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1 L’espéranto, entre idéaux universels et pratiques culturelles locales. Les cas français, belge et brésilien Manuela Burghelea Master 2 Erasmus Mundus Médiation Interculturelle Professeurs coordonnateurs : Marie de Beyssac (UFRJ) Mohammed ElHajji (UFRJ) Juillet 2016

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L’espéranto, entre idéaux universels et pratiques culturelles locales.

Les cas français, belge et brésilien

Manuela Burghelea

Master 2 Erasmus Mundus

Médiation Interculturelle

Professeurs coordonnateurs :

Marie de Beyssac (UFRJ)

Mohammed ElHajji (UFRJ)

Juillet 2016

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Table des matières

Introduction __________________________________________________________ 3

1. Chapitre théorique ___________________________________________________ 7

1.1. Histoire et mémoire espérantistes __________________________________________ 7

1.2. Traduction de l’espace___________________________________________________ 16

1.3. Proposition idéologique __________________________________________________ 25

1.4. Relation langue – culture – identité ________________________________________ 38

1.5. Critiques du projet espérantiste. Sympathisants, adversaires, compétiteurs _________ 51

2. Méthodologie de l’enquête de terrain ___________________________________ 62

3. Analyse des données _________________________________________________ 72

3.1. Profil des interviewés ___________________________________________________ 72

3.2. Représentations sur l’espéranto ___________________________________________ 78

3.3. L’espéranto dans le quotidien des espérantistes ______________________________ 88

3.4. La langue espéranto ____________________________________________________ 97

3.5. Organisations pour la promotion de l’espéranto et leurs connexions _____________ 110

3.6. Représentations imagées sur l’espéranto ___________________________________ 117

Discussion des résultats _______________________________________________ 122

Bibliographie ________________________________________________________ 126

Annexes ____________________________________________________________ 129

Guide d’entretien _________________________________________________________ 129

Chronogramme du terrain __________________________________________________ 131

Résumé – français, anglais, portugais _________________________________________ 133

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Introduction

Je suis fascinée par l’espéranto depuis mon enfance, quand j’ai découvert son

existence dans une encyclopédie. Là, à la page consacrée aux langues, il y avait une

phrase sur cette langue internationale, présentée comme une langue inventée, très facile,

n’ayant aucune exception. Intéressée par cette idée, ma curiosité était, à l’époque,

purement linguistique, et j’ai toujours porté un certain intérêt souhaité en connaître

davantage. Je me suis décidée finalement d’étudier cette langue au moment où,

étudiante à Lille, j’ai découvert que le 100ème Congrès mondial d’espéranto allait y avoir

lieu en 2015. J’ai vu ainsi que l’espéranto était plus près de moi que je ne le pensais.

J’allais apprendre, graduellement, tous les avantages qu’offre un tel sujet de recherche :

la possibilité d’enquêter sur l’espéranto sur plusieurs terrains répandus dans le monde ;

l’accès relativement facile à l’information en ligne, mais aussi aux réunions sur place

des espérantistes ; le fait d’être accueillie avec bienveillance, en tant que chercheuse,

dans les communautés des espérantistes.

Ce qui m’a frappée en étudiant l’espéranto est le fait qu’il forme des

communautés non pas seulement de langue, mais de discours et implicitement de

culture. En effet, il existe certaines thématiques abordées avec prédilection dans les

forums d’espéranto, qui témoignent d’autant de valeurs communes, issues directement

de la philosophie de son créateur Zamenhof, que de valeurs connexes, ayant pu se

rattacher à l’espéranto grâce à son esprit d’ouverture et de dialogue interculturel. C’est

le cas, entre autres, des nombreuses religions et idéologies qui regardent l’espéranto

comme une langue de diffusion, parlée par des personnes répandues dans le monde

entier.

En examinant l’espéranto en France, en Belgique et au Brésil, j’ai observé qu’il

regroupe une pluralité de pensées et de cultures, impregnées par le local. L’espéranto,

même si langue unique, traduit des réalités et des problèmes spécifiques à ces espaces

socio-culturels différents. Produit originairement par une seule personne, il s’est étendu

à l’échelle planetaire et s’est continuellement enrichi par des apports lexicaux locaux et

par des sujets d’intérêt puisés dans la réalité immédiate.

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Ma principale question de recherche est d’analyser comment la langue et la

culture de l'espéranto, d'une part, s'implantent dans le monde et interfèrent avec des

valeurs locales1, et comment celles-ci, d'autre part, sont façonnées par les flux actuels

humains et imagétiques (Appadurai) – à mentionner ici, à titre d’exemple, les

nombreuses rencontres internationales, spécialement les congrès mondiaux d’espéranto

(Universala Kongreso de Esperanto), qui rendent possible l’expérience du contact

interculturel.

Du point de vue linguistique, l’étude de l’espéranto permet de comprendre

comment fonctionne le langage et de relativiser les langues naturelles, de remettre en

question les catégorisations existantes. Ainsi, par les biais étymologique, de

composition ou de dérivation, les mots d’une langue renvoient à certaines attitudes

mentales envers les objets auxquels ils réfèrent ; loin de n’être que de simples étiquettes,

ils ajoutent ou enlèvent des nuances qui n’existent pas dans d’autres systèmes

linguistiques. La connaissance de l’espéranto permet donc de révéler des potentialités

cachées du langage et consécutivement de la pensée.

Je vais donner l’exemple d’une conversation à laquelle j’ai assisté, menée entre

un espérantiste et un enfant que celui-ci était en train d’initier à l’espéranto. Le premier

d’eux parlait de l’apprentissage très facile de la langue de Zamenhof, de son

fonctionnement parfaitement régulier et de la richesse de ses possibilités d’expression, à

l’aide d’un système de dérivation standardisé. Pour former des substantifs collectifs par

exemple, expliquait l’espérantiste, il suffit d’ajouter, à n’importe quelle racine, l’infixe

« -ar- » : « homaro », humanité ; « arbaro », forêt, etc. « Et les animaux ?» , demande

l’efant. « Comment ? » « Et les animaux ? La forêt n’est pas que des arbres. »

Cet échange de parole m’a interpellée. Jamais avant je n’avais fait attention au

mot « arbaro », l’ayant assimilé sans questionnement. Pour moi, il désignait toujours la

forêt telle que je la connaissais d’avant, sans avoir songé au sens que la formation

littérale du mot renvoyait effectivement. Ce fut un exercice conceptuel d’une longue

série, qui m’a amenée à réfléchir sur l’existence ou l’absence des certaines catégories

dans les langues « naturelles ».

1 Comment l'espéranto du Brésil, par exemple, est influencé par sa liaison avec le spiritisme, alors qu'en Europe il est plutôt athée et associé à valeurs d'autre ordre - engagement démocratique, écologique, scoutisme vert, etc.

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Du point de vue de la conception culturelle, l’espéranto offre la possibilité de

réfléchir sur ce qu’une culture, montrant que l’existence de celle-ci n’est pas

conditionnée par des filtres ethniques, nationaux ou religieux. Il illustre également la

nature processuelle de la culture, sa dimension dynamique, de continuelle formation, vu

que l’histoire relativement récente de l’espéranto permet de suivre, étape par étape, son

devenir.

Personnellement, j’ai observé que l’apprentissage de l’espéranto ne se résume

pas à une connaissance strictement linguistique, mais qu’il suppose une compréhension

plus ample, l’intégration d’un certain savoir social et d’un système de valeurs, qui

soustendent la communication. C’est dans ce sens que je parle de culture(s)

espérantiste(e), dont quelques constantes seraient les idéaux de la paix, de la fraternité et

de la communication neutre.

Ce mémoire est structuré en trois sections. La première est principalement

théorique et montre un aperçu du monde espérantophone, la deuxième concerne les

aspects méthodologiques et la troisième s’appuie de façon prépondérante sur la

perspective empirique. Les trois se communiquent et s’alimentent mutuellement.

La section initiale se compose de cinq parties. La première partie aborde

l’histoire et la mémoire espérantistes, dans le contexte commémoratif du centenaire des

congrès mondiaux d’espéranto et de la réinterpétation de ses symboles dans la

modernité. Elle puise ses concepts dans les théories de Halbwachs, Pollak et Nora. La

deuxième partie s’adresse à la traduction de l’espace en espéranto et dans le monde

espérantophone. Elle porte la focale sur les rapports qui se nouent entre la langue et le

territoire (Laponce, Onfray, Lafontant, Van Parijs) et sur la question des structurations

différentes de l’espace selon les perceptions différentes des cultures (Hall). La troisième

partie détaille la proposition idéologique de l’espéranto, en recensant les systèmes

idéologiques desquels celle-ci est tributaire ou qui se sont trouvé ultérieurement des

affinités avec la langue et la philosophie de Zamenhof. J’y convoque, entre autres, les

théories concernant les rapports entre la langue, le discours et l’idéologie de Pêcheux et

Eagleton. Dans cette section, je m’arrête aussi sur les institutions utilisatrices et sur leur

rôle dans la diffusion de l’espéranto et des diverses idéologies. La quatrième partie,

appuyée sur le théorie du multiculturalisme de Baumann, étudie les relations entre

langue, culture et identité, et propose un glossaire correspondant, applicable dans

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l’étude de l’espéranto. Finalement, la cinquième partie traite des critiques portées à

l’espéranto et des réponses apportées par les espérantistes à ces critiques.

Au chapitre méthodologique, j’ai construit mes données en France, en Belgique

et au Brésil, où j’ai participé sur une base régulière aux diverses réunions d’espéranto et

j’ai initié les contacts avec des espérantistes que j’ai plus tard interviewés. Je fonde cette

recherche sur une approche qualitative, en exploitant les observations faites sur les trois

sites et en analysant les entretiens menés. Pour le traitement des données, j’utilise des

logiciels informatiques, afin de faciliter l’organisation du matériel.

La section finale comprend une ample analyse des données, à travers des nuages

de mots-clés, des tableaux synoptiques, des schémas d’analyse des assertions

évaluatives et des organigrammes. Elle se décline en cinq parties d’analyse, comme il

suit : représentations sur l’espéranto ; l’espéranto dans le quotidien des interviewés ;

l’acquisition et la pratique la langue espéranto ; l’expérience des interviewés avec les

organisations pour la promotion de l’espéranto en France, en Belgique, au Brésil et dans

le monde ; représentations imagées sur la langue et la culture de l’espéranto.

Si par endroits j’émets des critiques à l’adresse de certains aspects rencontrés

pendant la recherche, c’est tout d’abord en constatant, à l’intérieur de la vaste littérature

sur l’espéranto, la faible proportion d’ouvrages critiques sur l’espéranto en tant que

culture ; et ensuite, en comptant sur la valeur essentielle de la culture engendrée par la

philosophie de Zamenhof, valeur que j’ai rencontrée pleinement sur les trois terrains

d’étude : l’esprit de tolérance, d’acceptation de la différence et d’ouverture au dialogue.

J’espère que cet ouvrage apporte une perspective inédite sur l’espéranto, révélant, à côté

de l’aspect linguistique implicite, ses dimensions culturelles et identitaires, telles que je

les ai connues en France, en Belgique et au Brésil.

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1. Chapitre théorique

1.1. Histoire et mémoire espérantistes

L’objectif de ce chapitre est, premièrement, d’offrir un aperçu historique sur

l’espéranto, et deuxièmement, de suivre le processus de création et de transmission de la

mémoire espérantiste. La méthodologie utilisée comprend une revue bibliographique et

l’analyse des observations de terrain faites principalement au 100ème congrès mondial

d’espéranto, qui s’est déroulé à Lille en 2015 et qui illustre le phénomène de

cristallisation de la mémoire.

L’espéranto est une langue internationale construite, la plus parlée dans le

monde parmi les langues de ce type. Son nom dérive de « Doktoro Esperanto » (« le

docteur qui espère »), le pséudonyme de Ludwik Lejzer Zamenhof, médecin, polyglotte

et écrivain d’origine juive, qui a inventé cette langue dans les années 1870. Il a publié

Langue Internationale le 26 juillet 1887, le premier manuel d’espéranto (connu aussi

comme « La unua libro », appelé en français « Le premier livre » ou « La première

brochure »), contenant la structure gramaticale de la nouvelle langue, les 917 racines,

quelques dizaines d’affixes et aussi quelques poésies. Zamenhof a renoncé à tous ses

droits sur sa création, en affirmant qu’une langue internationale, comme une langue

nationale, était la propriété commune de ses locuteurs. L’objectif de Zamenhof était de

créer un instrument de communication universelle, afin de promouvoir la paix et la

compréhension internationales.

En même temps, grâce à son idéologie, l’espéranto est devenu une culture,

progressivement construite et perpétuée par les locuteurs de l’espéranto. C’est justement

son statut d’idéolangue, son association à l’idéologie universaliste qui lui vaut une vie

plus longue que celle des autres langues inventées : Lingua Ignota (12ème siècle), Lingua

Geral (17ème siècle), Volapük (1879), Ido (1907).

L’histoire de l’espéranto trouve ses racines dans l’histoire de la communauté

juive, divisée alors du point de vue linguistique entre le yiddish et l’hébreu. Le père de

l’espéranto habitait Białystok, une petite ville appartenant à l’époque à l’Empire russe,

maintenant polonaise, qui hébergeait une communauté juive importante et qui avait

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appartenu dans le passé à la Lituanie, à la Pologne et à la Prusse. Dans le contexte du

XIXème siècle, fortement marqué par le nationalisme, l’antisémitisme et les conflits

identitaires, l’espéranto surgit justement comme un remède à la fragmentation et à la

guerre entre les nations. Zamenhof souligna dans une lettre l’importance décisive de son

origine juive sur la création de la nouvelle langue et idéologie :

Si je n'étais pas un Juif du ghetto, l'idée d'unir l'humanité ou bien ne m'aurait pas

effleuré l'esprit, ou bien ne m'aurait pas obsédé si obstinément pendant toute ma vie.

Personne ne peut ressentir autant qu'un Juif du ghetto le malheur de la division

humaine. Personne ne peut ressentir la nécessité d'une langue humainement neutre et

anationale aussi fort qu'un Juif, qui est obligé de prier Dieu dans une langue morte

depuis longtemps, qui reçoit son éducation et son instruction d'un peuple qui le rejette,

et qui a des compagnons de souffrance sur toute la terre, avec lesquels il ne peut se

comprendre.23

La communauté espérantiste a généralement un caractère militant et présente

une forte volonté de produire et de conserver sa mémoire, ayant des « sources directes »,

créées par les membres de ce groupe pour être reproduites comme telles. La

préocuppation pour la mémoire se profile dans le contexte où l’on impute à l’espéranto

l’absence d’une histoire, d’une culture et d’une expérience civilisationnelle propres. En

effet, les opposants et les sceptiques de l’espéranto accusent ses carences en termes de

fond commun, de traditions et de bagage de connaissances qui résultent du vécu

ensemble. D’où l’intérêt des espérantistes pour la production et la documentation de la

mémoire, dans le but de forger l’identité correspondante.

Étant « un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel » (Nora,

1993, p. 9), la mémoire n’est pas du passé, mais de la contemporanéité / des

contemporanéités ; les groupes humains attribuent du sens aux expériences vécues ou

imaginées, en fonction de la configuration du moment et de l’espace qu’ils connaissent

et utilisent comme références. Partant, la mémoire est collective, spatiale et du présent,

soumise à des transformations constantes (Halbwachs, 1968).

Comme Pollak le souligne (1992), les éléments constitutifs de la mémoire, soit-

elle individuelle ou collective, sont des événements (vécus personnellement ou

indirectement), personnes, personnages et lieux. Analysons ces points d’articulation de

la mémoire dans le cas du mouvement espérantiste.

2 Leteroj de Zamenhof (Lettres de Zamenhof), nº 92, p. 105, lettre du 21 février 1948 à Alfred Michaux, Éd. SAT, 1948. 3 Le yiddish était la langue parlée par les Juifs européens et soutenue par les partisans du nationalisme juif en diaspora, tandis que l’hébreu était la langue de la Bible, promue - dans une version modernisée–par les sionistes.

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Le personnage-clé du mouvement espérantiste est Zamenhof. Il est commun de

rencontrer dans les clubs et associations d’espéranto divers bustes et photos de lui. Le

choix de telles représentation revèle le fait que la communauté espérantiste le considère

digne d’être solennisé. Selon Bourdieu, qui investigue la pratique de la photographie et

le choix des lieux et des personnages qui y sont représentés, ces objets sont significatifs

dans l’étude de la vie sociale.

Figura 1 – Bustes de Zamenhof dans la bibliothèque de la Coopérative Culturelles des Espérantistes de Rio.

Il existe aussi des figures locales d’importance pour le mouvement espérantiste,

soit, dans le cas du Brésil, Francisco Valdomiro Lorenz – philosophe, philologue et

promoteur marquant de l’espéranto au Brésil ; Ismael Gomez Braga – journaliste et

auteur de livres didactiques d’espéranto ; Francisco Cândido Xavier – médium qui

utilisait l’espéranto dans la communication avec les esprits. Ils jouent un rôle de

référence pour la mémoire espérantiste brésilienne, reconnus comme tels dans de

nombreux livres et dans la nomenclature des associations (v. la Société Éditoriale

Lorenz).

En France, les figures marquantes du mouvement espérantiste sont : Gabriel

Chavet - fondateur du premier club d'espéranto de France, à Louhans, et de la Librairie

de l'espéranto, à Paris ; Théofile Cart - surnommé le « deuxième père de l'espéranto »,

défenseur de l’unité du mouvement, menacé par le schisme sur le fond de l’apparition

de l’Ido, version remaniée de la langue de Zamenhof ; Eugène Lanti - principal

fondateur de l'Association mondiale anationale et initiateur de la création du

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Dictionnaire illustré complet d'espéranto (« Plena Ilustrita Vortaro ») ; Georges

Kersaudy - espérantiste polyglotte, traducteur auprès des Nations unies et du Conseil de

l’Europe et membre du mouvement Europe Démocratie Espéranto.

En Belgique, parmi les personnages-clés du mouvement comptent : Gerard

Debrouwere - président de l’association « La concorde » (« La konkordo ») et un des

principaux fondateurs de l’Institut flamand d’espéranto ; Charles François Alexandre

Lemaire – pionnier de l’espéranto en Belgique, officier et explorateur de l'Afrique

centrale et auteur du livre de voyages bilingue Tra Mez-Afriko - À Travers l'Afrique

centrale ; directeur de l'Université Coloniale de Belgique ; Maurice Jaumotte –

fondateur de l’Institut belge d’espéranto et organisateur du premier congrès d’espéranto

du Bénélux ; Wim De Smet - zoologiste flamand qui a proposé un nouveau système

pour la désignation des animaux et des plantes, simplifiant le système introduit par Carl

von Linné et traduisant les noms latins en espéranto.

Les lieux de mémoire espérantistes sont d’ordre matériel, symbolique et

fonctionnel (Nora, p. 21). Les lieux matériels peuvent être représentés par exemple par

les sièges des associations d’espéranto, qui sont investis en même temps d’une

dimension symbolique et fonctionnelle, étant un espace d’apprentissage de la langue et

lieu de rencontre.

Les locuteurs de l’espéranto ne possèdent pas un territoire géographique propre,

mais un territoire existentiel. Il y a aussi, quand même, des tentatives pour le

transformer en un pays. Le terme qui le désigne est Espérantie, en espéranto

Esperantujo, qui actuellement, correspond à la zone linguistique peuplée par les

espérantistes, présents dans à peu près 120 pays du monde. Il y a eu dans le passé deux

propositions pour créer un État espérantophone qui se superpose à un territoire fixe :

l’État Amikejo (Lieu de l’Amitié) en Moresnet, en Belgique, et l’État Insula de la Rozoj

(l’Île des Roses), dans la Mer Adriatique, près de l’Italie.

Cet horizon psychique, avec les aspirations de quelques-uns pour le

géographique, est caractérisé depuis ses débuts par la mobilité. Il est possible de parler

dans son cas de multiterritorialité, dans le sens d’une communication intense à travers

les milieux virtuels, mais aussi de la mobilité physique effective. Sont organisées des

rencontres d’espéranto, autant locales que nationales et internationales, dans des lieux

porteurs d’une valeur symbolique pour le mouvement. Les plus importants sont les

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Congrès mondiaux d’espéranto (Universalaj Kongresoj). Ils sont realisés annuellement

depuis 1905 (à l’exception de la période des deux Grandes Guerres Mondiales).

L’espéranto est parfois critiqué à cet égard pour son eurocentrisme. Des 100

congrès mondiaux organisés jusqu'à présent, 83 ont eu lieu en Europe, 9 en Amérique, 7

en Asie et un en Océanie. Par pays, nous constatons que 33 ont hébergé le congrès, sur

le total de 191 pays reconnus par l’ONU. Ceux qui ont hébergé le congrès le plus

fréquemment sont la Pologne, le Royaume-Uni (8 fois chacun) et la France (7 fois). Le

mouvement espérantiste peut faire, par conséquent, l’objet d’une critique par rapport à

l’eurocentrisme. Les espérantistes répondent que l’organisation des congrès se fait dans

les pays avec une densité élevée des membres du mouvement, pour des raisons

logistiques.

Figura 2 – Carte des pays qui ont hébergé le Congrès Mondial d’Espéranto entr 1905 et 2012

Le congrès de 2015 a marqué le centenaire et a été organisé en France, à Lille.

Le tout premier congrès, réalisé en 1905, avait eu lieu à Boulogne-sur-Mer, dans la

même région. Pour les commémorations, les espérantistes sont allés passer une journée

à Boulogne-sur-Mer, où une plaque commémorative a été devoilée sur la place

Zamenhof. Louis-Christophe Zaleski-Zamenhof, le petit-fils du créateur de la langue,

échappé avec sa mère à la déportation des Juifs, actuellement âgé de 90 ans, a participé

au congrès. Les trois enfants de Zamenhof avaient été tués par les nazis pendant la

Deuxieme Guerre Mondiale, comme beaucoup d’autres Juifs et espérantophones4.

4 Adolf Hitler associait l’espéranto à une tentative des Juifs de dominer le monde : « Tant que le Juif n’est pas devenu le maître des autres peuples, il faut que, bon gré mal gré, il parle leur langue ; mais

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Le centième congrès d’espéranto a été ainsi un événement capital pour la

communauté espérantiste. 2695 personnes ont vécu personnellement le congrès, pendant

que le reste de la communauté en a bénéficié grâce à des opérations de dissémination.

Pour moi cela a été intéressant de participer de fait pendant un jour au congrès

de Lille (après avoir étudié dans la ville) et d’assister ensuite à Rio à un exposé des

Brésiliens qui y ont participé également. Des faits et des symboles européens que je

considérais évidents ou que je n'avais jamais interrogés étaient présentés, pour

l’auditoire brésilien, comme des curiosités : les auditeurs de la conférence ont appris,

par exemple, comment trouver une pharmacie en Europe en cherchant la croix verte

(symbole évident pour moi, mais pas pour les Brésiliens) ; à quel degré la ville de Lille

est extrêmement propre (fait souligné plusieurs fois pendant la présentation) ; à quel

point les villes de la France et de Belgique sont soignées en détail, ce qui pour moi était

déjà une évidence. Cette observation concerne la question de la subjectivité des sources,

tout comme celle de sélectivité de la mémoire ; ce que les intervenants ont montré

différait sur beaucoup de points de mes mémoires de Lille et a ensuite complété la

vision que j’avais d’elle.

Au moyen de la socialisation entre les espérantistes, se produit ainsi ce que

Pollak définit comme un « phénomène de projection ou d’identification avec un passé

déterminé », comme « mémoire presque héritée » (p. 2), dans la mesure ou les auditeurs

de l’exposé intégreront dans leur imaginaire les récits des intervenants. La mémoire est,

des lors, liée au sentiment d’identité, dans son acception d’ « image qu’une personne

acquiert au long de la vie relative à elle-même, l’image qu’elle construit et présente aux

autres et à elle-même, pour croire en sa propre représentation, mais aussi pour être perçu

de la manière dont elle veut être perçue par les autres » (p. 5).

Parmi les lieux consacrés à la mémoire espérantiste se trouvent aussi les objets

Zamenhof/Esperanto (Zamenhof/Esperanto-Objektoj). Ce sont des rues, des ponts, des

places publiques, des hôpitaux, des véhicules, des astéroides ou des espèces naturelles

qui portent le nom de Zamenhof ou un autre nom lié à l’espéranto. En 1997, Hugo

Röllinger les a identifiés dans le livre Monumente pri esperanto (« Monumentalement

sur l’espéranto » – documentaire illustré portant sur 1044 objets Zamenhof/Espéranto en

sitôt que ceux-ci seraient ses esclaves, ils devraient tous apprendre une langue universelle (l'espéranto, par exemple), pour que, par ce moyen, la juiverie puisse les dominer plus facilement. » (Mein Kampf, tome 1, p. 540).

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54 pays (Monumente pri Esperanto - ilustrita dokumentaro pri 1044

Zamenhof/Esperanto Objektoj en 54 landoj). Selon ce livre, le plus grand nombre

d’objets Zamenhof/Esperanto se rencontre au Brésil (170), suivi par la France (163) et

la Pologne (144) – voir la liste sur le site :

http://web.archive.org/web/20050403202412/http://21net.pl/esperant/zeo/index.

htm.

Jusqu'à la mort de Röllinger en 2001, le nombre d’objets Zamenhof/Espéranto

identifiés par celui-ci a augmenté à 1260.

Un de ces lieux de mémoire est Białystok, la ville natale de Zamenhof. Plus

précisément, sont considérés des objets Zamenhof/Espéranto le centre culturel de la

ville, la clinique pédiatrique, deux tableaux, une école et trois rues. Białystok a été ainsi

adopté comme lieu de la mémoire collective espérantiste, comme « espace nostalgique »

si on emprunte le terme de Sayad. Pollak appelle ce type d’espace « lieu d’appui de la

mémoire » ou « lieu de commémoration », qui sert de base pour les remémorations

(p. 3).

Un lieu officiel de conservation de la mémoire espérantiste est le Musée de

l’Espéranto, fondé en 1927 à Vienne par l’employé de chemins de fer espérantiste

Hofrat Hugo Steiner. Le musée abrite la plus grande bibliothèque du monde spécialisée

en interlinguistique et contient une collection qui documente approximativement 500

langues planifiées (artificielles), y compris l’espéranto, la Lingua Ignota, le Volapük,

l’Ido et l’Interlingua. Le musée constitue une « marque témoignant d’une autre ère, des

illusions de l’éternité » (Nora, p. 13), indiquant un aspect nostalgique et instaurant un

« temple au civique », dans les termes de Bourdieu, établissant une esthétique

dominante quant aux langues artificielles.

Enfin, dans la production de la mémoire espérantiste, il existe une

réappropriation des symboles, en conformité avec les changements dans la société.

Le symbole du jubilé de l'espéranto (deux « E » verts tournés l’un vers l’autre

sur un fond blanc) est symptomatique pour la fluctuation sémantique. Créé en 1987 par

un espérantiste brésilien, Hilmar Ilton S. Ferreira, pour célébrer le centenaire de la

création de l’espéranto, il représente la lettre latine E du mot « espéranto» et la lettre

cyrillique Э du même mot en russe, « Эсперанто ». Dans le contexte de la Guerre

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Froide, l’adoption de ce symbole invitait à l’union entre l’Occident et l’Orient. Il

correspond à l’idée interne de la langue, d’unir tous les êtres humains. Actuellement, le

sens d’origine devient moins évident et beaucoup d’espérantistes interprètent ce

symbole comme une image de la globalisation.

Ce symbole a été aussi adoptée par la Ligue Espérantiste de Flandre, pouvant

signifier, dans le contexte de la Belgique, l’union aspirée entre la Flandre et la Wallonie.

Figura 3 – Le symbole du jubilé

Figura 4 – Monument du symbole du jubile, avec le proposant du symbole, Hilmar Ilton S. Ferreira, à Alto Paraíso.

Un autre symbole réinterprété dans la modernité est le drapeau vert avec l’étoile.

Cette couleur a été sugérée à Zamenhof par le philologue irlandais Geoghegan, qui avait

pensé à sa patrie. Zamenhof l’a transformée en symbole de paix. Le mouvement

écologique contemporain, qui adopte aussi le vert comme couleur, s’associe à

l’idéologie espérantiste, et ainsi, bien des espérantophones sont aussi des écologistes ou

des scouts verts (voir en Belgique La Verdaj Skoltoj).

D’autres objets de cristallisation de l’identité sont les chansons ou les poèmes

déclamés dans les rencontres espérantistes : l’hymne La Espero (L’espoir), conçu dans

le contexte bien particulier du XIXème siècle, contexte marqué par l’ascension du

nationalisme et par la prolifération des frontières5. Cette chanson peut être également

interprétée en clé moderne, dans le paysage géopolitique actuel.

5 Des murs millénaires se dressent avec force Entre les peuples divisés ; Mais ces barrières obstinées voleront en éclats, Abattues par l'amour sacré. (4ème strophe de l’hymne La Espero)

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Outre l’hymne espérantiste, il existe des chansons et des poèmes d’origine non-

espérantiste, qui ont été adaptés et adoptés par la communauté espérantophone. Un

exemple de référence est Frato Jako, selon la chanson française Frère Jacques (avec

deux versions en portugais - Irmão Jorge et Frei Martinho), que j’ai entendue dans

plusieurs réunions en Belgique et au Brésil.

Un autre poème adapté à l’espéranto est d’origine brésilienne : Et maintenant ,

Joseph ?, en original E agora, José? et en espéranto Kaj nun, samideano ?, que j’ai

entendu déclamer à l’occasion du Jour de Zamenhof (le 15 décembre) à la Coopérative

Culturelle des Espérantistes. Le poème Kaj nun, samideano ? encourage à militer pour

le mouvement espérantiste, tandis que le poème d’origine, E agora, José?, de Carlos

Drummond de Andrade, est adressé spécifiquement à la société brésilienne dans un

moment de crise de cette dernière.

En somme, ce sont les événements, les personnages et les lieux qui forment la

mémoire espérantiste et qui contribuent de façon significative à la création et au

maintien du sentiment d’appartenance à la communauté. Comme nous avons vu, cette

mémoire peut être ou bien vécue personnellement ou bien héritée, marquée par la

subjectivité, par la sélectivité et par la réappropriation des symboles.

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1.2. Traduction de l’espace

Le présent chapitre a pour objectif d’analyser la conception spatiale de

l’espéranto. Dans un premier temps, j’examinerai les spécificités des rapports qui se

nouent entre la langue et le territoire dans le cas de l’espéranto et dans le cas des

langues naturelles. Je mobiliserai à cet effet des observations sur la glottogonie spatiale

de l’espéranto. Ensuite, je m’arrêterai sur des exemples précis de (re)configurations

spatiales française, belge et brésilienne. Dans un dernier temps, la focale sera portée sur

des cas de représentation et de traduction de l’espace, à travers l’examen des bandes

dessinées traduites en espéranto.

Quel est d’abord le lien entre langue et territoire ?

Selon Jean A. Laponce (in Lafontant, 1995), la langue agit en tant qu’acteur

international ; elle est, tout comme l’État, une « espèce » territoriale, ayant des

comportements d’offensive et de défensive sur un certain espace. L’affrontement entre

les langues engendre ainsi à l’heure actuelle un solde des langues négatif, le taux de

mortalité linguistique étant supérieur au taux de natalité linguistique.

La métaphore organique de la langue liée à un certain milieu de vie, ou bien

même de la langue en tant que milieu de vie d’une certaine communauté, marque

l’article Les deux bouts de la langue de Michel Onfray (2010), qui montre que

l’espéranto, ne possédant pas un territoire physique, devient lui-même habitable et

capable de reduire le fossé de l'incompréhension entre les hommes :

[...] comme une espèce animale, une langue obéit à des besoins relatifs à une configuration

temporelle et géographique ; quand ces besoins disparaissent, la langue meurt. Vouloir faire

vivre une langue morte sans le biotope linguistique qui la justifie est une entreprise

thanatophilique. Son équivalent en zoologie consisterait à vouloir réintroduire le dinosaure dans

le quartier de la Défense et le ptérodactyle à Saint-Germain-des-Prés...

[La langue espéranto] propose une géographie conceptuelle concrète comme antithèse à la

religion du territoire ; elle parie sur l'être comme généalogie de son ontologie et non sur l'avoir ;

elle est le voeu d'une nouvelle Grèce de Périclès pour l'humanité entière - car était grec

quiconque parlait grec : on habitait la langue plus qu'un territoire. (lemonde.fr)

Pour Jean Lafontant (1995), les rapports entre la langue, la culture et le territoire

ne reposent pas non plus nécessairement sur l’isomorphie entre ces trois. Celui-ci

interprète deux positions théoriques d’ancrage de la langue au territoire. La première

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position découle du Traité de l’origine du langage (1772) de Herder et s’articule autour

du conflit, qui explique la diversité des langages et les rapports de force qui s’exercent

sur l’espace, l’État se tournant en gardien de la langue sur un territoire donné et

éliminant les adversaires plus faibles en vue de sa propre survivance. La seconde

position suit la tradition saussurienne et affirme que c’est la langue qui définit son

espace, par le commerce de ses locuteurs, étant donc appelée position du commerce.

Dans cette perspective, ce sont les groupes sociaux qui régissent les territoires, en

mobilisant la langue comme symbole identitaire, existant ainsi sur un certain espace des

dialectes graduellement différenciés, qui se côtoient. Lafontant conclut sur l’impératif

de séparation conceptuelle entre la langue et le territoire, dans la lumière des

observations sur les migrations et les phénomènes de bi- ou multilinguisme, qui défient

ce rattachement, très prégnant dans le discours courant.

S’il est communément admis que les niches spatiales de la langue et de l’État ne

se superposent pas de facto, les propositions pour résoudre le conflit linguistique

divergent. Nous avons vu des opinions contre le rattachement entre la langue et le

territoire, voyons un tout autre angle d’analyse.

Dans un ouvrage publié en 2011, le philosophe et économiste politique belge

Van Parijs plaide pour la réalisation d’un régime de territorialité linguistique, au nom de

la justice linguistique et de la dignité des peuples. En partant du conflit communautaire

belge, mais en extrapolant aussi à l’échelle européenne, il propose la solution d’accorder

à chaque langue un territoire où elle soit unique langue officielle, au lieu de continuer de

se servir d’une lingua franca, le plus souvent l’anglais, dans les États multilingues. Dans

cette optique, pour empêcher le climat d’affrontement entre les langues et l’érosion

linguistique provoquée par la domination d’une lingua franca, les langues devraient être

reliées à des territoires bien précis, ce qui leur permettrait de fonctionner durablement

comme langues publiques de la communauté politique de leurs locuteurs.

Une telle conception du territoire linguistique ne saurait rendre compte du

fonctionnement de la communauté espérantiste, conçue pour œuvrer sans enracinement

physique. En effet, l’espéranto se refuse à la délimitation et à la fixation territoriales, en

leur opposant l’orientation vers le voyage et vers l’échange.

Une des figures centrales de l’espérantisme est le Homo Viator (L'Homme

voyageur). J’emprunte cette dénomination au titre de l’ouvrage de 1945 du philosophe

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français Gabriel Marcel. Son livre est soustitré « Prolégomènes à une Métaphysique de

l’Espérance », en rattachant sémiotiquement la condition itinérante et l’espérance, en

tant que dimension spirituelle, et explique, dans une perspective existentialiste,

l’équivalence entre « être » et « être en route ». L’espérance marque, selon Marcel, le

moment de franchissement du seuil entre ce qui est connu comme fait et ce qui est

désiré ; elle est possible uniquement au niveau de « nous », d’où le voyage de l’ego vers

l’autre. D’un côté, l’ego ne saurait avoir de frontières, puisqu’il n’est pas une portion

d’espace, et d’un autre côté, il se conçoit dans l’ici et le maintenant, comme un enclos,

comme une enceinte extrêmement sensible, toujours en mouvement.

L’espéranto ne se prête donc pas à l’ancrage territorial physico-géographique.

Cela n'empêche pas la création d’un vocabulaire conceptuel théorique réglant les

sphères de l’espace et du territoire, comme j’analyserai ci-dessous, sur la base des

arguments linguistiques fournis par l’espéranto.

Selon l’hypothèse Sapir-Whorf, on n’appréhende pas l’espace directement, on

n’a pas de contact immédiat avec le réel, mais ce rapport est médié par la langue, qui

permet un certain type d’accès à l’espace. La langue opère une schématisation de la

réalité et une structuration de l’expérience. Par exemple, on peut parler en géographie

de cime, vallée, versant etc., mais en réalité c’est un paysage continu, ou bien il n’y a

pas de démarcage naturel fixe entre la fin de l’un et le commencement de l’autre ; c’est

la pensée humaine qui nous impose de les voir comme tels, par rapport aux catégories

du langage, sans quoi l’espace serait une masse amorphe.

L’anthropologue américain Edward T. Hall met les différences en matière de

structuration de l’espace sur le compte des expériences sensorielles. Il parle des

perceptions du monde/des mondes différentes, dans chaque culture, à cause des sensoria

propres :

Les peuples de cultures différentes vivent dans des mondes sensoriels différents. Non

seulement ils structurent l’espace différemment, mais ils expérimentent différemment

parce que leur sensorium est ‘programmé’ différemment. (in Papaloïzos, 1992, p. 31)

Comment se déroule donc la normalisation de l’espace selon l’espéranto ? Les

suffixes comportant le sens de lieu sont « -ejo » et « -ujo », qui peuvent être ajoutés à

des noms ou à des verbes pour signifier soit le récipient des objets désignés par le nom

soit le lieu où se déroule l’action ou l’état inscrit dans le verbe. Voir l’exemple de

« meditejo » (littéralement, lieu de meditation, mais le terme peut être employé aussi au

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sens d’église, de temple ou de synagogue). Cela attribue un type spécifique de

comportement à un certain lieu, qui ne se retrouve pas dans d’autres langues.

Comme nous l’avons vu précédemment, un autre mot relatif à l’espace est

Esperantujo (-ujo étant le suffixe utilisé pour le contenant ou le récipient), qui peut être

traduit comme « pays de l’espéranto », par l’analogie avec les autres mots ayant le

même suffixe : « Francujo » (la France), « Germanujo » (l’Allemagne). Là où les

espérantistes se rencontrent et parlent en espéranto, ils appellent cet espace Esperantujo

ou Esperantio.

Notons qu’il existe aussi des tentatives d’institutionnaliser cet espace. À titre

d'illustration, une telle structure d’inspiration étatique est la Cité espérantienne, nommée

aussi « Communauté des citoyens espérantistes » (« Esperanta civito »), qui se propose

de représenter la diaspora espéranto. Le pacte pour la Cité a été signé en Suisse, en

1998. Pour demander la citoyenneté espérantiste, il faut uniquement parler la langue et

remplir le formulaire de demande pour l’institution d’enregistrement. Il n’y a pas de

cotisation ou de taxe à payer. Les normes fondamentales de la Cité sont prévues dans la

Carte constitutionnelle adoptée en 2001 et sont basées sur la Déclaration des droits de

l’homme (1948). « Esperanta civito » a une structure fédérale, possède un forum et un

sénat, qui forment le parlement, est présidée par un consul et vise à être sujette au droit

international. La Cité compte sur son site quelques établissements d'espéranto

signataires du pacte.

Analysons maintenant le fonctionnement des rencontres d’espéranto au niveau

local.

Comme nous l’avons vu, une histoire de l’espéranto est difficile à retracer dans

un cadre strictement territorial ou national. Une culture comme celle engendrée par

Zamenhof, vouée aux échanges langagiers et idéatiques, se trouve toujours en

oscillation entre la recherche de la proximité, qui permet les rencontres immédiates, et

l’aller au-délà des frontières, qui conteste l’arbitraire de la séparation et qui reflète

l’aspiration à l’universel.

En effet, les rencontres d’espéranto défient la séparation qu’imposent

communément les frontières étatiques ou linguistiques. Voir l’exemple des rencontres

Lille-Courtrai, sur le fond du jumelage entre l’association française Lille-Villeneuve-

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Espéranto et l’association flamande « La Konkordo » de la ville de Courtrai (sous son

actuel nom néerlandais de « Kortrijk »). Ces deux associations organisent des journées

interassociatives, comme par exemple des promenades en nature ou des excursions en

ville. Les relations entre les clubs d’espéranto de la region franco-flamande ont une

longue tradition, comme en témoigne une photo de la bibliothèque de Roubaix,

commune de la métropole lilloise, qui illustre l’accueil d’un groupe espérantiste de

Courtrai dans l’hôtel de ville de Roubaix en 19286.

Figura 5 Photo du patrimoine en images de la Bibliothèque numérique de Roubaix, portant la note de

contenu : « Réception du groupe espérantiste de Courtrai sur le perron de l'htel de ville le 8 octobre 1928 »

La coopération régionale entre Lille et Courtrai remonte à des temps bien plus

anciens, Lille ayant été, au Moyen Âge, la possession des comtes de Flandre, tout

comme Courtrai. Ces relations historiques se voient reconfirmer en 2008, quand les

deux villes intègrent la nouvellement créée Eurométropole Lille-Courtrai-Tournai,

premier groupement européen de coopération territoriale, qui compte près de deux

millions d’habitants. On dirait que l’espéranto suit de près la dynamique de ces rapports.

Le cas brésilien illustre également le fonctionnemet des relations inter- et

intrarégionales. L’Association espérantiste de Rio de Janeiro (AERJ) développe depuis

2014 une activité appelée « AERJ Itinérante » (« AERJ Itinerante »), qui promeut le

voyage de ses membres à des diverses rencontres à l’intérieur de l’État de Rio de

Janeiro, dans le but exprimé de confraternisation et de rapprochement entre les groupes

espérantistes.

6 Source électronique : http://www.bn-r.fr/fr/notice.php?id=CP_A04_L4_S2_021

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Les distances physiques sont aussi franchies à travers les média. La même AERJ

organise couramment des conférences par skype des membres illustres du mouvement

qui habitent à l’étranger. Le public se réunit au siège de la Coopérative culturelle des

espérantistes de Rio de Janeiro, mais aussi en ligne, les conférences étant diffusées en

direct sur youtube et les questions des spectateurs virtuels étant notées et transmises aux

conférenciers pendant la rencontre virtuelle. Ainsi, dans le cadre du programme

« Fenêtre au monde » (« Fenestro al la mondo »), le public espérantophone a pu voir en

2016 des intervenants de l’Inde - Probal Dasgupta, vice-président de l’Académie

d'espéranto – et du Canada – Mark Fettes, président de l'Association mondiale

d’espéranto -, entre autres.

Une autre pratique courante en Espérantio est celle des tournées de conférences,

par laquelle les espérantistes voyagent à d’autres centres d’espéranto, présentent leur

pays et apportent divers objets traditionnels.

Figura 6 Annonce de conférence en espéranto, à Lille, portant sur le Daghestan

Comment se configure enfin l’espace dans les ouvrages traduits en espéranto ?

À la médiathèque de Villeneuve-d’Ascq, importante commune de la métropole

lilloise, les visiteurs peuvent découvrir, dans le coin destiné aux « Autres langues »,

quelques dizaines de bouquins en espéranto, attirants et bien entretenus. Il y a

notamment plusieurs bandes dessinées, présentant des aventures sur plusieurs

continents, dont : « Les Aventures de Tintin » (« La Aventuroj de Tinĉjo »), avec les

albums « Le Temple du Soleil » (« La templo de l' suno», traduit en espéranto en 2012 ;

l’action du livre se passe au Pérou) et « Tintin au Tibet » (« Tinĉjo en Tibeto », traduit

en espéranto en 2005) ; « Bob et Bobette. Manneken Pis, l'Irascible » (publié

originellement en flamand sous le titre « Suske en Wiske. Het Kregelige Ketje » - dans

le cadre de la série initiée par Willy Vandersteen en 1945 - ; redistribué en 2002 par la

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Ligue flamande d’espéranto sous le titre « Cisko kaj Vinjo. La brusela bubo » ; cette

série connaît bien des traductions, dont en portugais européen « Bibi & Baba » et en

portugais du Brésil « Zé & Maria »). Autant de régions à découvrir à travers la lecture.

Figura 7 Couverture de l'album Suske en Wiske

en néerlandais

Figura 8 Couverture de la traduction de Suske en Wiske en espéranto. Changement de couleur de rouge à vert, la couleur de l'espéranto

La diversité des espaces représentés caractérise aussi les manuels

d’enseignement de l’espéranto. À titre d’exemple, le Cours d’espéranto pour les jeunes

(« Esperanto Junulkurso », 1961) structure ses leçons autour d’un voyage des

protagonistes à travers le monde, le voyage et la diversité étant hautement valorisés.

Mais les bandes dessinées même peuvent remplir ce rôle d’outil pédagogique,

comme en témoigne l’album Les bandes dessinées comme livre d'apprentissage (« La

Bildstrioj kiel lernolibroj », Dechy, 2010).

Figura 9 Couverture de l’album Le temple du soleil, dont l’action se passe au Pérou

Figura 10 Couverture de l'album Les bandes dessinées comme livre d'apprentissage, illustrée par des images de la ville de Lille

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Il est intéressant d’observer que ces bandes dessinées ne représentent pas de

traductions littérales de l’original. Prenons le cas du Tintin au Tibet. L’original imprimé

en Belgique en 1960 comprend de nombreux passages en langage coloré ou comportant

un certain substrat culturel local, que j’illustrerai par quelques exemples. Malgré avoir

appris par le journal sur la catastrophe aérienne au Tibet, où son ami chinois Tchang

serait probablement mort, Tintin rêve que son ami est encore vivant et veut faire

partager au capitaine Haddock son espoir, en provoquant le reprôche de ce dernier :

« Moi, j’ai révé de Napoléon, cette nuit : ce n’est pas pour ça que je le crois vivant,

moi ! » (Hergé, 1963, [première publication - 1960], p. 10). Dans la traduction anglaise,

la référence à Napoléon change en faveur d’un personnage plus connu et moins

inquiétant de l’espace anglo-saxon : le capitaine Haddock « rêve » cette fois de

Christophe Colomb. La traduction en espéranto leur oppose un autre nom de référence,

universellement connu par les espérantistes, intégrant au discours de Haddock le nom de

« Zamenhof ».

S’étant heurté contre quelques passants, le capitaine Haddock se met bientôt en

colère : « Mille milliards de mille sabords de tonnerre de Brest ! vous le faites exprès,

bande de bachi-bouzouks ! » (p. 11). L'expression « tonnerre de Brest » est fréquente

dans le vocabulaire de Haddock au long du livre et tire ses origines dans la

ressemblance entre le son du tonnerre et celui provoqué par les coups de canon,

renvoyant aux tirs du bagne de Brest, établissement pénitentiaire des XVIIIème-XIXème

siècles, situé en Bretagne. La référence à Brest est supprimée tout simplement dans les

traductions en anglais et en espéranto.

Un autre terme imagé est « bachi-bouzouks », qui désignait à l’origine les

soldats irréguliers de l'armée ottomane, sans formation militaire, ou bien des « têtes

déréglées », selon la traduction littérale du syntagme turque. Une des insultes préférées

du capitaine Haddock, celle-ci est restée comme telle dans la traduction anglaise -

« gang of Bashi-bazouks », tandis que le traducteur espérantophone l’a remplacée par

« Volapukisto », personne qui parle le volapük. Il s’agit d’une langue artificielle qui a

précédé et concurrencé l’espéranto aux débuts de ce dernier. Actuellement, le mot

« volapük » est employé au sens figuré, signifiant « non-sense », « connerie »,

« charabia », « baragouin » (on dirait aussi, en langage informel, « chinois » ou

« hébreu »). En dehors des cercles des espérantistes, ce terme se retrouve aussi en

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danois, ayant le même sens de langage inintelligible, même si l’histoire de cette

expression n’est plus connue par les usagers danois.

Figura 11 Deux fragments de la bande dessinée « Tinĉo en Tibeto » (2005, pp. 10-11), contenant des références

culturelles inhérentes à l'espéranto, soit « Zamenhof » et « Volapukisto».

Enfin, en extrapolant les concepts de « déterritorialisation » et de

« reterritorialisation » de Deleuze et Guattari (1972) aux bandes dessinées traduites en

espéranto, nous constatons la sémiotisation de l’espace et l’appropriation des milieux de

vie à travers le processus de la traduction. En analysant ces formes de subjectivité,

Sibertin-Blanc (2010) invoque la possibilité d’ « un usage non identificatoire du nom

propre », dans le sens où ce dernier ne désigne pas une identité personnelle ou une

région concrète, mais relève du symbolique et se constitue en symptôme d’un désir :

Il ne s’agit donc pas pour un sujet de s’identifier à quelque chose ou quelqu’un, dont une entité

géographique serait le substitut [...] Il s’agit d’identifier les cultures et les continents à des

champs d’intensités, et d’identifier les personnages, les peuples et les régions à des dynamismes

localisables dans ces champs [...].

Sous cet angle d’approche, la (non-)référence à des personnages et des lieux tels

que Napoléon, Zamenhof, Brest, Volapukisto devrait être lue comme une clé

d’interprétation des rapports entre la subjectivité espérantiste et sa cartographie

psychique.

Ces observations touchent également la question de la traduction culturelle et de

l’hybridité (Bhabha, 1994), à laquelle je reviendrai dans un prochain chapitre.

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1.3. Proposition idéologique

Les espérantistes s’adressent communément les uns aux autres par l’appellatif

« samideano »7, qui se traduit en allemand par « Gleichgesinnter » et en anglais par

« fellow-idealist » et qui, en français, ne saurait être traduit que par des syntagmes –

« partisan de la même doctrine », « personne partageant les mêmes idées ». Les

dictionnaires portugais restreignent le sens originel et donnent la traduction

« correligionário » ou « coidealista ». Pratiquement, le terme est employé de manière

courante pour désigner tout espérantiste et il laisse sous-entendre, par le biais

étymologique, une communauté de pensée.

Ce chapitre est consacré à l’ensemble des idées inhérentes ou connexes à

l’espéranto. Trois point généraux seront abordés. Dans un premier temps, j’engagerai la

discussion sur la pertinence de la connexion que j’établis entre l’espéranto et une

idéologie, en dégageant des concepts tels que l’espérantisme et l’idéolangue. Ensuite, je

procéderai à l’analyse du système philosophique développé par Zamenhof, le

homaranisme et l’idée interne de l’espéranto, tout en suivant le passage obligé par les

idéologies dont ils sont tributaires ou qui ont pesé sur leur apparition. Troisièmement, je

présenterai des idéologies qui se sont approprié ultérieurement l’espéranto ou avec

lesquelles les espérantistes entretiennent bien des affinités, soit des idéologies d’ordre

religieux, philosophique, politique ou social.

Du point de vue méthodologique, ce chapitre s’appuiera sur une approche

philologique et socio-historique, complétée par des observations sur le terrain.

Examinons avant tout le rapport entre la langue, le discours et l’idéologie.

Pour Michel Pêcheux (en Macherey, 2007), l’idéologie s’articule autour des

processus discursifs dans lesquels le sens est créé. Ainsi, l’idéologie ne se rattache pas

directement à la langue, telle qu’elle est envisagée dans l’acception saussurienne, qui

ignore les conditions d’utilisation de la langue en faveur de l’étude exclusive du

système invariant de signes. Pêcheux considère que les recherches portant sur le sens ne

7 De « sam- », même, « ideo », pensée, et « -ano », personne.

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doivent être assignées ni à la linguistique ni à la philosophie du langage, mais au

domaine du discours, prenant en compte tout son déterminisme historico-social.

Eagleton (1991) aussi conçoit l’idéologie en tant que question de discours plutôt

que de langue. L’idéologie dépend ainsi de l’usage de la langue en fonction des intérêts

contextuels :

On ne peut pas conclure si une affirmation est idéologique ou non en l’analysant en dehors de

son contexte discoursif, tout comme on ne peut pas dire d’un court texte est une œuvre littéraire.

L’idéologie est moins une question de propriétés linguistiques inhérents d’une déclaration

qu’une question de qui dit quoi à qui pourquoi. [...] Le même fragment de langue peut être

idéologique dans un contexte et pas dans un autre ; l’idéologie dépend de la relation entre la

déclaration et son contexte social. [notre traduction]

La langue peut se tourner en instrument de domination idéologique et

d’oppression lorsque certains groupes sociaux imposent une langue standard à

l’ensemble d’une population, déconsidérant les variétés régionales ou les parlers des

autres catégories sociales. C’est ce que Marcos Bagno appelle de « préjugé

linguistique » (1999), ressort par lequel les élites restreignent l’accès des masses

populaires à l’éducation et aux droits, perpétuant l’injustice sociale. Ainsi, l’imposition

de la grammaire normative et de la langue dite culte, qui n’est en fait qu’une variété

linguistique parmi autres, relève des enjeux de l’exercice du pouvoir. Respecter les

usages linguistiques des locuteurs et comprendre que les fautes de langue représentent

des variétés de la langue considérée culte sont des pas essentiels envers la

transformation idéologique et sociétale (Modesto, 2009).

En ce qui concerne l’espéranto, celui-ci ne possède pas de variétés diatopiques

ou diastratiques. Il comprend lui-même un noyau propre d’idées, hautement perméable,

rendant possible la diffusion des idéologies les plus diverses, parfois opposées.

Qu’est-ce qui justifie donc d’abord la conception de l’espéranto en tant que

système idéologique ?

En empruntant au mot « samideano » la racine « ideo », je considère que

l’espéranto pourrait être défini comme une « idéolangue ». Ce mot ne figure pas dans

les dictionnaires français de référence, mais il existe dans plusieurs forums de

discussion en ligne, ayant en général comme synonymes : « langue imaginaire »,

« langue artificielle », « langue construite », « langue inventée », désignant ainsi une

langue née d’une idée, c’est-à-dire de l’idée d’une seule personne ou d’un groupe

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restreint, dans une période de temps relativement courte. Ce n’est pas cette acception

que je donne au terme dans le présent chapitre, mais je vais opter pour une autre

interprétation, en pensant l’idéolangue comme une langue qui véhicule des idées, ou

bien comme un partenariat symbiotique entre une langue et une idéologie.

J’appuie mes considérations sur l’espéranto en tant qu’idéologie sur une

observation d’abord linguistique. En effet, les suffixes « -iste » et « -isme » peuvent être

rattachés au nom « espéranto », tandis que ce fonctionnement de dérivation lexicale

n’est pas possible, de façon générale, pour les noms des autres langues8. Ce sont des

suffixes qui indiquent (des défenseurs des) certaines opinions ou attitudes, ou bien des

courants politiques, sociaux, philosophiques ou religieux.

Les mots « espérantiste » et « espérantisme » sont consacrés par Zamenhof dans

le premier point de La Déclaration sur l'Espérantisme, adoptée lors du premier Congrès

mondial d’espéranto, le 9 août 1905:

L'espérantisme est l'effort fait pour répandre dans le monde entier l'usage d'une langue neutre,

qui, ne « s'imposant pas dans la vie intérieure des peuples et n'ayant aucunement pour but de

remplacer les langues existantes », donnerait aux hommes des diverses nations la possibilité de

se comprendre entre eux, qui pourrait servir pour les institutions publiques dans les pays où se

trouvent des rivalités de langues, et dans laquelle pourraient être publiés les ouvrages qui ont un

égal intérêt pour tous les peuples. Toute autre idée que tel ou tel espérantiste pourrait lier à

l'espérantisme est une affaire purement privée dont l'espérantisme n'a pas à répondre [souligné

par nos soins].

L’espérantisme vise donc à mettre les hommes sur un pied d’égalité du point de

vue linguistique et se récuse de toute affiliation idéologique autre que celle de la

Déclaration. Les autres idées greffées ci-dessus deviennent « l’affaire privée » des

espérantistes.

Cette précision faite, voyons quelles sont les idées rattachées sémiotiquement à

l’espéranto, telles qu’elles ressortent des discours des espérantistes.

Dans un ouvrage consacré à l’étude sociologique de la communication dans un

centre suisse d’espéranto, Lilli Papaloïzos (1992) touche la question du milieu

idéologique et identifie, en examinant les imprimés informatifs du centre, une série de

mots-clés qui définissent l’espérantisme. Celui-ci est associé à l’espoir en une société

universelle meilleure. L’espéranto est présenté comme une langue « internationale »,

8On ne saurait parler de *belgisme ou de *arabisme. Quand bien même le suffixe accompagne le nom de certains pays ou langues, le sens qu’il donne au mot dérivé n’est pas celui d’une idéologie, mais peut varier : japonisme – influence artistique ; anglicisme – emprunt lexical, etc.

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« auxiliaire », « facile », « neutre » et « ayant un génie particulier », génie qui glisse du

niveau linguistique au niveau affectif, faisant de sorte que l’espéranto répande « un

esprit nouveau », manifesté par l’attitude amicale envers l’Autre. Elle cite Edmond

Privat, un des premiers espérantistes suisses :

L’espérantisme est né de la sympathie et de la curiosité bienveillante pour la vie nationale des

autres peuples, et principalement pour celle des plus petits. Il exprime le désir de les connaître et

de les trouver dignes d’être aimés, la joie de leur faire connaître ce qui est valable dans notre

propre patrie, et la jouissance de constater que cela leur plaît. (p. 62)

J’ai essayé le même exercice d’identification des mots-clés à partir d’autres

brochures informatives, en constatant aussi la prépondérance de la dimension

internationale de l’espéranto. Ne pas oublier qu’à l’origine, Zamenhof même avait

nommé son projet « La Langue internationale » (« Lingvo Internacia »), dans le premier

manuel d'apprentissage, qu’il a publié en 1887.

Figura 12 Nuage de mots généré avec l'application WordItOut, à partir de la brochure d'information de l’association Espéranto-France, 2007.

Une fois légitimée la question méta-idéologique, analysons quelles sont

effectivement les idéologies dont l’espéranto a pu se nourrir ou se servir dans son

expansion.

L’apparition et le développement de la langue de Zamenhof sont sans doute

tributaires du courants idéologiques du XIXème et du XXème siècle, époque où les débats

d’idées sont en pleine effervescence. Le terrain pour l’implantation de la nouvelle

langue et de la doctrine a été considérablement préparé, entre autres, par le système

philosophique global de Saint-Simon et par le positivisme d’Auguste Comte, tout

comme par les nouvelles utopies du XIXème siècle.

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Le positivisme religieux a aussi contribué à la diffusion de l’espéranto, en cela

que, 30 ans avant la parution du livre de base de l’espéranto, parut à Paris Le Livre des

Esprits d’Allan Kardek9. Le spiritisme a connu un fleurissement exceptionnel au Brésil,

où il a pu frayer chemin à l’espéranto. En effet, la considération de l’humanité en tant

que famille, l’engagement philantropique et pacifique et la croyance dans la possibilité

de communication avec les défunts demandaient un nouvel instrument de

communication, que les spiritistes allaient trouver dans la langue de Zamenhof.

Plusieurs articles traitent de l’imbrication entre l’espéranto et le spiritisme, dont nous

mentionons ceux de D. Pardue (2001), W. Żelazny (2001) et C. Chaigneau (1908).

Conformément à La Déclaration sur l'Espérantisme, nous considérons que la

connexion entre la nouvelle idéolangue et la doctrine spirite est une « affaire privée »

des spiritistes, à laquelle le père de l’espéranto n’avait pas pensé. Les deux se retrouvent

quand même sur plusieurs points, comme nous le verrons en étudiant le système

philosophique de Zamenhof.

Le docteur Espéranto venait d’un milieu hébraïque très cultivé et profondément

humaniste. Son père et son grand-père étaient défenseurs du mouvement de pensée de la

Haskala (Les Lumières Juives), qui prônait l’esprit de tolérance et qui se proposait

d’atténuer les différences extérieures entre les Juifs et les autres peuples. À cet effet, la

Haskala invitait à la modernisation et à la sécularisation des Juifs. En même temps,

Zamenhof recevait une éducation religieuse de sa mère, Juive pratiquante, et ce fut à la

confluence de ces deux voies que se forma la pensée du futur père de l’espéranto.

Dans une première étape, Zamenhof devient l’adepte de l’hillelisme, basé sur la

philosophie de Hillel Ha Zaken, dirigeant religieux juif entre 30 ans av. J.-C. et 10 apr.

J.-C. L’enseignement de Hillel peut se résumer dans la formule « Ce qui est détestable à

tes yeux, ne le fais pas à autrui », plaidant pour une interprétation souple de la Loi juive.

À partir de cette philosophie, Zamenhof élabore un projet de solution de la question

juive et avoue avoir appartenu dans le passé aux sionistes les plus ardents10, desquels il

se détache à cause de leur messianisme et projet douteux dans l’avenir. Il nie la

possibilité de parler du peuple juif, ce qui serait absurde comme si l’on parlait du peuple

9De son vrai nom Hippolyte Léon Denizard Rivail, Kardek emprunta ce dernier patronyme en apprenant lors d’une séance spirite que ce fût son nom au temps des Celtes. 10Zamenhof avait fondé à Varsovie, en 1883, l’association sioniste « ibat-Cion » (Cion-Amantoj - Les Amoureux de Sion).

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protestant, et affirme que la cause du problème juif est interne. Zamenhof mène un

pladoyer pour la création d’un peuple « universellement humain » et pour que le

hillelisme ramène la judaïcité à la normalité, en cessant de s’entourer de murs et de

refuser l’intégration.

Ultérieurement, l’initiateur de l’espéranto étend cette philosophie à l’humanité

entière, dans le propos de relier pacifiquement tous les hommes, indépendamment de

leur religion. Cela devient « l’idée interne » de l’espéranto, exposée à Cracovie pendant

le huitième Congrès d’espéranto : « Sur la base d'une langue neutre, on peut détruire les

murs entre les populations et rapprocher les êtres humains pour que chacun d'eux voit

dans son prochain seulement un être humain et un frère. »

Sur l’idée interne et son rôle dans la diffusion de l’espéranto, notons la thèse de

C. Lavarenne, qui étudie systématiquement l’histoire de l’idée, à partir de son apparition

sous l’influence de la judéité et le tolstoïsme, jusqu’aux mouvements qui l’ont intégrée,

après la mort de Zamenhof (dont le mouvement polonais Konkordode l'entre-deux-

guerres).

Zamenhof nomme également sa doctrine « homaranisme » (homaranismo),

doctrine dont les adeptes se considèrent comme des membres de l’humanité.

La Déclaration de l'Homaranisme, publiée en 1913 en espéranto, comprend dix

principes de base pour tous les membres de l’humanité. Le premier principe induit la

conception de l’humanité entière comme une famille et condamne la séparation en

communautés ennemies, soient-elles basées sur des critères ethniques ou religieux. Le

deuxième principe stipule la nécessité d’apprécier les hommes non pas en fonction de

l’appartenance à un certain peuple, à une classe sociale, à un groupe linguistique ou

religieux, mais uniquement en fontion de leur valeur personnelle et de leurs actes. Le

troisième principe rejette la loi du plus fort et les prétextes du droit historique, précisant

que les pays n’appartiennent pas à des peuples spécifiques, mais à tous leurs habitants

de facto (à se rappeller que Zamenhof même était juif dans une ville multinationale). Le

quatrième principe parle du droit de parler n’importe quelle langue ou dialecte et de

suivre la religion de son choix dans la vie privée, tandis que dans la communication

avec des personnes appartenant à d’autres groupes linguistiques ou religieux on devrait

préférer une langue et une éthique neutres. Les cinquième et sixième principes

concernent la patrie et le patriotisme. Les septième et huitième principes reprennent

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l’idée de la nécessité d’une langue et d’une religion neutres, qui devraient être utilisées

dans les écoles et institutions publiques, afin d’éviter le chauvinisme. Dans le neuvième

principe, Zamenhof fait des clarifications sur l’usage que l’on devrait faire du mot

« langue », en incluant par exemple des langues maternelles, familiales ou

internationales, mais en rejettant le concept de langue nationale, puisqu’aucun pays ne

devrait être lié exclusivement à la langue d’un de ses peuples. Enfin, le dixième principe

traite de la religion, plus exactement de la religion ou du système philosophique hérité

par une personne ou auquel elle adhère de façon volontaire ; quelle que soit cette

religion ou philosophie, on devrait y ajouter l’adjectif « homarana », humaine. Cela

présuppose trois principes : la liberté de se représenter Dieu selon ses croyances et en

même temps l’acceptation des autres représentations de Dieu ; la règle d’agir avec les

autres comme on voudrait qu’ils agissent avec nous-mêmes ; la possibilité de se

détacher des religions ethniques et de se considérer libre-croyant, non pas au sens

d’athée, mais dans l’esprit d’une pleine liberté de croyance.

Après la mort du père de l’espéranto, l’activité militante pour l’homaranisme est

poursuivie par Lidia Zamenhof, sa fille. En 1930, elle intègre aussi le mouvement

connexe bahaï, religion fondée en 1863 par le Persan Mīrzā Ḥusayn-ʿAlī Nūrī, ayant le

centre spirituel en Israël et convergeant avec les principes de l’homaranisme. La foi

bahaï est conçue par ses adeptes comme une religion indépendante mondiale et vise à

l’unité de l’humanité, au-delà du racisme, des castes et des classes sociales, comptant,

parmi ses principes, le projet d’introduction d’une langue internationale et d’une

écriture commune à toute l’humanité. Après avoir appris pendant un congrès

d’espéranto de ce mouvement, conçu comme un « espéranto des religions »11, Lidia

Zamenhof a contribué à la diffusion de cette doctrine parmi les espérantistes, en

traduisant en espéranto de nombreux ouvrages bahaïs.

Reposant sur des principes idéologiques communs à plusieurs religions et

encourageant la liberté confessionnelle, l’espéranto s’est vu associé à plusieurs autres

religions et doctrines : Radio Vatican (Radio Vatikana – émet en espéranto depuis

1977 ; Jean-Paul II était espérantiste pendant sa jeunesse et aussi le premier pape à prier

publiquement en espéranto ; par ailleurs, à titre d’anecdote, le pape François, demandé à

son retour du Mexique dans quelle langue il rêve, répond « en espéranto ») ; Le

11La formule appartient à Martha Root, enseignante américaine de la fois bahaï. Root a fait connaître cette foi à la Reine Marie de Roumanie, la première figure monarchique à embrasser le bahaïsme.

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Mouvement espérantiste catholique (IKUE - Internacia Katolika Unuiĝo Esperantista –

considère que l’usage de l’espéranto ouvre la voie à l’œcuménisme et facilite les

rencontres interreligieuses ; organise des congrès internationaux avec l’association

protestante) ; La Ligue bouddhiste espérantiste (Budhana Ligo Esperantista - traduit les

écrits saints du bouddhisme en espéranto pour diffuser la philosophie asiatique) ;

Association espérantophone de propagande oomoto (EPA - Esperanto-Propaganda

Asocio de Oomoto. Il s’agit d’une nouvelle religion du Japon ; ce pays a découvert

l’espéranto à la suite de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et l’a adopté pour

combattre l’isolement linguistique de l’archipel nippon, qui aurait empêché la diffusion

de l’oomoto à l’étranger ; les adeptes de cette religion considèrent Zamenhof comme un

dieu) ; L’Organisation espérantiste athée mondiale (ATEO - Ateista Tutmonda

Esperanto-Organizo – représente les voix des athées, des libres penseurs et des

sécularistes à l’intérieur du mouvement espérantiste) ; Société d'édition spirite F.V.

Lorenz (Spiritisma Eldona Asocio F. V. Lorenz– fondée au Brésil, elle répand le

spiritisme parmi les espérantistes, à l’occasion des Congrès mondiaux) ; Service quaker

espérantophone (Kvakera E-societo – religion non-dogmatique connue principalement

pour son témoignage en faveur de la paix, la foi quaker trouve par cela ses affinités avec

l’espéranto ; elle est présente surtout en Angleterre, en France et en Allemagne) ; La

Société théosophique (Teozofia Societo - groupe fondé au Brésil qui met en ligne, en

espéranto, des textes sur des thèmes religieux et philosophiques, en accord avec les

idées de la Société Théosophique de Adyar, en Inde). Aussi, pendant un séjour à

Bruxelles en 2006, le Dalaï Lama a promu la traduction du Tintin au Tibet, en accordant

à la Fondation Hergé le prix Lumière de la vérité, pour la présentation de la région

tibétaine auprès du grand public. L’album venait d’être traduit en espéranto en 2005, à

l’occasion du 100ème anniversaire du congrès de Boulogne-sur-Mer ; des copies de

l’album ont alors été distribuées gratuitement, afin de diffuser l’espéranto12.

De l’homaranisme dérivent aussi des préoccupations philantropiques. Ainsi, la

charité et le travail volontaire intègrent l’idéologie espérantiste. Notons à ce chapitre

l’activité du Fonds Mondial de Solidarité Contre la Faim (Monda Fonduso de

Solidareco Kontrau la Malsato), fondé en 1982 avec un siège à Paris (transféré en 2001

à Gemeaux), qui utilise l'espéranto comme langue officielle. Il fonctionne sous le

slogan : « La Terre nourrira tous les hommes si chacun se rend solidaire de tous » et

12 http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/5040198.stm

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propose des projets de redistribution des richesses mises en commun, la plupart de ces

projets étant développés en Afrique, mais aussi au Brésil, au Mexique, en Haïti et en

France. Cette association compte environ 1300 adhérents.

Le Brésil a connu également un projet espérantiste philantropique majeur, dans

l’activité de l’école-ferme Bona Espero de Alto Paraiso de Goias, où pendant 50 ans,

des enfants orphelins ou provenant des familles avec un niveau socio-économique bas

bénéficiaient d’éducation et étaient élevés là-bas, en apprenant à cultiver et à préparer

leur nourriture. Ils recevaient l’aide des volontaires espérantistes des divers pays et

apprenaient l’espéranto, afin de pouvoir communiquer avec ces derniers. Plusieurs des

bénéficiaires du projet sont à l’heure actuelle enseignants dans leurs communautés

d’origine, certains d’entre eux enseignant la langue de Zamenhof.

Il n’y a pas que des religions et des philosophies morales qui s’associent à

l’espéranto. Des idéologies politiques aussi résonnent avec cette langue. C’est le cas du

communisme, plus précisément du Collectif Espérantiste Communiste International

(IKEK — Internacia Komunista Esperantista Kolektivo), organisation qui parle la

langue internationale espéranto dans la lutte de classe de travailleurs et qui milite pour

une société communiste sans classes sociales. Le Collectif a été fondé en 1974 par des

membres du Parti Communiste Portugais et a adopté son premier Statut en 1988 à

Lisbonne, stipulant le but d’unir les communistes espérantistes et d’agir pour la

résolution des grandes problèmes de l’époque, militant pour la paix, le progrès social,

l’écologie et la démocratie. L’organisation publie un bulletin bimensuel appelé

« L’Internacionaliste » (Internaciisto) et est soutenue politiquement par les

organisations dérivées de l'Internationale communiste.

Une autre organisation mondiale des travailleurs espérantistes est l’Association

Mondiale Anationale (SAT, Sennacieca Asocio Tutmonda). Fondée en 1921 à Paris, elle

compte sur une adhésion des membres qui ne passe pas par un tri national. Il existe

plusieurs fractions à l’intérieur de SAT, afin de cibler des publics variés : fraction

Communiste (Komunista Frakcio – adopte l’espéranto comme langue qui facilite la

communication et la collaboration entre communistes du monde entier ) ; fraction

Anationaliste (Sennaciisma Frakcio – considère que la pratique de l’espéranto conduit à

une claire conception des problèmes dans un esprit anational) ; fraction de la Libre-

pensée (Liberpensula Frakcio – soutien l’esprit critique et la délimitation des

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mysticismes) ; fraction Libertaire (Liberecana Frakcio – défend la liberté, en s’opposant

aux systèmes autoritaires et aux structures ecclésiastiques) ; fraction pour l'Économie

Distributive (Frakcio por Distribua Ekonomio – dénonce le système économique actuel

et la société consumériste et milite pour l’équilibre et le bien-être pour tous) ; fraction

Écologiste (Ekologiisma Frakcio – Verduloj – se dédie à la protection de

l’environnement, à la paix, aux droits des hommes et des animaux, en informant les

écologistes sur l’espéranto et les espérantistes sur les problèmes écologiques) ; fraction

de l'Arc-en-ciel (Ĉielarka Frakcio – lutte pour l’acceptation de la diversité des

orientations sexuelles) ; fraction végétarienne (Vegetara Sekcio – aborde des problèmes

éthiques, écologiques, économiques et religieuses et dénonce l’exploitation des animaux

par les hommes). L’Association Mondiale Anationale édite deux publications :

« L'Homme sans nation » (Sennaciulo) et « La revue anationale » (Sennacieca revuo).

Elle organise aussi des congrès depuis 1921, principalement dans des villes

européennes, avec deux exceptions – 1973, Toronto, Canada, et 1988, Campos do

Jordão, Brésil. L’association soutient aussi la production culturelle en espéranto,

pensant la culture comme le fruit d’un échange permanent d’idées et de pensées entre

les hommes.

Il existe aussi une filiale francophone de SAT, appelée L'Amicale de SAT (SAT-

Amikaro) ou Union des Travailleurs Espérantistes des pays de langue française, fondée

en 1945, avec le siège à Paris. Le but de cette organisation est de diffuser l’espéranto,

d’informer et d’apprendre aux personnes intéressées à rejoindre le SAT. Son réseau

s’étend en France, en Belgique, en Suisse et dans quelques pays africains francophones,

proposant des cours, soit au siège des associations soit par correspondance, et des

rencontres de discussion en espéranto. L’association entretient des liens avec plusieurs

organisations, parmi lesquelles les Citoyens du Monde, l’Union Pacifiste et Europe

Écologie Les Verts. Son slogan est : « Espéranto : vers une culture sociale sans

frontières ».

Enfin, les organisations d’orientation mondialiste, qui militent pour une

mondialisation égalitaire et qui rejettent la globalisation actuelle, ne manquent pas. La

plus importante est L’Organisation des Citoyens du Monde, nommée ci-dessus, qui

publie um bulletin trimestriel en français, anglais, espagnol et espéranto. D’autres

agissant dans le même domaine sont : L’Assemblée sociale mondiale (Monda Asembleo

Socia) et Mondialisation (Tutmondiĝo).

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La pertinence de l’usage de l’espéranto dans le cadre de la société cosmopolite

moderne est mise en exergue dans la page d’information de la Fédération Espéranto-

Nord :

L'espéranto apparait comme la seule langue qui non seulement ouvre sur toutes les cultures et les

peuples du monde, mais peut faire de celui qui l'étudie et l'utilise un véritable citoyen du monde

plus à même de vivre au mieux la mondialisation inévitable.13

Toujours dans l’esprit de la liberté et de l’ouverture vers le dialogue social, le

mouvement espérantiste compte aussi une Association internationale des gays et

lesbiennes espérantistes (LSG - Ligo de Samseksamaj Geesperantistoj), qui luttent

contre la discrimination linguistique et contre la discrimination de la communauté

LGBT.

Dernièrement, précisons qu’il existe également des propositions idéologiques sur

le devenir de l’espéranto, voir raŭmismo et finvenkismo.

Le terme raŭmismo vient du nom de la ville finlandaise Rauma, qui a abrité le

congrès de la jeunesse espérantiste en 1980 et où les participants ont signé un manifeste

par lequel ils soutenaient la cultivation de la langue, au lieu de sa propagation. Selon ce

manifeste, les espérantistes constituent une minorité linguistique diasporique auto-

choisie.

L’autre courant idéologique est le finvenkismo, derivé de fina venko (victoire

finale). Il a un caractère prosélyte, étant marqué par l’élan deployé pour répandre

l’espéranto et pour attirer des adhésions. Un finvenkisto est donc une personne qui

travaille pour la victoire finale, qui aura lieu au moment où tout le monde utilisera

l’espéranto comme langue seconde. En réponse au raŭmismo, les adeptes du

finvenkismo ont adopté le Manifeste de Prague en 1996. Ses principaux points

concernent la démocratie, l’éducation transnationale, l’efficacité pédagogique, le

plurilinguisme, les droits linguistiques, la diversité linguistique et l’émancipation

humaine.

Mon expérience de terrain montre l’existence de certaines de ces valeurs chez

les espérantistes que j’a interviewés. En leur demandant quels mots et images leur

viennent à l’esprit en pensant à l’espéranto, j’ai reçu des réponses telles que : espoir,

humanisme, cosmopolitisme, respect des autres peuples et religions, fraternité, diversité,

13http://esperanto.nord.online.fr/fr/esperanto/pedagogique.htm

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voyage, union, solidarité. Pour eux, être espérantiste signifie être amical et accueillant et

ne pas accepter l’impérialisme linguistique (la référence est toujours faite à l’adresse de

l’anglais).

La primauté de l’idéologie sur la langue en soi ressort aussi de leurs discours,

tout comme l’association de l’espéranto à une ligne de pensée, plutôt qu’à une langue :

« je n’ai pas beaucoup étudié la langue en soi, j’ai plutôt appris la coexistence » (« a

convivência ») ; « je suis étudiant et... tu arrives à une phase pendant l’université où tu

commences à avoir des réflexions sur le monde et je pense que l’espéranto est venu de

pair avec ça » ; « je me considère socialiste et j’ai connu plusieurs socialistes à travers

l’espéranto aussi... j’ai réussi à rencontrer d’autres personnes ayant les mêmes idées à

travers l’espéranto » ; « c’est incroyable comment tu peux te retrouver dans un lieu avec

des personnes de tant de pays différents, de tant de religions différentes, ou non-

religieuses, et tout le monde est tant ami ».

Le syntagme « citoyen du monde » apparaît plusieurs fois dans les entretiens,

lorsque les espérantistes se décrivent : « l’espéranto m’a aidé a avoir cette vision plus

humaniste, cette pensée cosmopolite, d’être citoyen du cosmos » ; un autre

espérantiste m’a parlé du « citoyen de l’univers », associé au spiritisme : « Aujourd’hui

je suis né au Brésil, mais demain je vais me réincarner peut-être en Roumanie. » ;

« L’espéranto m’a aidé à avoir cette vision plus humaniste, cette pensée cosmopolite,

d’être citoyen du cosmos ».

En Europe, j’ai constaté que les espérantistes parlent aussi de la citoyenneté,

mais d’une citoyenneté qui repose plutôt sur la démocratie, qui à son tour repose sur les

droits de l’homme. Voir le mouvement politique Europe Démocratie Espéranto (Eŭropo

- Demokratio – Esperanto, constituée en 2003 à Strasbourg en tant que parti politique

européen), qui a pour objectif de faire avancer la citoyenneté européenne, de renforcer

la démocratie dans l'Union européenne.

J’ai remarqué des similitudes thématiques des rencontres espérantistes dans les

terrains européen et brésilien, en liaison avec les mouvements qui ont des principes

similaires à ceux de l’espéranto. À part les fractions écologistes françaises que j’ai

mentionnées plus haut, le mouvement espérantiste vert est représenté en Belgique par

les Scouts Verts Espérantistes, et au Brésil il a fait la thématique du Congrès de 2016,

débattant la question de la communication verte et de la durabilité.

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Figura 13 – À gauche : Affiche du Congrès Brésilien d'Espéranto de 2016, organisé en Amasonie

Figura 14–À droite : Sigle des Scouts Verts Belges : Nous élevons des Scouts Verts (2016)

Enfin, je vois encore une fois cette inclinaison vers les problèmes de

l’environnement dans mon échange de correspondance avec les espérantistes, dans des

courriels conclus en « Naturamike » (Nature-amicalement).

Après tout, il me semble que ce n’est pas sans raison que tant d’idéologies ont

fusionné avec l’espéranto. Par la nature même de son nom, qui remet à l’espoir, celui-ci

est voué à résonner avec bien des religions, qui visent à offrir de la consolation, tout

comme avec certaines doctrines philosophiques. Par exemple, dans le christianisme,

l'espérance est une vue comme une des trois vertus théologales, pendant que, dans la

philosophie de Kant, elle incarne une exigence pratique et se base sur la loi morale,

intégrant le projet de paix perpétuelle.

Outre le nom de la langue, la philosophie de Zamenhof invite aussi au dialogue

avec les religions et les doctrines. Puisque l’homaranisme conçoit l’humanité comme

une grande famille, différentes confessions ont pu s’y associer. Celles-ci partagent son

champs lexical, notamment l’appellatif « frère », qui suggère une liaison forte entre les

adhérents. En même temps, l’homaranisme repose sur le respect des autres idéologies et

croyances, constituant un terrain propice pour nombre d’associations cultuelles ou

laïques.

Et finalement, par l’esprit d’ouverture et sa souplesse idéatique, l’espéranto

s’avère une idéolangue propice aux courants les plus variés, allant du politique jusqu’au

social et à l’écologique.

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1.4. Relation langue – culture – identité

L’objectif de ce chapitre est de passer en revue et de définir des concepts qui

pourraient être utilisés dans l’étude de l’espéranto en tant que langue, culture et

expression identitaire, et d’établir, sur cette base, la nature des relations qui se créent

entre les trois éléments. J’analyserai une série de termes qui circonscrivent

sémantiquement l’espéranto, dont ceux d’interlangue, de culture universaliste,

d’interculture, d’identité relationnelle, d’identité diasporique, et aussi le vocabulaire de

l’interférence de l’espéranto avec le local - créolisation, hybridité, transculturalisation,

glocalisation, traduction culturelle, relativisme culturel, synergie, écologie des langues.

Plusieurs questions seront abordées : Qu’est-ce qui distingue l’espéranto des langues

nationales et des autres langues artificielles ? L’espéranto est-il le reflet d’une

culture universaliste ? Les cultures espéranto dans le monde sont-elles un exemple de

multiculturalité ou interculturalité ? Comment se fait l’adéquation culturelle et

identitaire de l’espéranto ? Enfin, qu’est-ce que être espérantiste au Brésil, en Belgique

et en France ?

Du point de vue méthodologique, ce chapitre s’appuie sur une révision

bibliographique et des observations de terrain sur l’hybridisation de l’espéranto dans les

contextes belge, brésilien et français.

Commençons par la question relative au propre de l’espéranto en tant que

système langagier.

Le phénomène de la création des langues n’est pas chose nouvelle. La

glottogonie a connu au fil de l’histoire des formes extrêmement riches et variées de

systèmes de communication, comptant des langues soi-disant « naturelles » (bien que

celles-ci soient aussi un produit humain) et des lingues appelées « inventées » (par une

seule personne et dans un court intervalle de temps). Le Dictionnaire des langues

imaginaires de Paolo Albani et Berlinghiero Buonarroti compte à peu près 1100 langues

et 3000 entrées, montrant la diversité des langues universelles, philosophiques,

religieuses, médiumniques, sciences fictionnelles, tout comme des alphabets magiques

et des écritures secrètes. L’ouvrage consacre plusieurs rubriques à l’espéranto et à ses

dérivés (Nuv-Esperanto, Latin-Esperanto, Mittelmächte-Esperanto, Mezepoka

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Esperanto etc.) et les range, en même temps, dans une longue série d’expériments

linguistiques.

En prenant acte des dimensions du babélisme, la question qui se pose est

pourquoi l’espéranto l’a emporté sur les autres systèmes communicationnels inventés.

130 ans après sa conception, il continue son existence dans 120 pays, comptant à peu

près deux millions de locuteurs à travers le monde.

Il est possible que le succès de l’espéranto vienne du fait de proposer une langue

greffée sur une culture, ou bien d’une culture greffée sur une langue, ces deux se

trouvant dans un conditionnement mutuel. La langue n’est qu’un outil de

communication ; ce qui rassemble les espérantistes c’est l’adhésion à l’idéologie et à la

culture connexes. Ainsi, je considère que l’on peut être espérantiste et on l’est, dans la

plupart des cas, avant d’être espérantophone. Effectivement, j’ai connu beaucoup de

personnes qui participent régulièrement aux rencontres sans (encore) parler couramment

la langue. Ces personnes comprennent à un certain dégré l’espéranto, surtout par le

contexte de conversation, mais préfèrent s’exprimer dans leur langue maternelle14.

Ainsi, je suis d’avis que ce qui prévaut n’est pas la maîtrise de la langue en soi, mais le

consentement – tacite ou exprès – à ses thèmes de prédilection.

Cette distinction entre l’espéranto et les autres langues imaginaires étant faite,

analysons maintenant ce qui le différencie des langues nationales.

La particularité de l’espéranto réside dans l’absence d’un lien entre la langue et

l’ethnicité ou la nationalité. Il est apparu comme une réaction aux idéologies

nationalistes du XIXèmesiècle, où les nations étaient envisagées comme des entités

limités dans l'espace et homogènes du point de vue linguistique. De fait, les langues et

les cultures nationales sont le résultat de la planification linguistique et culturelle, de la

standardisation et de l’unification, tandis que l’espéranto s’est développé dans la

direction opposée, partant d’une langue et d’une culture unique vers de nombreuses

variations locales, particulièrement en termes de culture espéranto, valorisant

l’adaptabilité au local et le respect pour la diversité.

14En espéranto, il existe l’expression idiomatique « krokodili », « crocodiler » , qui signifie parler dans une autre langue que l’espéranto parmi des espérantistes. D’origine absconse, l’emploi de l’expression est généralement réservé à un cadre de discours humoristique.

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Aux nombreux reproches concernant l’absence d’une histoire et d’une évolution

linguistique, les espérantistes ont répondu en créant, si surprenant que cela puisse

paraître, des versions archaïques ou médiévales de la langue – Mezepoka Esperanto et

Arcaicam Esperantom, en imaginant comment la langue aurait pu être à d’autres

époques. Ces stades linguistiques de l’espéranto, marqués par une forte latinisation, sont

restés à un niveau de projet humoristique et fictionnel.

Aussi, plusieurs projets de réforme de l’espéranto ont été proposés

(inclusivement par Zamenhof), surtout dans la graphie et la morphosyntaxe, mais la

majorité des espérantistes s’y sont opposés, ce qui a abouti à un schisme au début du

XXème siècle et à la crétion de l’Ido (suffixe signifiant « descendant »), le dérivé

linguistique de l’espéranto le plus connu actuellement. Les espérantistes que j’ai

rencontrés considèrent que la langue de Zamenhof possède une richesse de nuances et

qu’elle permet d’exprimer n’importe quel sujet, ce qui expliquerait la futilité de telles

démarches réformistes.

Personnellement, je pense aussi que l’espéranto est une langue riche. Ceci est dû

au fait qu’il a été dès le début conçu comme une langue normalisée, mais avec la

possibilité d’être continuellement enrichie par des apports lexicaux locaux, en ajoutant

des désinences morphologiques fixes à des racines empruntées aux langues locales

(tapioko, jaguaro, etc. ; la terminaison « -o » indiquent toujours des noms). Cela

conduit, en même temps, à l’existence de plusieurs référents par rapport à un seul référé.

Par exemple, pour dire « tu me manques », on peut mobiliser diverses formules : « Mi

sopiras vin » ; « Vi mankas al mi » (à observer les étymologies françaises des verbes) ;

« Mi havas saŭdadojn pri vi » (en empruntant « saudades » au portugais, conservant

toujours la forme au pluriel et le régime prépositionnel; la plupart des dictionnaires

français ou anglais ne reconnaissent pas l’entrée « saŭdado », et même entre les

espérantistes lusophones le terme est rarement employé, pouvant être considéré comme

une forme de « krokodilado »).Il existe aussi des possibilités de composer des mots pour

exprimer cette idée, à partir des mots du vocabulaire fondamental de l’espéranto : « Mi

sentos vian foreston » (« for », loin + « esti », être) ; « Mi malhavas vin » (littéralement,

« mal » + « havi », ne pas avoir).

Au niveau institutionnel, la relation entre l’espéranto et les autres langues fait

l’objet d’activité de la Commission Espéranto – Langues, qui vise la communication

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linguistique et interculturelle, mais aussi la conscientisation des personnes sur des

thèmes de développement durable. La commission milite pour l’introduction de

l’espéranto dans les systèmes éducatifs et défend également l’enseignement des autres

langues et des sciences du langage, proposant une approche transversale et considérant

que le combat contre l’impérialisme linguistique actuel devrait être mené, au sommet,

par les écologistes, en tant que « citoyens de la planète conscients des enjeux de

l'anthropocène ».

Cette perspective interdisciplinaire place les discussions sur l’espéranto dans le

cadre de l’écologie des langues, concept introduit par E. Haugen en 1971 pour désigner

l’étude des interactions entre les langues et leur environnement. Dans sa dimension

militante en faveur de la réhabilitation des langues marginalisées ou menacées par

l’extinction, l’écologie linguistique est un thème de prédilection de l’espéranto, qui se

veut deuxième langue pour tous et non un moyen de substitution des langues

« naturelles ».

À la suite des actions entreprises par l’Association universelle d’espéranto,

l’UNESCO a adopté deux résolutions en faveur de l’espéranto. La première résolution a

été adoptée à Montevideo en 1954 et reconnaît le rôle de l’espéranto dans les échanges

intellectuels internationaux et le rapprochement des peuples, domaines d’action

communs avec ceux de l’UNESCO. La deuxième résolution a été adoptée à Sofia en

1985, deux ans avant le centenaire de la création de l’espéranto, et inclut des

félicitations pour le mouvement espérantiste et des encouragements pour l’introduction

des programmes d’études sur l’espéranto et sur le problème des langues, tout comme

une réaffirmation des mérites de l’espéranto en tant qu’instrument de la compréhension

mutuelle.

La communauté espérantiste a obtenu des droits en tant que groupe linguistique

après la Déclaration universelle sur les droits linguistiques de 1996, adoptée à

Barcelone, qui prend comme point de départ les communautés linguistiques et non pas

les États et qui stipule, entre autres, les droits d’être reconnu en tant que membre d’une

communauté linguistique et de bénéficier d’une présence équitable de sa langue et de sa

culture dans les média de communication. Le signataire de la Déclaration a été la

branche espérantiste de l’association d’écrivains PEN club international (Esperanta

PEN Centro). Les premières étapes en direction de la Déclaration avaient été entreprises

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à Recife en 1987, lors du séminaire de l’Association internationale pour le

développement de la communication interculturelle.

L’espéranto est une langue parlée tant dans des pays divisés linguistiquement

que dans des pays ayant une seule langue dominante.

Au Brésil et en France, l’espéranto rencontre des contextes linguistiques

relativement unitaires. Ainsi, le français est langue officielle en France depuis

l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, supplantant le latin et aussi, graduellement,

les langues régionales. Le Brésil a environ 200 langues parlées15 mais uniquement deux

langues officielles : le portugais, qui a été langue officielle unique depuis l’expulsion

des Jésuites en 1759, et la langue des signes (Libras, Língua Brasileira de Sinais), ayant

ses origines dans la langue des signes française et reconnue par la Loi brésilienne en

2002. Dans les deux pays, la langue est un élément fondamental de l’unité nationale.

En Belgique, l’espéranto connaît un tout autre contexte de diffusion. D’un côté,

la configuration linguistiqueest ici hautement complexe, incluant au niveau national le

français, le néerlandais, l’allemand– les langues officielles reconnues en 1963 -, au

niveau régional de nombreux parlers (parmi lesquels le picard, le wallon, le

champenois, le lorrain, le limbourgeois, le flamand et le brabançon) et aussi, plus

récemment, les diverses langues des immigrés. De l’autre côté, la Belgique est un pays

petit, entouré par des pays ayant des langues variées, d’où le besoin d’outils de

communication appropriés.

15 Le Brésil est un pays avec une grande diversité linguistique, voir les données de l’Institut de recherche économique appliquée du Brésil : http://www.ipea.gov.br/desafios/index.php?option=com_content&view=article&id=3053&catid=28&Itemid=39

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Figura 15 Des timbres commémoratifs des congrès d'espéranto qui représentent des éléments de la culture locale

Qu’est-ce que l’espéranto apporte donc de nouveau à ses locuteurs belges,

français et brésiliens ? Eh bien, une nouvelle vision du monde, si l’on suit l’hypothèse

de Sapir-Whorf. Conformément à celle-ci, le langage a la capacité de généralisation et

de catégorisation de l’expérience, en intégrant des événements contingents à une vaste

compréhension commune, qui représenterait la culture. Tout groupe humain possède ses

habitudes linguistiques, issues de sa réalité sociale, et pour comprendre sa langue, il

n’est par la suite pas suffisant de comprendre le sens littéral des mots, mais cela exige

aussi la connaissance profonde de la réalité socio-culturelle correspondante. Vu la

variété des sites de diffusion de l’espéranto, je pense que celui-ci offre à ses locuteurs la

possibilité de relativisation, du dialogue entre les diverses cultures et visions du monde.

Qu’est-ce donc la culture ?

[La culture est une] forme d’organisation d’un environnement, constituée par un ensemble de

styles et de schémas d’interprétation du comportement quotidien qui se déterminent et se

complètent réciproquement, en interférant partiellement. Cette forme caractérise une

communauté socio-culturelle donnée et définit l’appartenance de ses membres. (Coulmas, 1979,

en Papaloïzos, 1992, p. 58)

L’appartenance à une culture signifie le partage d’un système de valeurs,

implicitement donc l’existence de normes qui servent de références (Papaloïzos, 1992).

Dans cette logique, être membre de la culture espérantiste ne repose pas (uniquement)

sur la maîtrise de la langue, mais sur l’intégration d’une certaine pensée et d’un certain

savoir social, de certaines règles conversationnelles et thèmes de prédilection, dont la

paix, la situation géopolitique actuelle, la crise des migrants, la globalisation, le

végétarianisme et surtout les voyages.

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Dans l’article Culture et espéranto (1984), le psychologue et linguiste suisse C.

Piron definit la culture comme :

[...] un ensemble de connaissances et de conceptions, un certain type d'art et de sensibilité, une

manière particulière d'aborder le réel ou de percevoir le monde, tous ces éléments conférant à un

groupe humain une certaine spécificité.

Il montre que la langue et la culture ne se superposent pas nécessairement (la

culture africaine, par exemple, ne s’identifie pas à un groupe linguistique unitaire), ni la

langue et le peuple : le peuple américain ne se confond pas avec le peuple anglais. Il n’y

a donc pas de congruence obligatoire entre la langue, la culture, le pays et le peuple.

Par rapport à la relation langue-identité, Piron souligne le fait que la pratique de

l’espéranto suscite une identité et que cette identité diffère de celles fournies par les

autres langues. Il cite l’observation du linguiste français Pierre Janton sur l’espéranto :

Bien qu’il ne soit pas une langue maternelle, il n’est pas non plus une langue étrangère. Chez

l’espérantophone mûr, il n’est jamais ressenti comme un idiome étranger. (2002)

Piron parle d’une identité intégrée facilement, issue d’un sentiment

d’appartenance particulier. Il donne l’exemple d’un alsacien qui est à la fois français et

espérantophone. Le fait que ces diverses appartenances ne génèrent pas de conflits

identitaires vient de leur placement à des niveaux différents (local, national et mondial),

ce qui n’est pas le cas, par exemple, d’un Flamand dans la Belgique francophone.

Tout comme Piron, P. Charaudeau attire l’attention sur le piège de l’association

entre langue et culture et propose de remplacer, dans cette équation, la notion de langue

par celles de discours ou usages, qui dépendent de l’identité des utilisateurs. Il affirme

qu’une même langue peut correspondre à plusieurs cultures et identités discursives. Par

exemple, le français est une langue qui correspond à plusieurs cultures - française,

québécoise, belge, suisse et africaine - ; le portugais correspond aux cultures brésilienne

et portugaise, et les ressortissants de ces cultures feront des exploitations différentes des

ressources mises à disposition par la langue. Ces cultures reposent donc sur une identité

linguistique, mais non pas discursive ; ce sont dans les manières de parler que

transparaissent les spécificités culturelles, et non pas dans le support linguistique. Il

s’agirait ainsi des « communautés de discours », régies par le conditionnement social et

historique.

L’espéranto, tel qu’il a été conçu par Zamenhof, représente en même temps une

culture de type universaliste, en cela qu’il repose sur des vérités et des valeurs

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universelles. Il reflète effectivement l’universalisme moral, en postulant des idéaux qui

seraient propres à l’entière famille humaine, au-delà de la nationalité, ethnie ou religion.

L’intérêt pour l’espéranto correspond, selon moi, à un processus de quête identitaire et à

la recherche de l’espérance en une société idéale.

Dans la pratique de l’expérience de terrain, j’ai remarqué que le noyau

idéologique a été bien conservé par les espérantistes, qui partagent les idéaux de la paix,

de la fraternité et de la communication neutre, mais j’ai observé à la fois que ceux-ci

peuvent y ajouter des interpétations imprégnées dans le local ou dans leurs

connaissances philosophiques ou d’autre nature. C’est surtout le cas des religions, qui

ont la même vocation à l’universel que l’espéranto. Ainsi, pour illustrer, je mentionne

l’association qui est faite couramment au Brésil entre l’espéranto et le spiritisme

kardeciste, même si ce dernier n’était pas postulé dans la philosophie de Zamenhof.

Je donnerai un autre exemple d’interférence culturelle, cette fois-ci engendré par

la culture sociale : la présentation en France de l’espéranto en tant que langue

« équitable». C’est l’épithète qui figure sur les brochures d’information d’Espéranto-

France et que je n’ai pas rencontré dans les contextes belge et brésilien. Cela témoigne

de la conjugaison de l’espéranto avec le discours social français, l’équité étant une

valeur plus prégnante à l’intérieur de l’Hexagone. Par la suite, je considère qu’il peut

être justifié d’invoquer la question du relativisme culturel à propos de l’espéranto,

même si, dans les grandes lignes et dans son acception primaire, celui-ci se veut le reflet

d’une culture universaliste.

Figura 16 Panneau d'information sur l'espéranto à la gare de Lille lors du Congrès de 2015. Un public large est

invité à découvrir « la langue internationale équitable ».

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Je voudrais introduire ici les concepts d’interlangue et d’interculture pour me

référer à l’espéranto.

L’interlangue désigne en linguistique la variété provisoire de langue qui se

forme chez l’apprenant (Selinker, 1972). Associée généralement au domaine de

l'acquisition d'une langue seconde, elle peut aussi être interprétée au sens plus large de

langue intermédiaire, c’est-à-dire qui sert de lien ou de mise en rapport entre plusieurs

langues et plusieurs cultures. Le mot « interlangue » apparaît également dans la devise

« Un dieu, un monde, une interlangue » (Unu Dio, Unu Mondo, Unu Interlingvo) du

mouvement religieux d’origine japonaise oomoto, qui a une activité missionnaire parmi

les espérantistes. À ne pas confondre avec l’Interlingua, qui est le nom d’une autre

langue artificielle, connue aussi comme latino sine flexione, développée par un

mathématicien italien.

L’interculture représente l’interaction entre deux ou plusieurs cultures. À la

question sur la nature interculturelle ou multiculturelle de l’espéranto, je considère que

celui-ci reflète la première des deux, puisqu’il existe échange et non pas une simple

juxtapostion des modèles culturaux, comme dans l’acception multiculturaliste. À

souligner aussi l’impératif du clivage culturel pour pouvoir parler de situation

d’interculturalité :

La notion d’interculturalité, pour avoir sa pleine valeur, doit, en effet, être étendue à

toute situation de rupture culturelle — résultant, essentiellement, de différences de codes et de

significations —, les différences en jeu pouvant être liées à divers types d’appartenance (ethnie,

nation, région, religion, genre, génération, groupe social, organisationnel, occupationnel, en

particulier). Il y a donc situation interculturelle dès que les personnes ou les groupes en présence

ne partagent pas les mêmes univers de significations et les mêmes formes d’expression de ces

significations, ces écarts pouvant faire obstacle à la communication. (Marandon, 2003, p. 266)

D’autres termes qui pourraient être mobilisés pour dépeindre l’interférence de

l’espéranto avec le local sont l’hybridité – création de nouvelles formes transculturelles

à l’intérieur d’une zone de contact -, la créolisation – processus de brassage et

d’échange culturel qui aboutit dans la création d’une société créole –, et la

transculturation – influence réciproque des modes de représentation et des pratiques

culturelles dans des zones de contact -, dont j’emprunte les définitions au dictionnaire

de Ashcroft, Griffiths& Tiffin (2000), tout en faisant la précision que je sors ces termes

du contexte post-colonial où ils étaient employés à l’origine.

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En liaison avec l’hybridité, Bhabha introduit le concept de traduction culturelle

(1994), qui surgit là où il y a franchissement des frontières. La traduction culturelle

découle des mouvements matériaux et remet en question les frontières établies. Les

traducteurs se retrouvent ainsi dans une zone intermédiaire, dans un « troisième

espace », marqué par l’hybridité culturelle.

Je mentionne aussi le concept de « synergie », qui me paraît bien rendre compte

de la culture espéranto. La synergie permet de concevoir la culture en tant

qu’aboutissement de l’interaction de plusieurs forces, qui donnent naissance à un

produit hautement complexe. La rubrique du dictionnaire précise aussi la connotation

positive du terme, qui implique l’égalité entre les éléments et leur renforcement

reciproque.

La question qui se pose maintenant est de savoir si l’espéranto est ou se fait faire

une culture, et j’y répondrai en recourant à la théorie du multiculturalisme de Baumann

(1999).

Le défi actuel du multiculturalisme se pose en trois points majeurs : nationalité

comme culture, ethnicité comme culture et religion comme culture. La langue est

présentée dans le contexte de création des États-nations, Baumann reprenant ici la

conception d’Anderson (1983), qui affirme que la création des nouvelles collectivités

imaginées est tributaire de l’alphabétisation en langue materne, des média et des élites

de l’État. Produit du pouvoir ou des relations de pouvoir, la langue est un espace de

négociation et un élément constitutif de la culture. La question reste de savoir si la

culture est quelque chose que les hommes ont ou un processus sur lequel ils influent.

La première approche, de type essentialiste, considère la culture en tant

qu’aboutissement d’un long processus historique, bien sédimenté, dans lequel l’individu

ne peut plus intervenir. Elle a l’avantage d’offrir un stock pratique de préceptes et de

stéréotypes dont les individus se servent dans leurs relations avec les enfants et les

étrangers. C’est aussi l’argument auquel on recourt pour demander des droits, des

privilèges ou bien des exonérations. L’erreur de cette optique est de manquer de

flexibilité et de transformer les enfants en « photocopies culturelles » et les adultes en

personnes faciles à duper culturellement. En réalité, les personnes n’entrent pas dans

cette case, mais elles ont plus d’une identité et pratiquent plus d’une culture, et c’est

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pourquoi ce discours essentialiste n’arrive pas à expliquer le clivage identitaire et

culturel.

Observant le contexte de la culture espéranto, l’approche essentialiste ne rend

pas compte de la formation de ses membres. Une des questions les plus fréquentes

quand ceux-ci font connaissance est « Kiam vi esperantiĝis? », « Quand est-ce que tu es

devenu espérantiste ? », « -iĝi » étant un suffixe qui traduit ici la dimension réflexive, le

travail du Sujet sur soi-même. Le verbe a un paronyme en « esperantigi », où le suffixe

« -igi » fait référence à l’action du Sujet sur quelque chose ou quelqu’un d’autre (cela

correspond à la voix factitive du français, au « faire faire » ; dans « esperantigi »,

dépendant de l’objet du verbe, le sens est celui de traduire en espéranto, de populariser

ou d’initier quelqu’un à l’espéranto). Nous voyons donc qu’il s’agit ici des marques de

l’identification et non pas d’une identité et d’une cultures statiques.

Baumann favorise la seconde approche de la culture, de facture processuelle, en

précisant toutefois qu’elle n’exclut et ne s’oppose pas de manière absolue à l’approche

essentialiste. L’avantage du discours processuel est la libération de la victimisation et de

la réification. Il s’avère plus utile pour les chercheurs en sciences sociales et jette ainsi

une nouvelle lumière sur l’identification et la différenciation culturelle, en faisant des

personnes les « architectes du futur multiculturel ». Comme il résulte de l’analyse que

nous avons faite au paragraphe précédent, les espérantistes possèdent, du moins au

niveau linguistique, les ressorts pour concevoir eux-mêmes l’architecture de l’identité et

de la culture espéranto, cette dernière étant donc un processus.

Enfin, Baumann analyse le multiculturalisme en tant que nouvelle acception de

la culture, en réaffirmant son caractère protéiforme :

La culture n’est pas une machine photocopieuse géante, qui produit des clones, mais la plus

sensible capacité des hommes, qui inévitablement produiront le changement, même quand ils

entendent produire de la stabilité.

Dans le cas de la culture espérantiste, sa nature processuelle me semble d’autant

plus évidente qu’elle a été créée à une époque relativement récente, et qu’elle a pu être

documentée minutieusement pendant son devenir. De plus, l’appartenance et la

participation dans cette culture sont dans la majorité des cas volontaires (les denaskuloj

- espérantophones natifs - atteignent à peine 1000 individus parmi les plus de deux

millions espérantophones). Les individus qui adoptent cette identité linguistique et

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culturelle deviennent ainsi des Sujets, non seulement de leur destin mais aussi de celui

de la communauté.

Il est intéressant d’observer le point de vue exprimé par François Lo Jacomo,

espérantiste et professeur en linguistique et mathématiques, qui lie le désir d’apprendre

l’espéranto à un type spécifique de relation avec le groupe d’origine « naturelle » :

Les autres langues sont des langues de groupes: les apprendre, c'est vouloir s'intégrer à ces groupes;

alors que l'espéranto, c'est en quelque sorte la langue d'un certain nombre d'individus disseminés de

par le monde: apprendre l'espéranto, c'est vouloir sortir du groupe dans lequel on est plongé

naturellement. (1996, p. 7)

Lo Jacomo considère que l’adhésion ou le rejet de l’espéranto viennent

respectivement des sentiments de malaise ou bien-être que les individus éprouvent à

l’intérieur du groupe « naturel », i.e. de la frustration ou de la satisfaction par rapport à

leur culture dans le quotidien.

Je considère que, pour pouvoir parler d’une sortie de son groupe, il faut

envisager un nouveau groupe d’intégration, que l’on peut nommer « diaspora

espérantiste ».

Dans l’acception courante, la diaspora représente la dispersion d’un peuple ou

d’une ethnie à travers le monde (Larousse). Le dictionnaire Linternaute propose une

définition plus élargissante du terme, en indiquant la dispersion d’une « communauté ».

Cela nous permet de considérer la communauté espérantiste en tant que diaspora et de

parler d’une identité espérantiste diasporique.

La recherche de la communication transnationale et interculturelle conduit les

espérantistes vers les technologies numériques, qui facilitent la connexion à l’intérieur

de l’Espérantio. C’est ce que C. Scopsi appelle « web diasporique », « production

médiatique [...] [qui] joue un rôle actif dand l’émergence ou le renforcement du

sentiment identitaire dans les communautés diasporiques » (2009, p. 84). Scopsi

remarque le fait que les sites web diasporiques stimulent non seulement la conscience

du lien identitaire et les échanges dans le cadre d’une communauté préexistante, mais

aussi la production et l’activation identitaire. De plus, les TIC rendent possibles des

représentations en chiffres et en cartes de la communauté, créant ainsi une méthode

d’« inverser la fracture numérique », de montrer la proximité et de faciliter la connexion

entre des composantes éparses.

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Les flux d’information assurés par les nouvelles technologies n’aboutissent pas à

une homogénéisation culturelle, mais à des ancrages locaux et à une nouvelle diversité

issue de leur appropriation par les individus (Appadurai). Les média participent au

travail de l’imagination et à la déterritorialisation ; elles engendrent des nouvelles

élaborations identitaires et dynamiques culturelles, des communautés affectives

transnationales, ou bien « des diasporas de publics enfermés dans leur bulle », dont

l’expérience et les goûts locaux s’entrecroisent avec l’imaginaire cosmopolite.

Il est ainsi possible de parler de glocalisation – concept que R. Robertson a

emprunté au marketing japonais et popularisé en sociologie, combinant

« globalisation » et « localisation », pour désigner la simultanéité de tendances à

universaliser et à particulariser ; comment les produits internationaux sont adaptés aux

spécificités des cultures avec lesquelles ils entrent en contact.

En reprenant le titre d’un article de F. Worms intitulé « Notre identité, ce sont

les autres », où l’idée d’une identité essentialisée est mise en question, je considère que

l’espéranto possède une identité émminemment relationnelle et, ajouterais-je, négative.

C’est-à-dire, l’espéranto est tout ce que les autres langues ne sont pas, i.e. il n’est pas

limité à une ethnie, nation ou religion.

Nous pouvons donc conclure sur la nature complexe des relations qui se nouent

entre la langue, la culture et l’identité. L’étude de l’espéranto jette une lumière nouvelle

à ce chapitre, en montrant que les rapports entre ces trois éléments sont possibles en

l’absence des philtres ethniques ou nationaux. La culture et l’usage de la langue / le

discours se conditionnent mutuellement, jouant un rôle identitaire et investissant

l’imaginaire espérantiste de valeurs symboliques tant universelles qu’imprégnées dans

le local.

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1.5. Critiques du projet espérantiste. Sympathisants, adversaires,

compétiteurs

Ce chapitre présente d’abord les critiques les plus courantes dont l’espéranto fait

l’objet et les réponses données par les espérantistes à la défense de leur langue. Dans un

deuxième temps, plusieurs positions publiques vis-à-vis de l’espéranto seront exposées,

tant favorables que défavorables à la langue internationale. Finalement, j’exposerai une

des nombreuses langues concourant avec l’espéranto et le débat engagé entre les

défenseurs de chacune de ces deux langues.

Les principales critiques faites contre l’espéranto sont recensées par le journaliste

brésilien Walter Francini dans son livre Espéranto sans préjugés (Esperanto sen

antaŭjuĝojn ; publié aussi en portugais, Esperanto sem preconceitos), paru en

1978. J’exposerai les plus importants arguments critiques à l’adresse de l’espéranto,

avec les contre-arguments fournis par Francini :

- Les langues inventées ne peuvent pas être vivantes // D’après Francini, la

formation de l’espéranto est en fait un processus naturel, puisqu’il puise ses éléments

dans les langues naturelles. Même dans le cas où on le concevrait comme une langue

construite, cela ne l’empêcherait pas d’être une langue vivante, comme dans l’exemple

de la capitale Brasilia, dont la construction initiale planifiée n’empêche pas l’existence

urbaine vivante.

- L’espéranto n’a pas de tradition littéraire ni de poètes // Francini présente une

ample liste d’ouvrages rédigés en espéranto et mentionne, i.a., les poésies des

espérantistes brésiliens Geraldo Mattos et Sylla Chaves.

- L’espéranto ne peut pas être utilisé comme langue scientifique // Francini affirme

que l’espéranto est simple, logique et plus précis que les langues nationales. Il énumère

quelques publications et œuvres scientifiques publiées en epéranto. Ajoutons qu’en 1983 a

été fondée aussi L'Académie internationale des sciences de Saint-Marin, sous son nom officiel

« Akademio Internacia de la Sciencoj San-Marino », qui tente de prévenir l’interférence

linguistique et culturelle dans la recherche scientifique à travers l’espéranto. Ses

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étudiants écrivent leur thèse dans deux langues, l’espéranto et une autre langue de leur

choix.

- L’espéranto ne peut pas concurrencer l’anglais // Francini y met en contrepoint les

progrès de l’enseignement de l’espéranto aux États-Unis et dans le Royaume-Uni.

- L’espéranto ne progresse pas // Francini montre que l’espéranto peut bien

accompagner les sphères les plus diverses de l’histoire, de l’évolution et des inventions,

soit, depuis sa création, le cinématographe, l’automobile, l’avion, l’énergie atomique.

- L’espéranto ne permet pas l’expression de l’âme des peuples // Francini précise

qu’à chaque peuple revient sa langue et que l’espéranto revient à tous les peuples, à

l’humanité en entier, comme langue seconde, accompagnant les langues maternelles. Il

recommande aux espérantistes de traduire en espéranto les chefs-d’œuvres de

l’humanité, afin de prouver que l’espéranto est apte à exprimer l’âme des peuples.

- L’espéranto n’a pas de valeur pratique // Francini présente des exemples pour

l’usage de l’espéranto, comme la correspondance, la lecture et les rencontres en

espéranto.

- Il y a plusieurs projets de langues artificielles meilleures que l’espéranto //

Comparant plusieurs langues internationales, Francini conclut sur la supériorité de

l’espéranto, tant pour des raisons linguistiques que pour l’accessibilité qu’il offre, étant

destiné à tous les hommes, non pas uniquement à une élite. Il passe en revue quelques

difficultés imputées à l’espéranto : l’accusatif, l’accord de l’adjectif, la distinction entre

adjectif et adverbe, les pronoms réfléchis et l'attribut du complément d'objet direct - et

met en évidence que ceux-ci rendent l’expression plus claire.

- L’espéranto se divisera avec le temps à cause des différences dans la prononciation

entre les divers peuples // Le progrès des média et l’existence de l’Académie

d’espéranto assurent l’unité linguistique du monde espérantophone.

- L’espéranto est plus facile à apprendre pour les Occidentaux que pour les

Orientaux, donc il est un instrument de domination des premiers sur les derniers //

Francini ne nie pas la difficulté plus élévée de l’apprentissage de l’espéranto par les

Orientaux, mais souligne qu’il est quand-même plus facile que bien d’autres langues, ce

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qui le rend très populaire au Japon et en Chine, où il existe des publications propres en

espéranto.

- L’espéranto est une forme de communisme caché et répand le communisme

international // Ne niant pas la diversité des organisations non-neutres qui disséminent

leurs idéologies par l'intermédiaire de l’espéranto, Francini renvoie à la Déclaration de

1905 du premier Congrès universel, qui précise que l’espérantisme est un mouvement

neutre. Le phénomène des idéologies qui utilisent l’espéranto comme moyen

d’expansion pourrait toutefois être perçu en clé positive, comme une preuve, comme

une confirmation de l’adéquation de l’espéranto pour diffuser des idées à l’échelle

mondiale.

- L’espéranto est né à la fin du XIXème siècle comme une utopie de la petite

bourgeoisie, alimentée par la doctrine cosmopolite. Partant, il soutient le capitalisme

international // Francini rappelle la déclaration de neutralité de 1905 et montre qu’en

plus il existe des organisations espérantistes qui luttent contre le capitalisme, dont

l’Association mondiale anationale, qui s’appuie sur les travailleurs. L’espérantisme

n’est pas responsable pour l’association avec les mouvements socio-politiques, mais

celle-ci reste possible, en tant qu’ « affaire privée » des espérantistes.

- L’espéranto favorise la religion (sic) spiritiste // Francini admet que la plupart des

espérantistes brésiliens sont spiritistes et en trouve la cause dans la valeur commune de

la fraternité que les deux proposent, mais il montre que bien d’autres religions utilisent

également la langue de Zamenhof. Il suggère que, pour contrecarrer ce préjugé, les

discussions sur la religion devraient être évitées dans les clubs d’espéranto.

- L’espéranto n’a pas de culture // Répondant à une critique qui envisage l’espéranto

en tant que « Frankenstein des mots » puisque trop mécanique et dépourvu d’âme,

Francini montre l’existence d’une culture propre à l’espéranto, basée sur une littérature

originelle, et aussi d’une culture mondiale refletée par l’espéranto, à travers les

nombreuses traductions des chefs-d’œuvre.

- L’espéranto était plus diffusé jadis ; on n’en parle plus de nos jours // Francini

objecte que les bonnes nouvelles ne font pas vendre le journal, d’où le cône d'ombre

auquel l’espéranto est relégué.

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D’autres critiques soulignent les limites de sa neutralité, justice et démocratie. À ce

chapitre, l’espéranto est accusé d’être fondé sur une structure patriarcale. Voir, au

niveau linguistique, la formation des mots féminins, par l’ajout de l’infixe –in- aux mots

masculins : « viro » / « virino » (homme / femme) ; « knabo » / « knabino » (garçon /

fille) ; « patro » / « patrino » (père / mère). Pour un traitement symétrique des genres,

des propositions ont été faites d’introduire l’infixe « -iĉ- » pour les noms masculins ou

de changer quelques racines perçues comme patriarcales (« matro » au lieu de

« patrino », « sororo » pour « fratino », « dotro » pour « filino », « muliero » pour

« virino »), mais ces propositions n'ont pas été retenues. Les défenseurs de la forme

classique de l’espéranto affirment que c’est un système de formation des mots qui n’a

pas à voir avec le sexisme et qui est présent dans toutes les langues, par exemple, en

anglais, « actor » / «actress », en espagnol « señor » / « la señora », ce qui ne vaut pas

dire qu’il faut réformer l’anglais ou l’espagnol.

Il y a aussi des critiques d’ordre linguistique, par rapport à l’alphabet, aux sons, à la

grammaire, au vocabulaire, aux possibilités d’expression. Notamment en ce qui

concerne les nuances de l’expression, on impute à l’espéranto d’être trop exact et de ne

pas posséder d’idiotismes ou d’argot. De fait, de par sa définition, l’idiotisme est une

tournure, une forme linguistique propre à une langue, sans correspondant dans d’autres

langues. L’argot suppose un certain type de langage appartenant à un groupe,

incompréhensible pour les autres, dont quelques mots peuvent entrer dans la langue par

l’usage populaire. Quelques exemples sont fourni dans un livret16 sur l’argot des jeunes

et les dialectes de l’espéranto (Ido, Gavaro, Popido – considérés dialectes de l’espéranto

par l’auteur du livret), qui sont restés au stade de projets individels et qui ne sont pas

(re)connus par la plupart des espérantistes.

J’exposerai maintenant quelques personnages notoires qui se sont prononcés en

faveur ou en défaveur de l’espéranto, venant des domaines tels que la littérature, la

philosophie, le cinéma, la presse ou la politique.

Jules Verne a découvert l’espéranto pendant les dernières années de vie et est

devenu enthousiaste par rapport à cette langue, puisqu’il considérait que celle-ci

permettait d’échapper à la folie du monde. Il est devenu président de l’association

16Marx, Jonas Sebastian, Biblio de slango, 2013. URL : http://www.jonny-m.org/download/biblio_de_slango.pdf

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d’espéranto d’Amiens et a commencé un roman appelé Voyage d'étude, dans lequel une

expédition russo-française découvre l’Afrique et communique avec la population locale

en espéranto. Le roman est resté inachevé à cause de la mort de l’auteur. Son fils,

Michel Verne, en a repris l’idée dans un nouveau roman, intitulé L'Étonnante Aventure

de la Mission Barsac, où, par contre, il a enlevé les références à l’espéranto.

Dans le paysage journalistique, notons à titre anecdotique le commentaire à

propos de l’espéranto de Carlos Heitor Cony, écrivain et éditorialiste brésilien à Folha

de S.Paulo. Ayant fait référence, pendant une émission radiophonique, à l’espéranto

comme à « une langue bionique », celui-ci a suscité de nombreuses réactions de la part

des espérantistes :

[Notre traduction : ]

Carlos Heitor Cony

La langue aimée

Rio de Janeiro – Je me suis mis dans le pétrin. Ayant fait un petit commentaire pour CBN sur

l’intention du gouvernement de rendre obligatoire l’enseignement de l’espagnol dans les écoles

publiques brésiliennes, j’ai parlé de l’espéranto, qui me semble la tentative la plus sérieuse

d’avoir une langue internationale. [...] Il ne s’agit pas de la question numérique, ni tout

simplement culturelle. L’espéranto me semble une langue bionique, et c’est ça ce que j’ai

commenté l’autre jour, en suscitant la colère internationale des espérantistes. J’ai même reçu des

courriels de la Thaïlande, plus de 300 dans un seul jour [...]

Entre autres, une des réactions est venue de la part de Renata Ventura,

journaliste et écrivaine brésilienne espérantiste, qui a réalisé le documentaire

« Bionika » (2006), à partir de ses instantanés dans les congrès d’espéranto. Auteure de

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la série de romans L’Arme Écarlate (en original, A Arma Escarlate), connue

communément comme « Le Harry Potter brésilien », Renata Ventura y mentionne aussi

l’espéranto comme que langue d’enseignement de la magie, en la faisant ainsi découvrir

aux jeunes.

Des références à l’espéranto existent aussi dans le film Le grand dictateur,

réalisé par Charlie Chaplin em 1940. Premier filme sonore de Chaplin, il représente une

critique à l’adresse du nazisme et de l’anti-sémitisme. On ne sait pas si le cinéaste

parlait la langue de Zamenhof, mais son usage dans le film a été bien apprécié par les

espérantistes, qui l’ont invité au congrès de Paris en 1949, dans une lettre écrite en

espéranto. Chaplin était un citoyen du monde proclamé et un adepte de

l’internationalisme et du pacifisme.

Figura 17 Lettre d'invitation pour Charlie Chaplin au Congrès d'espéranto de Paris

Dans Le grand dictateur, la plupart des signes qui apparaissent dans les vitrines

du ghetto sont en espéranto, certains d’entre eux ayant des terminaisons modifiées, pour

rassembler à des mots polonais ou allemands : « barber », « harlavado », « harü

tondadoz », « restoraciz », « papervendissn », « ĉambroj », « legumo kaj fruktü », i.a.

Dans la période où le filme a été réalisé, les espérantistes étaient persécutés par Hitler,

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qui s’était prononcé sur l’espéranto dans Mein kampf (1925), en le considérant comme

un outil de domination des Juifs sur le monde.

Figura 18 Instantané du film Le grand dictateur, montrant des plaques en espéranto dans le quartier juif

L’espéranto a également attiré l’attention du philosophe et sémioticien

italien Umberto Eco. Amené à s'intéresser à l'espéranto comme enseignant au Collège

de France d’un cours intitulé « La quête d'une langue parfaite dans l'histoire de la

culture européenne », Eco a appris la grammaire de cette langue par fascination pour le

concept whorfien – dans sa version modérée – de la langue en tant que modélatrice de

l’image du monde. Considérant aussi le phénomène de traduction des œuvres des autres

langues en cette langue internationale, il envisageait la langue de Zamenhof comme un

carrefour, apte à favoriser les échanges interculturels et à faire comprendre les differents

points de vue. Il reconnaissait de même l’importance de l’idéologie et de la dévotion des

locuteurs envers la poussée idéale qui soustend l’espéranto, en exprimant ces idées

pendant un ample entretien sur l’espéranto avec Ertl et Lo Jacomo (1996) :

Je dois reconnaître qu'en comparaison avec d'autres projets de langue parfaite (langue parfaite,

puis langue internationale), il y avait, derrière l'espéranto, une idéologie, une idéologie de

pacifisme, qui a joue un grand rôle: cela explique pourquoi il a resisté alors que les autres

langues ont échoué. C'est vrai, c'est une donnée sociologique: il existe une « religion »

esperantiste qui amène les gens à apprendre et à parler la langue, tandis qu'il n'existe pas de

« religion » volapiik ou de « religion » ido, etc.

Enfin, un dernier sympathisant de l’espéranto est Michel Onfray, comme

l’annonce son article de 2010 dans Le Monde. Face au défi posé par la multiplicité des

idiomes, le philosophe français met en regard l’anglais et l’espéranto comme tentatives

pour une langue universelle, montrant sa préférence pour le projet espérantiste, qui

permettrait le retour au monde adamique d’avant la confusion des langues de Babel.

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L’espéranto est pour lui « une utopie concrète », axée sur « l'être ensemble » et non pas

sur « l’avoir », comme c’est le cas de l’anglais, qui clôt un monde des affaires et des

échanges matériels :

À l'autre bout de la langue de fermeture, locale, étroite, xénophobe, il existe une langue

d'ouverture, globale, vaste, cosmopolite, universelle : l'espéranto. [ ...] A l'heure où le mythe

d'une langue adamique semble prendre la forme d'un anglais d'aéroport parlé par des millions

d'individus, on comprend que la langue de Shakespeare mutilée, amputée, défigurée, massacrée,

dévitalisée, puisse triompher de la sorte puisqu'on lui demande d'être la langue du commerce à

tous les sens du terme. Vérité de La Palice, elle est langue dominante parce que langue de la

civilisation dominante. Parler l'anglais, même mal, c'est parler la langue de l'Empire. Le biotope

de l'anglais a pour nom le dollar.

Onfray critique les indépendantistes régionaux qui mobilisent la langue en tant

qu’outil de fermeture sur soi et témoigne d’une attitude positive envers l’espéranto, dans

la persective existentialiste de l’homme prométhéique en tant qu’artisan de l’histoire.

D’aileurs, Onfray a été l’un des premiers signataires de la pétition pour l’ajout

de l’espéranto comme option au bac en France, pétition remise en 2014 au Ministère de

l’éducation et suivie en 2015 par une autre demande officielle auprès de la même

institution. La réponse du Ministère, donnée en début de 2016, n’a pas été satisfaisante,

allant entraîner des suites de la campagne :

À la différence des langues actuellement examinées au baccalauréat, l’espéranto ne constitue pas

l’attribut essentiel d’un territoire et de la culture qui s’y rattache. Le programme de langues

vivantes étant fondé sur une entrée culturelle forte, l’espéranto ne répond actuellement pas à ses

exigences.17

Un des opposants de l’espéranto sur le plan littéraire est George Orwell, qui

introduit le Novlangue (Newspeak) dans son roman 1984, publié en 1948. C’est la

langue officielle d’Océania, conçue avec le support de l’Angsoc (le socialisme anglais),

répondant aux fins politiques de ce dernier, qui veut supprimer toute possibilité

d'expression de pensées critiques et restreindre la réflexion et le champs de la

conscience. Le Novlangue enlève les nuances et abolit des concepts tels que la liberté,

faisant de sorte qu’un échange langagier sur ce sujet soit impossible, même par des

biais. Bien que le mot « libre » existe dans le Novlangue, il connaît un réinvestissement

sémantique, acquérant la signification de « sans » (Le chien est libre de puces). Cela

revient aux propos de Ludwig Wittgenstein, « Les limites de ma langue sont les limites

de mon monde ».

17 Lire le texte entier à http://esperanto-au-bac.fr/IMG/jpg/Reponse-DGESCO-p-1.jpg.

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Possédant un système linguistique simplifié de façon exagérée, le Novlangue ne

connaît pas d’exception grammaticale et comporte des vocables interchangeables.

Certains des exemples qu’Orwell fournit sont calqués sur l’espéranto. Ainsi, la

construction des antonymes se fait, dans les deux langues, par l’intermédiaire d’un

préfixe : « good » / « ungood », sur le modèle en espéranto « bona » / « malbona ». La

formation du comparatif ne présente pas de formes irrégulières, mais elle repose

toujours sur l’addition de la même particule ; tout mot peut remplir toute fonction dans

la phrase, suffisant d’ajouter une terminaison ou une préposition spécifique pour la

catégorie morhologique : « knife » / « to knife », au lieu de « to cut », comme en

espéranto : « tranĉi » (verbe), « tranĉilo » (nom), « tranĉe » (adverbe, « par couteau »),

« tranĉa » (adjectif).

Il est connu qu’Orwell avait eu contact pendant sa jeunesse avec l’espéranto, en

visitant sa tante, Kate Limouzin, à Paris, pour améliorer sa maîtrise du français. Sa tante

était espérantiste et vivait avec Eugène Lanti, un des fondateurs de l’Association

mondiale anationale d’espéranto (d’orientation socialiste), ainsi la langue de Zamenhof

étant la principale parlée dans la maison. Orwell a donc appris que l’espéranto n’était

pas seulement une langue mais aussi une idéologie et a été amené à réfléchir sur la

liaison entre politique et langue. Par contre, il a du déménager de sa tante, puisqu’il

voulait apprendre le français et non pas l’espéranto.

Alors que le Novlangue présente des influences évidentes de l’espéranto,

certains affirment qu’Orwell s’attaquait en fait à travers lui à l’anglais simplifié (anglais

basic), langue fonctionnant avec moins de 1000 mots. Il avait d’ailleurs critiqué les

orthodoxies politiques à propos de la langue anglaise moderne dans un essai intitulé

« La politique et la langue anglaise » (1946). Malgré les exemples qu’il emprunte à

l’espéranto pour construire le Novlangue, Orwell ne fait pas de référence explicite à la

langue de Zamenhof. Ce qui reste évident c’est son opposition ouverte face à la

propagande, à la manipulation et au contrôle de la pensée à travers la langue. Le roman

1984 laisse transparaître les enjeux des politiques linguistiques dans les régimes

totalitaires et les manières dont une langue peut conduire à l’altération des perceptions

de la réalité et à l’imposition d’une idéologie :

Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous

taillons le langage jusqu'à l'os. […] Ne voyez vous pas que le véritable but du novlangue est de

restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par

la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer. Tous les concepts nécessaires seront

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exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. [...]

Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint.

(p. 64)

Novlangue, double-pensée, mutabilité du passé. Le passé était mort, le futur inimaginable. (p.

32)

Il est possible aussi que l’idée du Novlangue soit fortement inspirée par le

langage officiel, communiste ou fasciste, qui régnait à l’époque dans plusieurs parties

du monde. Les espérantistes affirment que l’espéranto allait à l'encontre du totalitarisme

et de la restriction de libertés, ce dont Orwell aurait été au courant par son contact avec

Eugène Lanti et avec d’autres espérantistes. Les politiques linguistiques à l’égard de

l’espéranto différaient en fonction du lieu ou moment, étant favorables à la langue

internationale dans l’Italie fasciste et aussi dans l’Union Soviétique pendant ses débuts,

jusqu’à la Grande Terreur initiée par Joseph Staline, quand beaucoup d’espérantistes ont

été exécutés ou emprisonnés dans des camps de travail de type goulag. Comme le

souligne Ulrich Lins dans son étude La Langue dangereuse, les espérantistes étaient

considérés comme des personnes suspectes par Staline, qui ne voyait pas d’un bon œil,

entre autres, « ceux qui ont vécu à l’étranger et qui connaissent de leur propre

expérience la période ayant précédé la guerre, et tous ceux qui ont des amis ou des

parents à l’étranger et correspondent avec eux ; les collectionneurs de timbre-poste et

les espérantistes ».

Ceci dit, 1984 reste communément envisagé comme de la mauvaise publicité

pour l’espéranto, qui se déclare un mouvement émancipateur, victime des régimes

totalitaires, et non pas limitatif ou autoritaire, comme celui présenté par Orwell.

Une autre langue artificielle est le klingon, conçu par le linguiste américain Marc

Okrand comme langue de la race extraterrestre Klingon de Star Trek. Celui-ci constitue

un des actuels compétiteurs de l’espéranto sur le terrain des langues artificielles.

Délibérément construit pour avoir une sonorité étrange pour les oreilles humaines, le

klingon semble guttural et âpre, combinant des sons qui ne se retrouvent pas

normalement ensemble dans les langues naturelles. L’ordre des mots le rend encore plus

difficile, étant inversé par rapport à l’ordre normal des constituants de la phrase en

français. Le vocabulaire ne contient pas de racines facilement réconnaissables et se

trouve en correlation avec la culture klingon, comptant une grande variété des termes

sur la guerre et les engins spatiaux. Beaucoup de mots et d’expressions n’ont pas de

traduction directe dans les langues naturelles.

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Le dictionnaire officiel et les autres livres de description de la langue klingonne

sont protégés par les lois des droits d'auteur. Il existe même un Institut de la langue

klingonne, qui compte environ 2 500 membres, dont seulement quelques dizaines

peuvent porter une conversation fluente entre eux. Un programme d’enseignement de

cette langue sera lancé en 2016 sur Duolinguo, suscitant des discutions engagées entre

les partisans du klingon et les partisans de l’espéranto sur le forum du site. Trois des

quatre constructeurs du programme d’enseignement du klingon sont aussi

espérantophones. Parmi les sympathisants de l’espéranto, les reproches au klingon

concernent le manque d’un idéal derrière la langue et la recherche d’une popularité

facile dans le monde du spectacle, tandis que les sympatisants du klingon soutiennent,

comme un avantage, que celui-ci se prête bien au divertissement.

Figura 19 Discussion sur l'espéranto et le klingon sur le forum de Duolingo. Voir en entier à : https://www.duolingo.com/comment/2341518

Nous voyons donc que l’espéranto est une langue fortement contestée et

concurencée par d’autres projets linguistiques. Les pour et les contre viennent des

sphères variées de l’espace public et remettent en cause les acquis de l’espéranto, qui

reste pour autant la langue construite la plus parlée au monde à l’heure actuelle.

Suscitant des polémiques à l’intérieur et en dehors de la communauté espérantophone,

les positions exprimées autour de l’espéranto n’aboutissent pas généralement à des

réformes dans la structure de la langue, qui reste fidèle à la conception originaire

zamenhofienne.

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2. Méthodologie de l’enquête de terrain

Ce chapitre comprend une description des outils méthodologiques de ma

recherche et quelques considérations théoriques y afférant. J’y expose, plus

précisément, les étapes du travail de terrain, la construction des données à travers des

méthodes qualitatives telles que l’entretien, l’observation systématique et le recueil de

documents ainsi que les méthodes effectives d’analyse des données. Je présente aussi

mon implication en tant que chercheure tout comme les difficultés ou les défis dans

cette étude, en mettant en place la réflexivité à l’égard de mon travail de terrain.

L’exposition et l’exploration de la méthodologie constituent bien une démarche

réflexive sur le travail de recherche :

Explorer l’ « arrière-cuisine » (Artières et Laé, 2004) de la recherche peut apporter de précieuses

clés de lecture à nos propres pratiques tout en contribuant à dénouer certaines difficultés

récurrentes du travail de recherche. (Hunsmann et Kapp, 2013, p. 28)

Quels sont donc les étapes méthodologiques dans une approche qualitative et

quels sont leurs avantages et leurs inconvénients ?

Selon Mucchielli (1991), une méthodologie qualitative se décline en dix étapes

principales : analyse du problème en général ; définition des objectifs de l’étude ou de la

problématique ; études préparatoires à l’enquête ; choix de la méthode et des techniques

d’enquête ; échantillonnage et préparation de l’enquête ; enquête proprement dite ou

recueil d’informations ; analyse ; retour sur le terrain pour certification ; rédaction des

rapports et / ou des recommandations ; présentation orale des résultats. Les méthodes

qualitatives doivent répondre à plusieurs critères de validation, qui sont pratiquement

des critères d’évaluation de la recherche : l’acceptation interne (l’acceptation du

chercheur, de sa recherche et de ses résultats par le groupe étudié), la complétude (la

constitution de la recherche et de sa présentation en tant que des ensembles cohérents,

fournissant une compréhension globale du phénomène étudié), la saturation (la

collection intégrale des informations, de sorte que, en retournant sur le site, le chercheur

doit retrouver toutes ses données et ses analyses) ; la cohérence interne (la mise en

réseau de toutes les données) et la confirmation externe (l’acceptation des résultats dans

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63

le monde scientifique, où l’objectivité de la recherche sera reflétée dans le degré de

confiance des autres chercheurs).

Ces étapes, bel et bien présentes dans ma recherche, ne se succèdent par

forcément dans cet ordre. Les phases de mon étude ne reflètent pas un trajet linéaire,

mais plutôt une forme circulaire, qui résulte d’une corroboration permanente entre les

connaissances théoriques et les constatations sur le terrain.

Figura 20 Schéma circulaire du processus de la démarche scientifique (Loubet del Bayle, 2001, p. 20)

Ce travail repose sur une articulation des méthodes, qui sont placées au service

de la démonstration. Je me suis servie ainsi du « plaidoyer pour un bricolage raisonné »

d’Ollivier et Zalc (dans Devenir chercheur, sous la direction de Hunsmann et Kapp,

2013), qui conseillent d’éviter l’enfermement disciplinaire ou théorique et qui convient

à un voyage de découverte méthodologique. Dans cette optique, il faut favoriser

l’expérimentation et le bricolage, « à condition d’y voir moins une pratique d’amateur

que, suivant le Trésor de la langue française, le signe d’une « aptitude à se tirer de

difficultés complexes ou à tirer parti de moyens de fortune », qui peut faire naître

l’innovation » (p. 134).

Ma recherche s’appuie sue des études de terrain menées en Belgique, en France

et au Brésil.

Avant de me rendre sur les terrains de recherche, j’ai procédé à l’information et

à la documentation préalable sur les prochaines réunions d’espéranto, utilisant les

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64

annonces ou les sites d’information des associations et faisant attention aux modalités

de présentation de ces événements. J’ai appliqué aux sources consultées une grille

critique de lecture et, en arrivant sur le terrain, j’ai mis en regard l’information exposée

avec les situations rencontrées in situ.

J’ai utilisé principalement la méthode de l’entretien guidé. Celle-ci présente les

avantages de rassurer l’interviewer et de lui donner de la légitimité, de lui permettre de

recueillir des données pertinentes par rapport à sa problématique et d’autoriser des

comparaisons systématiques. Le guide d’entretien présente aussi des inconvénients,

comme la restrictivité, le suivi stricte de l’ordre des questions, le recadrage permanent

de la discussion afin de l’ajuster au questionnement préconstruit (Beaud et Weber,

1997).

L’entretien est influencé par la relation sociale particulière qui se noue entre

l’enquête et l’enquêté. Pour Beaud et Weber, « L’alchimie de l’entretien ethnographique

tient autant à la nature du rapport interviewer / interviewé qu’au savoir-faire de

l’intervieweur » (1997, p. 180), de sorte qu’il faut mettre son interlocuteur en confiance

et faire la demande d’entretien dans la continuité d’un échange. L’interviewé peut

percevoir l’entretien comme un examen de passage et ne pas se sentir assez compétent

ou en position d’autorité pour participer. Il faut donc construire une relation de

confiance au préalable et démarrer l’échange à partir de l’expérience quotidienne et des

thèmes proches de l’interviewé.

Pendant mon travail de terrain, j’ai mené des entretiens semi-directifs comme

suit18. J’ai initié la partie pratique de ma recherche en Belgique en mai 2015, au

Congrès d’espéranto de printemps, organisé par les scouts verts espérantistes, où j’ai

exploré le terrain et j’ai mené cinq entretiens à visée exploratoire. J’ai ensuite participé

à la foire informative du 100ème Congrès mondial d’espéranto, organisé à Lille, où j’ai

fait sept courts entretiens avec des représentants des diverses associations. Dans ces

deux premières étapes, le spectre des interviewés se caractérise par la diversité des

origines nationales : en dehors des Belges et des Français, il y a eu des interviewés

d’origine espagnole, argentine, allemande, est-timoraise et brésilienne. Après cela, j’ai

introduit le guide d’entretien. Pendant les mobilités au Brésil et à Lille, j’ai participé

avec régularité aux cours et aux activités d’espéranto et vers la fin de ces mobilités j’ai

18 Voir le chronogramme complet du terrain en annexe.

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lancé la proposition d’entretien formel à des personnes que j’y avais connues. J’ai mené

quatre entretiens avec des Brésiliens et quatre entretiens avec des Français, en cherchant

de couvrir différents profils – instituteurs, représentants, apprentis.

Sur l’ensemble des terrains, j’ai constaté une ouverture générale et des taux

élevés de disponibilité à m’accorder un entretien, taux légèrement encore plus élevés de

la part des personnes plus âgées et / ou de sexe masculin. Plus d’une fois, surtout au

début de mon travail de terrain, en demandant des courts entretiens à des femmes

espérantistes, celles-ci appellaient leur mari ou le responsable-chef de leur association

pour que ceux-ci m’accordent l’entretien, en ne se considérant pas assez légitimes pour

répondre. Enfin, je précise que mes entretiens ne couvrent et ne pouvaient certes pas

couvrir le spectre entier du monde espérantiste, mais qu’ils reflètent certaines des

nombreuses facettes de celui-ci.

En situation d’entretien, il est essentiel de s’adapter à son interlocuteur et de

susciter la confiance de celui-ci. Il faut également que l’interviewer fasse preuve de

prudence tactique quand il est interpellé ou invité par l’interviewé à donner sa propre

opinion. Il est nécessaire de garder à l’esprit le fait que « L’entretien n’est pas une

relation à sens unique. L’interviewé peut se faire questionner (de même que l’observé se

fait observateur) » (Beaud et Weber, 1997, pp. 217 - 218). Les objectifs des deux

participants diffèrent aussi : « La situation d’entretien est une situation déséquilibrée –

chaque interlocuteur a son objectif propre : instrumental (réussir l’entretien) pour

l’enquêteur, relationnel (se faire comprendre) pour l’enquêté » (Guibert et Jumel, 1997,

p. 101). Souvent, mes interviewés faisaient référence à mon pays d’origine ou

m’évoquaient dans la discussion en tant qu’élément de validation de leur argumentation

sur l’espéranto et sur ses potentialités de rassembler des personnes de pays différents.

J’ai développé pendant cette recherche une bonne maîtrise de l’écoute, en favorisant

l’expression de mes interviewés, en intervenant le moins possible pendant l’entretien et

en échangeant mes opinions avec les interviewés après l’entretien, pour ne pas les

influencer d’avance dans leurs réponses.

Enfin, l’entretien peut donner à voir une distorsion des idées de l’interviewé,

dans le cas où celui-ci « manifeste des résistances au dévoilement, dissimule ou

transforme des informations, fabrique des opinions pour répondre aux attentes de

l’interviewer ou ne pas le heurter » (Guibert et Jumel, 1997, p. 104). Mais l’entretien

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peut aussi comporter l’aspect opposé : puisque l’interviewer est extérieur à la vie sociale

de l’interviewé, le premier se trouve dans une position objective qui détermine plus

facilement le second à lui livrer ses confidences, existant ainsi une certaine productivité

de l’étrangeté dans la relation d’entretien (Beaud et Weber, 1997). J’ajouterais que cette

étrangeté favorable à l’entretien était encore plus accentuée dans cette recherche grâce

aux différentes origines nationales et à la mobilité de ma formation, mes interviewés

étant au courant de mon statut d’étudiante en échange.

Dans le cadre de l’analyse des données, j’utilise les approches et les ficelles

proposées par Becker (2002). Ainsi, j’emprunte au sociologue américain la métaphore

de la société vue comme un organisme et non pas comme une machine et je m’intéresse

aux types d’activités auxquelles les espérantistes se livrent habituellement, centrant

ainsi l’attention sur la situation et sur les connexions avec le contexte. Je mets l’accent

sur les processus et sur les changements plutôt que sur la structure et sur la stabilité,

puisque nous avons vu, à partir de la théorie de Baumann, la nature processuelle de la

culture espérantiste.

Aussi, je développe des questions de type « comment ? » plutôt que de type

« pourquoi ? », étant donné que le premier est plus ouvert et donne plus de marge aux

répondants, tandis que le second est plus contraignant, déclenche une réaction de

défense et demande aux répondants de se justifier. Ce questionnement de la modalité se

reflète dans mes guides d’entretien.

Enfin, toujours dans l’esprit des ficelles de Becker, je laisse les cas définir les

concepts et je préfère aux idées générales de type « métaphores informantes et

oganisantes » ( Lewontin, dans Becker, 2002, p. 202) une pensée intermédiaire à propos

des résultats de la recherche, dans le sens où je ne les encadre pas dans des concepts

existants trop généraux, mais dans des descriptions qui partent des faits constatés sur le

terrain.

Passons maintenant à un point de vue plus technique sur la réalisation et

l’exploitation des entretiens.

J’ai sauvegardé les entretiens à l’aide de l’enregistreur vocal de mon téléphone

portable, avec le consentement des interviewés. Un des répondants s’est exprimé par

écrit (par courriel), étant donné que nous n’avions pas réussi à nous rencontrer en tête à

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tête à cause des voyages et qu’il tenait toutefois à participer à ma recherche. J’ai

procédé à la transcription des autres entretiens.

Les opérations que j’effectue dans l’exploitation du matériel sont les suivantes :

le découpage en unités de signification ; l’énumération des unités de signification, en

comptant leur fréquence ; la catégorisation par « boîtes », en analysant les unités de

signification dans des chapitres thématiques, comme suit : les représentations sur

l’espéranto ; l’espéranto dans le quotidien des interviewés ; l’acquisition et la pratique

de la langue espéranto ; l’expérience des interviewés avec les organisations pour la

promotion de l’espéranto en France / Brésil / Belgique et leurs connexions ; les

représentations imagées sur l’espéranto.

Pour organiser et analyser les données, j’utilise des organigrammes qui

permettent d’illustrer d’une façon synthétique les divers aspects abordés. Je construis

aussi des tableaux où j’organise les données par profils individuels et par synthèses,

conformément aux questions thématiques.

Je procède également à l’analyse d’assertion évaluative d’Osgood (evaluative

assertion analysis) (en Bardin, 1977) pour mesurer les attitudes des locuteurs à l’égard

de l’espéranto et à l’égard des espérantistes, en étudiant leurs assertions du point de vue

de leur direction et de leur intensité. Je considère comme objets d’attitude (attitude

objects) les jugements épilinguistiques sur l’espéranto et les éléments rattachés, et

j’examine les affects et les jugements des interviewés à leur sujet. Pour cela, je dégage

les connecteurs et les termes évaluatifs à signification commune et je les code selon le

schéma de classification bipolaire favorable / défavorable. Pour faciliter le découpage

des segments, je simplifie également les phrases et je modifie le topique là où il est

nécessaire, de nature à mieux mettre en vedette l’élément pertinent, dans des structures

du type « Je / aime bien / L’ESPÉRANTO », « L’ESPÉRANTO / est / une langue

claire ».

J’utilisé également les règles de co-occurrence pour identifier le halo qui

accompagne discursivement la langue et la culture de l’espéranto et éventuellement les

taux de récurrence de ces associations.

En fin d’entretien, j’ai invité aussi mes interviewés à dessiner leurs

représentations sur l’espéranto. Plusieurs ont affirmé ne pas se sentir doués pour le

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dessin, deux ont esquissé des représentations, l’un d’entre eux m’a envoyé une photo

qu’il trouvait suggestive pour l’espéranto et d’autres m’ont décrit verbalement leur

image mentale de l’espéranto ou ont trouvé une chanson suggestive. J’examine ces

représentations imagées à la fin de l’analyse des entretiens qui les ont précédées.

Mon travail de terrain inclut également l’observation systématique. Il s’agit tant

de l’observation directe participante (l’étude des modes de vie et des relations des

espérantistes de l’intérieur du groupe, surtout pendant les cours d’espéranto) que de

l’observation non participante (l’étude de l’extérieur du terrain, pendant les conférences

ou les réunions thématiques – spiritistes, par exemple). L’observation permet de « saisir

des événements mais aussi des ambiances » et de mettre en vedette « la sociabilité

communautaire, les goûts partagés, les relations » (Guibert et Jumel, 1997, p. 93). Elle

crée les prémisses d’une familiarisation progressive avec l’objet d’étude et complète les

entretiens, en permettant de saisir l’importance de ce qui n’est pas dit dans ces derniers

mais qui est bien présent dans le milieu étudié.

Mon observation sur place était accompagnée du recueil de documents distribués

par les organisateurs. Ceux-ci m’ont souvent offert des livres ou des revues d’espéranto

et j’ai même reçu par courrier des gazettes ou des livrets en espéranto.

Certes, la démarche d’observation comporte ses limites. Pour Kohn et Nègre

(2003), l’observation est fortement conditionnée par les cadres socio-culturels de

l’observateur et elle repose sur une perception et une réceptivité régies d’avance par ces

derniers ; en outre, puisqu’il s’agit d’une interaction observateur – observés, le

comportement de ces derniers peut être influencé par l’interaction.

Pendant la recherche, il est aussi important de se tenir à l’écart des jugements de

valeur, de tendre à la neutralité et de mettre une distance critique par rapport au milieu

étudié, pour ne pas adopter les points de vue de celui-ci (Guibert et Jumel, 1997).

Mon appareil méthodologique comporte donc des entretiens, des observations

faites dans des situations d’enseignement ou dans d’autres contextes d'enquête, mais

aussi l’analyse des documents ou des papiers trouvés en ligne ou fournis pendant les

rencontres d’espéranto, ou bien des photos prises à l’occasion des événements de

diffusion de la langue. Ce sont des méthodes variées dont la conjugaison permet une

perspective nuancée et multidimensionnelle sur les espérantistes.

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69

Enfin, j’envisage, comme dernière composante de la méthodologie de ma

recherche, la restitution. Définie par Bergier (2000, p. 8) comme « acte ou dynamique

par lequel le chercheur fait part aux interlocuteurs de terrain, à des fins éthiques et / ou

heuristiques, des résultats provisoires et / ou définitifs du traitement des données

collectées, voire de leur analyse », la restitution crée une distance à soi de l’interlocuteur

de terrain, tout comme une distance à soi du chercheur, participant au développement

d’une conscience réflexive et offrant l’accès à des relations interpesonnelles au-délà du

terme de la recherche.

J’ai déjà entamé cette étape de restitution à l’intention du cercle de mes

interlocuteurs de terrain, en répondant à plusieurs invitations faites par des espérantistes

brésiliens, de présenter des éléments de ma recherche pour l’émission « Espéranto,

langue de la fraternité » de la chaîne spiritiste Radio Rio de Janeiro ou pendant les

activités festives du Jour de Zamenhof, organisées par la Coopérative culturelle

d’espéranto de Rio de Janeiro. Je projette aussi de mettre à disposition les résultats de

mon travail final sur des forums en espéranto. Certes, je ne parviendrai pas, pour des

raisons physiques, à rencontrer tous les groupes espérantistes que j’ai étudiés. Par

contre, comme je compte faire la restitution des résultats de ma recherche par voie

numérique, ils seront accessibles, avec l’aide des technologies de l’information et de la

communication, à tous les espérantistes, surtout que les six degrés de séparation de

Karinthy me semblent en fait moins nombreux à l’intérieur du monde espérantophone.

Finalement, toute recherche implique un engagement de type réflexif de la part

du chercheur.

Dans un article intitulé de manière suggestive « Qui suis-je pour interpréter ? »,

Paillé adresse les questions de l’interprétation au sens ethnométhodologique, du sujet

interprétant, de la légitimité et de la conscience, voire de l’inconscient du chercheur. Il

identifie plusieurs arrières-plans de l’interprétation, ou bien plusieurs formes du soi

interprétant : le soi du Monde, le soi Culturel, le soi Social, le soi Institutionnel, le soi

Économique et le soi Personnel. Dans cette perspective,

Le soi n’est pas si « personnel » que ça. [...] l’interprète n’est pas un individu isolé qu’en

apparence. À travers lui, le monde, la culture, la société, l’institution, l’économie prennent part à

l’interprétation qui se construit. (Paillé, 2006, pp. 103-105)

Qui plus est,

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70

L’interprétation est du pouvoir ; elle peut se négocier, se transiger, s’échanger, se partager ou

s’imposer. On peut y adhérer, s’en distancier ou s’y opposer. [...] l’interprétation incarne la (une) capacité

de faire voir (qui peut revenir à faire valoir). (p. 106)

Enfin, le chercheur-interprète recouvre une galerie de personnages : le Lecteur

(implicite) de la recherche, l’Idéateur de la recherche, le Concepteur de la

problématique, l’Observateur, l’Interviewer, l’Acteur, l’Analyste, le Rédacteur.

En ce qui concerne mon implication en tant que chercheur, j’interprète certes

cette galerie de personnages. Je tiens aussi à faire une précision importante : il existe des

espérantophones (des personnes qui parlent l’espéranto) et des espérantistes (des

personnes qui militent et qui propagent l’espéranto) ; je suis devenue espérantophone

pour rechercher ce sujet, sympathisant avec le projet, mais je ne me considère pas

espérantiste. J’ai été accueillie avec bienveillance et avec appui par les espérantistes et

je me suis engagée à plein temps dans cette recherche, à tel point que je participe avec

régularité aux cours, aux conférences ou aux réunions qui se déroulent à une fréquence

hebdomadaire. J’ai également saisi les perspectives et je compte continuer à faire de la

recherche sur l’espéranto.

La question de la sortie du terrain est une question que je me suis posée

dernièrement. Je continue constamment à participer aux réunions d’espéranto, qui sont

pour moi tant un terrain d’enquête qu’un terrain d’(inter-)action, où je développe des

identités situationnelles.

Se désengager, ce n’est pas simplement « boucler ses valises » et changer de contexte

d’expérience comme on « change de chemise ». Participer à un terrain implique souvent de s’y

investir et d’y donner de sa personne, d’accorder de la valeur aux objets et aux objectifs des

acteurs, d’éprouver des émotions, des joies et des peines en phase avec des proches, de rentrer

dans le cercle des échanges et à l’occasion, d’être pris dans les réseaux d’obligations et de

responsabilités qui sont ceux des membres. Plus cet engagement est fort et plus la rupture est

difficile. [...] Mais le désengagement de l’enquête peut aussi se prolonger par de nouvelles

formes d’engagement. [...] engagement de l’amitié [...] engagement de l’action publique. (Cefaï,

en Paillé, 2006, p. 42)

A toute prise de contact avec des milieux espérantistes, je me suis présentée

comme étudiante-chercheuse du mouvement et des cultures espéranto. Par contre,

pendant les réunions, il arrivait souvent que les organisateurs me présentent aux autres

participants comme une espérantiste roumaine, ceux-ci ayant coutume de mentionner la

présence des espérantistes étrangers quand c'était le cas. J'étais également assimilée à

une espérantiste dans la correspondance électronique. Ainsi, en demandant des

informations en espéranto aux responsables des diverses publications ou organisations,

je recevais des réponses commençant par la formule d'adresse « Kara samideano » -

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« Chère samideano », voir la signification de cet appellatif en début du chapitre sur la

proposition idéologique. Je précise que je n'étais pas nommée ainsi aux débuts de ma

correspondance avec les espérantistes, quand j'écrivais mes courriels en anglais ou en

français.

D’ailleurs, le défi linguistique a aussi constamment marqué mes entretiens,

menés en français, anglais, espéranto et portugais, parfois même dans trois de ces

langues dans un seul entretien, lorsque mon interviewé et moi comprenions passivement

mutuellement, mais on ne se sentait pas à l’aise à nous exprimer dans la langue de

l’autre. Surtout les deux premières rencontres d’espéranto auxquelles j’ai participé se

sont avérées plus complexes de ce point de vue, étant donné que, d’une part, je ne

pouvais pas encore m’exprimer couramment en espéranto et, d’autre part, qu’il s’agit de

courts entretiens réalisés pendant des réunions où on parlait presque exclusivement

l’espéranto et que pendant ces rencontres, les participants étaient en quelque sorte

désaccoutumés des autres langues, inclusivement de leur langue maternelle, et ils

prenaient du temps à changer de code linguistique.

Nous avons donc vu que l’articulation des méthodes qualitatives permet de

construire une recherche complexe et approfondie. Dans la section suivante d’analyse

de contenu, les concepts que j’utilise découlent de l’expérience de terrain ; ils servent de

principes organisateurs dans la rédaction et ne se veulent pas une grille préexistante

d’enchâssement de l’expérience de terrain. Je préfère à l’analyse comparative une mise

en regard et une mise en communication des diverses dimensions espérantistes. Étant

donné l’approche qualitative de cette recherche, elle ne prétend pas être représentative

pour le monde espérantiste dans son entier, mais offre des optiques sur certains profils

et sur certains types de relations et d’activités qui y existent.

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3. Analyse des données

3.1. Profil des interviewés

Vu le cadre de la recherche qualitative entreprise, l’échantillon de référence ne

prétend pas à la représentativité par rapport à l’ensemble du monde espérantophone. Il

se veut simplement un aperçu de quelques figures et idées répertoriées dans des

rencontres espérantistes. Comme je l’ai indiqué dans la section méthodologique, tous les

entretiens ne suivent pas le même parcours ni les mêmes thématiques, étant en même

temps influencés par le contexte de réalisation (entretiens en profondeur ou courts

entretiens avec des représentants des diverses associations présentes aux stands

informatifs / publicitaires d’un congrès, etc.). J’ai regroupé quelques-unes des données

dans un tableau organisateur et dans un diagramme schématique, avec la mention que

les données présentées ne se veulent pas définitoires, dans le sens où elles ne fixent pas

les identités ou les propriétés essentielles des interviewés (à se rappeller que « définir »

revient à mettre des « fines », donc à borner ou à fixer des limites, or les personnes

n’aiment pas se voir enfermées dans des cases). Il s’agit ici d’illustrer, d’une façon

relativement plus agréable à l’œil et adjuvante dans l’organisation panoramique,

quelques aperçus de l’Esperantio, espace protéiforme qui se dessine à chaque fois que

des personnes se rencontrent pour parler en espéranto.

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73

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74

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Pasport

a Servo

Paul scout vert Domain

e de

Mozet

française 16 enseign

ement

seconda

ire

élève pratique

l’espéra

nto en

famille,

avec ses

parents,

qui sont

inscrits

à

Pasport

a Servo

Xavier membre du

mouvement

espérantiste ;

intégré par

les scouts à

PEKO

Domain

e de

Mozet

espagnol

e

25 études

en

langues

étrangè

res

étudiant aime

l’idéolo

gie

espérant

iste

Guillaum

e

organisateur

des scouts

verts

Domain

e de

Mozet

belge - - travaille

dans le

ouvement

espérantis

te local

comme

organisate

ur

d’activités

écologis

te

Dmitri scout vert Domain

e de

Mozet

belge 17 enseign

ement

seconda

ire

élève locuteur

natif de

l’espéra

nto («

denasku

lo »), sa

mère

étant

Ukrainie

nne

(russoph

one) et

son père

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75

Belge

(flaman

d)

Lucas président de

l’organisation

des jeunes

espérantistes

brésiliens

Lille,

congrès

brésilien

ne

32 enseign

ement

supérie

ur

géologue passionn

é par la

lecture

et la

culture

Maurice représentant

du

mouvement

Europe

Démocratie

Espéranto

(EDE)

Lille,

congrès

française - - - militant

pour la

démocra

tie

linguisti

que

Lotte diffuseure de

l’espéranto

en Indonésie

et dans le

Timor

oriental ;

directeure de

l'Association

végétarienne

espérantiste

mondiale

Lille,

congrès

belge - thèse

de

master

sur le

mouve

ment

espéran

tiste en

Afrique

professeur

e

universitai

re

fait du

volontar

iat en

Indonési

e et dans

le Timor

oriental

; végane

Bernardo représentant

du

mouvement

spiritiste

Lille,

congrès

brésilien

ne

- - retraité spiritiste

Johann représentant

du

mouvement

écologiste

espérantiste

Lille,

congrès

allemand

e

- - - professe

des

idées

écologis

tes

Antonio représentant

du Timor

oriental au

Congrès

universel

d’espéranto ;

joueur dans

l’équipe de

footeball

espérantiste

Lille,

congrès

Timor

oriental

24 études

de droit

étudiant aime les

langues

;

entretien

t une

vaste

correspo

ndance

avec des

espérant

istes du

monde

entier

Miguel membre de

TEFA

Lille,

congrès

argentine - - - intérêt

pour les

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76

(l’association

mondiale

espérantiste

de football),

joueur dans

l’équipe

sports

(pour le

football

en

particuli

er)

Nous pouvons donc remarquer : une pluralité d’activités et de rôles remplis dans

le mouvement, soit par des institutionnels, des diffuseurs, des organisateurs, des

instituteurs, des apprentis ou par de simples membres ; un éventail d’âges allant des

jeunes scouts à des seniors, avec des formations dans les domaines les plus divers

(langues, droit, sciences dures, sports) et des origines nationales aussi diverses et parfois

mixtes ; enfin, une circulation des personnes aux rencontres internationales et par

conséquent une circulation de l’Esperantio.

Je tiens à renforcer l’idée que les informations fournies dans ces tableaux ne

montrent que partiellement les profils des espérantistes et qu’il est fort probable que

plusieurs des interviewés se retrouvent à l’intersection de plus d’orientations ou de

centres d’intérêt que ceux indiqués ici. Surtout pour ceux que j’ai rencontrés en tête à

tête uniquement à la foire informative (Movada Foiro) du 100ème congrès d’espéranto à

Lille, dont la durée totale était deux heures et qui a accueili plus de 120 stands

associatifs, les entretiens que j’ai menés ont plutôt eu une fonction d’information

générale et de prise de contact pour des renseignements ultérieurs, de sorte que, dans les

tableaux ci-contre, certains espérantistes figurent associés uniquement à la thématique

de leur stand informatif, qui parfois était simplement le stand de l’association

espérantiste de leur pays. Nous pouvons donc y voir des éléments d’une identité

contextuelle, activée pendant les rencontres espérantistes.

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Figura 21 Diagramme réalisé avec le logiciel draw.io.

Analysons ce monde d’une manière détaillée.

Page 78: L’espéranto, entre idéaux universels et pratiques ...mitrajectoires.org/wp-content/uploads/2016/03/Mémoire-final.pdf · monde parmi les langues de ce type. Son nom dérive de

78

3.2. Représentations sur l’espéranto

Cette partie comprend des images mentales primaires reliées à l’espéranto,

appartenant à ses locuteurs mais aussi à ses détracteurs, afin de saisir le spectre

connotatif du mot. Ces images correspondent à des topoï discursifs et montrent les

orientations sémantiques virtuelles du terme « espéranto », qui peuvent être activées

dans des énonciations relatives à celui-ci. Elles établissent des principes préliminaires

dans l’analyse des discours espérantistes et fonctionnent sur le modèle de la saisie

automatique d’un moteur de recherche, c’est-à-dire comme un Google instant qui vient

à la rencontre du chercheur, en lui exposant déjà dès le premier mot écrit (dans notre

cas, « espéranto ») des résultats prévisibles, car communément recherchés.

Au début de l’entretien guidé, j’ai invité mes interviewés à me communiquer les

mots et les images qui leur venaient à l’esprit en parlant de l’espéranto. Pour faciliter

l’analyse de ces représentations, j’ai dressé un tableau à partir de leurs réponses,

auxquelles j’ai ajouté des considérations des autres espérantistes que j’avais interviewés

avant l’introduction du guide d’entretien. Comme ces entretiens préalables n’étaient pas

structurés et différaient de manière substantielle entre eux (entretiens de demande

d’information ou de position institutionnelle, ou bien entretiens sur l’expérience avec

l’espéranto), ils n’avaient pas pu répondre ponctuellement à toutes les questions que j’ai

conçues après, avec le guide. J’ai décidé d’exploiter quand-même les idées contenues

dans ces entretiens, réalisés d’une manière plus informelle (sans grille d’entretien et

avec consentement exprimé verbalement), et j’ai intégré les données des ces entretiens

d’après leur pertinence pour les diverses parties de l’analyse. Ainsi donc, dans le tableau

ci-dessous, les huit premières séries de mots correspondent aux entretiens guidés et sont

complétées à la fin par des idées et par des représentations puisées dans les entretiens

non guidés. Dans le but d’un traitement anonyme des données, j’ai remplacé les noms

des interviewés par des pseudonymes.

Idées et représentations sur l'espéranto

Léna voyager, rencontrer des gens, apprendre, facilité

Alice

sectaire, vieux, mystérieux

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79

Diane amitié, rencontre, compréhension entre différents peuples, entre

différentes cultures

Grégoire

facilite l’apprentissage des autres langues, voyages,

communauté espérantophone

Rafael

espoir, humanisme, cosmopolitisme, union, langues, nations, cultures

Pedro

fraternité, internationalité, culture, enrichissement culturel,

linguistique, grammatique, discussions intéressantes, diversité, voyages

Felipe

espoir, union des peuples, recherche de l'homme de vivre

l'amour de Dieu, conduite (« procedimento ») fraterne

Gustavo voyager, amitié, culture, Monde

Frank

langue très internationale, langue des voyages

Maurice

langue égalitaire, facile à apprendre, précise

Paul

pas la langue d'un seul pays ; pied d'égalité linguistique

Xavier

langue auxiliaire pour pouvoir communiquer, égalité, paix,

faire du monde un meilleur endroit

Guillaume

milieu alternatif

Nous y voyons donc des constantes telles que la facilité de la langue, l’amitié, le

voyage, l’égalité linguistique et l’espoir. En poursuivant l’exercice de comparaison avec

la saisie automatique de Google instant, nous pouvons remarquer que ce dernier prédit –

en fonction de l’extentension géographique du logiciel (.br, .fr, .be) - des recherches

sur : « spiritisme », « langue commune équitable pour l’Europe », « voyages ». Dans

cette analyse, j’exploiterai les « saisies automatiques » de mes interviewés, que je

trouve dans une certaine mesure conditionnées par le répertoire discursif des non-

espérantophones.

Je commencerai l’analyse par le terme « voyage », présent comme tel ou par des

parents de sa famille lexicale cinq fois dans ce tableau des représentations-clés, mais qui

revient en fait beaucoup plus fréquemment dans la parole des espérantistes, tout au long

des entretiens. Cela m’a frappée de l’entendre à l’égard de la culture espéranto, car je

l’avais omis dans la liste des valeurs auxquelles je m’attendais, au terme de la

documentation préalable. De par son évidence, la liaison langue internationale – voyage

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avait échappé à mes constructions théoriques sur le corollaire connotatif de l’espéranto.

Plusieurs de mes interviewés m’ont parlé des voyages qu’ils ont entrepris à travers la

langue internationale, soit des voyages individuels soit des voyages en groupe.

Lors d’une réunion espérantiste en Belgique, Frank m’a raconté avoir voyagé

dans l’Europe entière avec l’espéranto, qu’il pratique depuis sa jeunesse :

Avec l’espéranto j’ai voyagé dans tous les pays de l’Europe, excepté l’Albanie, mais j’ai vu un

exposé récemment sur l’Albanie, c’est très intéressant, il y a aussi des espérantistes là aussi, donc mon

prochain voyage ce sera peut-être en Albanie.

Pour le jeune Brésilien Gustavo, l’espéranto a ouvert les portes du voyage à

l’extérieur du pays, par l’appui financier qu’il a reçu pour ses mobilités. Il a été

ambassadeur de l’espéranto de la part du Brésil au Congrès de Lille, dans le cadre d’un

programme par lequel l’Organisation de jeunesse des espérantistes brésiliens choisit

chanque année, par concours public , un « adido cultural », un attaché culturel qui parle

de l’espéranto du Brésil dans les congrès mondiaux. Mais les voyages facilités par

l’espéranto ne se déroulent pas exclusivement à l’extérieur. Et lui et d’autres jeunes

espérantistes de Rio avouent avoir connu divers lieux de leur propre ville à travers le

groupe de tourisme en espéranto de la Coopérative de Rio de Janeiro. J’ai d’ailleurs

participé moi aussi à un tel tour bilingue, en espéranto et en portugais, avec la

thématique liée à l’Afrique dans Rio de Janeiro (« Pequena África »), en découvrant

l’histoire de la zone portuaire de la ville, le monument « Pedra do Sal » et un ancien

quai de débarquement des esclaves (« Cais do Valongo »). La plupart des participants

au tour étaient des Cariocas et certains ne parlaient pas l’esperanto. Aussi les

explications étaient-elles données après en portugais.

Pedro également se représente l’espéranto en pensant aux voyages, ayant eu lui

aussi la chance du soutien financier, pour participer à un congrès d’espéranto à

Fortaleza. À Rio, il guide souvent les espérantistes étrangers pour leur montrer diverses

parties de la ville, qu’il a connues d’abord lui aussi grâce aux amis espérantistes.

Pour Diane, l’espéranto est aussi une belle occasion de voir du monde venir chez

elle. Membre de Pasporta Servo, service d’hébergement gratuit entre espérantophones,

elle prend du plaisir à hébérger les espérantistes qui viennent à Lille, en ayant

récemment reçu la visite d’un journaliste de Daghestan venu donner une conférence sur

son pays, mais ayant aussi hébérgé des espérantistes du Japon, de la Russie, de

l’Australie, entre autres. Son mari et elle ne voyagent pas eux-mêmes avec Pasporta

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Servo, mais ils aprennent beaucoup de leurs visiteurs. À son avis, les voyages en

espéranto se distinguent considérablement des autres types de voyage, par le contact

immédiat avec le local, avec les gens du peuple, qui souvent n’existe absolument pas,

surtout si les visiteurs ne parlent pas la langue des résidents :

C’est invraisemblable, mais énormément de voyages sont des voyages en groupe, un groupe d’un

seul pays, ou de deux-trois pays européens, on va ailleurs, et finalement, je sais pas, on va aller

au Mexique par exemple, et on visite, mais on n’a jamais aucun contact avec les Mexicains.

Hélène trouve l’espéranto que l’esperanto est l’instrument et le prétexte idéal de

ses voyages. La liste des pays qu’elle a visités avec la langue internationale est longue :

Chine, Cuba, Pologne, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Roumanie, Italie, Angleterre,

Espagne, en dehors des excursions en France. L’important c’est la rencontre en groupe,

au-delà du cadre formel des réunions :

En fait, c’est toujours le même groupe qui y va [dans des rencontres d’espéranto à Barcelone],

c’est un groupe d’amis ; même s’il n’y a pas un beau programme, c’est pas grave, c’est au bord

de la mer, donc en fait ce sont des vacances pour moi.

Elle indique également l’aspect sécurisant des voyages à travers l’espéranto,

dans le sens où les amis espérantistes viennent l’accueillir à l’aéroport.

Pour Léna et Grégoire, anciens travailleurs dans l’enseignement, l’espéranto

renvoie aussi à l’envie de voyager, mais en même temps à l’apprentissage. Léna

invoque l’envie de continuer à apprendre et de stimuler sa pensée à l’âge de la retraite,

regardant l’espéranto comme un type de « gymnastique intellectuelle », donc l’espéranto

est pour elle l’occupation saine qui lui permet d’occuper son temps de façon intelligente

et éventuellement de développer son sentiment de confiance linguistique :

Comme moi je ne parle pas vraiment bien ni l’anglais ni l’allemand, je me suis dit, peut-être que

je vais rattraper avec l’espéranto, donc là, je parlerais bien l’espéranto au bout de quelques

années. Donc l’espéranto pourrait me redonner confiance pour parler une langue, en quelque

sorte.

Quant à lui, Grégoire a été interpellé aussi par la facilité d’apprentissage des

autres langues aportée par l’espéranto et par l’aspect logique de cette langue. Fasciné

par l’autonomie d’apprentissage de cette langue internationale, il a aimé voir ses propres

progrès, qui lui ont permis d’atteindre vite un niveau de maîtrise équivalent à celui qu’il

avait en anglais, à la suite d’un apprentissage plus lent et laborieux :

Comme ancien prof de maths, comme prof de maths quand je l’ai découvert, quand j’ai

découvert la langue, ce qui m’a tout de suite intéressé c’est que la logique venait au secours de la

mémoire et comme j’avais travaillé aux États-Unis, je voulais assez vite avoir le niveau que

j’avais en anglais américain.

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Le caractère propédeutique de l’espéranto est invoqué d’ailleurs fréquemment

par les espérantistes, tout comme la mise en confiance linguistique qu’ils recherchent

dans cette langue. Il ne s’agit pas uniquement de l’acquisition des autres langues

étrangères, mais aussi du développement d’une certaine conscience linguistique qui

permet aux locuteurs de mieux comprendre le fonctionnement de leur propre langue

maternelle. Léna trouve ainsi qu’elle peut toujours appofondir la langue française à

travers l’espéranto. Pedro et Felipe, quant à eux, ont pu comprendre certains mots

existant en portugais par le biais de l’espéranto, tout comme la terminologie utilisée lors

de l’acquisition linguistique, qui est bien illustrée en espéranto, d’une façon logique et

sans faire exception aux règles.

Le champ sémantique qui circonscrit la langue et ses attributs marque les

représentations des interviewés. Facilité, compréhension, linguistique, grammatique,

discussions, précision, langue auxiliaire, équité linguistique notamment – ce sont des

mots qui reviennent dans leurs discours sur la conception qu’ils ont de l’espéranto.

Le terme « égalité » marque souvent les discours sur la langue de Zamenhof.

(trois occurences dans le tableau ci-avant). Un des scouts verts que j’ai interviewés en

Belgique, d’origine française, parle de la facilité à l’apprendre et à le parler et du fait

que « ce soit pas la langue d’un seul pays et que tout le monde est sur le même pied

d’égalité ». Le scout rejette aussi les représentations préconçues, communément

répandues. Il précise que certains de ses amis, qui ne connaissent pas l’espéranto, ont

l’idée que celui-ci est un projet utopique, qui n’a pas marché, ou que les espérantistes

doivent obliger tout le monde à parler l’espéranto. Pour lui personnellement, l’espéranto

fait penser à des rencontres récréatives.

Pour Xavier, jeune participant espagnol à la rencontre belge d’espéranto,

assimilée aux scouts belges, la langue internationale renvoie à l’égalité mais aussi à la

paix et au progrès. En pensant à l’espéranto, il pense à l’idéologie espérantiste, qui l’a

motivé, dans un premier temps, à s’intéresser à la langue.

L’égalité apparaît en tant que valeur prégnante aussi dans le discours officiel de

l’association Europe-Démocratie-Espéranto, dont l’objet est de promouvoir la

démocratie en Europe à travers l’espéranto. En interviewant à Lille Maurice, un des

représentants de cette association, j’ai pu connaître certains de leurs mécontentements et

de leurs propositions de réforme par rapport à la construction européenne. Cette

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dernière serait viciée, dans sa formule actuelle, par l’inéquité linguistique, vu que

l’administration de l’Union Européenne travaille principalement en anglais, ce qui

donne plus de pouvoir aux anglophones et met les bases de l’exclusion d’une bonne

partie des citoyens du processus de décision dans l’Union Européenne. L’ Europe-

Démocratie-Espéranto lutte donc contre la favorisation de l’anglais en tant que langue

de gouvernement et plaide pour un débat démocratique, sur la base d’une langue

commune neutre, dans une Union Européenne hétérogène du point de vue linguistique.

L’espéranto surgit dans ce contexte comme une langue égalitaire, facile à apprendre et

précise, en mesure d’encourager le débat démocratique.

Le jeune Brésilien Rafael, impliqué activement dans le militantisme de gauche,

invoque la question de l’impérialisme linguistique et de l’inéquité linguistique. Il

considère que l’espéranto est bien différent de l’anglais du point de vue de « l’égalité

des chances » dans le processus d’acquisition, dans la mesure où quelqu’un qui apprend

l’anglais ne pourra jamais le maîtriser au même niveau que l’anglophone natif, tandis

que l’espéranto permet à tous d’atteindre le même niveau, sans discrimination.

L’option pour l’espéranto correspond par la suite à une soif d’équité qui va bien

au-delà du linguistique et qui s’attaque à l’ordre politique actuel.

La conception de l’espéranto est parfois imbriquée dans les attributs du discours

religieux, comme j’ai pu le constater dans les paroles de Pedro et de Felipe. Les deux

parlent de fraternité, et à analyser en profondeur les contextes de cette fraternité, c’est

bien au sens religeux qu’elle fait référence, plus spécifiquement à la fraternité telle

qu’elle est envisagée dans le spiritisme kardeciste. L’espéranto et le kardecisme

partagent, d’après ces conceptions, les mêmes idéaux, d’où la naturalité du passage

fréquent de l’un à l’autre dans le discours. Pour Felipe en particulier, l’espéranto

correspond à une « quête de l’homme de vivre l’amour de Dieu ». Cette association

entre l’espéranto et le spiritisme imprègne fortement le contexte brésilien, où j’ai assisté

à des nombreuses rencontres sur l’espéranto dans des centres spiritistes, sur des thèmes

liés au spiritisme, ou j’ai pu voir des bibliothèques ou des stands de livres qui visaient

les deux, l’espéranto et le spiritisme, en même temps.

L’espoir est aussi invoqué en parlant de l’espéranto, pouvant être interprété en

clé théologale, mais aussi comme synonyme de la confiance et de la positivité au sens

plus général, aparaissant dans le discours des espérantistes auto-déclarés athées. Dans ce

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dernier type de discours, l’espoir accompagne le discours sur l’humanisme et sur le

cosmopolitisme de l’espéranto (Rafael). Toujours dans la même aire sémantique,

l’espéranto côtoie des représentations de la paix et des espoirs de faire du monde un

meilleur endroit (Xavier ; Felipe - « l’espéranto est un instrument qui vise la paix »).

L’idée de quête du progrès de l’humanité sous-tend à la fois les démarches de diffusion

de la langue internationale.

L’espéranto comporte aussi un caractère éminemment social, comme il ressort

des nombreuses représentations relatives au groupe : « réunion », « union »,

« rencontre », « communauté ». Il est, par excellence, un lieu de la diversité et des

différences, regroupant des langues, des nations, des peuples et des cultures différentes.

Il est un lieu d’amitié (Diane, Gustavo) et de culture (Pedro, Gustavo, Rafael), voir

d’enrichissement culturel (Rafael). L’internationalité complète cette perspective sur le

caractère de l’espéranto (Frank, Pedro).

Dans une toute autre optique, Alice décrit l’espéranto comme « sectaire »,

« vieux » et « mystérieux ». Le terme « sectaire » comporte généralement les

connotations du dogmatisme, de intolérance et de l'étroitesse d'esprit, mais dans

l’association directe avec le mystérieux, il pourrait renvoyer à une quête du secret à

travers l’espéranto. « Vieux » aussi a une connotation négative, renvoyant à l’obsolète

et au périmé (rarement, son sens peut être positif, lorsqu’on fait appel à quelque chose

qui a de la tradition ou qui date depuis longtemps, mais dans ces cas-là on emploie

plutôt le mélioratif « ancien »). Alice éclaircit qu’il s’agit de l’absence des jeunes dans

le mouvement. C’est d’ailleurs un problème qu’invoquent fréquemment les

espérantistes européens, en regrettant le manque du segment jeune, ce qui met en péril

la continuation de l’organisation.

Sur un autre continent, les jeunes Brésiliens parlaient aussi du côté secret de

l’espéranto, mais cette fois-ci ils l’envisagent en tant que langue qui leur permet de

bavarder en public sans se faire entendre par les autres.

Enfin, pour Guillaume, l’espéranto est lié à un milieu alternatif, en ce qu’il

regroupe des personnes avec des orientations des plus diverses, opposées au main

stream. Il existe ainsi beaucoup d’espérantistes végétariens ou végans, écologistes,

cyclistes, scouts (=forme d’enseignement alternatif) ou venant d’autres courants

alternatifs.

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Il est intéressant d’établir un parallèle entre le corollaire des représentations des

interviewés et les idées contenues dans le poème La espero (« L’espoir »), écrit par

Zamenhof et adopté comme hymne du mouvement espérantiste en 1891. Cet hymne est

chanté à toutes les réunions importantes d’espéranto.

Nombreux sont les points de rencontre entre les champs sémantiques de La

espero et du discours des espérantistes d’aujourd’hui : les références à l’homme ou à

l’humanité, l’espoir, l’amour, l’entente, l’idée de fraternité, le rassemblement, l’équité /

la neutralité.

Figura 22 Nuage de mots à partir des représentations des interviewés

Figura 23 Nuage de mots à partir de l'hymne La Espero

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Pourtant, les deux discours / éventails idéatiques diffèrent aussi dans bien des

aspects, étants tributaires de leurs contextes d’énonciation et de leur époque. Ainsi,

l’hymne La espero est axé sur les oppositions passé – avenir et guerre – paix, ayant

beaucoup de terms imagés emprunté au domaine militaire, convertis en symboles de la

lutte pour la paix : « Sous le signe sacré de l’espoir / Se rassemblent des combattants de

la paix » ; « Mais ces barrières obstinées voleront en éclats, / Abattues par l'amour

sacré »19, tandis que les idées récurrentes dans les discours de mes interviewés relèvent,

en grandes lignes, d’un spectre plus lumineux et détaché, moins messianique et plus

ancré dans les bénéfices concrets de la langue de Zamenhof.

Ainsi, le ton du poème La espero est militantiste et chargé du point de vue

idéologique, des traits qui se retrouvent aussi dans la parole des espérantistes

d’aujourd’hui, mais dans une proportion moindre, l’accent étant mis actuellement sur

l’espéranto en tant que langue plus facile et sur ses implications dans un monde en

mouvement.

Après tout, j’aimerais également exposer d’autres représentations sur

l’espéranto, que mes interviewés ont invoquées, ou bien comme les leurs avant la

découverte effective de la langue, ou bien comme des représentations de leurs proches

ou des personnes qui ne connaissent l’espéranto que par ouï-dire. J’introduis ces

éléments parce que je les considère comme des clés importantes d’interprétation des

discours espérantistes, qui répondent à ces idées communément répandues, telles

qu’envisagées ou rencontrées par les espérantistes dans l’historique de leurs discussions.

19 Lire le texte de l’hymne en entier à : http://esperanto-nancy.fr/?p=986

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87

Les discours sur l’espéranto sont donc articulés en faveur ou contre ces

représentations communes, la définition de l’espéranto étant, dans la vision des

espérantistes, une négation de ces représentations, d’où un discours de défense de leur

langue. En outre, l’affirmation, l’énonciation du propre de l’espéranto se fait toujours

par la négative, puisque celui-ci est ce que les autres langues ne sont pas ; les autres

langues sont des langues nationales, d’un seul peuple / d’une seule nation / d’une seule

culture, parfois à visée impérialiste, inéquitables, difficiles, illogiques ou imparfaites

(irrégulières). L’adhésion au projet espérantiste pourrait donc correspondre à une

insatisfaction à l’égard de sa langue / des langues, ou de l’usage qu’on en fait.

Que ce soient des représentations positives ou négatives de l’espéranto, nous

pouvons remarquer des références et des implications tant au niveau linguistique qu’à

d’autres niveaux – idéologique, social, politique, lucratif, religieux.

En fin d’entretien, j’ai invité mes interviewés à représenter aussi de forme

graphique leur image de l’espéranto. Puisque cette dernière conception vient après une

mûre discussion et est influencée par l’entretien dans son ensemble, j’exposerai et

analyserai ces représentations imagées en fin d’analyse. Allons décortiquer maintenant

la place de l’espéranto dans le quotidien des espérantistes.

L'espéranto ne vaut rien, parce que c'est une langue artificielle

L'espéranto n'a pas marché

L'espéranto est né mort

L'espéranto ne sert à rien

L'espéranto est étrange

L'espéranto est une utopie

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88

3.3. L’espéranto dans le quotidien des espérantistes

Ce chapitre s’adresse à la relation que les locuteurs de l’espéranto entretiennent

avec cette langue dans leur vécu habituel, depuis la découverte de l’espéranto jusqu’à

présent. Plusieurs points sont abordés : le contexte et la motivation initiale de l’intérêt

pour l’espéranto ; la motivation de continuer à le pratiquer ; la typologie des rencontres

d’espéranto ; les thèmes discutés ; les influences de l’espéranto sur le quotidien des

interviewés / les influences du quotidien sur la pratique de l’espéranto. Les

appréciations favorables ou défavorables formulées à l’encontre de ces pratiques liées à

l’espéranto sont aussi exposées, tout comme les représentations des interviewés

concernant la signification de l’espéranto dans leur réalité quotidienne.

Pour ce qui est de la motivation initiale à s’intéresser à l’espéranto, les

espérantistes invoquent : la curiosité, le plaisir, l’espoir d’une utilisation courante de

l’espéranto au niveau international, l’envie de voyager, l’envie d’apprendre, la

réputation de facilité de la langue, son esprit de gratuité, son aspect logique, l’aspect

humanitaire de l’espéranto, l’admiration pour Zamenhof, le désir d’apprendre une

langue pas forcément très connue du grand public, le désir de relever le défi linguistique

afin de se voir confirmer des capacités d’apprentissage, le désaccord avec

l’impérialisme linguistique.

Les contextes du contact initial avec la langue varient également : atelier

d’espéranto proposé pendant une rencontre écologiste dans le sud de la France ;

information pendant des cours de yoga ; renseignement par des amis, par des membres

de la famille, par des membres de la communauté religieuse ou par des espérantistes

rencontrés fortuitement ; télévision ; plaque publique d’information ; stand

d’information à la braderie. Aussi, plusieurs interviewés mentionnent avoir appris

l’espéranto en auto-didactes avant de contacter ou de fréquenter les groupes d’espéranto

de leur région. L’enthousiasme engendré par l’autonomie d’apprentissage alimente le

désir de se perfectionner en espéranto et ensuite de l’enseigner à d’autres personnes.

En ce qui concerne l’âge de l’acquisition linguistique, j’ai constaté que les

espérantistes brésiliens interviewés ont appris l’espéranto pendant leur jeunesse, tandis

que les interviewés français l’ont appris à l’âge de la retraite ou peu avant. Lors de la

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rencontre belge, organisée par les scouts verts, j’ai connu des personnes ayant découvert

l’espéranto à différents âges : depuis la plus tendre enfance (ceux qui sont nés dans des

familles d’espérantistes, comme plusieurs des scouts verts), pendant la jeunesse, à l’âge

de la maturité, à la retraite.

Quant à la motivation actuelle de continuer à pratiquer l’espéranto, les

interviewés mentionnent : les rencontres, l’esprit d’ouverture, l’ambition de bien

maîtriser la langue, l’amicalité, la solidarité et l’accueil chaleureux dans le monde

espérantiste, l’orgueil de pouvoir participer au mouvement, le rêve d’une société

consciente – soit-elle spiritiste ou non – unie grâce à l’espéranto.

Parfois, la continuation de l’investissement dans le mouvement espérantiste est

déterminée par le sentiment de devoir, vu qu’il n’existe pas assez de jeunes bénévoles

afin de poursuivre l’organisation des activités :

Je pense qu’il n’y a pas beaucoup de monde dans le mouvement, les forces manquent, donc

quand on veut prendre des responsabilités il suffit de lever le doigt et puis on prend les

responsabilités [...] les bénévoles sont pas très nombreux. (Grégoire)

L’implication dans des projets à long terme, des projets qui tiennent à cœur, est

aussi motivante :

Y a un projet qui m’a beaucoup intéressé, en 2005, j’ai porté le projet de l’édition de Tintin au

Tibet en espéranto, avec Casterman. [...] J’ai utilisé Tintin au Tibet dans mes cours pour

enseigner la langue, parce que je trouve que c’est un bon sujet pour donner envie aux étudiants,

puis moderniser un peu la manière d’enseigner la langue [...] Et puis en 2012, on a un nouveau

avec Casterman, sorti, édité, Le temple du soleil, et dans ces deux albums c’est l’histoire d’une

amitié transcontinentale entre Tintin, d’origine belge, je dirais européenne, et puis un ami

chinois, Chang, ou un petit indien, Zorino, et donc ça m’a intéressé cette histoire d’amitié, d’une

amitié transcontinentale qui est arrivée à résoudre des problèmes importants. (Grégoire)

Une fois que les espérantistes s’investissent dans la promotion du mouvement,

ils sont invités à participer à des réunions, à soutenir des conférences ou à donner des

cours de langues, ou bien à participer à des examens d’évaluation.

Ce que j’ai remarqué dans les discours sur cette langue est l’invocation constante

des preuves et des arguments en faveur de son bon fonctionnement, comme si la

motivation actuelle de continuer à s’investir dans le mouvement était passée par un filtre

de validations objectives des capacités de l’espéranto. Il y a, en ce sens, une fréquence

élevée du verbe « voir », tant par rapport à la propre personne du locuteur que par

rapport à la personne de l’interlocuteur ; les formulations contenant le « voir »

remplissent tant des fonctions phatiques que des fonctions argumentatives. En plus,

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elles sont souvent renforcées dans les discours par une prononciation plus forte, comme

pour marquer le contraste avec le scepticisme antérieur aux preuves.

Considérons par exemple Pedro, dont l’investissement dans le mouvement

espérantiste n’a pas été sans réserves au début. À mesure qu’il a connu les opportunités

de carrière et les avantages pratiques de la langue, il l’a approfondie jusqu’à ce que

celle-ci ait pris une forme idéalisée :

Je pensais que [l’espéranto] n’avait pas d’utilité, je le trouvais une chose étrange, chaque fois que

je demandais à mes parents ou à ma sœur ils disaient qu’il n’avait aucune utilité. [...] En ce

temps-là j’étais chômeur, sans savoir quoi faire, j’avais des rêves d’aller dans d’autres pays,

d’apprendre d’autres langues, spécialement aux États-Unis, et alors j’ai pensé, je vais utiliser ça,

j’ai vu qu’il y a des gens qui se sont professionnalisés en espéranto, donc j’ai cherché un groupe

et à partir de là j’ai aimé la langue, j’ai vu qu’elle fonctionne, j’ai maintenu des contacts avec des

pays divers, mon professeur m’a montré le mouvement, je suis allé avec lui à un événement sur

le développement durable et il y avait des personnes qui diffusaient des informations en

espéranto. Et j’ai vu qu’il y a des espérantistes qui sont des personnes cultes, intelligentes, et des

personnes pacifiques aussi [« pessoas da paz »]. Alors j’ai oublié ce plan que j’avais au début,

d’utiliser l’espéranto pour l’argent, et il est devenu un idéal.

Diane, quant à elle, raconte à tite anecdotique son histoire de voyage en famille

à Prague, où elle a pu démontrer à sa sœur, sceptique par rapport à l’utilité de

l’espéranto, que cette langue fonctionne :

[...] ma sœur, elle me disait tout le temps à l’hôtel, elle me disait, tu vois, ton espéranto ne sert à

rien. À l’hôtel, tout le monde parle l’anglais, personne ne parle l’espéranto, tu vois, ça sert à rien.

Et moi je parlais anglais, évidemment, puisque j’étais professeure d’anglais. Seulement après, on

a eu rendez-vous ma mère, ma sœur et moi avec cet espérantiste qui venait aussi avec un autre,

c’était deux espérantistes, et ils nous ont fait visiter la ville, il nous ont montré des coins que les

touristes ne connaissent pas. On a vu un tas d’autres choses. Et là, ma sœur, elle a dit, elle

changé d’avis, elle a dit, ah oui, tu as raison, c’est très intéressant l’espéranto, parce qu’elle a vu

que ça permettait un contact direct avec les gens du pays [...]

Passons maintenant à la dynamique des rencontres et des congrès espérantistes,

aux thèmes abordés pendant ces discussions et à leurs aspects positifs et négatifs, tels

qu’ils sont présentés par les espérantistes. Il y a ainsi une multitude de rencontres à

différents niveaux et sur des thématiques diverses20. Les espérantistes plus expérimentés

soutiennent qu’on peut parler d’absolument de tout en espéranto et que tant qu’on a un

intérêt particulier pour un thème, on peut le partager avec les autres. Il existe, entre

autres, des congrès de jeunes, de naturalistes, de végétariens, d’écologistes, d’employés

de chemins de fer, d’enseignants de l’espéranto ; il existe aussi des rencontres

religieuses ou athées.

20 Voir le calendrier des événements internationaux d’espéranto pour 2016 à http://www.eventoj.hu/2016.htm - page disponible en espéranto.

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Il est aussi possible de faire des présentations sur des thèmes divers : danses

folkloriques, homéopathie, astronomie, sports moins connus, endroits où on habite ou

endroits visités, mouvements indépendantistes catalans, communication non-violente.

Parfois ces thèmes s’entrecroisent et donnent naissance à des pratiques complexes telles

que la « Biodanza », qui associe sport, thérapie, musique, dimension spirituelle, prise de

conscience et relations harmonieuses (Frank). Guillaume trouve que les espérantistes

sont intéressés par la prise de contact avec le local, par la spécificité culturelle et qu’ils

n’aiment pas le main stream. Pendant la rencontre en Belgique, on a d’ailleurs assisté à

des ateliers de fabrication artisanale locale de bière ou à des ateliers de préparation

d’autres produits naturels locaux. Les rencontres d’espéranto ou soutenues par les

espérantistes visent souvent à améliorer la qualité de vie ou à encourager le

développement durable dans les communautés locales (voir le festival alternatif

LaSemo, à Enghien, en Belgique).

Au niveau des congrès universels, on estime que les conférences sont du plus

haut niveau, dans le sens où elles sont tenues généralement par des professeurs

universitaires et sont considérées plus pertinentes ou plus approfondies, mais il y a aussi

des rencontres ou des tournées de conférences où des personnes hors milieu

universitaire présentent leurs centres d’intérêts ou leur pays d’origine, ce qui peut aussi

être captivant.

Les réunions d’espéranto sont dépeintes dans un registre positif. Léna apprécie

l’esprit de tolérance et l’ambiance agréable de ces réunions, précisant qu’elle aimerait

bien faire aussi des voyages avec les groupes d’espéranto. Pedro aime bien l’esprit

d’amitié, Rafael l’esprit de solidarité et Gustavo la diversité présente pendant ces

rencontres. Frank est enchanté par l’aspect culturel multiforme de l’espéranto, qui

contraste avec les perceptions communes sur les relations langue - culture - ethnie, où

on essaie d’homogéniser les personnes - « Si on est Belge ou Flamand on est comme ça

et tout le monde est comme ça, mais c’est pas comme ça ». Felipe apprécie l’échange

culturel et scientifique et la manière dont s’établit la communication entre les peuples

grâce à l’espéranto, qui est pour lui un instrument d’approche et « une des plus grandes

merveilles du premier millénaire (sic) et une des plus grandes nouveautés qui aide

véritablement les personnes ». Rafael, Gustavo et Grégoire se déclarent fiers de

participer dans le mouvement. Grégoire se rappelle notamment avec plaisir de la

réussite de ses apprentis dans les hauts forums européens :

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[...] chose extraordinaire, en 2001, ce sont mes élèves qui sont allés au Parlement européen de

Strasbourg quant on a parlé l’espéranto le jour de la fête de l’Europe, le 9 mai 2001. On était une

quarantaine d’élèves de mon collège, pour parler espéranto avec des gens de sept autres pays,

huit pays européens et des enfants qui étaient admis dans le Parlement européen comme s’ils

étaient députés, députés pendant une journée, pendant une heure ou une séance, et on a parlé

l’espéranto dans le Parlement européen et mes élèves étaient là, parmi les enfants. Et pour moi ce

moment est un grand souvenir.

Alice est la seule à ne pas avoir participé aux rencontres d’espéranto, sauf les

cours de langue auxquels elle participe régulièrement. « C’est pas que je ne veux pas

participer [aux rencontres d’espéranto], c’est parce que j’ai personne pour », précise-t-

elle, en indiquant quelques essais qu’elle a faits pour contacter des groupes d’espéranto

de la région Paris-Bruxelles, sans arriver finalement à les rencontrer, à cause de la

distance et du fait qu’elle travaille encore. Cela n'empêche pas l’intégration de

l’espéranto dans sa routine quotidienne :

[...] tous les jours je fais quasiment une heure. Tous les jours je fais une heure. Même dans le

métro. Je me suis fait un cahier et [elle sort le cahier] tu vois, à chaque fois, leçon 17, puis je

relis. [...] Demain ou peut-être tout à l’heure je vais faire la page 18 et je recommence à chaque

fois et ça je le fais depuis le mois de janvier. C’est comme ça que je progresse.

De l’autre côté, j’ai remarqué le fait que la plupart des interviewés n’ont pas

répondu à la partie de la question concernant ce qu’ils n’appréciaient pas pendant les

rencontres d’espéranto. En ce qui concerne les quelques personnes qui ont abordé cet

aspect, ils se sont exprimés d’une façon très nuancée et atténuée :

Ce qui me plaît un petit peu moins, je pense qu’on doit faire des efforts pour être encore plus

ouverts. Quelquefois il y a des tables qui sont constituées avec rien que des Allemands ou rien

que des Français ou des Chinois. Les gens ont tendance un peu… j’ai vu ça aussi avec des

rencontres avec les Belges, les Belges d’un côté et les Fraçais de l’autre. On doit plus… on est là

pour se mélanger, on doit plus se mélanger. (Diane)

J’aimerais bien qu’on puisse toucher plus de jeunes. Parce que c’est vrai qu’à Stella plage, la

moyenne était quand même, de soixante, soixante-dix ans, mais pas beaucoup de jeunes de vingt

ans, de trente ans. J’ai l’impression que ça se renouvelle pas beaucoup, l’espéranto. (Léna)

Peut-être un des aspects que je n’aime pas beaucoup dans les rencontres... c’est que, ici, au

Brésil... mais ça c’est une chose bien spécfique du Brésil, c’est que dans le cas du mouvement

spiritiste ils se sont appropriés en quelque sorte l’espéranto, ici, au Brésil. (Rafael)

Nous voyons ainsi que les euphémismes y abondent : il n’existe pas de « Je

n’aime pas » fruste, mais toute une multitude de pirouettes verbales - « Ce qui me plaît

un petit peu moins » ; « J’aimerais bien que » ; « Je n’aime pas beacoup » -, amorties

encore par des nombreux modalisateurs : « un peu », « peut-être », « en quelque sorte »,

« quelquefois ». Aussi, on ne dit pas « peu de » ou « pas du tout de », mais « pas

beaucoup de jeunes ». La présentation du négatif se fait avec des concessions ou des

restrictions - « quand même », « mais », « c’est vrai que » - et prend la forme du

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conseil, de la suggestion en faveur d’une attitude qui existe déjà et qui n’est qu’en train

de se consolider : « on doit faire des efforts pour être encore plus ouverts », « on doit

plus se mélanger ».

Enfin, dépassant le niveau du signifiant pour arriver au signifié, l’objet de la

requête varie : le renouvellement du mouvement, la délimitation du religieux, le

mélange, l’ouverture internationale. Aussi, l’attention a-t-elle été attirée sur le risque du

sentiment de solitude que les plus timides pourraient éprouver pendant les réunions

d’espéranto, cas où les autres espérantistes devraient aller à leur rencontre pour les aider

s’exprimer. Dans le cas belge, on m’a parlé même du désir de l’ouverture et de la

communication intranationales, qui semblent faire défaut dans le cadre du mouvement

espérantiste belge (qui lui-même fait défaut en tant que structure organisationnelle

unitaire) :

Y a pas [de relations entre les associations espérantistes wallonne, flamande, bruxeloise] [...] À

part les Verdaj skoltoj, qui nous on se rencontre très souvent, pour les adultes, y a PEKO et...

effectivement... parfois, de temps en temps, pas tous les ans, mais le groupe de Bruxelles, ils

organisent pour la fête de Zamenhof, en décembre, ils invitent tout le monde, mais c’est pas

regulier. [...] Le mouvement espérantiste belge n’existe pas. (Guillaume)

D’autres critiques portent sur la méconnaissance de l’espéranto et sur son

imbrication avec la religion :

Mais après ça, à l’heure actuelle, par exemple, on parle beaucoup et, d’après moi, trop, de

religion. Je trouve que la laïcité est une qualité de la législation française qui est extraordinaire et

que je tiens à préserver. Quelques fois, des gens ont l’impression que l’espéranto peut être une

secte ou ils posent une question : l’espéranto, vous y croyez ? et aussitôt je leur dis que c’est pas

du tout une religion, c’est une langue. (Grégoire)

En demandant sur l’existence d’influences de l’espéranto dans leur vie

quotidienne ou sur les éventuels changements apportés par l’espéranto dans leurs

habitudes, j’ai reçu des réponses primaires négatives de la part des interviewés français.

Tout de suite, ceux-ci commencent à nuancer et à penser aux possibles influences de

l’espéranto sur leur vie : l’espéranto rend peut-être encore plus sensible à ce qui se passe

dans le monde ; l’espéranto n’influence pas directement les diverses sphères de vie, qui

peuvent par contre être influencées non par l’espéranto mais par des espérantistes.

À l'inverse, les espérantistes brésiliens interviewés estiment avoir été influencés

considérablement par l’espéranto. Pedro considère ainsi avoir appris à vivre

(« conviver ») avec la différence grâce à l’espéranto, avoir intégré les valeurs de la

tolérance, de l’internationalité et du travail en équipe, mais aussi avoir compris mieux

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des notions de grammaire du portugais grâce à l’apprentissage de l’espéranto ; il porte

souvent des t-shirts portant des inscriptions en esperanto et il est aussi récemment

devenu végétarien après avoir rencontré de nombreux espérantistes végétariens dont il

suit l’exemple. Felipe affirme que l’espéranto l’aide à établir un but objectif dans son

quotidien et à produire en lui-même un état pacifique. Gustavo aussi trouve que

l’espéranto a beaucoup influencé ses habitudes et ses pensées et qu’il a élargi sa vision

du monde, en lui permettant de devenir un « citoyen du monde », ce qui le rend

orgueilleux ; il aime bien diffuser et enseigner la langue. Rafael pense que le principal

changement depuis sa découverte récente de la langue a été le militantisme pour

l’espéranto - « Quand tu es espérantiste tu penses que c’est une chose si chouette, si

incroyable, que tu penses, pourquoi cette langue n’est-elle pas utilisée davantage,

pourquoi n’est-elle pas si utilisée universellement, comme par exemple l’anglais » -,

puisqu’il trouve que plus il y a d’espérantistes, mieux c’est - « C’est comme dans notre

jeu, le loup-garou21, un jeu belge très commun entre les espérantistes. Quand il y a des

personnes variées, quand il y a plus de personnes, le jeu est plus beau ». Rafael est

d’ailleurs connu, parmi les jeunes espérantistes de Rio, comme un « apôtre » de

l’espéranto, grâce à son enthousiasme de diffuser la langue, même s’il est lui-même

relativement novice. « Monsieur a peut-être jamais entendu parler de la parole de

Zamenhof ? », est-il imité en blague par ses amis espérantistes cariocas. Enfin, Pedro

aussi associe l’espéranto à un jeu de groupe, en question le football, précisant que les

deux permettent d’apprendre à vivre dans un milieu de différences et

d’internationnalisation.

À résumer en un mot ce que l’espéranto représente dans leur vie, les

espérantistes précisent :

21 jeu de groupe très apprécié parmi les jeunes espérantistes brésiliens ; appelé « lobisomem » en portugais ou « homlupo » en espéranto ; la page Wikipédia sur ce jeu est disponible en uniquement sept langues, dont une est l’espéranto.

Un moyen de rencontre avec des gens de

cultures différentes. Pouvoir enfoncer la

barrière des langues c’est jouissif et ça donne

beaucoup de bonheur.

L’espoir, l’espoir de la paix, de

l’entente entre les nations, qu’il n’y ait

plus de guerre. L’espoir, l’espoir…

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Nous pouvons remarquer dans les réponses des constantes telles que l’espoir,

l’amitié, la paix, les états positifs associés à la pratique de la langue, parfois en

contradiction expresse avec la situation insatisfaisante régnant dans le monde à l’heure

actuelle. Une seule répondante associe l’espéranto strictement et uniquement au

processus cognitif et à l’acquisition linguistique, ce qui a d’ailleurs marqué d’une façon

prépondérante son discours pendant l’entretien intégral. Elle est d’ailleurs débutante.

Pour les autres interviewés, l’espéranto revêt des caractéristiques culturelles, socio-

affectives, psychologiques ou symboliques.

Je ne vais pas dire que c’est tout, mais c’est une des grandes choses qui sont

arrivées dans ma vie. Avec l’espéranto, j’ai découvert le monde. Si l’espéranto

n’existait pas, je serais très fixé à l’idée que je suis Brésilien [ « muito preso ao

conceito que sou Brasileiro » ]

Il représente peut-être la moitié de ma vie, il représente ma décision

professionnelle, il représente l’amitié. C’est un lieu où je me sens bien. Je serais

beaucoup plus triste, et pas seulement moi, beaucoup plus d’espérantistes

seraient beaucoup plus tristes si l’espéranto n’existait pas.

L’espoir d’un monde meilleur, l’espoir d’un monde plus

égalitaire, des personnes unies, de moins de guerres. Notre

propre drapeau de l’espéranto renvoie à ça, le vert, l’espoir, et le

blanc, la paix. L’espoir d’un monde pacifique.

Multiculturalité

Une nouvelle manière d’apprendre, une nouvelle

langue, des nouvelles lectures. Par contre, demain,

je sais pas ce que je vais faire de l’espéranto.

L’espoir… ? Parce qu’actuellement dans le monde, moi j’ai une vision assez

négative. J’ai peur, j’ai peur pour l’avenir, j’ai peur pour mes enfants, j’ai peur

pour mes petits enfants, parce que le monde va très mal, donc il ya des

problèmes monstres, et je me demande comment ça va aller pour eux. [...] Mais

l’espéranto, c’est comme un soleil : c’est ce qui va bien, c’est l’idée de l’avance,

c’est positif, très positif pour moi. Je me souviens d’une conférence de Claude

Piron, qui disait que pour lui l’espéranto est un des archétypes du bien, bah oui,

je sens comme ça aussi.

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À observer également dans les deux dernières réponses l’utilisation du « Si »

conditionnel, qui place l’engagement dans le mouvement espérantiste sous le signe de

l’hypothétique, afin de renforcer davantage sa place centrale dans le quotidien des deux

interviewés. Il semble ainsi que l’espéranto aide à atteindre un niveau de conscience au-

delà de la conscience nationale et qu’il procure des sentiments de bien-être. Les

interviewés expriment également l’intensité de leur attachement à l’espéranto par des

quantitatifs : « Je ne vais pas dire que c’est tout, mais c’est une des grandes choses qui

sont arrivées dans ma vie » ; « Il représente peut-être la moitié de ma vie ». Dans les

deux cas, il s’agit des institutionnels dont l’activité professionnelle quotidienne

implique le travail avec l’espéranto.

Au final, il semble que les pratiques de l’espéranto sont très variées et loin d’être

homogénéisantes. Même si pendant les entretiens j’ai parfois trouvé des similitudes

entre les discours des espérantistes brésiliens ou entre les discours des espérantistes

européens, je ne saurais pas les mettre sur le compte des constantes culturelles dans ces

deux espaces, mais sur le compte des variables personnelles des interviewés (ceux que

j’ai réussi à interviewer). Si les interviewés brésiliens construisent majoritairement leurs

discours autour des questions idéologiques ou autour des aspects sociaux liés à la

pratique l’espéranto, tandis que les interviewés français et belges abordent plutôt des

questions d’ordre linguistique ou pédagogique (mais pas exclusivement) et disent ne pas

ressentir une influence de l’espéranto sur leur quotidien, cela n’est pas à référer à une

dichotomie culturelle Brésil / Europe, mais à des facteurs tels que l’âge (il me semble

logique que des espérantistes plus âgés, majoritaires en Europe, ressentent moins

d’influences ou de changements dans leur vie quotidienne, dans leur vision du monde et

dans leurs croyances que des jeunes espérantistes adhérant à l’espéranto), l’(ancienne)

profession (des espérantistes brésiliens travaillant effectivement pour la diffusion de

l’espéranto / espérantistes européens découvrant l’espéranto à l’âge de la retraite, après

avoir exercé dans l’enseignement), l’option religieuse / laïque (vocabulaire emprunté au

registre religieux dans le cas des espérantistes spiritistes), le parti pris politique ou

idéologique (militantisme de gauche imprégnant le militantisme contre l’impérialisme

linguistique, donc en faveur de l’espéranto). L’unique point de convergence dans tous

ces discours est l’appréciation positive de l’espéranto, indépendamment du niveau

auquel celui-ci exerce son influence : affectif, cognitif, linguistique, social.

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3.4. La langue espéranto

Nous étudions d’abord dans ce chapitre les attitudes des interviewés quant à

l’espéranto, quant aux autres langues et quant aux espérantistes. Nous analysons ensuite

les principales facilités et difficultés qu’ils rencontrent ou qu’ils ont rencontrées en

apprenant cette langue, les situations de pratique de la conversation et de l’écriture, les

limites de l’espéranto mais aussi les limites qu’il abolit. Finalement, nous questionnons

les éventuelles modifications produites par la pratique de l’espéranto sur la vision du

monde de ses locuteurs. J’inclus dans cette partie quelques réflexions suscitées par mon

expérience personnelle d’acquisition linguistique, notamment parce qu’il s’agit d’une

acquisition relativement récente et dans un contexte de recherche critique, donc bien

conscientisée et enregistrée d’une façon systématique pour les fins de la recherche.

En tout premier lieu, la partie plus « technique » : analysons le baromètre des

attitudes des interviewés par rapport à l’espéranto et par rapport à d’autres éléments

connexes à celui-ci. Nous utilisons ici la technique de l’analyse d’assertion évaluative

(evaluative assertion analysis) d’Osgood (Bardin, 1977). Les objets d’attitude (sur

lesquels porte l’évaluation) sont écrits en majuscule, les termes évaluatifs (de

qualification des objets d’attitude) en italiques minuscules, et les connecteurs verbaux

restent non modifiés. Les énoncés ci-dessous sont normalisés pour faciliter le codage du

matériel. Parfois, des objets d’attitude apparaissent en troisième colonne, cas où

s’impose le marquage par un signe d’équivalence (↔) et l’inversion topique, pour

assurer la mention des ces objets d’attitude aussi en position de sujet. Les connecteurs et

les qualificateurs sont codés en termes de direction (positive ou négative) et d’intensité

sur une échelle à sept points (-3 à +3), les trois niveaux positifs et négatifs

correspondant aux quantitatifs « très », « assez », « peu », à la force du verbe (« être » à

présent = +3, au passé = +2 ; modalisé ou non par des adverbes ?, etc.), et le niveau zéro

aux éléments de référence (par exemple, dans « l’espéranto est la plus facile des

langues », le connecteur et le qualificateur sont codés +3 ; dans l’inversion « les autres

langues sont plus difficiles que l’espéranto », le connecteur et le qualificateur sont codés

0). Alors que pour la plupart des termes le codage est facile (ils possèdent une

signification commune stable – « extraordinaire » + 3), pour d’autres il faut interpréter

en fonction du contexte. La notation des objets d’attitude se calcule finalement par la

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multiplication de ces valeurs : « l’espéranto » est codé +3 × +3 = +9 ; « les autres

langues » sont codées +3 × 0 = 0.

L’ESPÉRANTO / est / extraordinaire (Diane) + 3 × +3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / très positif (Diane) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / la plus facile DES LANGUES (Diane) + 3 × + 3 = + 9 ↔

LES AUTRES LANGUES / sont / plus difficiles que l’ESPÉRANTO + 3 × 0 = 0

L’ESPÉRANTO / n’est pas / quand-même facile (Diane) - 2 × + 3 = - 6

L’ESPÉRANTO / est / assez facile à apprendre (Léna) + 3 × + 2 = + 6

L’ESPÉRANTO / est / très logique (Léna) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / mystérieux (Alice) + 3 × + 3 = + 9 (« c’est ce côté mystérieux

que j’aime bien en fait »)

L’ESPÉRANTO / était / difficile (Alice) + 2 × -3 = - 6

L’ESPÉRANTO / n’est pas / si facile qu’on le dit parfois (Grégoire) -1 × + 3 = -3

L’ESPÉRANTO / est / nettement moins difficile que LES AUTRES LANGUES

+ 3 × + 3 = + 9 (Grégoire) ↔

LES AUTRES LANGUES / sont / nettement plus difficiles que l’ESPÉRANTO

+3 × 0 = 0

L’ESPÉRANTO / est / une langue très précise (Grégoire) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / une langue facile (Hélène) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / super (Rafael) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / réellement une culture internationale (Rafael) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / une langue qu’on peut utiliser pour tout (Gustavo)

+ 3 × + 3 = + 9

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L’ESPÉRANTO / est / une langue égalitaire (Maurice) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / une langue facile à apprendre (Maurice) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / est / une langue précise (Maurice) + 3 × + 3 = + 9

L’ESPÉRANTO / n’est pas / la langue d’un seul pays (Paul) -3 × -2 = + 6

Total = + 117 ; résultat moyen de l’objet d’attitude « l’espéranto» + 6,15

LES ESPÉRANTISTES / sont / tolérants (Diane) + 3 × + 3 = + 9

LES ESPÉRANTISTES / sont / sympathiques (Diane) + 3 × + 3 = + 9

LES ESPÉRANTISTES / sont / sympas (Léna) + 3 × + 3 = + 9

LES ESPÉRANTISTES / sont / ouverts (Léna) + 3 × + 3 = + 9

LES ESPÉRANTISTES / sont / relativement amicaux (Grégoire) + 3 × + 2 = + 6

LES ESPÉRANTISTES / sont / bon enfant (Grégoire) + 3 × + 3 = + 9

LES ESPÉRANTISTES / sont / bavards (« mais moi j’aime parler également »)

(Grégoire) +3 × 0 = 0

LES ESPÉRANTISTES / sont / des citoyens du monde (Felipe) + 3 × + 3 = + 9

LES ESPÉRANTISTES / sont / un peuple très accueillant (Rafael) + 3 × + 3 = + 9

LES ESPÉRANTISTES / sont / très amicaux (Rafael) + 3 × + 3 = + 9

Total = + 78 ; résultat moyen de l’objet d’attitude « l’espéranto» = + 7,8

LA LITTÉRATURE EN ESPÉRANTO / n’est pas / si extraordinaire que ça (Diane)

-1 × +3 = - 3

LA LITTÉRATURE EN ESPÉRANTO / compte / beaucoup de livres (Rafael)

+ 3 × + 3 = + 9

Total = + 6 ; résultat moyen de l’objet d’attitude « la littérature en espéranto » = + 3

LES AUTRES LANGUES / m’intéressent aussi (Diane) +3 × +3 = + 9

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Total = + 9 ; résultat moyen de l’objet d’attitude « les autres langues » = + 3

LE FRANÇAIS / a / beacoup de précision (Léna) + 3 × + 3 = + 9

LE FRANÇAIS / est / une langue diplomatique (Léna) + 3 × + 3 = + 9

LE FRANÇAIS / est / une langue très riche (Léna) + 3 × + 3 = + 9

Total = + 27 ; résultat moyen de l’objet d’attitude « le français » = + 9

Ces résultats permettent d’observer une attitude hautement favorable à

l’espéranto (+ 6,15) et encore plus favorable aux espérantistes (+ 7,8) (pour rapporter à

l’échelle initiale de - 3 à + 3, on divise par 3N → l’espéranto + 2,05 ; les espérantistes

+ 2,6). Il existe aussi des appréciations solitaires généralement positives sur d’autres

langues et sur la littérature en espéranto.

Nous observons donc que l’espéranto est considéré une langue facile, mais aussi

qu’il s’agit d’une facilité relative (au niveau de l’effort investi dans l’acquisition des

autres langues).

Cette partie mathématique étant faite, analysons maintenant quelles sont alors les

facilités et les difficultés de l’espéranto.

Les facilités de cette langue comptent : l’écriture phonétique (on écrit comme on

prononce, à la différence de certaines langues qui possèdent une graphie historique,

basée sur l’étymologie) ; la position fixe de l’accent – le paroxyton (l’accent se trouve

toujours sur l'avant-dernière syllabe) ; la grammaire sans exceptions ; la logique de la

langue et de la composition des mots.

Parmi les difficultés, les espérantistes mentionnent : des sons plus difficiles à

prononcer pour certains (le « h », le « ĥ », le « r ») ; les corrélatifs ; les voix passive,

factitive et réfléchie (les deux dernières se construisent avec l’aide des suffixes « -igi »

et « -iĝi », dont la confusion est courante) ; l’accusatif ; la confusion avec d’autres

langues (notamment avec l’espagnol).

Parfois, les difficultés d’acquisition de l’espéranto ne relèvent pas uniquement

du domaine linguistique :

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J’ai eu des difficultés au début, comme je n’ai pas d’argent pour participer aux événements, ce

qui a vite changé quand j’ai trouvé divers concours pour participer gratuitement aux événements

et pour être appuyé. (Gustavo)

La solidarité qui existe à l’intérieur de la communauté espérantophone permet

ainsi l’accès aux réunions et à l’approfondissement de la langue à ceux qui ne possèdent

pas les moyens par eux-mêmes.

Rafael et Grégoire mentionnent en plus, comme facilité ou catalyseur de

l’acquisition de l’espéranto, la motivation engendrée par le sentiment d’équité

linguistique, qui permet à toutes les personnes d’atteindre le même niveau, à la

différence de l’anglais, où les natifs seront toujours privilégiés dans la maîtrise de la

langue. Même si divers anglophones non natifs peuvent arriver à se comprendre

mutuellement, des problèmes de compréhension existent lors de la communication natif

– non natif, à cause de l’accent, de l’intraductibilité de l’humour, etc.

Figura 24 Erratum au livre Les bandes dessinées comme manuel de cours. Il contient, parmi d’autres fautes, plusieurs exemples de francismes corrigés : « koverto », sous l’influence du français «couverture », alors que le terme correct en espéranto est «kovrilo » ; « situi », au sens de «se situer », «avoir lieu », corrigé par «okazi » ; « ĉiujn kvarajn jarojn », «tous les quatres ans », expression qui se trouve au pluriel, comme en français, tandis qu’en espéranto elle devrait être au singulier : « ĉiun kvaran jaron ». La liste comprend aussi des fautes d’orthographe ou de l’accusatif.

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Rafael aime bien la structure logique de la langue de Zamenhof, mais aussi

l’idée de création de cette langue par le « peuple espérantiste » et donc d’élaboration

participative :

Bien que j’aie participé à plusieurs mouvements [espérantistes], j’ai pas beaucoup étudié la

langue en elle-même. J’ai plutôt appris par la coexistence. Le peu que j’ai étudié, c’était très

facile. C’était très rapide, parce que par la forme dont l’espéranto est construit, l’espéranto crée

des mécanismes par lesquels même si tu ne connais pas le mot, tu sais ce que chaque partie en

représente. Zamenhof n’a pas créé la langue en entier, l’espéranto est né du peuple espérantiste.

Les personnes des différents pays ont construit l’espéranto ensemble.

Petite précision à faire par rapport à cette affirmation sur la création de la langue

par « le peuple espérantiste ». S’il est vrai que la création des nouveaux mots est

toujours possible par le système de composition à partir des radicaux existants ou par

l’emprunt des termes extérieurs, « espérantisés » ensuite par des transformations

graphiques propres à l’espéranto et par l’ajout de la terminaison spécifique pour la

catégorie morphologique (contempler > kontempli), il est à préciser que les mots qui

apparaissent dans l’œuvre de Zamenhof font autorité dans la régularisation de la langue.

Ainsi, l’ouvrage de référence du monde espérantophone est le Dictionnaire illustré

complet d'espéranto (Plena Ilustrita Vortaro de Esperanto), édité et revisé depuis 1970

par l’Association mondiale anationale, qui consacre les nouveaux mots introduits dans

la langue et qui signale les mots originels par une étoile (signe que ces mots ont été

utilisés par Zamenhof, donc qu’ils sont de référence et qu’ils peuvent être utilisés sans

réserves).

Pour ce qui est de l’investissement dans la pratique de la langue, il y a des

espérantistes qui s’y consacrent chaque jour, d’autres qui « vivent sur leurs acquis » et

d’autres qui le font occasionnellement, pendant les congrès et les voyages. Les

situations de changement de code linguistique sont fréquentes entre ceux qui parlent la

même langue (« samlingvanoj »), c’est-à-dire qu’il y a des nombreux lusophones qui

parlent en espéranto entre eux ou des français qui parlent en espéranto aussi entre eux, à

côté de parler dans leur langue « naturelle » commune ; ils discutent en espéranto afin

de s’entraîner pour la conversation avec les étrangers. De ce que j’ai pu observer,

l’usage de l’espéranto était plus répandu, presque exclusif, au Congrès universel de Lille

et à la réunion de printemps organisée en Belgique, en raison des configurations

linguistiques plus complexes de ces deux événements.

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En ce qui le concerne, Pedro pratique couramment la langue avec les

espérantistes brésiliens, mais aussi avec des espérantistes étrangers. En plus, il lit

beaucoup en espéranto, des livres de sa religion jusqu’aux journaux et revues

espérantistes.

Figura 25 Liste des événements de l’EKOR (Esperanta Kunfratiĝo de Okcidenta Regiono - Confraternização Esperantista da Região Oeste – Confraternisation espérantiste de la Région de l’Ouest) en 2015, où les espérantistes ont pu pratiquer la langue. Entre autres, le programme inclut foires de livres espérantistes, participation à la Biennale du livre, activités charitables, formation des enseignants de la langue, activités de diffusion des publicatons espérantistes.

Il en est de même pour Gustavo, qui pratique l’espéranto à travers Internet et

aussi avec ses amis de Rio, pour parler de leur quotidien, en allant à la plage, en faisant

des randonnées, ou bien en découvrant des nouveaux coins de la ville.

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Quant à lui, Rafael aussi aime parler en espéranto avec ses amis de la région,

cariocas ou fulminenses.

Felipe avoue que les espérantistes brésiliens, à la différence des espérantistes

européens, « crocodilent » bien des fois en portugais, qu’ils ne parlent donc pas tout le

temps l’espéranto pendant les rencontres, surtout à cause du fait que le Brésil est un

pays continental, de langue prédominante portugaise, donc l’espéranto n’est pas

indispensable pour se faire comprendre dans la conversation. Felipe est toutefois en

faveur de l’usage fréquent de l’espéranto à la maison, ce qu’il fait d’ailleurs avec

certains membres de la famille.

Quant à eux, Diane et Grégoire parlent l’espéranto même au téléphone, pour

pratiquer la langue. Il semble quand-même que le choix de l’espéranto s’opère lorsqu’il

s’agit d’une conversation quotidienne qui ne demande pas de rapidité, cas où ils optent

pour le français :

[Je pratique] l’oral quand j’ai la chance d’avoi un espérantophone au télephone et qu’il a du

temps, à ce moment-là, on parle en espéranto, on pratique la langue. (Grégoire)

Je parle aussi en espéranto par exemple quand je téléphone à [X]. Parfois, il dit, je vais parler

français parce qu’on est un petit peu pressés aujourd’hui, voilà, pour aller plus vite. (Diane)

L’humour ne manque pas dans l’usage de la langue :

Et puis on très souvent embêtés chez nous par des coups de téléphone abusifs et de publicité,

alors à chaque fois je leur réponds en espéranto. Petit plaisir personnel. Donc je peux dire, c’est

grâce à ces coups de téléphone vraiment trop présents pour moi, que je pratique l’espéranto

presque tous les jours. (Grégoire)

Felipe aussi « malcrocodile » souvent en dehors des groupes d’espéranto, en

parlant avec des non espérantophones dans la langue de Zamenhof :

Ici dans cet immeuble [où il y a le siège de la Coopérative culturelle de Rio], les personnes me

connaissent comme « Ĝis revido ! » [« Au revoir ! »]

Quant à elle, Alice ne pratique pas la langue avec d’autres espérantistes en

dehors des cours de langue, parce qu’elle travaille encore et parce qu’elle ne trouve pas

d’espérantistes à proximité, pour pouvoir les rencontrer. Cela ne veut pas dire qu’elle ne

pratique pas la langue, bien au contraire. Elle travaille dernièrement une à deux heures

par jour en auto-didacte, avec des matériaux trouvés en ligne, pour perfectionner son

espéranto. Elle lit aussi beaucoup, tant des livres en espéranto que des livres en français

portant sur l’espéranto (Claude Piron).

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Dans les cas de pratique de la langue avec d’autres espérantophones, l’espéranto

remplit principalement des fonctions jonctives et de rapprochement affectif – à constater

la fréquence élevée des termes « joindre », « rapprocher » et de l’usage de « nous » ou

de « on », avec son correspondant portugais « a gente » (surtout présent dans le discours

de Felipe, où souvent « a gente » se réfère aussi aux spiritistes). L’espéranto possède

ainsi un rôle de maintenance sociale.

Pour Rafael, qui s’intéresse au mouvement socialiste, une belle expérience a été

de rencontrer d’autres personnes partageant les mêmes idées que lui grâce à l’espéranto.

Il a ainsi pu voir des abordages différents sur des thèmes communistes et élargir sa

vision :

L’espéranto détruit les frontières et en détruisant ces frontières tu arrives à rencontrer des

manières de penser similaires aux tiennes, des lieux variés, qui vont t’apporter plus de données,

plus de différences pour construire ma pensée, au moins à moi c’est ça ce qui m’a arrivé.

Mais la fonction jonctive de l’espéranto va bien au-delà du niveau des

ressortissants des pays différents ; il est en même temps un instrument de mise en

relation des personnes d’âge, de formation et de milieu différents, tout comme un lieu

de réunion des orientations idéologiques les plus diverses, auxquelles il ouvre des voies

dialogiques. Voilà ainsi Diane et son mari, anciens professeurs à l’âge de la retraite,

pour qui l’entrée dans la communauté espérantophone a permis d’élargir le cercle des

relations :

Je trouve qu’autrement, dans la vie courante, je trouve ça terrible, on a tendance, mon mari était

aussi enseignant, on a tendance à rencontrer des gens qui étaient aussi enseignants et qui ont

notre âge. C’est un peu limité, quand-même, parce que donc c’est le même niveau social et le

même âge, tandis que par l’espéranto on rencontre quand-même des gens beaucoup plus

différents, beaucoup plus.

Pedro considère aussi que l’espéranto lui a facilité le contact – difficilement à

imaginer autrement – avec des étrangers mais aussi avec des Brésiliens très divers :

Quand je regarde en arrière, à ce garçon-là isolé à la périphérie, et aujourd’hui après le contact

avec tant de gens différentes des diverses classes sociales, des divers pays, il semble qu’il

[l’espéranto] ouvre un horizon, il semble qu’il ouvre un monde différent. Tu vois qu’il y a des

personnes différentes dans le monde entier, mais au fond, au cœur, l’être humain est le même.

Il admire notamment le haut niveau des conférences d’espéranto, où il apprend

beaucoup. À cause des problèmes financiers, il n’avait pas pu étudier à l’université

immédiatement après la fin du lycée, mais grâce à l’espéranto il pourra s’inscrire enfin

pour faire des études, puisque l’un des vétérans du mouvement espérantiste s’est offert à

payer ses cours. Pedro est bien fasciné par l’idée de rencontrer ainsi en Esperantio des

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personnes cultivées, d’assister à des conférences tenues par « des personnes qui

travaillent dans les meilleures universités du monde, des personnes qui travaillent dans

des grandes entreprises, qui discutent des sujets que je ne voyais qu’à la télé ».

En ce qui concerne les limites ou les impossibilités d’expression en espéranto,

aucun des interviewés n’a trouvé d’obstacle dans la communication à travers cette

langue, sauf bien sûr le niveau encore insuffisant de maîtrise de l’espéranto, dans le cas

des débutants.

Au niveau de l’influence de l’espéranto sur leur compréhension du monde, les

espérantistes affirment avoir acquis une vue élargie sur l’actualité mondiale, mais aussi

avoir approfondi leur propre langue.

Plusieurs des interviewés mentionnent avoir progressé dans la connaissance de

leur propre langue grâce à l’espéranto et comprendre mieux maintenant les nuances des

mots ou les notions de grammaire.

Gustavo est d’avis que l’espéranto a complètement changé sa compréhension du

monde, comme s’il était entré dans une nouvelle culture, la « Culture du Monde ».

Diane considère aussi que l’espéranto permet de penser « de manière plus

universelle », dans le sens de se mettre au-delà du quotidion et de l’actualité du pays, de

s’en « extirper » pour avoir une vue d’ensemble sur le monde :

Je pense que... mais moi j’étais déjà dans cet état d’esprit-là, mais je pense qu’on s’extirpe un

peu de sa vie, de son pays, et qu’on voit les choses plus... d’une autre façon, je pense. On fait

partie d’une communauté, alors ça c’est, je pense, extraordinaire, à ma connaissance, c’est la

seule communauté au monde qui est internationale.

Cette observation vient confirmer la considération de Lo Jacomo que nous avons

vue précédemment, conformément à laquelle le choix de l’apprentissage de l’espéranto

correspond à un désir de sortir de son groupe quotidien ou de sa vie habituelle.

D’ailleurs, Diane s’exprime à plusieurs reprises sur la situation angoissante régnant

dans le monde à l’heure actuelle, l’espéranto représentant dans ce contexte la porte de

l’échappatoire du quotidien et le garant de la tolérance :

Et les gens sont tolérants, je trouve. D’ailleurs c’est sans doute pour ça qu’il y a par exemple

beaucoup plus d’homosexuels dans la communauté espérantiste, je pense, que dans le monde en

général. Y en a plus, parce que la différence est mieux acceptée.

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Quant à lui, Grégoire estime que l’espéranto rend possible une communication

sans barrières et sans hiérarchies, puisque tous les locuteurs sont sur pied d’égalité et

donc il n’existe pas de différences considérables au niveau de l’expression.

J’aimerais bien insister sur ce point, parce que je trouve intéressante cette

capacité d’une langue de réunir des personnes non pas uniquement de pays différents,

mais aussi de milieux les plus divers ; ce n’est pas le cas dans les langues « naturelles »,

qui possèdent une variante culte, une variante de prestige imposée à l’ensemble d’une

communauté nationale. Ainsi, par la standardisation linguistique, les élites peuvent

tenter de s’approprier l’usage de la langue, qui est toujours politique, et par la suite

l’accès aux droits et la perpétuation de l’hiérarchie sociale, tandis que les autres parlers

sont déconsidérés et relégués en dehors de la zone de reconnaissance et de participation

dans la vie de la « communauté » linguistique. Justement, avec l’espéranto, ces barrières

n’existent pas, vu les principes de précision, de clarté de la langue et d’« économie » des

racines. Les espérantistes préfèrent dériver les mots dont ils ont besoin dans la

communication par la dérivation et par la composition à partir des mots simples déjà

existant dans la langue, au lieu d’emprunter les termes étrangers. Il s’agit ainsi d’un

processus de calque linguistique, qui fait en sorte que les nouveaux mots soient tout à

fait compréhensibles par les espérantistes, même s’ils n’ont jamais utilisé les mots en

question. Voilà quelques termes qui pourraient poser problème aux locuteurs français

natifs mais qui dans la construction en espéranto sont plus faciles à comprendre (et

peuvent, par exemple, aider des locuteurs de l’espéranto à mieux comprendre et

approfondir leur propre langue maternelle) : « calligraphie » / « skribarto » (« skribi»,

écrire, « arto », art), « belskribo » (« bela », belle, « skribo », écriture) ; « hebdomadaire

» / « semajna » (adjectif dérivé de « semajno », semaine) ; « omnivore » / «

ĉionmanĝanto » (« ĉio », tout, « manĝi », manger) ; « contemporain » / « nuntempa » («

nun », maintenant ; « tempa », adjectif dérivé de « tempo », temps), ou bien « tiama »

(adjectif dérivé de l’adverbe « tiam », alors ; parce que le contemporain n’est pas

nécessairement du présent !). Dans une proportion plus réduite, le calque linguistique

existe aussi dans les langues « naturelles », voir l’allemand, le chinois ou le français

québécois (« Bon matin », « Bonne fin de semaine », « une couple de semaines », «

chien-chaud », sous l’influence de l’anglais).

Par contre, parfois j’ai été contrariée par certains calques linguistiques :

pourquoi la « pomme de terre » est-elle « terpomo » en espéranto ? Pour les Français,

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cela pourrait être évident : « tero », terre, « pomo », pom. Mais le mot composé existe

dans cette forme uniquement en français, en néerlandais et en quelques dialectes

allemands, tandis que dans la plupart des autres langues européennes il emprunte des

formes rapprochées de « patata » ou « cartof », « kartoffel ». Pourquoi « beau-frère »

est-il « bofrato » en espéranto ? Pourquoi « arc-en-ciel » équivaut à « ĉielarko »

uniquement en français et en espéranto (pourquoi pas un « arc-en-pluie » comme en

anglais ou en allemand) ? Pourquoi « perce-neige » est-il « neĝ-borulo » (« neĝo »,

neige, « bori », percer) ? Personnellement, je trouve que la langue qui m’a aidée le plus

à apprendre l’espéranto a été le français, dont la maîtrise préalable à la maîtrise de

l’espéranto me permet de comprendre et d’assimiler plus facilement, par l’analogie,

divers termes de l’espéranto. Cela ne veut pas dire que pour les non francophones ce

soit impossible de comprendre ces mots, qui sont, en fin de compte, assez

métaphoriques, mais qu’ils doivent intégrer d’abord ces constructions sémantiques, qui

pour les Français passent déjà pour évidentes ou habituelles.

Je me suis posée la question de ces mots composés et une possible explication

me semble justement le principe d’« économie » lexicale de l’espéranto, donc ne pas

emprunter des termes extérieurs quand on peut composer avec des racines déjà

existantes et créer des termes métaphoriques. Par contre, ce principe ne s’applique pas

toujours : le terme en espéranto pour « papillon » est « papilio », alors que des calques

auraient été possibles sur l’anglais ou l’allemand (« butter-fly », « Schmetter – ling »,

d’une ancienne croyance nordique selon laquelle les papillons sont des sorcières

volantes qui volent la crème ou le lait des vaches).

J’avoue qu’en ce qui concerne la question sur le changement de la perception du

monde à travers l’espéranto, je m’attendais à des réponses et à des exemples ancrés

dans le linguistique ou l’étymologique (petit défaut de formation en philologie). Alors

que certains interviewés ont mentionné des améliorations dans la compréhension de leur

langue maternelle ou dans la compréhension des catégories gramaticales, les réponses

étaient généralement tournées vers les côtés idéologiques et sociaux de la langue, qui

sont des aspects aussi intéressants et qui témoignent de l’existence des valeurs de la

philosophie homaraniste. À l’origine, j’avais compté valider à travers cette question

l’hypothèse de Sapir-Whorf, qui stipule l’influence de la langue parlée sur la

compréhension du monde. J’avais dans ce sens quelques exemples tirés de mon

processus d’acquisition linguistique : lorsque j’ai besoin d’un instrument pour écrire ou

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pour effacer le tableau et que je ne sais pas comment le nommer, je commence à

réfléchir à la définition de cet objet dont j’ai besoin et à son utilité pour moi. Comme je

cherche un instrument, je vais utiliser l’infixe spécifique « -il- », que je vais rattacher au

verbe de l’action souhaitée : « skribi », « viŝi » et que je vais ensuite compléter par la

terminaison spécifique au nom, « -o » : voici « skribilo » et « viŝilo ». Je peux ensuite

créer, pour le même objet [pour le même objet en français ! ], un autre terme, avec

toutes autres racines, selon que ce qui m’intéresse est le matériel, la qualité, la

dimension de l’objet, etc. Ainsi, cela m’amène à le voir de façon différente selon le

contexte.

Aussi, je remets toujours en question les nouveaux mots que je rencontre :

Pourquoi « patrujo » ou « patrolando » pour « patrie » ? (Réminiscences patriarcales ?)

Pourquoi « gepatra lingvo » pour « langue maternelle » ? (« ge- », préfixe qui désigne

les deux sexes ensemble - « gefiloj », des fils et des filles, « gepatroj », mère et père,

groupe de parents des deux sexes). Autant de questions suscitées par cette langue

fascinante.

Finalement, Esperantio est un espace extrêmement riche en possibilités de

découvertes et il ne faut pas se contenter de rencontrer ou de ne pas rencontrer

uniquement ce que l’on cherche au départ. L’espéranto peut être à la fois une langue

plus simple que les autres langues, mais toujours complexe, un outil de découverte de sa

propre langue, un instrument de rapprochement humain, un catalyseur d’ouverture au

monde, un « archétype du bien » ou le « joyau éducatif méconnu » de Piron22.

22 http://www.sat-amikaro.org/article412.html

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3.5. Organisations pour la promotion de l’espéranto et leurs

connexions

Nous nous arrêtons dans ce chapitre sur les acteurs de la promotion de

l’espéranto aux niveaux local, régional, national et mondial. Nous passons en revue,

sous la forme d’un diagramme, quelques-unes des nombreuses structures

organisationnelles et publications existantes en Esperantio. L’analyse porte ensuite sur

les formes de participation et de financement présentes dans ces structures. Les

espérantistes sont ensuite invités à exprimer les plus et les minus qu’ils voient dans les

activités de promotion de l’espéranto à l’heure actuelle. Certains exemples de projets

espérantistes complètent le tableau.

Un bref aperçu sur ces points se trouve dans l’organigramme de Figura 26.

Les espérantistes interviewés connaissent et s’intéressent généralement aux

associations et aux clubs locaux d’espéranto, mais aussi aux organisations

internationales, dont la plus connue est l’Association mondiale d’espéranto (UEA), qui

organise les congrès mondiaux. La majorité des espérantistes sont membres de ces

groupes mais tous ne participent pas activement ; beaucoup d’entre eux paient

uniquement la cotisation et s’abonnent aux publications de ces associations. Quant à

elles, Léna et Alice, débutantes en espéranto, avouent ne pas connaître les associations,

leur expérience espérantiste se rattachant de façon prédominante aux cours de langue.

La diffusion de l’espéranto et des actualités de l’Esperantio est assuré par un

grand nombre de publications et d’émissions, la plupart en espéranto (Monato,

Kontakto, La Ondo de Esperanto), mais aussi bilingues (Le Monde de l’Espéranto, O

esperanto – lingua da fraternidade, Espéranto en marche, Horizontaal), pour permettre

aux débutants l’accès à l’information.

Les formes de participation dans le mouvement espérantiste sont diverses :

enseignement bénévole de la langue ; organisation des conférences, des réunions, des

congrès, des activités culturelles et des excursions ; publicité sur ces événements ;

orientation des nouveaux membres ou des intéressés vers l’apprentissage de

l’espéranto ; diffusion de l’espéranto à travers l’art.

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Figura 26 Diagramme de l'organisation du monde espérantiste, réalisé avec le logiciel Draw.io

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Les sources de financement incluent des cotisations individuelles ou via les

associations, des subventions de la part des autorités locales, des dons, des taxes

d’examen, des collectes de fonds pour permettre le voyage et la participation des jeunes

en difficulté financière aux congrès internationaux, les abonnements payés à certaines

revues, la mobilisation des fonds européens (il est possible, par exemple, d’attirer des

fonds par le service volontaire européen, pour couvrir les charges des jeunes

espérantistes qui travaillent dans des maisons culturelles d’espéranto ou qui participent

à l’organisation des divers événements).

Dans l’ensemble, les espérantistes trouvent que le mouvement fonctionne bien,

mais qu’il existe aussi bien des points qui pourraient être améliorés.

Figura 27 Portraits des présidents de l'UEA au siège de l'association, à Rotterdam. L'UEA est la plus importante association d'organisation du mouvement espérantiste

Les plus de l’organisation actuelle en Esperantio comprennent : le dévouement et

la passion des espérantistes dans la promotion de la langue, s’agissant notamment d’une

implication bénévole ; la solidarité, la collaboration et la confiance entre les membres,

mais aussi l’engagement social et l’œuvre charitable à l’extérieur de l’Esperantio ; la

diversité des branches et des activités proposées et la richesse du programme culturel,

auquel l’accès est généralement gratuit.

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Les minus dans le fonctionnement de ces organisations sont : la décroissance du

nombre de membres, le vieillissement du mouvement et la carence en nouvelles forces

et en nouveaux bénévoles qui reprennent l’activité de diffusion de l’espéranto ; une

certaine perte de l’esprit militant, qui met en danger la continuation du mouvement ; le

manque de publicité ; l’absence / l’offre réduite des cours pour les enfants ;

l’appropriation de l’espéranto par certaines religions.

Une plus large diffusion de la langue est suggérée comme solution au problème

du déclin numérique.

Une autre suggestion est que certaines associations devraient accompagner

davantage l’évolution du monde (« Certains membres du mouvement sont fixés dans

des choses du passé. Certaines de ces choses fonctionnent bien, mais d’autres non, parce

que le monde change. Je pense qu’on devrait réflechir sur ça » - Pedro).

En ce qui concerne le rôle de la dimension religieuse dans la diffusion de la

langue, les opinions divergent. Pedro et Felipe sont partisans de la diffusion de

l’espéranto dans les centres spirites, tandis que Rafael et Grégoire ont une vision athée /

laïque sur les voies les plus appropriées de promotion de l’espéranto.

Certains groupes ou organisations portent le nom des personnages-clés du

mouvement local - Editora Lorenz, Esperanto-Grupo Ismael Gomes Braga (les deux

personnages sont des espérantistes spiritistes brésiliens). Un autre groupe espérantiste

du Brésil est Hora da Paz (« Heure pacifique »), dont les rencontres se déroulent au

centre spirite Amor à Verdade (« Amour et Vérité ») de Santa Cruz (Rio de Janeiro).

Ces groupes entreprennent un travail social local, des actions charitables, ou mènent

diverses campagnes (contre les drogues, contre l’avortement, entre autres).

Passons maintenant au sol européen et à une autre problématique, les relations

espérantistes transfrontalières.

À la lumière des récits des interviewés sur la participation aux activités du

mouvement, nous pouvons constater que l’Esperantio se joue largement de la frontière.

Ainsi, un point saillant dans plusieurs entretiens réalisés avec des Français ou des

Belges est la participation courante des personnes aux événements espérantistes

organisés des deux côtés de la frontière franco-belge.

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Hélène, que j’ai pu rencontrer en Belgique mais qui vit en France, près de la

frontière, participe régulièrement aux réunions organisées en Belgique, comme par

exemple à la réunion de printemps des scouts verts.

Alice aussi vit à la frontière franco-belge, en France, et lorsqu’elle s’est d’abord

intéressée sur l’existence des groupes espérantistes, elle a regardé du côté belge avant

d’essayer de contacter le réseau local français.

Organisatrice du programme des excursions pendant le congrès universel de

Lille, Diane a fortement plaidé pour l’introduction, dans la liste d’activités, des

excursions en Belgique, plus précisément à Bruges, à Gand et à Bruxelles. Elle s’est

heurtée à certaines résistances et opinions selon lesquelles le congrès devait être

organisé uniquement en France, mais elle a finalement réussi à convaincre de l’intérêt

de ces excursions et de leur facilité, Lille se situant près de la frontière belge et étant

bien connecté à cellei-ci, étant donné l’eurorégion qui englobe les deux. Par contre, les

excursions à vélo que Diane avait proposées ne se sont pas retrouvées à la fin dans le

programme, à son regret, le transport en bus étant l’option préférée par les décideurs de

l’UEA.

Enfin, Grégoire m’a parlé de la collaboration entre les groupes de Lille et de

Courtrai :

On l’avait développée [la collaboration] avec le club de Courtrai, puisqu’on est voisins et que,

eux, en principe, ils parlent flamand et que nous, on parle français, donc c’était tout à fait

intéressant. On se réunissait deux fois par an, on visitait un musée et puis on mangeait ensemble,

mais j’avoue que depuis quelques années c’est plutôt en sommeil. Donc les gens de Courtrai

continuent à nous inviter à un week-end qu’ils font au mois d’avril dans les Ardennes flamands,

et nous on les invite parfois, par exemple, il y avait quelqu’un qui était venu à Arras, mais en ce

moment on peut dire que c’est un petit peu en sommeil par rapport à ce qui se passait il y a sept-

huit ans, je dirais.

D’autres frontières sont brisées par les réseaux sociaux, où les espérantistent se

rencontrent, se connaissent et échangent.

Deux projets très intéressants mais relativement peu connus sont Maklerejo et

Eklaboru, dont le but est d’agréger de façon concrète les intérêtes des espérantistes.

Ceux-ci peuvent, sur ces réseaux, offrir ou demander des emplois ou des services –

souvent de traduction -, publier gratuitement des petites annonces, mais aussi

(re)trouver des amis.

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La confiance en des personnes qu’on n’a jamais rencontrées et dont on sait

uniquement qu’ils sont espérantistes est l’apanage du monde espérantophone.

L’acquisition de cette langue passe pour une garantie de l’idéalisme, il n’existe alors pas

de réserve quant à embaucher / travailler pour un étranger ou laisser à la disposition de

celui-ci son logement. Les « étrangers » ne sont pas des « étrangers » que dans le sens

où il n’y a pas eu de rencontre préalable entre eux ; ils se considèrent en fait

« samideanoj », d’où le sentiment communautaire solidaire et la confiance mutuelle.

L’espéranto aide à développer des réseaux d’aide internationale et à offrir des

opportunités aux moins privilégiés. Lucas m’a ainsi parlé de l’école Bona Espero de

Alto Paraiso de Goias du Brésil. Là-bas, quelques espérantistes brésiliens ont fondé en

1957 une école pour des enfants orphelins ou provenant des familles au statut socio-

économique précaire, école qui comprenait aussi une ferme d’agriculture écologique

produisant la nourriture de subsistance de la communauté scolaire. Pendant plus de

cinquante ans, plusieurs générations d’enfants ont bénéficié de la chance d’une

instruction et d’une vie décentes, qui dans leur milieu d’origine leur auraient été

refusées, et ont pu recevoir en même temps l’aide de plusieurs associations

espérantistes, inclusivement étrangères, l’outil de communication entre les enfants

bénéficiaires du projet et les volontaires étant l’espéranto. Le programme s’est terminé

en 2013, après avoir atteint ses buts d’amélioration de la situation socio-économique au

niveau local. Le bâtiment de l’école sert actuellement de centre d’activités,

d’événements ou de conférences portant sur l’espéranto, l’écologie et le développement

durable.

À la tête de l’organisation des jeunes espérantistes brésiliens, Lucas envisage

d’entreprendre des actions similaires dans des favelas ou dans d’autres zones

défavorisées. Il considère que l’espéranto faciliterait l’insertion des jeunes provenant de

ces communautés dans la communauté mondiale.

Gustavo a été un des bénéficiaires de ce programme. Il a été « ambassadeur

culturel » du Brésil au 100ème congrès mondial d’espéranto, où il a fait des exposés sur

son pays. De retour au Brésil, il a présenté à la communauté espérantiste locale son

expérience européenne. Grâce aux réseaux sociaux, beaucoup d’autres jeunes ont pu

voir ses photos et ses récits de voyages et se sont enthousiasmés pour ce programme

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d’échange culturel et pour l’espéranto. Certains ont intégré à la suite l’Esperantio.

Gustavo est en faveur de cette promotion pratique :

Un projet très intéressant de l’espéranto dans le monde est la promotion culturelle adressée aux

jeunes. Je suis une preuve de ce travail. Quand j’ai voyagé pour la première fois à l’étranger, ce

fut grâce à la langue et j’ai été soutenu financièrement en entier par des groupes d’espéranto.

C’est quelque chose qui promeut l’espéranto et qui la diffuse sur le vif (« na vivência »). [...] Ça

m’a beaucoup aidé parce qu’avec mes propres moyens je peux faire trop peu.

Souvent, la promotion de l’espéranto dans le monde part d’initiatives

individuelles, qui reçoivent rapidement le soutien de la communauté espérantophone.

Ainsi, Lotte par exemple est diffuseure de l’espéranto dans le Timor oriental, où elle

diffuse la langue et l’enseigne bénévolement aux intéressés. En plus, grâce à son travail

de collecte de fonds, deux des ses élèves ont pu voyager en Europe en 2015, comme

représentants du Timor oriental au Congrès universel d’espéranto. Elle s’intéresse aussi,

entre autres, aux mouvements espérantistes africain et indonésien, sur lesquels elle fait

de la recherche, dont elle diffuse ensuite les résultats, tant en Esperantio qu’en dehors de

celui-ci, dans les milieux académiques.

Enfin, Frank aussi est passionné par la dissémination de l’espéranto à travers le

monde. Il a initié une campagne de « mise sur le marché » bhoutanais de sa « (chère)

langue espéranto » (« surmerkatigi nian (karan) lingvon en Butano »), en recevant

l’aide des espérantistes pour répandre ce projet sur les réseaux sociaux. Un petit film de

présentation de la langue a été créé et envoyé sur Facebook23, sous forme publicitaire, à

des jeunes Bouthanais âgés de 17 à 30 ans. Suite à cette campagne, une cinquantaine de

jeunes se sont inscrits dans le groupe qui leur a été proposé pour apprendre l’espéranto.

Au terme de cette brève incursion dans la promotion de l’espéranto à travers le

monde, nous voyons une multitude d’associations et d’organisations qui s’y adonnent,

témoignant d’une passion particulière pour la langue, mais aussi d’un fort engagement

social, charitable ou écologiste. Plusieurs aspects sont à améliorer, notamment du côté

de la faible adhésion des nouveux membres. Avec l’expansion dynamique dans des

nouvelles régions, l’Esperantio peut toutefois entrevoir un futur durable, tant pour soi-

même que pour le monde en général.

23 https://www.facebook.com/915876621864679/posts/931309206988087

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3.6. Représentations imagées sur l’espéranto

Cette dernière partie de l’analyse des données montre des dessins, des photos ou

d’autres manifestations artistiques concernant l’espéranto. Elle se veut une carte

mentale des représentations autour de cette langue-culture, lesquelles constituent un

exercice imaginatif complexe, étant donné que les langues en général sont rattachées

uniquement à l’expression verbale et non pas à une expression picturale ou artistique.

Ces images sont décortiquées à la lumière des explications fournies par les

espérantistes.

Figura 28

Le premier dessin (Figura 28) appartient à Alice et est accompagné de son

explication (en original en espéranto) sur le contenu : « Bouquet de mots qui représente

pour moi ESPÉRANTO. Mais je suis curieuse et avide de nouveautés, c’est pourquoi je

l’apprends. ». Le dessin proprement dit est réalisé en vert, couleur de l’espéranto, avec

des teintes de jaune et de rouge. Le bouquet comprend sept attributs (de gauche à

droite) : « mystérieux » / « mystérieuses » (l’espéranto possède la même forme pour les

deux genres et Alice ne spécifie pas à quoi / à qui elle rattache cette épithète) ;

« quelques utilisateurs » ; « étranges » ; « vieux » ; « secte » ; « ancien » ; « difficile » ;

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« glace ». Cela est tout à fait cohérent avec les mots qu’elle a prononcé au tout début de

l’entretien, lorsqu’elle a été invitée à exprimer les mots et les images qui lui venaient à

l’esprit en pensant à l’espéranto : « sectaire, vieux et mystérieux ». Alice est donc

fascinée par le côté énigmatique de cette langue, qui répond à sa curiosité naturelle. Le

fait d’écrire les mots du bouquet et la légende en espéranto alors qu’elle est débutante

témoigne de sa forte volonté de pratiquer la langue.

Enfin, un aspect intéressant et oxymorique dans son dessin est l’association entre

la plante verte, généralement symbole de la jeunesse, et des mots tels que « vieux » et

« ancien ».

Figura 29

Le deuxième dessin a été réalisé par Pedro. Il est aussi légendé (en original en

portugais) : « J’ai esssayé de représenter les cinq continents unis ». Le dessin représente

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une étoile verte à cinq branches. C’est d’ailleurs l’idéogramme le plus connu de

l’espéranto, ce qui témoigne de la connaissance et de l’appropriation des symboles de

l’espéranto par le dessinateur. À chacune des cinq extrémités de l’étoile, Pedro a ajouté,

avec des couleurs différentes, des figures humaines des deux sexes. Il m’a expliqué

qu’il avait pensé à la capacité de l’espéranto de réunir des personnes très différentes de

tous les coins du monde.

Figura 30

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La dernière image est une photo envoyée par Gustavo, avec son explication (en

original en portugais24) :

Cette photo, qui est quelque chose de bien réel, représente en fait beaucoup plus. Dans cette

image, il y a des personnes de tous les continents et à la différence de discuter sur la faim ou sur

la guerre dans le Monde, comme il arrive quand des personnes des divers pays se rencontrent,

nous sommes en train de jouer au jeu du loup [« pique-pega »] et au cache-cache [« pique-

esconde »]. Nous sommes en train de nous amuser et de vivre ce qu’il y a de meilleur en

Espéranto : « La Internacia Amikeco », ou L’Amitié Internationale.

Par rapport à la diversité des joueurs, cette image m’a rappelé la rencontre des

quelques représentants de l’Association mondiale espérantiste de football, des différents

continents, au congrès de Lille, où ils allaient disputer un match contre le Sahara de

l’Ouest25.

Enfin, d’autres interviewés ont précisé ne pas se sentir doués pour le dessin,

mais ils ont décrit verbalement l’image qui leur venait à l’esprit :

Moi je pense par exemple à une colombe, une colombe de la paix, ou des enfants qui se tiennent

par la main, qui font une ronde, autour de la Terre. (Léna)

Peut-être je dessinerais un groupe de gens de toutes les nationalités qui vont quelque part à vélo.

Et puis, j’aurais mis, le chemin aurait été un tout petit peu en pante. (Diane)

Ce sont des images et des symboles de la paix, de la diversité, de la rencontre, du

voyage et du sport. Elles sont teintées d’une vision lumineuse et optimiste et gardent

l’esprit de la pensée homaraniste et de l’idéalisme.

Felipe, quant à lui, a préféré exposer une image acoustique de l’espéranto, en

chantant l’hymne La espero, qu’il a ensuite traduit en portugais et complété par des

plusieurs explications et réflexions. Ainsi, en analysant le texte de La Espero, qui parle

de l’harmonie apportée par l’espéranto dans un monde éternellemnt en guerre, Felipe

fait référence aux conflits actuels du Moyen Orient et à la crise des migrants en Europe,

en montrant la nécessité d’une langue neutre en tant qu’instrument de rapprochement

humain :

24 « Essa foto, o que algo bem mais real, representa muito mais. Nesta imagem existem pessoas de todos os continentes e ao contrário de estarmos discutindo sobre a fome ou guerra no Mundo como acontece quando se reúnem pessoas de diversos países, estávamos brincando de pique-pega e pique-esconde. Estavamos se divertindo e vivendo o que há de melhor no Esperanto: “La Internacia Amikeco” ou A Amizade Internacional. » 25https://www.facebook.com/SelektitaroDeEsperanto/photos/a.395869963907334.1073741827.395863567241307/462778373883159/?type=3&theater

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À travers l’espéranto, nous allons dépasser ces barrières qui divident. [...] L’heure est venue,

d’un fondement linguistique neutre, de se comprendre les uns les autres. [...] Ce sentiment

d’amitié, de fraternité, de rapprochement, les espérantistes l’éprouvent bien.

Passionné par le chant, Felipe mentionne son projet de fonder un chœur

d’espéranto. Il n’est d’ailleurs pas le seul Carioca à répandre l’espéranto à travers la

musique ou à travers d’autres formes artistiques. Pendant les campagnes publicitaires de

diffusion de la langue, d’autres artistes espérantistes se costument et interprètent par

exemple Carmen Miranda ou Charlie Chaplin, en incitant les curieux à s’approcher et

apprendre sur l’espéranto.

Figura 31

Figura 32

D’autres représentations imagées de cette langue sont enfins contenues dans les

logos des diverses associations espérantistes, voir ci-haut (Figura 31, Figura 32) l’exemple

du logo des scouts verts espérantistes (Verdaj Skoltoj), conçu par les enfants.

Finalement, au vu de toutes ces représentations, nous pouvons remarquer

l’inclusion des éléments linguistiques mais aussi extra-linguistiques, renvoyant à

l’idéologie pacifique et écologiste. En effet, tous les dessins sont complétés par des

légendes explicatives. La couleur prédominante est le vert, mais elle n’est jamais

exclusive, étant complétée par d’autres couleurs (inclusivement des couleurs de peau).

Les représentations sur l’espéranto peuvent aussi prendre une forme artistique, souvent

relevant des domaines de la musique ou du spectacle et étant utilisées pour la promotion

et la diffusion de la langue à des nouveaux publics.

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Discussion des résultats

L’espéranto constitue un champs riche et captivant pour le chercheur en

anthropologie culturelle qui s’intéresse aux relations entre la langue, le discours, la

culture et l’identité d’un groupe humain. Il permet de décortiquer la vie d’une

« collectivité imaginée » (Anderson, 1983), auto-constituée par l’adhésion à un projet

linguistique neutre, qui arrive à engendrer des manifestations culturelles propres.

L’approche transversale adoptée au long de la recherche a permis de mobiliser

des ressources des champs divers : études sur la mémoire ; études mondiales

transnationales ; sociolinguistique ; philologie ; sémiotique ; sciences de la

communication ; études culturelles ; anthropologie.

Au début de ce travail, j’étais partie sur des idées un peu fortes concernant les

spécificités et les distinctivités entre les cultures espéranto dans les trois pays. Lors de la

première participation à une réunion espérantiste - la rencontre organisée en Belgique

par les scouts verts-, j’ai observé, entre autres, des penchants vers les options

écologistes et végétariennes ou vers les discussions sur des thématiques de démocratie

linguistique, que je ne pensais pas aller rencontrer au Brésil, ou au moins pas au même

dégré qu’en Europe. Au congrès universel de Lille, j’ai constaté la promotion de « la

langue internationale équitable », ce que j’ai rattaché en première instance

exclusivement aux discours publics français. Tout au contraire, j’ai découvert avec

l’expérience de terrain que ce n’étaient pas des apanages belges, français ou ouest-

européens, mais que ces idées étaient tout aussi présentes et répandues dans les discours

et les thématiques des congrès espérantistes brésiliens. Quelques exemples parmi tant

d’autres : le congrès national de 2016 de Manaus, centré sur la communication verte et

le développement durable ; la grande portion des végétariens entre les espérantistes

brésiliens, souvent sous l’influence de la philosophie spiritiste ; une « soif » universelle

d’équité linguistique, rencontrée sur tous les terrains, indépendamment de sa langue

primaire.

Je croyais au début aller voir en filigrane des constantes culturelles françaises,

belges ou brésiliennes. Graduellement, à mesure que je participais aux activités

proposées par les espérantistes, je me suis rendu compte que le rattachement à son pays

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d’origine ou à sa culture n’est pas une valeur prégnante et définitoire des cultures de

l’espéranto et qu’il peut exister à des dégrés différents. Au terme du travail de terrain,

j’ai constaté que les diverses valeurs et pratiques culturelles des espérantistes sont en

fait influencées par bien d’autres facteurs : âge, formation, expérience dans le

mouvement, option religieuse, politique ou d’autre nature.

À la différence des cultures et d’identités nationales, où l’on est immergé dès la

naissance, l’espéranto représente une option personnelle et détermine un engagement

particulier. Il existe certes des espérantophones natifs, mais dans une proportion

minoritaire par rapport à l’ensemble de la communauté espérantophone. Souvent, la

propension pour l’espéranto est motivée par une vision cosmopolite ou par

l’insatisfaction à propos du quotidien. En effet, les espérantistes aiment bien l’étranger,

les différences, les spécificités. Ils le renforcent souvent dans leurs discours et ils

précisent que l’espéranto ne se veut pas une langue unique, qui remplace les langues

nationales, mais une langue seconde neutre pour tout le monde.

Je ne sais pas si l’on pourrait jamais clouer les cultures de l’espéranto à des

espaces géopolitiques distincts. Les espérantistes mêmes considèrent qu’ils habitent

« Esperantio », un espace particulier et fugace qui se crée à chaque lieu ou ils se

rencontrent pour parler en espéranto. « Esperantio » est en fait un espace symbolique, en

circulation perpétuelle. Il est fascinant de pouvoir rencontrer régulièrement des

espérantistes de tous les continents grâce aux congrès universels, dont le lieu de

déroulement change chaque année. Parfois, à travers les tournées de conférences, c’est

le monde qui vient chez toi, et tu écoutes en France un Daghestanais qui te parle de son

pays, surnommé « une montagne des langues », et qui t’en montre des objets

traditionnels soigneusement emmenés avec lui, ou bien d’autres fois tu assistes depuis

un club local d’espéranto de Rio à des conférences skype avec des personnages-clés du

mouvement au niveau international.

Alors que je ne saurais parler de l’existence d’une culture espérantiste unitaire

mais de la coexistence de plusieurs pratiques culturelles, je trouve qu’il existe des

valeurs partagées par toute cette communauté linguistique : la tolérance ; l’ouverture au

dialogue ; la passion pour la langue ; l’état positif suscité par sa pratique. Les

espérantistes nouent avec l’espéranto des relations socio-affectives, au-delà du niveau

des relations fonctionnelles.

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Ces idées de la communauté espérantophone correspondent à celles de la

philosophie homaraniste. Par rapport à cette correspondance, certains espérantistes

affirment avoir changé leur vision du monde grâce aux idées espérantistes, mais

d’autres considèrent que la relation s’est plutôt nouée en direction inverse, c’est-à-dire

qu’ils sont arrivés à l’espéranto justement parce qu’ils avaient des idées similaires avec

celles professées communément à travers l’espéranto. Par l’aquisition de la langue, ils

ont à la suite pu se rencontrer et échanger avec des personnes partageant les mêmes

idéaux.

L’esprit de tolérance et la tendance à l’universalité rapprochent l’espéranto des

discours œcuméniques, faisant en sorte que l’espéranto soit parfois préféré comme outil

de communication ou de diffusion par des représentants spiritistes, mais aussi par le

pape ou par le dalai lama, entre autres. Il existe toutefois aussi bien des athées ou des

laïcs dans le mouvement espérantiste, vu sa haute perméabilité aux diverses

orientations.

Cette étude est aussi éclairante à l’égard de la construction identitaire. Pendant

les congrès ou les réunions d’espéranto, les espérantistes développent des identités

contextuelles et relationnelles différentes de celles quotidiennes. Loin d’être imuables,

les identités possèdent une dimension processuelle, tout comme la culture ; elles

s’actualisent selon le contexte. C’est ainsi qu’un espérantiste de Leuven, qui est membre

de la Ligue flamande d’espéranto, va se présenter aux réunions mondiales comme

espérantiste de la Belgique (bien que la Belgique ne compte pas véritablement une

association nationale d’espéranto).

De plus, puisque les espérantistes évoquent souvent l’« Esperantio », on pourrait

s’interroger s’il ne s’agit pas dans ce cas d’une identité espérantiste diasporique, issue

du sentiment d’appartenance à une communauté sans terre fixe, dispersée à travers le

monde.

La cohésion entre les membres du mouvement est assurée par la préservation de

la langue dans sa forme d’origine, telle qu’elle a été conçue par Zamenhof, et aussi par

une défense concertée contre les diverses critiques portant sur l’espéranto. À cela

viennent s’ajouter la solidarité mise en place dans des pays en voie de développement,

pour faciliter l’intégration et la participation des personnes défavorisées aux rencontres

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internationales, et l’hospitalité universelle - condition de la paix perpétuelle de Kant – à

travers Pasporta Servo.

En ce qui concerne les limites de cette recherche, elles ont été dictées

premièrement par les vastes étendues visées, rapportées au temps restreint disponible

pour ces terrains. Ainsi, les deux premières rencontres espérantistes auxquelles j’ai

participé - la réunion organisée par les scouts verts belges et le congrès universel de

Lille -, ont été très offrantes du point de vue de la diversité des profils des participants,

mais aussi très courtes pour démarrer des entretiens en profondeur. Avec la participation

régulière aux cours de langue et aux activités organisées par les clubs locaux

d’espéranto de Rio et de Lille, j’ai eu une perspective plus approfondie. Je me suis

focalisée sur l’étude de la vie espérantiste dans ces villes et quelquefois dans leur

proximité, lorsqu’il y avait des événements marquants. Par contre, quant à la vie

culturelle espérantiste dans d’autres régions de ces pays, je la connais uniquement par

l’intermédiaire des récits d’autres espérantistes.

Aussi, bien que j’aie connu des cas intéressants des espérantistes fraçais et

belges habitant au Brésil ou des espérantistes brésiliens habitant en Europe, je n’ai pas

pu étudier d’une façon approfondie leurs histoires de l’expérience interculturelle, à

cause des mobilités toujours en marche des deux côtés.

Au long de l’étude, les perspectives se sont élargies en revanche par la rencontre

des espérantistes du Timor oriental, de l’Argentine, de l’Espagne et de l’Allemagne,

montrant des nouvelles facettes de l’Esperantio.

Ce travail a également été un « voyage de découverte méthodologique ». À

travers les diverses approches appliquées dans la construction et le traitement des

données, j’ai essayé de surprendre des instantanés de la vie espérantiste et puis

graduellement de les regrouper et synthétiser de manière illustrative, afin d’offrir une

vue d’ensemble sur ce monde complexe.

Enfin, un grand merci à tous les participants de cette recherche.

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Annexes

Guide d’entretien

0. Identification de l’interviewé

Nom :

Age :

Scolarité / Formation :

Occupation actuelle :

1. Représentations sur l’espéranto

Quand vous pensez à « l’espéranto », quels mots et quelles images viennent à votre

esprit ?

2. L’espéranto dans votre quotidien

Sur votre premier contact avec l’espéranto : comment l'avez-vous connu et qu’est-ce qui

vous a motivé à participer à une rencontre du mouvement espérantiste ?

Actuellement, qu’est-ce qui vous motive à rester dans ce mouvement ?

Quelle est la dynamique des rencontres et des congrès espérantistes ? Quels sont les

thèmes discutés ? Qu’est-ce que vous appréciez / qu’est-ce que vous n’appréciez pas

pendant ces rencontres ?

Quelles sont les influences de l’espéranto sur votre quotidien ? La participation dans le

mouvement influence-t-elle ou est-elle influencée par d’autres sphères de votre journée

habituelle, par exemple, votre alimentation, vêtements, diète, style de vie, croyances et

valeurs, etc. ?

En un mot, qu’est-ce que l’espéranto représente dans votre vie ?

2. La langue espéranto

Considérez-vous que vous parliez déjà l’espéranto ? Depuis quand l’étudiez-vous ?

Quelles sont les principales facilités et difficultés que vous rencontrez / avez rencontrées

en apprenant cette langue ?

Dans quelles situations et avec qui pratiquez-vous la conversation et l’écriture en

espéranto ?

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Y a-t-il des situations où l’espéranto ne rend pas compte de ce que vous voulez

transmettre ? Lesquelles ?

La pratique de l’espéranto a-t-elle apporté quelque chose de nouveau dans votre

compréhension du monde ?

3. Organisations pour la promotion de l’espéranto en France et leurs connexions

Aux travaux de quels groupes ou associations participez-vous ou avez-vous participé ?

Quelles différences apporte l’espéranto dans ces institutions ou associations ?

Quels autres groupes et associations connaissez-vous à Lille, en France ou dans le

monde ?

Avez-vous participé directement à l’organisation du mouvement espérantiste ? Sous

quelle forme ?

Vous intéressez-vous à savoir ou savez-vous comment les groupes et les associations

s’organisent et obtiennent leur financement?

Comme participant, comment percevez-vous l’intégration des organisations pour la

promotion de l’espéranto à Lille, en France et dans le monde ? Qu’est-ce qui fonctionne

bien et qu’est-ce qui pourrait être amélioré ?

4. Considérations finales

Aimeriez-vous ajouter quelque chose que vous considérez important sur le mouvement

espéranto qui n’a pas encore été évoqué dans notre entretien ?

Aimeriez-vous dessiner une représentation sur « espéranto » ?

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Chronogramme du terrain

- avril 2015 – début d’apprentissage de l’espéranto avec le logiciel lernu.net ;

inscription à l’Association universelle d'Espéranto (Universala Esperanto-Asocio, UEA)

et abonnement à la revue mensuelle Esperanto.

- 8-10 mai 2015 – participation au Congrès d’Espéranto de Printemps (PEKO), organisé

par les scouts verts espérantistes (Verdaj Skoltoj) au Domaine de Mozet, en Belgique ;

entretiens semi-directifs avec l’administrateur des scouts, avec deux scouts et avec

d’autres participants de la réunion ; observation participante. Les activités proposées

pendant la réunion incluent des cours de langues (espéranto, espagnol), des excursions

guidées, des soirées de filmes, une pièce de théâtre et la bierfaradon – atelier de

fabrication artisanale de la bière. Identification de quelques profils espérantistes –

l’écologiste, le voyageur (le programme d’hébergement gratuit entre les espérantistes,

Pasporta Servo), le végétarien, l’amateur d’art.

- 26 juillet 2015 – participation à la foire informative du 100ème Congrès Mondial

d’Espéranto, organisé à Lille (25 juillet-1er août 2015) ; à peu près 120 associations

espérantistes présentes à la foire ; brefs entretiens et établissement de contact avec des

représentants d'EDE (Europe-Démocratie-Espéranto), de BEL (la Ligue brésilienne

d’espéranto), de BEJO (L’Organisation brésilienne espérantiste de la jeunesse), de

l’Association spirite Lorenz (société éditoriale qui a pour but de diffuser l’espéranto

parmi les spiritistes et le spiritisme parmi les espérantistes), de TEVA (L’Association

végétarienne espérantiste mondiale) et de TEFA (L’Association mondiale espérantiste

de football). À la foire étaient aussi présentes, entre autres, les associations espérantistes

des numismates, des athées, des catholiques, des bouddhistes, des amis de la nature, des

cheminots, de la radio Vatican, du Rotary, de la Solidarité Europe-Afrique, des

Citoyens du monde (Mondcivitanoj), de l’UNESCO.

- 17 octobre 2015 – participation à la rencontre du groupe espérantiste de Porto

Carreiro-Neto et à une conférence sur l’espéranto dans un centre spirite de Jacarepaguá.

L’intervenant est le réalisateur de l’émission Esperanto, la Lingvo de Frateco

(Espéranto, la langue de la fraternité) à Radio Rio de Janeiro (radio spirite). Il parle sur

l’espéranto et les lois morales, en s’appuyant sur la doctrine de Kardek.

- octobre-décembre 2015 – participation aux activités organisées par la Coopérative

Culturelle d’Espéranto de Rio de Janeiro : cours de langues ; conférences ; programmes

artistiques ; visites guidées de la ville ; le Jour de Zamenhof (15 décembre).

- 15 novembre 2015 – participation à la rencontre espérantiste de la Zone de l’Ouest,

organisée à Realengo.

- novembre / décembre 2015 – entretiens semi-structurés avec le professeur d’espéranto

de la Coopérative et avec l’actuel président de la même.

- 22-26 janvier 2015 – le 51ème Congrès brésilien d’espéranto, organisé à Manaus, en

Amasonie. Thématique du congrès : La communication verte. Quelle langue

internationale doit utiliser un monde soutenable ? Mon visa est expiré et je peux pas y

aller ; je regarde en ligne le programme et les communications du congrès.

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- janvier 2016 – entretien réalisé avec un espérantiste débutant.

- mars 2016 – je commence le terrain français par la participation aux cours

hebdomadaires d’espéranto, qui se déroulent les mardis soirs, à l’Université de Lille 3.

- avril 2016 – l’ambassadeur brésilien de l’espéranto au Congrès de Lille répond par

écrit aux questions de l’entretien, puisqu’on n’a pas réussi à se rencontrer au Brésil.

- 1er mai 2016 – participation à l’Assemblée générale d’Espéranto-Nord de 2016, à

Arras

- mai 2016 – entretiens avec l’enseignant du cours d’espéranto, ancien président du club

Lille-Villeneuve-Espéranto, actuel président du Groupe des enseignants

espérantophones ; entretiens avec deux collègues du cours.

- 18 mai 2016 – conférence d’un journaliste daghestanais à Lille, portant sur le thème

« Le Daghestan, entre l’Europe et l’Asie : géographie, histoire et contemporanéité ». La

conférence est organisée à la Maison régionale de l´environnement et des solidarités

(MRES), comme beaucoup d’autres réunions espérantistes du club local.

- juin 2016 – entretien avec une enseignante d’espéranto de Lille.

- 18 juin 2016 – je passe à la MRES de Lille l’examen du 2ème degré de l’Institut

Français d'Espéranto ; test préliminaire de grammaire ; les autres parties du test sont

axées sur « La première brochure de Zamenhof » et sur des publications et des

rencontres espérantistes, mais il y a aussi souvent l’option de s’exprimer sur des sujets

plus généraux (voyages, la vie actuelle, etc.) ; après-midi et soirée agréables avec les

membres du club local d’espéranto, jeux de société.

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Résumé – français, anglais, portugais

Bien qu’un nombre considérable d’études soient dernièrement consacrées à l’espéranto, celles-ci

s’arrêtent dans leur grande majorité à la dimension linguistique, notamment au caractère propédeutique de

cette langue. Les aspects culturels et identitaires sont omis, en négligeant le fait que, si l’espéranto est

actuellement la langue construite la plus parlée au monde, elle doit en grande mesure son succès à la

personnalité de son créateur, Ludwik Zamenhof. Celui-ci a formulé une philosophie appelée

« homaranisme », par laquelle il concevait l’humanité comme une grande famille, indépendamment de

l’origine ethnique, de la religion ou de la langue parlée des individus. L’espéranto surgit justement de son

désir d’union de la famille humaine, dans le contexte de la montée des nationalismes à la fin du XIXème

siècle. Depuis, il est devenu langue de diffusion de nombreuses idéologies, qui y voient un instrument

propice à leur expansion. Actuellement, il compte des locuteurs répandus sur tous les cinq continents

habitables. Cette recherche analyse les cultures espérantistes française, belge et brésilienne, en mettant en

regard l’adaptation locale de l’espéranto et les constructions identitaires et culturelles internationales,

favorisées par les congrès annuels mondiaux d’espéranto. À travers l’étude participative et la

méthodologie qualitative, divers profils d’espérantistes sont analysés afin d’offrir une perspective

complexe sur le monde espérantophone.

Mots-clés : espéranto, langue, culture, discours, idéologie, identité, méthodologie participative

Abstract

Although a great number of studies have been carried out on Esperanto lately, they usually address the

linguistic aspect and particularly the propaedeutic value of Esperanto. The identity and cultural issues are

being overlooked, neglecting the fact that its current status of world’s most widely spoken constructed

language owes much to the personality of its creator, Ludwik Zamenhof. He developed the

‘Homaranismo’, a philosophy that considers humanity as a great family, regardless of ethnic background,

religion or native language. Esperanto arose expressly from his desire of a united human family, in the

context the 19th century’s rising nationalisms. It has since become vehicular language of many ideologies

that see it as a suitable tool for their expansion. Nowadays, Esperanto is spoken on five continents. This

research focuses on the Esperanto cultures in France, Belgium and Brazil, highlighting both local

adaptations and international identity and cultural building, fostered through yearly world congresses. By

means of participatory study and qualitative data analysis, light is shed on various Esperantist profiles,

aiming for a complex view on Esperantio.

Key words : Esperanto, language, culture, discourse, ideology, identity, participative methodology

Resumo

Embora o esperanto tenha feito objeto de vários estudos ultimamente, a atenção tem sido dirigida

predominantemente para o aspeto lingüístico e para o valor propedêutico da língua. As dimensões

identitárias e culturais tenham sido ignoradas, esquecendo-se de que o uso atual do esperanto como a

língua artificial mais falada no mundo deve-se em grande medida à personalidade do seu criador, Ludwik

Zamenhof. Ele desenvolveu uma filosofia chamada de « homaranismo », concebendo a humanidade como

uma grande família, independentemente da origem étnica, da religião ou da língua materna. O esperanto

surgiu justamente do seu desejo de uma família humana unida, no contexto dos nacionalismos

exacerbados do século 19. Tornou-se desde então língua veicular de várias ideologias, que o vêem como

uma ferramenta apropriada para a divulgação. Atualmente, o esperanto está sendo falado nos cinco

continentes. Essa pesquisa foca nas culturas esperantistas francesa, belga e brasileira, destacando

traduções locais e construções culturais e identitárias internacionais, fomentadas por congressos mundiais

anuais. Através do estudo participativo e da análise qualitativa, vários perfis esperantistas estão sendo

esquissados, a fim de oferecer uma perspectiva detalhada sobre o mundo esperantista.

Palavras-chave: esperanto, língua, cultura, discurso, ideologia, identidade, metodologia participativa