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Les soldes: une manie, une norme, une rage Par Anne-Sophie Lettac, 06/01/2015, www.lefigaro.fr A l'heure la plus matinale, un soleil trop faible pour effacer la grisaille délavée des trottoirs projeta soudain sa pâleur sur le lever de rideau métallique de la Saison. Les trois coups frappés, les caméras filmèrent des humains qui se faufilaient sous des barrières, se bousculaient entre des pancartes jaunes indiquant les ristournes, piétinaient ou étripaient leurs semblables pour s'emparer des objets qu'ils désiraient. Tandis que certains restaient sans vie sur le sol, martelés comme des paillassons par de grosses semelles, puis prestement escamotés par des vigiles désabusés, la foule communiant dans le Rituel poursuivait sa progression dans le MégaMarché, raflant tout sur son passage, téléviseurs, petit électroménager, it bags, must have, objets entassés en voie de déchéance, bons à être déclassés, promis à l'oubli éternel s'ils n'étaient immédiatement achetés au rabais. Des préposés munis de porte-voix encourageaient le déferlement du désir collectif, tandis que des jeunes filles jetaient des friandises sponsorisées dans la foule. Pour accentuer l'envie et humilier les acheteurs au rabais, les vigiles barraient les cabines d'essayage et les toilettes. La scène se déroulait sur une planète ravagée par les soldes comme d'autres l'auraient été par les sauterelles. Ce Struggling Day, durant lequel mouraient chaque année plusieurs centaines de 1

Les Soldes

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Les soldes: une manie, une norme, une ragePar Anne-Sophie Lettac, 06/01/2015, www.lefigaro.fr

A l'heure la plus matinale, un soleil trop faible pour effacer la grisaille dlave des trottoirs projeta soudain sa pleur sur le lever de rideau mtallique de la Saison. Les trois coups frapps, les camras filmrent des humains qui se faufilaient sous des barrires, se bousculaient entre des pancartes jaunes indiquant les ristournes, pitinaient ou tripaient leurs semblables pour s'emparer des objets qu'ils dsiraient.Tandis que certains restaient sans vie sur le sol, martels comme des paillassons par de grosses semelles, puis prestement escamots par des vigiles dsabuss, la foule communiant dans le Rituel poursuivait sa progression dans le MgaMarch, raflant tout sur son passage, tlviseurs, petit lectromnager, it bags, must have, objets entasss en voie de dchance, bons tre dclasss, promis l'oubli ternel s'ils n'taient immdiatement achets au rabais. Des prposs munis de porte-voix encourageaient le dferlement du dsir collectif, tandis que des jeunes filles jetaient des friandises sponsorises dans la foule. Pour accentuer l'envie et humilier les acheteurs au rabais, les vigiles barraient les cabines d'essayage et les toilettes.La scne se droulait sur une plante ravage par les soldes comme d'autres l'auraient t par les sauterelles. Ce Struggling Day, durant lequel mouraient chaque anne plusieurs centaines de personnes, tait prcd d'un Red Monday o l'on pouvait poignarder l'adversaire, et suivi d'un Fighting Christmas durant lequel l'erreur de cadeau pouvait tre fatale. Les soldes taient devenues une manie, une norme, une rage, un non anniversaire quotidien. Le monde tait entirement dgriff. On pouvait mme se procurer des dirigeants politiques discount moins 50%.Outre le dstockage de masse, dgueulis de grand magasin coeur par sa propre abondance, il existait des catalogues o l'on choisissait des embryons congels surnumraires et dcots, d'autres o l'on pouvait acheter de l'ducation au rabais, sans lecture, sans langues trangres, et souvent sans enseignant. Qu'importe, les enfants n'avaient plus besoin de matre, puisqu'ils faisaient du calcul assis sous les affichettes de prix: Combien font 70% de 35 euros? ou: Si la deuxime dmarque est de 50%, combien faut-il rajouter la premire?, interrogeaient leurs parents pour les divertir, tout en comparant des tailles de tee-shirts ou de combinaisons de plonge, et en distribuant quelques gifles.Mais l'heure o le magasin monstre referme ses tentures de velours sur les invendus, une fois l'an maximum, une petite troupe de rsistants masqus investissait les lieux et s'adonnait un rituel clandestin: acheter au prix fort un pull-over ou un pistolet gaufres, mais un seul, et repartir par une porte drobe pour en jouir le reste de l'anne.

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