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Volume 9, numéro spécial - Forum 2012 Les conditions de travail au Québec dans un contexte de mondialisation Les salaires au Québec (1997-2011) : écarts et inégalités Par Jean-François Boivin * Résumé Est-ce qu’un écart entre les salaires des travailleurs les mieux payés 1 et ceux des travailleurs les moins bien payés se calcule par une différence, par une mesure de dispersion ou par une mesure d’inégalité ? La première partie de cet article permet d’introduire les nuances qu’ajoute la science économique à ces termes utilisés dans le langage courant : la différence, la dispersion et les inégalités. Ces mesures des écarts ont été calculées pour l’ensemble des salariés au Québec. On présente, dans une deuxième partie, les résultats selon les sous-groupes de population et on y identifie notamment les sous-groupes pour lesquels ces trois mesures donnent des valeurs notables. Ces exemples fournissent un cadre de référence aux écarts des salaires observables au Québec. Globalement, la différence entre les salaires des 10 % des travailleurs les mieux payés et ceux des 10 % les moins bien payés a régulièrement augmenté depuis quinze ans. Elle est, aujourd’hui, environ 7 % supérieure à sa valeur de 1997. Par contre, en 2011, la mesure de dispersion, c’est-à-dire le rapport entre le salaire des 10 % les mieux payés et celui des 10 % les moins bien payés, est inférieure de 4 % à ce qu’elle était quinze ans plus tôt. Enfin, toujours pour l’ensemble des salariés au Québec, la mesure des inégalités, calculée selon le coefficient de Gini, est restée à peu près stable, fluctuant de plus ou moins 2 % durant la même période. En somme, les résultats diffèrent sensiblement selon la mesure utilisée. On ne peut donc pas conclure directement que les écarts de salaire entre les mieux payés et les moins bien payés se sont agrandis en 2011 comparativement à 1997. La diversité des situations décrites pour chacune de ces trois mesures incitera le lecteur à se méfier des pièges que cache le mariage entre le langage de tous les jours et des concepts économiques précis. Introduction Dans le monde du travail, l’existence de taux de salaire horaire différents est normale. Le taux de salaire attribué à un individu sera plus ou moins important selon les exigences du poste ou les qualifications requises, 1. Dans cet article, nous ne traitons que de la composante salariale (taux de salaire horaire) de la rémunération des salariés. Volume 9, numéro spécial 1 * Jean-François Boivin est analyste à la Direction de la recherche et de l’innovation en milieu de travail au ministère du Travail.

Les salaires au Québec (1997-2011) : écarts et inégalités

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Page 1: Les salaires au Québec (1997-2011) : écarts et inégalités

Volume 9, numéro spécial - Forum 2012

Les conditions de travail au Québec dans un contexte de mondialisation

Les salaires au Québec (1997-2011) : écarts et inégalitésPar Jean-François Boivin*

Résumé

Est-ce qu’un écart entre les salaires des travailleurs les mieux payés1 et ceux des travailleurs les moins bien payés se calcule par une différence, par une mesure de dispersion ou par une mesure d’inégalité ?

La première partie de cet article permet d’introduire les nuances qu’ajoute la science économique à ces termes utilisés dans le langage courant : la différence, la dispersion et les inégalités. Ces mesures des écarts ont été calculées pour l’ensemble des salariés au Québec. On présente, dans une deuxième partie, les résultats selon les sous-groupes de population et on y identifie notamment les sous-groupes pour lesquels ces trois mesures donnent des valeurs notables. Ces exemples fournissent un cadre de référence aux écarts des salaires observables au Québec.

Globalement, la différence entre les salaires des 10 % des travailleurs les mieux payés et ceux des 10 % les moins bien payés a régulièrement augmenté depuis quinze ans. Elle est, aujourd’hui, environ 7 % supérieure à sa valeur de 1997. Par contre, en 2011, la mesure de dispersion, c’est-à-dire le rapport entre le salaire des 10 % les mieux payés et celui des 10 % les moins bien payés, est inférieure de 4 % à ce qu’elle était quinze ans plus tôt. Enfin, toujours pour l’ensemble des salariés au Québec, la mesure des inégalités, calculée selon le coefficient de Gini, est restée à peu près stable, fluctuant de plus ou moins 2 % durant la même période. En somme, les résultats diffèrent sensiblement selon la mesure utilisée. On ne peut donc pas conclure directement que les écarts de salaire entre les mieux payés et les moins bien payés se sont agrandis en 2011 comparativement à 1997.

La diversité des situations décrites pour chacune de ces trois mesures incitera le lecteur à se méfier des pièges que cache le mariage entre le langage de tous les jours et des concepts économiques précis.

Introduction

Dans le monde du travail, l’existence de taux de salaire horaire différents est normale. Le taux de salaire attribué à un individu sera plus ou moins important selon les exigences du poste ou les qualifications requises,

1. Dans cet article, nous ne traitons que de la composante salariale (taux de salaire horaire) de la rémunération des salariés.

Volume 9, numéro spécial 1

* Jean-François Boivin est analyste à la Direction de la recherche et de l’innovation en milieu de travail au ministère du Travail.

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Volume 9, numéro spécial 2

les conditions de travail, l’expérience du travailleur ou son ancienneté. L’évolution des salaires reflète aussi la santé de l’économie du pays (Harpe et al., 2008). Elle est étroitement liée aux forces qui gouvernent le marché du travail : l’offre et la demande d’emploi, la mondialisation, l’essor des nouvelles technologies ou la réglementation. L’écart grandissant entre le revenu des riches et celui des pauvres est un phénomène observable depuis les années 1990. Aujourd’hui encore, il est l’objet de recherches chez les économistes (Lemieux, 2010; OCDE, 2011a) qui tentent d’en trouver les sources; il suscite aussi de nombreux écrits dans la presse et des rapports dans les médias. En 2011, la dénonciation de la croissance des inégalités s’est manifestée jusque dans la rue2.

Pourtant, les causes exactes de la croissance des écarts sont encore mal comprises (Lemieux, 2010). De nombreux facteurs affectent l’évolution des revenus, et ceux-ci peuvent agir différemment selon la source de revenus et la population étudiée.

De plus, la terminologie relative aux mesures des écarts salariaux laisse place à certaines ambiguïtés puisqu’elle s’inspire de termes du langage courant tels la dispersion des salaires, les inégalités, les écarts ou les différences. Bien que recouvrant des concepts économétriques précis, ces qualificatifs sont parfois utilisés de façon erronée. De telles situations ouvrent la porte à des débats où s’opposent des énoncés apparemment contradictoires.

Dans une première partie, cet article compare trois mesures des écarts entre les salaires : la différence relative, une mesure de dispersion et une mesure des inégalités. Celles-ci sont appliquées aux taux de salaire moyen des Québécois entre 1997 et 2011. Les résultats obtenus montrent qu’elles décrivent des réalités différentes.

L’univers des salaires au Québec peut se décomposer en fonction des professions, des secteurs d’activité et d’un grand nombre d’autres paramètres décrivant le monde du travail et des travailleurs (sexe, âge, scolarité, taille de l’entreprise, etc.). Nous avons appliqué les trois mesures des écarts à plus d’une centaine de sous-groupes de salariés québécois.

La seconde partie du document présente les sous-groupes pour lesquels les mesures des écarts sortent de l’ordinaire. Ces exemples ou les écarts sont très petits ou, au contraire, très grands, donnent un nouveau cadre de référence à l’intérieur duquel l’évolution des salaires peut être comprise.

Revue de la littérature

Il existe de nombreux rapports sur l’évolution des salaires moyens au Québec. L’Institut de la statistique du Québec (ISQ) a publié quelques documents assez exhaustifs sur le sujet : l’Annuaire québécois des statistiques du travail (ISQ, 2011a), la Rémunération des salariés (ISQ, 2011b), l’État du marché du travail au Québec (ISQ, 2011c).

De même, le ministère du Travail publie à intervalles réguliers des statistiques sur l’Évolution du taux de salaire horaire moyen au Québec (Labrosse, 2011) et sur La croissance des taux de salaire négociés au Québec (Labrosse, 2010). Ces deux types de publications se concentrent plus particulièrement sur le salaire des syndiqués.

2. Le Mouvement des indignés, amorcé en Espagne, s’est répandu dans toute l’Europe et ailleurs dans le monde (par exemple, les mouvements « Occupy Wall Street » à New York ou « Occupons Montréal »). Les écarts entre le 1 % des plus riches et les 99 % des autres faisaient partie des objets des manifestations.

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Volume 9, numéro spécial 3

On trouve aussi à Statistique Canada une analyse annuelle des revenus3 (Statistique Canada, 2009). Enfin, mentionnons une analyse descriptive de l’évolution des salaires canadiens entre 1926 et 1990, produite aussi par Statistique Canada (Rashid, 1993).

Toutes les publications mentionnées ci-dessus montrent l’évolution des taux de salaire et les comparent selon leur « croissance nominale » sur une période de dix ans ou selon leur « variation » annuelle en pourcentage. L’ISQ montre, dans certains cas, l’écart des taux entre divers sous-groupes de salariés. Aucune de ces publications ne s’attarde cependant à décrire les écarts de salaire au sein de groupes particuliers. Comme on l’a mentionné en introduction, la présence d’écarts est normale entre les groupes de salariés; mais il existe des écarts, au sein de certains groupes, qui sont plus difficiles à expliquer. C’est ce dernier volet, celui des écarts entre salariés d’un même groupe, que nous aborderons dans le présent document.

Statistique Canada a par ailleurs publié une analyse qui décrit l’écart des taux au sein de groupes de salariés pour la période 1997-2007 (Morissette, 2008). Celle-ci compare aussi l’évolution du nombre de salariés pour différents niveaux de revenus entre les provinces canadiennes et entre certains secteurs industriels. Ce document montre une augmentation des écarts entre les plus bas salariés et les plus élevés. Dans ces comparaisons interprovinciales, la proportion des salariés les mieux payés au Québec augmente de quelques points de pourcentage (2,3 %), mais légèrement moins que la moyenne canadienne (3,3 %) entre 1997 et 2007.

C’est ce genre d’approche que nous développerons pour les salaires québécois, en nous limitant précisément à trois mesures d’écart des salaires et en les appliquant à un grand nombre de sous-groupes de salariés québécois. On compte peu d’études sur les écarts de revenu basés sur les salaires individuels. Il est encore plus rare de trouver des comparaisons entre diverses mesures des écarts.

Pourtant, l’analyse des salaires n’est pas dénuée d’intérêt; l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) indiquait récemment que « l’accroissement des inégalités de revenu des ménages est largement imputable à des évolutions de la distribution des salaires, lesquels représentent 75 % du revenu des ménages chez les adultes actifs » (OCDE, 2011b). De plus, le lecteur pourra constater que le choix de la mesure des écarts n’est pas neutre, chaque mesure présentant son propre éclairage de la réalité.

Enfin, au-delà de la description des écarts croissants des salaires, certains auteurs tentent actuellement d’en déceler les causes et de comprendre la dynamique qui régit ces changements. Le lecteur intéressé pourra consulter Saez et Veall (2005), Harpe et ses collaborateurs (2008), Lemieux (2007, 2010), Firpo et ses collaborateurs (2010) ou l’OCDE (2008, 2011a, 2011b, 2011c). Il est généralement reconnu que les principales causes de la croissance des écarts sont la mondialisation, les délocalisations et l’essor des nouvelles technologies. En ce qui a trait à la dynamique entraînant ce phénomène de polarisation4 de la croissance des taux, les plus récents travaux ont axé leur tentative d’explication non seulement sur la demande qui aurait varié entre les différents corps d’emploi, mais aussi sur la description de ces corps d’emploi. Cette dernière aurait changé, depuis quinze ou vingt ans, tant à propos des tâches que des habiletés requises. En fait, les mêmes tâches et habiletés auraient des valeurs différentes sur le marché du travail, toutes choses étant égales par ailleurs, en fonction du contexte dans lequel elles sont définies.

3. Ce document synthèse est émis annuellement par Statistique Canada, à la suite de la diffusion des résultats de l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR).

4. On entend par polarisation de la croissance des salaires non seulement l’augmentation des écarts mais aussi la croissance relativement plus importante des plus bas et des plus hauts salaires au détriment des salaires du milieu des échelles.

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Volume 9, numéro spécial 4

On ne trouve pas encore de résultats concluants sur ce sujet et c’est pourquoi l’OCDE a publié un document sur les inégalités toujours croissantes dans les pays membres (OCDE, 2011b). L’organisme tente de faire un état de la situation le plus complet possible et lance de nouvelles pistes de recherche. Ce sujet déborde, malheureusement, le cadre du présent article.

Objectif

Il s’agit de montrer comment l’évaluation des écarts de salaire dépend de la mesure utilisée. Parmi les nombreuses mesures qui existent, nous en retenons trois : la différence relative, la mesure de dispersion et la mesure des inégalités. Pour illustrer leurs particularités, nous avons appliqué chacune d’elles aux taux de salaire horaire de l’ensemble des salariés du Québec entre 1997 et 2011. Dans une seconde étape, une description basée sur des sous-groupes de la population des salariés québécois illustre de façon concrète les différentes perspectives dépeintes par chacune des mesures d’écart5 et donne un cadre de référence au phénomène de la variation des écarts.

Source des données

La principale source de données est l’Enquête sur la population active de Statistique Canada (EPA), exploitée à partir des fichiers mensuels de données à grande diffusion6, entre 1997 et 2011. Nos statistiques portent sur les salariés du Québec, y compris les salariés de plus de 65 ans.

Évolution des écarts et des inégalités

Dans cette section, nous présentons trois mesures des écarts entre les taux de salaire7 les plus bas et les taux les plus élevés : la différence, la dispersion et l’inégalité.

Mesure de la différenceDans le langage courant, la notion d’écart se rapproche de celle de différence, au sens algébrique du terme. Ainsi, nous calculerons la première mesure des écarts de la façon suivante :

Différence = (D10 – D1),

où D1 et D10 sont le salaire moyen du premier et du dernier décile (calculé en dollars constants). On peut mesurer la valeur de la différence entre les salariés pour chaque année où les données sont disponibles.

Le graphique 1 montre que les écarts – les différences, ici – entre le taux des salariés les mieux payés et celui des moins bien payés ont grandi entre 1997 et 2011, passant de 28 $ à 30 $.

5. Il n’entre pas dans le cadre de ce document d’expliquer les écarts observés entre les taux au sein de tel ou tel sous-groupe de salariés. Autant que possible, nous éviterons donc des interprétations qui risqueraient d’être hasardeuses. Le lecteur est plutôt invité à apprécier la différence des résultats obtenus avec chacune des mesures.

6. Statistique Canada, no 71M0001XCB au catalogue.

7. Tel que cela est mentionné dans l’annexe méthodologique, tous les salaires sont exprimés en dollars constants.

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Volume 9, numéro spécial 5

Graphique 1Évolution de la différence entre le dernier et le premier décile de la distribution des taux horaires moyens des salariés au Québec (dollars constants)

27

28

29

30

31

1997 2002 2007 2012

Années

Dif

fére

nce

($

con

stan

ts)

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

On peut exprimer les différences telles que définies ci-dessus, par rapport à l’écart mesuré la première année (ou relativement à celle-ci) :

Différence_Relative_Ti = (Différence_Ti) / Différence_T0.

Cette façon de reformuler la différence rendra plus facile la comparaison des différences entre groupes de salariés. Le graphique suivant montre l’évolution de la différence relative par rapport à 1997. La forme de la courbe décrivant l’évolution de la différence relative (graphique 1) est identique à celle du graphique 2; c’est seulement l’axe vertical qui est redéfini. De plus, on y trouve une information supplémentaire : la différence entre les taux de salaire les plus hauts et les taux les plus bas est d’environ 7 % plus grande en 2011 qu’en 1997.

Page 6: Les salaires au Québec (1997-2011) : écarts et inégalités

Volume 9, numéro spécial 6

Graphique 2Évolution de la différence relative entre le dernier et le premier décile de la distribution des taux horaires moyens des salariés au Québec (1997 = 1; dollars constants)

0,96

1

1,04

1,08

1,12

1997 2002 2007 2012

Années

Dif

fére

nce

rea

ltiv

e (1

997=

1)

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

Mesure de dispersionUne autre méthode souvent utilisée pour évaluer les écarts entre le taux de salaire des salariés les mieux payés par rapport à celui des moins bien payés est la mesure de dispersion. Elle se calcule comme suit :

Dispersion = (D10 / D1),

où D1 et D10 sont, comme précédemment, les salaires moyens des premier et dernier déciles8 (calculés en dollars constants). Lorsque le ratio est près de 1, l’écart est petit entre les hauts et les bas salaires. Le graphique 3 nous indique qu’en 2011, par exemple, les 10 % des salariés les mieux payés l’étaient en moyenne 4,7 fois plus que les salariés du premier décile. En 1997, ce facteur était de 4,9; il a monté jusqu’à 5,2 en 2007 pour redescendre à sa valeur actuelle par la suite. Sur l’ensemble de la période, la mesure de dispersion a d’abord augmenté de 6 % pour chuter de 10 % entre 2007 et 2011.

8. L’OCDE (2011b) recommande l’utilisation du neuvième décile, soit D9/D1. Dans le cas qui nous concerne, au regard de la base de données utilisée, le ratio D10/D1 ne risque pas d’être « infecté » par des valeurs extrêmes et exceptionnelles. Ces dernières sont exclues des fichiers à grande diffusion de l’EPA, aux fins de confidentialité. De plus, préalablement à nos traitements, nous avons enlevé les très rares occurrences ayant un taux horaire de 100 $ ou plus.

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Volume 9, numéro spécial 7

Graphique 3Évolution de la dispersion des taux horaires moyens au Québec (D10/D1)

4,5

4,7

4,9

5,1

5,3

1997 2002 2007 2012

Années

Dis

per

sio

n

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

Contrairement à ce que montraient les graphiques 1 et 2, on « lit » ici qu’il y a eu une diminution des « écarts » entre les salariés les mieux payés (10e décile) et les moins bien payés (1er décile) depuis 1997. La contradiction apparente, entre les deux résultats, vient de la nature différente des deux mesures. Dans le cas de la différence (D10-D1), c’est le montant nominal entre les taux extrêmes qui est retenu. Même avec l’utilisation de la différence relative, la notion d’écart, au sens usuel du terme, n’est pas perdue puisque le diviseur utilisé est le même pour toutes les années.

En ce qui concerne la mesure de dispersion (D10/D1), la situation est différente : on met en rapport les valeurs extrêmes de la distribution des taux d’une même année. Cette opération (la division) fait disparaître l’impact de tout changement proportionnel. En d’autres mots, la mesure de dispersion n’est pas influencée par une même augmentation des salaires des plus riches et des plus pauvres. Toutefois, cette augmentation accroît la différence entre le salaire des plus riches et celui des plus pauvres.

Mesure des inégalitésNous appliquons la mesure des inégalités la plus fréquemment utilisée, soit le coefficient de Gini9. Ce coefficient indique comment sont distribués les revenus entre les individus d’un groupe : sa valeur s’approchera de 1 lorsque des parts significatives de la masse salariale seront regroupées aux mains de petits sous-groupes de salariés; à l’opposé, il prendra la valeur de 0 si tous les salariés du groupe disposent du même salaire. L’évolution du coefficient de Gini mesure l’évolution positive ou négative des inégalités.

Ce coefficient, contrairement à la mesure de dispersion, prend en compte toutes les valeurs des salaires (et non seulement les valeurs extrêmes); par contre, comme l’autre mesure, il est « aveugle » aux changements proportionnels des taux. On ne peut savoir, non plus, où sont les inégalités ni comment elles changent.

9. Le coefficient de Gini est présenté en annexe; voir aussi ISQ et MESS (2006 : 122).

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Volume 9, numéro spécial 8

Le graphique 4 montre l’évolution du coefficient de Gini, mesuré par rapport aux taux de salaire de l’ensemble des salariés au Québec10, entre 1997 et 2011. On voit que le coefficient est resté à peu près stable entre 1997 et 2002 et que, par la suite, entre 2003 et 2008, il a légèrement augmenté. Enfin, il a chuté lors des trois dernières années, ce qui indique une diminution des inégalités parmi les salariés québécois depuis 2008. Cependant, cette diminution est relativement faible : dans le cas du coefficient de Gini (graphique 4), les valeurs se situent entre 0,264 et 0,273, soit un intervalle d’environ 0,009 correspondant à 3,5 % d’écart.

Graphique 4Évolution de la mesure des inégalités entre les taux de salaire horaire de l’ensemble des salariés au Québec de 1997 à 2011

0,26

0,265

0,27

0,275

1997 2002 2007 2012 Années

Co

effi

cien

t d

e G

ini

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements

sont de l’auteur.

Dans le cas de la mesure de dispersion (section précédente), les valeurs fluctuent entre 4,7 (2011) et 5,2 (2007), soit un intervalle de 0,5 ou 10 %. En regard des petites fluctuations du coefficient, on peut constater que les inégalités n’ont pas vraiment changé depuis quinze ans11. C’est dire que le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités entre les taux, accorde moins d’importance à leur dispersion. On obtient pour le Québec une mesure des inégalités relativement stable et une mesure de dispersion décroissante. En d’autres mots, là où la distribution des salaires s’oriente vers une baisse légère des inégalités, on observe une diminution importante du rapport entre les plus hauts taux et les plus bas.

Il est intéressant de noter, au passage, la tendance baissière des trois mesures d’écart depuis 2007 pour deux d’entre elles et depuis 2009 pour la mesure de la différence. On serait tenté d’attribuer ce phénomène à la crise survenue en 2008. Or, l’examen du produit intérieur brut canadien et québécois montre que nous sommes sortis de cette crise depuis près de deux ans déjà. Cependant, l’indice des prix à la consommation, dont la croissance s’est accélérée en 2010 et 2011, a ralenti fortement la valeur réelle des salaires (exprimés en dollars constants). Le temps permettra de voir si on assiste à une tendance réelle vers une plus grande égalité ou si ce que l’on observe aujourd’hui n’est que conjoncturel.

10. Les coefficients de Gini ont été calculés selon la distribution des salaires découpés en centiles.

11. Lamoureux et Bourque (2011) ont montré que les plus grandes augmentations des inégalités sont survenues en deux vagues, la première au début des années 80 et la seconde durant les années 90 et que, depuis, il n’y a pas eu de baisses du coefficient de Gini qui auraient pu compenser ces changements.

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Volume 9, numéro spécial 9

Dans cette section, nous avons présenté trois mesures d’écart qui décrivent des aspects différents de la distribution des salaires : la « différence relative » qui met en évidence les écarts entre les valeurs extrêmes des taux, la « dispersion » qui mesure des changements proportionnels sans égard aux différences, et le « coefficient de Gini » qui mesure les inégalités au sein de la distribution des taux, sans mettre l’accent ni sur leur dispersion ni sur les différences. Dans la prochaine section, nous comparons les résultats de ces trois mesures sur l’ensemble des sous-groupes de salariés québécois que nous avons étudiés.

Écarts et inégalités en 2011 sous l’angle des sous-groupes de population

Les trois mesures présentées précédemment donnent des informations différentes sur les écarts ou les inégalités de la distribution des salaires. Il en est de même lorsque ces mesures sont appliquées aux sous-groupes de salariés que nous avons étudiés. Les prochaines sections illustrent ce phénomène.

Mesure de la différence et de la différence relativeComme nous l’avons vu précédemment, la mesure de la différence (graphique 1) nous informe que l’écart entre les plus hauts et les plus bas salaires horaires (D10-D1) a fluctué de 28 $ en 1977 à 30 $ en 2011. En termes de différence relative, cela correspond à une augmentation de plus de 7,1 % entre 1997 et 2011.

Cependant, l’évolution de la différence relative sur quinze ans est très variable d’un sous-groupe de salariés à l’autre. Le graphique 5 montre la distribution de la différence relative des 104 sous-groupes analysés. Celle-ci varie entre -43,2 % et +37,5 %. La plupart des sous-groupes ont une différence relative se situant entre 0 % et 20,0 %. Cet intervalle (de 20 %) qui comprend la plupart des sous-groupes, est relativement étendu autour de la valeur moyenne qui est de 7,1 %; cela illustre bien la diversité des situations parmi les sous-groupes.

Graphique 5Distribution de la différence relative classée par ordre croissant, pour 104 sous-groupes de salariés au Québec, en 2011

- 60 - 40 - 20

0 20 40 60

1 21 41 61 81 101

Sous-groupes de salariés

Dif

fére

nce

pro

po

rtio

nn

elle

(%

)

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

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Volume 9, numéro spécial 10

Selon nos compilations, il n’y a que 17 des 104 groupes étudiés pour lesquels la différence relative est négative12 ; cinq d’entre eux se trouvent au tableau 1. Donc, la grande majorité des groupes de salariés au Québec ont vu une augmentation plus ou moins importante de la différence des salaires entre 1997 et 2011 (D10-D1), ce qui veut dire que dans la plupart des groupes de salariés (selon leur profession, leur secteur d’activité ou d’autres caractéristiques personnelles), les taux de salaire les plus élevés s’éloignent des taux les plus bas.

Le tableau 1 montre les cinq plus petites et les cinq plus grandes valeurs de la différence relative parmi les groupes étudiés et la différence en 2011, entre les taux moyens du dixième et du premier décile, de ces mêmes groupes13.

Le groupe « personnel de soutien familial et de garderie » se démarque des autres avec une différence relative négative de -43,2 %. Ce sous-groupe de salariés, travaillant à domicile, a subi une diminution générale de ses taux entre 1996 et 200114.

Le groupe « personnel de soutien familial et de garderie » se distingue aussi par la très petite différence (14,14 $) entre ses taux les plus hauts et ses taux les plus bas en 2011.

En effet, ce groupe se classe au sixième rang sur cette échelle. Les cinq groupes ayant une plus petite différence15, en 2011, sont :

les salariés « âgés de 15 à 24 ans » avec une différence de 12,26 $; • les salariés du « secteur de l’agriculture » à 13,99 $;• les trois groupes de salariés des secteurs de l’hébergement, de la restauration et de la vente au détail.•

On a vu que pour la majorité des sous-groupes, les différences relatives se situent entre 0 % et 20 %. Ainsi, les groupes du tableau 1 s’éloignent de façon importante de la situation que l’on trouve chez le plus grand nombre. Ceux dont la différence relative est très grande sont des groupes où les « écarts » ont augmenté en faveur des plus hauts taux de salaire.

12. Soulignons que ce tableau ne rapporte pas les différences maximales (et minimales) de 2011, mais plutôt les différences relatives maximales (et minimales), c’est-à-dire le changement entre 1997 et 2011. À titre d’exemple, le groupe formé des salariés ayant au moins un « diplôme universitaire » a une différence, entre déciles, de 37,19 $, dépassant tous les groupes rapportés au tableau 2. Cependant, le groupe n’apparaît pas au tableau puisque sa différence relative n’est que de 3,7 %, ce qui le classe en milieu de peloton, au 65e rang des groupes étudiés.

13. Pour permettre d’évaluer le positionnement de ces dix groupes, la dernière ligne du tableau donne les mesures appliquées à l’ensemble des salariés québécois, information qui a été présentée sous forme de graphique dans les premières sections (graphiques 1 et 2). Pour l’ensemble du Québec, la différence entre le taux moyen du dixième décile et celui du premier décile s’est accrue de 7,1 % (ou 1,99 $) entre 1997 et 2001; la différence des taux moyens, en 2011, est de 29,95 $, le taux horaire moyen du premier décile étant de 8,04 $ et celui du dernier décile de 37,99 $.

14. Ce groupe de salariés ne comprend pas les « éducateurs/éducatrices de la petite enfance »; on y trouve, entre autres, les aides familiaux/aides familiales, les aides de maintien à domicile et le personnel assimilé, les aides-enseignants/aides-enseignantes au primaire et au secondaire et les gardiens/gardiennes d’enfants, les gouvernants/gouvernantes et les aides aux parents.

15. Il ne faut pas confondre une différence petite entre les taux et la mesure des inégalités. Naturellement, une plus petite différence entre les taux minimaux et maximaux laisse moins de place aux inégalités et l’on peut penser que le groupe est plus égalitaire. Cependant, le lien entre ces deux mesures n’est pas direct : ainsi, le groupe de salariés « personnel de soutien familial et de garderie » qui se classe au sixième rang sur l’échelle des « différences » en 2011 n’a que le 19e rang des coefficients de Gini les plus petits.

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Volume 9, numéro spécial 11

Tableau 1Les cinq groupes ayant les plus petites ou les plus grandes Différences relatives entre leurs taux de salaire horaire au Québec, en 2011

GroupeDifférence entre les

taux en 2011($)

Différence relative en 2011 (a)

(%)

Personnel de soutien familial et de garderie 14,14 -43,2Travail et études simultanés 19,74 -12,1

Technicien, soutien et personnel assimilé du secteur de la santé

20,24 -10,3

Emploi à temps partiel 24,22 -9,8

Secteur de l’information, de la culture et des loisirs 29,05 -6,3

Secteur des finances, des assurances, de l’immobilier et de la location

34,08 21,8

Administration fédérale 33,75 23,7

Secteur des services publics 31,74 26,8

Secteur primaire 30,31 30,2

Secteur de la forêt, de la pêche, des mines et de l’extraction du pétrole et du gaz

33,69 37,5

Tous les salariés au Québec 29,95 7,1

Note (a) : La différence relative est l’augmentation de la différence entre 1997 et 2011, exprimée en pourcentage de la différence des taux qui existait en 1997.

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

À titre d’exemple, dans le « secteur de la forêt, de la pêche, des mines et de l’extraction du pétrole et du gaz », le taux de croissance annuelle moyen (TCAM) des salariés des premiers déciles peut être aussi bas que 0,5 %, alors que le TCAM du dixième décile est de 2,0 % sur quinze ans. Ce phénomène est assez semblable dans les autres groupes ayant une forte différence relative, mais il ne se retrouve pas dans la majorité des autres groupes étudiés.

Mesure de dispersionSur l’ensemble des groupes, seulement huit ont une mesure de dispersion (D10/D1) inférieure à 3,0 et seulement trois groupes ont une mesure de dispersion supérieure à 5,0, c’est-à-dire que sur 104 groupes examinés, dans la quasi-totalité des cas, le taux de salaire moyen du 10e décile est de trois à cinq fois plus élevé que celui du 1er décile. La mesure de dispersion appliquée à l’ensemble des salariés québécois est de 4,72 en 2011; elle était de 4,91 en 1997. Parmi les sous-groupes étudiés, la valeur médiane de la dispersion est significativement plus basse que la moyenne, se situant à 4,2 en 2011. C’est dire que les taux de salaires les plus élevés ne se retrouvent que dans un petit nombre de sous-groupes.

Dans 88 groupes, on observe une baisse de la mesure de dispersion entre 1997 et 2011. Ceci veut dire que pour cette majorité de groupes, le taux de croissance (en pourcentage) des plus bas salaires a été supérieur à celui des plus hauts salaires16.

16. Tel que cela a été discuté dans les sections précédentes, cette observation n’entre pas en contradiction avec celle qui souligne l’augmentation de la différence (ou différence relative) entre les taux.

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Graphique 6Distribution de la mesure de dispersion classée par ordre croissant, pour 104 sous-groupes de salariés au Québec, en 2011

2,0

2,5 3,0 3,5 4,0 4,5 5,0 5,5 6,0 6,5

1 21 41 61 81 101

Sous-groupes de salariés

Mes

ure

de

dis

per

sio

n (

D10

/D1)

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

Le tableau 2 présente les cinq groupes pour lesquels la mesure de dispersion est la plus faible et les cinq groupes où elle est la plus forte. Alors qu’au tableau 1, on avait une majorité de groupes définis par la profession ou le secteur, dans le tableau 2, on trouve des groupes fondés sur la profession ou les caractéristiques personnelles des salariés.

De plus, il semble exister un lien entre les mesures de dispersion les plus basses et les groupes reconnus pour avoir les plus faibles taux de salaire. En effet, parmi les dix groupes avec la plus petite dispersion des salaires (D10/D1), on trouve huit des dix groupes dont le taux moyen, au premier décile, est le plus faible. On n’observe pas ce phénomène à l’autre extrémité de l’échelle : il n’y a pas de relation évidente entre une large dispersion des salaires et les groupes ayant les plus hauts salaires.

Malgré tout, on trouve au tableau 2, trois des groupes parmi les mieux payés dans les cinq ayant la plus grande dispersion des taux. Ce sont :

les salariés « cadre supérieur»; • les salariés « autre cadre »; • les salariés détenant un « diplôme universitaire ».•

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Tableau 2Les cinq groupes ayant les plus petites ou les plus grandes Mesures De Dispersion calculées selon les taux de salaire horaire, au Québec, en 2011

GroupeMesure de dispersion

Changement depuis 1997

Superviseur, vendeur, commis-vendeur et caissier 2,56 -0,18

Âge : 15 à 24 ans 2,58 0,00

Personnel de supervision et autres de l’hébergement et des voyages

2,71 -0,35

Chef, personnel de supervision et autresde la restauration

2,73 -0,23

Secteur de l’hébergement et de la restauration 2,82 -0,19

Diplôme universitaire 4,92 -0,45

Autre cadre (sans cadre supérieur) 4,96 -0,27

Âge : 55 ans ou plus 5,07 -0,81

Secteur primaire 5,38 0,92

Cadre supérieur 6,23 1,40

Tous les salariés au Québec 4,72 -0,18

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

Au contraire, le groupe des salariés du « secteur primaire », le second par l’importance de la dispersion des taux (au tableau 2), est parmi les sous-groupes ayant le plus faible taux de salaire au premier décile (le taux moyen du dixième décile de ce groupe se trouve au centre de la distribution). Le « secteur primaire » apparaît au tableau 2 parce que ses taux au premier décile n’ont pratiquement pas bougé (depuis 1997, en dollars constants) contrairement aux taux maximaux, ceux du dixième décile, qui ont monté assez rapidement; ceci a eu pour conséquence de faire augmenter sa mesure de dispersion en 2011.

Mesure d’inégalité : le coefficient de GiniComme on l’a vu aux premières sections, le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités, a très peu changé en quinze ans (sa valeur pour l’ensemble des salariés au Québec est de 0,26 en 2011).

Parmi les 104 groupes étudiés, il n’y en a que 13 pour lesquels le coefficient de Gini est supérieur à celui qui est mesuré pour l’ensemble des salariés québécois17. Ceci s’explique par la nature même du coefficient. En effet, la séparation d’un groupe de salariés en sous-groupes selon certaines caractéristiques communes rend ceux-ci, en général, plus homogènes.

17. En effet, la valeur médiane du coefficient de Gini parmi les 104 groupes est de 0,237.

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Graphique 7Distribution de la mesure des inégalités (coefficient de Gini) classée par ordre croissant, pour 104 sous-groupes de salariés au Québec, en 2011

0,16

0,18 0,20 0,22 0,24 0,26 0,28 0,30

1 21 41 61 81 101

Sous -groupes de salariés

Mes

ure

d'in

égal

ité

(Gin

i)

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

En conséquence, chacun des sous-groupes pris individuellement apparaît plus égalitaire puisque certaines des inégalités étaient dues à l’hétérogénéité du groupe initial qui les réunissait. Par exemple, les inégalités par groupes d’âge sont fort probablement moindres que celles observées à travers tous les âges confondus (voir le sous-groupe « Âge : 15 à 24 ans » au tableau 3, dont le coefficient de Gini est nettement inférieur à celui de l’ensemble des salariés du Québec).

On a vu dans les premières sections qu’il existe un lien entre la mesure de dispersion (D10/D1) et celle des inégalités (coefficient de Gini). Cette observation se confirme ici : tous les groupes rapportés au tableau 3 se classent parmi les dix groupes avec la plus faible ou la plus haute dispersion selon que leur coefficient de Gini est petit ou grand. Rappelons cependant que le lien est beaucoup moins évident entre le coefficient de Gini et la différence relative.

De même, il n’y a pas de relation nette entre les inégalités et le niveau des salaires. À titre d’exemple, le « secteur primaire », discuté plus haut, se range parmi les groupes ayant les plus bas salaires et a un coefficient de Gini élevé.

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Tableau 3Les cinq groupes ayant les plus petites ou les plus grandes Mesures D’inégalité (coefficient de Gini) calculées selon les taux de salaire horaire, au Québec, en 2011

GroupeCoefficient

de GiniChangement depuis 1997

Superviseur, vendeur, commis-vendeur et caissier 0,1712 -0,0116Âge : 15 à 24 ans 0,1740 0,0051

Personnel des métiers de la construction 0,1798 -0,0020

Personnel des transports et conducteur d’équipement lourd 0,1804 -0,0135

Personnel de supervision et autres de l’hébergement et des voyages

0,1820 -0,0231

Taille de la famille économique : 4 0,2742 0,0011

Secteur primaire 0,2821 0,0216

Emploi non syndiqué 0,2823 -0,0049

Taille de la famille économique : 5 ou plus 0,2850 -0,0053

Cadre supérieur 0,2951 0,0481

Tous les salariés au Québec 0,26447 -0,0055

Source : Les données proviennent de Statistique Canada (EPA); les traitements sont de l’auteur.

Il existe quand même des groupes moins bien payés qui se trouvent aussi parmi les cinq plus petits coefficients de Gini :

les salariés dont « l’âge est de 15 à 24 ans »;• les salariés du groupe « superviseur, vendeur, commis-vendeur et caissier »;• les salariés membres du « personnel de supervision et autres de l’hébergement et des voyages ».•

Notons que ces trois derniers groupes, plus égalitaires, se retrouvent aussi au bas de l’échelle mesurant la dispersion des salaires.

On trouve aussi, parmi les petits coefficients de Gini, des groupes structurés18 tels que :les salariés du groupe « personnel des métiers de la construction »;• ceux du groupe « personnel des transports et conducteur d’équipement lourd ». •

À l’opposé, les groupes ayant un haut coefficient de Gini, supérieur à la moyenne québécoise, sont des groupes moins organisés :

les salariés du groupe « non syndiqué »;• les salariés « cadre supérieur ».•

Les trois dernières sections ont permis de mettre en évidence que chacune des trois mesures d’écart se distribue différemment selon les groupes de salariés. Un seul groupe, sur les 104 étudiés, s’est retrouvé dans chacune des trois sections avec des mesures d’écart élevées. Il s’agit du « secteur primaire » dont les taux de salaire les plus bas n’ont pratiquement pas bougé, mais qui a vu une croissance importante des taux les plus hauts.

18. Le groupe des salariés syndiqués se trouve au 33e rang des plus petits coefficients de Gini. Malgré le fait que ce groupe soit structuré, il comprend une grande variété de professions, dans un grand nombre de secteurs. Ceci peut expliquer un coefficient de Gini qui n’est pas plus bas (quoiqu’il soit parmi le tiers le plus égalitaire).

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Le groupe des salariés du « personnel de supervision et autres de l’hébergement et des voyages » occupe le sixième rang parmi les plus faibles mesures de différence relative (avec une diminution de la différence de 5,0 % entre 1997 et 2011) et est déjà apparu aux tableaux 2 et 3 avec une très petite dispersion et un très petit coefficient de Gini. L’examen des taux de ce groupe montre une hausse beaucoup plus rapide des taux du premier décile (TCAM = 0,98 %) que ceux du dixième décile qui n’ont pratiquement pas bougé depuis quinze ans (TCAM = 0,10 %).

L’inventaire des groupes qui se classent parmi les dix valeurs les plus élevées ou les dix valeurs les plus basses, pour l’une ou l’autre des trois mesures d’écart, compte 43 des 108 groupes. Ce nombre montre, une fois de plus, la nature distincte des trois mesures. Si celles-ci avaient été absolument comparables, seulement 20 groupes (les mêmes 20 groupes) seraient ressortis de l’ensemble.

Conclusion

Nous avons comparé trois mesures d’écart selon les taux de salaire moyen au Québec, entre 1997 et 2011. La mesure de différence n’est que la simple différence algébrique entre le taux de salaire moyen du 10e décile (D10) et celui du 1er décile (D1). La mesure de dispersion des taux se base, quant à elle, sur le rapport entre les valeurs extrêmes de ces salaires (D10/D1). Enfin, la mesure des inégalités (le coefficient de Gini) considère non seulement les minimums et les maximums, mais aussi l’ensemble de la distribution des taux. Celle-ci repère plus particulièrement les situations où une part importante de la masse salariale est détenue par un petit nombre de salariés.

Ces trois mesures donnent des lectures différentes de la réalité. Ainsi, la différence des taux de salaire des salariés québécois les mieux payés (10e décile) et les moins bien payés (1er décile) était de 30 $ en 2011 par rapport à 28 $ en 1997, une augmentation de 7 % en quinze ans. En 2011, les 10 % les mieux payés gagnaient 4,7 fois plus que les 10 % les moins bien payés; cette mesure, la mesure de dispersion, a baissé de 4 % depuis 1997, alors qu’elle était de 4,9. Le coefficient de Gini a suivi la même tendance que la mesure de dispersion. Cependant, globalement, il n’a pas baissé de plus de 2 % pour cette période.

Notons que depuis 2007, la tendance est tout à fait différente de ce que l’on a pu observer de 1997 à 2006 : les trois mesures montrent que l’écart de salaire entre les travailleurs les plus et les moins payés se rétrécit; les salaires sont plus égalitaires qu’auparavant.

Le même exercice a été effectué pour plus d’une centaine de sous-groupes de salariés au Québec. Naturellement, chacune des mesures d’écart a produit des résultats différents pour divers sous-groupes. On a été à même de constater que chaque sous-groupe de salariés a ses propres mesures d’écart et que celles-ci peuvent souvent s’éloigner considérablement des valeurs obtenues pour l’ensemble des salariés.

On n’a pas établi de relations nettes entre le niveau de salaire des groupes étudiés et l’amplitude des écarts selon ces trois mesures. En d’autres mots, des écarts importants peuvent être relevés tant dans les groupes de salariés les mieux payés que dans des groupes moins bien payés. On observe cependant que les groupes ayant les plus faibles mesures de dispersion sont ceux pour lesquels les salaires sont les plus bas, c’est-à-dire que les groupes les moins bien payés ont le plus souvent des valeurs extrêmes relativement proches. L’inverse ne se confirme pas cependant : les groupes de salariés les mieux payés ne sont pas nécessairement les groupes présentant les plus grandes dispersions de taux de salaire.

Finalement, nous avons constaté une certaine relation entre la mesure de dispersion et celle des inégalités. C’est-à-dire que là où la dispersion des taux est plus grande (ou plus petite), la mesure des inégalités est en

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général plus grande (ou plus petite). Le lien de proportionnalité entre ces deux mesures n’existe pas avec la troisième mesure, celle de la différence relative. Cette dernière est très peu corrélée aux deux autres.

Cette dernière observation est importante puisque la notion d’écart et l’observation de la croissance des écarts, dans le langage courant, sont le plus souvent associées à la mesure de la différence (ou différence relative) entre les plus hauts taux et les plus bas taux. Bien que ce fait soit affirmé depuis plusieurs années, nous avons vu aussi que la dispersion des salaires a diminué depuis quinze ans et que les inégalités n’ont pas augmenté; au contraire, on peut noter que le Québec a tendance à être de plus en plus égalitaire. L’absence de lien étroit entre la différence relative et les deux autres mesures entraîne une certaine confusion quant à l’évolution des écarts.

Cet article montre que les discussions sur les écarts salariaux doivent être rigoureuses dans le choix et la définition des termes utilisés. La science économique a introduit des nuances particulières à des mots du langage courant (écarts, différences, dispersions ou inégalités). Si ceux-ci sont employés comme des synonymes, la porte est ouverte à des contradictions ou à de la désinformation.

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19. Pour les enquêtes de l’EDTR 2008 et 2009, une documentation comparable n’est disponible que sur Internet (http://www.statcan.gc.ca/bsolc/olc-cel/olc-cel?catno=75-202-x&lang=fra).

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ANNEXE : méthodologie

Les déciles

Les déciles sont des regroupements de membres d’une population, classés en ordre croissant d’une variable d’intérêt. Dans notre cas, la variable est le taux de salaire horaire. Ainsi, le premier décile réunit le premier dixième de la population des salariés (10 %) lorsque ceux-ci sont classés en ordre croissant de taux de salaire. Le premier décile sera donc formé des salariés ayant les plus bas taux de salaire horaire. Le deuxième décile rassemble le deuxième groupe des 10 % des salariés ayant un taux de salaire juste au-dessus du taux maximal du premier décile. Et ainsi de suite, jusqu’au dixième décile qui regroupera les 10 % des salariés dont les taux de salaire horaire sont les plus grands.

L’indice des prix à la consommation (et les dollars constants)

Nous utilisons la valeur de l’indice des prix à la consommation (IPC) québécois pour convertir les dollars courants en dollars constants :

Dollars constants = Dollars courants * IPC(2002 = 100) / 100.

L’utilisation des revenus exprimés en dollars constants permet la comparaison du revenu réel d’une année à l’autre et du changement du pouvoir d’achat des salariés. Toutes les statistiques de revenu, soit les taux de salaire horaire, sont exprimées en dollars constants de 2002 dans ce document.

Le taux de croissance annuelle moyen

Le taux de croissance annuelle moyen (TCAM) entre une valeur de revenu, V1, à la période P1, et une variable V2, à la période P2, est calculé comme suit :

TCAM = 100 * {(V2 – V1) (1 / (P2-P1) - 1}.

Il donne un taux annuel d’augmentation sur la période couverte, qui tient compte de l’effet composé du taux, d’une année à l’autre (ce que ne ferait pas une moyenne annuelle de l’augmentation totale telle que 100 * { (V2-V1) / V1 } / (P2 - P1) ).

Le coefficient de Gini

Le coefficient de Gini (Gini, 1921; Mussard et Terraza, 2004; Mussard et Richard, 2011) est une mesure des inégalités liées à la distribution des revenus. Sa valeur se situe entre 0 et 1. Il aurait la valeur 0 si toute la population étudiée avait le même revenu et la valeur 1 si tous les revenus étaient attribués à un seul individu.