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Debate L’Etat, l’action publique et la sociologie des champs 1 VINCENT DUBOIS Universit e de Strasbourg L’un des paris analytiques propos e par Pierre Bourdieu dans ses cours au coll ege de France consiste a saisir l’Etat au travers de ses actes. Du plus trivial acte bureaucratique (comme l’octroi d’une carte d’identit e ou d’une allocation de ch^ omage) aux « d ecisions » qui peuvent transformer durablement tout un secteur de la vie sociale (comme la r eforme du cr edit et de l’aide au logement), ces « actes d’Etat » supposent la concentration d’un ensemble de capitaux accumul es tout au long de la gen ese de l’Etat pour ^ etre efficacement accomplis, et r ealisent en retour la force de l’Etat. Cette force est mat erielle (l’octroi de ressources) ou physique (la coercition, mise en avant notamment par Weber). Elle est aussi indissociablement symbolique, ce que l’on voit tr es directement dans les actes de nomination qui consistent a octroyer, certifier et officialiser un statut (celui de citoyen national ou de ch^ omeur), ou, de fac ßon plus g en erale, dans la diffusion sous de multiples formes d’un nomos erig e en principe l egitime de repr esentation du monde social, comme lorsque la substitution de l’aide a la personne a l’aide a la pierre en mati ere de logement promeut l’individuel contre le collectif, et ent erine la pr edominance d’une logique de march e. De tels actes s’inscrivent dans la structure des positions et des relations de ceux qui, en les effectuant, se fondent sur le « pouvoir de l’Etat » en m^ eme temps qu’ils lui donnent corps. Cette structure, c’est celle du champ bureaucratique, et plus largement celle des espaces o u s’op ere l’affrontement r egl e (par l’Etat) des positions et des points de vue, et qui, comme les commissions au sein desquelles sont construits et trait es les probl emes d’Etat, fondent le travail de l egitimation et d’universalisation gr^ ace auquel peut op erer la magie d’Etat. Saisir l’Etat par ses actes : une telle perspective s’inscrit dans une tentative de d epasse- ment de tout un ensemble de divisions scolastiques et/ou li ees a la vision d’Etat, opposant la gen ese a la structure, la structure au processus et a l’action, la soci et e civile a l’Etat ou encore l’administration au politique. Dans le champ acad emique, et singuli erement en science politique, ces fausses oppositions sont reproduites dans une division du travail scientifique qui s epare en trois sp ecialit es distinctes l’Etat, l’administration et les politiques publiques. La r eflexion propos ee ici prolonge cette tentative de d epassement, en envisa- geant les politiques publiques comme une classe particuli ere d’« actes d’Etat », ce qui conduit a lire Sur l’Etat sous l’angle de sa contribution a une sociologie de l’action publique. Plus pr ecis ement, nous voudrions montrer comment la th eorie des champs peut permettre d’objectiver les syst emes de relations dans lesquels les politiques etatiques con- sid er ees comme actes d’Etat sont elabor ees et l egitim ees, et ainsi fonder sociologiquement 1 Ce texte reprend des el ements plus amplement d evelopp es dans un ouvrage collectif a para ^ ıtre sous la direction de M. Hilgers et E. Mangez. Swiss Political Science Review 20(1): 25–30 doi:10.1111/spsr.12088 © 2014 Swiss Political Science Association

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Debate

L’Etat, l’action publique et la sociologie des champs1

VINCENT DUBOIS

Universit�e de Strasbourg

L’un des paris analytiques propos�e par Pierre Bourdieu dans ses cours au coll�ege deFrance consiste �a saisir l’Etat au travers de ses actes. Du plus trivial acte bureaucratique(comme l’octroi d’une carte d’identit�e ou d’une allocation de chomage) aux « d�ecisions »qui peuvent transformer durablement tout un secteur de la vie sociale (comme la r�eformedu cr�edit et de l’aide au logement), ces « actes d’Etat » supposent la concentration d’unensemble de capitaux accumul�es tout au long de la gen�ese de l’Etat pour etre efficacementaccomplis, et r�ealisent en retour la force de l’Etat. Cette force est mat�erielle (l’octroi deressources) ou physique (la coercition, mise en avant notamment par Weber). Elle estaussi indissociablement symbolique, ce que l’on voit tr�es directement dans les actes denomination qui consistent �a octroyer, certifier et officialiser un statut (celui de citoyennational ou de chomeur), ou, de fac�on plus g�en�erale, dans la diffusion sous de multiplesformes d’un nomos �erig�e en principe l�egitime de repr�esentation du monde social, commelorsque la substitution de l’aide �a la personne �a l’aide �a la pierre en mati�ere de logementpromeut l’individuel contre le collectif, et ent�erine la pr�edominance d’une logique demarch�e. De tels actes s’inscrivent dans la structure des positions et des relations de ceuxqui, en les effectuant, se fondent sur le « pouvoir de l’Etat » en meme temps qu’ils luidonnent corps. Cette structure, c’est celle du champ bureaucratique, et plus largementcelle des espaces o�u s’op�ere l’affrontement r�egl�e (par l’Etat) des positions et des points devue, et qui, comme les commissions au sein desquelles sont construits et trait�es lesprobl�emes d’Etat, fondent le travail de l�egitimation et d’universalisation grace auquel peutop�erer la magie d’Etat.

Saisir l’Etat par ses actes : une telle perspective s’inscrit dans une tentative de d�epasse-ment de tout un ensemble de divisions scolastiques et/ou li�ees �a la vision d’Etat, opposantla gen�ese �a la structure, la structure au processus et �a l’action, la soci�et�e civile �a l’Etat ouencore l’administration au politique. Dans le champ acad�emique, et singuli�erement enscience politique, ces fausses oppositions sont reproduites dans une division du travailscientifique qui s�epare en trois sp�ecialit�es distinctes l’Etat, l’administration et les politiquespubliques. La r�eflexion propos�ee ici prolonge cette tentative de d�epassement, en envisa-geant les politiques publiques comme une classe particuli�ere d’« actes d’Etat », ce quiconduit �a lire Sur l’Etat sous l’angle de sa contribution �a une sociologie de l’actionpublique. Plus pr�ecis�ement, nous voudrions montrer comment la th�eorie des champs peutpermettre d’objectiver les syst�emes de relations dans lesquels les politiques �etatiques con-sid�er�ees comme actes d’Etat sont �elabor�ees et l�egitim�ees, et ainsi fonder sociologiquement

1Ce texte reprend des �el�ements plus amplement d�evelopp�es dans un ouvrage collectif �a paraıtre sous la direction

de M. Hilgers et E. Mangez.

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une approche des politiques publiques n’oubliant pas l’Etat qui les produit (state policies)et, pour une part, se d�efinit par le fait de les produire (policy state).

L’espace de production des politiques �etatiques

L’analyse des politiques publiques ne manque pas de notions pour rendre compte dessyst�emes de relations entre les acteurs qui contribuent �a la fabrication des politiques.L’analyse des r�eseaux de politiques publiques (policy networks), d�evelopp�ee d’abord auxEtats-Unis puis largement diffus�ee dans la litt�erature internationale, a donn�e lieu �a touteune s�erie de d�eclinaisons, policy community, issue network, iron triangle, advocacy coalitionou encore epistemic community. Les travaux francophones issus de l’analyse strat�egique deMichel Crozier ou de l’approche par les r�ef�erentiels formul�ee par Pierre Muller et BrunoJobert ont quant �a eux d�evelopp�e une r�eflexion en termes de syst�eme d’action pour lespremiers, et de secteur pour les seconds. On ne peut se livrer ici �a un examen critique deces diff�erentes notions. On remarquera simplement que leur foisonnement tranche singu-li�erement avec l’absence quasi-compl�ete dans les travaux sur les politiques publiques duconcept de champ tel que l’a construit Pierre Bourdieu. Notre proposition dans cet articleest que ce concept peut pourtant s’av�erer particuli�erement pr�ecieux pour appr�ehenderl’action publique d’un point de vue sociologiquement et empiriquement rigoureux.

Sa mobilisation pour reconstituer l’espace de production d’une politique repose sur unpostulat qui rompt tant avec les conceptions classiques de l’action publique comme fruitd’une « volont�e », d’une d�ecision et-ou d’un cheminement rationnel qu’avec les analyses quiy voient un effet d’interaction contingent — garbage can model — ou d’id�ees consid�er�eescomme matrices de l’action. Il consiste �a consid�erer l’action publique comme le produit despratiques et repr�esentations des agents qui y sont engag�es, ces pratiques et repr�esentations�etant d�etermin�ees par la position objective de ces agents, et donc par la structure des relationsqui les unissent. En permettant d’objectiver la structure de ces positions, des prises depositions correspondantes, et de ces relations, l’analyse en termes de champ permet de r�ev�elerce qui fonde socialement une politique et, partant, d’en fournir une analyse sociologique.

Ce postulat conduit �a formuler deux hypoth�eses de base. Reprenant l’un des axiomes dela sociologie des champs qui pose une relation d’homologie entre les positions et les prisesde position, la premi�ere consiste �a rapporter les options et orientations concurrentes dansla d�efinition d’une politique (baisser les charges patronales ou r�eduire le temps de travailpour favoriser l’emploi; pr�ef�erer la route ou le chemin de fer) aux positions et int�erets deceux qui les d�efendent (repr�esentants des employeurs ou hauts fonctionnaires et expertsmilitants du minist�ere de l’Emploi; lobbyistes de l’industrie automobile ou �elus �ecologistes).Une seconde hypoth�ese, plus originale et rarement mise �a l’�epreuve empiriquement,consiste �a �etablir la correspondance entre le contenu d’une politique (son orientation, sonstyle) et la structure relationnelle de l’espace des agents engag�es dans sa production. C’estcette hypoth�ese que l’on propose de d�evelopper en consid�erant une politique commel’objectivation d’un �etat provisoire du rapport de forces au sein du champ de luttes pour lad�efinition l�egitime de cette intervention.

C’est ce dont Pierre Bourdieu a donn�e un exemple dans son travail sur le logement, enanalysant l’espace des positions et prises de position au principe de la production des poli-tiques en la mati�ere. Cette analyse est relativement peu cit�ee dans les travaux mobilisant lasociologie de Bourdieu, et moins encore par les analystes des politiques publiques. PierreBourdieu y revient cependant tr�es fr�equemment dans Sur l’Etat, non seulement parce queles cours du coll�ege de France co€ıncident avec la finalisation de cette enquete (dont les

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r�esultats ont �et�e publi�es pour la premi�ere fois en 1990 dans un num�ero d’Actes de larecheche en sciences sociales), mais parce qu’au del�a de son objet sp�ecialis�e qui peutparaıtre technique, elle est l’occasion de croiser un grand nombre des questions quiforment l’armature de sa sociologie de l’Etat. Pour en rester �a l’angle qui est plus sp�ecifi-quement celui de cet article, l’�etude de la dynamique des concurrences et des alliances quiaboutit �a la r�eforme de la politique du logement nous semble constituer une r�ef�erencecentrale pour une sociologie positionnelle et relationnelle de l’action publique.

Pierre Bourdieu montre comment le changement de la valeur des capitaux au sein duchamp bureaucratique dans la seconde moiti�e des ann�ees 1970 permet �a une alliance con-joncturelle de jeunes techniciens sortis de l’�ecole Polytechnique et de jeunes administrateursdes finances sortis de l’Ecole nationale d’administration de l’emporter sur les positionsant�erieurement �etablies dans le domaine des politiques du logement, fonctionnaires duminist�ere de l’Equipement, �elus locaux et repr�esentants des soci�et�es d’�economie mixte. Lespremiers peuvent ainsi imposer la vision « moderne » et « lib�erale » attach�ee �a leur positionet �a leurs int�erets propres, rel�eguant au rang d’« archa€ısmes » les conceptions des seconds.On comprend ainsi les fondements sociaux autant qu’id�eologiques du d�eclin de « l’aide �a lapierre » au profit de « l’aide �a la personne », traduction technique d’une individualisationde la question du logement (le soutien financier des m�enages plus que la construction delogements collectifs), r�ev�elatrice d’une premi�ere amorce du tournant n�eo-lib�eral.

Cet exemple montre que l’apport de la sociologie des champs �a l’analyse de l’action publi-que va bien au-del�a de la simple morphologie des groupes dirigeants, l’�elite des « d�ecideurs »dont il s’agirait seulement d’�etablir les propri�et�es sociales. Il s’agit bien plus de montrer ceque les propri�et�es des agents et la logique de leurs relations induisent en termes de prises deposition, c’est-�a-dire indissociablement de productions symboliques (expertises, construc-tions id�eologiques, visions du monde l�egitim�ees) et de pratiques d’intervention (lois, r�egle-ments, d�ecisions budg�etaires, r�eformes, constructions institutionnelles, allocations deressources, etc.). On voit �egalement que cet usage va bien au-del�a d’une forme un peu sophi-stiqu�ee de marxisme �a laquelle ses critiques r�eduisent souvent la sociologie des champs. Ceque montre en l’occurrence la mobilisation empirique de cette sociologie, c’est que le champde production d’une politique est rarement r�eductible au reflet m�ecanique d’un rapport declasse, et que les dominants aux positions a priori acquises n’ont pas toujours par avancepartie gagn�ee. L’une des caract�eristiques fr�equentes d’un tel champ est d’etre composite : desfonctionnaires dont les positions hi�erarchiques, les g�en�erations, les corps et institutionsd’appartenance sont diff�erentes, des experts, des repr�esentants professionnels, syndicaux, etd’int�erets divers, etc. Cela autorise des jeux d’alliances dont les retournements peuvent expli-quer les changements d’orientation. On voit donc enfin que l’objectivation de la structured’un tel champ ne conduit pas �a une vision fixiste d’un ordre immuable dont la reproductionconsisterait en une reconduction �a l’identique. Rendre compte de ces �etats successifs permetau contraire, en identifiant les d�eplacements des rapports de forces, de mieux comprendre deschangements politiques qu’on ne saurait pas plus imputer aux « volont�es » individuelles desd�ecideurs qu’�a une simple « adaptation » des choix publics �a l’�evolution objective dessituations sur lesquelles ils portent ou �a l’expression directe des int�erets de groupes ext�erieursau champ bureaucratique.

Questionner l’action publique au prisme de la notion de champ

La perspective dont on vient de r�esumer les principaux fondements conduit �a proposer unensemble d’interrogations qui permettent �a la fois de controler la rigueur de l’usage du

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concept de champ et de le faire fonctionner comme outil pour la formulation d’hypoth�eses�a vis�ee empirique. On partira de cinq questions classiques de la sociologie des champs quel’on reformulera en les appliquant �a l’espace de production des politiques publiques.

Un champ se constitue en d�efinissant un enjeu qui lui est sp�ecifique, irr�eductible �a ceuxdes autres champs. Une premi�ere question consiste donc �a �etablir quel enjeu sp�ecifiel’espace de production d’une politique. On peut y r�epondre en posant qu’il s’agit dupouvoir de r�egler une sph�ere particuli�ere de pratiques (immigration, logement, �education,sant�e, etc.), par la mobilisation de ressources (financi�eres, juridiques, administratives, etc.)propres �a une institution publique (un gouvernement national, une collectivit�e locale,l’Union europ�eenne, etc.), ou li�ee aux pouvoirs publics (une agence melant public et priv�e,un organisme para-public, une association financ�ee sur fonds publics, un organisme des�ecurit�e sociale, etc.).

Comment, en second lieu, d�efinir et d�elimiter cet espace ? Comme pour n’importe quelchamp, la d�efinition de ses contours ne peut etre pos�ee a priori, mais r�esulte de la recon-struction r�ealis�ee dans l’enquete. Dans sa recherche sur la politique du logement, PierreBourdieu part de l’identification de ceux qu’il appelle les agents efficients, �a partir des posi-tions institutionnelles, d’une analyse r�eputationnelle, d’un rep�erage des prises de position,qui sert de base �a la reconstitution syst�ematique de l’ensemble par recoupements etcompl�ements successifs. Dans bien des cas, les commissions ad hoc constitu�ees autour d’unprobl�eme ou d’un domaine particulier peuvent etre analys�ees comme l’objectivation dunoyau dur du champ concern�e et faire �a ce titre l’objet d’une enquete particuli�ere. C’estpar exemple ce qu’on a propos�e en reconstituant la formation d’un espace l�egitime d’�elabo-ration des politiques culturelles en France dans les ann�ees 1960 �a partir des commissionsculturelles du Plan. Ici comme ailleurs, voire ici plus qu’ailleurs, la d�efinition des limites duchamp est un enjeu de lutte puisqu’en l’occurrence « en etre ou pas » correspond �a l’obten-tion ou non d’une reconnaissance officielle �a intervenir dans la r�egulation d’une sph�ered’activit�e et �a la potentialit�e d’y contribuer effectivement. On a ainsi pu �etablir comment etpour quelles raisons, de mani�ere contre intuitive, les artistes ont �et�e dans un premier tempsrel�egu�es hors du champ de production des politiques culturelles.

L’existence d’un champ suppose un degr�e d’autonomie en dec��a duquel un champ cessede fonctionner comme tel, en �etant soumis �a des logiques qui lui sont ext�erieures.Sur l’Etat en fournit de nombreuses illustrations : loin des d�ebats th�eoriques de la traditionmarxiste sur l’autonomie de l’Etat par rapport aux classes dominantes, la sociologie deschamps invite �a restituer empiriquement les configurations historiques des rapports deforces internes �a chaque champ et des chances respectives de leurs diff�erentes fractions �apeser sur l’orientation des politiques. Elle invite de mani�ere compl�ementaire �a �etablir l’�etatdes champs politique et bureaucratique qui d�etermine les possibilit�es d’alliance et les typesd’�echange avec ces diff�erentes fractions, la r�egulation de leur acc�es diff�erenci�e aux lieux depouvoir et aux ressources publiques, la capacit�e ou la propension �a s’imposer �a elles ou �aconvertir leurs revendications en politique officielle.

Quatri�eme question : quels sont les principes d’opposition qui structurent le champ de pro-duction d’une politique ? La r�eponse est �a �etablir en chaque cas, mais on peut n�eanmoinsd�egager quelques principes r�ecurrents. Le pole des agents qui pr�etendent avec succ�esrepr�esenter l’int�eret g�en�eral (e.g. grands commis de l’�Etat, « personnalit�es qualifi�ees »)s’oppose �a celui qui regroupe ceux qui sont rabattus vers la d�efense d’int�erets particuliers(e.g. repr�esentants de syndicats professionnels, �elus locaux) cette opposition pouvantrecouper celle qui s�epare les agents g�en�eralistes des sp�ecialistes sectoriels. Les deux principesde l�egitimit�e concurrents de la comp�etence et de la l�egitimit�e politique opposent les experts

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aux �elus, dans un jeu de d�el�egitimation crois�ee des « technocrates » qui s’arrogeraient le pou-voir contre les « politiciens » avant tout soucieux de leur r�e�election. Au sein du champ bu-reaucratique, on observe g�en�eralement la combinaison entre des oppositions hi�erarchiquesverticales (Etat central vs collectivit�es locales, hauts fonctionnaires vs petits fonctionnaires),des oppositions fonctionnelles (e.g. administrations financi�eres vs administrationsd�epensi�eres) et des concurrences institutionnelles entre « fiefs bureaucratiques » d�efendantdes int�erets et des orientations divergents. Au niveau des agents individuels, cela correspond�a des concurrences entre types de capitaux bureaucratiques, li�ees aussi �a des oppositionsg�en�erationnelles : exp�erience vs technique; comp�etences internes et maıtrise des r�egles du jeu,juridiques ou pratiques vs comp�etences sectorielles, transposables hors bureaucratie.

Ces principes d’opposition se combinent �a des principes de regroupement et de solida-rit�e, comme celle, classique, qu’on observe entre membres des grands corps dans la hauteadministration franc�aise. Ils rendent souvent strat�egiques les positions interm�ediaires quis’�etablissent �a l’interface de ces polarit�es, comme les « m�ediateurs » kdans l’analyse deJobert et Muller, les experts multipositionn�es, les syndicalistes professionnalis�es proches desmilieux administratifs, les mobiles d’une administration �a l’autre, ou les « pantoufleurs »pass�es du public au priv�e. Ils rendent �egalement strat�egiques les espaces interm�ediaires,colloques, think tanks et ces « lieux neutres » de la « production de l’id�eologie dominan-te » analys�es par Bourdieu et Boltanski o�u patrons et fonctionnaires, experts et syndical-istes, ou �elus de diff�erents bords se retrouvent et �elaborent un langage commun.

Quels sont, enfin — cinqui�eme question — les produits de ces concurrences ? Il s’agitdes mani�eres politiquement l�egitim�ees de voir (objectiv�ees par exemple dans des discours,des rapports officiels) et de traiter (mat�erialis�ees dans des dispositifs, des r�eformes) un« probl�eme » ou une sph�ere d’activit�e. Ces produits sont l�egitim�es de mani�ere formelle, en�etant endoss�es par un agent d�etenteur de l’autorit�e politique (un maire, un ministre) ousanctionn�es par un vote. Ils sont aussi l�egitim�es par la logique meme de fonctionnementdu champ, par le respect des proc�edures, par la revendication d’une comp�etence techniqueou scientifique, par l’accumulation d’un capital symbolique, par le recours �a l’opinion pu-blique, par la concertation plus ou moins mise en sc�ene ou la confrontation r�egl�ee despoints de vue concurrents propre �a la production d’un consensus plus ou moins illusoire— �a l’instar de ce qui se d�eroule dans les commissions dont on parlait plus haut, v�eritablestechnologies de pouvoir en tant que machines �a produire de la l�egitimit�e.

La sociologie des champs permet ainsi de comprendre le produit (la politique publique)et, ce qui est central en la mati�ere, les conditions et modalit�es de sa l�egitimation. Cettesociologie est discut�ee, notamment par ceux qui opposent la fluidit�e des relations effectives(interactions) �a la plus grande stabilit�e des relations obectives (syst�emes de position), ou lesdynamiques de coop�eration aux dynamiques de lutte et de domination. L’objet de cetarticle �etait toutefois moins d’engager une telle discussion que d’inciter �a mobiliser cettesociologie dans un domaine, l’analyse des politiques publiques, o�u elle demeure presquetotalement ignor�ee, au profit de notions ad hoc sociologiquement beaucoup plus discuta-bles. C’est la raison pour laquelle penser en termes de champ nous paraıt constituer un pasd�ecisif pour progresser vers une analyse sociologiquement cons�equente de l’action publi-que. On l’a vu ici en se situant, comme le fait Bourdieu dans son analyse de la politiquedu logement, au niveau de l’espace sp�ecifiquement constitu�ee autour de la productiond’une politique. Cette approche n’�epuise pas, loin s’en faut, les usages possibles du conceptde champ qui peut �egalement permettre, �a un deuxi�eme niveau, l’analyse des relations entreles champs ou fractions de champs mobilis�es dans la conduite d’une politique. Au-del�ad’un usage seulement monographique de la notion de champ, il s’agit cette fois d’�etablir

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des (syst�emes de) relations entre des (syst�emes de) relations. C’est plus largement en celaqu’une sociologie de l’action publique ainsi conc�ue rejoint la sociologie de l’Etat consid�er�ecomme un « m�eta champ » qui, grace �a l’accumulation des ressources disponibles dans lesdiff�erents champs, peut en retour intervenir dans chacun d’eux.

Vincent Dubois est professeur de science politique �a l’Institut d’�etudes politiques de l’Universit�e de Strasbourg,

membre du laboratoire SAGE (UMR 7363). Ses travaux portent sur la sociologie de l’action publique en mati�ere

de culture et de langue ainsi que de protection sociale et d’emploi. adresse pour correspondance : MISHA - 5, All�ee

du G�en�eral Rouvillois CS 50008 – F-67083 Strasbourg, France. Email: [email protected]

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