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1 Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées De la guerre d'Algérie à la dictature argentine Considérations sur l’internationalisation des doctrines militaires contre-insurrectionnelles françaises et de la sécurité nationale Gabriel PÉRIÈS politologue, professeur à l’Institut Mines-Telecom /Télécom-Ecole de Management d’Evry. conférence-débat tenue à Toulouse le 12 octobre 2013 GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 Tél : 0561136061 Courriel : [email protected] Site : www.grep-mp.fr

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Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées

De la guerre d'Algérie

à la dictature argentine

Considérations sur l’internationalisation

des doctrines militaires contre-insurrectionnelles françaises

et de la sécurité nationale

Gabriel PÉRIÈS

politologue,

professeur à l’Institut Mines-Telecom /Télécom-Ecole de Management d’Evry.

conférence-débat tenue à Toulouse

le 12 octobre 2013

GREP Midi-Pyrénées

5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6

Tél : 0561136061 Courriel : [email protected] Site : www.grep-mp.fr

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De la guerre d'Algérie

à la dictature argentine

Considérations sur l’internationalisation des doctrines militaires

contre-insurrectionnelles françaises et de la sécurité nationale

Gabriel PÉRIÈS

politologue,

professeur à l’Institut Mines-Telecom /Télécom-Ecole de Management d’Evry.

Tout d’abord, je tiens à remercier le GREP de m’avoir convié à partager une

expérience de recherche tout comme d’enseignement, et de m’avoir ainsi permis

de communiquer ce que j’ai accumulé depuis de nombreuses années en fouillant

dans des archives, en interviewant des personnes, en cherchant dans les

publications spécialisées, afin de réaliser tant sur le plan linguistique que celui

de l’analyse socio-historique et comparatiste, l’analyse des doctrines militaires

et plus particulièrement des productions françaises comme latino-américaines

des savoirs liés à la contre-insurrection pendant la Guerre froide. J’ai d'ailleurs

donné, à ce sujet quelques conférences à l’Ecole de Guerre de Paris.

Les origines de mon questionnement.

J’ai donc souhaité ce soir porter au débat mon étude « De la guerre d’Algérie à

la dictature argentine », mais aussi, au-delà, signifier quelques liens de ces

doctrines militaires avec le génocide des Tutsis au Ruanda, avec ce qui se passe

aujourd’hui en Colombie ou au Mexique avec les narcotrafiquants, avec le

Patriot Act aux USA, avec notre retour au sein du Commandement intégré de

l’OTAN… C’est que les doctrines militaires issues des expériences

indochinoises et algériennes ont été transmises en Amérique Latine et aux Etats

Unis par les officiers français qui sont allés là-bas pendant plus de dix ans,

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comme me l’a indiqué le colonel Lacheroy, un des officiers français qui a

participé à l’élaboration de la doctrine dite de la « guerre révolutionnaire » dès

1952 ; qui, pendant la guerre d’Algérie, a été le patron du 5ème

bureau d’état-

major dit de « guerre et d’action psychologiques » puis le créateur de l’OAS, et

avec qui j’ai pu m’entretenir dans les années 90. On est ainsi en droit de se

demander ce que signifie le fait que, de nos jours, réapparaisse cette doctrine

conjointement à celle dite de la « sécurité nationale » au sein de notre dispositif

sécuritaire. En effet, l’Etat français reprend aujourd’hui le discours que l’on

trouvait, dans les années 1960-90 en Amérique latine pendant la Guerre froide,

en particulier dans le « Livre Blanc de la Défense et de la Sécurité Nationale »

de 2008. Or, ces doctrines normalisent et codifient un dispositif de violence

spécifique qui est applicable dans certaines périodes déterminées du

fonctionnement économique, politique et social d’une société et d’un Etat qui

entrent en crise et, plus particulièrement, qui doivent se replier sur l’état

d’exception jusqu’à l’implantation d’une dictature afin de « maintenir l’ordre ».

Ceci pose le contexte du présent travail.

Tout d’abord, je vais vous montrer un petit extrait d’un film, un classique de

l’époque des années 60, qui posait justement la question des pratiques pendant

la guerre d’Algérie. Il s’agit du film « La bataille d’Alger » de Gillo Pontecorvo

de 1966, et dont le scénario a été écrit par Yacef Saadi, un des cadres dirigeants

du FLN d’Alger — de la Casbah — en 1957.

(Après diffusion de l’extrait reprise de la conférence).

Ce film a un statut particulier : il était présenté en Argentine, dès la fin des

années soixante, au sein des organisations révolutionnaires pour expliquer à

quoi le militant devait s'attendre dans le cadre de leurs activités politiques et

sociales. Et ce même film, qui dénonçait les pratiques des « paras » lors de la

bataille d’Alger, montre également l’efficacité d’un dispositif incluant la

torture : la bataille d’Alger s’étant soldée par une victoire écrasante pour l’Etat

français contre une organisation révolutionnaire clandestine, le FLN, fin 1958.

Or, ce film et était aussi régulièrement diffusé aux militaires et aux forces

«contre-révolutionnaires» dans le cadre des enseignements prodigués par les

missions militaires françaises en Argentine jusque dans les années 1980.

Il s’agit bien là pour moi de positionner un questionnement : peut-on faire des

doctrines militaires anti-insurrectionnelles un objet d’étude pour la période

actuelle ? C’est une interrogation également sur le fonctionnement spécifique

des dictatures qui s’appuyaient sur ces pratiques avant, pendant et après la

Guerre froide ; et nous verrons comment la violence sur ce mode là crée du

pouvoir et restaure l’autorité de l’Etat.

Nous en reparlerons au moment du débat.

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Le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale.

Mais pour donner de l’actualité à mes propos, je désire ici interroger l’adoption

par l’Etat français du concept de Sécurité nationale à partir du Livre Blanc sur la

Défense et la sécurité nationale de 2008. En effet les doctrines militaires contre-

insurrectionnelles qui ont été appliquées en Algérie puis en Argentine pendant

les « années de plomb » (1966-1983) sont redevenues à la mode après les

attentats du 11 septembre avec la mondialisation du terrorisme, les guerres

d'Afghanistan et d'Irak...

En témoigne le «Cahier de la recherche militaire doctrinale» de juillet 2010,

édité par le Centre de doctrine et d'emploi des forces (CDEF) et la Direction

recherche et retour d'expériences (DREX) de l'Armée de Terre, donc avec le

plein soutien du ministère de la Défense et intitulé «From Galula to Petraeus :

the french legacy in the US counter-insurgency doctrine», document

curieusement écrit en anglais, qui parle de Galula, un auteur officier Pied-noir

qui est allé en Extrême-Orient pendant la guerre d’Indochine, a participé à la

guerre d’Algérie en commandant une unité sur le terrain, puis a intégré le

ministère français de la Défense d’alors. En désaccord avec le Général de

Gaulle, il part en 1962 pour les Etats Unis, à Harvard, plus précisément et

participe aux travaux de la fameuse Rand Corporation où il donne des

conférences sur la théorie et les pratiques de la contre-insurrection, textes qui

seront, dans leur édition française récente, préfacés par le général Petraeus,

celui-là même qui a pris la tête du commandement des forces en Afghanistan en

le prenant comme modèle.

Ce qui est très intéressant dans cette revue, c’est que sur la couverture apparaît

le portait photo de Galula, qui était, à ce moment là, complètement inconnu en

France, ainsi que la silhouette du fameux colonel Trinquier, celui qui a pensé

l’organisation du Dispositif de Protection Urbain (DPU) ayant donné naissance

aux fameux « escadrons de la mort » où était le fameux général Aussaresses

pendant la bataille d’Alger, et qui deviendra le conseiller d’un dictateur de

Centrafrique, de Tshombé au Katanga — au Congo belge et futur Zaïre — pour

empêcher que les mines de diamant ne tombent entre les mains de Patrice

Lumumba à l’époque où ce dernier recevait l’appui de l’Union Soviétique. Enfin

le colonel Trinquier terminera sa carrière dans les Caraïbes, comme conseiller

du dictateur Trujillo en République Dominicaine dans le contexte de la

révolution Cubaine.

Donc ce cahier du 7 juillet 2010 évoque cette doctrine militaire contre-

insurrectionnelle. L’œuvre de Galula a été traduite en 2008 par un officier

d’active français. Cet ouvrage est recommandé dans les bibliographies relatives

à l’Afghanistan. C’est là que nous retrouvons cette doctrine française qui

semblait jusqu’à lors avoir été écartée du savoir militaire français pour les

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risques qu’elle recèle de voir l’Institution militaire ou les forces de sécurités,

descendre dans l’arène politique comme avait pu s’en rendre compte De Gaulle

lui-même.

Or, aujourd’hui, beaucoup de pays se demandent si on ne peut pas utiliser ces

méthodes contre-insurrectionnelles contre les narcotrafiquants, cet ennemi

clandestin qui fonctionne lui aussi en réseau, capable de faire circuler de

l’argent, d’organiser des forces paramilitaires et de détruire des centres de

décision. Evidemment la question se pose aujourd’hui également avec acuité

avec la construction d’un nouvel ennemi : le jihadiste. Et cela a donné lieu à un

autre cahier du CDEF, daté du 28 mars 2011, intitulé «L’emploi des forces

armées colombiennes dans la lutte contre-narcotique».

C’est dans nos pays développés, qu’il y a le plus de consommateurs de drogues,

mais là-bas il y a des ventes de produits de très basse qualité qui détruisent la

jeunesse. La question qui se pose est de savoir si on peut lutter contre ces

réseaux clandestins avec les mêmes armes avec lesquelles on luttait contre les

réseaux clandestins du FLN ou contre les Montoneros (mouvement de guérilla

urbaine péroniste dans les années 70) en Argentine. Il y a trois ans, l’armée

brésilienne est intervenue dans les favelas pour déloger des trafiquants, mais la

corruption pose là-bas des problèmes supplémentaires.

Ce processus de va-et-vient des doctrines constitue une grande matrice où les

expériences indochinoises, algériennes et argentines, à partir de 1957, jouent un

rôle très important dans la codification des pratiques. En effet, la guerre ce n’est

pas un grand cri inarticulé, la guerre se fait avec des règlements, de la norme,

des codes. La guerre est une affaire normative : il y a des codes de la guerre et

des lois de la guerre. C’est en général « très secret » ou à « diffusion restreinte »,

et cela s’applique à des périodes que l’on appelle les « circonstances

exceptionnelles », où le pouvoir politique se sent très seul et n’arrive pas à

réagir face à la montée de certains périls. Ces codes définissent en particulier

comment on doit traiter l’ « ennemi intérieur ». Alors on fait appelle les forces

de sécurité — police et armée — et d’autres types de structures, pour intervenir

et restaurer l’ordre en suspendant les libertés individuelles et collectives.

Selon le sociologue Max Weber « l’État est l’entreprise qui, avec succès,

revendique le monopole effectif de la violence légitime sur un territoire

déterminé ». Que se passe-t-il lorsque ce monopole est contesté ?

Souvenons- nous en 2005 en banlieue parisienne : la réponse aux émeutes a été

l’état d’urgence. Habitant personnellement pas loin de Grigny, là où la tension

était forte, des hélicoptères passaient au-dessus des maisons, les frôlaient. On se

serait cru en Colombie. Que se serait-il passé si la situation avait dégénéré ?

Autre exemple de retour à la « guerre révolutionnaire » : le Rwanda. Un rappel :

en 1990/1994, l’Etat français, à travers son outil militaire intervient directement

au Rwanda, sans jamais en discuter au Parlement. Une dictature militaire avait

pris le pouvoir en 1973, celle du général Habyarimana qui avait reçu l’appui de

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l’État français au même moment que Pinochet faisait le sien au Chili. C’était la

fin de la coexistence dite « pacifique » entre l’URSS et les Etats-Unis et la

relance de la « guerre froide » dite « chaude ».

Comment ce processus de lecture de la « guerre révolutionnaire » (faite par

exemple par le Vietminh) est-il devenu un instrument dans la pensée militaire

française puis rwandaise ? C’est à travers la pensée du colonel que j’ai cité plus

haut : le colonel Lacheroy qui découvre brusquement le système d’organisation

spécifique et clandestine du Vietminh qu’il va appeler « les hiérarchies

parallèles » qui contrôlent la population vietnamienne sur les arrières du front,

c’est-à-dire dans le dos des forces du Corps Expéditionnaire français en

Extrême-Orient et il finira par dire : c’est une arme, nous devons nous en saisir

et également l’appliquer! Nous allons voir le contenu de cette arme dans

quelques minutes.

Mais d'abord, voici une carte d’identité rwandaise.

Elle a été trouvée dans une fosse commune. Sur cette carte d’identité a été crée

en 1931 par les Belges figurent les identités « ethniques » : « tutsi, hutu, twa,

naturalisé ». Ce ne sont pas des ethnies, ce sont des identités issues de

structurations très particulières de castes, de lignages, de positions dans les

collines, etc. On peut être hutu à un moment, pouvoir être ennobli par le roi à

l’époque et devenir tutsi après. Bref, c’est un système beaucoup plus complexe

qui celui défini par l’anthropologie coloniale..

Or, en 1994 s’établit un système de barrage avec des milices organisées : les

« interahamwés » ; or ces groupes circulent dans un système de quadrillage

territorial de contrôle de zone, de secteurs, sous-secteurs…, jusqu’au groupe de

quartier dans l’espace urbain et rural ; c’est le système français qui a été

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appliqué pendant la bataille d’Alger : chaque individu, par sa carte d’identité, à

un espace attribué. Si le système policier ou militaire découvre qu’à tel endroit

un individu ne figure pas, par son numéro, dans la liste officielle de ceux qui y

habitent, il est interrogé tout come ceux qui l’ont hébergé…. Au Rwanda ce

système sera appliqué au niveau d’un pays grand comme la moitié de la

Bretagne. C’est ce qui sera fait aussi en Argentine, dès en 1959 lors de

l’application d’un dispositif appelé Plan de Conmoción interna del Estado

(CONINTES), plan organisé selon des critères de la zonification directement

importés du système français de la Défense Interne du Territoire (DIT) par un

officier argentin : lors de conflits sociaux, des personnes seront séquestrées,

disparaîtront, (on les appellera les «disparus Conintes») puis, plus tard, dans le

cadre lors d’une opération qui s’appellera « Operativo independencia » en 1975,

dans le nord de l’Argentine, on reprendra le même dispositif : des écoles seront

transformées en centres de détention et de torture puis de disparition forcée dans

le cadre d’un la lutte contre une guérilla.

Au Rwanda, sur la base de ce même système, et grâce à la bureaucratisation

des pseudo-ethnies héritées du système colonial, on est arrivé à tuer plus de

800.000 personnes en quelques mois. C’est le génocide le plus rapide de

l’histoire dans le temps. Et la doctrine de la « guerre révolutionnaire » est

sollicitée pour légitimer les méthodes utilisées comme nous avons pu le

démontrer dans notre ouvrage écrit avec le journaliste David Servenay : « Une

guerre noire ».

Le problème qui se pose dans ces cas, c’est que le pouvoir civil, s’il existe

encore, est complètement dominé par l’autorité militaire ou bien on passe

directement à la dictature militaire. Nous sommes dans une situation de crise et,

de facto, le militaire a le pouvoir. C’est la « prétorianisation ». Les Gardes

prétoriennes étaient les gardes romaines qui défendaient César. A un moment,

ces gardes sont devenues très puissantes et on commencé à orienter la volonté

de l’empereur. L’autorité politique civiles est alors indirectement entre les mains

de cette Garde prétorienne qui commence à fonctionner comme un comité

restreint et qui finit par prendre le pouvoir. Cela s’est vu en Argentine à partir de

la fin des années 50 jusqu’en 1966 puis à partir de 1972 avec l’intermède du

gouvernement civil péroniste, jusqu’au coup d’État de 1976, et au Rwanda à

partir de 1959. Autour de ce comité il y a des officiers qui contrôlent

complètement l’appareil d’État de façon indirecte : l’ensemble du système de

sécurité fonctionne alors comme une hiérarchie parallèles — policière et

militaire — orientée par une doctrine spécifique qui organise la violence et qui

la territorialise. C’est cela qui finit par basculer dans une dictature, un système

autoritaire. Par ailleurs, le colonel Lacheroy, dans ses conférences parle de la

dictature comme synonyme des « hiérarchies parallèles ».

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Lorsque la crise est finie la question se pose alors de savoir ce que l’on fait des

militaires et des forces de polices ainsi organisées. Or, dans de telles

circonstances, nous nous retrouvons très souvent devant des officiers qui sont

condamnés pour crimes contre l’humanité, comme lors des disparitions forcées

en Argentine où, lorsqu’une femme enceinte était reconnue comme militante,

elle était torturée, mais on attendait qu’elle accouche pour l'exécuter. Le bébé

qui naissait était alors saisi par les bourreaux qui l’adoptait ou était transmis à un

réseau qu’ils avaient organisé pour que les enfants soient « bien éduqués ».

Ce système avait déjà été mis au point par Franco avec les descendants de

républicains espagnols qui avaient été fusillés. Ils étaient confiés à des familles

ou à des institutions religieuses. Lorsque le juge Baltazar Garzón a enquêté sur

ces cas-là, — les fosses du franquisme —, il a été destitué, parce en Espagne

qu'on n’a pas encore le droit d’évoquer ce sujet. Cela impliquerait que l’on ait

commis des génocides dans cette période-là puisque on s’est attaqué à la

descendance même des groupes politiques qui étaient alors exterminés. Or les

crimes de génocide sont imprescriptibles.

Le terrorisme d’État : une question de doctrine militaire ou de dispositif ?

Que devient l’État dans ces circonstances ? Nous nous retrouvons devant un

ensemble de pratiques, attentats, menaces destinées à induire de la peur dans la

population selon les principes théorisées dans le cadre de la doctrine de la guerre

et de l’action psychologiques sur les masses et les populations. Ce qui fait

également partie de la doctrine de la guerre contre-insurrectionnelle.

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En Argentine, c’est une organisation paramilitaire, la Triple A ou Alianza

Anticomunista Argentina (AAA) dont on peut voir ici les organigrammes, qui a

organisé ce genre de pratiques à partir de 1973.

Ces pratiques sont intégrées dans un plan concerté de nature militaro-policière

parce que, dans cette doctrine, le militaire va prendre en charge le pouvoir du

policier. Finalement, il termine par faire le travail comme le montre l’autre

organigramme, celui du « bataillon 601 », bataillon militaire de renseignement à

qui on attribue une cible spécifique à chacun des Groupe d’action (Grupos de

Tarea en espagnol. Traduction de Task Force en anglais).

Il y a alors dans un premier temps, une sorte de « militarisation » du policier et

de « policiarisation » du militaire. Dans un film de Marie-Monique Robin

intitulé « Les escadrons de la mort : l’école française », il y a un entretien avec

le général Bigeard, (le fameux Bigeard qui avait sauté sur Dien Bien Phu et

« patron » du 3eme RPC pendant la bataille d’Alger) qui dit : « on nous a fait

faire un travail de flics avec des méthodes de parachutistes ».

C’est aussi ce qu’on voit dans le film «La Bataille d’Alger » : le colonel

Mathieu, une métaphore du colonel Bigeard, arrive et prend avec son équipe les

fichiers de la police. Et à partir de ce moment on commence à traquer et arrêter

ceux qui avaient été fichés par la police ou les Renseignements Généraux… Ils

sont alors interrogés.

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Une question se pose : que se passe-t-il lorsqu’une structure clandestine de

répression avec une grande capacité opérationnelle est protégée par la partie

visible et officielle de l’État ? C’est cela l’instrument de la « hiérarchie

parallèle ». Le colonel Lacheroy en parle comme d’une « arme » et également

comme d’« une dictature pure dure et toujours cruelle », mais c’est une arme

dont le militaire français, soi-disant en copiant l’ennemi Viet Minh, ne peut faire

l’économie : il doit se doter de cet instrument de lutte. C’est ce qu’il affirme

dans la fameuse conférence de Bien Hoa en 1952. C’est une transformation de la

guerre : il n’y a pas de plan de bataille comme on le voyait en 14/18 ou pendant

la guerre de 39/40. On se retrouve devant une liberté de manœuvre complète

vis-à-vis de la population. L’enjeu : le contrôle du territoire face à un

phénomène de guérilla et des organisations clandestines de lutte. Il s’agit

d’éviter que la population ne bascule chez l’ennemi.

Il faut donc organiser, codifier, préciser par des règlements cette normativité

particulière — et c’est cela une doctrine militaire — qui va dédoubler l’État

légal : on aura une vie légale et une vie parallèle de l’État qui va organiser de

façon clandestine un phénomène de nature policière et militaire auprès d’une

population déterminée, afin de la séparer de l’ennemi. Les Centros Clandestinos

de Detención (CCD) en Argentine, ou les Centre de Tri en Algérie feront ce

« travail ». Ce n’était pas la guerre de 14/18, c’était la guerre contre-

insurrectionnelle.

C’est une normalité spécifique qui repose sur une organisation de l’appareil

coercitif d’État illégale et clandestine qui déroge à la loi, avec une élimination

physique de l’opposant considéré du point de vue pénal : c’est un « délinquant

subversif » qui n’entre pas dans les lois de la guerre. Dans les lois de la guerre,

on n’a pas le droit de torturer un ennemi, on n’a pas le droit de mettre à mort un

ennemi (voire sa descendance) sans armes et qui porte l’uniforme,. S’il en porte

un, il faut le traiter de façon décente, en prisonnier de guerre. Mais en

l’occurrence, l’ennemi est un « délinquant subversif », et on applique le critère

de la délinquance à quelqu’un qui est en train de combattre : il n’aura pas droit à

un avocat car il est hors-la –loi, car on est dans l’état d’exception. Le cercle de

feu se referme sur ce « criminel ».

Et c’est toute l’ambiguïté de ce type de guerre et de conflit : il y a une pratique

systématisée de la disparition forcée, de la torture et de la destruction des corps

dans des espaces clandestins alors que la vie quotidienne continue pour le

simple citoyen ; et on retrouve des corps jetés de-ci de-là pour induire la peur et

bien montrer à l’ennemi et à la population ce qu’il se passe : car tout le monde

comprend. En effet, tout le monde sait ce qu'il s’y passe dans les CCD et les

Centres de Tris. On entend des bruits la nuit.... et la propagande, la « guerre de

l’information » fait le reste : c’est le règne de l’action psychologique.

J’ai évoqués l’existence de ces Centres « clandestins » avec des personnes qui

vivaient dans leur voisinage à Buenos-Aires : ils entendaient la nuit les cris de

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ceux que l’on y torturait, ils voyaient le va-et-vient des voitures banalisées. Tout

le monde savait ce qui se passait : la peur était induite. Cela fait partie également

de la guerre psychologique.

A ce propos, en Algérie, à 30 Kms d’Oran, existait dans la petite ville d'Arzew,

une base amphibie où était installé le fameux «Centre d'Instruction Pacification

et de contre-guérilla» : le CIPCG. On y enseignait, dans le cadre des cours de

guerre et d’action psychologiques, la «sociologie de la terreur de masse », cours

où il est indiqué que la terreur fait adhérer, ou fuir, ou rend neutre. Pour dire

autrement, ou vous partez, ou vous restez et vous vous taisez, ou vous basculez.

La plupart des officiers français qui arrivaient en Algérie passaient par ce centre

de formation, mais également des officiers étrangers qui faisaient leur formation

à l’Ecole de Guerre de Paris. Des officiers belges comme argentins, ou

provenant d’autres pays, y sont passés. Ils joueront plus tard leur propre rôle.

La DGR (Doctrine de la Guerre Révolutionnaire) et la matrice Lacheroy.

C’est le fameux colonel Lacheroy, patron du cinquième bureau d’état-major,

c’est-à-dire le Bureau de guerre et d’action psychologique pendant la guerre

d’Algérie, qui va parler de «hiérarchie parallèle». Il s’agit d’un des piliers

essentiels de la doctrine en question : c’est le contrôle territorial dans le cadre de

la lutte contre la guérilla urbaine ou rurale (car il y a aussi des mouvements

paysans de guérilla).

Le rôle de l’Eglise catholique pendant la Guerre froide est également très

important dans les secteurs les plus conservateurs. Elle devait lutter d’un côté

contre la fameuse théologie de la libération, et de l’autre côté elle avait à mener

un combat contre le marxisme « matérialiste et athée ». L’ennemi va ainsi être

défini à un certain moment de façon religieuse. J’ai retrouvé des schémas à

l’Ecole de guerre de Paris où les aumôneries sont considérés comme des

instruments de l’action psychologique. Cela permet de justifier un certain

nombre de choses, et on a trouvé des textes qui légitiment la pratique de la

torture de façon religieuse et même théologique. Mais il ne faut pas tomber dans

l’erreur de penser qu'il n’y a que les Français qui ont fait cela. Les Britanniques

ont également élaboré et applique leur propre doctrine en Irlande du Nord, au

Kenya lors de la révolte des Mau-Mau, où ils ont aussi créé des villages de

regroupement en Malaisie où on torturait et où on tuait. C’est le général Keatson

qui a créé ce système, il avait été dans les années 20 un grand spécialiste de la

répression contre l’IRA en Irlande. On voit bien les liens qui existent : à l’Ecole

de guerre de Paris, il y a des conférences, des séances de travail en commun

entre des officiers français, anglais, israéliens. Le colonel Peled par exemple

sera un des créateurs de la Haganah, l’armée secrète d’Israël, et il va venir

confronter ses expériences avec celle des officiers français qui sortent de la

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guerre d’Indochine et qui vont vers la guerre d’Algérie et des officiers argentins.

Ils vont codifier, dans des séances de travail collectives, à travers des exercices

pratiques et théoriques, la fameuse doctrine de la « guerre révolutionnaire » ou

de « lutte contre la subversion ». L’apport du colonel Lacheroy est vraiment

déterminant en la matière. Mais les croisement d’expérience, au delà des

nationalités est à souligner dans le cadre des alliances de la Guerre froide.

Ainsi toutes les savoirs militaires sont des expériences échangées. L’usage de

la violence est professionnel. On n’a pas affaire à des improvisations : c’est un

savoir-faire basé sur l’expérience codifiée ; et lorsque le niveau de violence

devient trop élevé, le militaire prend le relais du policier ou le contrôle.

Il faut donc retenir que cette doctrine de la « guerre révolutionnaire » est

enseignée, avec des cours et des conférences, dans les institutions

d’enseignement comme le Centre d’Etudes Africaines et Asiatiques, le CEAA.

En France on prépare des troupes pour partir en Extrême-Orient, en Afrique, ou

en Algérie. L’Ecole Supérieure de Guerre de Paris va être un des foyers

principaux à l’échelle internationale de la circulation de ce savoir, avec le

fameux CIPCG, (centre d’instruction et de pacification contre la guérilla), lieu

de formation des officiers français mais aussi étrangers qui sont en stage à

l’école de guerre pour comprendre ce qui s'est passé pendant la guerre d’Algérie

de façon théorique et normative.

Il va y avoir aussi le Centre d'Etudes sur la Guerre subversive (le CEGS de

Jeanne d’Arc, situé à Philippeville), dit « centre Bigeard », qui sera un moyen

pour le pouvoir gaulliste de sortir un peu des dilemmes politiques avec l’armée

coloniale et de se rapprocher de Bigeard (qui est toujours d’accord avec le

pouvoir et l’autorité). Des articles apparaissent également à ce moment là dans

les revues spécialisées qui s’internationalisent. Des revues en français et en

anglais font alors circuler l’information à l’échelle internationale.

La «matrice Lacheroy » est à la base de la DGR. Elle repose essentiellement

sur des éléments codifiés. Le patron de l’armée coloniale se trouve à Bien Hoa

(c’est une ville à 30 Kms de Saigon, un centre de formation). Le colonel

Lacheroy, spécialiste de l’Afrique, débarque en Extrême Orient et va devenir le

patron du 5ème

Bureau auprès de Chaban-Delmas, puis pendant la guerre

d’Algérie,. Il sera rappelé en France en 1958 avec l’équipe de Salan. Il prend

alors en main les ENORSEM, c’est-à-dire les officiers de réserve, à l’Ecole

Militaire de Paris (où en 1961 il aura des étudiants comme Valéry Giscard

d’Estaing ou Michel Poniatowski qui rejoindra la DST plus tard). Lacheroy sera,

auprès du général Salan, le créateur de l’OAS Espagne, amorce de l’OAS qui en

fin de compte est une reproduction d’un des aspects de cette doctrine. C’est-à-

dire une milice clandestine secrètement organisée qui va lutter contre l’ennemi

d’une manière indirecte, sans passer par la loi et l’ordre mais en produisant des

assassinats contre des avocats par exemple ou des attentats comme celui contre

de Gaulle, organisé par l’OAS.

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On retrouvera cela en Argentine où les anciens de l’OAS auront trouvé refuge

(avec l’assentiment du Général de Gaulle) et seront impliqués, (je l’ai su par une

voie directe personnelle), dans le fameux attentat de Ezeiza, contre le général

Perón qui avait été exilé en Espagne et était revenu en Argentine à la suite d’un

processus politique. Quand son avion débarqua à l’aéroport de Buenos-Aires, il

y avait une grande manifestation d’au moins 3 millions de personnes… La

gauche péroniste s’était organisée, il y avait une estrade prévue avec un

orchestre qui devait jouer de la musique…mais quand arrive l’extrême droite

péroniste, elle commence à tirer dans la foule. Les ordres auraient donnés en

français et un ancien officier du SDECE m’a expliqué qu’il avait organisé le

retour du général Perón et qu’il connaissait les gens de l’OAS qui se trouvaient

en Argentine. Ce retour marquera la fin d’un processus politique civil et ouvrira

la porte à une prétorianisation de la politique argentine jusqu’au coup d’Etat de

1976.

Le système de Lacheroy en Algérie est présenté ci-dessous :

Il y a un comité restreint d’action psychologique qui entoure le ministre

résident en Algérie. Il y a des hauts fonctionnaires du gouvernement général,

chefs du bureau régional de l’action psychologique et un général commandant la

dixième région militaire, (c’est Massu). Il y a un journal, « Le Bled », qui va

donner la bonne parole aux combattants. A Alger, il y a des théâtres, le cinéma

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aux armées, bref la grande propagande. Il y a aussi des éléments de

Renseignements généraux et des bureaux d’action psychologique au niveau des

grandes villes, Oran, Alger, Constantine… et des subdivisions d’unités avec des

officiers itinérants à la base. Ils vont de village en village, avec les médecins,

porter la bonne parole : « la France vous défend, vous protège contre le FLN,

venez avec nous, nous sommes bons, nous sommes généreux, nous avons un

plan économique ». En même temps, pour délégitimer le FLN et attirer la

population, il y a une lutte clandestine organisée par des mouvements de contre

guérilla, le fameux DPU de Trinquier dans les milieux urbains. Il faut que vous

gardiez en mémoire ce schéma ci-dessus, parce qu’il ressemble étrangement à

celui-ci-dessous, qui est une photocopie (pas très bonne) d’un document original

du Vietminh qui m’avait été donné par le colonel Lacheroy lui-même. Il l’avait

trouvée dans la besace d’un officier vietminh. C’est toute l’organisation

clandestine du vietminh au niveau local et régional qu'on a là, écrit en langue

locale, toute l’organisation verticale du parti. C’est cette structure que Lacheroy

va appeler la « hiérarchie parallèle » car elle est parallèle à la hiérarchie de

l’État. L’État colonial est vermoulu, dit-il, il n’est plus en mesure de répondre.

L’ossature centrale, c’est le Parti communiste vietnamien, tenu par Ho Chi

Minh, avec sa propre armée menée par Giap (décédé la semaine dernière à l’âge

de 102 ans). Ho Chi Minh était considéré comme le Napoléon de l’Extrême

Orient, il a gagné militairement contre les Français à Dien Bien Phû et contre les

Américains à la bataille de Saigon.

Hiérarchie parallèle et dictature

La définition que donne Lacheroy des hiérarchies parallèles est la suivante :

c’est une structure complexe associative, politico-militaire et administrative, qui

empêche toute infiltration d’agents dans la zone qu’il contrôle, non seulement

territorialement mais aussi verticalement. A travers les organisations dédoublées

par le Parti communiste, le Vietminh dirige ainsi un quasi État, avec ses

institutions, ses organisations de jeunesse, de villages.

Et Lacheroy de conclure : ce système des hiérarchies parallèles est une arme.

C’est une « dictature populo-politico-militaire, relativement pure, toujours dure

et quand il le faut cruelle ». Il va proposer que cette arme devienne aussi l’arme

du soldat français. Pour gagner la guerre, dit-il, il nous faut cette arme.

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Cette idée est pour l’époque un coup de génie. On sera capable, à un moment

donné, d’avoir dans sa besace de soldat la possibilité de créer une dictature, non

pas comme système politique, mais comme arme de combat. Mais le colonel

Lacheroy le dit lui-même : on nous objectera qu’il n’est pas possible d’avoir

recours à des procédés que nous combattons et que nous condamnons. Mais il

faut savoir ce que l’on veut : pour la victoire, il faut être capable d’organiser une

dictature comme arme de guerre. Et c’est là que la jonction s’est faite

(conférence de Bien Hoa de 1952).

Ce système va être exporté en Argentine (voir page suivante):

Le système des hiérarchies parallèles présent dans la doctrine française va être

appliqué dans ce qu’on appelle « task force », au sein du ministère du bien-être

social (sic), c’est-à-dire le ministère de la santé, qui va se doter d’une structure

parallèle, et s’organiser clandestinement avec le chef de la police fédérale et des

délinquants retournés, pour se mettre à travailler sur une structure répressive et

avec des groupes opératifs qu’on va appeler « les faucons ». Ce sont des civils,

des militaires, ou des officiers de la police fédérale, qui vont aller commettre un

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assassinat à tel endroit ou faire disparaître des personnes. Cette structure est

extraordinaire, puisque le chef en est le ministre de la santé qui, parallèlement,

met en place un contrôle territorial comme celui qu’avaient mis en place

Lacheroy, Trinquier et Bigeard dans le contrôle de la Casbah, avec des secteurs

et des quartiers. On va quadriller ces espaces-là avec ces groupes qui vont

intervenir de façon pratiquement policière en défonçant les portes, en enlevant

les personnes, en les faisant disparaître. On retrouvera plus tard leurs corps

sauvagement torturés, démembrés, traînant dans un coin de rue ou dans un

quartier différent. Ce groupe triple A dispose d’affiches : «Nous, triple A, nous

nous adressons dans ce message aux citoyens argentins : nous avons organisé

des commandos qui vont faire la guerre aux Montoneros, aux partis politiques

marxistes-léninistes». Il y a des affiches dans les rues. Imaginez qu’il ait eu

(affiche AAA) pendant la guerre d'Algérie des affiches dans les rues disant :

« nous OAS avons décidé d’éliminer, untel, untel et untel » !

En même temps sort la revue « El Caudillo» qui reçoit de l’argent du ministère

de Santé, avec une petite chronique qui désigne la personnalité qui va se faire

assassiner et dont on va retrouver le corps plus tard. Et cela pendant un, deux,

trois, quatre, cinq ans…

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Ce système va ensuite être remplacé par un autre système de hiérarchie

parallèle celui du Bataillon de renseignement de l’Armée de Terre :

Des groupes du Grupos de Tarea ou GT qui figurent dans les triangles sont des

« commandos » organisés par l’armée qui ont pour objet d’aller éliminer soit les

Montoneros (qui étaient des péronistes d’extrême gauche), soit les marxistes-

léninistes (Ejercito Revolucionario del Pueblo ou ERP) ou les jeunesse

communistes révolutionnaires, etc. Chaque GT a sa cible, et tout le système est

organisé par le Bataillon 601 qui contrôlait déjà « par en dessous » la Triple A.

C’est la phase 1976-1977 où les militaires décident de prendre le pouvoir

définitivement.

L’objectif de ces escadrons, c’est certes d’assassiner les opposants, mais aussi

de terroriser la population par la menace, les attentats et les disparitions forcées.

Cette menace est publique. Elle s’affiche dans les revues vendues en kiosque.

On dit aux opposants « la valise ou le cercueil ». Ce vieux thème est réutilisé

dans beaucoup de pays d’Amérique latine pour que les gens fuient.

Parallèlement, une coordination internationale s’opère entre les polices et les

gouvernements militaires. C’est le fameux plan Condor qui, avec Pinochet, va

structurer l’organisation de l’ensemble des dictatures du Cône sud de

l’Amérique latine. Et en même temps, en 1975, on retrouve à la base de Manaus,

en pleine jungle brésilienne, le général Aussaresses en train de donner des cours

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d’interrogatoires aux spécialistes d’Argentine, du Chili, de l’Uruguay, du

Paraguay, de la Bolivie... A ce moment-là tous ces pays sont des dictatures.

On est là dans l’espace très spécifique de l’activité de la triple A qu’on va

retrouver dans la carte des camps des centres clandestins. Dont voici la carte des

implantation sur le territoire argentin :

C'est la carte officielle où on trouvait tous les CCD en Argentine, ceux où on a

fait disparaître des gens, où on les torturait, et d’où on entendait des cris. Donc

on savait ce qui se passait. A titre d’anecdote, le fameux Astiz, l’officier de

renseignements de la Marine qui avait assassiné les deux religieuses françaises :

Alice Domont et Léonie Duquet en Argentine, et qui avait œuvré dans celui de

l’Ecole de Mécanique de la Marine (ESMA), de Buenos Aires, se trouvait en

France en 1978 au « Centre Pilote » de Paris, c’est-à-dire le centre de

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renseignements du consulat de Argentine en France. Il y avait été accueillit avec

l’accord de la DST française, avec deux autres ex-membres des commandos

militaires de la ESMA afin d’y espionner les activités des exilés.

Au Rwanda, où là aussi des chrétiens vont être assassinés, on va avoir la même

chose pendant le génocide : des structures miliciennes organisées par les

militaires français, les Interahamwes. On va aussi attaquer de cette façon-là,

avec des corps paramilitaires, des opposants Hutus.

La première grande codification de ces pratiques va se faire à partir des

instructions de l’armée française, et ce socle va être largement diffusé à travers

des missions militaires à l’étranger. On travaille sur la population avec l’arme

psychologique, avec la propagande, par la terreur et aussi par l’élimination

physique des opposants.

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Voila donc quelques éléments historiques que j’ai essayé rapidement de vous

transmettre.

Et aujourd’hui qu’en est-il de ces fameux concepts dans la société française

alors que nous avons une crise sociale ? On traduit l’œuvre du colonel David

Galula, on évoque la possibilité d’utiliser l’armée contre les mafias du

narcotrafic. Que va-t-il se passer ?

Les corps sociaux ne sont pas toujours stables, et l’on ne peut s’empêcher de

penser au fait que toute cette normativité est toujours présente dans un tiroir,

quelque part dans un état-major…

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Débat

Un participant - Je voulais vous demander en quoi nous sommes concernés

dans la France d’aujourd’hui : pourquoi devons-nous avoir peur des

conséquences de tout ce que vous avez présenté ?

Gabriel Périès - A vrai dire, je ne pense pas qu’il faille avoir peur. Ce système

est un système qui se prétend secret pour être travaillé et se déployer en situation

de crise. Je crois que nous pouvons, en le mettant en lumière, dire : voilà ce qui

peut se passer en situation d’exception. J’en profite pour présenter le contenu de

cette fameuse notion de sécurité nationale, telle qu’elle est intégrée en France

aujourd’hui. Par exemple, de façon très curieuse, c’est au sein de la Convention

européenne de Droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 que

l’on parle de la sécurité nationale :

Article 6 : toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement,

publiquement et dans un délai raisonnable, sur le plan de la justice ; mais l’accès

de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité

ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la

sécurité nationale….

Article 8 : Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de

son domicile, de sa correspondance. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité

publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est

nécessaire à la sécurité nationale.

Article 10 : Toute personne a droit à la liberté d’expression mais elle peut être

soumise à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par

la loi et qui constituent des mesures nécessaires à la sécurité nationale.

Article 11 : Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la

liberté d’association. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’aucune

autre restriction que celle qui est prévue par la loi et qui constitue les mesures

nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale.

Or, le concept de « sécurité nationale » est vide, il n’est jamais défini, mais en

même temps il est restrictif de toutes les libertés publiques. C’est l’Etat qui

décide en quelque sorte. Et pourtant nous vivons depuis 2008 soumis à ce

concept à travers les Lois de Sécurité intérieure, et de Programmation militaire.

Ce concept « vide » a été repris dans le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité

nationale en 2013. Ces restrictions, prévues au nom de la sécurité nationale, sur

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les libertés publiques en situation de crise peuvent donner par exemple Abu

Ghraib ou Guantanamo, où même le président de Etats-Unis est impuissant à

démanteler le système. C’est-à-dire qu'il y a toujours un endroit où l’on sait que

le « waterboarding » est autorisé ! On a le droit de vous faire passer par la

« baignoire ». Quand on voit les photos d’Abu Ghraib, on comprend ce qui peut

se passer.

Un participant - Merci pour cet exposé extraordinaire. Je voudrais savoir si

vous avez fait des recherches et comparé cette collaboration des services secrets

français avec les pays d’Amérique du Sud, avec celle des pays du Maghreb qui

ont des liens historiques avec la France. Avez-vous orienté vos recherches pour

dévoiler cette relation incestueuse ?

Gabriel Périès - Je vais essayer de répondre à votre question en deux temps.

Il y a un lien historique entre les révolutionnaires des années 60/70 en

Argentine et l’Algérie. C’est assez surprenant, mais il y a peu de temps j’ai

découvert la biographie d’un révolutionnaire guévariste argentin, Ricardo

Masetti, qui était avec le « Che » Guevara à Cuba en 59. Le « Che » l’envoie à

Alger en 1960, auprès du FLN en plein «Plan Challe», pour recevoir un bateau

chargé d’armes qui avait été pris à la Baie des Cochons lors du fameux

débarquement anticastriste. Ces armes avaient été transférées au FLN, et

Masetti, devait en assurer la réception et faire monter dans le bateau des

orphelins et des blessés de guerre du FLN et de l’ALN. Masetti se trouve donc

là et fait la guerre auprès du FLN en Algérie. Il va créer en 1963 le premier

foyer de guérilla guévariste au nord de l’Argentine au moment même où arrive à

l’état-major des forces armées argentines un officier français, le colonel

Nouguès, qui est tout simplement le chef d’opération du Plan Challe ! Et le

guévariste argentin va créer son foyer de guérilla dans la province de Salta dont

la principale ville s’appelle la Nouvelle Oran ! Il y a bien dans cette histoire des

destins croisés. Et l’officier français va organiser la gendarmerie argentine dans

la lutte contre « la subversion » : elle sera nettoyée en deux ans. En 1964 le

foyer de guérilla sera complètement détruit et c’est la gendarmerie qui l’aura fait

sous les consignes d’un officier français.

Plus tard il y aura aussi des collaborations. Regardez la tenue des officiers de

sécurité en Algérie dans les années 90 : c’est les CRS de chez nous ! Et lorsque

des officiers commencent à parler de « la sale guerre » qui est menée en Algérie

contre le Printemps Kabyle, des mouvements religieux ou des guérillas se

développent pour demander simplement la justice, et les descriptions qu’ils font

des opérations sont des descriptions de la bataille d’Alger. On a l’impression de

lire Yves Courrières racontant la fin de l’ALN prés du mur de fils barbelés avec

la Tunisie. On se retrouve dans des opérations similaires parallèlement à

l’émergence d’un pouvoir militaire très fort.

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Un participant - Je trouve ce sujet d’actualité et c’est un débat urgent dans la

France d’aujourd’hui. Vous avez évoqué l’Algérie en tant que matrice avec le

film « La bataille d’Alger ». On a tendance a considérer que cette histoire se

termine avec l’accession à l’indépendance de l’Algérie, mais c’est faux.

L’histoire de l’Algérie contemporaine, c’est le retour d’officiers algériens (dans

le sillon de l’armée française) qui prennent le pouvoir en Algérie. Et là on a une

situation particulière, car l’État s’empare de l’opposition. C’est-à-dire qu’on a

une structure officielle de répression et l’État va prendre le pilotage direct de la

guérilla islamiste. C’est ce qu’on a appelé le GIA, groupe islamiste armé que les

Algériens appellent groupe islamiste de l’Armée. Vous avez montré dans votre

conférence un État qui se dédouble en structures clandestines pour lutter contre

un ennemi, mais ce qu’on n'a pas pu voir, (faute de temps je suppose), c’est un

État qui crée et manipule ce même ennemi. Tous les documents que vous avez

produits sont un sanglant démenti aux théories du complot. Tout le monde peut

constater que tout cela est planifié, normalisé, institutionnalisé. La question

urgente dans la France d’aujourd’hui, c’est qu’on est en train de créer

des ennemis avec des islamistes barbares, susceptibles de faire des attentats.

Quel est votre avis là-dessus ?

Je mets les pieds dans le plat directement, parce qu’on est dans l’urgence : c’est

ça qui est en train de se préparer. On voit qu’il a une confusion entre le pouvoir

de l’État français et les structures islamistes : on le voit en Syrie, où l’État

français apporte un soutien à la guérilla islamiste. Quel est donc votre avis sur la

prise de contrôle directe de l’État sur la guérilla ?

Gabriel Périès - Je crois quand même qu’il faut être un peu prudent, et peut-

être que je ne vous suivrais pas sur la totalité des éléments que vous venez

d’avancer. Néanmoins il est vrai qu’il y a aujourd’hui toute une série de faits qui

me font me poser les mêmes questions que vous, mais peut-être pas pour les

mêmes circonstances. A partir de la crise des banlieues de 2005, où l’état

d’urgence a été déclaré, j’ai entendu des officines dire : c’est comme en Algérie.

On parle de groupes voués à la criminalité, voués à la délinquance, voués aussi

au djihad. Je pense que l’on est peut être en train de créer un ennemi qui, comme

je l’ai dit, se construit aussi. Je vais mettre les pieds dans le plat, mais qu’est-ce

que l’on crée aujourd’hui avec les Roms ?

La Convention de 1948 définit le crime de génocide. On retrouve des groupes

sociaux, des groupes ethniques qui ont eu à supporter l’exclusion, qui étaient

voués à la destruction parce qu’ils n’avaient pas un comportement comme les

autres. L’inquiétude, c’est quand on commence à présenter des groupes comme

n’étant pas « normaux ». Si la situation continue à se détériorer dans le cadre de

la crise économique, on peut être inquiet. La montée des partis xénophobes est

le signe de la création de cet ennemi.

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Je vois des Roms du Kosovo, parfaitement stabilisés, dont on brûle les maisons

et qui viennent demander asile en France. Je vois aussi en Hongrie des femmes

Roms se faire violenter, des enfants Roms prendre des baffes dans la rue au

Kosovo. C’est le groupe Jobic, pronazi, (l’équivalent d’Aube Dorée en Grèce)

qui le fait et c’est Orban qui les en accepte le soutien. Ils ont comme tenue

militaire les tenues qu’avaient les groupes collaborationnistes avec les SS

pendant la deuxième guerre mondiale. Et cela se passe en Hongrie. On est en

droit de se poser des questions.

C’est là qu’en tant que citoyen il faut être prudent. Qui est-on en train de

définir et de construire en tant qu’ennemi ? A qui veut-on appliquer ces

instruments ? Là on se retrouve devant un véritable dilemme et je vous suis sur

ce plan là.

Mais les jeunes « militants djihadistes » français constituent à mon avis

l’expression d’une crise plus lointaine et plus profonde. Imaginez que vous êtes

un militant révolutionnaire français des années 70. Vous allez dans la banlieue

expliquer aux fils d'ouvriers : « camarades, nous devons créer le parti de la

quatrième internationale selon la volonté de Léon Trotski ». A Grigny,

aujourd’hui, à la Grande Borne, cela ne passe plus. Il y a donc aussi une crise du

discours révolutionnaire, européen et français. Ces structures ne marchent plus,

elles ne sont plus en phase avec la société telle qu’elle est. Et je crois que c’est

la crise des mouvements révolutionnaires européens et de leur utopies. L’utopie

est proposée par d’autres : c’est le Califat du XIIIe siècle qui est proposé. Et

c’est cela qui donne de l’énergie à la jeunesse qui a toujours été révoltée,

partout, et de tout temps. Cette énergie était canalisée historiquement par les

mouvements révolutionnaires et cela n’existe plus.

Un participant - Quand on suit votre exposé, à partir de l’Algérie puis sur

l’Argentine, ou plus largement l’Amérique du Sud, on a l’impression d’un cours

d’histoire intéressant mais on voit mal le rattachement que cela peut avoir avec

notre situation actuelle. C’est la question qui a été posée en premier lieu. Je crois

que vous faites bien de rappeler qu’en 2013 ce concept de « sécurité nationale »

est ressorti. J’ai été surpris récemment par la déclaration d’un certain Christian

Estrosi, maire de Nice, qui a repris ce concept. Il a d’ailleurs été dénoncé par la

rubrique « désintox » Arte/Libé, justement parce qu'il avait utilisé ce concept de

sécurité nationale en le rattachant à la Révolution française, en prétendant que

ce qu’il disait maintenant était fortement révolutionnaire puisqu’on disait la

même chose pendant la Révolution française. En fait ce concept de sécurité

nationale n’a jamais existé, il a transformé le terme de sûreté en sécurité. Il est

certain que c’est très difficile pour beaucoup de gens de faire la différence mais

je crois qu’il faut faire attention à ce genre d’amalgame et de déclaration.

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J’ai parlé de Christian Estrosi, je veux parler un peu de l’autre côté : que penser

de la position de certains députés PS de Marseille qui demandent, pour sortir de

la situation des banlieues (purement sociale) d’introduire l’armée dans les

quartiers ?

Gabriel Périès - Voilà, vous mettez bien l’accent sur le présent, moi j’ai parlé

de l’histoire en effet, mais vous parlez de la difficulté du présent et vous avez

évoqué le problème de ces députés qui demandent l’intervention de l’armée

pour lutter contre le narcotrafic. Moi, je reste prudent : j’émets des hypothèses et

je mets les instruments sur la table.

Mais cela m’avait fait bondir aussi que le discours « estrosien » vienne se

greffer là-dessus. Vous vous souvenez de la campagne sur l’identité nationale,

organisée par les préfets sur demande du Président de la République, où

finalement l’identité nationale repose sur le fait d’être « non voilée » et « non

musulmane », et/ou évidemment républicain et laïc, tout ça bien mélangé ! Cela

a fini par polariser la vie politique mais aussi de faire monter les tensions et de

favoriser la montée du Front national qui possède ce discours déjà fortement

structuré.

Cette montée des tensions, imaginez qu’on la pousse encore et encore, qu’on

l’alimente par un ou deux assassinats : vous vous retrouvez dans une situation

de « circonstances exceptionnelles » ou d’atteinte à la » sécurité nationale »

Ce concept d’identité nationale va être précisément utilisé par les militaires

argentins. Ils ont fait découvrir, à travers lui, que l’identité nationale argentine

c’était d’être catholique, apostolique et romain et, surtout, anti-marxiste. Et ainsi

on polarise la société contre les gens qui prétendent changer les structures

fondamentales de la société : ce sont des « délinquants subversifs ». Et tout cela

avec seulement des débats sur l’identité nationale.

Lorsque j’ai fait un travail comparatif, similaire à celui-ci, centré sur le « Livre

blanc de la Défense et de la Sûreté nationale », je l’ai présenté au ministère de la

Défense en Argentine devant un parterre d’officiers argentins. C’était en 2008.

Un vieux général, qui avait été en France auprès de Pierre Joxe, grand chercheur

qui travaillait alors à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)

vient me voir et il me dit : «Périès, c’est pas mal votre truc, c’est pour quand le

plan FMI ?».

On retrouve ainsi des collusions très particulières dans le cadre de politiques

économiques et financières où des pays ont servi de laboratoires. Si on observe

ce qui c’est passé dans certaines périodes en Amérique latine, avec les politiques

néo-libérales issues de l’Ecole de Chicago, celle de Milton Friedman, et ce qui

est en train de se passer en Europe, ce n’est pas très différent. Comme par

hasard on se retrouve avec un discours national sécuritaire et avec un djihad qui

donne l’argument. Et on commence à entendre : que fait l’armée, que fait la

police ?

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C’est là que des associations comme le GREP ou même le citoyen doivent

commencer à regarder ce qui se passe sur ce plan là. Et je le répète : ce concept

de sécurité nationale est restrictif de toutes les libertés publiques car il institue

un état d’exception permanent et lattent.

Un participant - Votre exposé a été très centré sur la guerre révolutionnaire,

mais quels sont les ponts qui sont susceptibles d’exister ? Parce que, comme

grand système manipulateur il y a eu la CIA et il y a probablement des

manipulations très sérieuses par les services israéliens dans les Territoires

occupés. Est-ce qu’éventuellement ces systèmes sont susceptibles d’avoir des

synergies pour une stratégie un peu plus unifiée au niveau planétaire ?

Gabriel Périès - La révolution cybernétique, le système PRISM, sont des

moyens de contrôler la circulation de l’information à l’échelle planétaire assez

imposants. Le système existait déjà pendant la guerre froide, il s’appelait

ECHELON, c’était un système d’écoute déjà planétaire construit par la NSA.

On l’a simplement modernisé. Mais au même moment, lorsqu’on fait la guerre

au Mali, on oublie de dire qu’au Mali et qu’en Mauritanie il y a des nœuds

ferroviaires très importants sur lesquels transite une partie de la drogue vers

l’Europe. On ne veut pas que l’Aqmi mette la main là-dessus parce que, s’ils ont

une source de financement autonome, ils peuvent être en voie de

« farquisation », du nom des FARC — Forces Armées révolutionnaires,

marxistes, en Colombie reconvertie dans le trafic de drogue. C’est là où une

connexion se fait, entre cet ancien savoir de lutte contre l’agent subversif

marxiste et/ou nationaliste et la lutte actuelle contre les narco-djihadistes. C’est

le nouvel ennemi. Mais le problème, c’est que la société européenne est très

mélangée. Comment faire passer le fil du rasoir dans les couples mixtes, dans

les endroits où il y a de la mixité sociale ? Que va-t-il se passer ? Il y a

actuellement des négociations sur les systèmes d’armement, sur les systèmes de

drones par exemple. Petit à petit la guerre change de caractère : on peut faire un

bombardement sur une population très ciblée. En Afghanistan, par exemple, on

peut cibler une population de talibans et leur envoyer un missile à partir d’un

drone. Cela change le statut de la guerre. Est-ce que les États-Unis ont le droit

d’exporter ainsi une peine de mort ? On peut assassiner quelqu’un mais on est

en dehors du droit de la guerre, les espaces sont en train de se transformer. Ce

qu’il faut savoir, c’est que les instruments pour une guerre illégale existent. Les

collusions se font principalement aujourd’hui au niveau policier. Elles ne sont

pas encore militarisées. Mais si la violence augmente d’un cran, elles seront

militarisées, comme cela s’est passé en Colombie, comme cela se passe

actuellement au Mexique, avec la Marine. Celle-ci a un rôle de contrôle de

certains secteurs du Renseignement parce qu’on n’a plus confiance dans l’armée

de Terre et qu’on s’appuie sur la Marine.

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Dans ces espaces, nous sommes face à des ennemis armés, les

narcotrafiquants : est-ce qu’il faut les laisser faire, est-ce qu’on va entrer en

conflit avec ces formes d’États, est-ce qu’on va vers des narco-États ?

Il faut aller jusqu’au bout de la démarche. Comment traite-t-on le fait que, par

exemple au Mexique, il y a dans les endroits qui sont contrôlés par certains

cartels, des églises ou des saints qui sont d’anciens membres de cartels qui ont

trouvé la mort ? Ils sont sanctifiés, il y a des cultes, l’intégration est très forte.

Que se passe-t-il lorsqu’un étudiant de l’université a une bourse pour travailler

sur « le narcotrafic et douane », par exemple, payée par le Cartel de Sinaloa, ou

lorsque le blanchiment de l’argent passe par la création de cliniques, ou que

pour faire passer les autoroutes dans telle ou telle région on achète, à travers des

bureaux d’études, des syndicats de camionneurs ? Il s’agit pratiquement de

politiques publiques, puisqu'on fait fonctionner la police avec les intérêts

locaux. Le lien, c’est la violence ou l’argent.

Des anthropologues parlent de la « violence de la monnaie »: avec un billet de

banque bien signé, je peux acheter un organe sur le marché noir chinois du trafic

d’organes, une femme sur le marché biélorusse, trois kilos de cocaïne à tel

endroit, une kalachnikov en Serbie. Tout ça avec un bout de papier signé : vous

voyez que la violence de la monnaie existe aussi. Nous sommes dans des

espaces où la violence est organisée. Est-ce que le monopole effectif de la

violence légitime va pouvoir être maintenu, ou sommes-nous dans une période

d’éclatement de ce monopole du fait de la mise en réseau de tout ces organes de

décision ?

N’allons-nous pas nous retrouver devant une crise des structures verticales avec

de nouvelles formes de guerres clandestines organisées en réseaux? On n’aura

plus de grande guerre comme celle de 14/18, mais une situation exceptionnelle

d’atteinte à la sécurité nationale généralisée avec des conflits permanents, à

gauche, à droite, au milieu, au centre, avec une « molletisation » rampante des

progressistes qui vont envoyer finalement les paras sur la Casbah, dans le cadre

d’un programme économique. On pourra se retrouver dans un état latent de

conflit généralisé avec des pratiques secrètes à la limite de la légalité, ou

totalement illégales, quand on demandera que l’armée intervienne pour lutter

contre les narcotrafiquants, les mafias locales et les ennemis clandestins qui

n’ont pas le statut de militaire défendable sur le plan des lois de la guerre, de la

Convention de Genève de 1929.

Un participant - Dans les heures qui ont suivi le coup d’état au Chili, des

milliers de personnes ont été arrêtées et on a rempli le stade de Santiago. Cela

signifie qu’en amont on avait des milliers de fiches toutes prêtes, on savait où

aller chercher ces gens-là. Quarante ans plus tard on a aujourd’hui des outils

informatiques bien plus puissants, et donc le problème c’est bien le nombre

Page 29: Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées De la guerre d ...©riesFinalLivret.pdf · 3 De la guerre d'Algérie à la dictature argentine Considérations sur l’internationalisation

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invraisemblable de fichiers qui existent en France. En particulier on a le fameux

fichier des empreintes ADN. Aujourd’hui le moindre militant qui s’agite un peu,

est condamné à laisser ses empreintes ADN et c’est un délit que de le refuser.

Alors je crois que là, en période de paix, on met en place des outils qui

permettront d’aller les chercher si besoin est. On peut par exemple localiser

instantanément toutes les personnes qui ont en ce moment un portable allumé.

Est-ce que cela ne change pas la nature de ces outils ?

Gabriel Périès - C’est une question que je pose très souvent, y compris dans

mes cours « Surveillance, Démocratie et Territoire ». Ce que vous dites sur la

coordination des polices et des forces armées latino-américaines, sur le plan

Condor, est en effet basé sur la découverte qu’avait fait un Argentin d’origine

croate, Juan Vucetich, qui avait créé la fiche dactyloscopique. Cette fiche

pouvait circuler par télégraphe dés 1905 entre les polices de Buenos-Aires en

Argentine, de La Plata, de Santiago du Chili, de Montevideo en Uruguay, et Rio

de Janeiro au Brésil, avec la fiche des « délinquants subversifs »., nouveau

critère de la délinquance, parmi les sept où figuraient, le vol, la production de

fausse monnaie etc., le sixième étant l’anarchiste et le septième le syndicaliste.

En 1920, trois années après la révolution russe, on rajoutera, délinquance

subversive marxiste, dans les accords entre les ministères de la sécurités de

l’époque du Cône sud, celui de l’Argentine, du Chili, de l’Uruguay, du

Paraguay, de la Bolivie, du Pérou et du Brésil. Ce plan date de 1920 et il est

basé justement sur une technique d’échange des données policières. Ce système

sera coiffé plus tard par les militaires, et le discours sera le même : lutte contre

les délinquants subversifs (encore la théorie de l’ennemi en droit pénal, il faut le

faire sortir de la protection de la loi normale).

Mais ce que vous dites, c’est que maintenant, en effet, ce système est en

quelque sorte devenu mondial. Maintenant pour voyager aux États-Unis, il faut

remplir toute une série de conditions bien précises pour avoir le visa. Combien

de fois êtes-vous allé à la Mecque, combien de fois êtes-vous allé à Kaboul ?

Est-ce que vous mangez hallal, quel est votre numéro de carte de sécurité

sociale ? Tous ces éléments dit PNR (Passenger’s Name Record) sont liés au

Patriot Act. On peut traduire «USA Patriot Act» en français par :« Loi pour unir

et renforcer l'Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et

contrer le terrorisme» (PATRIOT est en effet un acronyme). Tous les

instruments sont bons pour lutter contre le terrorisme. Ce sont ces normes qui,

pour protéger les États-Unis, imposent en bout de réseau, la vérification de

l’identité sur le territoire européen. Une norme qui est normalement du ressort

d’un État pour son territoire va ainsi dorénavant s’imposer à l’extérieur, à

d’autres Etats. Et c’est une loi d’exception. Et l’Europe l’a accepté.

Pareil pour l’histoire d’un texte concernant les flux du système bancaire belge

imposé à la Belgique par les États –Unis connu sous le nom d’affaire SWIFT.

C’est une affaire dont a très peu parlé en France. Plusieurs milliards de données

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relatives aux transferts de fonds sont ainsi passées sous le contrôle de la NSA.

PRISM, c’est le même problème : pacte entre les États-Unis et la Grande

Bretagne, à partir de 1947, pour créer le système ECHELON, un système

d’écoutes internationales qui petit à petit a englobé les deux hémisphères. Là

nous avons des accords passés sous la pression américaine pour nous imposer

son état d’exception sur le territoire national ou européen. En même temps ils

sont très contents. Le texte qui glorifie la réintroduction de la théorie contre-

insurrectionnelle est préfacée par Petraeus et le numéro de la revue militaire qui

le présente est en anglais : il se passe quelque chose, en effet.

Un participant - Je ne voudrais pas qu’on se quitte sans parler de que ce qui

est en toile de fond de votre exposé avec l’extrait si émouvant du film de

Pontecorvo. Je suis tombé sur quelques lignes écrites par vous récemment, je

dois dire que cela m’a touché profondément et je voudrais que vous nous en

disiez plus. Vous avez écrit : «le militaire atteint théologiquement une véritable

charité thomiste, en faisant de la souffrance infligée et ressentie par le suspect

l’instrument de la rédemption de celui-ci, donc de sa culpabilité».

Gabriel Périès - Oui, c’est une phrase un peu rude, mais c’est la conséquence

d’un travail déjà un petit peu ancien que j’ai réalisé sur les conditions d’emploi

des termes « interrogatoire » et « torture » à propos de la guerre d’Algérie.

L’origine de ce travail, en 1957 en pleine bataille d’Alger, c’est la sortie d’une

revue qui s’appelle « Verbe » la revue du catholique Jean Ousset, très présent

dans le secteur de la « Cité Catholique ». Il y a dans cette revue un article signé

par un militaire nommé Cornélius, « Droit, Morale et Guerre révolutionnaire »

où il parle, sur la base des textes de saint Thomas d’Aquin, de la peine

vindicative « avec douleur ». Cet article légitime l’utilisation de la torture d’un

point de vue théologique. Cela revient à dire en quelque sorte : te rends-tu

compte de ce que tu me fais faire ? L’autre ne peut qu’acquiescer. Cela veut dire

que la torture, c’est autre chose que du pur renseignement : c’est aussi une

relation d’autorité, un moyen de concevoir le possible exercice du pouvoir sur

les corps.

Le grand philosophe français Michel Foucault a bien défini ce qu’est un

dispositif de contrôle et de domination des corps. La torture, c’est aussi un

système de vassalisation du corps à la volonté de celui qui a l’autorité.

L’argumentation développée dans cet article de 1957 de la revue le Verbe

réapparaît en 1959 au début du plan Chasles. Je retrouverai le même article dans

sa version argentine dans la revue, non pas Verbe de la Cité Catholique

mais Verbo de la Cuidad Católica, par le même groupe qui s’est exporté en

Argentine au moment de l ‘« Operativo Independencia.», l’argumentaire était

exactement le même. En Argentine, il n’y a pas si longtemps que ça, un prêtre

nommé Von Wernich participait au centre de torture et sanctifiait les bourreaux

tout en disant aux marxistes et aux juifs comment ils devaient se convertir.

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C’était comme à l’époque de l’Inquisition ! Il a été condamné pour crime contre

l’humanité parce qu’il officiait dans les centres de torture. Pendant un moment

le pape actuel, François, a été soupçonné, du fait de sa position hiérarchique au

sein de l’Église argentine, d’avoir collaboré avec ce dispositif. Cela c’est

apparemment calmé, mais il n’en reste pas moins que la hiérarchie catholique

était compromise, je ne parle pas des hommes et des femmes qui étaient à la

base, des chrétiens qui travaillaient dans les mouvements sociaux, mais bien de

la hiérarchie catholique. Elle a officiellement collaboré avec les forces armées

argentines et avec les forces de sécurité, et ce discours de légitimation a été très

important. Ainsi on retrouve des deux côtés de l’Atlantique des officiers français

qui se trouvent intégrés dans l’état-major des forces armées argentines et où le

groupe de Jean Ousset, très proche de l’OAS, se retrouve déplacé également à la

fin de la guerre d’Algérie. Il y a là des collusions très fortes.

Un participant - Dans la question précédente, votre phrase répondait donc à la

donnée où les représentants de l’Église catholique avaient une vision avilissante

de l’homme qui légitimait la torture. Est-ce qu’on pourrait dire que le texte des

121 de septembre 1960, qui recommandait le droit à l’insoumission, a un peu

sauvé l’honneur de notre démocratie, et qu’on pourrait le considérer comme une

réponse à ces textes que vous critiquez ? Après la dernière guerre, la torture

paraissait insoutenable chez les intellectuels français parce qu’elle leur rappelait

la torture dans les camps d’extermination nazis et celle du régime de Vichy.

Mais votre démonstration extrêmement limpide, montre qu’en réponse à

l’insoumission, les États sur toute la planète créent des structures parallèles.

Alors quand est-ce que les gouvernants prendront une pétition qui sera le droit à

l’insoumission ?

Gabriel Périès - Je vais vous répondre en termes institutionnels. Ce droit à

l’insoumission existera quand il n’y aura plus d’état d’exception dans les

constitutions républicaines, quand la démocratie sera le seul moyen de résoudre

les conflits. Certains diront que c’est une utopie, un peu comme celle que

défendait aussi le manifeste des 121. Parler d’utopie dans ce contexte n’a pas

pour moi un aspect négatif. En témoigne la position du général Pâris de La

Bollardière, qui avait fait la Résistance et la guerre en Indochine, combattant

plutôt rude, mais qui, face à la torture, avait présenté sa démission. D’autres

officiers, rares certes, l’ont également fait. Lorsque le général Pinochet a pris le

pouvoir, des généraux et des officiers ont refusé cette prise de pouvoir illégale

par les forces armées. Il y a eu alors des attentats pour les éliminer. Il existait

juridiquement en Argentine une doctrine de la Cour Suprême qui autorisait le

pouvoir « de facto » issu d’un coup d’Etat. Les militaires qui avaient fait le coup

d’État en 1930 avaient demandé à la Cour Suprême argentine de le légitimer en

menaçant les juges de les destituer. Les juges voulaient garder leur poste, et ils

ont alors créé une doctrine qui s’appelait « la doctrine du pouvoir de facto ». En

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cas de coup d’État triomphant, les actes réalisés par ce coup d’État sont déclarés

légaux. Pour dire cela, ils se sont appuyés sur une jurisprudence canadienne qui

avait tranché le cas : que deviennent les actes administratifs réalisés par des

agents de l’administration en situation illégale. Sont-ils légaux ? Oui, selon cette

jurisprudence.

Une participante - Autant je suis votre discours sur le rôle de l’armée et sa

prise de pouvoir illégale en Algérie ou en Argentine ou dans certains conflits

armés en Afrique, autant j’ai du mal à suivre le rôle de l’armée et des mafias

dans les Antilles. Comment peut-on faire le parallèle entre ces grosses mafias

dans les Antilles et ce qui se passe dans les banlieues, et qu’est-ce que vous

entendez par créer l’ennemi ?

Vous parlez des Roms, du Front National, et je ne comprends pas l’objectif.

Est-ce la prise du pouvoir, est-ce économique ou est-ce pour que l’armée

continue à vivre ?

Gabriel Périès - Merci beaucoup de cette question. Elle me permet de rappeler

ce que j’ai dit depuis le début, à savoir que je ne mettais sur la table que des

outils. C’est vrai que votre question est tout à fait légitime : je ne suis pas en

train de dire que la France va connaître un coup d’État demain, ou qu’on est

dans ce processus. Je dis seulement qu’il y a toute une série d’instruments qui, à

un moment donné, si une crise s’accentue, peuvent donner des comportements

qui nous feront sortir d’une situation démocratique, l’État ayant alors besoin de

restaurer son autorité. Ces instruments ont été réinjectés, après une période

d’absence, sur le territoire national français, et nous sommes dans une situation

de crise où on stigmatise les populations qui auraient des comportements

qualifiés d’ethniquement inassimilables. Que fait-on de ces populations ? Le

débat sur l’identité nationale a polarisé la société. Or, il y a un parti politique qui

a besoin de cette polarisation pour propager son idéologie et convaincre, et ce

parti c’est le Front National.

Il a besoin du conflit, il naît de cette idéologie du conflit, avec toute une série

de pratiques et de revendications qui renvoient à la politique de la relation

ami/ennemi. Cette politique produit sur le terrain des actes violents, des crises.

Si à un moment donné ces actes violents prennent de l’ampleur, polarisent la

relation ami/ennemi, on se retrouve dans le cas de figure où il faut instaurer

l’ordre. Et ce n’est pas si facile aujourd’hui, parce qu'il y a actuellement des

tensions au sein des forces armées à cause des restrictions budgétaires. Ce

concept de sécurité nationale est dangereux, il permet de dire « regardez là, il y

a un ennemi, il sent mauvais, il n’arrive pas à s’intégrer, on va le désintégrer, on

va le mettre ailleurs, on va le faire sortir ». D’autres sont déjà en train de faire le

djihad, vous vous rendez compte, ils sont déjà armés, regardez Marseille, ils se

tuent tous les jours, regardez en Corse, il y a des attentats tous les jours, nous,

État français, que devons-nous faire ? Déjà dans l’imaginaire politique ce n’est

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plus le problème gauche-droite, c’est qu’on pense que l’armée pourrait être un

facteur de pacification sociale. Ce sont des symptômes, des éléments qui

apparaissent, et il faudra être prudent pour savoir ce que ça pourra devenir.

D’où l’intérêt d’examiner les instruments qui existent, qui sont sur la table. Il

vaut mieux être attentif à ce qui va se passer.

Un participant - Tout à l’heure on a évoqué l’Affaire SWIFT qui est un

bordereau commercial entre par exemple une entreprise française et une

entreprise américaine. Ce n’est pas qu’un chèque : sur un bordereau SWIFT, il y

a le contractant, le vendeur, l’acheteur, la nature des marchandises ou des

services. Alors il n’y a pas que la NSA qui est intéressée, il y a tous les

concurrents de l’entreprise qui bénéficient de ces données.

Je voulais rappeler, pour sortir un peu du cadre des structures militaires, qu’il y

a eu aux États-Unis un mouvement qui s’appelait « Libérez Wall Street », avec

des gens qui avaient beaucoup d’idées. Il y avait même à New York une

bibliothèque de 5000 livres qui ont été mis à la benne par les forces de l’ordre

quand elles ont dégagé les parcs occupés par les opposants à Wall Street ! Puis

tous les médias français ont repris l’antienne disant qu’il n’y avait personne à la

tête de ce mouvement et qu’il avait disparu. Je voudrais dire que c’est faux,

parce que tous les gens qui avaient été vus par les vidéos de sécurité et qui

pouvaient être considérés comme les meneurs, les penseurs et qui pouvaient

aider ce mouvement à continuer à se développer et à croître, ont été tracés. Le

FBI a placé des bombes assourdissantes, des grenades, dans leurs appartements

avec femmes et enfants, a détruit leurs moyens de vie, ils ont été désocialisés

systématiquement. C’est le FBI qui s’est chargé de ce travail, mais l’horreur

absolue, c’est que le FBI, n’ayant pas mandat pour poursuivre ces gens, a été

payé par les gens de Wall Street. Là on sort du cadre militaire avec la création

de fait de nouvelles structures qui défendent leurs intérêts comme elles en ont

envie. Je vous interroge là-dessus.

Gabriel Périès - En effet c’est une vraie question qui est posée. Si on regarde

les premiers coups d’État qu’il y a eu en Amérique latine au XXe siècle, on

constate qu’il y avait une structure économique derrière, celle du syndicat des

gros propriétaires terriens. Ils vont demander l’intervention de l’armée en 1921

en Patagonie lorsque les ouvriers agricoles se mettent en grève pour obtenir

deux bougies pour pouvoir se chauffer la nuit. Comme ces ouvriers agricoles

vont être organisés par les syndicats anarcho-syndicalistes et socialistes de

l’époque, les propriétaires terriens vont demander l’intervention de l’armée pour

négocier. L’armée va négocier : comme il y a une réunion de syndicalistes, elle

va les mettre contre le mur et va tous les fusiller. Il y aura plusieurs centaines

morts. Donc oui des intérêts peuvent à un moment structurer les interventions

des forces de sécurité, par des médiations, qu’elles soient normatives,

constitutionnelles ou autres.

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Lorsque les cartels prennent le pouvoir au Mexique à Sinaloa, ils se mettent en

relation avec les forces de police pour organiser la paix publique sur l’espace

qu’ils contrôlent. Lorsqu’en 1905, il y a les grandes grèves à Chicago, la mafia

italo-américaine va intervenir pour les casser et sera intégrée au dispositif.

Lorsque l’armée américaine va débarquer à Catane en 1943, elle va faire venir

Lucky Luciano et Genovese. Genovese pour restaurer le pouvoir de la Camorra

à Naples et Lucky Luciano pour restaurer le pouvoir de la Mafia sicilienne qui

avait été détruit par les fascistes italiens. Pour lutter contre les syndicats qui

étaient très forts au Japon, Mac Arthur va restaurer le pouvoir des Yakuzas. En

Argentine, il y avait des anciens membres de la police fédérale qui avaient été

pris la main dans le sac par leurs collègues, pour des faits de corruption, de

prostitution… La première chose que fait Lopez Rega, ministre du Bien-être

social, c’est-à-dire de la santé de Perón, c’est de nommer les personnes qui

avaient été éjectés de la Police fédérale pour des faits de corruption ou de

collusion avec des criminels, les supérieurs hiérarchiques de ceux qui les avaient

arrêtés ! C’est l’origine de la Triple A et au nom de la défense de la liberté

d’entreprendre, ils ont attaqués et assassinés des syndicalistes. Il y a bien en

effet des collusions d’intérêt. Dans les situations de crise, c’est la société qui

entre en crise. Cette crise peut être financière, économique, sociale. On peut

retrouver des secteurs entiers de la jeunesse projetés dans l’inconnu, du fait

qu’elle est contrôlée facilement par des moyens financiers issus du trafic de

drogue. D’autres peuvent trouver exaltante la réalisation du djihad. Comment

réagir face à ces faits sociaux concrets, réels qui vont perturber l’ordre

social, l’État et les intérêts qu’il doit défendre ?

Un participant - Je comprends le désarroi de la personne qui, tout à l’heure, a

demandé des explications à propos « de la construction d’un ennemi ». Moi, je

suis un citoyen de base, si je suis américain et si j’apprends que le 11 septembre

des djihadistes ont fait sauter 2 tours et qu’il y a 4.000 morts et si on me dit « il

va y avoir le Patriot Act, qui va suspendre les lois démocratiques pour empêcher

d’autres attentats », je souscris bien évidemment tout de suite à ça. Bien

évidemment je souscrirais moins à ce type de choses si je sais que l’État est

partiellement ou totalement derrière ces attentats. Et là personne ne veut se

mouiller : cet ennemi, est-ce qu’il est réel ou bien est-ce qu’il est construit ? On

a eu l’expérience italienne avec la stratégie de la tension, où une partie de

l’appareil d’État (en collusion avec l’extrême droite) faisait des attentats

attribués à l’extrême gauche, pour empêcher le parti communiste italien

d’accéder au pouvoir. Pour moi c’est une question centrale, une urgence : cet

ennemi, est-ce un ennemi réel ?

Gabriel Périès - Je comprends qu’on tique un petit peu, qu’on se pose des

questions concernant la construction de cet ennemi. Cela vient d’une sociologie

qu’on a appelée le « constructivisme », c’est-à-dire que le langage, le discours,

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les représentations que nous avons dans nos esprits sont des constructions

sociales. Nous avons tous la tête remplie d’images qui nous renvoient à la

construction de la femme, de l’enfant, de la maison idéale, du travail. A un

moment déterminé ces représentations sociales peuvent bien concerner ceux qui

nous gênent, ceux qui nous embêtent, nous portent atteinte. Imaginez une

société comme la société américaine, jeune, (elle a moins de deux cents ans),

elle est en construction permanente. En 2001, pour la première fois depuis Pearl

Harbour, le territoire national est atteint et de quelle façon ! C’est typiquement

une situation de polarisation : celui qui est pour et celui qui est contre. Mais la

situation devient encore plus compliquée lorsqu’un Président est élu et qu’il

dit : je vais fermer la prison illégale de Guantanamo. Et il n’y arrive pas ! C’est-

à-dire qu’il y a un pouvoir qui est plus fort que celui du Président élu. Déjà

après la seconde guerre mondiale, Eisenhower parlait du « complexe militaro-

industriel » et c’est très difficile pour les élus de se confrontés à ce complexe

militaro-industriel très puissant. L’ennemi, ça se construit, il n’est pas spontané :

il y a une construction sociale de l’ennemi à travers les journaux, la presse, les

débats. Il y a des campagnes d’opinion organisées avec des entreprises derrière

qui en espèrent des bénéfices. Donc on se retrouve dans un espace de

construction d’imaginaires, et la relation ami/ennemi n’est pas une relation

spontanée mais une relation construite. Cela s’appelle de la propagande, de la

stigmatisation sociale. Ce sont des processus qui font que, à un moment ou à un

autre, on va définir un groupe, des gens, un individu, une structure, une

organisation, un mot, comme étant un ennemi.

le 12 octobre 2013

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Gabriel Périès (né en 1961) politologue et enseignant-chercheur

français, docteur en sciences politiques de l’Université de Paris I et

titulaire d'une habilitation à diriger des recherches, est professeur à

Télécom École de Management (grande école du groupe Institut Mines-

Télécom) où il est directeur du département Langues et Sciences

Humaines (LSH). Il a été membre du conseil scientifique du laboratoire

« Lexicométrie et textes politiques » de l'École normale supérieure de

Fontenay-Saint-Cloud, et membre du groupe de recherche sur la sécurité

et la gouvernance de l'Institut d'études politiques de Toulouse. Il est

depuis 2006 chercheur au groupe de recherche « Éthique, technologies,

organisations, société » (ETOS) de I'Institut Mines-Télécom.

Il est notamment spécialisé dans les usages politiques des nouvelles

technologies de l'information et de la communication ainsi que dans les

doctrines contre-insurrectionnelles.

Également juriste de formation, il est professeur invité à la faculté de

droit de l'Université de La Plata (Argentine), consultant auprès du Haut

Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés et assesseur à la Cour

nationale du droit d'asile.

Bibliographie

Gabriel Périès est notamment l'auteur (avec David Servenay), de Une

guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais, 1959-1994

(La Découverte, 2007).

Il est l'auteur de nombreux articles de recherche parus en France et à

l’étranger, dont

La doctrine française de la « guerre révolutionnaire » : Indochine, Algérie,

Argentine, Rwanda. Trajets d’une hypothèse, (dans Catherine Coquio (dir.),

Des crimes contre l’humanité en République française, 1990-2002,

L’Harmattan, 2006).

Il est membre des comités de rédaction des revues «Mots. Les langages du

politique» et «Cultures & Conflits».