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D’amour, de bruit, de fureur et de mort, tout l’œuvre de Berlioz résonne des élans et des chutes, des ardeurs, des transports, des sanglots qui habitent le cœur humain porté à très haute température. Il en confie l’impossible expression aux ressources inconnues d’une autre langue, celle de la musique instrumentale. Déployant avec une ampleur sans précédent la fureur et le fracas des passions humaines, il puise dans sa propre existence comme dans les grands thèmes de la littérature, de Virgile à Goethe en passant par Shakespeare et Byron, de quoi renouveler le paysage des émotions humaines. De cette exploration des profondeurs surgissent des héros flamboyants, farouches et désespérés, brûlant d’orgueil et de sombre exaltation, tourmentés par un désir infini de connaissance ou s’abandonnant amèrement au désespoir de l’amour trahi… L’ombre de Marguerite apparaissant à Faust Lithographie d’Eugène Delacroix, 1827 BNF, Estampes et photographie, Dc 183n Rés. Delteil-Strauber 72-I La représentation d’une adaptation théâtrale de Faust par les comédiens anglais à Londres, en 1825, inspira à Delacroix une série de dix-sept lithographies, qui devait illustrer une nouvelle traduction de l’œuvre de Goethe. Les sources d’inspiration L’Orient, avec le calme de ses ardentes solitudes, la majesté de ses ruines immenses, ses souvenirs historiques, ses fables, était le point de l’horizon poétique vers lequel mon imagination aimait le mieux à prendre son vol. Mémoires, ch. VI a

Les sources d’inspiration · à Troie. Les Grecs ont abandonné le siège de Troie et se sont retirés, ne laissant qu’un immense cheval de bois. Le peuple se réjouit et personne,

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Page 1: Les sources d’inspiration · à Troie. Les Grecs ont abandonné le siège de Troie et se sont retirés, ne laissant qu’un immense cheval de bois. Le peuple se réjouit et personne,

D’amour, de bruit, de fureur et de mort, tout l’œuvre de Berlioz résonne des élans etdes chutes, des ardeurs, des transports, des sanglots qui habitent le cœur humain portéà très haute température. Il en confie l’impossible expression aux ressources inconnuesd’une autre langue, celle de la musique instrumentale.Déployant avec une ampleur sans précédent la fureur et le fracas des passionshumaines, il puise dans sa propre existence comme dans les grands thèmes de lalittérature, de Virgile à Goethe en passant par Shakespeare et Byron, de quoi renouvelerle paysage des émotions humaines. De cette exploration des profondeurs surgissentdes héros flamboyants, farouches et désespérés, brûlant d’orgueil et de sombreexaltation, tourmentés par un désir infini de connaissance ou s’abandonnant amèrementau désespoir de l’amour trahi…

L’ombre de Margueriteapparaissant à FaustLithographie d’Eugène Delacroix,1827BNF, Estampes et photographie,Dc 183n Rés. Delteil-Strauber 72-ILa représentation d’une adaptationthéâtrale de Faust par lescomédiens anglais à Londres, en1825, inspira à Delacroix une sériede dix-sept lithographies, qui devaitillustrer une nouvelle traductionde l’œuvre de Goethe.

Les sources d’inspiration

L’Orient, avec le calme de ses ardentes solitudes, la majestéde ses ruines immenses, ses souvenirs historiques, ses fables,était le point de l’horizon poétique vers lequel mon imaginationaimait le mieux à prendre son vol.

Mémoires, ch. VI

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Berlioz puise son inspiration dans sesémotions les plus vives. Virgile etShakespeare représentent pour lui desgénies qui le font vibrer et qui demeurentconstamment dans son esprit jusqu’à,écrit-il dans ses Mémoires, demeurerinconsolable de ne pas les avoir connuset de n’avoir pu partager cet amour.Sa sensibilisation à la poésie de Virgileest très précoce et imprègne sa mémoire.Sa passion pour Shakespeare estintimement liée à celle qu’il éprouve pourl’interprète d’Ophélie et de Juliette, maiselle sera plus constante. Quant à Goethe,si le musicien admire le poète, c’estsurtout le personnage de Faust qui lefascine. Comme le fascine également lapuissance de rébellion de BenvenutoCellini, dont les Mémoires lui inspirerontson opéra. Enfin, un autre poète influençaBerlioz : lord Byron, dont Le Pèlerinagede Childe Harold est à l’origine de Harolden Italie, symphonie composée pourPaganini.

Les grands mythes

Virgile et l’ÉnéideCombien de fois, expliquant devant monpère le quatrième livre de L’Énéide, n’ai-jepas senti ma poitrine se gonfler, ma voixs’altérer et se briser !

Mémoires, ch. II

Berlioz découvre Virgile avec son père qui apris complètement en charge l’enseignementde son fils, après la fermeture du séminairede La Côte-Saint-André où Hector étaitpensionnaire. Il étudie et traduit L’Énéide.La lecture du poème, et tout particulièrementde la mort de Didon, déclenche ce qu’il appellesa « première secousse poétique » : « le poètelatin, en me parlant de passions épiques queje pressentais, sut le premier trouver le cheminde mon cœur et enflammer mon imaginationnaissante » (Mémoires, ch. II). Il est bouleversépar la passion de Didon pour Énée, qui éveilleen lui l’écho de sa propre passion pour Estelle.À compter de ce moment, la pensée du poèteva le poursuivre, tout comme le rêve de mettreson œuvre en musique. La campagne romaineressuscite le souvenir de L’Énéide :« improvisant alors un étrange récitatif sur uneharmonie plus étrange encore, je me chantaisla mort de Pallas, le désespoir du bon Évandre,le convoi du jeune guerrier qu’accompagnaitson cheval Éthon, sans harnais, la crinièrependante, et versant de grosses larmes ;l’effroi du bon roi Latinus, le siège du Latium,dont je foulais la terre, la triste fin d’Amataet la mort cruelle du noble fiancé de Lavinie »(Mémoires, ch. XXXVII).Il lui faudra attendre avant de passer à l’acteet de se mettre à composer le grand opéra*« traité dans le système shakespearien »,évoqué devant Liszt et la princesse de Sayn-Wittgenstein, qui l’avaient vivement encouragé.La princesse alla même jusqu’à le menacer dene plus le voir avant qu’il n’ait terminé. Ce quifut fait en 1858. Durant les années suivantes,Berlioz ne parvient qu’à donner des extraits

des Troyens en auditions privées. La seulesalle pouvant convenir à cet ouvrage de cinqheures était celle de l’Opéra de Paris, qui n’envoulait pas. Le musicien sollicite mêmele soutien de Napoléon III, mais l’empereurpréfère Offenbach… Enfin, le Théâtre-Lyriquel’accepte en 1863, à condition de le découperen deux parties et de ne donner quela deuxième partie, les trois actes quise déroulent à Carthage, intitulée alorsLes Troyens à Carthage. Désespérant de voirjamais son œuvre montée, Berlioz accepte,malgré les coupures qu’il est obligé depratiquer dans la partition et qui serontmaintenues dans l’édition. La représentationobtient un grand succès et sera suivie de vingtautres, ce qui, avec l’édition, rapporterasuffisamment d’argent à Berlioz pour luipermettre d’arrêter ses activités defeuilletoniste.Les deux premiers actes, La Prise de Troie,ne seront joués qu’en 1879, dix ans aprèsla mort de Berlioz. Il faudra attendre un siècle(1969) pour voir publiée la partition d’orchestredes Troyens, par les éditions Bärenreiter, et1970 pour entendre le premier enregistrementintégral, sous la baguette de Colin Davis.

* Les asterisques renvoient au glossaire.

Mort de Didon, lithographie de François-Louis Dejuinne (1786-1844)Pl. 31 de L’Énéide…, Pannetier, Paris, 1827BNF, Estampes et photographie, Dc 48b Fol.

L’histoire des TroyensLes Troyens sont une adaptation de L’Énéide,qui raconte l’histoire de la fondation de Rome.Berlioz a conservé l’esprit virgilien, mais il aintroduit de nombreuses modifications : ainsiCassandre devient-elle le personnage principaldes deux premiers actes, qui se déroulentà Troie. Les Grecs ont abandonné le siègede Troie et se sont retirés, ne laissant qu’unimmense cheval de bois. Le peuple se réjouitet personne, pas même son fiancé Chorèbe,ne veut entendre les prédictionscatastrophiques de Cassandre. Les Troyensrendent grâce aux dieux et, pour célébrer ladéesse Athéna, ils traînent en procession lecheval jusqu’à son temple, lui faisant franchirles remparts de la ville, sourds auxavertissements de Cassandre.Au deuxième acte, Hector apparaît à Énée : il luiapprend que l’ennemi est là, entré par le chevalde bois, et que Troie est en flammes. Il luiordonne de s’enfuir pour aller créer un nouvelempire en Italie. Bientôt Cassandre annoncequ’Énée, après avoir sauvé le trésor royal, estparti fonder une nouvelle Troie, puis elle sepoignarde, imitée par ses compagnes.Les trois actes suivants se passent à Carthageoù règne Didon ; elle s’est enfuie de la ville deTyr sept ans auparavant. La flotte conduite parÉnée, prise dans la tempête, échoue sur la côtede Carthage. Didon offre l’hospitalité aux chefstroyens et tombe amoureuse d’Énée. Mais leroyaume est attaqué par des troupes numides.Les Troyens se mêlent alors aux Carthaginoispour repousser les ennemis. Didon et Énées’aiment et coulent des jours heureux, maisles dieux s’impatientent : le Troyen doit partirpour l’Italie. Énée est déchiré entre son devoiret sa passion. Au moment des préparatifsde départ, Didon surgit et supplie Énée. Maisil part accomplir son destin et la reine, follede douleur, le maudit, se poignarde et se jettedans les flammes du bûcher qu’elle a faitdresser.

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Le dieu Shakespeare

Une histoire revisitée : le mythede Sardanapale

Assourbanipal (668-627 avant J.-C.)– Sardanapale, pour les Grecs – est le derniergrand roi d’Assyrie. C’était un souverain cultivéqui a constitué une immense bibliothèqueà Ninive, dont quelque vingt mille tablettescouvrant tous les domaines littéraires etscientifiques ont été mises au jour. Lui-mêmeest l’auteur d’hymnes à la déesse Ishtar.C’était aussi un grand bâtisseur et il fit deNinive une capitale grandiose. Son règnemarque l’apogée de la puissance et de lacivilisation assyriennes. Il vainquit l’Égypte etdétruisit Thèbes en - 663, mais il n’assura paslongtemps sa domination, l’Égypte recouvrantvite son indépendance.Il entreprit d’autres guerres de conquête, maisla plus destructrice fut une guerre civile quidéchira son empire durant quatre années. Sonpère l’avait placé à la tête de l’Assyrie, maisil avait donné à son autre fils Shamash-Shoum-Oukîn le trône de Babylone. Ce derniercomplota contre son frère Assourbanipal,réussissant à soulever contre lui les Élamites,les Arabes, les Chaldéens et les Araméens.Babylone fut vaincue et détruite. Acculé,Shamash-Shoum-Oukîn fit mettre le feu à sonpalais et se jeta dans les flammes avec sesproches (- 648). C’est cet épisode, attribuéà tort à Assourbanipal, qui inspira à Byron sondrame Sardanapalus, publié en France en 1822.Quant à Assourbanipal, il réprima les contréesennemies, détruisit Suse et l’Élam, etpoursuivit les Arabes jusqu’au Nedjd. Il regagnaNinive dans un char traîné par les rois vaincus.On ne sait rien de ses dernières années,mais l’Empire assyrien ne lui survécut guère :Assour fut prise en - 614 et Ninive en - 612.Delacroix s’inspira du Sardanapale de Byronpour son œuvre La Mort de Sardanapale(1827), qui fut très mal accueillie au Salon,mais fit connaître le mythe et le mit à la mode.Ce tableau est devenu un emblème de lapeinture romantique par son style, sagrandiloquence, son sujet dramatique et sondécor oriental.

Shakespeare, en tombant ainsi sur moi àl’improviste, me foudroya. […] Je reconnusla vraie grandeur, la vraie beauté, la vraievérité dramatiques.

Mémoires, ch. XVIII

Berlioz découvre Shakespeare lorsqu’unetroupe de théâtre anglaise vient donnerplusieurs représentations à l’Odéon,en 1827. C’est une révélation pour tousles romantiques : Alexandre Dumascompare leur émotion à celle que dutressentir Adam à son éveil au Paradis…Mais « le succès de Shakespeare à Paris,aidé des efforts enthousiastes de toutela nouvelle école littéraire, que dirigeaientVictor Hugo, Alexandre Dumas, Alfredde Vigny, fut encore surpassé par celuide miss Smithson » (Mémoires, ibid.).Ainsi, Harriet n’est pas pour rien dansle bouleversement ressenti par Berliozau spectacle d’Hamlet et de Roméo etJuliette. Quoi qu’il en soit, Shakespearemarque profondément le compositeuret aura une influence primordiale duranttoute sa vie. Il le regarde comme un dieu,qu’il invoque d’ailleurs à la mort d’Harriet :« Shakespeare ! où est-il ? où es-tu ? Il mesemble que lui seul parmi les êtresintelligents peut me comprendre et doitnous avoir compris tous les deux […]C’est toi qui es notre père, toi qui es auxcieux, s’il y a des cieux […] toi seul esle Dieu bon pour les âmes d’artistes ;reçois-nous sur ton sein, père, embrasse-nous ! » (Mémoires, ch. LIX).Shakespeare représente pour lesromantiques la transgression des règlesdu théâtre classique, règles d’unité detemps et de lieu, c’est la liberté de formeet de langage, le droit de mélanger lesgenres – sublime et grotesque, épiqueet quotidien – et l’expression de la réalité,de la vie telle qu’elle est.Berlioz lit les pièces d’abord en français,puis apprend l’anglais. Il finit parconnaître parfaitement bien les œuvres,les nombreuses citations dans ses écritset dans ses livrets en témoignent.La partition des Huit Scènes de Faustporte des citations d’Hamlet et de Roméoet Juliette en tête de chaque scène. DansLe Retour à la vie, il exprime longuementson admiration par la bouche de Lélio :« je me suis laissé fasciner par le terriblegénie » et critique ses détracteurs :« Colosse tombé dans un monde de nains,que tu es peu compris ! […] Sans teconnaître, sur la foi d’écrivains sans âme(allusion à Voltaire), qui pillaient testrésors en te dénigrant, on t’accusede barbarie. » L’influence du tragédienapparaît tout au long de l’œuvredu musicien, qu’il s’agisse de piècesinspirées directement d’ouvragesde Shakespeare – Fantaisie dramatiquesur La Tempête, ouverture de concert pourLe Roi Lear, Roméo et Juliette, La Mortd’Ophélie, Marche funèbre pour la dernièrescène d’Hamlet, Béatrice et Bénédict,opéra comique en deux actes inspiréde Beaucoup de bruit pour rien – oudes Troyens, dont le sujet est empruntéà Virgile, mais dont toute la structure,

Eugène Delacroix, Esquisse pour la Mort de SardanapaleMusée de Louvre, 96DE23101 / RF 2488© RMN, cliché J. G. Berizzi

Sardanapale et le grand prix de RomeSardanapale est le thème imposé au concoursdu grand prix de Rome de 1830. Les candidatsdoivent composer une cantate* sur un texteécrit par Jean-François Gail. C’est la cinquièmefois que Berlioz se présente. En 1826,il a échoué dès le concours préliminaire,à l’exercice de contrepoint* ; il n’était pasencore inscrit au Conservatoire. L’annéesuivante, le sujet est Orphée déchiré par lesBacchantes. La partition de Berlioz est jugée« inexécutable » : le morceau écrit pour grandorchestre doit être, selon le règlement,exécuté par un unique piano…. En 1828, sacantate Herminie, dont il reprendra la mélodiepour l’« idée fixe » de sa Symphonie fantastique,lui vaut un deuxième prix qui, normalement, luiouvre la porte du premier prix l’année suivante.Mais en 1829, sa Mort de Cléopâtre esttellement hors normes que les juges préfèrentne décerner aucun premier prix. En 1830, il estbien décidé à en passer par le styleacadémique et sa cantate Sardanapale, obtienten effet le prix. Il tenait à ce prix pour lacrédibilité qu’il lui donnait aux yeux de sesparents et aussi, bien sûr, pour la pensionassurée pendant cinq ans, mais il n’a aucuneestime pour l’avis du jury ; il juge, lui, sontravail médiocre, ne reflétant pas sa « penséemusicale intime », et sa partition « pleine delieux communs, d’instrumentations triviales »(lettre à Adolphe Adam).Sa cantate devait être jouée en séancepublique, immédiatement après la remisedes prix. Berlioz s’empresse alors d’écrire enune nuit un morceau de musique descriptivede l’incendie qu’il n’avait pas osé composeret qu’il ajoute maintenant qu’il a obtenu le prix.L’incendie fait son effet à la répétitiongénérale, mais malheureusement, à lareprésentation, les musiciens s’égarent dansla partition avant la fin : « Ce fut encore unecatastrophe musicale et plus cruelle qu’aucunede celles que j’avais éprouvéesprécédemment. » (Mémoires, ch. XXX)

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Une représentation d’HamletLithographie d’A.-J. Devéria (1800-1857)BNF, Estampes et photographie, Tb 26a Rés.Hamlet p. 19Le recueil Souvenirs du Théâtre anglais à Paris,dont fait partie cette lithographie, fut composéen 1827, alors qu’une troupe de comédiens anglaisobtenait un énorme succès en jouant des piècesde Shakespeare à l’Odéon.

la forme, la composition, le souffleappartiennent à Shakespeare.Il est intéressant de noter égalementque la même citation de Macbeth ouvre,en français, et clôt, en anglais, lesMémoires : « La vie n’est qu’une ombrequi passe ; un pauvre comédien qui,pendant son heure, se pavane et s’agitesur le théâtre, et qu’après on n’entendplus ; c’est un conte récité par un idiot,plein de fracas et de furie, et qui n’aaucun sens. »

Le Roméo et Juliette de BerliozAyant rédigé un synopsis à partir des scènesles plus importantes du drame de Shakespeare,Berlioz confia à son ami le poète ÉmileDeschamps le soin d’écrire les textes desparties chantées de sa troisième symphonie*.Roméo et Juliette est une « symphoniedramatique avec chœurs, solos de chant etprologue en récitatif harmonique » ; il est bienspécifié dans la préface du livret qu’il ne s’agitpas d’un opéra ou d’une cantate. Le chantinforme l’auditeur des événements : ainsi lapremière partie est constituée d’un longprologue qui donne le déroulement de la pièce,puis chacun des épisodes est introduit par unchœur qui expose l’action, enfin un final choralcommente la tragédie et son dénouement.Mais c’est la musique seule qui exprime lessentiments et les passions, qui traduit lesdialogues des amants, les duos d’amour et dedésespoir, le drame de leur mort. Berlioz, dansla préface du livret, justifie la forme adoptéepour ces thèmes – maintes fois traitésvocalement auparavant – par son originalité :« il était prudent autant que curieux de tenterun autre mode d’expression » ; il recourt à lamusique instrumentale, car c’est une « langueplus riche, plus variée, moins arrêtée et, par sonvague même, incomparablement plus puissanteen pareil cas ». Ce pourrait être là une définitionde la musique romantique : seule la musique estcapable d’exprimer la variété, la force commele flou des sentiments.Roméo et Juliette fut donné pour la première foisdans la salle du Conservatoire, sous la directionde Berlioz, le 24 novembre 1839. L’œuvre nesera publiée qu’en 1847, avec quelquesmodifications du compositeur.

Une représentation de la scène du balcon de Roméo et JulietteLithographie de A.-J. Devéria, Souvenirs du Théâtre anglais dessiné par M.M. Devériaet Boulanger avec un texte de M. Moreau, 1827BNF, Estampes et photographie, Dc 178d Rés. Tome II

Programme de la première représentationde Roméo et Juliette, 24 novembre 1839BNF, Musique, coll. Macnutt

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Faust dans son cabinetLithographie d’Eugène Delacroix, 1827BNF, Estampes et photographie, Dc 183n Rés. Delteil-Strauber 59-I

Le docteur Faust, archétype du héros tourmenté

La légende de Faust s’est édifiée sur unpersonnage qui aurait réellement existéau début du xvie siècle, charlatan, astrologue,qui se rendit célèbre en faisant des miracles :il pratiquait l’art des magiciens. Une premièrehistoire anonyme, qui devient vite trèspopulaire, est publiée en 1587 à Francfort :Faust vend son âme au démon Méphistophélèsen échange du savoir, des biens et plaisirsterrestres. Le dramaturge anglais ChristopherMarlowe transpose le récit vers 1590 (LaTragique Histoire du docteur Faust). Empreintde l’esprit de la Renaissance, animé d’un espritde rébellion, son Faust exalte le triomphe dela raison et la quête du savoir, mais finit, auterme de sa vie, par implorer le ciel de sauverson âme. Par la suite et jusqu’à la fin du xviiie

siècle, Faust est le sujet d’innombrablesspectacles de marionnettes(Faustpuppenspiele), où la farce prend le passur le drame. En 1791, Friedrich Maximilianvon Klinger s’empare du héros et écrit unroman : Vie, exploits et descente aux Enfersde Faust. Klinger était l’un des fondateursdu mouvement littéraire romantique allemandSturm und Drang (nom de l’une de sestragédies, Tempête et Élan), créé dansles années 1770 en réaction contre leclassicisme ; Goethe et Schiller en furentles chefs de file. À son tour, Goethe s’attaqueà la légende et y travaillera de 1773 à 1832.Une version primitive, Urfaust, paraît en 1773,où l’écrivain exprime ses rêves et ses révoltes,son goût pour la magie et l’alchimie. En 1808

est publiée la première partie de la tragédie.Le pacte prend la forme d’un pari : Méphistoparviendra-t-il à pervertir Faust ? Celui-ciincarne l’homme romantique, pris entrele désir de s’adonner au plaisir immédiat etle goût de plus hautes aspirations. Goethetermine sa tragédie par la publication d’unedeuxième partie en 1832. Dans une longuequête symbolique du savoir, Faust traversede multiples aventures extraordinaires et, à samort, son âme échappe à Méphisto. L’œuvrede Goethe est la plus célèbre version de lalégende et elle a largement contribué àl’édification du mythe, qui sera repris maintesfois, sous les formes les plus diverses,dans la littérature, le théâtre et le cinéma.

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La Damnation de FaustBNF, Musique, Ms. 1190 aCette page de titre de la partition de Berliozporte des indications très précises sur la positiondes différentes voix qui composent le chœur.

Une fois lancé, je fis les vers qui memanquaient au fur et à mesure que mevenaient les idées musicales, et jecomposai ma partition avec une facilitéque j'ai bien rarement éprouvée pour mesautres ouvrages.

Mémoires, ch. LIV

Berlioz découvre le premier Faust de Goethedans la traduction de Gérard de Nerval (1828) :« Le merveilleux livre me fascina de primeabord. » Il est séduit par le thème, la forme,la philosophie de la nature et ce héros quiincarne l’esprit romantique : passionné, curieuxde connaissance, courageux et désespéré.Berlioz a immédiatement le désir de mettre enmusique les parties versifiées. Les Huit Scènesde Faust à peine achevées, il les fait éditerà ses frais sans même en avoir entendu unenote. Chacune des huit scènes porte, en tête,une citation de Shakespeare et chacun deshuit titres est accompagné d’un commentairesur le ton : « Chants de la fête de Pâques.Caractère religieux et solennel », « Paysanssous les tilleuls. Gaieté franche et naïve »,« Chanson de Méphistophélès. Raillerieamère », « Romance de Marguerite. Sentimentmélancolique et passionné », etc. Berlioz enenvoie un exemplaire à Goethe qui, prenantavis du compositeur Zelter dont la réactionest violemment négative, ne répondra jamais.Il juge lui-même sa partition « incomplète etfort mal écrite » et la retire.En 1845, Berlioz décide de s’atteler à unenouvelle œuvre sur la légende de Faust et d’enfaire un « opéra de concert ». Il reprend les HuitScènes, dont il conserve toutes les mélodies,et qui deviennent le cadre de La Damnation.Il est aidé du librettiste Almire Gandonnière,

ami de Nerval, mais il écrira lui-même la plusgrande partie des textes. C’est en voyage,dans les divers moyens de transport, partoutoù il se trouve, qu’il va composer paroles etmusique : « Ce fut pendant ce voyage enAutriche, en Hongrie, en Bohême et en Silésieque je commençai la composition de malégende de Faust, dont je ruminais le plandepuis longtemps. » (Mémoires, ibid.) Ainsiécrit-il en malle-poste allemande l’hymne à lanature, inspiré des vers de Goethe. Le succèsde son orchestration de la Marche de Rakoczyl’incite à l’insérer dans la partition. Pourjustifier cet emprunt, il place son héros audébut de l’action en Hongrie. À la critique quilui est faite de cette délocalisation de Faust,Berlioz répond simplement (Mémoires, ibid.) :« Je ne vois pas pourquoi je m’en seraisabstenu, et je n’eusse pas hésité le moins dumonde à le conduire partout ailleurs s’il en fûtrésulté quelque avantage pour ma partition. » Iltermine son œuvre à Paris, au printemps 1846 ;

il en est satisfait : « Je regarde cet ouvragecomme l’un des meilleurs que j’aie produits. »(ibid.)Le Faust de Berlioz est un personnageéternellement insatisfait, un idéaliste déçu,qui ne croit plus à l’amour (il abandonneMarguerite après l’avoir séduite et elle enmeurt). Toutes ses aspirations sont réduitesen cendres ; il plonge dans un isolement etun vide profonds.La première représentation de La Damnationde Faust a lieu à l’Opéra-Comique endécembre 1846, dans la plus parfaiteindifférence : le public n’est pas venu. Berliozaura plus de chance avec la Russie etl’Allemagne où l’accueil est très chaleureux ;il y donne d’abord les deux premières partiesde l’ouvrage, puis l’intégralité qui connaîtun triomphe à Berlin en 1847.Cet opéra qui, à l’origine, n’était pas destinéà être mis en scène, est aujourd’hui souventreprésenté.

La Damnation de Faust, une légende dramatique