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1 Les sœurs viaduquent Gérald GRUHN www.geraldgruhn.com v7 extrait

Les sœurs viaduquent - Le Proscenium · Allô les pompiers de Montfaveau ? C’est Josette du viaduc… Y a une cliente pour vous, raplaplate dans notre potager. (Elle raccroche.)

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Les sœurs

viaduquent

Gérald GRUHN www.geraldgruhn.com

v7 extrait

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Résumé :

Deux sœurs habitent au pied d’un viaduc et récupèrent, dans leur jardin, toutes les désespérées du pays. Pourtant rien de tragique. Dépassée par la situation, Eulalie a décidé de vendre tandis que Josette tient à garder la maison de famille coûte que coûte. La pièce raconte, dans la bonne humeur, une tranche de vie de ces deux sœurs peu ordinaires.

Autre résumé :

Toutes les désespérées des environs ont la fâcheuse idée de se jeter d’un vieux viaduc désaffecté. Elles atterrissent dans le jardin de Josette et Eulalie, deux sœurs qui cohabitent aux pieds de l’ouvrage désaffecté. Cette situation embarrassante est pourtant loin d’être ennuyeuse pour ces propriétaires peu ordinaires.

Thème :

Tragédie comique sur les conséquences inattendues, malheureuses et définitives du suicide en France profonde.

Distribution (4 femmes) :

Les deux sœurs : Josette, l’aînée Eulalie, veuve de Marcel.

Une femme, narratrice

Une suicidée qui joue le rôle de toutes les suicidées

Décors :

Une cuisine, une table en formica.

Au fond de la pièce, une collection de chaussures orphelines.

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Table des matières 1 Les présentations ......................................................................................... 4

2 Diverses stratégies ....................................................................................... 9

3 Une suicidée .............................................................................................. 11

4 L’agence immobilière .................................................................................. 14

5 La lettre au maire ....................................................................................... 16

6 Parenthèse ................................................................................................. 18

7 Les mots croisés ......................................................................................... 19

8 La lettre à la SNCF ...................................................................................... 21

9 À l’antenne................................................................................................. 23

10 Le loto ....................................................................................................... 27

11 Interview de Josette ................................................................................... 30

12 Voler ......................................................................................................... 31

13 Les projets de Josette .......................................... Erreur ! Signet non défini. 14 L’horloge parlante................................................ Erreur ! Signet non défini. 15 L’idée de Josette ................................................. Erreur ! Signet non défini. 16 Dynamite ............................................................ Erreur ! Signet non défini. 17 Détonateur.......................................................... Erreur ! Signet non défini. 18 Scène finale ........................................................ Erreur ! Signet non défini.

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1 Les présentations

Eulalie, Josette, Narratrice.

Les deux sœurs tiennent un grand drap blanc.

Narratrice — Viaduquer, verbe du premier groupe.

Eulalie — Je viaduque.

Josette — Tu viaduques.

Narratrice — Avec un S.

Eulalie — Elle viaduque.

Josette — Nous viaduquons.

Narratrice — O. N. S.

Eulalie — Vous viaduquez.

Narratrice — E. Z.

Josette — Elles viaduquent.

Narratrice — E. N. T. Verbe du premier groupe.

Eulalie — Qui veut dire habiter au pied d’un viaduc et récupérer les suicidés qui s’invitent.

Josette — Plaf !

Eulalie — Paix à leur âme.

Josette — Ainsi soit-il.

Eulalie — Amen.

Narratrice — Je vous présente Josette.

Josette — Suis l’aînée.

Narratrice — Sa sœur s’appelle Eulalie.

Eulalie — C’est moi.

Narratrice — La cadette.

Josette — Forcément.

Narratrice — Elles habitent ici.

Eulalie — On avons toujours habité la ferme.

Josette — C’est comme qui dirait notre maison de famille.

Eulalie — Les parents.

Josette — Et les parents des parents.

Eulalie — On avons toujours habité ici.

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Josette — Oui. Notre maison de famille.

Eulalie — On étions là ben avant ce maudit viaduc.

Narratrice — La construction de l’ouvrage a été commencée en 1871.

Josette — Z’ont profité que le vieux était parti à la guerre.

Eulalie — Z’ont fait leur coup en douce.

Josette — Pensez voir ! La vieille arrière grand-mère savait ni lire ni écrire.

Eulalie — Y z’y ont mis le papier sous le nez.

Josette — Y z’y ont fait signer.

Narratrice — Elle a signé, c’est un fait. Une croix. Voici le contrat.

Eulalie — Le vieux est resté sur le champ de bataille.

Josette — Une croix aussi.

Narratrice — Voilà la lettre du Ministère de la guerre.

Josette — Une autre croix.

Eulalie — Croix de bois, croix de guerre.

Josette — Si je meurs, je vais à la guerre.

Eulalie — Et la vieille a hérité de ce maudit viaduc dans son jardin.

Narratrice — La Société des Chemins de fer de la Sourbe a réalisé les travaux. Un superbe ouvrage de cent quinze mètres de long et de quarante-huit mètres de haut. Une prouesse incroyable pour l’époque ! Construit en trois ans seulement.

Josette — Trois arches en trois ans, ils étaient pas pressés à la DDE des chemins de fer !

Eulalie — Y voulaient une ligne transversale qu’ils ont dit.

Josette — Pour rejoindre Saint Cuges et Montfaveau.

Eulalie — Tu parles ! Saint Cuges, deux vendeurs de poules au marché du jeudi matin.

Josette — N’empêche.

Narratrice — La ligne a fonctionné jusqu’en 1914.

Josette — En 14, un sacré foutoir.

Eulalie — Tous les gamins du pays sont partis se faire trouer la peau. Croix de bois, croix de guerre, si je mens, je vais en enfer.

Josette — Tous ceux de Saint Cuges.

Eulalie — Ceux de Montfaveau, aussi.

Josette — Et ceux d’ici.

Narratrice — Là, vous êtes à Berneret.

Josette — Commune de vingt-huit âmes.

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Eulalie — Trois cent quatre-vingt-douze avec ceux du cimetière.

Josette — En comptant papa, maman.

Eulalie — Et mon Marcel.

Narratrice — Après la Grande Guerre, plus rien n’était pareil au pays.

Eulalie — Montfaveau, les Parisiens l’ont déclassé pour services rendus à la patrie. Plus assez de monde dans le canton qu’y paraît, alors Montfaveau est devenu un village normal.

Josette — C’était même plus un chef-lieu de canton.

Eulalie — Alors plus besoin de gare.

Narratrice — Saint Cuges, Montfaveau et ici, les trois villages de la vallée de la Sourbe ont été rattachés au canton de Bugnel et ils ont fermé la ligne.

Josette — Plus besoin de transversale.

Eulalie — Pour aller au docteur, on étons obligé de prendre la deux chevaux.

Josette — Jusqu’à Bugnel.

Eulalie — On aimons pas Bugnel. Ma sœur, moi et les gens de la ville, ça fait deux.

Josette — Non, ça fait trois.

Narratrice — Puis il y a eu la Seconde Guerre mondiale. En 41, les Allemands ont démonté les rails.

Eulalie — Y z’y ont fait des panzers avec.

Josette — Avec les rails de Saint Cuges à Montfaveau ! Vous imaginez !

Eulalie — C’est pour ça que les boches ont perdu la bataille du débarquement.

Josette — Cause que les rails étaient rouillés.

Eulalie — Et cause que papa a fait la Résistance. Crénom ! L’arsenal que le vieux a laissé dans la cave !

Narratrice — Après guerre, la Société des chemins de fer a vendu la gare de Saint Cuges.

Josette — Qu’est devenue la coopérative agricole.

Narratrice — La commune de Montfaveau a racheté l’autre gare.

Josette — Le foyer des jeunes, c’était.

Eulalie — Mais y a plus de jeunes à Montfaveau.

Josette — Alors ils ont changé le nom : Foyer des vieux.

Eulalie — Montfaveau ? Quelle calamité !

Josette — Le seul truc de ben, à Montfaveau, c’est la caserne des pompiers.

Eulalie — Le plus jeune pompier volontaire a 43 ans. (À la Narratrice.) Z’y allez pas, au bal des pompiers ?

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Josette — Tous en uniformes, y sont beaux ! Avant de démarrer la guinche, y se font tirer le portail pour la photo de l’almanach.

Eulalie — On leur prenons toujours le calendrier.

Josette — Vous l’achetez, vous ?

Eulalie — Ma sœur et moi, on voulons jamais celui de la Poste cause que le facteur…

Josette — Viens ici que pour se faire payer un canon.

Eulalie — Ou pour amener les lettres des impôts.

Josette — Ou pour des lettres de la compagnie de l’électricité.

Eulalie — Ça s’appelle plus comme ça maintenant.

Josette — Qui d’autre tu veux qui nous écrive, hein ?

Eulalie — Personne.

Josette — Non. Personne.

Narratrice — Car nos deux sœurs n’ont pas de famille.

Josette — Pas un brin.

Eulalie — Pas d’amis.

Josette — Aucun.

Eulalie — Pas d’ennemis non plus.

Josette — Pas un.

Eulalie — Depuis le départ de mon Marcel, j’avons plus que ma sœur Josette.

Josette — Et moi, ma sœur Eulalie.

Narratrice — Le notaire a dit :

Josette — « Quand vous mourrez, vos biens iront à personne. »

Eulalie — Pour parler, ce cravaté a fait comme l’instituteur : l’a pointé son doigt en l’air.

Josette — Vers le haut du viaduc.

Narratrice — Il a cherché dans ses archives.

Eulalie — Fouillé les registres.

Josette — À l’état civil, rien trouvé.

Eulalie — À la paroisse qu’il a même été, pas l’ombre d’un Viaduquent.

Josette — Rien de rien.

Eulalie — Aucune famille.

Narratrice — Pas la moindre.

Eulalie — Tu parles d’un défaut, c’est pas ma faute si le Marcel m’a jamais engrossée.

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Josette — T’inquiète donc, mon Eulalie, pleure pas. C’est la vie.

Narratrice — Eulalie était mariée à Marcel.

Josette — Moi, j’avons jamais été mariée cause que les hommes, ça frappe les femmes.

Narratrice — Marcel est mort un beau jour de novembre.

Eulalie — C’était pas un beau jour.

Narratrice — Pardon. Marcel est mort un jour de novembre.

Eulalie — Y pleuvait pas, ce matin-là.

Josette — Y avait un grand soleil.

Eulalie — Y faisait beau.

Josette — Mais c’était pas un beau jour.

Eulalie — Que non, pas un beau jour.

Josette — Non.

Eulalie — Pas un beau jour.

Josette — Y pleuvait pas de la pluie, ce jour-là.

Eulalie — Pas de la pluie, non.

Josette — Pas de pluie.

Eulalie — Y pleuvait du Marcel !

Josette — Marcel est mort un jour de novembre, y s’est jeté du viaduc.

Eulalie — Plaf !

Josette — Pleure pas, ma petite sœur.

Narratrice — Marcel a inauguré une longue série de suicides.

Josette — On pouvons même dire qu’il a inventé le suicide local de notre pays.

Narratrice — Avant lui, les gens de la vallée de la Sourbe avaient du mal à se saborder.

Josette — Y avait ben la corde.

Eulalie — Mais faut savoir faire les nœuds solides.

Josette — Y avait le couteau de cuisine, pour se faire hara-kiri au poignet.

Eulalie — Mais ça fait des taches que pour les faire partir !

Josette — Y avait le fusil de chasse.

Eulalie — Mais ça fait des marques au plafond.

Josette — Y avait les cachets.

Eulalie — C’est payé sur le dos de la Sécurité sociale.

Josette — Et pis faut aller jusqu’à Bugnel pour l’ordonnance du docteur.

Eulalie — Les gens d’ici aiment pas Bugnel.

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Josette — Bugnel, c’est la ville.

Eulalie — Y nous ont volé notre Conseiller général, vous comprenez.

Josette — Marcel a donc eu une drôle d’idée.

Eulalie — Drôle ?

Josette — Façon de parler.

Narratrice — Depuis Marcel, tous les gens du pays viennent se suicider ici en se jetant du viaduc.

Josette — Eh oui.

Eulalie — Eh oui. (À Josette.) Au fait, c’est qui, elle ?

Narratrice — Je suis la narratrice.

Eulalie — La nana triste ?

Narratrice — La narratrice. Je raconte, j’explique. J’interviens de temps à autre au cours de la pièce et j’apporte des précisions. Je suis là pour aider à la compréhension du spectacle, mais sans jamais y prendre une part active.

Eulalie — Ça existe pas dans la vraie vie, une chose comme vous disez.

Narratrice — En effet parce qu’en réalité, nous sommes au théâtre. Au théâtre, il y a des conventions.

Eulalie — Le théâtre ? Si vous croyez qu’on avons de l’argent à dépenser pour des bêtises pareilles.

Dehors, un bruit attire l’attention.

Josette — Tu ouïes ça quoi j’avons ouï ?

Eulalie — Oui.

Josette — Oh mon Dieu !

Eulalie — Vite.

Les deux sœurs sortent en trombe.

Narratrice — Je viaduque. Tu viaduques. Elle viaduque. Nous viaduquons. Vous viaduquez.

Les soeurs (en voix off) — Les sœurs viaduquent.

Bruit de chute en off.

2 Diverses stratégies

Eulalie, Josette.

Josette et Eulalie entrent. Le grand drap est troué.

Josette — Je t’avions dit que ça marcherait pas.

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Eulalie — On pouvons même plus s’en servir pour l’emballer.

Josette décroche le téléphone et compose un numéro.

Josette — Un… deux… Allô les pompiers de Montfaveau ? C’est Josette du viaduc… Y a une cliente pour vous, raplaplate dans notre potager. (Elle raccroche.) Ils arrivent.

Eulalie — Ça peut plus durer !

Josette — Marie Joseph ! Tu fais encore ta tête de mule ?

Eulalie — Regarde. Pour essayer de la sauver, on avons marché sur les poireaux et plaf, elle est tombée sur les carottes et après, on serons obligées de manger les légumes et même si ça donne pas un goût, quand même !

Josette — C’est psychologique ! (prononcer « chaud »)

Eulalie — C’est dégoûtant, tu veux dire.

Josette — À Paris, les badauds se jettent sous le train. Tu trouves ça plus propre ?

Eulalie — Non.

Josette — « Retard suite à incident technique sur la voie », qu’y disent à la télé.

Eulalie — Je voyons pas le rapport.

Josette — Ici, pas pareil, on étons à la campagne alors on faisons des suicides campagnards.

Eulalie — Je te promets, faut vendre ces foutus murs et le terrain avec.

Josette — Parle pas comme ça de notre maison de famille ! On la garde ! C’est là qu’on étions nées.

Eulalie — On pouvons plus habiter dans un cimetière.

Josette — Non, pas un cimetière. Les gens sont enterrés à l’église !

Eulalie — Faut trouver une solution.

Josette — Peut-être, mais pas question de vendre.

Eulalie — On pourrions creuser un trou. Un grand trou qu’on ferons remplir par la rivière. Comme ça, y se tueront pas.

Josette — Vu la hauteur du viaduc, l’eau est aussi dure que du béton en pierre.

Eulalie — N’importe quoi !

Josette — Si ! Y l’ont dit à l’émission. En Argentine, y balançaient les prisonniers politiques des hélicoptères, à la une, à la deux et paf ! À la mer !

Eulalie — Les communismes aussi ?

Josette — Oui. Des crêpes que c’était sur l’eau.

Eulalie — Un trampoline, alors ? Comme aux Jeux olympiques de la Une. Bing bong, retour à l’envoyeur.

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Josette — Non. Y seraient capables de mal viser. Je savons ce qu’on allons faire : on allons mettre un panneau.

Eulalie — Un quoi ?

Josette — J’avons pensé à tout. Heureusement que ta grande sœur a du cervelet, ma grenouille.

Josette retourne un panneau sens interdit avec un panonceau « suicide interdit ».

Eulalie — Les gens respectent plus le Code de la route.

Josette retourne un panneau stationnement interdit avec une flèche vers le bas.

Eulalie — Tu parles ! Y s’arrêtent sur les trottoirs, comme à Paris ou à Bugnel.

Josette retourne un panneau propriété privée, défense d’entrer.

Eulalie — Bof.

Josette rajoute un panonceau chien méchant.

Eulalie — On avons pas de chien, tu veux mentir ?

Josette — Pourquoi non ?

Eulalie — Mais le petit Jésus nous regarde !

Josette — Et alors ? Si c’est pour sauver des vies, y sera d’accord !

Eulalie — Pas question de mentir ! Après je serons obligée de le dire à monsieur le curé et j’aura honte ! Suis quelqu’un d’honnête, moi ! Faut vendre.

3 Une suicidée

Josette, Suicidée.

Suicidée — Vous l’avez mise en colère.

Josette — Ça y passera. Z’êtes qui pour oublier de toquer avant d’entrer ?

Suicidée — Je viens de me jeter du viaduc.

Josette — Ah. Je vous reconnaissais pas, z’aviez la tête entre les rangs de carottes. Et pis pas belle à voir, avec ça !

Suicidée — Si vous voulez mon avis, n’essayez pas de sauver des vies.

La suicidée se dirige vers la collection de chaussures et en rajoute une qu’elle prend à son pied.

Josette — Faut ben être humain, des fois.

Suicidée — Nous allons en haut de ce viaduc et nous nous jetons par-dessus bord, nous ne souhaitons pas être sauvés.

Josette — M’en coquillarde, de vous ! Le problème, c’est surtout pour ma sœur Eulalie. Vous imaginez l’angoisse ? Depuis son Marcel, on pouvons

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plus sortir d’ici sans se demander si on allons pas trouver une crêpe aplatie sur le paillasson.

Suicidée — Il faudrait un sacré coup de vent pour qu’on atterrisse juste devant votre porte !

Josette — C’est déjà arrivé. En plus, quand on faisons votre connaissance, on reconnaitrons pas la différence entre vous et une truite de la Sourbe, question épaisseur. À vous dégoûter de manger du poisson !

Suicidée — Désolée. Se suicider est toujours égoïste.

Josette — Vous pensez à ceux qui vous ramassent ?

Suicidée — Je ne peux pas parler pour les autres.

Josette — Mais pour vous ?

Suicidée — Bien sûr, j’y ai pensé.

Josette — Alors z’êtes plus cruelle qu’une poule.

Suicidée — Je ne vous permets pas de me juger.

Josette — Je faisons ça quoi je veux. Suis chez moi. Z’aviez qu’à rester vivante pour m’empêcher de.

Suicidée — Si vous saviez…

Josette — Pas un mot ! Surtout pas. Vous imaginez si je cherchais à savoir tout ce qu’y se passe dans la caboche des parachutistes qui font le grand saut ? Eulalie fait assez ben ça pour deux.

Suicidée — Désolée.

Josette — Pardonnée.

Suicidée — J’ai écrit ça avant de sauter.

La suicidée sort une enveloppe qu’elle tend à Josette.

Josette — Un testament ?

Suicidée — Ce n’est pas pour vous. J’ai inscrit l’adresse sur l’enveloppe.

Josette — Suis pas facteur, z’aviez qu’à la poster.

Suicidée — Je n’ai pas osé.

Josette — Z’avez le courage de vous balancer d’un pont deux fois haut comme le clocher de Bugnel et pas de poster une lettre ?

Suicidée — C'est-à-dire… Tant que je n’avais pas franchi le pas, je n’étais pas certaine d’avoir assez de cran. Vous imaginez si j’avais posté ce courrier et que je n’ai pas sauté. De quoi aurais-je eu l’air ?

Josette — Pardonnez-moi, mais là, z’avez l’air d’une quiche.

Suicidée — Je n’ai pas fait ça pour avoir l’air intelligente. Je…

Josette — En disez pas plus, veux rien savoir. Si ! Finalement, j’avons une dernière question.

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Suicidée — Posez toujours.

Josette — Pourquoi ici ? Y a au moins quatre viaducs entre Saint Cuges et Montfaveau, pourquoi choisir celui parfaitement au-dessus de notre terrain de famille ?

Suicidée — Je suis allé voir ailleurs et il n’y a que le vôtre de vraiment idéal. Celui un peu plus loin…

Josette — Au-dessus des prés du Germain ?

Suicidée — Il est bien, proche de la route et tout et tout. Pratique, on peut garer sa voiture sur le petit parking, mais la vue n’est pas aussi belle.

Josette — C’est vrai qu’on habitons un beau coin.

Suicidée — Encore plus joli d’en bas que d’en haut, car de votre fenêtre, on ne voit pas la Décharge municipale ! Vous avez également un parking mieux disposé. Celui de ce monsieur Germain est un peu dans le virage, c’est dangereux quand on déboîte.

Josette — Il est pas question de reprendre votre voiture pisque vous mourrez.

Suicidée — Ah oui. C’est vrai, je n’y avais pas pensé. Mais la vue, ça compte.

Josette — Et le viaduc de Saint Cuges ?

Suicidée — Trop prêt du village.

Josette — Et celui au-dessus de la Sourbe ?

Suicidée — J’aurais trop peur de sauter, des fois que j’atterrisse dans la rivière ! Je ne sais pas nager, je risquerais de me noyer !

Josette — Quoi vous en pensez de si on plantons des pieux dans le jardin. Des trucs pointus exprès pour faire peur ? Une arme de destruisons massive qui disaient les Américains.

Suicidée — Vous êtes dégueulasse !

Josette — C’est juste pour savoir.

Suicidée — Si vous faites ça, vous allez tout gâcher !

Josette — Justement !

Suicidée — Vous croyez qu’il y en a beaucoup des endroits où on se sentirait aussi en confiance qu’ici pour…

Josette — C’est le but, tout gâcher.

Suicidée — Vous êtes inhumaine.

Bruit de sirène.

Josette — Assez jacassé ! Voilà votre civière. Allez. Venez.

Elles sortent.

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4 L’agence immobilière

Eulalie, Narratrice.

Eulalie compose un numéro au téléphone.

Eulalie — Je viaduque. Tu viaduques.

Narratrice — Les sœurs viaduquent.

Eulalie — Allô.

Narratrice — Pour cette nouvelle scène, je joue l’agent immobilier.

Eulalie — Allô ?

Narratrice — (Dans le combiné.) Ne quittez pas. (Elle masque le micro du combiné.) Il s’agit d’une affaire de conventions, vous l’avez bien compris. C’est la magie du théâtre. (Dans le combiné.) Bugnel Immobilier, j’écoute.

Eulalie — Oui, bonjour.

Narratrice — Bonjour madame.

Eulalie — Je vous appelle pour une maison à vendre.

Narratrice — Bien sûr, à votre disposition. De quel bien s’agit-il ?

Eulalie — Une maison de campagne.

Narratrice — Votre maison de campagne. Charmant !

Eulalie — Non, une maison à la campagne.

Narratrice — Entendu. Où est-elle située ?

Eulalie — Ici.

Narratrice — Ici où ?

Eulalie — Suis forcée de le dire ?

Narratrice — Évidemment !

Eulalie — Alors, disons qu’elle est par là, entre Saint Cuges et Montfaveau.

Narratrice — À Berneret ?

Eulalie — À peu près.

Narratrice — Ce n’est pas à peu près, madame. Entre Saint Cuges et Montfaveau, il n’y a qu’un seul village : Berneret. Le plus pratique est que je puisse visiter le bien pour vous dire…

Eulalie — Non, ça, c’est pas possible.

Narratrice — Vous n’êtes pas sur la région ?

Eulalie — Si, mais c’est qu’ici, les nouvelles vont vite et…

Narratrice — J’ai compris, vous n’êtes pas seule concernée ?

Eulalie — Voilà, c’est ça.

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Narratrice — Il est alors un peu prématuré de vous adresser à une agence immobilière. Assurez-vous d’abord que votre ou vos copropriétaires soient d’accord sur la vente avant de…

Eulalie — Ça va être difficile.

Narratrice — Dans ce cas, je vous conseille de me recontacter lorsque...

Eulalie — Pas possible. C’est que…

Narratrice — Tant de mystère, vous m’intriguez !

Eulalie — C’est une affaire assez spéciale.

Narratrice — Je vous écoute.

Eulalie — J’avons besoin de savoir si la maison peut se vendre.

Narratrice — Tout se vend, madame. Des maisons de campagne à Millau ou dans les quartiers nord de Marseille. Il suffit de trouver le bon client et de vendre au bon prix. Pouvez-vous me décrire votre bien ?

Eulalie — C’est une maison qui ressemble à une vraie maison.

Narratrice — J’avais compris.

Eulalie — Pas trop grande, pas trop petite.

Narratrice — D’accord.

Eulalie — Y a un potager.

Narratrice — Du terrain, donc. Beaucoup ?

Eulalie — Un peu.

Narratrice — Un peu comment ?

Eulalie — Un terrain de football qui serait en pente. Sauf un petit bout comme le coin de cornière pour le potager.

Narratrice — Très bien. Et l’état de la maison ?

Eulalie — Plutôt bon. On avons refait de toit y a pas longtemps.

Narratrice — Depuis combien de temps ?

Eulalie — Laissez-moi compter… Douze… Vingt-et-un… Une trentaine d’années.

Narratrice — Hum. C’est donc le défaut.

Eulalie — Quoi un défaut ?

Narratrice — Vous avez dit « c’est une affaire assez spéciale », j’en ai déduit qu’il devait y avoir un défaut.

Eulalie — C’est pas ça, le défaut, non-non.

Narratrice — Donc, vous êtes à côté de la Décharge municipale ?

Eulalie — Non. Enfin si, mais on la voyons pas de la fenêtre.

Narratrice — Ah… Je comprends.

Eulalie — Y a surtout autre chose.

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Narratrice — Allons donc ? (Eulalie ne répond pas.) Écoutez, madame, vous pouvez tout me dire. Si nous sommes amenées à travailler ensemble, nous devons établir une relation de confiance. Vous savez, nous avons même vendu des maisons hantées alors tout est possible !

Eulalie — Notre maison est pas hantée, c’est pire.

Narratrice — Que peut-il y avoir de pire qu’une mauvaise réputation pour un bien immobilier ?

Eulalie — Autre chose de très spécial. Très très spécial.

Narratrice — J’ai compris. Vous ne seriez pas une des sœurs Viaduquent ? Si vous habitez près de la décharge et que… (Eulalie raccroche brusquement.) Vieille breloque !

5 La lettre au maire

Eulalie, Josette, Narratrice.

Josette écrit une lettre.

Narratrice — Nouvelle convention. (La Narratrice lit par-dessus l’épaule de Josette.) Monsieur le Maire. Moi et ma sœur…

Eulalie — Ma sœur et moi.

Josette — Moi et ma sœur, c’est pareil.

Eulalie — Non. La politesse veut que tu commences pas par toi.

Josette — Mais c’est dans une lettre !

Eulalie — Et alors ? On pouvons pas être polies dans un courrier ? Le petit Jésus nous regarde même dans les lettres.

Josette — Si, mais y sait pas qui c’est moi, qui c’est ma sœur.

Eulalie — Y faut être précise avec la politesse, c’est comme l’orthographe.

Narratrice — De ce point de vue, vous n’êtes pas meilleure que votre sœur.

Josette — C’est vous qui le disez.

Narratrice — C’est moi qui le disais. Je peux continuer ?

Josette — Allez-y.

Narratrice — Monsieur le Maire. Moi et ma sœur, c’est ce qui est écrit, vous ne pouvez plus changer.

Josette — T’as ouï la dame ?

Eulalie — Bon.

Narratrice — Monsieur le Maire. Moi et ma sœur, disais-je, on tenons à mettre les pendules à l’heure. On avons voté pour vous, pour preuve, voici le bulletin de vote de votre concurrent Germain Bouchetruc…

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Eulalie — Du parti communisme.

Narratrice — On l’avons gardé comme preuve. Aujourd’hui, le moment est venu de vous rappeler que c’est à cause de l’aide de la famille Viaduquent que vous avez gagné les élections.

Eulalie — C’est pas vrai. T’as voté pour Matinbrun et moi, j’avons voté pour Bouchetruc.

Josette — Bonnet blanc et blanc bonnet, c’est à moitié vrai.

Eulalie — Donc à moitié faux.

Josette — Faut que t’arrêtes de voir les verres à moitié vides, Eulalie. Faut que tu les voies à moitié pleins. Tu dois regarder la vie du bon côté.

Eulalie — Le bon côté, c’est vendre et qu’on irons s’installer ailleurs. Ça va mal tourner, je le sens.

Josette — Tu vois toujours les choses en noir.

Eulalie — C’est rigolo les suicidées qui te zieutent comme ça quand tu sors de la maison ?

Josette — Le bon côté, c’est qu’y faut que tu laisses faire ta grande sœur et tout va s’arranger.

Eulalie — Comme l’autre fois.

Josette — Hein ?

Eulalie — Tu vas pas me dire que voter Le Pen, c’est comme voter Chirac ?

Josette — Non, ben sûr.

Eulalie — Alors au prochain coup, c’est moi qui vote Chirac et toi qui vote Le Pen.

Josette — D’accord, si ça peut te faire plaisir.

Eulalie — Je préfère. Votez Le Pen, j’avons un peu honte rapport à papa qu’a fait la Résistance. Sont trop français pour être honnêtes.

Josette — D’accord. On trouverons une autre solution.

Narratrice — Je peux finir, maintenant que vous avez réglé vos petites affaires ?

Eulalie — Allez-y.

Narratrice — Monsieur le maire, on demandons donc à la commune de s’occuper de la sécurité du viaduc, des barrières, des garde-fous, tout ce que vous voulez du moment que.

Josette — Ben envoyé.

Eulalie — Et paf !

Narratrice — Signé :

Josette — Les sœurs Viaduquent qu’ont voté pour vous.

Eulalie — Sauf toi. T’as voté Bouchetruc.

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La Narratrice récupère la lettre et tend une enveloppe.

Narratrice — Réponse de la commune de Berneret. Du coin de l’enveloppe, le Marianne du timbre regarde les sœurs Viaduquent avec un sourire forcé. Mauvais augure.

Eulalie l’ouvre et la lit la réponse en silence.

Eulalie — Trou du cul de poule ! Notre Maire est un traitre. La prochaine fois, on votons Bouchetruc toutes les deux.

6 Parenthèse

Eulalie, Josette, Narratrice.

Narratrice — Ceci est une parenthèse.

Eulalie — Je veux partir cause que j’avons trop de mauvais souvenirs ici.

Josette — Voulons rester cause qu’habitons ici.

Eulalie — Je veux partir cause que tous ces suicides.

Josette — Veux rester, où j’irons-t-on sinon ? J’habite le plus beau coin de la terre.

Eulalie — Sauf la décharge municipale au bout du jardin.

Josette — Je veux rester cause que nos parents dorment dans le cimetière d’ici.

Eulalie — Et si on restons, on finirons là-bas, à côté de mon Marcel sans avoir vu Venise.

Josette — C’est moche, c’est ritalien. Paraît qu’y a plein d’eau partout et ça renifle les égouts.

Eulalie — Je veux partir à cause du viaduc. Chaque fois que je sors de la maison, je zieute le pont et je pense à mon Marcel.

Josette — Je veux rester cause qu’avec ces histoires, on étons devenues quelqu’un dans le pays.

Eulalie — La belle affaire !

Josette — À Venise, on connaissons personne, personne nous connaît et y a plein de ponts quand même.

Eulalie — Y sont moins hauts.

Josette — Tu sais pas, t’y as pas allé.

Eulalie — Je l’avons vu à la télé et toc !

Josette — T’as vu aussi que la ville coule, glou-glou, et que tu sais pas nager ?

Eulalie — Je prendrai la roue de secours de la deux-chevaux.

Josette — Cervelle de pois chiche ! On resterons cause que suis plus têtue que toi.

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Eulalie — J’avions remarqué, tête de pioche !

Josette — T’abandonnerais la terre de ton potager, la terre de tes ancêtres ?

Eulalie — Oui. À cause du viaduc.

Josette — Moi, je t’abandonnerai jamais.

Eulalie — Oh, ma sœur !

Josette — Mon Eulalie !

Eulalie — Ma Josette !

Ensemble — Foie de renard, queue de lézard, oreille de grand-duc, rien ne vaut les sœurs Viaduquent.

Narratrice — Peut-on continuer ? Les gens ne sont pas venus pour entendre vos ridicules foies de canard et autres moustaches d’archiduc !

Eulalie — Elle m’énerve !

Josette — Ma sœur est un poil tendue ces temps-ci. Allez, on continuons.

Narratrice — Fin de la parenthèse.

7 Les mots croisés

Eulalie, Josette, Suicidée.

Eulalie est aux fourneaux, Josette termine ses mots croisés.

Josette — Au pluriel : marchent à votre pas, en dix lettres, comme le nombre des doigts de pieds.

Eulalie — Chaussures.

Josette — Exact. Huit, vertical…

Eulalie — Tu la veux saignante, ta viande ?

Josette — Ben cuite, comme d’habitude. Aime son voisin en… sept, huit, neuf lettres.

Eulalie — Cannibale.

Josette — Bravo !

Eulalie — Tous ces morts dans le potager me coupent l’appétit pour le cochon.

Josette — T’as de la marge, avec tes fesses en sac à patates !

Eulalie — On récupérons un suicidé par semaine entre les rangs de haricots. C’est pas chrétien.

Josette — Pas grave.

Eulalie — Si. Je crois que je vais arrêter la viande. Les légumes, aussi. Je vais devenir même pas végétarienne.

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Josette — Ben quoi tu mangeras, alors ?

Eulalie — De l’amour et de l’eau fraîche.

Josette hausse les épaules.

Josette — Tu têtes trop le biberon de rouge pour t’en suffire. En horizontal : sert de prétexte à une pièce de théâtre.

Eulalie — Viaduc.

Narratrice — Non, trop court.

Eulalie — Conflit.

Bruit de chute dans le jardin.

Josette — Mazette ! Tu connais de ces mots !

Eulalie — C’est un de la Bible que j’ai cherché dans le Larousse.

Josette — Pourquoi pas ? Je le mets sans appuyer. Passer par-dessus bord en neuf lettres ?

Narratrice — Suicider.

Josette — Nan-nan, y manque une lettre.

La suicidée entre et va poser une de ses chaussures dans la collection.

Josette — Encore vous ! Vous vous vous z’êtes rejetée du viaduc ?

Suicidée — Pour ainsi dire, mais c’est une convention. Dans cette pièce, je joue la suicidée, celle d’avant, celle de maintenant et celles d’après.

Eulalie — Je comprends rien. Qui c’est, elle ?

Suicidée — Je suis la suicidée.

Josette (à sa sœur) — Tu sais ben, au théâtre, les conventions.

Eulalie — On allons jamais au théâtre, saperlipopette ! Quoi vous avez tous, avec votre histoire de théâtre ? Tu crois qu’avec la pension que m’a laissée le Marcel, je peux me permettre d’aller voir ces bêtises ? Et le théâtre le plus proche est à Bugnel ! Autant dire à Paris ! (À la Suicidé.) En vrai, quoi que vous faisez chez ma sœur et moi ?

Suicidée — Je viens pour votre collection de chaussures.

Eulalie — Ah. (À Josette.) Comment elle sait ça, la collection de godasses ?

Suicidée — Vous avez eu une bonne idée. La symbolique de la chaussure. Les empreintes qu’on laisse sur la planète, des pas que le temps efface peu à peu. Un coup de vent et la poussière recouvre les traces de notre existence avant que nos os ne soient poussière et ne recouvrent les pas des autres. Non franchement, c’est un bon choix de garder ces chaussures. Un beau symbole.

Eulalie — C’est qui ce Saint Bol ?

Josette — Elle radote quoi ?

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Eulalie — Je sais pas.

Josette — Vos charabias, vous les raconterez aux pompiers de Montfaveau, quand y viendront vous enrouler en carpette.

Suicidée — Je peux vous laisser une lettre ?

Eulalie — Vas-y voir.

Suicidée — Je la pose là. Désolée pour le tracas. Je ne vous dérange pas plus longtemps.

Eulalie — Pas si vite !

Suicidée — Quoi ?

Eulalie — Le téléphone est là, faisez le douze.

Suicidée — Pourquoi ?

Eulalie — Croyez pas que c’est ma sœur ou moi qu’allons téléphoner aux pompiers. Déjà que ça coûte deux unités chaque fois qu’on appelons, si faut en plus perdre son temps !

Suicidée — Non ! Les appels d’urgence sont gratuits. Mais si vous le souhaitez, je peux vous laisser un peu de monnaie pour le dédommagement ?

Eulalie — Pas notre genre de faire les poches des morts.

Josette — Un dédodéménagement qu’elle a dit ? Pas question qu’on partons !

Eulalie — Téléphonez, ça sera déjà pas mal. Vous voyez pas qu’on étons occupées ? Là, je pense que la viande est ben cuite. C’était quoi ton mot croisé ?

Josette — Passer par-dessus bord en neuf lettres.

Suicidée — Viaduquer. Allô ? Les pompiers ?

8 La lettre à la SNCF

Eulalie, Josette, Narratrice.

Narratrice — Convention.

Eulalie — Gnon-gnon-gnon !

Narratrice — Monsieur le Directeur de la Société des chemins de fer. Ma sœur et moi, blablabla… blablabla… On vous ordonnons de faire la sécurité le viaduc.

Eulalie — Sinon, on vous envoyons tous nos suicidés par livreur.

Josette — Ça fera pas propre dans votre bureau.

Eulalie — Et toc !

Josette — Bien envoyé !

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Narratrice — Vous auriez eu plus d’impact sans la faute de conjugaison.

Eulalie — Y paraît que t’es interdit de la ramener dans l’histoire, alors poët-poët camembert.

Josette — Sauf pour les conventions. Z’avez la réponse ?

Narratrice — Une réponse sans faute d’orthographe, s’il vous plaît ! : Mesdames. Après avoir fait les recherches qui conviennent, il apparaît que ledit viaduc n’était pas en activité, en 1936, lorsque les actifs de la Société des chemins de fer de la Sourbe ont été versés au compte de la SNCF. Ainsi donc nous ne sommes pas habilités à…

Eulalie — Les faux culs !

Josette — Faut qu’on voyons ça avec l’avocat.

Eulalie — Lequel ?

Josette — T’en connais plusieurs ? Faut aller à la ville.

Eulalie — À Bugnel ?!?

Josette — J’irons moi.

Eulalie — Oh merci !

Narratrice — Sitôt dit, sitôt fait. Réponse de l’avocat : Monsieur le Directeur de la SCNF. Blabla… selon les termes de la convention, blabla… vous récupérez les actifs et le passif de l’ancienne Société des chemins de fer. Pour les sœurs Viaduquent, monsieur De Gœrth, avocat à Bugnel, qui écrit également sans faute d’orthographe.

Eulalie — Combien ça a coûté, l’avocat ?

Josette — Un tiers.

Eulalie — Un tiers de ta pension ? Jésus Marie !

Josette — Non. Un tiers de notre pension.

Eulalie — La nôtre à toutes les deux ? On étons ruinées. Avec des fautes d’orthographe, y t’aurait fait un rabais, fallait demander !

Josette — Ça vaut le coût. L’avocat a dit qu’on avons toutes les chances de gagner.

Narratrice — Réponse de monsieur le Directeur régional du Service foncier de la Société nationale des chemins de fer.

Eulalie — Pas question ! On avons écrit au Directeur tout court, on voulons pas traiter avec un sous-fiante !

Josette — Y parle au nom des trains, c’est comme ça. Tout le monde se tient les coudes là-dedans, une grande famille. Rappelle-toi l’affaire du sang contaminé : une infirmière fait la piqûre et c’est le ministre qui va pas en prison, en vrai.

Eulalie — Pisque tu le dis.

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Narratrice — Ainsi donc, réponse de monsieur le Directeur régional de la SNCF. Mesdames. En effet, blablabla… les actifs… blablabla… le passif… blablabla… mais.

Eulalie — Mais ?

Josette — Mais ?

Eulalie — Mais ?

Josette — Mais ?

Narratrice — Mêêê (imitation de la chèvre), l’usage du terrain a été octroyé par un bail emphytéotique de 99 ans, voir copie jointe, signée d’une croix, expiré le 6 septembre dernier…

Eulalie — Le jour de mon anniversaire.

Josette — Un bail ?

Narratrice — Emphytéotique. Je parie que vous faites trois fautes d’orthographe en l’écrivant.

Eulalie — Coquard, je savons l’écrire sans me tromper.

Josette — Du calme. Ça veut dire quoi, ce truc qui baille pendant 99 ans ?

Narratrice — Dès lors… blablabla… nous sommes dégagés de toute obligation envers… blablabla… vous êtes désormais pleinement propriétaire de l’ouvrage… blablabla… Les travaux de sécurisation sont sous votre entière responsabilité.

Eulalie — Le viaduc est à ma sœur et moi ?

Narratrice — Exactement.

Josette — Ah les salopiots !

Eulalie — Je t’avions dit, y fallait vendre. Maintenant, tout est foutu.

9 À l’antenne

Eulalie, Narratrice.

Eulalie est devant un verre de vin à moitié rempli. À côté, une bouteille de rouge bas de gamme, le combiné de téléphone est décroché, posé sur la table.

Narratrice — Il s’agit encore d’une convention. Je joue le rôle d’une présentatrice d’émission radiophonique, nous sommes en direct sur l’antenne. Elle, elle est en dehors de la convention, c’est Eulalie, la vraie Eulalie.

Eulalie — Pas facile à expliquer.

Narratrice (d’une voix rassurante) — Prenez votre temps. La nuit est à nous et nous allons vous aider et avec moi tous les auditeurs de radio Montfaveau.

Josette (en off) — La radio des péquenots.

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Narratrice — Ça fait du bien, n’est-ce pas, de se sentir soutenue ?

Eulalie — Bof.

Narratrice — Je peux vous appeler Françoise ?

Eulalie — Mon prénom, c’est pas Françoise.

Narratrice — Il s’agit d’une convention. Ainsi les auditeurs pourront mieux vous visualiser, ils se sentiront plus proche de vous, Françoise.

Eulalie — Je ressemble pas à une Françoise.

Narratrice — Ce n’est pas le problème, Françoise. Il s’agit d’un jeu entre vous, moi et les auditeurs, pour votre anonymat, pour que vous vous sentiez à l’aise et que vous nous parliez librement. Une convention en quelque sorte.

Eulalie — J’avons rien à voir avec les conventions.

Narratrice — Admettons, mais quel est votre problème en réalité, Françoise ?

Eulalie — C’est un peu délicat.

Narratrice — Vous pouvez tout nous dire, nous sommes entre amies, vous, moi, les auditrices.

Eulalie — C’est au sujet des suicides.

Narratrice — Il ne faut pas baisser les bras, Françoise. Je le sens, vous êtes au creux de la vague. Vous avez touché le fond. Il ne peut rien vous arriver d’autre désormais que de remonter. Le mieux est devant vous. Le principal est de garder la tête hors de l’eau, de respirer. Respirez, Françoise. (Eulalie prend une grande bouffée d’air.) Vous voyez que vous vous sentez mieux.

Eulalie — Non.

Narratrice — Vous n’avez donc pas respiré assez fort, Françoise. Essayez encore.

Eulalie prend une nouvelle bouffée d’air.

Eulalie — Voilà.

Narratrice — Alors ?

Eulalie — À part mon soutien-gorge qui a lâché, rien.

Narratrice — Parce que vous devez respirer avec le ventre.

Eulalie — Je peux pas à cause de ma gaine Playtex en solde chinoise.

Narratrice — Essayez. Essayez.

Eulalie — Bof.

Narratrice — Vous voyez, c’est déjà ça. Le bonheur se gagne à coup de petites victoires sur la vie. Le suicide n’est jamais une solution. Si vous vous sentez sombrer, respirez, Françoise, respirez.

Eulalie — C’est pas une histoire de couler, c’est une histoire de se jeter d’en haut le viaduc.

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Narratrice — Restons avec cette image de l’eau, Françoise, si vous le voulez bien.

Eulalie — Mais le ruisseau sous le viaduc est à sec. Y coule seulement quand y a un bon orage.

Narratrice — Il y a toujours des orages dans la vie. L’important est d’avoir un parapluie assez grand pour s’abriter, n’est-ce pas, Françoise ?

Eulalie — Mais y a pas de parapluie assez costaud pour quand y pleut des suicidés !

Narratrice — Vous êtes dans la confusion, je le sens, Françoise. Il faut vous ressaisir. Où êtes-vous, Françoise ?

Eulalie — Dans ma cuisine.

Narratrice — Alors, prenez un verre d’eau.

Eulalie — Vide ?

Narratrice — Oui.

Eulalie boit son verre d’un trait.

Eulalie — Voilà.

Narratrice — Remplissez-le à moitié.

Eulalie — Au robinet ?

Narratrice — Où vous voulez, Françoise.

Eulalie le remplit de vin.

Eulalie — C’est fait.

Narratrice — À moitié ? Exactement à moitié ?

Eulalie ajuste le niveau du verre en buvant une gorgée.

Eulalie — Voilà. À la goutte près.

Narratrice — Maintenant, observez attentivement ce verre. Que voyez-vous ?

Eulalie — Un verre.

Narratrice — Parfaitement, Françoise, vous êtes sur la bonne voie. Et comment est ce verre, en réalité ?

Eulalie — Transparent.

Narratrice — Bien, Françoise. C’est bien, vous restez lucide. Et ce verre, il est comment, encore ?

Eulalie boit un peu.

Eulalie — Pas tout à fait vide.

Narratrice — Il est à moitié vide, Françoise ?

Eulalie — Non.

Narratrice — Bravo, Françoise ! Très bien.

Eulalie — Ah bon ?

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Narratrice — Vous avez raison, car ce verre est à moitié plein. Il n’est pas à moitié vide, il est à moitié plein. Voilà toute la différence. Pour une vie heureuse, il faut se forcer à voir les choses sous un angle positif, Françoise.

Eulalie — Mais le verre, il est pas à moitié plein non plus.

Narratrice — Comment ça, Françoise ?

Eulalie boit le reste du verre.

Eulalie — Le verre est vide.

Narratrice — Encore votre esprit confus. Prenez un peu de hauteur, Françoise.

Eulalie — C’est tout le problème. Je zieute les choses d’en bas.

Narratrice — Envolez-vous, Françoise. Regardez les choses d’en haut, d’au-dessus.

Eulalie — Comme un oiseau ?

Narratrice — Si vous voulez, Françoise.

Eulalie — Ou d’en haut du viaduc ?

Narratrice — Comme vous préférez, Françoise.

Eulalie — Je comprends rien à vos salades.

Narratrice — Prendre de la hauteur, c’est une façon de parler. C’est une image, c’est une convention, Françoise. (Eulalie se sert un nouveau verre qu’elle boit cul sec.) Françoise ? Vous m’entendez. Françoise ?

Eulalie — Ouais.

Narratrice — Ça va, Françoise ?

Eulalie — Bof.

Narratrice — Françoise ?

Eulalie — Parigot, tête de veau, convention, tête de con.

Narratrice — Parlez-nous, Françoise. Toutes les auditrices de Radio Montfaveau, moi-même, nous sommes là pour vous écouter, pour vous aider.

Eulalie — Je vous préviens : chaque fois que vous disez le mot convention, je siffle un verre de vin et si vous continuez, z’aurez une alcoolique sur la conscience. Au nom du père, du fils, amen.

Narratrice — Je me tais, Françoise, je me tais et nous vous écoutons.

Silence.

Eulalie — Pouvez pas passer un disque de Sardou ? C’est chiant la radio sans personne qui parle.

Silence.

Eulalie — Je peux vous poser une question ?

Narratrice — Bien sûr, Françoise.

Eulalie — Vous répondrez franchement ?

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Narratrice — Évidemment, Françoise.

Eulalie — C’est quoi, en fait, une convention ?

Bruit de chute dans le jardin.

Narratrice — Ce bruit, Françoise ? Françoise, répondez-moi ! Françoise ?

Eulalie — C’était dans le potager.

Narratrice — Ah ! Vous nous avez fait peur, Françoise.

Eulalie — Je vous laisse, j’ai besoin d’une convention… convre… convertion… conversation avec mon Marcel.

Eulalie raccroche, se sert un verre de vin et va vers la collection de chaussures. Elle prend une vieille godasse dans la main et la regarde droit dans les yeux.

Eulalie — Une convren-vre-vren-ven-vrention ! Y sont vraiment marteaux, hein, mon Marcel ?

10 Le loto

Eulalie, Josette, Suicidée.

Josette entre, une chaussure à la main. Elle va la rajouter à la collection.

Josette — Encore une femme.

Eulalie — Y faut vendre.

Josette — Pas question !

Eulalie — Garder la maison pour qui ? On avons pas d’enfant.

Josette — On savons jamais, tout peut arriver.

Eulalie — Tout peut arriver à ton âge : le cancer des mamelles, le dessèchement des trombes, l’accident fémino-cérébral et même l’accident tout court.

Josette — Faut dire masculo-cérébral, cause qu’y a que les hommes qui l’attrapent. (Elle tend une enveloppe à Eulalie.) Tiens, la lettre.

Eulalie l’ouvre et lit à haute voix.

Eulalie — Adieu, monde cruel.

Josette — Combien ça fait ? Sept ? Huit ?

Eulalie — Environ.

Eulalie prend un classeur dans lequel elle range cette nouvelle lettre.

Josette — Les gens ont pas d’imagination. (Elle tend un papier à sa sœur.) Y avait ça, aussi.

Eulalie — Un billet de loto ? (Elle y jette un œil.) Oh mon Dieu !

Josette — Quoi y a ?

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Eulalie — Sept, huit, neuf, dix, onze, douze. C’est le billet gagnant !

Josette — Cervelle d’asperge ! Tu connais quelqu’un être assez bête de se jeter du viaduc cause qu’il a touché le gros lot ?

Eulalie — Je te dis que c’est le jaquepote ! Attends voir ! (Elle fouille dans une pile de journaux.) Tu sais ben, je joue toutes les semaines.

Josette — Un, deux, trois, quatre, cinq, six.

Eulalie — Oui et y a un an de ça, c’est exactement les numéros suivants qui ont sortis.

Josette — Sept, huit, neuf, dix, onze, douze ?

Eulalie — Que oui ! C’est pour ça que je m’en souviens. Moi, je joue un-deux-trois-quatre-cinq-six et c’est sept-huit-neuf-dix-onze-douze qu’a sorti. (Eulalie trouve enfin ce qu’elle cherche.) Regarde. Les résultats.

Josette — Sept, huit, neuf, dix, onze, douze. Rapport pour les six chiffres dans l’ordre : quarante-huit millions deux cent vingt-trois mille cent…

Eulalie — Vingt-trois mille cent quinze.

Josette — Anciens francs ?

Eulalie — Nan !

Josette — Nouveaux francs ?

Eulalie — Nan-nan !

Josette — Euros ?

Eulalie — On étons riche, je te dis !

Josette — Ben mince alors.

Eulalie — On vendons cette saleté de maison et son viaduc et on allons s’installer ailleurs. Au sud, là où y aurons chaud.

Josette — Quarante-huit millions deux cent vingt-trois mille.

Eulalie — Un endroit plat comme la main.

Josette — Quarante-huit millions deux cent vingt-trois mille.

Eulalie — Aucun viaduc à l’horizon.

Josette — Quarante-huit millions deux cent vingt-trois mille.

Eulalie — Aucune décharge municipale.

Josette — Quarante-huit millions deux cent vingt-trois mille.

Eulalie — Des oliviers et des cocotiers.

Josette — Quarante-huit millions deux cent vingt-trois mille.

Eulalie — Des colliers de fleurs.

Josette — Quarante-huit millions.

Eulalie — Des jeunes coqs pour nous faire la basse-cour.

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Josette — Quarante-huit millions.

La suicidée entre, elle n’a qu’une chaussure.

Suicidée — Bonjour la compagnie.

Eulalie — Encore elle ?

Suicidée — Je ne suis pas moi, je suis une autre. C’est une convention.

Eulalie — Vous m’emmerdouillez avec vos conventions !

Suicidée — Regardez, je ne suis pas habillée comme la dernière fois, je suis un autre personnage. Je suis la même comédienne, mais je joue le rôle d’une autre suicidée. Je me suis changée pour que tout le monde comprenne. Mais vous…

Eulalie — Moi ? J’emmeuh les conventions ! Meuh !

Suicidée (à Josette) — Alors comme ça vous faites les poches des morts ? Ce n’est pas joli-joli.

Eulalie — On faisons la collection des lettres d’adieu.

Josette — C’est touchant, les lettres d’adieu.

Eulalie — Mais la vôtre est pas originale, vous le jure. Sept adieu-monde-cruel qu’on avons déjà. Avec vous, huit !

Suicidée — Que pouvais-je écrire d’autre ?

Josette — Le Marcel d’Eulalie a écrit un truc gentil pour ceux qui restent.

Eulalie — Pouviez faire un effort.

Josette — Un message plus frappant.

Eulalie — Celle de la convention d’avant, par exemple, c’était une lettre d’insultes.

Suicidée — Au moins, ça défoule. Je peux récupérer ma chaussure ?

Eulalie — Non. On faisons aussi la collection. Où que vous vous vous z’êtes, z’en avez pas besoin.

Suicidée — Bon alors, gardez tout.

Josette — Évidemment qu’on allons tout garder. Le billet gagnant aussi !

Suicidée — Vous pouvez vous en servir pour allumer votre poêle.

Eulalie — Risque pas !

Josette — Quarante-huit millions ! Ici ! Le billet est composté !

Suicidée — À votre avis ? Pourquoi me suis-je balancée de votre viaduc ?

Eulalie — Cause que vous vous vous z’êtes une faible.

Josette — Cause que vous supportez pas de devenir riche.

Eulalie — Cause des soucis qui vont avec.

Josette — Cause de plus avoir confiance en personne.

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Eulalie — Quand vous êtes riche, z’avez plus d’amis.

Josette — Et que nous en s’en fiche parce qu’on a déjà plus d’amis.

Eulalie — Cause vous vous vous z’êtes une convention.

Josette — Une convention raplaplatie, hé oui.

Suicidée — Si j’étais vous, je vérifierais la date de validité du billet gagnant avant de vouloir prétendre au gros lot, grosse maligne.

Eulalie — Meuh !

Josette — Quarante-huit millions de meuh.

Suicidée — Au revoir.

La suicidée sort.

Eulalie — Fais zieuter le billet.

Josette — Quarante-huit millions.

Eulalie — Y a une étoile. (Elle approche le billet pour mieux lire.) C’est écrit en pattes de mouche. Zut !

Josette — Quarante-huit millions.

Eulalie — Triple zut !

Josette — Quarante-huit millions.

Eulalie — Billet valable deux mois.

Josette — Quarante-huit millions.

Eulalie — Quarante-huit millions deux cent vingt-trois mille cent quinze.

Eulalie mange le billet de loterie.

Josette — Folle dingue ! La date de consummation est dépassée. Tu vas attraper la caga… la carmagnole !

11 Interview de Josette

Josette, Narratrice.

Narratrice — Une nouvelle convention, je suis une journaliste. Souriez.

La narratrice prend Josette en photo devant la collection de chaussures.

Josette — Ben sûr, qu’on étons abonnées à la Gazette de Bugnel. Cause qu’elle est gratuite dans les boîtes aux lettres, sinon.

Narratrice — Pour nos lecteurs, pouvez-vous nous dire quelle impression cela fait de se lever le matin et de découvrir…

Josette — C’est le mauvais côté de l’histoire.

Narratrice — Il y a donc un bon côté, à ce viaduc ?

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Josette — Pour sûr ! Ça fait de la visite. Les journalistes, les familles de victimes et les pompiers. (Bruit de chute dans le jardin, le genre splatch.) Et pis on savons s’y pleut ou pas. (Bruit de chute mat.) Pleut pas. (Bruit de chute humide.) Pluie. C’est important de savoir cause que si on laissons le suicidé longtemps sous la boue, on arrivons plus à lire sa lettre d’adieu. Remarquez qu’on pourrons installer une boîte à lettres en haut pour éviter ce genre d’ennuis, mais fichtre ! ça obligerait moi ou ma sœur à remonter sur le viaduc à chaque fois et c’est bougrement haut, quarante-huit mètres !

Narratrice — Vous lisez les lettres d’adieu ?

Josette — Évidemment ! Des lettres qui sont tombées chez moi et ma sœur, c’est normal qu’on sachons. Regardez. (Elle sort la collection de lettres.) C’est tout ce qu’on avons récupéré. Pas moins de huit adieu-monde-cruel. Fichtre bleu ! La plus drôle, c’est celle-là : « je vous téléphone si Dieu existe. » On avons pas idée d’écrire des bêtises pareilles ?

Narratrice — Je peux garder une lettre ou deux pour le journal ?

Josette — Non. C’est personnel ces choses-là.

Narratrice — Tant pis.

Josette — Mais allons dehors. Y vient d’en tomber un, y faut que je récupère la lettre tout de suite. La pluie, vous comprenez.

Josette sort.

Narratrice — Nous viaduquons, vous viaduquez, elles viaduquent.

Josette (voix off) — Les sœurs Viaduquent.

La narratrice sort.

12 Voler

Eulalie, Suicidée.

Eulalie est sur la table lorsque la suicidée entre.

Suicidée — Que faites-vous ?

Eulalie — J’essaie de pas avoir le vertige.

Suicidée — Pourquoi ? Vous voulez sauter de là-haut ?

Eulalie — Je vous en posons, des questions ?

Suicidée — La peur ne donne pas des ailes, les proverbes populaires sont d’une connerie !

Eulalie — La chaussure, accrochée, là, au fond. La lettre, sur la table. Mais approchez pas trop. Le suicide est une maladie contagieuse et suis pas encore prête.

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Suicidée — Comment croyez-vous que naissent les oiseaux ?

Eulalie — Dans un œuf ! Quelle quiche !

Suicidée — Non, je veux dire, comment les oiseaux ont-ils eu l’idée de se faire pousser des ailes ?

Eulalie — Et vous ? Comment z’avez eu l’idée d’avoir des questions d’artichaut trop cuit ?

Suicidée — Mourir donne des idées encore plus étranges.

Eulalie — C’est ça quoi z’avez écrit dans votre enveloppe ?

Suicidée — J’expliquais pourquoi.

Eulalie — On s’en foutons du pourquoi ! L’important, c’est comment. Comment z’avez réussi à pas avoir le vertige.

Suicidée — Grâce au parachute.

Eulalie — Z’avez sauté avec un parachute ?

Suicidée — Oui, au cas où.

Eulalie — Pouvez me le prêter ?

Suicidée — Si vous voulez mais il ne marche pas. J’ai tiré et la poignée s’est cassée. Du matériel chinois.

Eulalie — Alors pouvez vous le garder !

Suicidée (au sujet des chaussures) — Si on pouvait se suicider deux fois, vous auriez des paires.

Eulalie — Quelle tarte ! Si on avions voulu des paires, on vous aurions pris les deux chaussures !

Suicidée — Alors pourquoi une seule chaussure ?

Suite du texte sur demande [email protected], merci de votre compréhension