait cet enquêté est relativement clair, elle demeure difficile à cerner.

Entretien avec Madame J. : « Q. : Est-ce que vous vous sentez citoyenne de l’Europe ? J. : Complètement, c’est comme ça que vous m’avez trouvé, c’est pour ça que j’ai fondé cette association [L’association s’appelle ECCE Polska, toutefois, elle n’existe plus]. Je suis à 100% pour l’Europe et, à l’époque, c’était en 96, quand j’ai fondé cette association, je trouvais que l’Europe économique, bon c’est bien, mais que l’Europe culturelle était à la traîne. Il faut mélanger les gens et je voulais qu’il y ait des échanges entre les gens. A l’époque, la Pologne ça paraissait encore loin. Et je me suis dit, si les gens arrivent à vivre ensemble, se connaissent… »

Le dernier aspect souligné par les enquêtés est la référence aux droits de l’homme qui font référence à une Europe comme symbolisant un espace pacifié. Cette image est parfois couplée à celle d’une Europe défensive, qui par la « solidarité » des pays européens serait en capacité de créer un espace de sécurité.

Entretien avec Monsieur O. : « […] Véritablement jeter les bases d’une bonne citoyenneté européenne : que l’on reconnaisse la religion chrétienne, que par exemple on fasse des droits de l’homme un autre argument incontournable de la citoyenneté européenne. Or, on va dans quelques temps accueillir un certain nombre de pays où les droits de l’homme ont été largement bafoués ces 10 dernières années. Q. : Vous pensez à la Turquie ? O. : Sans parler de ça mais, vous avez tout un tas de pays de l’ex-Yougoslavie où [Rires] On en est à l’anniversaire, au 10ème anniversaire des massacres de Srebrenica. Les droits de l’homme, la chrétienté euh…Ensuite euh…je pense que cette citoyenneté européenne passait également par la reconnaissance de nombre de mouvements qui ont marqué l’opinion française, dans lesquels les français se sont beaucoup investis, la notion de solidarité. Pourquoi on a vu éclore autant d’associations caritatives, humanitaires, solidarité. Moi, je pense que ça c’était un 3ème pilier, 3ème pilier, peut-être le 4ème : être en mesure de donner une vie décente à tous les citoyens européens. […] Y a un autre aspect, c’est la défense. C’est que quand on parle de nation européenne, il faut immanquablement penser à sa protection, à son système de défense, il existe, on a déjà des armées nationales qui sont là pour…on les met au service de l’Europe hein le corps européen de défense et quand bien même on ne serait pas en mesure d’assurer sa défense notre euh défense militaire, nucléaire est en mesure de dissuader au plan européen. C’est quand même un principe, c’est que si un pays ou une nation s’attaque à des membres de la communauté européenne, celui-ci est en mesure d’apporter son appui aux autres. Donc, on a un élément dissuasif au plan national qui serait en mesure d’être opérationnel au plan européen. Donc, là on a déjà fait un grand pas, qui mérite d’être peaufiné, qui mérite d’être euh…arrangé, on a fait un grand pas451.»

En fonction de leurs professions, de leurs positionnements dans le champ politique, notamment sur l’axe droite-gauche en France, les personnes interrogées prennent partie par rapport à l’U.E. En fonction des différents critères et de la capacité de l’U.E. à les accepter dans sa construction, les enquêtés développent des perceptions plus ou moins optimistes de l’espace européen.

451 [Souligné par nous].

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Section 2 : La citoyenneté européenne : une « communauté de destin »

Des représentations de la citoyenneté européenne se font jour mais elles demeurent des perceptions qui se projettent dans l’avenir dont l’objectif est à terme de permettre l’émergence d’un « vivre ensemble » européen. La question qui se pose est de savoir comment les enquêtés organisent ces perceptions. Or, les manières d’appréhender l’Etat-nation semblent avoir des répercussions sur ces projections.

A. La citoyenneté européenne : une vision d’avenir La difficulté qui se fait jour dès lors que l’on essaie de penser la citoyenneté européenne est que

l’Europe est « ce qui nous est le plus contemporain et une sorte de planète éloignée que les citoyens scrutent avec appréhension (parfois avec résignation) »452. Ainsi, à la question « vous

sentez vous citoyen européen ? », les enquêtés donnent trois types de réponses : les premiers se considèrent comme pouvant devenir citoyen européen dans un futur plus ou moins proche mais n’en cernent pas les enjeux (futur probable), les seconds seront citoyens européens mais ont des exigences par rapport aux formes qu’elle doit prendre (futur souhaité), pour les derniers la citoyenneté européenne correspond à un futur plus lointain et il ne s’agit pas d’un point sur lequel les enquêtés souhaitent s’exprimer. Pour comprendre les perceptions la citoyenneté européenne il faut prendre en compte deux éléments : d’un côté, se sentir citoyen européen, dépend du degré de compétence cognitive détenue par les enquêtés et de l’autre de l’affirmation de leur identité polonaise. Il s’agit dans les deux cas de « projections ».

452 Marc, ABELES, « De l’Europe politique en particulier et de l’anthropologie en général », op.cit., p. 34.

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a. Une citoyenneté européenne probable dont on ne cerne pas les enjeux Les premiers enquêtés que nous évoquerons sont ceux qui se disent être citoyen européen

même si leurs perceptions demeurent floues. Cela dit, mis à par Madame J. qui parle de la citoyenneté européenne au présent453 , les autres emploient plus volontiers le futur. Ces enquêtés ont donc une vision plutôt optimiste de la citoyenneté européenne. Nous voulons toutefois au préalable souligner qu’il se fait jour à ce propos un biais lié aux questionnements même de l’enquêteur. En effet, pour des individus considérant qu’ils n’ont pas les compétences pour analyser le devenir de la citoyenneté européenne, il apparaît également qu’ils ont pu se trouver en difficulté face à la question « vous sentez vous citoyen européen ? » et n’aient pas osé répondre par la négative considérant alors que si l’enquêteur posait cette question c’est qu’elle devait avoir une légitimité. Nous trouvons un exemple de cet effet d’imposition de problématique dans l’entretien mené avec Madame B. En effet, elle se dit pouvoir devenir citoyenne européenne mais n’en cerne pas les enjeux. D’ailleurs pour donner ses réponses aux questions elle a souvent renvoyer les questions à son fils de 17 ans qu’elle considérait comme plus compétent qu’elle pour répondre454. Pour cerner la citoyenneté européenne, ils rattachent leurs perceptions à leur vécu qui leur permet d’appréhender la citoyenneté de l’Union :

Entretien avec Madame L. : « Q. : Vous vous sentez, pour autant, citoyenne européenne ? Madame Lannareix : Oui, oui, moi personnellement, moi je suis élevée dans…ma famille on est très social et dans ma famille il y avait beaucoup d’internationalisme et ouverture vers les autres peuples, vers les autres cultures parce que la Pologne, en Pologne il y avait beaucoup de familles mélangées donc euh on était obligé de tolérer certaines manières de vivre des autres même si euh c’était des cultures différentes des notre. Dans ma famille, ma tante s’est mariée avec quelqu’un qui avait des origines allemandes, c’est la sœur de ma mère. Elle a beaucoup souffert, à cause…elle était obligée de porter son nom, il était d’origine allemande mon tonton mais c’était quelqu’un très, très brave, on a estimé cette personne, c’était un officier, officier de l’armée polonaise et son nom ça ne me disait rien mais à cette époque là, après la guerre, ma tante, à cause de son nom, elle a subi beaucoup de…elle avait beaucoup de soucis, malgré que son fils aîné et unique il était mort en…à 16 ans, comme partisan, sur la rue en 1945, c’était l’année de la libération de Pologne. Il a porté, il était polonais, mais il a porté un nom allemand. Donc euh ma famille a compris cette situation des autres nations qui étaient implantées dans notre pays [Sanglots]. De toute façon, mes belles sœurs aussi, les familles de mes belles sœurs sont venues de pays de l’est : de Lituanie, de l’Ukraine, ancienne Ukraine, c’était ancien territoire polonais mais ils étaient obligés partir parce que c’était menacé euh de mort. Donc, c’est des peuples qui ont vécu, dans l’histoire, des situations très difficiles, mais je pense que maintenant il faut comprendre cette situation, de cet attachement à tous ces pays là est vraiment nécessaire. [Elle pleure] »

453 Entretien avec Madame J. : « Q. : Est-ce que vous vous sentez citoyenne de l’Europe ? J. : Complètement, c’est comme ça que vous m’avez trouvé […] » (Annexe 1). 454 Nous avions déjà constaté que le même effet se produisait pour les questions portant sur la citoyenneté française.

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L’identité polonaise apparaît comme un moyen pour expliquer et légitimer leurs positionnements à l’égard de l’U.E. La polonité joue un rôle dans l’expression de sentiments pro-européens au sens où les enquêtés renvoient au caractère multiethnique de la Pologne qui introduit le pluralisme souhaité.

b. Une citoyenneté probable et souhaitée qui s’explique en fonction détention compétences cognitive

Pour les autres, ils seront citoyens européens mais expriment un certain nombre d’attentes. En

effet, le fait de se sentir citoyen européen dépend des critères que nous avons relevés précédemment. Les enquêtés se perçoivent ou se percevront comme tel dans un futur plus ou moins proche si l’U.E. à la capacité : de créer un espace de libre circulation dont bénéficiera la Pologne à part entière, c’est-à-dire intégrant la liberté de circulation des travailleurs ; de construire un espace culturel qui correspond aux « valeurs » qui sont les leurs (catholicisme notamment) ; de répondre à ce que l’on peut appeler leurs « visions du monde » qui intègrent, pour part, des perceptions idéologico partisanes (Europe sociale, Europe économique, Europe culturelle) et l’articulation des différentes entités territoriales auxquelles ils appartiennent ; de répondre à leurs besoins (professionnels, universitaires par exemple). Dans ce cadre, se sentir citoyen européen ne dépend donc pas uniquement des compétences cognitives. La libre circulation est celui qui est évoqué le plus souvent et qui correspond le plus à ce qu’est la citoyenneté à l’heure actuelle. C’est le point auquel la majorité des enquêtés se réfèrent parce qu’il s’agit d’un point mis en application, avec les restrictions que nous avons notée. Toutefois, le sentiment d’appartenance à l’UE paraît augmenté en fonction des compétences cognitives que les enquêtés peuvent mobiliser.

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c. « Je ne tiens pas à devenir citoyen d’Europe455 »

Dans cette troisième catégorie, là aussi les compétences cognitives jouent un rôle. En effet, certains des enquêtés semblent ne pas pouvoir se considérer comme citoyens européens parce qu’ils n’ont pas la grille de lecture adaptée aux enjeux. Il s’agissait aussi souvent de ceux qui ressentaient des difficultés à exprimer leurs perceptions de la citoyenneté française.

Entretien avec Madame Y. : « Q. : En tant que citoyen européen… Y. : Moi, je sais même pas. Je vais vous dire, moi j’étais extrêmement découragée, quand on a déménagé y a un an, la Pologne était pas encore à l’Union Européenne euh…En tant que citoyen [Rires] je me suis présentée à la préfecture en disant bon voilà ma carte de séjour elle est valable jusqu’au 2010 où je sais pas quoi, je viens de déménager et je voulais vous signaler le changement d’adresse. La dame que j’ai vu au guichet, elle m’a dit « Ah ben non, ça se passera pas comme ça », elle m’a dit « il faut que vous fassiez comme si vous vouliez demander votre permis de séjour de nouveau ». Alors, elle m’a donné toute la liste des documents. J’ai dit « merci madame, au revoir » et je me suis pas représentée à la préfecture [Rires]. Parce que je vous dis rassembler tous les documents…Oh non ! J’me suis dit tant pis, je vais pas aller en prison pour ça, si mon adresse ne correspond pas, moi je vais pas refaire la demande. Moi, je lui pose la question « écoutez madame tout est informatisé, vous pouvez pas faire le transfert de dossier de Paris, la préfecture…» Il faut refaire la demande. Ah, non, non, moi je suis désolée, non [Rires]. Là maintenant je vais les appeler pour savoir comme ça se passe parce que bon maintenant la Pologne est européenne… […] Q. : Pour vous, la citoyenneté européenne serait elle un obstacle à l’expression de ces cultures ? Y. : Ben, la citoyenneté européenne, c’est quelque chose d’artificiel, c’est pas une citoyenneté. Pour moi c’est artificiel de parler de citoyenneté européen. Pour moi c’est une réalité administrative qu’il faut. Pour moi c’est artificiel. D’ailleurs la notion de citoyenneté elle est artificielle aussi parce qu’elle a été fabriquée pourquoi ? Pour les buts administratifs à la rigueur avec la constitution des, des nations, pas des nations, je confonds parfois les termes, y a 500 euh…y a 5 ou 6 siècles, la structure administrative européenne n’existait pas. La notion d’un pays ou d’une nation c’était pas la même chose, donc c’est quelque chose qui évolue et qui n’est pas, qui n’est pas naturel parce que filiation, naissance, territoire ce sont des choses naturelles tandis que là c’est artificiel. 456»

Par cette constatation nous reviendrions donc sur la question du sentiment de

« compétence » politique notamment comme élément central de l’analyse. Cependant, des situations inverses se font jour, nous prendrons un exemple. Monsieur U.457, ancien consul général de Lille, dispose de tous les éléments pour analyser le devenir de cette citoyenneté européenne en construction, or il exprime de très forte réticences, qui ne doivent pas être comparées à une position d’hostilité envers le processus de construction européenne, eu égard au fait de se sentir citoyen européen.

455 Entretien avec Monsieur U. 456 [Souligné par nous]. 457 Il constitue toutefois plutôt une exception par rapport à l’ensemble des enquêtés.

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Entretien avec Monsieur U.:« Je me sens polonais mais je me sens polonais en France. Et je sais que cette construction qui est en train de se faire qu’elle est assez désordonnée, qu’elle est, à l’état actuel des choses, assez loin des fondateurs : de Gasperi, Jean Monnet etc. Ils ne pouvaient pas prévoir ce genre de complications. Mais qu’il y a quelque chose de plus large que mon pays mais dans lequel il faut trouver notre place mais je ne tiens pas à devenir citoyen d’Europe, ça ne me paraît pas primordial. Je crois qu’il est assez difficile d’être un bon polonais et servir l’Europe en quelque sorte que de réfléchir à une question d’administration. 458 »

Si aucun enquêté n’exprime de sentiments d’hostilité à l’égard de l’U.E., le constat qui prime est

que la citoyenneté européenne n’appartient pas au présent mais à l’avenir. Pour que celle-ci se fasse jour, il faut définir un « être ensemble » afin de pouvoir avoir le sentiment d’appartenir à une communauté de destin.

B. Les dimensions inclusionnaire et exclusionnaire de la citoyenneté européenne

La définition d’une identité européenne, comme dans le cadre de l’Etat-nation, apparaît comme

le préalable nécessaire à l’émergence d’une citoyenneté européenne que l’on prenne celle-ci dans son acception verticale, c’est-à-dire entre les Etats-nations ou dans son acception horizontale, c’est-à-dire entre citoyens européens. Cette identité européenne devrait, si l’on s’en réfère aux enquêtés, recouvrir une certaine homogénéité qui passe par le partage de valeurs culturelles et religieuses fait de la référence à une histoire commune. Prenant la définition de la Nation donnée par Ernest Renan dans sa conférence « Qu’est-ce qu’une Nation ? » donnée à la Sorbonne en 1882, nous retrouvons la première acception qu’il donne dans sa définition, c’est-à-dire la notion d’héritage qui renvoie à un passé commun. Si l’identité européenne demeure floue, les enquêtés tentent de lui donner consistance par rapport aux valeurs qu’ils estiment comme devant être partagées par les peuples européens. Nous retrouvons donc la notion « d’identité légitime. » Mais la définition de l’identité européenne serait incomplète si l’on n’intégrait pas la deuxième acception de la définition d’Ernest Renan qui renvoie au temps présent, c’est-à-dire la volonté de vivre ensemble aujourd’hui, qui renvoie à la dimension contractualiste. Or, cette acception est également partagée par les enquêtés. En effet, parce que l’identité européenne est plus fluide et que sa construction relève dès ses origines du pluralisme - diversité linguistique et culturelle, diversité institutionnelle, elle nécessite d’autant plus de faire une place à la dimension contractualiste qui suggère le pacte, l’intention. L’identité européenne serait donc un modèle de société pluraliste fondé sur des principes redéfinis par l’apport des différentes cultures nationales, qui se revendiquent comme nations, pour former une 458 [Souligné par nous].

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culture commune européenne. Dans ce cadre, nous voyons se faire jour le projet, non pas d’une Europe fédéraliste, mais d’Etats-nations.

Cette identité européenne qui permettra l’épanouissement du sentiment d’être citoyen européen, passe dans l’esprit des enquêtés par une définition exclusionnaire de la citoyenneté européenne et nous retrouvons l’acception de David Friedrich Strauss de la nation qui correspond également à la définition herderienne et qui s’appliquerait alors à l’identité européenne. Sans dire que ces deux visions correspondraient à un découpage est/ouest de l’Europe puisque nous avons vu que ces deux acceptions qui sont autant de combat pour la définition de l’identité nationale, se retrouvent autant en France qu’en Pologne, il semble bien que deux perceptions de l’identité européenne cohabitent chez les personnes interrogées eu égard à l’identité européenne.

Faire référence à ces deux acceptions de l’identité nationale pour expliquer la citoyenneté européenne signifierait alors que les deux constructions se recoupent. Il semble, en effet, que pour tenter de concevoir une citoyenneté européenne, les acteurs se trouvent dans l’obligation de faire référence à ce qu’ils connaissent, à ce qu’ils maîtrisent et donc aux représentations nationales de la citoyenneté.

L’étude des entretiens permettrait donc de définir une citoyenneté européenne en fonction de deux éléments : d’un côté le caractère exclusionnaire qui prend appui sur la dimension ethnique et qui s’appuie pour part sur « un patriotisme géographique » ; de l’autre côté le caractère inclusionnaire qui renvoie au partage d’un passé commun et qui a pour fondement « un patriotisme historique ». Ayant déjà évoqué la dimension exclusionnaire de la citoyenneté dans ce qui précède au sujet de la mention d’un héritage chrétien et du débat autour de l’entrée de la Turquie dans l’U.E. nous n’y reviendrons pas dans ce qui suit. Toutefois, cette dimension exprime la nécessité de voir émerger un ensemble commun et partagé qui nécessite que des frontières soit dressées, c’est-à-dire que l’espace soit clôturé. Cette perception correspondrait au patriotisme géographique que Jean-Marc Ferry avait exclu comme pouvant être le soubassement d’un espace européen et pourtant elle trouve une place dans l’esprit des acteurs. Pour les personnes enquêtés, l’Histoire des Goths de Herwig Wolfram pourrait être celle de l’U.E.: « Exemplaire est cette genèse de la Patria Gothorum au sein de l’Empire romain. Au départ étaient les gentes qui sont elles mêmes ethniquement hétérogènes. Des groupes itinérants forment des tribus en ralliant sur leur d’autres familles ou individus qui ne parlent pas toujours la même langue. […] Lorsque, ensuite, les gentes se dotent d’une lex et d’un rex, et par là même d’une religio, elles prennent alors la consistance d’un populus. C’est là à vrai dire le premier élément symbolique d’unification, par lequel le peuple ainsi constitué peut déjà être regardé comme une personne virtuelle, une existence en voie de reconnaissance. Celle-ci n’est toutefois politiquement acquise que lorsque le populus est devenu

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patria. Et la patri n’advient elle-même que lorsque ce populus a reçu du pouvoir central, Rome, l’autorisation de s’installer sur un territoire géographiquement délimité de l’Empire459. » Sans émettre l’idée qu’il existerait un parallélisme parfait entre la construction européenne et l’histoire des Goths, il semble que, dans l’esprit des citoyens européens d’origine polonaise, l’U.E. pour advenir a besoin de délimiter un territoire et de créer cette distinction entre le « eux » et le « nous. » Sans dire que cette vision soit le propre de la population polonaise, elle prend d’autant plus d’acuité que la Pologne a du attendre avant de pouvoir entrer dans l’Union.

Entretien avec Mademoiselle Q. et Monsieur P. : Q. : « C’est le cas même pour votre génération ? P. : Moi, je pense c’est plutôt un sentiment communautaire, on est ensemble, on est plutôt l’Europe contre les autres que…finalement. C’est plus nous européens contre les autres…. Q. : Contre les américains [Rires, elle le dit de manière relativement ironique] P. : Par exemple. Non mais, on veut de moins en moins être contre quelque chose mais c’est plutôt être ensemble pour faire quelque chose, pour bouger les choses. Et on voit que ça va pas toujours dans la bonne direction. Même l’Europe économique euh dans laquelle on est entrée, elle est pas toujours dans les meilleurs conditions, pour moi je dirais économiquement… »

Or, si elle a été exclue de ce « club » que constitue l’UE alors qu’elle était proche géographiquement, historiquement et culturellement le débat sur l’entrée de la Turquie quelques mois après son adhésion paraît venir trop tôt et suscite des tensions peut-être plus affirmées qu’en France. Le patriotisme géographique serait donc l’expression de la dimension exclusionnaire de la citoyenneté et trouve à s’affirmer en Europe.

Toutefois, les citoyens européens partagent un « passé commun » : cet héritage, dans le cadre

de l’U.E. est notamment celui des deux conflits mondiaux qui ont engagé l’ensemble des pays européens. L’U.E. porte donc en elle un projet pacifique.

Dans ce cadre, « patriotisme géographique » et « patriotisme historique » semblent marcher de paire. Si l’on en croit Madame C., être européen c’est être patriote mais patriote européen. Non habituée à parler de l’U.E., les acteurs utilisent pour l’UE les grilles de lecture qui leur servent à comprendre leurs actions à l’échelle nationale.

Entretien avec Madame C. : « Alors…maintenant je deviens patriote européenne [Rires], c’est la première fois que j’en parle, c’est vous qui me faites parler comme ça, c’est votre faute. Maintenant, c’est des idées qui me viennent à l’instant auxquelles je n’ai jamais pensé mais vous me provoquez ça. C’est un genre de provocation […]. »

459 Jean-Marc FERRY, « Quel patriotisme… », op.cit., p. 427.

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La dimension contractualiste est liée dans la définition de Renan au « patriotisme historique ». Cette acception qui fait que cette dernière résulterait d’un pacte, d’une intention, apparaît dans les entretiens à plusieurs reprises. Elle trouve une traduction dans les formules d’ « être ensemble » ou de « vivre ensemble ». En effet, les termes « être ensemble » ou « vivre ensemble » reviennent à sept reprises dans les entretiens et sont sous-jacents dans cinq autres.

Entretien avec le père F. : « Et maintenant, on fait un retour. C’est quelque chose de très exigent aussi parce qu’il faut respecter. Faut être honnête, si on passe sur les problèmes…y aura le problème du terrorisme, de marchandages, de tout. Bon, c’est quand même euh, ça exige euh une certaine confiance, on l’exprime par un « pardon » parce qu’il y a eu une guerre entre européens. Les français connaissent ça : première Guerre Mondiale, les polonais surtout la deuxième guerre mondiale et c’était l’histoire avec les russes, avec les allemands. Il fallait reconnaître la vérité et pardonner, c’est pas facile, faut du temps. Ca veut pas dire automatiquement qu’on l’oublie, l’oubli c’est le problème de notre cerveau, ça ne dépend pas tellement de notre volonté mais ce qui dépend de notre volonté c’est pardonné, on sait très bien que si on pardonne pas, ça nous détruit intérieurement. On a des passions et c’est pas toujours bien. Quand on pardonne, on arrive à faire quelque chose ensemble. Je crois que c’est très important. C’est quelque chose de très positif, l’Europe qui se réunit, pour travailler ensemble, pour que chacun puisse puiser dans cette culture de France, d’Allemagne, des hongrois ou de la Russie si peut-être un jour… C’est très lié avec la liberté. 460» Entretien avec Monsieur D. : « Q. : Qu’est-ce que signifie la citoyenneté pour vous ? D. : La citoyenneté pour moi c’est quelque chose d’important euh…parce que je vois bien dans ma vie euh….moi je faisais partie d’une institution, d’une nation qui ont eu des dilemmes, y avait des gens qui travaillaient pour, qui combattaient pour, qui mouraient pour. Mais ça empêche pas avoir une citoyenneté, faut avoir…j’sais pas comment expliquer, c’est important de dire moi j’suis français, moi j’suis polonais, moi j’suis américain mais ça ne doit pas empêcher d’être ensemble euh parce que pour moi chose la plus importante dans quel que soit le domaine c’est l’homme…Ce que j’ai plus respect parce que quand on réfléchit si l’homme il est bon, raisonnable…y a moins de problèmes possibles. Si l’homme, il est… 461»

Cette dimension contractualiste permettra le respect des différentes identités et l’espace

européen apparaît donc comme un nouvel espace pour penser l’identité pluraliste. Les enquêtés sont en effet conscients de la fluidité de cette identité européenne et envisagent alors le pluralisme.

Dans ce cadre, l’émergence d’une citoyenneté européenne sera envisageable. Le cadre normatif déjà existant pourra faire l’objet d’une appropriation par les acteurs qui deviendront de « bons citoyens ». Nous retrouvons là la question des qualités morales, c’est-à-dire du civisme attaché à la notion de citoyenneté462.

460 [Souligné par nous]. 461 [Souligné par nous]. 462 Jean, LECA, « Questions sur … », op.cit., p. 116.

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Entretien avec Monsieur W. : « Q. : Après, est-ce que la notion de citoyenneté est une réalité pour vous ? W. : Déjà, c’est dur de mesurer pleinement la chance de notre citoyenneté française et de, de, d’en prendre vraiment conscience. Ben, moi, ce que j’en retiens c’est que être citoyen français ben c’est pas un dû, il faut le mériter aussi d’être français, on a la chance de naître français, il faut qu’on l’appréhende pleinement et la génération qui arrive aujourd’hui, j’ai pas l’impression qu’ils appréhendent pleinement cette opportunité de vivre au quotidien cette liberté. Aujourd’hui, j’ai un peu peur que l’Europe noie un peu plus ce problème, aujourd’hui il faut faire passer ces valeurs et aujourd’hui devoir faire passer le fait qu’on soit européen c’est un peu compliqué. Citoyen européen oui, mais il faudrait savoir ce que c’est d’être citoyen français. »

Malgré les tentatives opérées par les acteurs pour se projeter dans l’espace européen, en

dehors des cadres de pensée qui rendent intelligibles l’Etat-nation, il est notable que ce qui s’opère, dans le discours des enquêtés, est au contraire une réappropriation de ces derniers dont les catégories d’exclusion et d’inclusion e sont les archétypes. Nous pourrions en conclure qu’il s’agit là d’une spécificité des populations polonaises en raison du fort degré d’identification nationale repérable au sein de la polonia. Toutefois, cette attitude ne saurait témoigner d’un regain du nationalisme463 puisque comme nous l’avons montré ces catégories de pensée sont utilisées pour appréhender l’espace européen. « Le débat n’oppose pas aujourd’hui les tenants de la nation à ceux qui militent pour son dépassement. Ces derniers s’accorderaient sans doute sur l’idée que le niveau national devrait rester un registre de définition identitaire fort. Le clivage se situe en réalité entre les partisans d’une conception enchantée de la nation (ou ceux qui pour des raisons historiques particulières, ont besoin de recourir à une telle conception) et ceux qui campent sur une vision désenchantée de celle-ci. 464» Or, les Polonais, « malades de l’histoire465 » paraissent développer une « vision enchantée » de la nation ou plutôt, dans le cadre de la polonia, des deux nations auxquelles ils appartiennent. Le mode de pensée, majoritaire de l’U.E. à l’œuvre en Pologne recouvrent trois dimensions : « Hérité du passé, l’imaginaire polonais concernant l’ordre démocratique européen évolue entre trois positions-repères. La première consiste à admettre enfin le principe du pluralisme, mettant ainsi un terme à l’idée d’identité centrale, et permettant le respect des avis divergents. La deuxième consiste, tout en souscrivant au pluralisme, à vouloir conserver ses racines et s’appuyer sur la fonction régulatrice de l’identité légitime, par opposition à d’autres qui ne le seraient point. Si l’on éprouve alors le besoin de dénoncer l’indifférence éthique du pluralisme, on ne conteste pas pour autant ouvertement son principe.

463 Nous nous référons dans ce cadre au nationalisme dans son acception politique et non idéologique. 464 Patrick, MICHEL, « Religion, nation… », op.cit., p. 92. 465Bruno, DRWESKI, « La Pologne et le poids de son histoire », Transitions, vol 37, 1996 (2), p.53.

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Le troisième cas est celui de la négation d’un pluralisme qui ne serait pas soumis au principe régulateur d’une vérité garante de l’identité.466 » Si ces positionnements sont partagés par une grande partie des enquêtés, nous avons introduit également d’autres éléments au titre desquels l’Europe social, économique et culturelle qui font penser que les figures européennes de la polonia recouvrent une hétérogénéité plus importante encore. Cette hétérogénéité trouve à s’exprimer parmi les quatre dynamiques de l’intégration et de la citoyenneté européenne que nous avons construites.

466 Marek, BEYLIN, « Pologne : envie d’Europe… », op.cit., p. 23.

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Conclusion provisoire (2): Analyse croisée des représentations de l’Union Européenne couplée

des projections de la citoyenneté européenne des personnes originaires de Pologne en France et de l’identité polonaise

Tableau croisé représentations de l’Union Européenne – projections citoyenneté européenne/identité polonaise (nombre d’enquêtés)

Identité polonaise 1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00

Total

1,00 1 1 1 1 0 3 7 2,00 1 0 7 0 0 0 8 3,00 1 0 3 1 1 1 7

Représentations de l’U.E. et Projections citoyenneté européenne 4,00 0 0 0 3 1 3 7

Total 3 1 11 5 2 7 29

Tableau croisé représentations de l’Union Européenne – projections citoyenneté européenne/identité polonaise (en %)

Identité polonaise 1,00 2,00 3,00 4,00 5,00 6,00

Total

1,00 3,45% 3,45% 3, 45% 3,45% 0 10,35% 24,15% 2,00 3,45% 0 24,1% 0 0 0 27,55% 3,00 3,45% 0 10,35% 3,45% 3,45% 3,45% 24,15%

Représentations de l’U.E. et Projections citoyenneté européenne 4,00 0 0 0 10,35% 3,45% 10,35% 24,15%

Total 10,35% 3,45% 37,90% 17,25% 6,9% 24,15% 100%

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Sur le même « modèle »467 que pour les représentations de la citoyenneté française des personnes originaires de Pologne en France, nous avons voulu étudier les représentations de l’U.E. ainsi que les projections des acteurs par rapport à la citoyenneté européenne. Quatre « dynamiques » sont donc identifiables. Nous avons donc, comme précédemment, placé chacun des 29 enquêtés sur une échelle allant de 1 à 4 pour les représentations de l’U.E. et de la citoyenneté et sur une échelle allant de 1 à 6 pour l’identité polonaise. Pour ce qui concerne l’identité polonaise (les critères et l’attribution de ces derniers sont les mêmes que pour la 1ère typologie), pour ce qui est des représentations de l’U.E. et des projections concernant la citoyenneté européenne les critères sont ceux qui nous ont semblé comme étant les plus récurrents468 dans les discours des enquêtés. Ils sont au nombre de 4 : les pratiques (notamment la libre circulation) ; la perception d’un espace européen clôturé territorialement et culturellement ( la religion catholique à travers l’exemple de la mention d’un héritage chrétien dans le projet de Traité constitutionnel et l’exclusion de la Turquie) ; une expression revendicative pour l’intégration de la Pologne dans l’U.E.; enfin les représentations idéologico-partisanes qui correspondent à ce que nous avons appelé les « visions du monde ». Plus les enquêtés cumulent de critères sur l’axe de l’« identité polonaise » plus celle-ci est affirmée et inversement, il en va de même pour les représentations de l’U.E. et les projections à l’égard à la citoyenneté européenne.

467 Il s’agit donc également d’une construction « intuitive. » 468 Nous renvoyons à la section 1 du chapitre 4.

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A partir du croisement des critères469, nous aboutissons donc à quatre dynamiques qui sont les suivantes :

- Une vision inclusionnaire et optimiste (représentée en jaune dans le tableau). Ces enquêtés développent des visions de l’U.E. qui correspondent à des logiques souvent issues de perceptions idéologiques ou partisanes (« Europe sociale », « Europe culturelle », « Droits de l’homme »), ils se prononcent rarement ou de manière positive par rapport à l’entrée de la Turquie dans l’U.E. Ils sont plutôt optimistes quant à la possibilité de voir émerger une citoyenneté européenne même si quelques réticences peuvent se faire jour quant à la forme qu’elle prendra. La question posée est de savoir si elle ira dans le sens de leurs projections. (4 enquêtés soit 14% du total.)

- Une vision pragmatique et probable (représentée en bleu dans le tableau). Ces enquêtés ne voient dans l’U.E. qu’un ensemble de pratiques : libre circulation, démarches administratives facilitées par l’obtention d’un passeport européen par exemple. La citoyenneté européenne est probable mais ils n’en cernent pas encore les enjeux. (11 enquêtés, soit 38% du total.)

- Une vision revendicative et conjoncturelle (représentée en rose dans le tableau). Cette perception de l’U.E. est liée à l’élargissement communautaire à la Pologne, elle peut donc être considérée, pour cette raison même, comme conjoncturelle. Les enquêtés sont plutôt favorables à la citoyenneté européenne et se décrivent comme tels, mais ces représentations peuvent être amenées à changer puisqu’elles se fondent sur un événement perçu comme permettant de répondre à une attente. Il est moins sûr que cette figure persiste à partir du moment où la Pologne se sera stabilisée au sein de l’U.E. (10 enquêtés, soit 34% du total.)

- Une vision pessimiste et exclusionnaire (représentée en vert dans le tableau). Il s’agit des enquêtés plutôt pessimistes par rapport à la probabilité de voir naître une citoyenneté européenne. Leur représentation de l’espace européen est exclusionnaire (Exclusion de la Turquie et affirmation d’une identité relativement homogène pour l’U.E. qui doit être basée sur le catholicisme). (4 enquêtés soit 14% du total.)

469 Pour l’attribution des critères de chacun des enquêtés, nous revoyons au tableau figurant en Annexe 1.

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Optimiste et inclusionnaire 14%

Représentations de l’espace européen projections citoyenneté européenne + Revendicative et conjoncturelle

34%

Identité polonaise –

Pragmatique et probable 38%

Identité polonaise +

Pessimiste et exclusionnaire

14% Représentations de l’espace européen projections citoyenneté européenne -

En conclusion, ce qui domine sont les perceptions revendicative (34%) et pragmatique de l’U.E.

(38%) qui nous amènent à conclure que la citoyenneté est pour le moment perçue comme un ensemble de pratiques dont bénéficient les individus et que les positionnements sont plus conjoncturels et par conséquent qu’il ne se fait jour qu’une faible structuration des figures de la citoyenneté européenne. Pour expliquer le degré d’attachement à l’espace européen et à la citoyenneté européenne, il semble que celui-ci augmente d’une part avec les « compétences cognitives » détenues par les enquêtés, et d’autre part en fonction de l’affirmation de l’identité polonaise, symbolisée, ici, par la dynamique « revendicative ».

Par rapport au modèle précédent, l’obstacle à la « socialisation politique » des enquêtés n’est dans ce cadre non plus l’appropriation du modèle français d’intégration, mais la détention de « compétences cognitives » auxquelles on peut lier le besoin de reconnaissance et de considération en tant que dimensions symboliques nécessaires qui permettent un accès plus aisé à ces compétences. Toutefois, ces deux aspects sont liés puisqu’en effet, la détention de « compétences cognitives » est réduite dès lors que les individus ne disposent pas des « bonnes cartes » qui permettent d’y accéder. Or dans le cadre national un des obstacles à la détention de celles-ci est l’intégration du modèle culturel dominant, dans le cas des immigrants, qui engendre des difficultés pour accéder aux « compétences cognitives » requises afin d’appréhender la sphère politique. Il y a donc bien une congruence entre les modèles de citoyenneté française et européenne. Par contre, ce que permet l’espace européen est l’ouverture d’un espace où l’expression de l’identité nationale, dans notre cas polonaise, n’est pas corrélée à l’acceptation d’un code culturel prédéterminée. Le cadre européen apparaît donc comme un espace permettant l’expression d’un pluralisme qui donne une légitimité à des significations culturelles distinctes et qui n’étaient pas toutes considérées

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comme ayant la même valeur dans le cadre de l’Etat-nation puisque si elles étaient acceptées, comme dans le cas des « patriotes », ces derniers devaient au préalable faire acte d’allégeance envers l’Etat-Nation français. Dans ce cadre, la citoyenneté européenne apparaît comme un premier pas franchi pour tenter d’articuler les cultures politiques nationales et l’espace politique européen, dans le cadre où elle reste perçue comme une Europe des nations et non comme une Europe fédérale.

En fonction de l’identité territoriale introduite et en considérant que l’identité polonaise demeure affirmée de la même manière, les représentations de la citoyenneté des enquêtés varient470. Au niveau de la « dynamique pragmatique et probable », nous retrouvons, dans un premier temps, ceux que nous avons appelé « les républicains », considéraient comme ayant une citoyenneté active en France, neuf d’entre eux ont un rapport à la citoyenneté européenne beaucoup plus atténué puisque nous les retrouvons dans cette « dynamique », il y a donc une perte de « croyances » de ces individus dans les « vertus » de la citoyenneté. Leur capacité à analyser le monde politique et leur engagement au niveau local jouent un rôle primordial engendrant des réticences permettant de croire à la dynamique que peut mettre en place l’U.E. Il s’agit pour, ceux d’entre eux qui étaient les plus militants de penser que l’Europe passera par l’action menée au niveau local. Ils rejoignent, sur leur constat, ceux de ce groupe qui considérant qu’ils n’ont pas les compétences pour analyser les enjeux européens, voient en lui uniquement un ensemble de « pratiques ». Ce dernier point de vue est notamment partagé par deux femmes qui faisaient parties du groupe des « intégrateurs ». Les autres enquêtés appartenant aux deux « modèles » des « républicains » et des « intégrateurs » ont une vision plus optimiste de l’Europe comme incarnant un nouvel espace qu’il est possible d’investir et qui donne accès à une nouvelle socialisation politique. Ils se situent donc dans la « dynamique optimiste et inclusionnaire ». Pour les deux autres dynamiques, c’est-à-dire, « revendicative et conjoncturelle » et « pessimiste et exclusionnaire », nous retrouvons également une nouvelle répartition des individus. La « vision pessimiste et exclusionnaire » est quantitativement la moins importante, les enquêtés qui partagent cette vision sont essentiellement ceux qui avaient une perception similaire de la citoyenneté française. L’U.E. n’ouvre donc pas de nouveaux horizons à ceux qui refusaient de s’investir dans le champ politique au niveau national. Nous observons donc une reproduction des attitudes qui s’explique d’une part par l’affirmation de l’identification nationale polonaise comme étant la seule valable à quoi s’ajoute, pour les religieux, le repli sur la « communauté de croyants ». Il y a, dans ce

470 Leurs positionnements sur le schéma ne peut varier que verticalement puisque la variable « identité polonaise » demeure similaire.

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cadre, établissement d’une clôture sur les valeurs polonaises471. Pour la dernière « dynamique revendicative et conjoncturelle », quatre des enquêtés du modèle des « défenseurs de l’identité polonaise » s’y trouvent intégrés, ce qui peut témoigner de la possibilité d’expression de cette identité nationale en faveur de l’U.E. De plus, il s’agissait de personnes exclues automatiquement de la citoyenneté française puisqu’ils n’avaient pas la nationalité du pays d’immigration, or, ils trouvent par l’introduction de l’échelle européenne, une possibilité d’exprimer leurs positionnements alors qu’ils étaient restés en retrait dès lors que nous les interrogions sur la sphère publique et politique française puisqu’ils ne se sentaient pas habilitées à pouvoir en parler. Dans ce cadre, l’U.E. joue un rôle d’intégrateur par l’introduction du critère de résidence remplaçant le critère de nationalité. Il s’agit également des individus ayant exprimé le plus d’emballement à parler de l’U.E. même si la citoyenneté reste une projection. Trois d’entre eux ayant entre 25 et 30 ans développent un intérêt personnel à investir ce nouvel espace. L’entrée de la Pologne dans l’U.E. est considérée comme une avancée, autant que comme une « dette » que l’Europe occidentale avait à son égard, perception partagée par ceux des enquêtés qui étaient dans le «modèle » des « patriotes », et qui s’explique par leur fort attachement à la Pologne et par l’exacerbation des difficultés et de la souffrance vécue par ce pays. Souffrance contre laquelle ils ont d’ailleurs tenter de lutter par leurs diverses actions menées sur la terre de France.

471 Si nous avons placé Monsieur U. dans cette catégorie c’est parce qu’il est le seul a avoir affirmé ne pas « vouloir être citoyen européen », or l’affirmation de son identité polonaise était relativement forte. Il ne partage pourtant pas la vision exclusionnaire de la citoyenneté.

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Lorsque la population immigrée polonaise et ses descendants sont placés au cœur des problématiques citoyennes, un constat s’impose : la volonté à laquelle ils aspirent de témoigner de l’allégeance aux modèles nationaux auxquels ils appartiennent : français et polonais. Les représentations de la citoyenneté opèrent donc un bricolage entre ces deux appartenances mais ne sont pas l’expression d’un subvertissement, comme ce peut-être le cas pour d’autres populations issues de l’immigration. Les questionnements sur leurs perceptions de la citoyenneté européenne témoignent de cette emprise des référents nationaux. Cependant, nous avons mis l’accent sur les modes d’articulations complexes de leurs représentations de la citoyenneté. Ainsi, si ces dernières sont principalement construites à partir de la référence à l’ « Etat-nation » français et à la « nation-Etat472» polonaise, les parcours individuels des acteurs et collectifs de la polonia témoignent de l’hétérogénéité des modalités d’être citoyen en France et en Europe qui résultent de leurs bagages sociaux, culturels et religieux. Une hétérogénéité de dimensions citoyennes trouvent alors à s’exprimer : la dimension participative (acception axée sur l’engagement au sein de la société civile), la dimension normative (acception civique de l’engagement) ou la dimension identitaire (acception particulariste de la citoyenneté) s’entremêlent chez chacun d’entre eux, mais s’opèrent principalement dans un respect des normes dominantes. Nous ne trouvons, en effet, aucune trace de l’expression d’une citoyenneté de type contestataire parmi les migrants polonais et leurs descendants. Les différents modes d’être citoyen français ont été appréhendés à travers la construction de quatre modèles idéal-typiques : « les républicains », « les intégrateurs », « les patriotes » et les « défenseurs de l’identité polonaise ». Une gradation du sentiment d’appartenance à la communauté nationale et à l’engagement citoyen a été envisagée, certains se sentant « plus citoyens » que d’autres. Ainsi, l’intégration à la société d’accueil opère comme un révélateur. Prenant en compte le rôle joué par les structures nationales, il est donc apparu qu’elles pouvaient être considérées comme les génitrices d’un type de socialisation politique et c’est dans la « marge de manœuvre » laissée entre l’influence de la société d’émigration et celle de la société d’immigration que les immigrés polonais expriment leurs perceptions de la citoyenneté. Au rythme de l’installation au sein du pays d’accueil, le sentiment d’appartenir à une communauté politique, de partager un héritage s’accroît et avec lui les formes d’expressions citoyennes. Ce cheminement caractérise la distinction entre « les républicains » et les « intégrateurs ». L’identité polonaise et son affirmation, apparaissent comme possible dés lors que les individus ne mettent pas en question les normes dominantes. Les « patriotes » caractérisent cette interpénétration de deux systèmes de valeurs, intégrant les valeurs polonaises de manière harmonieuse au sein de la sphère publique et

472 Paul, ZAWADZKI, « Transition, nationalisme et antisémitisme : l’exemple polonais », in Pierre, BIRNBAUM (dir.), Sociologie des nationalismes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.116.

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politique française, alors que les « défenseurs de l’identité polonaise » sont, à l’inverse, l’illustration des tensions qui peuvent apparaître entre les deux. Les immigrants polonais et leurs descendants sont devenus les acteurs d’une citoyenneté plurielle. La citoyenneté européenne se fait quant à elle jour à partir de quatre dynamiques : « optimiste et inclusionnaire », « pragmatique et probable », « revendicative et conjoncturelle », « pessimiste et exclusionnaire », témoignant du caractère évolutif de cette citoyenneté en construction qui ne peut-être mise en perspective que par référence à certains traits saillants que les acteurs ont mis en exergue tentant, par les références nationales qu’ils connaissent, d’appréhender ce nouvel espace. Dans ce cadre, l’Union Européenne qui se fait jour, dans l’esprit des acteurs, est construite sur le modèle d’une « Europe des patries. » L’imaginaire national joue donc un rôle primordial et les projections, quant à l’avènement de l’implosion d’un imaginaire cette fois transnational, n’ont pas encore lieu d’être, tout du moins parmi les populations polonaises vivant en France. Espace de libre circulation, mobilités, transnationalité, identité postnationale, n’apparaissent pas dans le discours des acteurs comme capables de donner une nouvelle impulsion au lien démocratique.

« […] L’oubli du passé fige souvent le présent dans une sorte de nouveauté éternelle, aveugle de ses précédents. On apprend autant des figures du passé que des variantes d’aujourd’hui. 473 » Pour cette raison, l’étude des figures de la citoyenneté nationale ordinaire nous est apparue comme un préalable nécessaire à celle portant sur la citoyenneté européenne. Cette nouvelle citoyenneté qui pourrait, théoriquement, opérer un renouvellement du lien démocratique et des modes d’engagements citoyens, reste aux prises des acceptions nationales de la citoyenneté. Dans ce cadre, la citoyenneté nationale ne doit peut-être pas être appréhendée comme un mode d’identification désuet. Cette observation viendrait alors contredire les discours prônant une « apathie politique » des citoyens et une « crise de la citoyenneté » mis en exergue de manière récurrente au sein des espaces nationaux européens.

Si l’hétérogénéité de notre échantillon permet de cerner différentes attitudes à l’égard de la citoyenneté, et d’aborder une multiplicité d’interrogations liant l’immigration, l’identité, la citoyenneté et la nationalité, il mériterait d’être repensé afin de prendre en compte des parcours qui n’apparaissent pas474. Une étude séparant les immigrants, des descendants pourraient également permettre de détailler les représentations puisque si nous avons, en effet, introduits l’existence de socialisations politiques distinctes les concernant, les modes d’appréhensions des héritages dont ils sont légataires pourraient faire l’objet d’une étude approfondie. De plus, une observation

473 Nancy, GREEN, Repenser…, op.cit., p. 122. 474 Pour ne prendre qu’un exemple, notre échantillon ne compte aucun polonais syndiqués à la Confédération Générale du Travail.

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ethnographique au sein des partis politiques, des syndicats et des associations, au sein desquels les polonais s’inscrivent, serait l’occasion de cerner avec plus de précisions leurs engagements citoyens, notamment dans leurs dimensions collectives afin de mettre à jour les formes de « communalité » et de « connexité 475» dans leur appréhension du politique.

L’étude de l’articulation des représentations des citoyennetés nationale et européenne, en référence aux migrants polonais et à leurs descendants, engendre la prise en considération de discours dans un espace-temps relativement vaste. Ainsi, si nous avons pu délimiter les contours de cette articulation, cette dernière nécessiterait un approfondissement. Deux perspectives sont alors envisageables pour enrichir ce propos. La première, qui concerne plus particulièrement la citoyenneté nationale, est l’approche historique que nous avons esquissée mais qui pourrait faire l’objet d’un développement. Elle pourrait s’effectuer par le recours aux archives nationales et départementales, considérant alors les conditions d’embauche des immigrants polonais, leurs naturalisations, leurs conditions de travail et la surveillance policière notamment, qui pourraient donner un éclairage ayant pour but de cerner l’emprise de la structure étatique du pays d’accueil sur la construction du rapport au politique des enquêtés. Ce recours à l’histoire permettrait alors de contextualiser, avec plus de précisions, leurs modes de socialisation politique et d’appréhender l’évolution des formes de l’intégration des migrants polonais au sein de l’espace national français. La seconde approche qui pourrait venir compléter est comparative puisqu’en effet, « le cas unique n’a pas de causes 476». Reprenant Nancy Green, nous pouvons nous interroger sur l’impact de l’étude d’un cas unique : « sans perspective comparative, quelle est la valeur heuristique de nos conclusions érigées en généralisations à partir d’un seul cas ? 477» Les perceptions de la citoyenneté des migrants polonais, pourraient être comparées à celles d’autres migrants communautaires afin de gagner en intelligibilité. Ce qui nous est apparue comme une caractéristique propre aux polonais, c’est-à-dire le primat du sentiment d’allégeance pour pouvoir investir et penser le rapport au politique en France comme en Europe pourrait être validé ou invalidé par la prise en compte des discours d’autres populations migrantes.

Si notre approche a permis de montrer et d’étudier les divergences et les similitudes entre deux espaces territoriaux, qui sont également deux identités auxquelles se référent les individus en véhiculant plus ou moins d’affects à leur égard, ce qui nous semble poser le plus de questionnements et non pas l’analyse de la citoyenneté nationale mais de la citoyenneté

475 Rogers Brubaker, « Au-delà de… », op.cit. 476 François, SIMIAND, in Nancy, GREEN, Repenser…, op.cit., p. 8. 477 Nancy, GREEN, Ibid.

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européenne. Nous avons en effet souligné le manque de développement des discours permettant de construire des figures, aussi développées, que dans le cadre national. La question qui se pose alors est de savoir de quelle(s) manière(s) l’espace européen peut être appréhendé. Nous avons été confrontés à des difficultés qui ne peuvent pas être le seul fait de la population polonaise considérée. L’U.E. est en construction : ses contours géographiques ne sont pas délimités, la question de l’entrée de la Turquie dans l’U.E. amène à interroger la forme que cet espace peut prendre dans les années à venir ; sa configuration politique, non aboutie, est corrélée à la question de l’élargissement. Le débat qui est apparu autour du projet de Traité constitutionnel pour l’Europe478, ces derniers mois en France, s’il est le reflet de l’investissement des citoyens par rapport à l’espace européen, il est aussi le témoin des difficultés qui se font jour pour donner une cohérence politique et institutionnelle à ce nouveau cadre. Ainsi, étudier sociologiquement l’Europe nécessite peut-être de reposer les termes du débat. Dans un premier temps, par rapport à la citoyenneté européenne, la question posée était celle du degré d’appartenance ressenti à l’égard l’Europe et des représentations attenantes à la citoyenneté européenne. Sentiment d’appartenance et représentations de la citoyenneté alors comparées à ceux qui s’étaient fait jour au niveau national. Il s’avère peut-être nécessaire de penser l’espace européen seul, en utilisant des outils conceptuels et théoriques permettant de l’appréhender autrement que par rapport à l’espace national, c’est-à-dire en écartant les questionnements sur l’appartenance et l’identification. Dans ce sens, plusieurs perspectives sont envisageables permettant de mettre à jour la spécificité de l’espace européen. L’interrogation des populations européennes devrait alors porter non plus sur l’identification mais sur les apports qu’elle est susceptible d’engendrer, pour les acteurs, économiquement et socialement puisque ce sont ces deux aspects qui apparaissent comme les plus saillants. Peut-être l’Europe n’est-elle pas en capacité de susciter un imaginaire qu’il soit individuel ou collectif sauf pour ceux qui, tenus à l’écart, voit en elle un nouvel Eldorado à conquérir : « Un passeport européen, je le brandis. Il me réconcilie avec moi-même. Depuis que je l’ai, il ne me quitte pas, il est toujours dans ma poche, je l’embrasse [et de sortir son passeport, de taper dessus et de l’embrasser]. C’est un passeport européen, avant j’avais le passeport français seulement.479 » A l’égard de la problématique migratoire, la seconde perspective que peut ouvrir l’espace européen, est celle de l’étude de la mobilité et de l’apparition de nouveaux flux qui inversent les dynamiques précédentes. En effet, ceux qui partaient de l’est vers l’ouest de l’Europe se trouvent dorénavant accompagnés par ceux qui circulent de l’ouest vers l’est. Au nom du principe de mobilité, les européens occidentaux sont de plus en plus nombreux à investir l’Europe orientale. Ce sont alors les

478 Référendum français du 29 mai 2005. 479 Abdelmalek, SAYAD, La double absence…, op.cit., p. 379.

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nantis qui partent conquérir des territoires considérés comme les plus démunis d’Europe. « Ce sont les riches qui partent à la recherche de l’or ailleurs…comme autrefois, au temps des aventuriers ou d’un colonialisme désuet.480 » Au terme de cette étude, la citoyenneté européenne et l’espace européen apparaissent comme un nouvel espace politique chargé d’attentes, au titre desquelles celle de voir émerger une société ouverte, fait de la libre circulation, permettant alors l’avènement d’un cosmopolitisme qui entendrait introduire un nouveau rapport à l’autre qui ne se situe plus dans la dialectique du «ou bien-ou bien» mais dans le « et-et », c’est-à-dire qu’« au paradigme de la distinction exclusive se substitue celui de la distinction inclusive : l’autre, l’étranger, perd et conquiert son altérité à l’horizon de l’égalité.481», or le discours des migrants polonais et de leurs descendants ne semble pas, à l’heure actuelle, pouvoir valider cette approche.

480 Nancy, GREEN, Repenser…, op.cit., p. 121. 481 Ulrich, BECK, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003, p. 89.

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Sources et bibliographie

I. Sources

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minutes. - Entretien réalisé le 24/01/05 réalisé avec W. à Lille (Nord-Pas-de-Calais), durée : 20 minutes. - Entretien réalisé le 25/01/2005 avec C. à Lille (Nord-Pas-de-Calais), durée : 2 heures 30

minutes. - Entretien réalisé le 25/01/05 avec N. et M. à Pecquencourt (Nord-Pas-de-Calais), durée : 50

minutes. - Entretien réalisé le 26/01/2005 avec T. à Bruay la Buissière (Nord-Pas-de-Calais), durée : 45

minutes. - Entretien réalisé le 03/02/2005 avec P. S. à Paris (Ile de France), durée : 20 minutes. - Entretien réalisé le 27/02/2005 avec K. à Lille (Nord-Pas-de-Calais), durée : 25 minutes. - Entretien réalisé le 25/02/2005 avec F. et Monsieur G. à Bruay la Buissière (Nord-Pas-de-Calais),

durée : 1heure 30 minutes. - Entretien réalisé le 08/03/2005 avec F. à Arcueil (Ile de France), durée : 1 heure. - Entretien réalisé le 19/03/2005 avec B. et son fils Benjamin B. à Paris (Ile de France), durée : 45

minutes. - Entretien réalisé le 23/03/2005 avec R. et sa nièce à Rueil Malmaison (Ile de France),

durée : 1 heure 10 minutes. - Entretien réalisé le 29/03/2005 avec S. et son conjoint à Méricourt (Nord-Pas-de-Calais),

durée : 1 heure 30 minutes. - Entretien réalisé le 30/03/2005 avec U. à Lille (Nord-Pas-de-Calais), durée : 35 minutes. - Entretien réalisé le 31/03/05 avec Madame G. à Bruay la Buissière (Nord-Pas-de-Calais),

durée : 45 minutes. - Entretien réalisé le 31/03/05 avec Y. à Béthune (Nord-Pas-de-Calais), durée : 30 minutes. - Entretien réalisé le 12/04/2005 avec Z. à Clermont-Ferrand (Auvergne), durée 45 minutes. - Entretien réalisé le 06/05/2005 avec L. à Clermont-Ferrand (Auvergne), durée : 45 minutes. - Entretien réalisé le 28/05/05 avec V. à Brassac les Mines (Auvergne), durée : 25 minutes. - Entretien réalisé le 31/05/05 réalisé avec W. S. à Clermont-Ferrand (Auvergne), durée: 1

heure. - Entretien réalisé le 04/06/2005 avec D. à Saint-Georges (Auvergne), durée : 50 minutes. - Entretien réalisé le 11/07/05 avec O. à Romagnat (Auvergne), durée : 20 minutes. - Entretien réalisé le 21/07/2005 avec Q. et P. à Clermont-Ferrand (Auvergne), durée : 30 minutes. - Entretien réalisé le 23/07/2005 avec I. à Chamalières (Auvergne), durée : 1 heure.

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II. Bibliographie Ouvrages et thèses

• Dictionnaire :

- Hermet, Guy, Badie, Bertrand, Birnbaum, Pierre et Braud, Philippe, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Armand Colin, 2000.

• Ouvrages :

- Badie, Bertrand et Perrineau, Pascal, Le citoyen – Mélanges offerts à Alain Lancelot, Paris, Presses de Sc. Po., 2000.

- Beaud, Stéphane et Pialoux, Michel, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999. - Beaud, Stéphane et Weber, Florence, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte et

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- Noiriel, Gérard, Le Creuset français – Histoire de l’immigration aux 19ème et 20ème siècles, Paris, Editions du Seuil, 1998.

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• Les contributions publiées dans des ouvrages collectifs - Boudant, Joël, « La citoyenneté européenne », in Koubi, Geneviève, De la citoyenneté,

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dir., Sociologie des nationalismes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 425-446.

- Jaffrelot, Christophe, « Les modèles explicatifs de l’origine des nations et du nationalisme – Revue critique », in Gil, Delannoi et Pierre - André, Taguieff, Théories du nationalisme. Nation, nationalité et ethnicité, 1991, Paris, Kimé, p. 138- 173.

- Leca, Jean, « Individualisme et citoyenneté », in Pierre, Birnbaum et Leca, Jean, Sur l’individualisme : théories et méthodes, Paris, Presses de la FNSP, 1991, p. 158-209.

- Lochak, Danièle, « La citoyenneté européenne : facteur d’union ou vecteur d’exclusion », in Koubi, Geneviève, De la citoyenneté, Paris, Librairie de la cour de cassation (litec), 1995, p. 51 à 58.

- Madiot, Yves, « Citoyenneté, un concept à multiples facettes », in Koubi, Geneviève, De la citoyenneté, Paris, Librairie de la cour de cassation (litec), 1995, p. 13-20.

- Taguieff, Pierre-André, « Le nationalisme des nationalistes. Un problème pour l’histoire des idées politiques en France », in Gil, Delannoi et Pierre - André, Taguieff, Théories du nationalisme. Nation, nationalité et ethnicité, 1991, Paris, Kimé, p.47-124.

- Wihtol de Wenden, Catherine, « L’Europe migratoire », in Boucher, Manuel, dir., De l’égalité formelle à l’égalité réelle – La question de l’ethnicité dans les sociétés européennes, Paris, L’Harmattan, p. 389 à 394.

- Zawadzki, Paul, « Transition, nationalisme et antisémitisme : l’exemple polonais », in Pierre, Birnbaum, dir., Sociologie des nationalismes, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 103-119.

• Thèses :

- Baeyens, Hélène, Les stratégies de socialisation scolaire à l’unification européenne : une dynamique saisie à partir des programmes et manuels scolaires de géographie, d’histoire et d’éducation civique des années 1950-1998, thèse pour le doctorat de science politique, IEP Grenoble.

- Foret, François, L’Europe en représentations. Eléments pour une analyse de la politique symbolique de l’Union Européenne, Thèse pour le doctorat de science politique, Paris 1, 2001

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Articles - Asséo, Henriette, « Les Gypsy Studies et le droit européen des minorités. » Revue

d’histoire moderne et contemporaine, 51 (4 bis), Supplément 2004, p. 71-86. - Bélot, Céline, « Les logiques sociologiques de soutien au processus d’intégration

européenne : éléments d’interprétation », Revue internationale de Politique comparée, 9 (1), 2002, p. 11- 29.

- Marek, BEYLIN, « Envie d’Europe, nostalgie d’unité », Critique internationale, n°2, hiver 1999, p. 22-28.

- Birnbaum, Pierre « Nationalisme à la française », Pouvoirs, n°57, 1991 p. 37-61. - Birnbaum, Pierre, « Sur la citoyenneté », L’année sociologique, 1996, n°1, p 57-85. - Bourdieu, Pierre « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales,

1986, n°62, p. 69-72. - Brubaker, Rogers, « Au-delà de l’identité », Actes de la Recherche en Sciences sociales,

n°139, 2001, p. 66-85. - Costa-Lascoux, Jacqueline, « L’espace Schengen », Revue Européenne des Migrations

Internationales, 7 (2), 1991, p. 163 - 168. - Déloye, Yves, « De la citoyenneté stato-nationale à la citoyenneté européenne : quelques

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- Déloye, Yves, Le débat contemporain sur la citoyenneté au prisme de la construction européenne, http://www.cees-europe.fr/fr/etudes/revue4/r4a2.pdf

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- Drweski, Bruno, « La Pologne et le poids de son histoire », Transitions, 37 (2), 1996, p. 51-76.

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- Duchesne, Sophie et Frognier, André - Paul, « Sur les dynamiques sociologiques et politiques de l’identification à l’Europe », Revue française de science politique, 52 (4), août 2002, p. 355 à 374.

- Duchesne, Sophie, « La citoyenneté », Les Cahiers du CEVIPOF, n° 18, p. 9-60. - Farine, Philippe, « Histoire(s), mémoire(s), identité(s) – Le sens d’une démarche »,

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• Articles INSEE national et régional National :

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- INSEE Première, Boeldieu, Julien et Borrel, Catherine, « La proportion d’immigrés est stable depuis 25 ans », n°748, novembre 2000.

Régional :

- INSEE Nord-Pas-de-Calais, Léon, Olivier, « La participation électorale en Nord-Pas-de-Calais en 2002 : Une abstention désormais plus forte et plus différenciée », Profils n°12, janvier 2003

- INSEE Nord-Pas-de-Calais, Cuchère, Elisabeth et Leroux, Pascal,, « Kaléidoscope des étrangers de la région », Profils n°4, juillet 1994.

- INSEE Nord-Pas-de-Calais, Cuchère, Elisabeth et Foret, Marie-Christine, « La proportion des immigrés diminue dans la région », Profils n°1, janvier 2002.

- INSEE Nord-Pas-de-Calais, Cuchère, Elisabeth et Leroux, Pascal, « Les étrangers dans le Nord-Pas-de-Calais », Dossier en complément de l’article « Kaléidoscope des étrangers de la région », Profils n°4.

- INSEE –Auvergne, La lettre : Part des immigrés dans la population auvergnate : en diminution depuis 25 ans, juin 2004, n°18.

- INSEE - Ile de France, « Atlas des populations immigrées en Ile de France, Regards sur l’immigration », Territoire, p.10.

Autres documents

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- Cour des Comptes, « L’accueil des immigrants et l’intégration des populations issues de l’immigration », novembre 2004.

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Table des matières Introduction p.1 Chapitre 1 : Les représentations de la citoyenneté à l’aune des « dynamiques identitaires » p. 13 Section 1 : Identité(s) nationales, identité(s) collectives et individuelles de la polonia française p.15

A. Identités nationales française et polonaise p.15

B. Regard croisé des enquêtés sur leur double appartenance : la question de l’identité p.25

Section 2 : Stigmatisation et imposition de comportements politiques p.32

A. Etre polonais en France : entre stigmatisation et tentative d’insertion p.32 B. L’imposition de problématiques et de comportements politiques : le primat du lien entre nationalité et citoyenneté p.41

Chapitre 2 : Les figures de la citoyenneté française des personnes originaires de Pologne p.48 Section 1 : Une citoyenneté plus ou moins participative en fonction du degré d’intégration à la société française p.50

A. Une citoyenneté « républicaine» p.51 B. Une citoyenneté « intégrative » p.71

Section 2 : Une citoyenneté française perçue distinctement en fonction du rôle attribué à l’identité polonaise p.81

A. Une citoyenneté aux prises du patriotisme polonais p.81 B. Refus de citoyenneté ou repli identitaire p.92

Conclusion provisoire (1): Analyse croisée des représentations de la citoyenneté française et de l’identité polonaise p.99

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Chapitre 3 : L’Union Européenne : la difficile construction d’une culture politique commune p.104 Section 1 : La socialisation politique : de l’échelle locale à l’échelle européenne p.106

A. Nouvel espace de socialisation politique et citoyenneté européenne p.107 B. Corrélation entre les identités territoriales : de la logique sociologique à la logique politique p.112

Section 2 : « Déficit d’information et déficit démocratique » p.116

A. L’Union Européenne : un espace politique difficile à appréhender p.116 B. La participation électorale dans l’espace européen p.124

Chapitre 4 : La citoyenneté européenne comme émanation des citoyens et identification des citoyens à l’Europe p.130 Section 1 : Les dynamiques sociologiques de la citoyenneté européenne p.132

A. La citoyenneté européenne: un ensemble de pratiques p.132 B. Un espace clôturé territorialement et symboliquement auquel la Pologne appartient p.142 C. Une citoyenneté se référant à des « visions du monde » idéologico-partisanes p.149

Section 2 : La citoyenneté européenne : une « communauté de destin » p.152

A. La citoyenneté européenne : une vision d’avenir p.152 B. Les dimensions inclusionnaire et exclusionnaire de la citoyenneté européenne p.156

Conclusion provisoire (2): Analyse croisée des représentations de l’Union Européenne couplée des projections de la citoyenneté européenne des personnes originaires de Pologne en France et de l’identité polonaise p.162 Conclusion p.168 Sources et bibliographie p.173

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Table des matières des encadrés Encadré 1 : Sur le concept d’identité p. 28 Encadré 2 : Le paysage associatif polonais p.39 Encadré 3 : Législation et enjeux politiques autour de l’immigration p.42 Encadré 4 : Le rôle de l’Eglise catholique dans l’émigration-immigration polonais p.78 Encadré 5 : La libre circulation à partir du Traité de Rome p.136 Encadré 6 : Une politique migratoire communautaire p.148

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