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Debate L’ Etat selon Pierre Bourdieu : une monopolisation de l’universel REMI LENOIR Universit e de Paris 1 On sait les r eserves de Pierre Bourdieu a l’ egard des notions qui d esignent les collectifs, que ce soit, par exemple, la famille traditionnelle qu’il d enomme plut^ ot la maison, les professions ou encore des institutions comme l’ Eglise qu’il analyse en termes de champ. Mais ses r eticences n’ont peut-^ etre jamais et e aussi fortes qu’ a propos de l’ Etat au point de s’ ^ etre interdit d’utiliser le mot pendant les nombreuses ann ees (plus de 20 ans) o u il en etu- diait pourtant les composantes, et d’avoir privil egi e l’analyse des fondements sociaux de ce qu’il appelle la « pens ee d’ Etat ». Cette « coupure » et non pas ce rejet d’avec le lan- gage ordinaire ne r esulte pas d’un souci d’hygi ene linguistique, mais de ce qu’implique le travail scientifique : une v eritable conversion de pens ee. La notion d’ Etat (« l’ Etat » a pris telle mesure), Bourdieu utilisait souvent la formule, est une « st enographie » pour nom- mer ce qu’il appelle le « champ bureaucratique ». Aussi, « le travail de sociologue, dans ce cas particulier [celui de l’ Etat], consiste a essayer de se r eapproprier ces cat egories de la pens ee d’ Etat que l’ Etat a produites et inculqu ees en chacun de nous, qui se sont produites en m^ eme temps que l’ Etat se produisait et que nous appliquons a toutes choses, et en par- ticulier a l’ Etat pour penser l’ Etat, en sorte que l’ Etat reste l’impens e, le principe impens e de la plupart de nos pens ees, y compris sur l’ Etat » (173). La probl ematique elabor ee par Bourdieu concernant l’ Etat s’inscrit en continuit e avec l’ensemble de ses etudes 1 qui portent moins sur l’ Etat que sur la division du travail social de domination et du probl eme propre a la classe dominante, celui de sa division interne entre les fractions intellectuelle et economique et de l’invention des formes plus ou moins institu ees de conciliation de leurs int er^ ets sp ecifiques et antagonistes. Ces derniers corres- pondent aux deux esp eces de capital, capital culturel et capital economique, qui fonction- nent comme autant de conditions n ecessaires pour participer au champ du pouvoir et qui ont chacune leurs lois d’accumulation, de gestion et de transmission. C’est pourquoi il mettait en garde contre l’emploi de la notion m^ eme de « classe dominante », car elle par- ticipait, selon lui, de la repr esentation r ealiste et unitaire du pouvoir. Il se r ef erait a ce pro- pos a la triade dum ezilienne, bien exprim ee par les trois concepts de la symbolique m edi evale de la soci et e, bellatores, oratores, laboratores : dans toutes les soci et es, a fortiori dans les soci et es diff erenci ees, les d etenteurs des diff erentes formes de pouvoir sont tou- jours en lutte pour maintenir et accro ^ ıtre la valeur des esp eces de capital qu’ils d etiennent. Aussi, l’objet du travail de Bourdieu sur l’ Etat porte-t-il moins sur « ceux qui gouver- nent », la population de ceux qui « exercent» le pouvoir, celui-ci etant souvent d efini 1 Il n’est ici pas possible de citer l’ensemble de ces travaux, pour une discussion d’ensemble, cf. Lenoir (2012). Swiss Political Science Review 20(1): 9–13 doi:10.1111/spsr.12085 © 2014 Swiss Political Science Association

L'État selon Pierre Bourdieu : une monopolisation de l'universel

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Debate

L’�Etat selon Pierre Bourdieu : une monopolisationde l’universel

REMI LENOIR

Universit�e de Paris 1

On sait les r�eserves de Pierre Bourdieu �a l’�egard des notions qui d�esignent les collectifs,que ce soit, par exemple, la famille traditionnelle qu’il d�enomme plutot la maison, lesprofessions ou encore des institutions comme l’�Eglise qu’il analyse en termes de champ.Mais ses r�eticences n’ont peut-etre jamais �et�e aussi fortes qu’�a propos de l’�Etat au point des’etre interdit d’utiliser le mot pendant les nombreuses ann�ees (plus de 20 ans) o�u il en �etu-diait pourtant les composantes, et d’avoir privil�egi�e l’analyse des fondements sociaux de cequ’il appelle la « pens�ee d’�Etat ». Cette « coupure » – et non pas ce rejet – d’avec le lan-gage ordinaire ne r�esulte pas d’un souci d’hygi�ene linguistique, mais de ce qu’implique letravail scientifique : une v�eritable conversion de pens�ee. La notion d’�Etat (« l’�Etat » a pristelle mesure…), Bourdieu utilisait souvent la formule, est une « st�enographie » pour nom-mer ce qu’il appelle le « champ bureaucratique ». Aussi, « le travail de sociologue, dans cecas particulier [celui de l’�Etat], consiste �a essayer de se r�eapproprier ces cat�egories de lapens�ee d’�Etat que l’�Etat a produites et inculqu�ees en chacun de nous, qui se sont produitesen meme temps que l’�Etat se produisait et que nous appliquons �a toutes choses, et en par-ticulier �a l’�Etat pour penser l’�Etat, en sorte que l’�Etat reste l’impens�e, le principe impens�ede la plupart de nos pens�ees, y compris sur l’�Etat » (173).

La probl�ematique �elabor�ee par Bourdieu concernant l’�Etat s’inscrit en continuit�e avecl’ensemble de ses �etudes1 qui portent moins sur l’�Etat que sur la division du travail socialde domination et du probl�eme propre �a la classe dominante, celui de sa division interneentre les fractions intellectuelle et �economique et de l’invention des formes plus ou moinsinstitu�ees de conciliation de leurs int�erets sp�ecifiques et antagonistes. Ces derniers corres-pondent aux deux esp�eces de capital, capital culturel et capital �economique, qui fonction-nent comme autant de conditions n�ecessaires pour participer au champ du pouvoir et quiont chacune leurs lois d’accumulation, de gestion et de transmission. C’est pourquoi ilmettait en garde contre l’emploi de la notion meme de « classe dominante », car elle par-ticipait, selon lui, de la repr�esentation r�ealiste et unitaire du pouvoir. Il se r�ef�erait �a ce pro-pos �a la triade dum�ezilienne, bien exprim�ee par les trois concepts de la symboliquem�edi�evale de la soci�et�e, bellatores, oratores, laboratores : dans toutes les soci�et�es, a fortioridans les soci�et�es diff�erenci�ees, les d�etenteurs des diff�erentes formes de pouvoir sont tou-jours en lutte pour maintenir et accroıtre la valeur des esp�eces de capital qu’ils d�etiennent.

Aussi, l’objet du travail de Bourdieu sur l’�Etat porte-t-il moins sur « ceux qui gouver-nent », la population de ceux qui « exercent» le pouvoir, celui-ci �etant souvent d�efini

1 Il n’est ici pas possible de citer l’ensemble de ces travaux, pour une discussion d’ensemble, cf. Lenoir (2012).

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comme une substance que l’on poss�ede, que sur les structures des relations qui divisent etunifient tout �a la fois ce qu’il appelle, depuis le d�ebut des ann�ees 70, le champ du pouvoiret qui ne se confond pas avec l’Etat. D’o�u les analyses minutieuses que Bourdieu fait desm�ecanismes conduisant au champ du pouvoir, notamment la socialisation familiale et lepassage par les grandes �ecoles formant la noblesse d’Etat. D’o�u aussi et, ins�eparablement,l’analyse des luttes incessantes pour la reconnaissance de la l�egitimit�e des esp�eces de capitaldans le champ du pouvoir – « les guerres de palais » – comme le rappelle l’intitul�e d’undes chapitres d’Homo academicus (1984b), « Esp�eces de capital et formes de pouvoir ».Dans ces luttes internes au champ du pouvoir, les d�etenteurs de positions �etatiques se fontles porte-parole de l’universel, un coup de force symbolique rendu possible par l’institu-tionnalisation de la d�el�egation.

L’universel

Pour rendre compte de l’�emergence de la notion d’ordre public, centrale dans l’analysemen�ee dans Sur l’Etat (78 et suiv.), Bourdieu construit un mod�ele de la gen�ese de l’�Etat,c’est-�a-dire d’une r�ealit�e irr�eductible �a la somme des �el�ements qui la constitue. C’est ce �aquoi renvoie la notion de transcendance qu’il utilise �a plusieurs reprises, le groupe �etantconstitu�e comme une totalit�e sup�erieure �a la somme de ses parties (387-390). La notion dechamp cherche �a nommer l’effet de cette sorte de m�etaphysique holistique. Avec la consti-tution de l’�Etat moderne, il y a un changement d’ordre par rapport �a l’�Etat dynastique :on passe d’une logique de fonctionnement du monde social �a une autre, d’une raison �a uneautre, de la raison domestique �a la raison d’�Etat. Pourquoi ? C’est �a la r�eponse �a cettequestion qu’est consacr�ee la gen�ese de l’�Etat en tant que principe d’un ordre « public »(par opposition �a « priv�e »).

A mesure que les soci�et�es se d�eveloppent, elles se diff�erencient en univers s�epar�es, auxfonctionnements distincts et dont les enjeux, les types de capital, se sp�ecifient. Bourdieusynth�etise �a ce propos les travaux d’historiens sur l’�emergence de ces espaces d’activit�es quis’autonomisent les uns par rapport aux autres, chacun �etant caract�eris�e par une esp�ece decapital qui constitue �a la fois la ressource et l’enjeu propres du champ : capital de forcemilitaire, capital �economique, capital culturel ou informationnel, capital juridique, capitalsymbolique. Bourdieu fait alors apparaıtre les deux traits qui caract�erisent l’�Etat moderne.D’abord un processus de concentration de ces esp�eces de capital en son sein. Meme sil’�Etat ne d�etient pas l’ensemble du capital, comme c’est le cas du capital �economique, ilconquiert peu �a peu le monopole du pouvoir sur le champ �economique, comme pour lesautres champs dans lesquels le pouvoir est plus direct. Par exemple, il d�etient le monopolede la lev�ee d’impot, de l’�emission de monnaie, et de la r�eglementation du march�e…

Ce pouvoir sur les diff�erentes esp�eces de capital est ce que Bourdieu appelle un « m�eta-capital » qui correspond �a la formation d’un espace particulier, un « m�eta-champ », �al’int�erieur duquel les agents luttent pour pouvoir controler cette esp�ece de capital – le capi-tal �etatique –, qui donne pouvoir sur les autres esp�eces de capital, c’est-�a-dire sur les autreschamps. C’est ce deuxi�eme trait qui distingue le champ �etatique des autres et participe dela reconnaissance de la l�egitimit�e de l’�Etat, de la croyance �a l’id�ee d’�Etat « commeirr�eductible �a ses incarnations ». Cette r�ef�erence �a un �Etat transcendant (qu’on retrouvenotamment dans la justice et le droit) est un pas sur le chemin de la construction de l’�Etatbureaucratique, tel qu’on le connaıt aujourd’hui, d’une construction �etatique imperson-nelle, pure et conduisant �a l’id�ee moderne d’�Etat comme entit�e abstraite et pr�e�eminenteaux int�erets particuliers, bref « m�eta ».

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Donc, �a un processus de concentration des esp�eces de capital, c’est-�a-dire un processusd’unification des march�es concernant les biens mat�eriels et symboliques produits dans lesdiff�erents champs sur un territoire donn�e, correspond un changement de logique de fonc-tionnement de la soci�et�e, un changement d’ordre, passant de ce qui �etait de l’ordre dupriv�e, de la famille, de la dynastie, des relations personnelles �a l’ordre du public, dubureaucratique, de l’impersonnel et, plus g�en�eralement, du droit rationnel (Weber), bref dece que Bourdieu, �a la suite de Kant, nomme « l’universel », constituant du meme coup cequi est de l’ordre du « priv�e » comme « particulier ». La gen�ese de l’�Etat moderne est cellede l’opposition fondamentale entre ce qui rel�eve du public (officiel) et de ce qui ressort du« priv�e » (officieux) et des oppositions qui lui sont li�ees, notamment celle entre l’universelet le particulier (61-62). La « raison d’�Etat » correspond �a l’�emergence de cet espace parti-culier, au processus d’autonomisation du champ bureaucratique �a l’int�erieur duquel la logi-que de fonctionnement est celle de la raison d’�Etat, c’est-�a-dire une logique qui n’est pascelle de la morale, de la religion, du profit �economique, de la lutte politique (politiques’opposant ici �a domestique). [Dans l’espace public], dit Bourdieu, « on devient une sortede sujet public dont la d�efinition est de servir cette r�ealit�e transcendante aux int�eretslocaux, particuliers, domestiques, qu’est l’�Etat » (313).

Ayant le monopole du pouvoir symbolique, l’�Etat est d�epositaire de l’universel. Dans lecas de la nomination, l’�Etat donne sur la personne nomm�ee une « perspective », c’est-�a-direun titre qui a valeur sur tous les march�es (meme si les cours diff�erent de l’un �a l’autre). C’esten ce sens que l’�Etat est le « lieu g�eom�etrique de toutes les perspectives possibles ». Bourdieurecourt �a propos de l’�Etat �a l’analogie de Leibniz disant de Dieu qu’il est le lieu central �a par-tir duquel s’�etablit la perspective selon laquelle la nomination et le jugement sont les seulsl�egitimement valides : l’�Etat est la seule entit�e qui a les moyens de rendre vraie sa v�erit�e car ild�etient le monopole de la reconnaissance de ce qui fait autorit�e. D’o�u l’enjeu que constitueson controle dans le champ du pouvoir.

La d�el�egation

L’analyse de Bourdieu sur l’�Etat s’appuie aussi sur la notion de d�el�egation, forg�ee d�es led�ebut des ann�ees 1980 : « C’est parce que le repr�esentant existe, parce qu’il repr�esente(action symbolique), que le groupe repr�esent�e, symbolis�e existe et qu’il fait exister en retourson repr�esentant comme repr�esentant d’un groupe », le groupe n’existant en tant que telque « s’il est dot�e d’un organe permanent de repr�esentation » (Bourdieu 1984a : 49-50).L’analyse de ce « myst�ere du minist�ere » (minist�ere en tant qu’exercice par une personned’un pouvoir qui n’est pas le sien) passe en effet par ce m�ecanisme de la d�el�egation, condi-tion de l’action collective ou, �a tout le moins, capable de se faire prendre pour collective.La d�el�egation assure une permanence, une unicit�e que le groupe en tant qu’ensemble addi-tif d’individus n’a pas. Les groupes s’arrachent au s�eriel grace �a l’institutionnalisation quiest la forme ultime et p�erenne de la d�el�egation, car le groupe n’existe que lorsqu’ils’incarne et se r�eifie, et, en meme temps, l’autorit�e que la d�el�egation incarne n’est duequ’au groupe lui-meme.

Ce processus circulaire contribue �a confondre le groupe et celui qui l’incarne, enfermantce que Bourdieu appelle un rapport de f�etichisme : la relation de d�el�egation est occult�eepar l’effet de cercle. Bourdieu prend l’exemple du fonctionnaire : celui-ci agit en tant qu’ilexerce une fonction, la fonction �etant un mandat que le groupe conf�ere �a un individu luipermettant d’agir au nom du groupe et non pas en son propre nom. Autre exemple, celuidu nom de famille. La famille transcende les membres de la famille dans la dur�ee, ce qui

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entraıne les porteurs du nom �a se d�epasser pour en perp�etuer le nom, ce qui constitue dumeme coup le groupe en tant que groupe. Les membres de la famille, en effet, conserventla valeur d’un capital qui est inscrit dans le nom : et dans la mesure o�u c’est le nom dugroupe qui fait le groupe, les membres du groupe se mobilisent pour d�efendre le nom.Dernier exemple que prend Bourdieu : le titre. Le titre est le performatif par excellence : letitre dit �a celui qui le porte qu’il doit etre �a la hauteur du titre. Le titre fac�onne celui quile porte aux yeux des autres, mais aussi �a ses propres yeux. De sorte que les titres sont desgaranties, la forme ultime de l’objectivation �etant la garantie institutionnelle.

C’est avec l’�Etat qu’apparaıt cette derni�ere comme l’attestent les rites d’institution parlesquels l’�Etat dit officiellement, publiquement d’une personne ce qu’elle est, qu’elle estmandat�ee et l�egitim�ee �a faire ce qu’elle fait. Par les titres qu’il conf�ere, l’�Etat est capablede produire des fonctions transcendantes, �eternelles, celles du collectif qui dure plus long-temps que les individus qui le composent. La nomination, la publication, l’officialisation,poursuit Bourdieu, sont des actes purs de manipulation des repr�esentations sociales. Parexemple : qu’ajoute le mariage �a la liaison si ce n’est la publication, c’est-�a-dire l’officialisa-tion, « ce qui est dit �a la face de tous » et qui est consid�er�e officiellement comme vrai ?Cet acte de « magie sociale » vaut ainsi v�erit�e, devient r�ealit�e.

Ainsi la m�etaphysique et la magie se trouvent-elles dans le monde social lui-meme et, �acet �egard, la sociologie est bien de la th�eologie dans la mesure o�u le monde social est pourune part de la magie : le fonctionnaire est l’incarnation de l’�Etat dans une personne. Memeau cœur de l’�Etat rationnel, il y a de la magie. Ce sont les rites d’institution qui produisentcette trans-substantialisation, c’est-�a-dire la croyance collective qui fait qu’un individu bio-logique est perc�u comme le repr�esentant du groupe, qui fait exister le groupe comme unseul homme et qu’un seul homme peut faire exister dans la mesure o�u le groupe existe aumoins virtuellement. D’o�u la n�ecessit�e, selon Bourdieu, de la symbolique du pouvoir, del’apparat : l’hermine, la toge, le sceptre, … sont le pouvoir �a l’�etat r�ealis�e et pas seulement�a l’�etat de signes. Bourdieu pr�ecise �a ce propos que l’apparat, la pompe n’a pas seulementpour fonction d’impressionner le peuple (Pascal), mais aussi de controler le d�el�egu�e, luirappeler qu’il ne parle pas en son nom propre, qu’il n’est pas l�a en premi�ere personne.

Selon Bourdieu, les fonctions sociales sont des « fictions », mais qui ont une r�ealit�eobjective. Ce sont des sortes de cr�eations imaginaires, collectivement homologu�ees, cons-tamment auto-v�erifi�ees : l’homologation, affirme-t-il, c’est faire exister socialement ce quiest dit (ce qui a force de loi). Comment ? La logique magique, �a la diff�erence de la logiquerationnelle, a comme propri�et�e d’agir sur le corps biologique en incarnant, en incorporantle corps social transcendant dans un corps biologique, ce que rappellent presque toutes lesm�etaphores organiques et familiales du pouvoir, mais aussi les �epreuves physiques quesubissent les agents concern�es. Sa th�ese est la suivante : si le monde social fait un si grandusage de la magie pour fonder des structures fussent les plus rationnalis�ees, c’est parce quepour obtenir des corps qu’ils se transcendent, pour devenir des corps mystiques c’est-�a-diredes corps sociaux, il doit jouer sur les ressorts les plus profonds du corps biologiquecomme il l’analyse en France �a propos de « l’ordination » d’une noblesse d’Etat par lemoyen des classes pr�eparatoires et leurs rites qui sont autant d’�epreuves et de sacrifices.

Le cours sur l’�Etat retrace donc, sans toujours le d�enommer comme tel, un processusd’institutionnalisation, mode de domination qui caract�erise les soci�et�es fortementdiff�erenci�ees, dans lesquelles les �echanges sont, pour une bonne part, assur�es selon desm�ecanismes impersonnels et la m�ediation de l’�Etat. Plus les soci�et�es se d�eveloppent et sediversifient, plus les diff�erentes esp�eces de capital tendent �a s’ins�erer dans les choses et �aprendre la forme de m�ecanismes, si bien que pour controler les esp�eces de capital, il suffit

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de controler les m�ecanismes dans lesquels elles sont investies. Aussi n’est-il plus n�ecessairede dominer par le prestige et par le travail continu d’�echanges interpersonnels qu’il impli-que, il suffit de prendre le controle et de controler les choses et les m�ecanismes qui lesdominent, pour reprendre la formule de Marx. De sorte que l’institutionnalisation a poureffet de constituer les structures objectives ind�ependamment des agents, la limite, rappelleBourdieu, �etant l’appareil dans lequel les rapports de force sont tellement institutionnalis�esqu’il n’y a plus de champ, comme c’est tendanciellement le cas lorsque les conditions quipermettent �a l’�Etat de fonctionner comme un champ, c’est-�a-dire comme lieu consensueld’affrontement d’int�erets antagonistes, ne sont plus r�eunies.

La forme orale que la transcription s’est efforc�ee de respecter n’y �etant pas �etrang�ere, lecours sur l’Etat abonde d’associations d’id�ees et de rapprochements th�ematiques, souventimprovis�es et seulement esquiss�es, que l’�ecrit et la maıtrise rh�etorique et scientifique qu’ilimplique, aurait sans doute �ecart�es. D’o�u cette impression de dispersion et de sinuosit�e,que l’on ressent parfois, in�evitable contrepartie de la vivacit�e et de l’ing�eniosit�e du propos.Cependant Bourdieu concentre bien ses analyses sur l’ordre symbolique au travers duquell’Etat se construit en fac�onnant chez les ressortissants de son territoire les structurescognitives selon lesquelles l’ordre social est perc�u et reconnu : cat�egories temporelles(chronologie), spatiales (g�eographie)… mais aussi toutes celles qui rel�event, par exemple,des modes d’identification et des formes d’individualisation qu’elles supposent, et quefabrique et ent�erine le droit. Ce n’est pas un hasard si les juristes ont partie li�ee avec l’Etatdans la d�efinition que nous lui connaissons encore et que Bourdieu a �etudi�e du point devue qui �etait le sien, celui d’un sociologue, en �etablissant les bases sociales de leurentreprise.

Qu’en est-il aujourd’hui o�u le champ �economique a �etendu son emprise dans et hors desfronti�eres �etatiques ? Les �economistes, leurs institutions, leur savoir ne seraient-ils pas lesinventeurs d’un nouvel ordre symbolique rel�eguant le droit et ses institutions – ins�eparable-ment �etatiques et politiques – au role d’instruments d’une finalit�e dont les fondements leursont, �a bien des �egards, �etrangers ?

R�ef�erences

Bourdieu, P. (1984a), « La d�el�egation et le f�etichisme politique », Actes de la recherche en sciences

sociales, 52–53: 49–55.-(1984b). Homo academicus. Paris: Minuit.

Lenoir, R. (2012). L’�Etat selon Bourdieu. Soci�et�es contemporaines, 87: 123–154.

R�emi Lenoir est professeur �em�erite de l’Universit�e Paris 1 et membre du Centre de sociologie europ�eenne. Adresse

pour correspondance: CESSP-CSE-EHESS, Bureau 506, 190-198 Avenue de France, 75013 Paris, France, T�el. +33

(0)1 4954 2092; Email: [email protected].

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