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1 LES ANNÉES 30 : RETOUR À LA PLÉNITUDE Il est certes paradoxal de considérer comme celle du « retour à la plénitude » une décennie qui, pour Jean Walter, commence par une double « faillite » : outre la mine de Bou Beker fermée, de mauvaises affaires immobilières. “Il a vraiment entrevu le gouffre, dit sa petite fille Catherine Lamour. Il semble qu’il ait eu à un certain moment de bons appuis à la Ville de Paris, puis qu’il les ait perdus, qui sait faute d’avoir assez graissé de pattes...” Mais d’une part, dans un monde qui s’internationalise, il est de l’ordre des choses que les cours des matières premières, le plomb en l’occurrence,aillent et viennent. Et d’autre part l’architecte n’a pas perdu la maîtrise de son métier. Tous les espoirs lui restent donc permis ! En outre cet homme audacieux mais tout de même prudent avait pu garder quelques réserves : « Il n’a pas vraiment fait faillite ; c’est plutôt qu’il était à sec », nuance son petit-fils Jean-Jacques. Et, de fait, Jean Walter va connaître une deuxième période très faste dans son métier, en devenant, à partir de 1932, l’un des architectes français les plus demandés, dans l’Hexagone et dans plusieurs pays étrangers, en matière de construction d’hôpitaux. À partir de 1936, d’autre part, la mine de la Société de la Zellidja va reprendre sa production. Ce n’en sera pas la plus grande époque, laquelle viendra au sortir de la Seconde guerre mondiale; mais Bou Beker va sortir de l’artisanat des débuts pour approcher l’ère industrielle.

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considérer comme celle du « retour à la plénitude » une décennie qui, pour Jean Walter, commence par une double « faillite » : outre la mine de Bou Beker fermée, de mauvaises affaires immobilières. “Il a vraiment entrevu le gouffre, dit sa petite fille Catherine Lamour. Il semble qu’il ait eu à un certain moment de bons appuis à la Ville de Paris, puis qu’il les ait perdus, qui sait faute d’avoir assez graissé de pattes...” 1

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LES ANNÉES 30 : RETOUR À LA PLÉNITUDE

I l est certes paradoxal de considérer comme celle du « retour à la plénitude » une décennie qui, pour Jean Walter, commence par une double « faillite » : outre la mine de Bou Beker fermée, de mauvaises affaires immobilières. “Il a vraiment entrevu le gouffre, dit sa petite fille Catherine Lamour. Il semble qu’il ait eu à un certain moment de bons appuis à la Ville de Paris, puis qu’il les ait perdus, qui sait faute d’avoir assez graissé de pattes...”

Mais d’une part, dans un monde qui s’internationalise, il est de l’ordre des choses que les cours des matières premières, le plomb en l’occurrence,aillent et viennent. Et d’autre part l’architecte n’a pas perdu la maîtrise de son métier. Tous les espoirs lui restent donc permis ! En outre cet homme audacieux mais tout de même prudent avait pu garder quelques réserves : « Il n’a pas vraiment fait faillite ; c’est plutôt qu’il était à sec », nuance son petit-fils Jean-Jacques.

Et, de fait, Jean Walter va connaître une deuxième période très faste dans son métier, en devenant, à partir de 1932, l’un des architectes français les plus demandés, dans l’Hexagone et dans plusieurs pays étrangers, en matière de construction d’hôpitaux. À partir de 1936, d’autre part, la mine de la Société de la Zellidja va reprendre sa production. Ce n’en sera pas la plus grande époque, laquelle viendra au sortir de la Seconde guerre mondiale; mais Bou Beker va sortir de l’artisanat des débuts pour approcher l’ère industrielle.

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Pour compléter ce panorama brillant, Jean Walter va vivre, à partir de 1932, veille de ses cinquante ans, une affaire sentimentale de haut voltage, qui n’était certes pas inscrite dans la trajectoire antérieure de ce protestant réputé austère. Elle va changer le cours de sa vie... et au-delà. C’est bien sûr cet épisode-ci qui explique pourquoi l’auteur a pu entendre de la bouche de trois de ses descendant(e)s que Jean Walter “n’a pas, dans la famille, la même aura qu’auprès des lauréats Zellidja” (au moins ceux d’anciennes cuvées...) : car dès 1934 il a divorcé, et ses enfants en ont, dans l’ensemble, été choqués – au sens français car, clairement c’était là quelque chose qui ne se faisait pas à l’époque, et au sens anglais, qui est plus fort, notamment parce qu’ils seront souterrainement tentés de voir dans la mort de leur mère, survenue l’année suivante (1935), sans doute du fait d’une leucémie, une conséquence de la rupture du couple.

Et pour parachever la “décennie glorieuse” de Jean Walter surviendra l’acte pour lequel il est le plus remémoré aujourd’hui, et qui a donné le branle à ce livre : sa conception, attestée dès le fin de 1938, des Bourses Zellidja, et leur lancement sur le terrain, dont nous avons déjà parlé, durant l’été 39. Mais d’abord se refaire une santé financière après les déboires de la crise de la crise de 29 ! En 1931 (année où il doit, par ailleurs, fermer Bou Beker), Jean Walter se lance, sur l’emprise des anciennes “fortifs”, à deux pas de la porte de la Muette et donc du bois de Boulogne, dans la construction d’un important groupe d’immeubles. Foin désormais du social, des cités-jardins : il s’agit de gagner gros pour éponger les dettes. Déjà, vers le fin des années 20, il a eu une commande rue de la Boétie, dans le 8ème arrondissement. Cette fois, il bâtit dans le quadrilatère avenue du maréchal Maunoury, avenue de Saint Cloud, Place de Colombie, boulevard Suchet (c’en est l’adresse aujourd’hui : 2-10 bd Suchet) : une adresse éminente. Le projet (qui, cette fois, adieu Draveil, déserte toute horizontalité) est... à la hauteur : somptueux, avec des appartements immenses aux amples baies et vastes terrasses, et bien sur des garages en sous-

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sol. Le style est la modernité de l’époque, qui nous paraît aujourd’hui au mieux monumental et au pire “nuremberguien” (Jean Walter contribua d’ailleurs à une exposition Arno Breker à Paris) : ce qu’on pourrait nommer un “style paquebot”. Mais il a le mérite d’une incontestable “fonctionnalité “, et même vise au confort : grandes cuisines, salles de bain adaptées, et avant toute chose de la lumière. Jamais on n’a entendu de plaintes sur la qualité des “immeubles Walter”... D’ailleurs, le 2-10 boulevard Suchet est aujourd’hui encore splendidement habité, notamment, nous a-t-on assuré, par des potentats du pétrole moyen-oriental. Et il se dit que le Quai d’Orsay y garde quelques discrets pied-à-terre pour visiteurs étrangers de marque.

Une question se pose à ce moment, que nous n’avons jamais encore abordée : Jean Walter travaillait-il de façon relativement isolée ou à la tête d’une agence plus ou moins fournie ? Ce qui, spontanément, nous ferait opter pour la première hypothèse c’est que, ayant eu l’occasion, lors d’un “tour de bête” à la présidence de l’Association des lauréats Zellidja de 1963 à 1965, de connaître un peu l’hôtel de Châlons-Luxembourg - au départ lieu de vie d’une famille de cinq personnes et de travail pour l’architecte -, nous avons conclu que ce lieu aux pièces plus vastes que nombreuses ne pouvait pas, malgré quelques recoins et dépendances, abriter une véritable équipe de collaborateurs – juste un ou deux “grouillots”, comme ce fut le cas de notre défunt camarade Alain Borveau, vers le milieu des années 50 (mais, à l’époque, il est vrai, l’édifice n’abritait plus que des bureaux, dont ceux de la Société des Mines de Zellidja...) Rien, toutefois, n’interdit de penser que Jean Walter ait pu avoir des bureaux ailleurs. Et sans doute est-ce devenu le cas à partir, au moins, de 1922, lorsqu’il a commencé à emporter des chantiers un peu conséquents, et plus encore dans années 30, quand il s’est lancé dans la construction hospitalière. Il a pu également avoir des espaces de bureaux partagés, par exemple avec ses collègues Cassan ou Madeline, qui ont été avec lui de l’aventure de la faculté de médecine de Paris. En toute certitude nous connaissons le nom d’un homme qui a travaillé avec lui, et ce jusqu’à sa mort en 1957 : Louis Bardury, accueilli (“recueilli”, dit telle mauvaise langue) vers la fin des années 20, et devenu “le parfait intendant” (même source), et reconverti, au tournant des années 1940-1950, en Maître Jacques des Bourses Zellidja – ce qu’il resta jusqu’à son propre décès en 1973, qui accompagna delui des Bourses première version..

[L’idée

d’une profonde rénovation de la construction hospitalière française]

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Quoi qu’il en soit, la convalescence financière de Jean Walter est assurée dès la première moitié des années 20 après la mauvaise passe consécutive à la Première guerre mondiale. Mais le grand projet, sans quoi Jean Walter ne saurait se sentir “accompli” (heureux, c’est une autre affaire...) ?

Tout conduit à conduit à penser que Jean Walter a fait, sans doute vers 1930, un voyage aux Etats-Unis. Etait-il plus que tout intéressé par les techniques américaines d’extraction et de traitement des minerais ? Pourquoi pas, si l’on songe à sa promptitude, trois lustres plus tard, à écouter les sirènes américaines lui chantant les mérites d’une mécanisation à outrance de Bou Beker... amples capitaux à la clé. A-t-il rapporté d’Outre-Atlantique la même impression que Jean Lacaze, un homme qui, par une absolue coïncidence, a voyagé là-bas la même année que lui et qui allait, dix ans plus tard, devenir son beau-frère : “Pays foutu...” ? Ce n’est pas probable. Ce que, en toute certitude, l’architecte rapportera de ce voyage aux mille observations et contacts, on se doute, c’est l’idée qu’il est indispensable de rénover profondément la construction hospitalière en France. Les ouvrages sur ce sujet, qu’il est aisé de se procurer (et même de consulter sur place !) à la librairie Eyroles, boulevard Saint Germain à Paris, sont formels sur un point : la révolution qu’a, en 1932, apportée Jean Walter (en association avec ses collègues M. Plousey et Urbain Cassan) dans la construction de l’hôpital Beaujon, à Clichy, est l’importation d’une idée américaine. L’observation n’est pas dicourtoise : il souvient (approximativement) à l’auteur de ces lignes, alors élève du lycée de Laon (Aisne), une phrase, très adaptée à la situation, du philosophe Alain, qu’il a notée vers 1957 sur un carnet : “Nul n’invente jamais rien, et toujours le temple se souvient du temple...” Révolution ? C’est que, depuis la fin du 19ème siècle, l’hôpital est une juxtaposition de “pavillons” séparés. La raison de cette éparpillement est que, Louis Pasteur ayant découvert la contagion microbienne, il importe que chaque type de maladie soit isolée dans un bâtiment distinct. Boucicaut (1897) Trousseau (1901), Claude-Bernard (1905) La Pitié rénovée (1911), voici , pour ce qui est de Paris, le modèle. En somme, avec un peu de malice, on pourrait dire que Jean Walter, vingt ans après la construction de la nouvelle Pitié... et de Draveil, va mettre au rebut... l’hôpital cité-jardin ! Les considérations économiques (déjà) ainsi que les victoires obtenues par les chercheurs et praticiens dans la lutte contre les “germes” désignés par Pasteur comme source des infections et ajoutons : la mise au point d’ascenseurs à grande capacité, et hauts débit et vélocité) vont aboutir au triomphe de la conception “rationalisée” en vogue aux Etats-Unis depuis un temps déjà : “l’hôpital-bloc”,

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vertical. En apparence c’est simple comme bonjour : toutes les circulations convergent vers un pôle unique, axial, à quoi se joignent les différents “niveaux”. “Au total cela permettait de passer d’une volume de 300 mètres cubes nécessaire pour un malade à 60 mètres cubes”, rappelle Jean-Jacques Walter, petit-fils de Jean. La légende dorée veut, on l’a dit, que ce soit durant ses longs séjours douloureux de blessé de la Grande guerre, au val de Grâce notamment, que Jean Walter ait été amené à beaucoup réfléchir sur une amélioration du modème hospitalier. Et, cette fois, le légende dorée est d’évidence véridique, il y aurait même une manière de mauvais goût à la contester ! On peut aussi se souvenir que le très jeune étudiant en architecture était connu, à l’ESA, pour son intérêt à l’endroit des questions hygiénistes...

Mais, bien sûr, comme la guerre, l’architecture est un art simple... et tout d’exécution. “L’Assistance publique n’acceptait qu’avec réticence certaines conception de mon grand-père, dit encore Jean-Jacques. C’est pourquoi il a fait deux jeux de plans : un pour l’administration, et un autre pour la construction. Cela l’a conduit à mettre en place son propre système de gestion” (comprenons : une comptabilité parallèle...) Nouvelle preuve de cette tendance de Jean Walter à ne pas accepter les contraintes qui lui paraissent contraires au bon sens entrepreneurial ! Catherine Lamour, toujours iconoclaste, croit savoir que, tout simplement, “il a commencé de construire sans permis, régularisant après...” “La tension était telle, avec l’A.P., qu’il n’a pas assisté à l’inauguration de Beaujon en 1935, poursuit Jean-Jacques. Mais six mois plus tard, tout le monde trouvait merveilleux ce qu’il avait fait !” Et, de fait, le Larousse (eh ! oui, il n’y a pas que Wikipédia dans la vie !) crédite Jean Walter de deux choses : la construction du nouvel hôpital Beaujon et la création des Bourses Zellidja. Bien entendu, les décennies ayant passé, la “merveille” qu’était Beaujon, devenue lourde à gérer, désuète dans son fonctionnement, a nécessité de profondes retructurations. Mais à chaque époque suffit sa peine ! En 1934 est lancé le chantier de la Cité médicale de Lille, premier complexe où se soient trouvées intégrées les fonctions de soin et d’enseignement. Jean Walter y travaille avec son complice Cassan, et avec un nouveau venu, M. Madeline. Les travaux, du fait de la seconde guerre mondiale, vont traîner jusqu’à 1953 – cinq ans avant que la réforme hospitalo-universitaire du Pr Robert Debré ne vienne entériner la justesse de ces conceptions. Les “rouleaux” de Jean Walter relatifs à la conception de la Cité médicale de Lille sont intégralement conservés aux Archives nationales. C’est son seul

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travail aussi bien documenté, nous a dit le conservateur M. Jean-Charles Cappronier. Toutefois, pour l’heure, ces plans sont mal exploitables, faute d’espace de travail pour les chercheurs; mais, lorsque la nouvelle cité des Archives, en projet, sera ouverte à Pierrefite, au nord de la capitale en principe en 2012, tout redeviendra possible. On peut ainsi espérer qu’un lauréat ou une lauréate Zellidja 2009 qui choisirait l’architecture comme spécialité pourrait choisir comme thème de son mémoire de fin d’études, dans six ou sept ans, “les conceptions architecturales de Jean Walter en matière hospitalière” - ce qui soulagerait la fureur de Catherine Lamour de voir son grand-père confiné à l’obscurité, malgré son talent, “et ce alors que les années 30 reviennent de toute part à la mode”.

[La Fac de médecine de la rue des Saints-Pères,

édifice massif, uniforme et gris...]

Puis en 1937, ce sera la mise en route, de la Faculté de médecine de la rue des Saints Pères à Paris – un édifice tellement massif, dans son uniforme structure de sombre béton qu’on ne peut en croire ses yeux lorsqu’on regarde le paysage du centre de la capitale depuis, par exemple, la terrasse (aujourd’hui hélas ! inaccessible) de la Samaritaine. Les travaux, menés avec ses

vieux complices Cassan et Madeline, vont s’étaler sur dix-sept ans, là aussi, en partie, du fait de l’interruption de la guerre. Ainsi l’inauguration du bâtiment, en 1954, marquera-t-elle l’apothéose, mais aussi le chant du cygne, de Jean Walter. Mettant à profit sa nouvelle notoriété en matière de réalisations hospitalières, l’architecte va répondre à des demandes qui lui parviennent de plusieurs azimuts en ce domaine. C’est ainsi qu’il construira l’hôpital hellénique d’Alexandrie, en Egypte, à partir de 1937, un établissement hospitalier à Glasgow en Ecosse, un à Casablanca, un à Athènes, ainsi que la cité médicale d’Ankara, et aussi, après

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la Seconde guerre mondiale, l’impressionnant Mecidiyeköy sur la rive asiatique d’Istanboul. Florence Trystram semble dire que l’inflexion plus étrangère prise par la carrière de Jean Walter pourrait avoir un lien avec des irrégularités qu’il aurait commises en matière de marchés publics en France, et à propos de quoi la justice lui aurait, sans conséquences dommageables pour lui, demandé des comptes. Nous n’avons pas connaissance de sources documentant ce point – à moins qu’il ne s’agisse du système de “doubles plans” dont fait état son petit-fils Jean-Jacques à propos de Beaujon... Jean Walter parachèvera cette partie de sa carrière en écrivant, dans des conditions dramatiques, en des heures de grande déréliction, sur lesquelles pour une fois nous n’anticiperons pas, un ouvrage intitulé Renaissance de l’architecture médicale, qui sera publié en 1945 par les éditions Desfossés – la seule trace écrite substantielle que nous ayons de lui.