24
LA LETTRE DE L’IRMC Institut de recherche sur le Maghreb contemporain Sommaire IFRE-USR 3077 du CNRS EDITORIAL Il y a un an, fin janvier 2011, sortait la Lettre n° 5. Elle proposait au lecteur, à travers un cahier de 12 pages, l’une des premières publications collectives, non journalistique, sur la « révolution tunisienne ». Ce dossier y consignait « à chaud » la parole spontanée d’universitaires et de chercheurs. Par la suite, les n° 6 et 7 regroupèrent 25 autres témoignages, écrits avec moins d’émotion, plus de recul, croisant les regards sur la Tunisie mais aussi sur la Libye, tous deux avec l’Algérie au cœur de notre mission régionale au Maghreb. Dès le 4 février 2011, et encore jusqu’à ce jour, la programmation s’est trouvée modifiée pour privilégier tables rondes et rencontres de chercheurs sur les mutations sociales, les transitions politiques, les mouvements sociaux « en ligne ». La révolution s’est aussi manifestée dans les pratiques de la recherche : accès facilité au « terrain » et aux enquêtes, nouvelles perspectives de l’édition, tribunes et débats proposés aux universitaires, rapprochement des journalistes et des chercheurs. Dans un tel contexte, les sciences de l’Homme et de la société (SHS), auparavant contrôlées voire censurées, ont pu s’affirmer comme l’analyseur privilégié des transformations socio-politiques. Elles doivent cette capacité non pas tant à leur objet d’étude (l’homme, la société) qu’à leur statut même de « science » dans sa vocation à classer, douter, vérifier et interpréter. Car les SHS, bien que situées au cœur de l’évènement, donc de l’actualité et de l’utilité sociale, demeurent toutefois tenues de se démarquer du strict « commentaire » des faits ou de la simple analyse d’opinion. C’est en cela qu’il convient aussi, et quelques uns des articles ici présentés s’en réclament, d’accorder leur part à « l’académisme », à l’analyse des concepts et à l’investigation dite « fondamentale », cœurs de métier de nos disciplines, et condition sine qua non de leur vigilance épistémologique. Pierre-Noël DENIEUIL Directeur de l’IRMC N° 8 Bulletin trimestriel janvier - avril 2012 p. 1. EDITORIAL p. 2. PROGRAMMES DE RECHERCHE - « Mouvements sociaux en ligne face aux mutations sociopolitiques », par Sihem NAJAR - « Égaux comme les dents d’un peigne », par Stéphanie POUESSEL p. 5. AXES DE RECHERCHES : LES BOURSIERS DE LIRMC - « La croissance de la petite et moyenne entreprise privée en Algérie », par Zakia SETTI - « L’habitat informel dans la ville de Gabès (Tunisie) », par Maha ABDELHAMID p. 7. AXES DE RECHERCHES : LES ACCUEILS À LIRMC - « Civilités et incivilités dans les parcs et les jardins publics en Tunisie », par Besma LOUKIL - « Les politiques commémoratives et espace public dans l’Algérie coloniale », par Jan JANSEN - « Contestations identiques et résultats différents : les suicides par le feu de Gydel et de Sidi Bouzid », par Merouan MEKOUAR p. 9. LIEUX DE RECHERCHES p. 10. LA FORMATION À RECHERCHE - « Au CAWTAR : une expérience inédite de formation à la recherche», par Sihem NAJAR - « Ecrire en sciences sociales », par Imed MELLITI p. 12. COMPTES- RENDUS DACTIVITÉS Kmar BENDANA, Irène CARPENTIER, Gilles FERREOL, Sihem NAJAR p. 16. CHRONIQUES DE LA RÉVOLUTION TUNISIENNE Souheil ARFAOUI, Arbi DRIDI, Mohamed ELLOUMI, Houda LAROUSSI p. 20. HISTOIRE ET HISTORIENS FACE AUX MOUVEMENTS SOCIAUX Kmar BENDANA, Pierre-Noël DENIEUIL, Pierre ROSANVALLON p. 23. BIBLIOTÈQUE DE LIRMC p. 24. CALENDRIER DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE

Lettre IRMC 8

  • Upload
    mckris

  • View
    57

  • Download
    0

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Institut de recherche sur le Maghreb contemporain - Bulletin trimestriel janvier - avril 2012

Citation preview

Page 1: Lettre IRMC 8

LA LETTRE DE L’IRMC

Institut de recherche sur le Maghreb contemporain

S o m m a i r e

IFRE-USR 3077 du CNRS

E D I T O R I A L

Il y a un an, fin janvier 2011, sortait la Lettre n° 5.Elle proposait au lecteur, à travers un cahier de 12 pages,l’une des premières publications collectives, nonjournalistique, sur la « révolution tunisienne ».

Ce dossier y consignait « à chaud » la parole spontanée d’universitaireset de chercheurs. Par la suite, les n° 6 et 7 regroupèrent 25 autrestémoignages, écrits avec moins d’émotion, plus de recul, croisant lesregards sur la Tunisie mais aussi sur la Libye, tous deux avec l’Algérieau cœur de notre mission régionale au Maghreb. Dès le 4 février 2011,et encore jusqu’à ce jour, la programmation s’est trouvée modifiée pourprivilégier tables rondes et rencontres de chercheurs sur les mutationssociales, les transitions politiques, les mouvements sociaux « en ligne ».La révolution s’est aussi manifestée dans les pratiques de la recherche :accès facilité au « terrain » et aux enquêtes, nouvelles perspectives del’édition, tribunes et débats proposés aux universitaires, rapprochementdes journalistes et des chercheurs.

Dans un tel contexte, les sciences de l’Homme et de la société(SHS), auparavant contrôlées voire censurées, ont pu s’affirmer commel’analyseur privilégié des transformations socio-politiques. Ellesdoivent cette capacité non pas tant à leur objet d’étude (l’homme, lasociété) qu’à leur statut même de « science » dans sa vocation à classer,douter, vérifier et interpréter. Car les SHS, bien que situées au cœur del’évènement, donc de l’actualité et de l’utilité sociale, demeurenttoutefois tenues de se démarquer du strict « commentaire » des faits oude la simple analyse d’opinion. C’est en cela qu’il convient aussi, etquelques uns des articles ici présentés s’en réclament, d’accorder leurpart à « l’académisme », à l’analyse des concepts et à l’investigationdite « fondamentale », cœurs de métier de nos disciplines, et conditionsine qua non de leur vigilance épistémologique.

Pierre-Noël DENIEUILDirecteur de l’IRMC

N° 8

Bulletin trimestrieljanvier - avril

2 0 1 2

p. 1. EDITORIAL

p. 2. PROGRAMMES DE RECHERCHE- « Mouvements sociaux en ligne face aux mutationssociopolitiques », par Sihem NAJAR- « Égaux comme les dents d’un peigne »,par Stéphanie POUESSEL

p. 5. AXES DE RECHERCHES : LES BOURSIERS DE L’IRMC- « La croissance de la petite et moyenne entrepriseprivée en Algérie », par Zakia SETTI- « L’habitat informel dans la ville de Gabès (Tunisie) »,par Maha ABDELHAMID

p. 7. AXES DE RECHERCHES : LES ACCUEILS À L’IRMC- « Civilités et incivilités dans les parcs et les jardinspublics en Tunisie », par Besma LOUKIL- « Les politiques commémoratives et espace public dansl’Algérie coloniale », par Jan JANSEN- « Contestations identiques et résultats différents :les suicides par le feu de Gydel et de Sidi Bouzid »,par Merouan MEKOUAR

p. 9. LIEUX DE RECHERCHES

p. 10. LA FORMATION À RECHERCHE

- « Au CAWTAR : une expérience inédite de formation àla recherche», par Sihem NAJAR- « Ecrire en sciences sociales », par Imed MELLITI

p. 12. COMPTES- RENDUS D’ACTIVITÉSKmar BENDANA, Irène CARPENTIER,Gilles FERREOL, Sihem NAJAR

p. 16. CHRONIQUES DE LA RÉVOLUTION TUNISIENNESouheil ARFAOUI, Arbi DRIDI, MohamedELLOUMI, Houda LAROUSSI

p. 20. HISTOIRE ET HISTORIENS FACE AUX MOUVEMENTSSOCIAUX

Kmar BENDANA, Pierre-Noël DENIEUIL, Pierre ROSANVALLON

p. 23. BIBLIOTÈQUE DE L’IRMC

p. 24. CALENDRIER DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE

Page 2: Lettre IRMC 8

2 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

P R O G R A M M E S D E R E C H E R C H E

Dans l’objectif de contribuer à laréflexion sur les questions prioritaires qui seposent aux différentes sociétés du bassinméditerranéen, l’IRMC s’est engagé, avec lesoutien du Centre de Recherche pour leDéveloppement International (CRDI,Ottawa), à initier un débat pluridisciplinairesur le thème : « Mouvements sociaux enligne face aux mutations sociopolitiques etau processus de transition démocratique ».Ce thème sera abordé dans une perspectivecomparative lors de la troisième réunion duprogramme de recherche de l’IRMC sur « Lacommunication virtuelle par l’Internet et lestransformations des liens sociaux et desidentités en Méditerranée ».

La démarche qui sera adoptée dans lecadre de cette rencontre qui se tiendra àTunis du 12 au 14 avril 2012 tend àprivilégier une approche transdisciplinaire,en impliquant des chercheurs et desuniversitaires qui représentent les diversesdisciplines des sciences humaines etsociales : sociologues, anthropologues,politologues, juristes, spécialistes dans ledomaine des sciences de l’information et dela communication, etc. et comparative, enfaisant participer des intervenants provenantde (ou travaillant sur des) pays qui passentpar une phase de transition démocratique etde mutations sociopolitiques (la Tunisie, leMaroc, l’Egypte, la Syrie, la Libye, le Chili,la Roumanie, le Yémen, etc.).

Les travaux de cette rencontre donnerontlieu, d’une part, à la publication descommunications qui seront présentées parles différents intervenants et, d’autre part, àla mise en place d’un réseau de chercheursautour du thème relatif au rôle desmouvements sociaux en ligne dans leprocessus démocratique et les mutationssociopolitiques.

ArgumentaireLes transformations qui traversent

actuellement, à des degrés divers, les sociétésmaghrébines, arabes, méditerranéennes etautres, constituent sans conteste unebifurcation sociopolitique qui ne cesse de

susciter le débat à l’échelle locale, régionaleet internationale. Objet d’intérêt, d’inter-rogation de polémique et de controverse, detout ordre, cette bifurcation a été l’œuvre deplusieurs acteurs impliqués de manièredirecte ou indirecte, consciente ouinconsciente, apparente ou occulte dans leprocessus de transition politique proclamée« démocratique ». Parmi les protagonistes lesplus influents de ce processus sociopolitique,les militants cyber activistes ont occupé ledevant de la scène, imposant par leurperspicacité, détermination, engagement etconviction, une légitimité historique on nepeut plus indélébile.

Il n’est plus à prouver que les militantscyber activistes ont été à l’origine del’émergence d’un mouvement social àl’œuvre sur la toile numérique qui aprogressivement imposé une myriaded’espaces d’expression, de débats et derevendications, convergeant vers un espacepublic alternatif en rapport dialectique avecl’espace public matériel. C’est cette actioncommunicationnelle (Jürgen Habermas) quiest à la base du mouvement social en lignequ’il est impératif d’interroger en vue dedécrypter les logiques différentiellesimprégnant le déchaînement des potentialitéscitoyennes et politiques, jusque-là inertes, etla quête démocratique quelque peu indéciseet fluctuante.

Axe 1- Routinisation des usages sociauxdes TIC et socialisation politique etdémocratique

Il est vrai que la fracture numérique et lesinégalités en matière d’accès aux TIC engénéral et à l’Internet en particulier semanifestent au grand jour, mais il n’endemeure pas moins que l’on assiste à uneroutinisation des pratiques de l’Internet qui,en vertu des effets de sa propagation, nemanque pas de bouleverser la sphèrepublique. Même s’il est important de tenircompte des « ratés » de la révolutionnumérique qui sont privés de l’accès à

l’espace public alternatif, il ne va pas sans direque les cyber activistes et les internautesengagés, ont ceci de particulier qu’ilsreprésentent des « relais d’opinion » (ElihuKatz et Paul Lazarsfeld) très influents enmatière de mobilisation sociale et politique.Le rôle de ces « nouveaux intercesseurs »(Fabien Granjon) est nettement plus efficientdans un contexte de transition démocratique.En combinant un engagement direct sur leterrain matériel de l’action et un engagementà distance, mené sur la toile numérique, lesmilitants (dans le domaine politique, syndical,associatif, des droits de l’Homme, de l’égalitéentre les sexes…) et les cyber activistesassurent une socialisation démocratique àgrande échelle et instaurent une nouvelledonne sociopolitique.

Les mutations sociopolitiques dans despays arabes comme la Tunisie, l’Égypte et laLibye… révèlent que la socialisation politiqueet démocratique mise en œuvre sur l’espacetélématique n’est pas liée à la seule phase detransition. Il s’agit d’une action sociale quiplonge ses racines loin dans le temps enprenant des formes diverses selon lessituations et le contexte dans lesquels elles’inscrit. Cette socialisation est d’abordfondée sur une culture protestataire derevendication, hostile aux régimes totalitairesinstallés ; ensuite grâce à un travail devulgarisation (des informations relatives à ladémocratie, aux élections, aux partispolitiques…) elle acquiert les contours d’uneconfiguration pédagogique, qui finit pardiffuser une culture de contrôle et derégulation de la scène politique, indispensableà l’action et à la mobilisation sociale.

Axe 2- Espace public « virtuel », exercicede la citoyenneté et enjeux éthiques dans uncontexte de transition démocratique

Les mouvements sociaux en ligne, quijouent un rôle crucial dans lesbouleversements sociopolitiques actuels,prouvent que la toile numérique représenteaujourd’hui un nouvel espace public. Cecyber-espace contribue à la transmission desvaleurs de la citoyenneté en tant queconditions fondamentales de la mise enapplication de la démocratie, fondée surl’engagement des différents acteurs sociauxet sur leur aptitude à respecter les principesde l’égalité, et des libertés individuelles etcollectives. Ce rôle initiatique etmobilisateur joué par des acteurs politiquesdifférents (membres de partis politiques,membres d’associations, militants des droitsde l’Homme, blogueurs, universitaires…)

Mouvements sociaux en ligne face aux mutations sociopolitiques et au processus de transition démocratique

Tunis les 12-13-14 avril 2012 avec le soutien du Centre de Recherche pour le Développement International (CRDI)

Sihem NAJAR est sociologue etchercheure détachée de l’universitéTunisienne. Elle conduit à l’IRMC unprogramme intitulé : « Communicationvirtuelle par l’Internet et transforma-tions des liens sociaux et des identitésen Méditerranée ».

Page 3: Lettre IRMC 8

P R O G R A M M E S D E R E C H E R C H E

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 3

sur la toile numérique consiste à inscrire lesformes élémentaires de la citoyenneté dansle vécu quotidien des acteurs sociaux et dansleur environnement le plus immédiat. Cettevocation de mobilisation sociale etd’initiation civique que les acteurs politiquesen question se sont attribuée est d’autant plusfondamentale que le processus de transitiondémocratique est conditionné par ladisposition des acteurs sociaux à prendreconscience de leur citoyenneté moins en tantque statut qu’en tant que capacité (CatherineNeveu).

Axe 3- Mouvements sociaux en ligne,nouveaux acteurs politiques et légitimitésantagoniques

Ce qui caractérise les mouvementssociaux en ligne c’est qu’ils sont fondés surdes actions sociales qui ne sont pasdéconnectées de la réalité concrète de lacontestation sociale et des différentes formesde militantisme à la base. Cependant, laparticularité de l’Internet est d’offrir despossibilités de participation sociale etpolitique à des acteurs politiquement excluset marginalisés et n’ayant aucune qualité« représentative ». Leur initiation est certesassurée par des « habitués » de l’Internet quesont les cyber militants et les « entrepreneurspolitiques », mais aussi par leur volontéindividuelle de se réserver une place sur unespace public et citoyen alternatif. Laparticipation de ces nouveaux acteurs quibénéficient d’une plus grande visibilité prendde plus en plus d’ampleur dans un contextede transition démocratique caractérisé par lafragilité des institutions traditionnelles et laprécarité des structures et des dispositifspolitiques anciens.

Dans cette phase transitoire postrévolutionnaire, où les règles du jeu et leslégitimités des acteurs et des institutions sontnégociables, les différents modesd’expression et d’engagement citoyens surla plateforme numérique (en l’occurrence autravers des réseaux sociaux dont l’accès segénéralise de manière accrue) ne vont passans affecter le paysage politique. Ilscontribuent à restructurer les rapports entrecitoyens, élites et État. Il suffit dementionner, à titre d’exemple, laprolifération sur la plateforme facebook des

pages personnelles et/ou officielles depersonnalités politiques et de ministères quiassurent la circulation des informations et lacommunication entre les citoyens et lesleaders politiques ; la démythification desfigures politiques à travers le dialogue assurésur la toile numérique entre les citoyens etcertains leaders politiques, est alorsintroduite dans le débat public avec desquestions de société jusque-là inédites etmarginalisées. Ces nouveaux protagonistesqui s’imposent sur la scène politiqueimprovisent un nouveau mode derevendication et de critique sociale(journalisme citoyen, production de vidéos,

caricatures…) et poussent à desrenouvellements de la gestion des affairespubliques et de la planification de l’avenir.

Sur un autre plan, il est important desouligner que le processus de transitiondémocratique donne lieu à une nouvelleconfiguration sociopolitique où des acteursperdent de leur crédibilité et de leur légitimité(il s’agit en l’occurrence des figures et despartisans du système politique démoli) qu’ilscontinuent à revendiquer. D’autres acteursémergent alors et proclament une nouvelleforme de légitimité qu’ils tendent à construiresur la base à la fois d’actions protestatairesréussies et d’un projet politique etdémocratique futur. Ainsi, la toile numériqueassure, dans une large mesure, une meilleurevisibilité des nouveaux acteurs impliquésdans le processus de transition démocratique,tels que : les cyber activistes (les blogueurs etles facebookers), les femmes qui investissentl’espace publique alternatif et qui proclament,en tant que citoyenne à part entière, leur droità la participation politique, les rappeurs quisont généralement négligés par les médiastraditionnels et qui s’expriment de plus enplus à travers les réseaux sociaux, les jeunesnaguère dépolitisés qui imposent un nouveaurapport au politique et de nouvelles formes departicipation citoyenne, etc. Ces diversacteurs sont porteurs de logiques différentes,voire contradictoires, et transforment lepaysage politique dans son ensemble (lesrapports de force, les rôles et les statuts desacteurs, l’exercice de la citoyenneté, lelangage politique et les modesd’expression…).

Sihem NAJAR

L’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) estun centre de recherche en sciences humaines et sociales, à vocationrégionale, dont le siège est à Tunis. Créé en 1992, il est l’un des27 Instituts français de recherche à l’étranger (IFRE) placés sous latutelle du ministère des Affaires étrangères et européennes et, depuis2000, du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, etdu Centre national de la recherche scientifique (CNRS) dont il constitueune Unité mixte (USR 3077). Un conseil scientifique participe àl’orientation et à l’évaluation de ses activités. Un Comité mixte de suivifranco-tunisien des activités de l’IRMC se réunit chaque année.L’IRMC contribue, en partenariat avec la communauté scientifiquenotamment maghrébine et européenne, au développement de larecherche sur le Maghreb. Ses champs disciplinaires sont :anthropologie, démographie, droit, économie, études urbaines,géographie, histoire, sciences politiques, sciences sociales appliquéesaux lettres, à la philosophie et à la psychologie, sociologie. Ses programmes participent aux débats des sciences humaines etsociales dans une perspective comparée, à l’échelle régionale etinternationale. Il organise des formations doctorales, des colloques,des séminaires internationaux et des conférences. Il accueille deschercheurs, des boursiers et des stagiaires maghrébins et français, encoopération avec les institutions des pays concernés.

Sa Bibliothèque est ouverte à un large public d’universitaires,doctorants, étudiants, boursiers et stagiaires étrangers. Elle permet laconsultation sur place de livres et de revues spécialisées (plus de29000 ouvrages et 2 300 titres de revues).La valorisation de ses travaux de recherche représente aujourd’hui uncatalogue de plus d’une cinquantaine de publications collectives oud’auteurs, chez différents éditeurs (dont sa publication annuelleMaghreb et sciences sociales).

Chercheurs de I’RMC

Équipe de recherche permanente : Myriam Achour, ChirineBen Abdallah, Nadia Benalouache, Kmar Bendana, Hend Ben Othman,Irène Carpentier, Sylvie Daviet, Pierre-Noël Denieuil, Mohamed-Chérif Ferjani, Charlotte Jelidi, Sihem Najar, Stéphanie Pouessel.Chercheurs associés : Ophélie Arroues, Hassen Boubakri, Jean-PierreCassarino, Alia Gana, Abdelhamid Hénia, Nabiha Jerad, MohamedKerrou, Monia Lachheb, Houda Laroussi, Imed Melliti, Nadia Sahtout.Doctorants ou boursiers en accueil : Maha Abdelhamid,Saïd Ghedir, Nadia Kerdoud, Djaouida Lassel, Zakia Setti.Directeur : Pierre-Noël DENIEUIL. Site internet de l’IRMC : http://www.irmcmaghreb.org.

L ’ I R M C

Page 4: Lettre IRMC 8

4 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

P R O G R A M M E S D E R E C H E R C H E

L’onde de choc du « réveildémocratique » que d’aucuns appellent« arabe » touche à l’ontologie identitaire del’« Afrique du Nord » 1. Si le débat surl’« identité nationale » a été crucial pourjustifier de l’illégitimité de la colonisation,il s’est trouvé dépassé sous les traits du« mouvement culturel berbère » en Algérie etau Maroc. Dénonçant l’oubli voire le dénipolitique d’une culture et d’une languepropres à des dizaines de millions delocuteurs berbérophones, les pressions del’activisme amazigh ont porté certainsfruits - le Maroc restant un modèle (dans lesdomaines de l’enseignement, des médias, del’aménagement linguistique, etc.) - mais ontsurtout contribué à rendre la « questionberbère » légitime si ce n’est « tendance » 2.D’une culture « minoritaire » à unecomposante de l’identité officielle (cf. lestatut de la langue amazighe dans la nouvelleconstitution marocaine, juillet 2011),l’amazighité bute cependant contre unplafond de verre, ne pouvant que seconder laréférence arabo-musulmane dans des États-nations construits sur une identité une. EnLibye, où la langue amazighe est présentemais depuis toujours politiquement annihiléeau profit de l’arabe, la chute du régimeengendre tous les espoirs de la part demilitants amazighs qui ne veulent manquerune opportunité sans précédent.

Face aux orientations « arabes » desmembres du CNT, des représentants deslocuteurs amazighophones frappent auxportes de la nouvelle constitution qu’ils neconçoivent pas, dans la « Libye libre », sansune reconnaissance officielle del’amazighité, langue et culture.La constitution déjà proposée par le gouver-nement provisoire promet la « garantie desdroits de la culture amazighe, toubou ettouareg et de toutes les composantes de lasociété libyenne » (août 2011).

Afin d’obtenir une visibilitéinternationale, l’intégration des tribunes del’ONG le « Congrès Mondial Amazigh »(CMA) peut servir de soutien et depropulseur. Ses 6e assises se sont tenues àDjerba du 1er au 2 octobre 2011 et ontaccueilli une délégation libyenne sansprécédent. Parmi elle, un groupe identifiablede cinq Libyens s’est présenté comme depuistoujours doublement discriminé : à unracisme « racial », leur couleur de peau noire,s’adjoint un racisme « ethnique » etlinguistique, celui d’appartenir aux Toubous,une population qui se déploie du nord duTchad au sud de la Libye 3 et au nord-est duNiger et dont la langue, saharienne,appartient à une autre famille que les languesarabes et amazighes. Des décennies demarginalisation (tahmich) et de persécution(idtihad) jusqu’à la démolition pure et simplede villages toubous par l’État, ont mené cegroupe à des conditions de vie précaires ou àun exil dans les pays africains frontaliers(Niger, Tchad, Soudan). Ce vécu d’un doubleracisme (‘ounsouriya) cherche protectionsous les auspices de la cause berbère, « laseule qui nous défendra » (entretien2.10.2011, Djerba), car elle défend desprincipes d’égalité, de diversité et de droitsciviques jusque là inexistants en Libye.

Dans le sillage du « premier forumamazigh libyen » tenu à Tripoli les 26 et27 septembre sous le slogan « le liennational » (al lehma al wataniya), pourlequel des Toubous se sont déplacés de laprovince de Koufra, inspirés par cette lutteidentitaire reflet, l’invitation a été lancée devenir assister au 6e congrès mondial amazightenu à Djerba deux jours plus tard.

La mobilisation amazighe libyenne estintimement liée au mouvement global derevendication berbère incarné par le CMA.Certains de ses membres dirigeants voyagentdepuis plusieurs années en Libye afin decoordonner le mouvement. De cettemouvance amazighe, les premiers drapeauxamazighs, pure création du CMA (via les

militants Canariens qui y siègent), flottèrentà la chute de Kadhafi dans les régionsberbérophones (Jbel Nefoussa, Zouara,Ghadamès, etc.) et, relayés par les médiasinternationaux, provoquèrent une onde dechoc en « Afrique du Maghreb » voire plusloin, à l’image de certains Marocains qui, parce biais, prirent conscience de l’existenced’Amazighs en Libye.

Le choix de la Tunisie pour accueillir les6e assises du CMA est lié aux« renaissances berbères » tunisiennes etlibyennes. Les « invités » (autrement dit les« amis du peuple amazigh » à l’instar dugroupe d’amitié euroamazigh du parlementeuropéen) proviennent d’horizons divers :Catalans, association « les peuples desmontagnes », député corse, porte-paroled’Éva Joly, tous prônent un multiculturalismequi frôle parfois le culturalisme (comme àtravers l’expression démagogique « la chutedes murs des dictateurs arabes »). Venus parroute des confins du Sud-est de la Libye, lesToubous envisagent la cause amazighecomme leur seul recourt de protection, si cen’est comme une condition de survie : ilsmettent en garde contre leur marginalisationà l’avenir, ne veulent pas être chassés unedeuxième fois et ne demandent qu’à êtretraités comme tous citoyens libyens, comme« les dents d’un même peigne » (entretien2.09.2011, Djerba). En soutenant les requêtesdes militants amazighs, ils soutiennentl’avènement d’un Etat de droit, de justice etde liberté.

L’« amazighité » se déploie selon desconfigurations nationales différentes, aveccomme dénominateur commun aujourd’huila reconnaissance amazighe dans lesconstitutions post-révolutions. Mais au-delà,en ces moments de recomposition dessolidarités, elle est convoquée commegarantie de démocratie et de respect descultures « non officielles ». Elle offre uncréneau aux « communautés de souffrance »comme les Toubous en Libye à travers unespoir de protection envers le racismelinguistique et racial. Sous le nom et sous ledrapeau de l’amazighité, différentes causesse défendent.

Stéphanie POUESSEL

« Égaux comme les dents d’un peigne » : le racisme envers les Noirs libyens au miroir de la question amazighe

Stéphanie POUESSEL estanthropologue et chercheure postdoctorante à l’IRMC, où elle dirige leprogramme intitulé : « Le Maghreb etses « africanités » : l’identité nationaleau regard de ses « altérités » ». Elletravaille sur la question identitaire et anotamment écrit Les identitésAmazighes au Maroc, 2010, Paris,Éditions Non lieu. Elle prolonge sesrecherches sur la Libye et l’actueldébat sur la « diversité culturelle » ausein de la nouvelle constitutionlibyenne.

© amazighnews.net

1. Euphémisme militant amazigh permettant de se déroberau terme arabe « Maghreb » voire « monde arabe ».

2. Elle fait écho à la « rétrovolution » (Amselle 2010) quicaractérise notre époque : retour aux sources, à l’origine,à la tradition, à l’oralité, etc.

3. Régions libyennes de Koufra, Tazerbou, Oum Laraneb,Sebha, Oubary et Morzouk.

Page 5: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 5

A X E S D E R E C H E R C H E S : L E S B O U R S I E R S D E L ’ I R M C

Depuis la fin des années 80, l’applicationde réformes économiques a eu lieu enAlgérie, ce qui traduit de nouvellesorientations de l’économie algérienne et uneintégration dans l’économie de marché.Dans ce contexte de réformes et demutations, les entreprises privées etnotamment les PME, connaissent une netteexpansion. Cette évolution est le résultat desmesures d’incitation et d’encadrementdécidées par les pouvoirs publics, en faveurde la promotion et du développement desPME privées. Les statistiques montrent queprès de 75 % des PME recensées ont étécréées après 1993, et plus de 35 % après2000, c’est-à-dire après l’adoption desnouveaux codes de promotion et dedéveloppement des PME 1.

En raison du rôle fondamental que jouentles PME dans le processus dedéveloppement économique et social dansplusieurs pays développés, l’Algérie a placécette catégorie d’entreprises, principalementcelle du secteur privé, au centre de sespréoccupations et de ses politiquesindustrielles, la considérant commealternative au secteur public longtempsconçu comme moteur de création derichesses en dehors des hydrocarbures. Envertu de cette attention particulière, lespetites et moyennes entreprises privées sontdevenues prédominantes au sein del’économie algérienne dans la plupart dessecteurs d’activité. En effet, les dernierschiffres officiels indiquent que les PMEprivées représentent plus de 70 % des petiteset moyennes entreprises locales.

Bien que le secteur des PME privées sesoit fortement développé au cours desdernières années, ces entreprises présententtoujours des structures économiques,financières et organisationnelles jeunes etfragiles, et restent peu préparées àl’ouverture économique et à la concurrencedes entreprises étrangères très compétitives,et ce, malgré les différents dispositifs mis enplace par l’État en faveur des PME. Enoutre, ce secteur enregistre un rythme decroissance très lent (1,4 %), ce qui signifie

que les entreprises privées algériennes neparviennent pas à se transformer enmoyenne ou en grande entreprise avec lataille et l’envergure nécessaires pourparticiper avec succès au développementéconomique et social de la sociétéalgérienne. Les données montrent aussi queces entreprises, et particulièrement les pluspetites d’entre elles, enregistrent des taux derentabilité relativement élevés. Seulement,l’accumulation des profits de ces entreprisesne génère pas un processus de croissance etde développement.

Partant de ce constat de déficience, ilnous semblait intéressant de poser unquestionnement fondamental ; pourquoi lespetites et moyennes entreprises privéesalgériennes ne connaissent-elles pas unetrajectoire de dynamisme et de croissance etne parviennent-elles pas à prendre del’expansion dans leurs activitéséconomiques ?

À partir de cette étude, nous allonsappréhender ce phénomène dans uneperspective sociologique en considérantl’acteur ou l’entrepreneur algérien commeunité de base de notre analyse. Nousessayerons de comprendre pourquoi lesentrepreneurs ou dirigeants propriétaires desPME algériennes autolimitent la croissancede leur entreprise ou plus précisément necherchent-ils pas à la développer. Est-ce dûà une absence d’intention de développerl’entreprise chez ces acteurs ainsi qu’à lanature des motivations qui les ont poussés àcréer leur entreprise, telle que la sortie d’unesituation de chômage ou la recherche d’unequalité de vie meilleure ? Cette réticence audéveloppement n’est-elle pas liée au sensque donnent les entrepreneurs algériens àleur entreprise en tant que propriétéindividuelle ou familiale qui est très loin dusens de la propriété économique ?

Tout ceci, en sachant que le processus decroissance et de développement d’entreprise

comporte des risques pouvant entraînerjusqu’à la perte – totale ou partielle – del’entreprise (par le recours à des moyens telsque l’ouverture du capital, le partenariat, leprêt bancaire…) et que l’entreprise estconsidérée par les dirigeants propriétairescomme moyen de promotion et d’obtentiond’un statut social exceptionnel. Est-ce que lerôle social de l’entrepreneur assigné par sonentourage et associé à cette position socialespécifique, l’oblige à adopter descomportements qui sont loin de la rationalitééconomique ?

Ce rôle consiste surtout à répondre auxattentes de son entourage, principalementfamilial, pour protéger, d’une part, cettepropriété qui ne reflète pas seulement lestatut et la situation sociale du dirigeantpropriétaire, mais aussi de celle de toute safamille, et d’autre part, à assurer le rôle desoutien familial qui est une forme de devoiret d’obligation issue des valeurs sociales dela société algérienne. Nous pouvonségalement avancer que parmi les facteurs decette réticence à la croissance de l’entrepriseprivée algérienne, il existe celui d’uneculture de la méfiance qui s’est installéeentre l’État et l’acteur économiqueprivé, depuis la période de l’économieadministrée.

Cette série de questionnements nous amenés à formuler des hypothèses pourexpliquer ce phénomène de ralentissementde la croissance des PME privéesalgériennes : si le motif de la créationd’entreprise est celui d’une volonté de sortiedu chômage ou d’amélioration du niveau devie, l’intention de développer l’entreprise estalors absente dans la vision future desentrepreneurs. Nous avançons, par ailleurs,l’idée selon laquelle l’entrepreneur s’abstientde s’engager dans un processus dedéveloppement et de croissance par peur durisque économique qui affecterait son statutsocial et celui de toute sa famille. Enfin,nous estimons que la relation spécifique quis’est instaurée entre l’entrepreneur privé etl’État, qualifiée de prudence et de méfiance,fait que celui-ci repousse l’idée dedévelopper son entreprise car elle ne seraitque l’expression manifeste de sa richesseéconomique.

Zakia SETTI

Zakia SETTI est maître assistante ensociologie à l’université d’Alger 2 etchercheure associée au Cread. Sathèse s’intitule «Problématique de lacroissance des petites et moyennesentreprises algériennes ». Elle a rejointl’IRMC en tant que Boursière de

Moyenne Durée (BMD)*.

La problématique de croissance de la petite et moyenne entreprise privée en Algérie

* Dans le cadre de la convention de partenariat passéeentre l’IRMC et le SCAC/Ambassade de France enAlgérie.

1. Loi sur la promotion des investissements (12 - 93) 05Octobre 1993 et la loi (01 - 03) du 20 août 2001 sur ledéveloppement des investissements.

© http://niarunblog.unblog.fr.

Page 6: Lettre IRMC 8

6 Bulletin trimestriel n° 8 janvier- avril 2012

A X E S D E R E C H E R C H E S : L E S B O U R S I E R S D E L ’ I R M C

L’habitat informel dans la ville de Gabès (Tunisie) ; Extensions urbaines, marginalisationsocio-spatiale et dégradation de l’environnement

Ce travail vise à explorer en profondeurl’articulation entre trois phénomènes,souvent appréhendés séparément :L’extension urbaine qui peut donner lieu àdes formes d’habitat non autorisées, ditsinformels, la concentration spatiale de lamarginalité sociale [spatialementconcentrée] et l’extension de la ville sur desespaces ruraux productifs.

Ces différents processus sociaux etspatiaux sont à la fois en amont et en aval(cause et effet) de compétitions acharnées surles ressources (naturelles ou non) et entre descatégories sociales différentes mais dont onpeut en identifier au moins deux : les petitespaysanneries et les grands investisseursagricoles (y compris des sociétés étatiques).À ces deux « compétiteurs », il faut y ajouterla ville elle-même, grande consommatriced’eau et de sols.

Notre recherche consiste en l’explorationapprofondie de l’ensemble de ces processus,de ces phénomènes et de leurs conséquences,tant sociales que spatiales etenvironnementales. Nous prendrons lequartier informel de Zrig, situé au sud de laville de Gabès en Tunisie, comme exemple.En plus d’être un quartier informelhébergeant des centaines de familles,généralement modestes ou pauvres,originaires de Gabès, du Sud ou del’ensemble du pays, le quartier de Zrig s’estdéveloppé sur l’une des oasis de Gabès(les seuls oasis côtiers en Méditerranée), dontquelques parcelles seulement résistent encoreau phénomène. Malgré la présence decertaines familles plus aisées et ayant accèsau cercles de décisions, et malgré lalégalisation partielle mais lente de certainesparties de ce nouveau quartier, les habitantssouffrent d’un manque flagrantd’infrastructures et de services. On assistedans le même temps à la réduction très rapide

de la surface agricole oasienne. Pendant quece poumon vert se rétrécit, que l’espaceproductif se réduit et que l’agriculturevivrière et familiale des petits paysans estprogressivement marginalisée, des dizainesde nouveaux périmètres irrigués, fortementconsommateurs d’eau, se multiplient et sedéveloppent en vue de productionsprincipalement destinées à l’export.

Notre hypothèse centrale soutient que lescauses principales de la naissance desquartiers informels sont, d’une part, lescontraintes d’accès aux ressources, auxservices sociaux ainsi que les inégalitéssociales engendrées, et, d’autre part,l’exacerbation des compétitions sur lesressources naturelles entre les populationslocales, en l’occurrence entre les petitespaysanneries oasiennes et les investisseurs,qui sont notamment les nouveaux grandsproducteurs agricoles dans la plaine.

C’est donc dans cette double dimensionde marginalisation des habitants du quartieret des petits paysans de l’oasis, d’une part,et de la compétition sur les ressources,d’autre part, que le quartier informel de Zrigsera étudié et observé.

Il apparait à travers nos enquêtes que leshabitants de ce quartier sont des immigrésdes régions voisines de Gabès (Gafsa, SidiBouzid, Medenine, Tataouine…) oud’anciens résidents de centre ville quiappartiennent à une catégorie socialemodeste1. « Sommes-nous Tunisiens ? », estune question qui nous avait été posée par unhabitant de ce quartier. Logeant dans unemaison sans électricité, sans eau et sansassainissement, le chef de famille nousconfiait : « je ne travaille pas, je n’ai pasl’argent pour donner une « rachwa »(corruption). Si j’avais de l’argent j’aurais pu

accéder aux ressources nécessaires (eau etélectricité) » 2.

Les enquêtes menées après le 14 janvier,nous ont montré que les gens ont profité del’absence des autorités et se sont mis autravail pour construire leurs maisonsinformelles. Un jeune habitant en traind’édifier sa construction le justifiait ainsi :« c’est une bonne occasion car il n’y a pasd’autorité, pas de contrôles, donc j’en profitepour construire ma maison sur ma terre. Pource qui est de l’accès aux services (…) cen’est pas grave, nos stratégies seront lesmêmes, je payerai une corruption et j’auraitout » 3. Concernant la révolution, il nousaffirme que les mentalités n’ont pas changé,que les personnes sont toujours les mêmes.

Au cours des entretiens réalisés pendantnos visites à Zrig, quelques paysansattendaient vainement que la loi leurpermette de transformer leurs jardins enmaisons : « avant la révolution, lamunicipalité contrôlait trop et les autoritésétaient très sévères en matière deconstruction illégale, là c’est le vide maistous ceux qui ont construit seront punis et ilspayeront cher ». Certaines femmes ont optéaussi pour l’urbanisation : « nous ne pouvonsplus vivre de la terre4, on dépense plus qu’onne gagne, donc il faut que cette terre soit deslots pour que nos fils construisent leursmaisons ou des boutiques àlouer [...] l’essentiel c’est que nos enfantstrouvent un abri où ils puissent se protégerdans ces temps difficiles ». On comprendainsi leur incapacité à accéder aux servicesalors que la construction dans ces zones nediminue pas chaque jour.

Maha ABDELHAMID

Maha ABDELHAMID est doctoranteen géographie sociale à l’université deNanterre, Paris X. Sa thèse s’intitule« L’habitat informel dans la ville deGabès, extensions urbaines,marginalisations sociales et spatiales etdégradation de l’environnement ». Ellea rejoint l’équipe de l’IRMC pour unebourse courte durée (BCD).

© Maha Abdelhamid.

1. Ils ont acheté la terre à cet endroit car elle est moinschère, pleinement conscients de l’interdiction deconstruire qui pesait sur le terrain, mais leur permettantd’économiser les dépenses de permis de construire.

2. Entretien d’un homme âgé effectué au mois deSeptembre 2010.

3. Entretien effectué au mois de février 2011.

4. La dégradation agricole et environnementale n’est pasprise en considération, ni par les autorités, ni par lesoccupants de la terre, ni par la petite paysannerie qui aété touchée par le manque en eau, la sécheresse et leproblème de morcellement de la terre (on parleaujourd’hui de petits jardins qui ne dépassent pas les200 m2 la parcelle).

Le prix Gerd Albers délivré par l’Association Internationale des Urbanistes (AIU), a été

attribué à Morched Chabbi pour son article « Rôle et fonctions des urbanistes dans la fabrication des villes du Sud.

Le cas de Tunis (1960-2009) », publié dans l’ouvrage L’action urbaine au Maghreb. Enjeux professionnels et

politiques, sous la direction de Lamia Zaki. Cette publication est issue d’un programme de recherche collectif de

l’IRMC sur le rôle des professionnels de la ville dans l’évolution des politiques urbaines au Maroc, en Algérie et en

Tunisie.

I n f o

Page 7: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 7

A X E S D E R E C H E R C H E S : L E S A C C U E I L S À L ’ I R M C

Au Maghreb, les parcs et les jardinspublics ont été initialement installés dans lesvilles par la colonisation française et sont dece fait associés à des enjeux urbains :organisation de la ville coloniale etamélioration du cadre de vie de ses habitants.En Tunisie, l’intérêt politique pour cesespaces verts publics s’est récemment étenduet il est aujourd’hui intégré dans une politiquepublique nationale de « propreté et esthétiquede l’environnement ». Ces espaces sontconsidérés comme devant assurerl’embellissement du cadre de vie dans lemilieu urbain, où ils participent àl’amélioration du ratio d’espaces verts parhabitant. Cependant, il est fréquent que cesparcs et ces jardins publics urbains soient peuentretenus. Leur faible fréquentation par lepublic est attribuée, soit à un mauvaisentretien par les services publics, soit auxincivilités qui s’y manifestent, soit aux deuxà la fois. La situation géographique de leurterritoire d’inscription et les modes de leurconception pourraient constituer égalementdes causes de leur désertion pour des usagesquotidiens et traditionnels comme lapromenade ou le pique-nique. Quels sont lesfacteurs qui peuvent influencer l’état deconfort et d’inconfort ressenti dans les parcs ?

Notre recherche a pour objectifl’explication des relations entre les espacespublics de type parcs et jardins, les pratiquesde leurs gestion et les comportements desusagers.

Notre travail émet deux hypothèsesprincipales : Les relations entre l’espace

public et le comportement social dépendentd’une part de la gestion et se situent dans unespirale dynamique positive ou négative ;d’autre part, la domination de l’espace publicpar le pouvoir de l’Etat est un facteurd’affaiblissement de l’appropriation de cesterritoires. D’où l’importance du contrôlesocial informel.

Notre démarche de recherche jointméthodes qualitative et quantitative, analysede document et étude géographique. Cettedernière se résume à une localisation sur unecarte des parcs et des jardins du Nord-Est dela Tunisie, à leur caractérisation et à leurtypologie selon l’état d’entretien et la qualitéapparente de ces parcs. Les comportementsperçus comme incivils sont déterminés parle biais d’un entretien exploratoire. Lesrésultats de ces entretiens ont servi pourl’élaboration d’un questionnaire qui a étéréalisé auprès des usagers de trois parcs. Uncorpus d’articles de journaux sur la politiquede création et de gestion des parcs a étéanalysé. Des entretiens semi-directifs ont étéréalisés auprès des différents acteurs deproduction et de gestion des parcs et desjardins.

La thèse porte donc sur trois échellesgéographiques différentes, celle nationale enrelation avec la politique de création et degestion de ces espaces. Celle du Nord-Est dela Tunisie qui vise à déterminer la mise enplace de ces politiques publiques dans cetterégion. Enfin, une échelle régionale, celle dela région de Tunis, afin d’analyser lefonctionnement puis les multiples usages etleurs perceptions par les différents acteurs.

Cette étude se base dans sa premièrepartie sur la définition des concepts commeles incivilités et les civilités, le sentimentd’inconfort et d’insécurité dans ces espaces,la gestion et leurs interactions avec la qualitéde vie en ville.

Dans sa deuxième partie la thèseprésente et analyse les politiques publiquesdes différents acteurs de création et degestion des parcs et des jardins publics enmilieu urbain avec l’étude de cas des villes

du Nord-Est de la Tunisie. Cette partie aaussi pour objectif d’évaluer descaractéristiques de ces espaces et de leurrépartition géographique et l’explication desfacteurs influant leur implantation dansl’espace urbain.

La recherche essaye de déterminer dansla troisième et dernière partie les différentscomportements perçus comme civils etincivils, c’est à dire portant atteinte aux bienset aux propriétés. La thèse détermine ensuiteles facteurs explicatifs du sentimentd’inconfort ressenti dans ces espaces.

Les résultats obtenus de cette recherchenous poussent à repenser le rôle del’entretien en tant que facteur déclencheur decertains comportements portant atteinte à laqualité de l’espace public. L’espace publicne pourra donc pas être maintenu sans unepratique d’entretien qui agit au bon momentet qui prend en considération le maintien desaménités pour les usagers.

La gravité des incivilités fait que cescomportements portent atteinte à la qualitéde vie en milieu urbain. En effet, malgré leurcaractère infra pénal, les incivilités sontl’une des causes de l’augmentation dusentiment d’inconfort dans l’espace public.

La mainmise des acteurs du pouvoir surles espaces publics est une autre explicationau développement des incivilités à travers lemanque ou l’absence d’appropriation de cesespaces par les usagers. En effet, les parcs etles jardins publics, comme les autres espacespublics urbains, sont des symboles despouvoirs politiques qui les gouvernent. Selonla majorité des cas étudiés, la politique decréation et de gestion des parcs et des jardinspublics semble être devenue surtout un outildes pouvoirs politiques étatiques et urbains.

Cette thèse nous permet de contribuer àmieux comprendre les espaces de natureaménagée en ville dans un pays en voie dedéveloppement comme la Tunisie. Paropposition à la majorité des pays du Sud, lapréservation des espaces publics de parcs etde jardins en ville est devenue unepréoccupation des pouvoirs publics enTunisie. Cependant cette politique semblemaintenir une inégalité de moyens financiersentre les différents services municipaux etles usagers des quartiers de la région urbaine.

Les finalités écologiques, urbanistiqueset sociales de ces parcs ont parfois rencontréles buts lucratifs des personnels de l’ancienrégime à l’origine de cette politique verte.

Besma LOUKIL

Civilités et incivilités dans les parcs et les jardins publics du Nord-Est de la Tunisie

Besma LOUKIL est doctorante ensciences et architecture du paysage àl’ENSP Versailles (AgroParisTech) etl’université de Sousse. Sa thèses’intitule « Civilités et incivilités dans lesparcs et les jardins publics du Nord-Estde la Tunisie : interactions entregestionnaires et pratiques sociales »,sous la direction de Pierre Donadieu etde Taoufik Bettaeib. Elle a rejoint l’IRMC

en tant que chercheure associée.

© Besma Loukil.

© Besma Loukil.

Page 8: Lettre IRMC 8

8 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

A X E S D E R E C H E R C H E S : L E S A C C U E I L S À L ’ I R M C

Les politiques commémoratives et l’espace public dans l’Algérie coloniale

Depuis les années 1980, la question« comment des groupes sociaux renforcentleur cohésion en créant des formescommunes de commémoration? » est àl’ordre du jour des sciences humaines etsociales. Un nombre toujours croissant deprojets et de publications nous renvoienotamment au rapport étroit entre laconstruction de l’État-nation dans l’Europedes 19e et 20e siècles et la création desunivers commémoratifs nationaux. Enrevanche, le rôle joué par des politiquessymboliques dans le processus del’expansion coloniale européenne estbeaucoup moins connu.

Des études récentes sur le fait colonialont prêté plus d’attention sur les multiplesliaisons des « métropoles » européennesavec leurs empires coloniaux. Or, quand ils’agit d’aborder la connexion entre le« colonialisme » et la « commémoration », lemonde de la recherche a tendance à se porterexclusivement sur la période postcolonialeet particulièrement sur la dissimulation, trèsrépandue, du passé colonial dans les ex-métropoles coloniales. Le projet derecherche dont nous avons rédigé la dernièrepartie pendant notre séjour à l’IRMC, sepropose de répondre à cette déconnexion.Portant sur le cas de « l’Algérie française »(1830-1962), il a deux objectifs principaux :contribuer à une image plus nuancée, pluscomplexifiée et plus dynamique de la sociétécoloniale franco-algérienne, tout enproposant des nouvelles perspectives sur lespolitiques commémoratives européennes,vues à partir de la « périphérie » coloniale.

L’expansion coloniale a produit desnouvelles sociétés artificielles, tendues etfragiles, des « sociétés plurales » pourreprendre le terme de John S. Furnivall,dépendant largement de formes(symboliques) de légitimation, destabilisation et d’intégration. L’Algériefrançaise n’en est pas une exception. Conquisà partir de 1830, le pays n’est pas seulementle premier, il est également le plus importantélément de l’empire colonial français« moderne » aux 19e et 20e siècles. De fait,l’Algérie devient, au cours du 19e siècle,l’objet principal de l’ambitieuse politiquecoloniale française de l’« assimilation »,c’est-à-dire l’idée d’ajuster des pays non-européens à la France et de faire de leurshabitants des Français « civilisés ». Pour lepays, cette idée a des conséquencesradicales : à partir de 1870, il est considérédéfinitivement comme faisant partie

intégrante du territoire national, les régionsau nord étant remodelées en départements.En même temps, l’Algérie devient ladestination d’une grande communauté decolons européens, comptant à la fin presqueun million de personnes, qui se l’appropriecomme leur nouvelle « patrie » et, pourreprendre une expression de l’époque,comme une « nouvelle France ».

Derrière cette formule de « nouvelleFrance » se cachent pourtant deux aspectsfondamentaux de la situation colonialealgérienne. Premièrement, le pays est habitéavant comme pendant toute la périodecoloniale, par une majorité d’habitants non-européens (arabes et berbères), en partie,brutalement évincés de leurs terres et soumisà un système de domination et dediscrimination rigide. Depuis le début del’occupation française, des réactions variéesde la part de la population algérienne voient

le jour, allant des formes d’accommodationjusqu’à la résistance armée, débouchant, au20e siècle, sur un mouvement contestataireet national particulièrement hétérogène.Deuxièment, la communauté des Européensd’Algérie, censée être le protagoniste decette « nouvelle France », est en elle-mêmetrès diversifiée, la plupart des colons étantd’origine non-française, surtout de l’Europedu Sud-ouest (Espagne, Italie, Malte).

Dès le début de la conquête, et surtoutsous la Troisième République française,régime assimilateur par excellence, unescène commémorative – ensemble demonuments, de noms et de lieux et decérémonies – se met progressivement enplace dans l’espace public des villesalgériennes. Remises en « situationcoloniale », ces pratiques commémorativesne peuvent aucunement être considéréescomme la simple reproduction ou extensiondes modèles métropolitains européens. Ellesfont face à des dynamiques, des défis et desbesoins bien particuliers, qui constituent unedimension de l’« intégration impériale »

(Jurgen Osterhammel), de toute une panopliede mécanismes politiques, sociaux,juridiques, économiques et symboliquesvisant à augmenter la cohésion des empires,marqués par une diversité intérieure énorme.Le transfert de pratiques commémorativesdans le contexte colonial algérien s’avèreêtre un processus complexe, allant de pairavec de multiples ajustements etdéplacements de signification. En fait, on aaffaire à au moins deux processusétroitement liés : d’un côté, le transfert decertaines pratiques culturelles de l’Europevers le contexte colonial par lesquellesl’administration coloniale et les Européenss’intègrent et s’approprient l’espace algériencomme un espace européen pour mieux s’yenraciner ; de l’autre, l’appropriation de cespratiques par une diversité d’acteursalgériens qui s’en servent de plus en pluspour investir l’espace publique colonial.

Le plus grand apport de l’analyse detelles pratiques dans l’Algérie colonialeréside dans le fait qu’elle permet de réunirdifférentes factions et processus sociaux à labase de la société coloniale dans un champanalytique commun et de tourner le regardvers leurs diverses interactions. Il peut ainsicontribuer à une compréhension plusdynamique et plus complexe de laconstruction, de l’intégration comme de ladésintégration de la société coloniale surplace. Dans une telle optique, lacommémoration est considérée comme unensemble de pratiques sociales qui créent etfaçonnent un espace public partagé danslequel les différentes composantes de lasociété coloniale définissent et négocientleurs places et leurs rapports mutuels.Etroitement liées à des structures de pouvoir,de domination et des mécanismesd’intégration et d’exclusion dans le contextecolonial, ces interactions sont la plupart dutemps marquées par des conflits.

Quant à ses sources, le projet se base surdes recherches poussées dans près de vingtarchives locales, régionales, nationales etbibliothèques en Algérie et en France. À côtédes correspondances issues des différenteséchelles (communales, régionales, colonialeset ministérielles) de l’administration,l’analyse repose sur un nombre vaste dejournaux locaux arabophones et franco-phones.

Jan JANSEN

Jan JANSEN est doctorant en histoireà l’université de Constance (Allemagne).Sa thèse s’intitule « Les politiquescommémoratives et l’espace public dansl’Algérie coloniale (1840-1950) ». Il arejoint l’IRMC en accueil scientifique.

Pour en savoir plus :

Jan Jansen, « Un monument pour le ‘Royaume arabe’?Politiques symboliques et enjeux de pouvoir à Alger, dansles années 1860 », in Emmanuelle Sibeud (dir.), Culturesd’empires? Circulations, échanges et affrontementsculturels en situations coloniales et impériales, Paris,Karthala, 2012.

Jan Jansen, « Celebrating the ‘Nation’ in a ColonialContext: ‘Bastille Day’ and the Contested Public Space inAlgeria (1880s-1930s) », The Journal of Modern History[à paraître en 2012/2013].

© http://etudescoloniales.canalblog.com.

Page 9: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 9

A X E S D E R E C H E R C H E S : L E S A C C U E I L S À L ’ I R M C

En l’absence de changementséconomiques ou de politiques structurellestels qu’une augmentation drastique desinégalités ou un choc politique externe,pourquoi certains gestes de protestationsymboliques réussissent-ils à créer descascades informationnelles et provoquer unemobilisation de masse alors que d’autresgestes similaires échouent à mener au mêmerésultat ? Pour répondre à cette question,nous avons examiné deux cas similaires danslesquels des gestes de contestation identiquesont mené à des résultats différents. EnAlgérie, le suicide par le feu d’un jeunevendeur ambulant dans la ville côtière deGydel en 2008 a provoqué deux journéesd’émeutes locales mais n’a pas crée decascade informationnelle au niveau national.En contraste, un incident identique a très

rapidement pris de l’ampleur dans la villetunisienne de Sidi-Bouzid en 2010 et a menéau départ du président Ben Ali en moins d’unmois. Pourtant, sans être identiques, lesrégimes algérien et tunisien partagent dessimilarités importantes. D’un côté, il s’agitde deux pays maghrébins autoritaires avec unhéritage institutionnel de parti uniquecomparable. De l’autre, ces deux paysvoisins ont tous deux des populationsmajoritairement jeunes et qui partagent lemême faisceau de griefs relatif à lagénéralisation de la corruption, au manque delibertés politiques, et qui ont une conscienceaigüe des inégalités économiques (réelles ousupposées). Enfin, les deux pays partagentd’importantes similarités socioéconomiquestelles qu’une rivalité enracinée entre élites

francophones et masses arabophones, unimportant rôle du secteur informel dansl’économie ainsi que d’étroits liensdémographiques avec l’Europe.

Durant notre recherche de terrain nousavons prévu de conduire des entrevues avecdes activistes impliqués dans les cascadesinformationnelles de Gydel et de Sidi-Bouzid ainsi qu’avec des membres del’appareil sécuritaire impliqués dans cesincidents. Nous planifions également deparler à des journalistes qui ont couvert lesévènements ainsi qu’à des universitaireslocaux spécialisés. Durant ces entrevues,nous tenterons d’identifier les mécanismesmenant au développement réussi decascades informationnelles en examinant lerôle joué par les médias ainsi que parcertains symboles et modes de contention.Nous espérons en particulier identifier lafaçon par laquelle ces facteurs contribuent àgénérer un sentiment de surprise qui casseles biais cognitifs existants en faveur derégimes autoritaires et qui permet à desmouvements de masse d’avoir lieu.

Merouan MEKOUAR

Contestations identiques et résultats différents : les suicides par le feu de Gydel et de Sidi Bouzid

Merouan MEKOUAR est doctoranten science politique à l’universitéMcGill. Sa thèse s’intitule « Smallthings matter : The Micro-Dynamics ofInformational cascades in North-Africa ». Il a rejoint l’IRMC en accueilscientifique entre janvier et mai 2012.

© Merouan Mekouar.

[email protected]@gnet.tn Téléphone : (00216) 71231444 ou(00216) 71 751 164 ; Site web :http://www.temimi.refer.org/

Première fondation privée dans le Monde Arabe, àbut non lucratif, la Fondation Temimi a pour vocationd’accueillir chercheurs et séminaires.

La Fondation propose :Un centre d’information d’histoire ottomane,morisco-andalouse, de documentation etd’archives en Sciences Humaines et Sociales et desbanques de données bibliographiques. Un observatoire qui veille à la promotion dessciences humaines et sociales dans le monde Arabeet en Turquie. L’exécution d’études et de recherches sur l’histoiredes provinces arabes à l’époque ottomane,l’histoire morisque, la documentation et en généralla recherche en sciences Humaines et sociales et lespublications de tous les actes des symposiumsorganisés par la Fondation ou par d’autres centresinterarabes et internationaux. La consolidation des liens de collaboration scientifiqueentre les chercheurs arabes et turcs, et en général avectous les spécialistes internationaux. L’encouragement de la nouvelle génération de

chercheurs, seul garant de l’avenir de la

recherche scientifique dans l’espace interarabe etturc. L’organisation de symposiums, tables rondes etréunions spécialisés ainsi que toute activitéscientifique susceptible de promouvoir un dialogueresponsable dont l’impact sera positif sur ladynamique de la recherche à l’échelle arabe etinternationale. La Fondation a été créée avec l’objectif depromouvoir un espace interarabe où la libertéd’expression soit garantie, maintenue etfarouchement défendue, au delà des appartenancesethniques, religieuses ou politiques des diversinterlocuteurs.

Bibliothèque- la bibliothèque propose aux chercheurs etétudiants un fonds de 20000 volumes spécialisés engrande partie sur l’Empire Ottoman, lamoriscologie, l’information documentaire, en plusde deux cents thèses encore manuscrites,soutenues en partie sous notre direction à laFaculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis.- un programme d’informatisation a été mis enplace depuis quelques mois, ce qui permettra parexemple d’interroger le fonds directementd’internet ; - cette bibliothèque personnelle a constitué lepremier fonds auquel sont venus s’ajouter lesdivers achats et dons avec en moyenne 400nouveaux titres par an ; - les ouvrages peuvent être consultés sur place.

Dernière publication

p Observatoire de la révolutiontunisienne, en deux tomes de 1000 p.

Cet ouvrage réunit les textes transcrits de plus de120 heures d’enregistrement avec des dirigeantspolitiques, économiques, religieux et de médias, etplus de 500 intervenants représentant tout lespectre de l’opinion publique tunisienne y comprisles jeunes de la révolution, qui ont porté leur voix,à travers la tribune de la fondation, à l’opinionpublique tunisienne, arabe et internationale.

Agenda des activités de la Fondation Séminaire de la mémoire nationale

�18 février 2012, La Naissance de l’Etat tunisienpar Driss Guigua (2ème rencontre).�25 février, Diplomatie et répercussions du fameuxdiscours de Bourguiba à Jéricho en Palestine, par AhmedBen Arfa.�3 mars 2012, La réforme des médias tunisiens :obstacles et priorités, par Kamel Laabidi.�17 mars 2012, Nouvelles lumières sur la Ligue desDroit de l’homme et sur sa carrière comme avocat, parTaoufik Bourderbala.

L I E U X D E R E C H E R C H E S

Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information

Page 10: Lettre IRMC 8

10 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

L A F O R M A T I O N À L A R E C H E R C H E

Cette expérience est à l’intiative duCAWTAR (Centre Arabe pour la Formationet la Recherche), et de ses partenaires(l’Oxfam Québec, l’IRMC, l’ISSHT et laFSHST), qui ont lancé une recherche-actionsur « Les femmes rurales et le développementlocal à Oued Sbeyhia – Zaghouan » enintégrant des étudiant(e)s de Mastère et dethèse en sociologie et développement.

L’intérêt de l’initiative est multiple :d’une part elle offre entre chercheursconfirmés et étudiants un cadre de travail quipermet d’assurer la relève en favorisant latransmission des savoirs et desconnaissances à la nouvelle génération dechercheurs ; d’autre part elle a pour objectifd’inciter les jeunes chercheurs à s’intéresserà des objets de recherche portant sur lesfemmes rurales tout en les initiant àl’approche genre ; ensuite elle permet aucentre de consolider sa stratégie en matièred’ouverture sur son environnementinstitutionnel (universitaire, de recherche,associatif) ; et enfin, elle offre aux étudiantsla possibilité de mener une rechercheappliquée en respectant les différentes étapeset exigences de la démarche scientifique(construction de l’objet, constitution del’échantillon, réalisation du travail de terrain,analyse des données, rédaction d’un rapportd’enquête…). En ce sens, chacun desétudiants impliqués dans cette action a purédiger un document scientifique individuel

(mémoire de Mastère ou rapport d’expertise)dans le cadre d’un projet de recherchecollectif supervisé par une équipe dechercheurs-universitaires confirmés.

Cette expérience garantit l'articulationentre recherche fondamentale, recherche« utile » et demande sociale, ainsi que lapossibilité donnée aux étudiants de menerleurs travaux en dehors des milieux« protégés » et dans un contexteinstitutionnel (expertise) structuré par lesenjeux de la commande sociale. Ils peuventprendre conscience des enjeux politiques etéconomiques qui se trament dans touteenquête, et se confronter aux problèmesméthodologiques et éthiques que pose l'accèsau terrain. Ainsi sont combinés l’engagementopérationnel et l’exigence de la rechercheuniversitaire, lors d’un échangeintergénérationnel et d’un processus de

production scientifique lors desquelsl’étudiants découvre « les coulisses de larecherche » en réalisant un travail de groupe,sans pour autant perdre de vue son proprecentre d’intérêt. Il faut en outre noter lafinalité académique de cette action qui vise àintégrer les jeunes chercheurs dans lacommunauté scientifique lors d’un atelierd’écriture et de production d’articles(à publier sur les sites du CAWTAR et del’IRMC) à partir des mémoires et desrapports réalisés.

Notons enfin la dimension régionaleimpulsée par le CAWTAR qui a lancé desenquêtes sur « Femmes rurales etdéveloppement local » au Liban, en Palestineet en Jordanie. À ce titre, l’atelierméthodologique organisé à Hammamet les 29et 30 juillet 2011, a permis à chaque équipenationale (composée de quatre chercheurs)d’affiner et d’adapter la méthode au contextepropre à son pays avec l’accompagnementd’un(e) expert(e) de l’équipe tunisienne pourpartager l’expérience et les leçons. Les travauxde cet atelier ont pu sensibiliser les étudiants àl’intérêt de la démarche comparative selon desdisciplines différentes et des contextesnationaux divers. Le CAWTAR souhaitepérenniser sur d’autres projets, cetteexpérience de recherche et de formation.

Sihem NAJAR, IRMC(en collaboration avec Imed Melliti et Hayet Moussa)

© Sihem Najar.

V i e n t d e p a r a î t r e

Au CAWTAR (Centre arabe pour la formation et la recherche) : une expérience inédite de formation à la recherche

Dans notre pays, le phénomène descomportements anti-vie scolaires est à l’ordre dujour de tous les intervenants. Il est devenu le sujetd’occupation du politique, du législateur, dujournaliste, de l’éducateur et du chercheur : touscherchent à comprendre et à endiguer lephénomène. C’est dans ce cadre que s’inscritl’étude commanditée par le Ministère et menée parle Centre National d’Innovation Pédagogique et deRecherches en Éducation (CNIPRE). Considérantl’aspect multi-factoriel du phénomène des

comportements anti-vie scolaire (CAVS), et la nature interactionnelle despartenaires impliqués dans le contexte scolaire, l’équipe de recherche a opté pourune approche où l’investigation historique des CAVS, constitue le niveau de basedu phénomène observé, appuyée par les résultats d’une situation extrême vécuepar la population des élèves exclus, suivi d’une description de la réalité actuelleperçue par les acteurs et incluant la compréhension des attitudes des parents entant que partenaires privilégiés de l’institution scolaire. Pour ce faire, lesdifférentes populations ont étés approchées par des outils adaptés et selon un pland’intervention sur le terrain. La même approche retenue ne considère pas lephénomène uniquement comme un problème posé et à résoudre, mais aussicomme étant l’expression des relations sociales au sein de l’école et qu’il fautanalyser en tant que produit ancré dans un environnement bien déterminé. Cettefaçon de voir les choses permet de saisir le sens aussi bien pour l’individu quepour le groupe afin de construire une démarche scientifique et institutionnelled’identification et de suivi du phénomène. Ce processus devrait aboutir àl’élaboration d’une stratégie et d’un plan d’action permettant aux différents

intervenants dans la vie scolaire de gérer le phénomène.

La recherche est articulée autour de deux axes :

� une approche historique du phénomène et ce à travers:

- une analyse des statistiques archivées au niveau du Ministère et se rapportantaux comportements anti-vie scolaires (Étude I)

- une analyse de contenu des dossiers disciplinaires (Étude II)

� une description actuelle de la réalité perçue par les acteurs et ce à travers :

- l’étude de la perception, de la fréquence et de la gravité du phénomène par lesdifférents intervenants (élèves, enseignants, encadreurs, directeurs) (Étude III)

- l’étude de la représentation qu’ont les parents de la violence à l’école (Étude IV)

Les objectifs de cette étude ne se limitent pas à identifier le phénomène dela violence scolaire et à recenser les comportements anti-vie scolaire les plusfréquents et les plus graves dans nos établissements éducatifs. Ces objectifsdépassent, en effet, la dimension descriptive et abordent le sujet d’une manièreanalytique et pratique qui a donné lieu à la mise en place d’un plan stratégiquepour gérer ce phénomène et l’éradiquer. C’est dans cette optique que nous avonsinséré à la fin de l’étude le projet de ce plan en espérant que ces recherchesconstituent le point de départ pour la formulation de projets d’interventionpréventive et curative et la définition de nouveaux sujets de recherche qui vise àapprofondir les recherches précédentes et à mieux déterminer les paramètresprincipaux qui contribuent à la propagation de la violence en général en tant quephénomène social qui va au-delà du milieu scolaire.

Sous la direction de Abdelwahab Mahjoub

Avec la participation de Slaheddine Ben Fradj,Ahmed Mensi, Mokhtar Metoui,AmiraLaroui,Soumaya Ben Khalifa/Tunis, Beit al-Hikma, 2011

Page 11: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 11

L A F O R M A T I O N À L A R E C H E R C H E

Faire aboutir une thèse, c’est d’abordécrire un texte conforme à des normes et desstandards académiques à propos d’un objetbien déterminé. Bien qu’évidente, peut-êtremême en raison de cette évidence, lacentralité de l’exercice de l’écriture dans leprocessus de la préparation de la thèse estrarement pensée comme il se doit. Lesdoctorants, souvent livrés à eux-mêmes, lavivent sur des modes de subjectivation plusou moins exacerbés ; de manière immédiate,voire parfois douloureuse et angoissée. Si l’onfait abstraction de cette pléthore de manuelsde peu d’intérêt, construits sur la base d’unesprit de « recette », qui, paradoxalement,favorisent chez les doctorants un rapport àl’écriture extrêmement instrumental et contre-productif, l’exercice de l’écriture, ce lieu parexcellence de la mise à l’épreuve quereprésente la préparation d’une thèse,demeure largement impensé. La difficulté dele penser tient à ce premier paradoxe :éminemment individuelle et intime,l’expérience de l’écriture est fâcheusementprésentée comme une simple mise en mots ouen forme d’une pensée antérieurementconstruite, comme la conversion d’une massede données collectées et de raisonnementspréalablement échafaudés en texte. Ce quiocculte le fait qu’un aspect essentiel de larecherche, et de ce qu’il en advient en termesde produit final livré à l’évaluation publiquedes pairs, se joue dans l’écriture. À contre-courant d’une vision scientiste un peudésuète, il semble de plus en plus admis dansnos disciplines que « l’imaginationsociologique » n’opère pas exclusivement enamont de l’écriture (Zaki) et que leraisonnement et l’écriture en sciences socialessont indissociables (Passeron). Plusparticulièrement, il n’est plus acceptableaujourd’hui de continuer de refoulerl’expérience de l’écriture dans les arrières-scènes de l’entreprise scientifique, ni dedissoudre les dilemmes et les malaises quiaccompagnent l’acte d’écrire dans desdifficultés ou des maladresses de natureméthodologique.

Outre la nécessité de répondre à desexigences particulières liées à des traditionsdifférentes selon les disciplines, l’écritured’une thèse en sciences sociales relève dumême degré de complexité qu’impliquel’écriture d’un texte scientifique dans cesdisciplines de manière générale. Ecrire untexte en sciences sociales consiste à opérerune alchimie, où se croisent plusieurs typesd’opérations mentales et discursives, et faitappel à plusieurs formes de compétences :description et narration, restitution dedonnées et interprétation, analyse et

argumentation. C’est dans et par l’écritureque s’enclenche une part essentielle desopérations mentales qui permettent de passerd’un matériau empirique, archivistique oudocumentaire à une analyse proprement dite,c’est-à-dire la mise en œuvre progressived’un horizon de compréhension et de sens enrapport avec un ou des objets deconnaissance particuliers (Paillé etMucchielli). S’agissant de doctorants quin’ont pas encore développé, dans leurmajorité, de routines et de tours de mainpersonnalisés dans leur rapport à l’écriture,les difficultés inhérentes à la complexité decette expérience sont amplifiées. Il estimportant de les aider à dédramatiser le gested’écrire, en leur apprenant, entre autres, à lefaire par touches successives et à accepterl’idée qu’un texte ne prend sa formedéfinitive qu’au bout d’un processus long etlaborieux de reformulation et deréaménagement (Becker). Comme il estimportant de les amener à vivre de manièreplus apaisée la publicité qui accompagnel’acte d’écrire ainsi que les différentesmodalités d’évaluation par la communautéscientifique qu’il met en branle et quiviennent sanctionner ses effets.

L’objet de l’université de printemps quisera initié à Tunis par le Réseau internationald’écoles doctorales de l’AISLF et de l’AUF(Ré-Doc) en partenariat avec, l’Associationtunisienne d’anthropologie sociale etculturelle (ATASC), l’Institut de recherchesur le Maghreb contemporain (IRMC) et leLaboratoire Diraset-Études maghrébines (etqui viendra prolonger des activités deformation doctorales et des ateliersd’écriture antérieurement engagées parcertaines de ces institutions) est de doter lesdoctorants qui prendront part à cette sessiond’une plus grande réflexivité dans le rapportqu’ils entretiennent avec l’écriture, en leurpermettant de prendre conscience de lacomplexité de cet exercice et des moyenssusceptibles de faciliter sa maîtrise. Quatreobjectifs plus spécifiques lui sont assignés :1- rationaliser, dans les limites du possible,cet exercice qui comporte une partconsidérable de contingence ; 2- le

dédramatiser en mettant au jour et enexplicitant une partie des mécanismes qui lesous-tendent ; 3- renforcer la vigilance desdoctorants en leur qualité d’« auteurs », enles mettant au fait des enjeux rhétoriques,épistémologiques et éthiques quiaccompagnent l’acte d’écrire ; 4- les aider àpenser les interrelations entre les différentesdisciplines des sciences sociales (sociologie,anthropologie et histoire) ainsi que laspécificité des modes de construction deleurs discours et leurs rapports particuliers àl’écriture.

L’écriture de la thèse, comme de toutautre texte en sciences sociales, requiert lagestion et la maîtrise d’un certain nombred’enjeux rhétoriques, épistémologiques,voire éthiques qui se recoupent.Aujourd’hui, il n’est plus possible, dans lesdisciplines qui sont les nôtres, de continuerd’écrire en « toute innocence » ou de croireque les faits « parlent » d’eux-mêmes. Noussavons plus que jamais que les textes dessociologues, des anthropologues ou deshistoriens sont des « choses fabriquées »selon des procédés rhétoriques qu’il n’estpas indifférent de mettre à nu (Geertz ;Clifford). Nombre d’interrogations brûlantessont alors à prendre au sérieux :

Quelle est la « place » de l’auteur dans letexte et comment « habiter » son texte enrestant fidèle aux exigences de rigueur et deneutralité requise par les normes de laproduction scientifique ?

Comment faire cohabiter dans un textesa propre voix en tant qu’auteur avec cellesqui émanent du terrain et comment gérer lesformes d’intertextualité qu’impliquent lacitation et la capitalisation des lecturesthéoriques et la restitution desdonnées d’enquête ?

Comment parler des autres et donner dusens à leur parole sans parler pour eux ?

Quels mots employer pour rendre comptedes mondes historiques que nous décrivons,sachant que leur exploration implique untravail permanent sur le langage ?

Quelles sont plus généralement lesdifférents processus de « traduction » enœuvre dans l’écriture et comment lesmaîtriser ?

Comment s’assurer de la « lisibilité » dece que l’on écrit ?

Comment « dire vrai » malgré le recoursnécessaire à des artifices rhétoriques etquelles sont les formes de persuasionconsidérées comme légitimes par lacommunauté scientifique ?

Imed MELLITI, ISSHT/IRMC

Ecrire en sciences sociales

Appel à contribution, Université de printemps du Ré-Doc- Tunis, 19-23 mars 2012

Page 12: Lettre IRMC 8

12 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

C O M P T E S - R E N D U S D ’ A C T I V I T É S

Empires, Nationalités et Autochtonie

Compte-rendu de la journée d’étude , IRMC - 30 avril 2011 , Coordonnée par Noureddine AMARA

La nationalité,catégorie juridique« moderne »,forgée au momentdu passage desempires aux États-nations, est unedes réalités quis’est frottée à las i t u a t i o ncoloniale. Inscritecomme droitinaliénable dans laD é c l a r a t i o nUniverselle des

droits de l’homme de 1948, elle possède unehistoire. Elle s’élabore au cours du XIXème

siècle alors que les régimes sont trèsautoritaires dans une Europe régie encore pardes ordres impériaux. Dans le sens politiqueprivilégié par cette rencontre, la nationalitéest un statut légal qui signe l’appartenance àun État, qui possède des liens étroits avec lanotion de citoyenneté et qui implique desconceptions identitaires diverses.

L’objectif de cette journée d’étudecoordonnée par Noureddine Amara quiprépare une thèse de doctorat sous ladirection de Patrick Weil sur Les pratiquesde la nationalité algérienne en situationimpériale. Algériens et consuls français auMaghreb et dans l’Empire ottoman, XIXème-XXème siècles était d’examiner la question dela nationalité dans le contexte colonial entenant compte des réalités impériale etcoloniale. Pour étayer et élargir la réflexionau-delà de la situation algérienne et dumoment colonial, d’autres interventionsexaminaient des contextes historiques etpolitiques différents, à partir d’études de cas,dans des pays arabes et africains, pendant lacolonisation et après les indépendances. Lacomparaison a couvert la Tunisie du XIXème

siècle (Fatma Ben Slimane), l’Égypteactuelle (Gianluca Parolin), le cas desmigrants d’Afrique de l’Ouest vers leSoudan et l’Arabie saoudite dans les années1960 (Gregory Mann) et les Touat d’Algérieen Tunisie au début du XXème siècle(Noureddine Amara). Yeri Urban et PatrickWeil ont apporté le point de vue des droitsmétropolitains ou impériaux (France, États-Unis) dans lesquels on peut inscrire lesdifférents parcours de la notion denationalité, selon les moments et lesappareillages juridiques.

La discussion a été ouverte par deuxmodérateurs (Burleigh Hendrickson,historien travaillant sur mai 1968 dans uneperspective internationale, sur les exemplesdu Sénégal et en Tunisie, et Jan Jansen quivient de soutenir une thèse sur les pratiquescommémoratives en Algérie coloniale, àl’Université de Constance) avec unesynthèse de Patrick Weil. L’ensemble descommunicants de cette journée d’étude vient

d’horizons disciplinaires différents (droit,histoire, science politique, sociologie dudroit) et travaille sur des aires géographiquesqui permettent d’élargir la comparaison entrele Maghreb, l’Europe et d’autres expériencescoloniales.

Une histoire issue de modèles etfruit de processus

Une des idées générales qui ressort decette journée est que le Code Civil françaisconstitue un tournant déterminant, faisantpasser des nationalités de type droit privé àdes nationalités de droit public (ce n’est plusle domicile mais le statut personnel qui estlié à la nationalité).

Les critères d’acquisition et de définition(droit du sol ou droit du sang) connaissentdes oscillations jusque pendant la DeuxièmeGuerre mondiale, ramenant toujours acteurs,demandeurs et législateurs à des questionsd’origine diversement traitées (ex : natif,naturel, originaire…). La France colonialemultiplie les déclinaisons selon les momentset les pays occupés : la distinction entreétranger et indigène se structure enIndochine et en Algérie ; les régimes deprotectorat (en Tunisie et au Maroc)empruntent le concept de naturalisation.Même si l’ancien empire français essaye dedonner le change jusqu’en 1962, ons’aperçoit que l’on ne peut pas englober« l’État » dans une instance monolithiquefigée. La notion de nationalité traverse elleaussi le temps en englobant descontradictions : la double nationalité,aujourd’hui reconnue par les tribunaux etnon par l’administration, est un des signes deconfusion entre nationalité et citoyenneté.

Du point de vue des processus, onobserve plusieurs cheminements qui peuventse répéter à distance, des formules peuventéventuellement se croiser selon les casobservés : la « nationalisation de lacitoyenneté américaine » se situerait enTunisie au XIXème siècle, au Mali au XXème

siècle. La nationalité met fin à la catégoriedes métis au Viet Nam.

L’évolution du droit international publicqui connaît une fin de régime avec le XIXème

siècle et prépare à la naissance du droitonusien, influe sur les différents contextesimpériaux. L’application d’un nouveau statutde la nationalité passe souvent par certainsautochtones « privilégiés » : on distinguesujets et protégés au Sénégal puis certainsprotégés obtiennent la capacité d’accéder àla nationalité. Avec le développement descommunications et la mobilité plus grandedes ressortissants des différents empires etcolonies, des colorations nationalesapparaissent ça et là.

La question des processus juridiqueslaisse ouverte la connexionnationalité/religion et on peut se demandersi la nationalité accompagne la

sécularisation. En 1946, la Constitutionfrançaise met en avant la religion du chefd’Etat. Le souci de suivre les processusouvre également sur le rapport entre« nationalité impériale » (française,ottomane) et nationalité « nationale ». Alorsque la naissance d’un droitconstitutionnaliste se développe à partir del’université de Paris, on peut s’interroger surles moments fondateurs de la nationalitéselon les contextes politiques : qui peut sequalifier de Tunisien en 1861 ? Commentréagit-on à Istanbul à la production despremiers passeports tunisiens à partir de1857 ? Peut-on conclure à une superpositiondes perceptions impériales et locales : quandon parle de la question du « retour enMétropole », comment cela se lit-il à traversles archives ? La fixation de la nationalitépar écrit (exemple des Touatis, 1906-1921)est une étape déterminante.

Une terminologie mouvanteUn des apports de cette journée d’étude

réside dans l’importance donnée aux usageslocaux et aux lexiques employés par lesacteurs de l’époque. L’approche par laterminologie pose la question de l’unitéd’observation qui peut « brouiller » lespoints de vue selon que l’on soit dansl’optique impériale, métropolitaine oucoloniale. Les vocabulaires évoluent selonles situations ; les mots s’inspirent deslexiques italiens ou français, les nouveauxmots étrangers étant d’abord transcrits(exemple : natioune).

Une attention précise aux textesrenseigne sur les étapes que traversentcertains termes : d’après un « brouillon » detexte de Khayreddine sur la naturalisation,on note le passage du vocable himayya(protection) à celui de jinsiyya (nationalité).De la même façon, la correspondance entrele Gouvernement Général de l’Algérie, laRésidence Générale à Tunis et les servicesdiplomatiques à Paris fait état de demandesde naturalisation de Touati entre 1834 (larégion est annexée à cette date) et 1901 : ony lit l’évolution des perceptions locales àtravers le temps, la catégorie pratique desAlgériens sujets français apparaissant en1881. Malgré la discrétion des services, lesdemandes de protection augmentant, lesAlgériens se mettent à utiliser cettecatégorie. Ainsi, le détour par une nationalitéalgérienne représente-t-il dans ce cas unevoie vers la nationalité française.

Dans la période post-coloniale, desnéologismes se fixent : jinsiyya en Tunisie(Code tunisien de la nationalité 26 janvier1956 est refondu dans la loi 636 du28 février 1963) et en Égypte, de nouveauxapparaissent : mouatana en Égypte,mouatinniyya au Liban. L’Algérie post-coloniale consacre le lien entre le statutpersonnel musulman du temps de l’empire

Page 13: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 13

C O M P T E S - R E N D U S D ’ A C T I V I T É S

français. Sur la conception de la nationalitéaprès les indépendances, on note un certainvide historiographique qui ne peut êtrecomblé que par un rapprochement entrehistoire et droit, un courant d’étudescomparable à la legal history.

Territoires et conflitsLa nationalité est une catégorie instable,

un outil qui consacre l’inclusion oul’exclusion. On constate que les conflits denationalité apparaissent à la faveur deproblèmes d’impôts ou de sécurité, d’où l’ondéduit que la nationalité est directement liéeà la fiscalité et au service militaire. Dans lesempires, le déplacement suscite la questionde la nationalité : pendant la périodecoloniale, les Algériens le sont à l’étranger, àl’extérieur des frontières de l’Algérie ; ainsi,les Touati (à l’origine sujets du Dey d’Alger)demandent en 1901 la protection en tantqu’Algériens à la Résidence Générale deTunis. Après une longue périoded’indétermination, on peut se demanderquelles sont les conséquences, à court et àlong terme de cette fabrication de nationalité,coloniale puis postcoloniale, le statutpersonnel étant le refuge de la nationalitéalgérienne (double ascendance paternelle).Dans un autre registre, les mouvements depopulation pour le pèlerinage obligent à fixerdes dénominations territoriales comme lemontre l’exemple des migrations entreSoudan et Arabie saoudite.

Entre le XIXème et le XXème siècle, lesmobilités imposent des usages différenciés

du droit international en formation. Le droitde la nationalité en gestation couronnel’installation de l’État moderne et consacrecelle de l’individu, notamment à travers lespratiques de l’enregistrement. Lagénéralisation des papiers (passeports,certificats de nationalité) se fait à coups deconflits et sur fond de tensions entreempires. La nationalité tunisienne parexemple émerge dans les tensions quisecouent les deux empires, ottoman etfrançais, les mouvements autonomistes desBalkans mettant notamment en difficulté lastabilité de l’Empire ottoman. Le contrôledes provinces passe par une politiqued’homogénéisation qui va créer lanationalité ottomane, l’ottomanité à proposde laquelle Patrick Weil se demande si onpeut la considérer comme une nationalitéfédérale.

Entre histoire et droit Le droit et la situation géo-politique ont

évolué en même temps ; le recours conjuguéà l’histoire des faits et à l’histoire du droitest nécessaire pour appréhender l’histoire dela nationalité.

D’un point de vue historique, lescatégories employées par les praticiens dechaque époque : écrivains publics, lesavocats, les magistrats, le personnelconsulaire sont un bon point de départ pourinterroger les représentations de l’époque, enrelation avec un droit public international quia évolué entre la fin du XIXème siècle et nosjours. La naissance du droit constitutionnel

en France vers 1900 est d’une grandeimportance car ce nouveau droit imprègne lavision des nouveaux rapports coloniaux. Ilmanque hélas à l’heure actuelle des étudesde droit constitutionnel comparé.

Aussi on ne peut s’étonner de voir queles historiographies actuelles ne mettent pasla nationalité dans le cadre historiqueadéquat. L’historiographie égyptienne sur lanationalité par exemple déclareexplicitement qu’il n’y a pas de nationalitéavant 1869. On fait dépendre la nationalitéégyptienne de la nationalité ottomane. Parcomparaison, la citoyenneté européennedépend de la nationalité nationale

Des études comparées d’histoire légalepermettraient d’éclairer l’évolution et lesdifférentes modalités de la nationalité,catégorie à la fois juridique, historique etdiplomatique. La nationalité implique unrapport à l’État qui est à étudier selon sesmodalités concrètes et son évolutionintrinsèque. On peut se poser la question del’incidence des conditions d’apparition del’État (par rupture coloniale ou parmorcellement de l’empire : hypothèse que laTunisie est entre les deux ?) sur la fabricationdes critères de la nationalité

En ce sens, relier droit, histoire, sciencepolitique et sociologie du droit est une étapenécessaire si on veut faire « dialoguer deshistoires constituées » (R. Bertrand, RHMC,2007).

Kmar BENDANAISHMN/IRMC

� 9 Février 2012 (IRMC - Tunis)Tourisme et archéologie au Maghreb à l’époquecoloniale. Journée d’étude co-organisée avec laCasa de Velázquez, Madrid

�10 -11 février 2012 (Sidi Bou Saïd)Les villes maghrébines en situation coloniale :urbanisme, architecture, patrimoine (XIXe-XXe

siècles). Contribution par l’archive au renouveau del’historiographie. 2ème rencontre du programmede recherche IRMC , sous la responsabilité deCharlotte JELIDI

�22 février 2012 (BNT - Tunis)L'édition indépendante : perspectives européenneset maghrébines. Conférence de Luc PINHAS(vice-président de l’Alliance des éditeursindépendants, Paris) à la bibliothèquenationale de Tunis, organisée par l’IRMC enpartenariat avec la médiathèque Charles-de-Gaulle, Tunis.

�25 février 2011 (IRMC - Tunis)La question de la Laïcité. Conférence de JeanBAUBEROT (directeur d'études à l’Ecolepratique des hautes études (EPHE), Paris),dans le cadre du programme de rechercheIRMC, Religion et processus de démocratisationcoordonné par Cherif FERJANI

�29 février 2012 (IRMC - Tunis)Projections de documentaires et débat sur le

thème du racisme en Tunisie. « De Arram à

Gabès : mémoire d’une famille noire » par MahaABDELHAMID et « Les frontièresNoirs/Blancs dans le rituel de la Banga de SidiMerzoug » par Ghassen KAMARTI et AnisBENSAAD. Coordination : StéphaniePOUESSEL

�2 mars 2012 (IRMC - Tunis)Le corps sportif. Entre particularisme etuniversalisme. Conférence de Jean-MarieBROHM (Université de Montpellier III) dans lecadre du cycle de conférences IRMC-ISSEPSport, cultures et sociétés au Maghreb, sous laresponsabilité de Monia LACHHEB

�9 -10 mars 2012 (Sidi Bou Saïd) Enjeux identitaires des mobilités subsahariennesau Maghreb. Sud-Nord : refonte des frontières dusoi. 2ème rencontre du programme IRMC sous laresponsabilité de Stéphanie POUESSEL

�19 -23 mars 2012 (Hammamet)Université de printemps, Ecole doctoraleorganisée dans le cadre du Réseauinternational des écoles doctorales de l’AISLFet de l’AUF, Ecrire en sciences sociales parl’AISLF, AUF, l’Association tunisienned’anthropologie sociale et culturelle (ATASC),Laboratoire Diraset et l’IRMC

�29 -30 mars 2012 (IRMC - Cité desSciences, Tunis)Nouvelles perspectives des sciences de

l’information et de la communication Conférencesde Dominique WOLTON, (directeur de l'Institutdes sciences de la communication (ISCC),CNRS, fdirecteur de la revue Hermès)

�30 -31 mars 2012 (Sidi Bou Saïd)Vers un entrepreneuriat transméditerranéen ? Les stratégies d’internationalisation desentreprises maghrébines et de réinvestissementdes Maghrébins d’Europe. 3ème rencontre plénière du programme IRMCsous la responsabilité de Sylvie DAVIET

�10-11 avril 2012 (IRMC - Tunis)Responsabilité sociale dans l’inclusion financièreou crises du micro-crédit. Conférence de Jean-Michel SERVET (professeur d’études du développement à l’IHEID, Genève)

�12-14 avril 2012 (Sidi Bou Saïd)Mouvements sociaux en ligne face aux mutationssociopolitiques et aux processus démocratiques.3ème réunion de programme IRMC avec lesoutien du CRDI, sous la responsabilité deSihem NAJAR

�27-28 avril 2012 (IRMC - Tunis)Révolutions et élections, comparaison Égypte-Tunisie. Table ronde IRMC avec la participationde Sarah BEN NEFISSA (sociologue, IRD-UMR201), Michaël BECHIR AYARI(chercheur associé à l’IREMAM) et Amin ALLAL (Université de Nice)

AGENDA DES MANIFESTATIONS ORGANISÉES PAR OU EN PARTENARIAT AVEC L’ IRMC 2012

Page 14: Lettre IRMC 8

14 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

C O M P T E S - R E N D U S D ’ A C T I V I T É S

Compte-rendu du colloque international, Alger 17-18 décembre 2011

Jeunesse et violences scolaires

© Gilles Guénette.

C’est dans le prolongement des journéesd’études qui se sont tenues à Tunis les 8 et 9mars 2011 que s’inscrit ce symposium,coorganisé par le Laboratoire duChangement social de l’université d’Alger IIet l’IRMC, avec le soutien du service decoopération et d’action culturelle del’Ambassade de France en Algérie. Unequinzaine de communications, structuréesautour de trois grands axes, ont été retenues,privilégiant une double perspective :pluridisciplinaire et comparative.

Dans un premier temps, un état des lieuxportant sur la perception, la fréquence et lagravité des phénomènes de violence et leurcortège de stigmatisation, de discriminationvoire d’humiliation est proposé : desenquêtes nationales (comme celle de LatifaRemki consacrée à l’Algérie ou celle deSleheddine Ben Fradj sur la Tunisie) ainsique diverses monographies sur les collègesou les lycées de Tripoli (Mohamed Ahbiel),de Constantine (Saïd Ghedir) ou du GrandTunis (Moez Triki) font l’objet d’uneprésentation détaillée. L’accent est misnotamment sur des préoccupations d’ordreméthodologique, la fiabilité et la validité dessources et des productions statistiques étantquestionnées. Les bases de calcul, en effet,ne sont pas toujours clairement connues ouvarient assez fortement d’une période àl’autre, certaines rubriques sont parfoisremplies de façon plus ou moins aléatoire etles mêmes appellations peuvent évoluer aufil des ans et recouvrir des réalités trèsdifférentes. Les raisons de ces biais ou de cesinsuffisances sont très variées : mobilisationdes énergies sur d’autres tâches, pénurie depersonnel, nécessité d’aller au plus vite,transmission ou centralisation défectueusede documents, consignes mal explicitées.L’heure n’est pourtant pas au découragementet des améliorations ont été récemmentobservées, quelques établissements s’étantdotés d’outils plus perfectionnés. Laprochaine étape, dans l’optique de la créationd’un Observatoire centré sur le Maghreb, est

celle de l’harmonisation des procédures etdes protocoles, des calendriers et des modesde traitement, une plus grande rigueur allantde pair avec un meilleur pilotage despolitiques éducatives. Le croisement ou latriangulation des modes d’investigation(questionnaires, récits de vie, entretiens,focus group, autoportrait ouvictimisation…), la prise en considérationd’échelles de positionnement par rapport auxrègles de socialisation ou à la déviance, audegré de tolérance ou de légitimité, ausentiment d’injustice ou à la hiérarchisationdes sanctions sont ici essentiels. Lesopinions exprimées sont fonction dereprésentations ou de codes propres à telleclasse d’âge ou à tel milieu socioculturel etillustrent bien la relativité des normes et desvaleurs.

Après ces éléments de cadrage, place estalors faite au moment interprétatif et àl’analyse des facteurs de risque ou devulnérabilité, de nature endogène ouexogène, à portée locale ou à résonance plusglobale. L’accent est mis sur la perte deprestige, de respectabilité ou d’autorité desmaîtres (Fazia Feraoun), sur les effetsdélétères des jeux vidéo et des films de sérieB (Dali Kenza) ou bien encore sur lerelâchement de la conscience collective et lamontée du décrochage ou de l’absentéisme(Nourredine Hakiki). Plusieurs grilles delecture, relevant de l’anthropologie réflexive(Abdelouahab Matari), des sciences neuro-cognitives ou de la sociologieinteractionniste (Jean-Yves Causer),enrichissent la discussion et mettent enexergue la dialectique intériorité/extériorité,particularismes/universalisme, qu’il s’agissedu paradigme de la transaction ou desapproches en termes de structuration ou defrustration relative, de régulations conjointesou de reliance, de conflictualité ou de boucémissaire.

Les dernières contributions se réfèrent àl’examen de programmes, de dispositifs oude stratégies de gestion de ces désordres oude ces inadaptations scolaires. Il convient,comme le souligne Ahmed Mainsi, d’agir en

amont, de manière préventive, de développerconfiance, écoute et estime de soi, devaloriser la communication et la capacitéargumentative, de créer des centresd’accompagnement, sans oublier la signaturede conventions de partenariat pour desactions de dépistage ou de médiationfamiliale (Atef Bourghida), le renforcementdu cadre légal (Moufida Abassi), la prise encharge psychologique (Moez Ben Hmida) oula mutualisation des compétences, lapersonnalisation des rythmes d’acquisitionet l’individualisation des pratiques et desséquences d’apprentissage (Gilles Ferréol).On pourrait parler sous cet angle, à la suitede Francis Jacques, de Paul Ricoeur ou deJürgen Habermas, de lien dialogique ou dephilosophie de l’interlocution. Au-delà desmoyens humains, logistiques ou financiers,l’adhésion à un projet commun, fédérateur,à tonalité intégrative et inscrit dans la durée,est à encourager, associant élèves,enseignants, équipe de direction, personneladministratif, de service ou de surveillance,parents, responsables associatifs,collectivités territoriales… Cela suppose des’attaquer à de nombreux blocages ourésistances, dont la lourdeur et la complexitédes procédures administratives, le poids deshabitudes, des torpeurs ou descorporatismes, le carcan de laréglementation ou la présence d’effetspervers susceptibles de générer desincivilités, du ressentiment ou de l’anomie.Cela implique aussi, d’un point de vueinstitutionnel, la constitution et lacoordination de réseaux d’informations etd’échanges, la mise en œuvre de chartes decitoyenneté, de procédures d’évaluationharmonisées et de parcours de formation oud’insertion adaptés aux spécificités dechaque site et correspondant aux prérequiset aux attentes.

Les Actes de ce colloque devraient êtrepubliés au second semestre 2012 auxéditions Intercommunications (Bruxelles,collection « Mondes méditerranéens »).D’autres rencontres seront égalementprévues afin d’approfondir ces résultats,d’apporter des précisions et descompléments théoriques tout en prenantappui sur un matériau empirique plus étoffé.Les pistes ainsi suggérées devraient ainsidéboucher sur des recommandations ou despréconisations encore plus adéquates.

Gilles FERREOLProfesseur de sociologie, Université de Franche-

Comté, Directeur du laboratoire C3S (Culture,

Sport, Santé, Société)

© amridesign - Fotolia.

Page 15: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 15

C O M P T E S - R E N D U S D ’ A C T I V I T É S

L’espace public des internautes dans le contexte de la révolution tunisienneDans le cadre du cycle

de conférences lancé enjanvier 2011, sur le thèmeCommunication virtuelleet transformationssociales en Méditerranée,l’IRMC a invitéAbdelkader Zghal,sociologue – président del’Association Tunisienne

d’Anthropologie Sociale et Culturelle(ATASC) pour donner une conférenceintitulée : L’espace public des internautesdans le contexte de la révolution tunisienne.Ce dernier a entamé sa conférence eninsistant sur l’importance des slogans ayantrythmé le mouvement révolutionnaire enTunisie. Un tel constat lui a permis de rendre

compte d’une part du poids et du pouvoirdes mots qui ont pourchassé l’ancienprésident et, d’autre part, du renversementdes rôles : ce ne sont plus les leaders quiparlent, mais c’est plutôt le peuple qui n’acessé de scander des slogans virulents enversle régime et ses partisans. Il a montré quedes slogans tels que « le peuple veut fairetomber le régime », « l’emploi est un droit,Oh bande de pilleurs ! » ou encore « travail,liberté, dignité » expriment le début de laprise de conscience par les Tunisiens de lacitoyenneté et de la liberté individuelle.

Sur un autre plan, Abdelkader Zghal ainsisté sur l’intérêt de l’étude des réseauxsociaux, en tant qu’espace public informelparallèle qui dépasse l’espace territorial. Untel espace public a favorisé l’émergence de

nouveaux acteurs politiques situés en dehorsdu territoire matériel. Ces nouveaux acteurs,que sont les cyber activistes, sont porteursd’une culture politique et d’un imaginairesocial différents par rapport à ceux desleaders et militants classiques et développentun discours libertaire. Or cet espace publicvirtuel n’a pas été apprécié à sa juste valeurpar les politologues et les chercheurs quiadoptent des modèles de pensée classiques(en l’occurrence le structuralisme et leculturalisme). Cela nécessite, selon lui,d’une part, un renouvellement des schèmeset des outils d’analyse et, d’autre part, uneappréhension des mouvementscontestataires en les situant dans le contextede la globalisation post moderne.

Sihem NAJAR, IRMC

Compte-rendu de conférence, IRMC - 23 septembre 2011

Fidèle à sa traditionscientifique qui consiste àdévelopper uneperspective comparativeentre les divers champsdisciplinaires et lesdifférents pays duMaghreb, l’IRMC ainvité Hallouma Chérif,chercheure et enseignante

de psychologie sociale à l’Université d’Oranpour donner une conférence sur laConstruction de l’identité personnelle chezles Algériennes. Cette conférence a étédiscutée par la sociologue tunisienne DorraMahfoudh-Draoui qui a toujours placé les

rapports de genre et le statut de la femmedans la société, au centre de ses intérêts.

Selon Hallouma Chérif, analyser laquestion de la construction identitaire chez lesfemmes algériennes est une entreprisecomplexe qui nécessite la prise enconsidération de l’articulation « intériorité -extériorité ». L’intériorité, renvoie à l’imagede la femme en tant qu’objet et jamais en tantque sujet. Quant à l’extériorité, elle semanifeste à travers tout ce qui renforcel’image de la femme en tant que sujet porteurd’une identité propre et s’affirmant par lesétudes, le travail et l’investissement del’espace public. Prenant appui sur une étudecomparée entre les femmes ouvrières et les

femmes médecins, la conférencière a montréque le processus de construction identitaire sefait dans un alliage de dimensionsparadoxales : l’affirmation de soi, le rapportau corps et le rapport aux autres ; la modernitéet la tradition ; l’intériorité et l’extériorité.

Quant à Dorra Mahfoudh-Draoui, elles’est basée sur les travaux de Claude Dubar,Jean-Claude Kaufmann et François deSingly, pour montrer que ce qu’il estconvenu d’appeler « identité » est une notionfloue qui, à force de privilégier ledéterminisme social, ne tient pas compte dela réflexivité des femmes.

Sihem NAJAR, IRMC

Construction de l’identité personnelle chez les AlgériennesCompte-rendu de conférence, IRMC - 30 septembre 2011

Sarah Ben Nefissa etMichaël Béchir Ayari ontprésenté à l’IRMC ledernier numéro de larevue Tiers Monde,« Protestations sociales,révolutions civiles ».Sarah Ben Nefissa amontré comment larecherche française,

polarisée sur les questions de l’islam,s’intéressant peu aux mouvements sociauxdans les sociétés arabes, a entretenul’illusion de leur immobilisme, et a en partiemanqué l’histoire de la mise en place deleurs révolutions. Elle a par la suitedéveloppé l’idée d’une hybridation dupolitique en se référant aux travaux deMichel Camau sur la combinaison desenclaves autoritaires et démocratiques dansces régimes. Elle a défini la revendicationcommunautaire comme l'expression d'uneinégalité d’appartenance citoyenne, unedemande de reformulation de l'unité

nationale pour une intégration effective del’ensemble de la société. Parlantd’hybridation idéologique, elle l’acaractérisée d’une part par l’insertion d'unerhétorique des droits de l’Homme dans lesrégimes autoritaires et d’autre part par uneréappropriation et une reformulation de cesdiscours par la société civile (par exemple,le droit à la protection de l’environnementcomme prétexte pour développer sesrevendications). Enfin, elle a souligné ladichotomie entre temps révolutionnaire ettemps électoral. Entre les deux, les acteurs etenjeux changent : les partis conservateurspeuvent sortir vainqueurs, le clientélismeélectoral issu des partis d’État peut favoriserles partis islamistes, bien implantéslocalement.

De son côté Michaël Béchir Ayari a parléde la cristallisation des souffrances populairesdans l'idée de « dignité », qui fait sens pourtous et sert de moteur et de cadre aumouvement social. Il décline alors lesdifférentes définitions du terme de « dignité » :

celle associée à l'idée de rang, que tout lemonde peut acquérir par l'éducation ; laréponse au mépris permanent du pouvoircentral et à l'humiliation permanente desOmda, celle des droits de l’Homme ; la digniténationale post-indépendance comme formed’accession à la condition humaine et queBourguiba qualifiait de « dignité nationale ».Le conférencier rappelle que dans larévolution, des mobilisations de corporations,telles que les journalistes ou les avocats,évoquaient une dignité de rang. Cesmobilisations successives ont permis d’aller« au delà de la peur », comme l’a dit HammaHammami (POCT). Il était ici question dedignité ouvrière face à la taylorisation dutravail par l’intermédiaire de l'action syndicale.Il conclut sur la dignité par le travail commesymbole de la révolution tunisienne réalisant,autour de l’idée de dignité, « l’union sacrée »de toute une société.

Irène CARPENTIER, IRMC

Hybridation du politique, maux et mots de la révolution tunisienne Compte-rendu de conférences, IRMC - 7 décembre 2011

Page 16: Lettre IRMC 8

16 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

C H R O N I Q U E S D E L A R É V O L U T I O N T U N I S I E N N E

La révolution tunisienne abien eu comme point de départ

les zones rurales profondes. Car ilfaut bien reconnaître que la ville de

Sid Bouzid ou celle de Kasserine n’ontd’urbain que le nom (à Sidi Bouzid, la villemanquait d’un hôtel digne de ce nom jusqu’àil y a 3 ou 4 ans). Sans parler desagglomérations de Menzel Bouzaiène, deRegueb ou de Meknassi qui ne sont toutesque de petits bourgs ruraux dépourvus detout le tissu socio-culturel qui fonde la ville,et où les rapports sociaux dominants gardentun caractère, sinon tribal, du moins oùl’allégeance au groupe familial estprégnante.

Mais la révolte de ces régions aurait puconnaître le même sort que le soulèvementdu bassin minier de janvier 2008, qui a étéréprimé à huis clos faute de relais dans lesgrandes villes du littoral. C’est ainsi que ladiffusion de la protestation vers les grandesvilles et notamment Sfax et Tunis a faitbasculer la révolte en une révolution qui aconduit au départ de Ben Ali et d’une partiede sa cour mafieuse. Le rôle joué par laCentrale syndicale et notamment sesreprésentations régionales et par les réseauxsociaux sur Internet a été lui aussidéterminant.

D’ailleurs, l’origine rurale desrévolutions en Tunisie n’est pas unepremière. Ainsi un détour par l’histoire, nousramène à la révolte de Abou Yazid« l’homme à l’âne » au Xe siècle (originairede Tozeur dans le Djérid), puis à celle de AliBen Ghedhahem en 1864 (originaire deKasserine), toutes les deux sont qualifiées derévoltes paysannes contre l’État central et sapression fiscale jugée insupportable. Ce quirappelle par ailleurs la préférence auxconsommateurs qui caractérise la politiqueagricole de ces vingt dernières années et quia engendré la précarité des ruraux à l’originede la révolution.

Mais le rôle des ruraux et notamment desjeunes parmi eux n’est pas reconnu par touset certains cherchent à mettre en avantl’impact des villes et de certaines catégoriessociales. Cela se traduit d’ailleurs, durantcette période de transition, par la faiblereprésentativité des régions rurales dans lesrouages de prises de décision.

Comme exemple des signes de cettecontroverse, citons la polémique sur la date decommémoration de la révolution entre le 17décembre (anniversaire de l’immolation par lefeu de Mohamed Bouazizi) et le 14 janvier(date de la fuite du président déchu).

Derrière ce débat de date se cache enréalité la revendication de la paternité de larévolution entre les ruraux et les urbains. Eneffet la date du 17 décembre qui renvoie àl’origine de la révolution que d’autresd’ailleurs voudraient faire remonter à janvier2008 et au soulèvement du bassin minier,correspond bien à un soulèvement initié pardes ruraux exclus des fruits de la croissanceet peu touchés par la modernisation de lasociété, alors que le 14 janvier renvoie à lamobilisation des urbains qui à partir de débutjanvier ont donné une vraie dimensionnationale à la révolte et ont permis lerenversement du régime.

D’ailleurs il n’est pas étonnant que lepremier responsable à avoir tranché,provisoirement, le débat sur la date decommémoration de la révolution enchoisissant celle du 17 décembre, soitMoncef Marzouki, président du CPR, lors deson premier discours devant les membres dela Constituante qui venaient de l’élirepremier président, et qui est connu par sonattachement à la ruralité et revendique sonconservatisme comme en témoigne le portdu burnous.

Mais cette évacuation de l’oppositionentre les ruraux et les urbains se reflète aussidans les débats publics, voire même dans lamanière dont les chercheurs abordent laquestion de la révolution et de la période detransition. En effet c’est plus souvent par leprisme de l’opposition entre les laïcs et lesislamistes que la scène médiatique estoccupée, scène qui reflète plus un débat quiest à l’œuvre en milieu urbain et qui de faitexclut encore une fois les ruraux et ne leurdonne pas la parole

En effet si le fait religieux peut servir deloupe pour comprendre certaines luttes pourle pouvoir au niveau des partis politiques,cette lutte en se concentrant elle aussi enmilieu urbain exclut une grande partie de lapopulation, celle du milieu rural et qui ne sereconnaît ni dans les partis de l’islampolitique, ni dans ceux qui prônent la laïcitéet la modernité.

Certains indicateurs témoignent de cedécalage. Ainsi en est-il du score du CPR,qui se présente comme étant à la foisprogressiste sur la question de la religion etconservateur en terme de morale et demœurs, qui pourrait être interprété comme lapreuve de la rencontre entre les attentes decette population1 et les positions de ce parti.

Ce décalage se reflète aussi dans le votedes ruraux lors des élections du 23 octobre :faible participation corrélée avec le taux de

ruralité 2. Aussi certains ruraux ont choisi devoter pour les listes d’El Aridha pourexprimer leur rejet à la fois des laïcs etprogressistes de gauche et des islamistesd’Ennahdha en votant pour d’illustresinconnus qui n’ont comme principalavantage que d’être issus d’un milieupopulaire et rural. C’est le cas à Kébili,Tataouine, Kasserine, Sidi Bouzid, etc.).

Dans le cas de Sidi Bouzid, le vote enfaveur de la liste d’El Aridha est interprétépar certains comme un vote sanction contreEnnahdha, d’ailleurs à l’annonce del’invalidation de la liste d’El Aridha parl’ISIE, c’est l’un des bureaux du Parti duCheikh Rached Ghannouchi qui a été la cibledes attaques des manifestants.

Au niveau recherche, les approches quidominent la scène proposent des lecturesayant comme principale problématique cellede la place de la religion (de l’islam politique)dans la construction de l’État post révolution-naire et accessoirement de la sécularisation decette religion ou de sa compatibilité avec ladémocratie et les droits de l’Homme.

Sans vouloir nier l’importance de cesquestions, même si elles empruntent unprisme par trop extérieur à la Tunisie avec lerisque de nous tendre un miroir déformantpour nous y jauger, il me semble que cela sefait au détriment d’une analyse qui replacede nouveau les rapports entre les ruraux etles urbains au centre des problématiques etqui partirait de l’opposition, toujours àl’ordre du jour, de deux visions du monde etde deux projets de société totalementdifférents, voire antagonistes.

En effet, il est important de souligner queles leaders ruraux sont porteurs d’un projetde société plus conservatrice, mais où laplace de la religion est moins présente quecelle occupée dans les projets politiques despartis implantés en milieu urbain. Et que tantque la dimension rural/urbain n’est pas priseen compte dans les débats et dans les projetsde société, les ruraux se sentirons exclus etauront des raisons objectives de ne pas yadhérer.

Mohamed ELLOUMIAgronome, INRAT

La révolution tunisienne : ruralité vs urbanité. Quelques réflexions

1. Très peu de données sont disponibles et encore moinsd’analyses sur les résultats des élections et lecomportement des électeurs selon les régions, le milieu etencore moins les classes socio-professionnelles pour nouspermettre de faire des analyse fines du comportement desélecteurs.

2. Selon les premiers résultats d’un travail en cours réalisépar Kawther Latiri que je remercie.

Suite aux trois dossiers proposés dans la Lettre de l’IRMC (soit 40 articles) depuis février 2011, nous poursuivons dans ce numéroles « chroniques » de la révolution tunisienne. Celle-ci sera abordée selon quatre voies d’accès thématiques : le rapportrural/urbain, le phénomène des « sit in », le renouveau du micro-crédit et l’islam politique. Ces chroniques seront suivies d’un

dossier interrogeant plus particulièrement la discipline des historiens face aux mouvements sociaux et politiques.

Page 17: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 17

C H R O N I Q U E S D E L A R É V O L U T I O N T U N I S I E N N E

Sit in : une nouvelle effervescence sociale en Tunisie

Le phénomène du Sit in, jusqu’icipresqu’inconnu en Tunisie, s’est manifestéces derniers temps dans le paysage tunisien,avec force, partout devant les ministères, lesinstitutions, et les entreprises. Des Sit in sesont formés pour appuyer certainesrevendications syndicales ou politiques.Syndicales afin d’obtenir un statut d’employéou de salarié confirmé, des indemnitésdiverses, une augmentation de salaire, uneamélioration des conditions de travail, etc.Politiques pour demander la dissolution desinstitutions constitutionnelles (chambrereprésentative, conseil constitutionnel…), lacréation d’une assemblée constituante, pourproclamer dés le début le parlementarismecomme seul choix pouvant convenir pourgouverner la Tunisie.

Si le mode du sit in a envahi les espacespubliques sur tout le territoire, celui de laKasba où se trouvent plusieurs ministèressymbolisant le pouvoir, mérite d’être traité àpart vu l’importance du lieu et la diversité etle nombre de jeunes venus de tout le paysd’une part et le message qu ils ont voulufaire passer d’autre part.

Ainsi les différents messages que lesjeunes révolutionnaires ont affiché dans cet

espace sont une prise de conscience de leurétat longtemps marginalisé et qu’ils veulentaujourd’hui remettre au centre despréoccupations du pouvoir : « vous nousavez marginalisés, maintenant le pouvoirnous appartient ».

La sémiologie nous aide à déchiffrer, àdécoder tous les signaux que les jeunes ontallumé et à comprendre leurs préoccupations.

Les groupes formés à l’occasionévoquent l’appartenance régionale tribale deces jeunes, révélant aussi leur référence à laconscience groupale, aux sentimentscollectifs et à leurs identités sociales.

Le sit in témoigne de l’envahissement del’espace symbole de ce pouvoir qu’on

soupçonne de vouloir arrêter la révolution aumilieu du gué. Il manifeste l’occupation decet espace par les différents groupes suivantune organisation traduisant bien cetteappartenance aussi bien sociale querégionale et soutenue par des slogansspécifiques à chaque groupe porteur d’unmessage identitaire où est mise en exerguel’appartenance à telle ou telle région bienplus qu’à telle ou telle « Arch ».

Ce sit in de la Kasba a été une occasionpour ces laissés pour compte, pour ceshabitants de l’arrière pays pour se faireentendre et crier qu’ils existent et qu’il fautdésormais compter avec eux.

Aussi, pour ne pas pousser ces révoltes àse réfugier dans des postures identitairesétroites vautrant et glorifiant les mérites de latribu au déterminant de l’appartenance àcette Tunisie dont la civilisation est trois foismilliaires, le pouvoir doit répondrepositivement à toute les exigences des foulesportant sur une vie digne, libre etdémocratique pour tous.

Souheil ARFAOUIétudiant en sociologie et développement, ISSHT

© Tunise Presse Régionale.

Le déséquilibre régional entre Nord-ouest, Sud-ouest, Centre et littoral tunisien,longtemps conçu par les régimes établisdepuis l’indépendance, n’a pas été sansconséquences sur la montée du chômagedans les régions les plus défavorisées.Plusieurs acteurs publics, associatifs etinternationaux, se mobilisent dans cesrégions, dans le but d’y améliorer l’insertiondes chômeurs sur le marché de l’emploi. Àce titre, l’une des solutions proposées estl’encouragement au travail indépendant,l’incitation à la création de la micro-entreprise par le biais du micro-crédit. Cedispositif financier pourrait favoriser ledéveloppement des régions. Il est devenuune composante des programmes dedéveloppement et un chantier prioritaire dugouvernement transitoire.

Le micro-crédit est un outil qui n’est pasnouveau en Tunisie. L’État de l’ancienrégime, par le biais de sa Banque tunisiennede solidarité et Enda Inter-arabe1, institutionde micro-finance (IMF), était le spécialistede son octroi. Le nombre des personnes quisollicitent ces organismes ne cesse des’accroitre. Une étude réalisée en 2010 etfinancée par l’Union européenne a estimé àun million le nombre de demandeurspotentiels de micro-crédits en Tunisie. Selon

le cofondateur et président de l’associationpour le microcrédit Babyloan, « il serait plusraisonnable de compter sur une populationcible de l’ordre de 600 et 700.000 clientspotentiels, soit 300 à 400.000 de plusqu’actuellement ». De son côté, MichaëlCracknell, secrétaire général de Enda inter-arabe, assure que « depuis la révolution, cechiffre pourrait même être réévalué à lahausse ». À l’heure actuelle, tout au plus« un tiers de cette demande est satisfaite parEnda et la Banque Tunisienne desolidarité ».

Actuellement et depuis quelques mois,certains organismes internationaux demicro-crédit (Babylone, Cerise, PlanèteFinance) se mobilisent pour travailler en

collaboration avec les organismes existant.D’autres, tels que l’Adie (Agence pour ledéveloppement de l’initiative économique)sont déjà sur le terrain pour la création d’unefuture antenne sur le territoire tunisien. Lemicro-crédit devient un enjeu deconcurrence entre un secteur privé à but« social » mais lucratif, et des ONGinquiètes de cette réinterprétationéconomique de l’aide aux plus démunis.D’ailleurs en restent-ils la cible ?

Alors que Babyloan et Enda devraientbientôt nouer un partenariat, les deuxspécialistes s’accordent à souligner que lenombre d’IMF en Tunisie doit cependantêtre « limité ». Outre leur propre intérêt, ils’agit surtout, selon eux, « d’éviter le risquede surendettement des emprunteurs »,comme cela a pu être le cas en Inde avec unesaturation du marché dominé par denombreux bailleurs entre lesquels lesemprunteurs peuvent alors « jouer », commec’est pratiqué au Maroc.

Ainsi, on passe du micro-crédit à lamicro-finance pour le développement desrégions. Le dispositif présente plusieursautres services parallèles (épargne,assurance, transfert d’argent etc.) pour uneclientèle plus étendue. La micro-finance, elle,ne se limite plus aujourd’hui à l’octroi de

Le renouveau du micro-crédit en Tunisie ?

© tighani - http://www.centerblog.net

Page 18: Lettre IRMC 8

18 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

C H R O N I Q U E S D E L A R É V O L U T I O N T U N I S I E N N E

micro-crédit aux pauvres mais bien à lafourniture d’un ensemble de produitsfinanciers à tous ceux qui sont exclus dusystème financier classique et afin dedévelopper leur activité économique. De soncôté Jacques Attali, président de PlaNetFinance, tout en admettant que « la micro-finance est essentielle pour le développementd’un pays », précise que, mal gérée, elle peutconduire à des risques de surendettement. Ilfaut aussi insister sur le fait, très évoqué parde nombreux acteurs tunisiens qui se réfèrentà la mauvaise expérience passée d’un micro-crédit étatique d’assistance et de clientélisme,que le rôle de l’État ne serait pas d’accorder

des micro-crédits, mais plutôt de refinancerdes associations par des subventions ou descrédits à des taux d’intérêt plus bas que ceuxdu marché.

En ce sens, des enquêtes menées dans lesannées 2000 sur les questions du micro-créditet du lien social en région tunisoise (Laroussi,2009), revues après les évènements,conduisent à s’interroger sur des questions defond : les associations vont-elles cesser d’êtrele produit de l’administration ? Les politiquespubliques vont-elles continuer à multiplierdes programmes d’interventions malconnectés à la société civile ? L’introductionde la micro-finance en Tunisie peut-elle à la

fois échapper à cette « étatisation du social »connue sous Ben Ali, mais aussi à laprivatisation de sociétés financières audétriment des ONG actrices dedéveloppement social local ?

Houda LAROUSSISociologue , INTES, Université Tunis Carthage

1. 165.000 emprunteurs actifs en 2011. Depuis 1995, plusde 818.000 prêts accordés, d’un montant moyen de 865dinars, soit 440 euros.

L’INTES (Institut National du Travail et desÉtudes sociales), et l’IRMC recevront Jean-Michel Servet les 10 et 11 avril 2012.

Jean-Michel Servet est professeur d’étudesdu développement à l’Institut de HautesÉtudes Internationales et du Développement(IHEID) à Genève. Fondateur du programmede recherche sur la micro-finance en Asie duSud, du French Institute of Pondicherry en

Inde et membre du comité scientifique duréseau francophone Entrepreneuriat et micro-finance. Il a publié entre autres Banquiers auxpieds nus, Paris, Odile Jacob, 2006. Et : Legrand renversement, de la crise au renouveausolidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2010.Comment lutter contre la pauvreté ? La micro-finance peut-elle subvenir aux besoins desexclus de la finance ? Peut-elle fournir descrédits, garantir et assurer des prêts, gérer des

épargnes ou des transferts de fonds migrants,remplacer les solidarités actives etinformelles ? Ne peut-on y voir une incitation àla mise au travail par l’auto-emploi et unmoyen insidieux de démanteler des politiquesd’aide aux chômeurs et aux personnesdémunies dans les zones marginalisées ? Jean-Michel Servet en répondant à ces questions surle micro-crédit, en montrera l’essor, lespromesses, et aussi les limites.

Un certain consensus semble être établientre les partis élus à l’Assembléeconstituante sur l’adoption de l’article 1er dela Constitution de 1959. Cette unanimité,peut-être politiquement rassurante, mais ellecache les éléments d’un problème plusprofond quant à l’éternelle question fortdébattue du rapport de la politique à lareligion. Ne souhaitant pas prendre part à celong débat ou en exposer les grandesconclusions, cette question sera prise icicomme une entrée pour interroger la posturedu parti de la majorité, la Nahda, au seuild’une période décisive de son histoire. Direcomme dans l’ancienne constitution quel’islam est la religion de l’État tunisienimplique ceci : soit le texte énonce unconstat, se situe dans le descriptif, alors ilserait étrange de qualifier de musulmanl’État issu de l’Indépendance ou celui deBen Ali (quel contenu donner à cetadjectif ?), soit l’article avance les termesd’un projet, d’une ambition, donc il se situedans le prescriptif : ici de même, lequalificatif musulman, est problématique.

L’État est un cadre, un système, unsupport, un ensemble d’institutions(assemblée, sénat, armée etc.) permettantl’exercice du pouvoir politique. En dehors del’équipe qui s’en empare et du programmemis en œuvre, l’État reste en quelque sorteneutre, son identité ne préexiste pas, (n’est

pas antérieure) aux décisions, aux choix etaux programmes de ceux qui gouvernent.Peut-être serait-il plus précis de dire, l’Étattunisien est une république, l’islam est lareligion du peuple tunisien. Inutile depréciser que, depuis plusieurs mois,l’évocation d’un tel article prend appui surles strates sédimentées d’un débat non sanschimères ni dangers qui est celui del’identité.

Les déclarations des leaders de la Nahda,portant sur des problèmes politiques ou desociété, tels que le Code du statut personnel,semblent adhérer, l’expérience turque aidant,à une conclusion qui considère quel’essentiel de l’expérience sociale etpolitique, et depuis longtemps, échappe à

l’emprise du religieux ; en d’autres termes, lasécularisation (pour ne pas dire laïcité) estune réalité historique indéniable. Les brèvesdiscussions soulevées récemment au sein del’Assemblée constituante sur lesprérogatives du mufti de la république sont àce niveau un exemple suggestif. L’espaceréduit voire marginal que Bourguibaconcéda à cette institution, vieille deplusieurs siècles, est l’indice d’unerépartition, réelle, symbolique et irréversibledes espaces entre le séculier et le religieux.Face à ce constat quel sens reste-t-il à laréférence religieuse ? Engagés dans unepratique politique de lourdes conséquences,en incorporant les notions et le lexique dudiscours laïc moderne, les représentants dela Nahda se voient noyés dans un paysagesocial et médiatique qui tend à effacer lescontours religieux de leur identité politique.

Un journaliste, commentant leprogramme politique que la Nahda a publiépour sa campagne électorale, s’interrogeanon sans étonnement : « mais où est l’islamdans ce programme ? ». « L’islam est uncadre d’inspiration, qui ne nous empêchepas d’adhérer à l’évolution du monde. »Telle est la réponse récurrente des leadersdu mouvement, depuis les années quatre-vingt, (une fois débarrassés par la force del’histoire, de la question des hûdûd (lespeines physiques : lapidation, talion etc.), et

L’islam politique, l’épreuve du pouvoir : la Nahda comme exemple

Conférence de Jean-Michel Servet

Page 19: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 19

de la polygamie). À un tel niveau degénéralité, cette réponse semble échapper àde nombreuses impasses, sans dissiper lesinquiétudes des adversaires de la Nahda quine se lassent de leur poser les mêmesquestions. On les soupçonne d’insincérité,quand ils parlent de liberté individuelle, enmatière de pensée, d’apparencesvestimentaires, de pratiques culturelles et decomportement. On les soupçonne dedémagogie, quand ils se déclarent partisansd’un futur État civil, qui jamais ne penseraità la charia. Bref leurs adversaires ont dumal à croire que cette posture politico-culturelle soit un simple acquiescement,certes sans fondement théorique, face auxacquis irréversibles de la modernité et auverdict de l’Histoire.

Dans quelle mesure, après les révolutionsarabes, la référence religieuse pourrait-ellefonder un projet politique ? l’islam politiqueserait-il une notion sans objet ?

Loin des débats académiques, peufamiliers aux mouvements politiquesislamistes trop absorbés par les aléas de lalutte, le moment actuel, post révolutionnaire,met la Nahda face à un bilan historique dontles conclusions pourraient décider de sonavenir :

1- entre le Mouvement de la Tendanceislamique (MTI) des années 1981 et laNahda de 2011 au pouvoir, entre le projetdes fondateurs et les enfants de laRévolution, il y a un abîme, de vingt ans desilence ; deux générations qui n’ont ni lesmêmes références, ni les mêmes expériences(prison, exil, vie civile) ni les mêmesambitions : le 14 janvier imposa des horizonsinespérés laissant en suspens maintesquestions d’ordre structurel.

2- La configuration de l’islam politiqueau 20ème siècle, comme la représentent lesFrères musulmans et la Révolutioniranienne, correspond à une étape historiqueclose. De son héritage on ne saurait puiserdes réponses aux défis d’une société vivantles nouveautés et les impératifs de lamondialisation.

3- Le FIS, Al-Qaïda, les Talibans, enfants« bâtards », de Sayd Qotb, et d’Abû AlâMâudûdi1, inaugurent une brève secondeconfiguration de pauvre héritage culturel,mobilisant une haine stérile sans lendemaincontre un ennemi et une époque dont ils sontloin de pouvoir déchiffrer le langage. La mortde Ben Laden, l’homme qui put pourquelques années exciter les passionssanguines de plusieurs millions (11septembre) était loin de détourner les regardsdes populations des mêmes pays où il puisaitses candidats au « Djihad » (Tunisie, Égypte,Syrie, Yémen). Les populations de ces payssont désormais conscientes d’être les auteursuniques d’un épisode décisif de leur histoire.

4- les révolutions arabes, sont unévénement issu d’un schéma qui semble nerien devoir à l’héritage militant de l’islampolitique. Certes dans quelques années ilsera possible de suivre la trame de lagénéalogie de ces bouleversements, maisdans l’immédiat, le « Printemps arabe » amis en scène un tête-à-tête mythique : lafoule face à son tyran.

Tel est l’arrière plan historique sur lequelse détache la position de la Nahda. L’islampolitique au niveau de l’approche théorique,comme au niveau des expériences réelles(Iran etc.) offre plus de questions,d’inquiétudes, voire d’impasses qued’exemples à suivre. L’enthousiasme quesuscite l’expérience turque auprès de laNahda et des Frères musulmans en Egypte,est révélateur de cet épuisement, il est plutôtl’expression d’une crise qui n’a pascommencé hier. L’islam politique n’a pas lesmoyens pour réfléchir sur le bilan d’uneexpérience de plusieurs décennies, ni dedéchiffrer les changements qui traversentnotre époque.

L’évocation du modèle turc n’autoriseguère à s’aveugler sur l’héritage auquel legouvernement d’Erdogan doit une grandepart de ses réussites. On ne saurait oublier nisous-estimer les conséquences tardives de cegrand coup de force, fort discuté, accomplipar Mustapha Kemmel Atatürk (figure tantdiabolisée dans la littérature desmouvements islamistes) dans les annéesvingt, à cela s’ajoutent les bienfaits de lagéographie, qui donnent à la laïcité unsupport culturel riche et solide, difficile àcréer sous nos cieux.

L’atmosphère révolutionnaire de cesderniers mois et la rhétorique qui règne dansla rue et entre les membres de l’Assembléeconstituante semblent étaler les signes d’unnouveau paysage. A-t-on les moyensthéoriques pour assumer ce que l’usage desconcepts fondateurs du monde moderneengage au niveau de la représentation de soiet de l’autre ? Manipule-t-on impunément lesmots clés de la modernité politique, quandon oublie que peuple, démocratie etrépublique ont une étymologie grecque etlatine et qu’ils sont à l’origine de laconscience historique moderne ? Quipourrait ignorer tout ce que l’imaginairerévolutionnaire moderne doit à 1789

(égalité, droits de l’Homme, liberté) ? Ainsile fait d’ignorer d’où vient le présent, nepermet nullement par ailleurs de saisir lesconclusions qui limitent l’horizon de lapratique politique au sens classique du mot.

De ces conclusions certains petitsévénements (l’affaire du film franco-iranienPersepolis ou du niqab ) forment des effetssymptomatiques qui appellent à inscrirel’action politique dans le cadre d’autressynthèses plus larges. De nos jours et àmoins d’être un pouvoir politique qui résisteà reconnaître les contradictions et lestendances naturelles de ses citoyens (Iran,Arabie Saoudite), le bon sens pousse às’incliner devant les constats suivants de lavie moderne :

1- les sociétés sont de plus en pluscomplexes, la part d’intervention de lapolitique est de plus en plus limitée ;

2- grâce à la culture de masse, auxmoyens de la technologie, aux exploits de lascience, l’individu a acquis des moyensd’autonomie, lui permettant d’être maître deses choix et de son corps,

3- l’État n’est plus celui qui définit ce quiest bon pour la société (les leçons del’Histoire sont fort éloquentes, URSS, Chinede Mao, etc.) ;

4- les institutions traditionnelles (famille,école) gardiennes de certaines normes, lieuxde transmission des valeurs traditionnelles,sont largement bousculées par des réseauxde cadres et d’institutions sur lesquels il estvain que l’État tente d’avoir de prise ;

5- l’État moderne a désormais affaire nonà des sujets dont il maîtrise les espaces et lesformes de vie, comme autrefois, mais à desmasses opaques d’individus (appelées selonle contexte : foule, peuple, consommateurs,téléspectateurs, électeurs, opinion publique)armées d’outils performants de contestationet de communication, habitées de passions etd’appétits aussi bien créateurs quedestructeurs.

Les dictateurs arabes déchus, formés dansun cadre historique désuet, initiés dans lespréceptes d’une culture politique d’un autretemps, soulignent par leur départ l’abîme quiles sépare d’une réalité dont ils furent loind’évaluer l’étendue ou la complexité. Ils luiont fait face par des moyens archaïques(répression et corruption), ce qui ne fit queprécipiter leur fin fatale. Rien ne dit que lesnouveaux acteurs de la même scène soientmunis du sens historique nécessaire pourdéchiffrer les signes et percevoir les reliefs dela nouvelle réalité.

Arbi DRIDIChercheur en didactique et en littérature

C H R O N I Q U E S D E L A R É V O L U T I O N T U N I S I E N N E

1. Le premier est l’idéologue le plus fécond des Frères

musulmans en Égypte. Le second est le père fondateur

des islamistes au Pakistan.

© Ali Garboussi.

Page 20: Lettre IRMC 8

20 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

H I S T O I R E E T H I S T O R I E N S F A C E A U X M O U V E M E N T S S O C I A U X

Deux réunions tenues à l’IRMC les 4 octobre et 5 décembre 2011, ont permis à l’équipe de chercheurs de débattre avec Henry Laurens puis avecPierre Rosanvallon, invités par l’Institut français de Tunisie à l’occasion de son cycle de conférences du Collège de France à la Cité des

sciences de Tunis et à l’université de la Manouba. Dans le cadre des analyses initiées par l’Institut autour de l’interprétation scientifiquedes mouvements de sociétés, l’accent a été mis sur le rôle à jouer de l’historien et les outils à déployer dans sa lecture des temporalités

en présence. Nous résumerons d’abord les propos d’Henry Laurens, avant de citer le témoignage de Pierre Rosanvallon, etde terminer par une courte application des thèses de ce dernier au regard de la révolution tunisienne. Enfin, ce dossiers’achève par le témoignage de Kmar Bendana, chercheure associée à l’IRMC à qui nous avons demandé de nous faire partdes évolutions de son expérience de chercheur au cours de l’année 2011.

Henry Laurens 2 distingue trois manièresde faire de l’histoire : l’histoirecontemporaine, l’histoire du temps présentet l’histoire immédiate. L’histoirecontemporaine, située à la fin du XVIIIe

siècle dans les débuts de l’invasioneuropéenne en Orient, « concerne un mondequi commence à ressembler au nôtre ».L’histoire du temps présent nous confronte àdes témoins encore vivants. À ce titre, « laPremière Guerre mondiale vient de cesserd’appartenir à l’histoire du temps présent etbascule dans le passé… Toutefois cettehistoire touche encore le passé commesouffrance présente même si on ne recenseplus de survivant de 1915 ». L’histoireimmédiate, elle, s’écrit différemment del’histoire contemporaine. Elle suppose untravail sur son objet, « une ascèse sur soi-même pour déterminer les questions que l’onveut poser, ainsi que ses implicites ». SelonHenry Laurens, « dans l’histoire immédiateon analyse les évènements de 2011 parrapport à 2011, et dans l’histoirecontemporaine on analyse le siècle de LouisXIV en fonction de nos conceptualisationsde 2011. L’historien doit y faire un effort dedécentrement par rapport aux questions deson époque. Il s’efforce de reconstituer desdonnées que les contemporains n’avaientpas ». Il n’en demeure pas moins que « lepassé n’existe pas en soi, et quand lasituation présente change, notreinterrogation du passé change ». Mais aussi,« notre vision du passé se modifie quand onva chercher dans le passé les causes d’unévènement présent ».

Rattachés à l’histoire immédiate, lesévènements du monde arabe interpellentl’historien, tout comme le sociologue et lepolitologue, qui n’ont pas vu venir ce« rattrapage du politique par le social ».Cependant, précise Henry Laurens, « on a vuvenir la discordance entre l’état des sociétéset les régimes politiques, discordancesmarquées d’ailleurs dans les rapports duPNUD, mais on était plutôt à l’horizon2025/2030 ». Dans ce type de contextes,« l’objet de l’historien est le traitement destemporalités et de la concordance ou desdiscordances des temps ». Il évoque l’idéede « concordance des temps » qui reflète le

synchronisme lié à la fois aux influenceseuropéennes sur le monde arabe et aussi auxbesoins des sociétés elles-mêmes. À cepropos, la question « de l’impérialisme et ducolonialisme relève en France de l’exotismeet non plus de l’histoire vivante,contrairement aux pays qui ont connu cettecolonisation, cette histoire dure.L’expédition d’Égypte y est vue comme uneaventure orientaliste alors que pour lesEgyptiens l’expédition d’Égypte c’était laPalestine et Israël ». C’est alors que notreinvité constate aujourd’hui une situation de« discordance des temps » entre le mondearabe et l’Europe, connotée parl’islamophobie de cette dernière : « latemporalité arabe est marquée par un avenir

démocratique, alors que la temporalitéeuropéenne est encore centrée surl’immigration et l’islamophobie ». SelonHenry Laurens, les révolutions arabes ontinversé la problématique de la démocratiepuisqu’elles se sont faites sous le drapeaunational (« Il y a un retrait de l’antiimpérialisme comme idéologie dumouvement »). Il voit alors dans cesmanifestations pacifiques et sans chefs faceà des régimes violents, « une inversion destermes » où la démocratie « n’est plus vuecomme une question européenne maiscomme une question nationale ».

Selon lui, les leçons et les enjeux sontforts : ces révolutions remettent en questionl’autoritarisme international ; puis la Tunisieen montrant que c’était possible, a rendu lesrévolutions accessibles aux autres ; enfin, le

XXIe siècle serait passé en 10 ans, depuis2001, du choc au rendez-vous descivilisations autour de l’idée de démocratie.Dernier enjeu et non le moindre selonLaurens : en dépit de l’arabisation duMaghreb par les télévisions satellitaires, laspécificité du Maghreb demeure bienl’interaction avec l’Europe. « Le grand relaid’aujourd’hui est la diaspora dans samassivité. La politique tunisienne intègrecette composante internationale. Le XXIe

siècle sera un siècle de diasporas, le XXe lesa créées et le XXIe va les fairefonctionner. La relation ancienne de typecolonial va être reprise en main et remplacéepar le problème des diasporas ».

De ce point de vue d’historien, il ressortla nécessité d’une interaction permanenteentre le fait historique, son interprétation etson questionnement par les outils du tempsprésent qui introduisent une vigilance. En cesens, selon Henry Laurens, tout comme « ladécouverte de la photo aérienne enarchéologie a révolutionné cette science »,des travaux anthropologiques etdémographiques (cf. Todd, Courbage)avaient imaginé la chute de l’unionsoviétique ou, avec le développement del’alphabétisation, l’appui du systèmeéducatif et la baisse des taux de fécondité,l’entrée des sociétés arabes dans lamondialisation. On doit désormais, à lalumière des processus historiques en cours,s’interroger sur nos paradigmes des sciencessociales qui nous donnent ou pas de quoicomprendre ce qui s’est passé, dire etinterpréter ce qui nous détermine. Ainsiconclut Laurens, « il y a d’un côté ladétermination sociale qui fait que les chosesexistent, et de l’autre l’interprétation dusocial lu comme un texte ».

Pierre-Noël DENIEUILd’après le débat avec Henry Laurens, à l’IRMC

Henry Laurens 1 et l’histoire : concordance et discordance des temps

1. Professeur au Collège de France, chaire d’histoirecontemporaine de l’Orient arabe. Auteur d’ouvrages surla Révolution française, l’Europe et l’Islam, et sur laquestion de la Palestine à partir de l’expédition d’Égypte.

2. Les citations entre « … » sont extraites du débat avecHenry Laurens à l’IRMC.

Henry Laurens© Jean-Luc Bertini/l’express.

Page 21: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 21

H I S T O I R E E T H I S T O R I E N S F A C E A U X M O U V E M E N T S S O C I A U X

Pierre Rosanvallon évoque la démocratieà la fois comme régime politique et commeforme de société et mode de lien social. Telsemble être le cas de la Tunisie qui, tout enconstruisant le principe majoritaire de ladémocratie politique (les élections, lapluralité) essaie aussi de se construire unintérêt général et un lien social. Les formesen sont multiples et on a vu en 2011 lamultiplication des instances et institutions derégulation dont entre autres la Haute instancepuis l’ISIE. Il s’agit bien là de ce que PierreRosanvallon nomme des « institutionsd’impartialité ». On doit y voir un premierattachement de la Tunisie à construire une« démocratie comme qualité », et passeulement comme mesure de distribution desrichesses.

Un second indice réside dansl’expression des trois principes de l’égalitécomme qualité démocratique, définis parPierre Rosanvallon et appliqués à la situationtunisienne. Le premier est celui de« similarité ». Etre semblable, c’estparticiper chacun d’une même humanité. Onpense ici au droit à la dignité comme sloganpremier de la Révolution tunisienne. Le

second est celui de l’indépendance. L’égalitése construit dans une réflexivité de soi à soi,c’est-à-dire dans l’autonomie et l’absence desubordination de l’individu et dans larelation d’échange qui fonde celle deréciprocité. Lors des élections tunisiennes,chaque votant comptait pour sa propre voixet en était fier. Le troisième vise lacitoyenneté. Elle a pu s’exprimer dans lesréunions politiques ou les meetings. C’est lacommunauté d’appartenance et d’activitécivique, manifeste dans les relations desolidarité entre individus ou quartiers, quiont structuré cette révolution. Et ces troisprincipes rassemblés, c’est bien une volontéde « refaire société ».

La troisième positivité de cetterévolution, bien qu’exposée à tous momentsà des risques de clôture, est, depuis un an, sadynamique de fabrication et d’inventionpermanente et, selon la formule de PierreRosanvallon, « toujours inachevée ». À cetitre Rosanvallon dit bien que faire l’histoirede la démocratie, c’est faire l’histoire de laconstruction d’une société « oùs’enchevêtrent l’histoire d’undésenchantement et l’histoire d’une

indétermination ». Penser la démocratie auprésent, c’est reprendre le fil permanent decette double histoire en train de se faire.Rosanvallon dit que la démocratie « n’a »pas une histoire, mais plutôt qu’elle « est »une histoire. Henry Laurens nous avait ditque les faits « ont » une histoire. PierreRosanvallon nous dit désormais qu’ils« sont » une histoire. Tel est le cas de laTunisie dont la révolution n’est pas un faitaccompli mais plutôt un processus en cours.Hier les instances contribuaient à réguler lesgouvernements provisoires et la préparationdes élections. Aujourd’hui et demain devrontêtre débattus les axes de la futureconstitution au fil d’une part des alliances etdes désalliances politiques, et d’autre partdes expressions à inventer par la sociétécivile avec ceux qui souhaitent construireune société des égaux basée sur la similarité,l’autonomie, la citoyenneté. Fidèle à latradition d’une histoire qui ne s’arrête pas, laTunisie doit demeurer un laboratoire deconstruction du temps présent.

Pierre-Noël DENIEUILSociologue, Directeur de l’IRMC

Devenir historien pour répondre aux questions du temps présent 1

« Je suis devenu universitaire pourrépondre aux questions que je me posaisquand j’étais militant, après un cursus sur lagestion, et sur la base d’un réseau demilitants syndicalistes et CFDT. Desthéoriciens ont analysé la démocratie àtravers ses trahisons et les écarts de saconstruction. Mais comment étudier lepolitique en évitant cet écart entre une réalitéenchantée et une réalité à construire àl’épreuve des faits ?

Pour faire cela, j’ai vu qu’il fallait avoirune connaissance empirique de nombreusespériodes : Révolution française, Révolutionaméricaine, histoire de l’Amérique latine.Pour réfléchir à la démocratie, il fautcomprendre le système de ses difficultés, quiproviennent de conflits entre ses points devue, entre ses idéologies. Définir ladémocratie, c’est être confronté à sesperplexités : qui est le peuple ? C’est unequestion sociologique que personne n’ajamais résolue. On rencontre des individusmais pas le peuple. J’ai écrit « Le peupleintrouvable ». Dans une société d’individus,on peut difficilement en retracer les corpsconstitués. On ne sait comment décrire « lepeuple ». C’est une indétermination. Puisune autre indétermination est de définir ceque veut dire « exercer le pouvoir » ? J’aiessayé de comprendre le système général de

son indétermination en termes institutionnelset de procédures. Le travail de l’historien estdonc un travail contemporain.

Je m’intéresse à faire l’histoire vivantedu passé comme confrontation à une aporieet à une identité à résoudre. Cette conceptionfait de l’histoire de la démocratie uneexpérience vivante, dans laquellecomprendre l’histoire de ce qui a été cesexpériences peut nous aider. Et ce n’est paslà l’histoire « occidentalo-centrée ». Il y a ununiversalisme démocratique qui n’est pascelui du modèle mais qui est celui duproblème. La démocratie, cela signifie desélections libres et dans un régime pluraliste,mais aussi bien avec Lénine queNapoléon III, Chavez ou Bush. Ce quim’intéresse est de savoir comment se pose

ou se masque cette indétermination. A Tunis,on m’a posé de nombreuses questions trèstechniques sur le régime parlementaire ouprésidentiel et sur les difficultés et lesproblèmes. Mais il faut repousser l’idée d’ununiversalisme du modèle. La promotion dela démocratie ne repose pas sur un modèleque l’on vend clef en main, c’est surtout faireexister une société civile. Il faut biencomprendre l’écart établi entre la démocratiecomme régime politique et la démocratiecomme régime social. Il faut se référer à ladimension « libérale » de la démocratiefrançaise, et comprendre qu’il n’existe pasde « modèle » de la démocratie. Il faut la voirdu point de vue de ses expériences et de laperplexité qu’elles suscitent, et non du pointde vue de ses modèles. L’historien doitinviter à considérer cette perplexité. Laperplexité est une bonne méthode de pensée.On pense lorsqu’on accroit sa perplexité ».

Pierre ROSANVALLONPropos reconstitués d’après le débat à l’IRMC

La démocratie tunisienne comme histoire « toujours inachevée »

1. Témoignage de Pierre Rosanvallon, Professeur auCollège de France, chaire d’histoire moderne etcontemporaine du politique, et directeur d’études àl’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales).Auteur d’ouvrages sur l’histoire du modèle politiquefrançais, puis sur l’histoire intellectuelle de la démocratieen France, ainsi que sur « la société des égaux ».

Pierre Rosanvallon© Haley/Sipa

Page 22: Lettre IRMC 8

22 Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012

H I S T O I R E E T H I S T O R I E N S F A C E A U X M O U V E M E N T S S O C I A U X

Dans l’intermède d’un an, et même si unsouffle révolutionnaire a balayé beaucoup dechoses, la pratique de chercheur, une activitélente et d’arrière-plan ne peut vivre unretournement brusque et direct. Ce quin’empêche pas les chercheurs d’être touchés,comme tout le monde, par ce qui arrive auquotidien, qui atteint les hommes et lesinstitutions comme les conditions matérielleset morales d’exercice du métier. Leschercheurs ne peuvent être indifférents à leurcontexte ni éviter l’émotion qui empreint cettepériode exceptionnelle même si la professionincite au recul et se construit sur la capacité àobserver, sinon froidement, du moins entenant compte, au maximum, des facettesd’une situation, de la complexité desquestions, de la pluralité des points de vue quise rattachent aux faits. Entre la fièvre causéepar l’hyper-rapidité et l’ampleur des faits etles impératifs intellectuels du métier, unepalette de réactions est possible. Je ne parleraique de la mienne puisqu’on me demande defaire part de mon expérience de chercheur enTunisie depuis janvier 2011, pour illustrer unedes façons dont la profession d’historien estconcernée par le potentiel révolutionnaire quis’est déclenché au début de 2011.

Trois leçonsEn Tunisie comme ailleurs, le terme

histoire recouvre plusieurs sens : il renvoie àune culture, il en appelle parfois à laconnaissance et désigne plus rarement unecondition, un métier. La passion du passé estrépandue dans l’opinion, le goût de l’histoirefait partie de la culture tunisiennecontemporaine et s’enracine dans un héritageintellectuel. L’histoire en appelle égalementà une conscience du temps et à l’étude de lafaçon dont il régit les rapports humains dansune société, au cours d’une époque. Étudierl’histoire constitue enfin un métier qui, avecles sciences sociales voisines et les sciencesdures moins mitoyennes, a une évolutionintrinsèque, aux aspects entremêlés : à unehistoire des contenus et des formes que peutprendre cette expression du passé d’individuet de groupe que chaque personne oucommunauté porte en elle, s’ajoute l’histoiredes hommes et des institutions qui lafabriquent. L’année 2011 a été pour moi uneleçon à chacun des ces niveaux deconception de l’histoire.

Leçon de cultureVivre un soulèvement qui se déclenche

après l’immolation d’un homme et entraînedes conséquences avec l’ampleur constatéeest pour le moins édifiant sur le phénomènede l’opinion et sur la façon dont il peut agirsur le réel. Cet acte désespéré, pas le premierdu genre ni hélas le dernier, est un desmythes fondateurs de la « Révolutiontunisienne ». La construction du mytheappelle évidemment son contraire par labataille autour des dates de commémoration(17 décembre ? 14 janvier ?), par lestentatives de fondre le peuple dans la figuredu martyr, par les pressions pour la captationd’un leadership. L’opinion, objet commun

au journalisme et aux sciences sociales etmatériau de choix des acteurs politiques, estdevenue une source vivante d’inspiration.Grâce à l’électrification de la parole et desmédias, j’ai pu vérifier la magie d’unphénomène échappant toujours auxprévisions et aux manipulations, même si onne renonce jamais à le réifier après coup, etmême si les politiciens ne guérissent jamaisde la tentation de l’aiguillonner et de lesonder parce qu’il est craint. Est-ce qu’unvote signifie opinion ? La culture est-elle unesomme d’opinions ? Les médias sont-ilsseuls face à l’opinion ? Toutes cesinterrogations trouvent dans la situationtunisienne une série d’alchimiesincompréhensibles si on s’en tient à la crêtede l’actualité et des discours. L’étude del’opinion est certes complexifiée par latechnicité des réseaux sociaux, accélérateursde faits et d’opinions, mais la compréhensionde la situation souffre également d’un déficitd’études historiques, sociologiques,psychologiques, journalistiques sur les traitsculturels et l’évolution des mentalités. Lestensions qui explosent à la face desTunisiens, de leur classe politique et dumonde, révèlent entre autres un déficit deconnaissances sur la société. Considérant laremontée en surface de la politique, etsachant que les problèmes économiques etsociaux constituent la lave volcanique et lacolère intériorisée et partagée le détonateurimprévu de cette Révolution, l’histoire peutaider à établir des connexions.

Leçon d’histoireHabituée à une histoire contemporaine

qui se fait essentiellement à partir desarchives écrites, même si elle s’est ouvertesur le témoignage, j’ai pris la mesure et enlive de l’importance méthodologique desquestions basiques enseignées par ladiscipline. Qu’est ce qu’une source ? Qu’estce qu’une information ? Qui est l’auteur d’undocument ? Depuis la gifle qui aurait causé lesuicide de Bouazizi jusqu’aux nuées derumeurs qui ont banalisé buzz et inventél’intox, l’historienne flotte dans la multituded’informations, la multiplication des modesd’expression, la liberté de ton et jusqu’aulibertinage des propos. Avec le temps, j’aicommencé à noter la façon, parfoissurprenante, dont les données s’organisenten fonction d’acteurs insoupçonnés,comment des événements au départ béninsprennent de l’importance. Cette physique del’événement et la mayonnaise plus ou moinsréussie d’un pouvoir façonné au jour le jour,représente pour moi un terreau de réflexionvivace sur la naissance d’une culturepolitique, peut-être en transformation.Entraînée aux mécanismes langagiers de ladictature, j’ai déplacé l’attention auvocabulaire post- révolutionnaire parvenu luiaussi à recevabilité. Le mot Révolution qui abeaucoup servi par commodité, par paresseou par fierté appelle à réfléchir surl’efficience des mots dans le jeu du présentpuis la répercussion sur l’écriture del’histoire. En attendant d’approfondir

l’analyse des discours qui orchestrent la viepolitique et les arguments échangés tousmédias confondus et jusque dans le privé, jeregarde davantage la télévision, lis plus dejournaux, écoute plus les radios, fréquente latoile. S’y déploie une société en pleineéclosion de capacités étouffées, niées ousimplement ignorées, une jeunessecontestatrice, énergique et parfoisdésespérée, des femmes omniprésentes dansl’espace public. Alors que les résultats desélections de l’Assemblée NationaleConstituante sont interprétés comme leschiffres d’une représentation populaire, cesimages de la société me semblent mettre ledoigt sur une ignorance, d’abordscientifique, de la diversité et des profondsressorts d’une Tunisie sous-analysée.Les pratiques de pouvoir apparaissentrigidifiées par le temps, trop vieilles pour lesbesoins et urgences du pays, trop pauvresdevant sa complexité. La masculinité et lamoyenne d’âge des responsables politiquesest un des signes d’un décalage flagrant entrela société et le pouvoir.

Leçon civiqueDans un pays où la vie scientifique

manque de revues, de lieux et de traditions dedébat, le politique magnétise les professionsintellectuelles, les asservit aussi dans lamesure où il s’est érigé en source unique delégitimité, but ultime de toute réussite.Exercice et conditions du métier de chercheurne sont pas pires que le reste, encore faut-ilajouter qu’ils illustrent une conceptiontotalitaire du savoir desséchante et, à lalongue, dévalorisante des métiers de laconnaissance. Une année ne peut suffire àagir sur l’hypertrophie de l’idéologie desdiplômes, la surveillance des idées, lesmécanismes gelant les forces créatrices,autant de graines ayant semé dans la sociétéun désamour envers les intellectuels et dressédes clivages partisans à l’université. Je saisfaire partie de secteurs minés par le manquede liberté et le déni politiques, le cultetechniciste achevant de rendre les sciences del’homme en Tunisie inutiles à lui-même.Politiques et scientifiques ont beaucoup àfaire pour soigner ces maux afin de redonnerau savoir sa fonction humaniste et la placequi lui revient dans la richesse globale. Entant que chercheur, j’ai cependant éprouvé,au cours de cette année, une conscienceaccrue de l’importance de l’histoire face à lamontée des émotions, des revendicationsindividuelles et des phénomènes religieux etmémoriel. Comme tout référentielimportant - et cette Révolution en est un detaille -, l’histoire doit rester en alerte, un peucomme une veille météorologique en cas debeau temps, en prévision des intempéries.Penser à la suite, à la connaissance future età la mise en ordre raisonné de ce présentaujourd’hui en déroulement me semble êtreune hygiène à conserver face à la gestion desévénements et aux réponses politiqueshâtives.

Kmar BENDANAHistorienne, ISHMN/IRMC

Etre chercheur après janvier 2011

Page 23: Lettre IRMC 8

Bulletin trimestriel n° 8 janvier-avril 2012 23

B I B L I O T H E Q U E D E L ’ I R M C

tunisiennes sous le protectorat français enplus d’ouvrages rares publiés entre 1930 et1956 et un fonds de périodiques et depublications en série touchant tous lessecteurs de la vie économique et culturellede la Tunisie. Depuis la création de l’IRMCen 1992, la bibliothèque s’est enrichie grâceà une politique d’achat conséquente, à unepolitique d’échanges réguliers ou à des donsd’institutions universitaires, de recherchemaghrébines et européennes et de particuliers(notamment des thèses en sciences socialesintéressant les pays du Maghreb).

Présentation du fondsActuellement, le fonds est constituéd’environ 29 000 ouvrages et brochures etde 2330 titres de périodiques dont 90 titresde revues en abonnement outre les titres« morts » conservés en collection (968) et denombreux spécimens (1272). En moyenne,la bibliothèque s’enrichie chaque annéed’environ 600 ouvrages. Les achatsreprésentent 70 % des acquisitions annuelles.Le reste est partagé entre les dons desparticuliers et l’échange interinstitutionnel.L’essentiel du fonds d’ouvrages est consacréaux travaux de sciences sociales ethumaines, assortis de quelques étudeslittéraires : Démographie, science politique,sociologie, économie, droit et sciencesadministratives, anthropologie etethnologie : 31,5 %, Histoire, relations devoyage, géographie : 26 % Publications ensérie, mélanges, actes de colloques etouvrages de référence (dictionnairesspécialisés) : 13,5 %, Littératuremaghrébine : textes d’auteurs, anthologies etcritiques : 9,5 %. Philosophie musulmane etsciences religieuses : 8 %, Urbanisme,architecture et beaux-arts : 9 %. Le reste(2,5 %), classé en « Sciences appliquées »,traite de la préhistoire, de l’agriculture, oude l’histoire des sciences arabes. Les languesde publication sont variées. 60 % du fondsest en langue française, 28 % en languearabe et le reste est partagé entre la langueanglaise, italienne et espagnole.Le catalogue de la bibliothèque estaccessible en ligne via le site de l’institutwww.irmcmaghreb.org

Actualité de la bibliothèqueOutre les tâches habituelles (commande denouveautés), l’année 2011 a été marquée parla valorisation des fonds anciens,notamment, celui de la bibliothèque privéedu Résident général de France à Tunis.

Valorisation du fonds de la bibliothèqueprivée du Résident général de France

L’intégration du fonds (ouvrages etpériodiques) de la bibliothèque privée duRésident général de France a été faite depuisla création de l’IRMC. En 2011, il a été jugé

important non seulement de conserver maisaussi de valoriser une partie de ces fondsanciens, particulièrement les publicationsofficielles et semi-officielles des Ministèressous le Protectorat français. Ainsi, il a étédécidé de le finaliser, d’harmoniser les motsclefs ainsi que les collectivités éditrices avecl’ensemble du fonds.

Dépouillement de la Revue tunisienneEditée à l’époque par l’Institut de Carthage,La Revue Tunisienne (trimestrielle 1894 à1948 devient Les cahiers de Tunisie à partirde 1953). Parmi les revues les plusimportantes de la période du Protectoratfrançais, son objectif était de faire paraître desarticles sur l’Afrique du Nord etparticulièrement la Tunisie. On note larichesse des thèmes abordés, les articlesportent sur des disciplines variées : lessciences de l’homme : archéologie, histoire,géographie, ethnographie… les sciences :médecine, botanique, géologie, littérature :poésie, linguistique…Faute de moyens pournumériser la collection complète(La bibliothèque Nationale de France anumérisé quelques numéros de la revue). Il aété jugé important de faire un dépouillementintégral de la revue. Le travail s’achèveracourant 2012.

Inscription :La bibliothèque est ouverte gratuitement auxUniversitaires, chercheurs et étudiants LMD.Présenter une pièce d’identité officielle et,pour les étudiants, l’attestation d’inscriptionuniversitaire en cours de validité (ou la carted’étudiant annuelle).

Conditions d’accès aux documents :Être muni de la carte de lecteur délivrée parl’IRMC, carte valable pour un an(renouvelable) pour les étudiants.Consultation : exclusivement sur placePrêt extérieur : nonPrêt inter-bibliothèques : nonRenseignements assurés par desdocumentalistes, moniteurs de bibliothèque.Accès sur place aux bases bibliographiquesen Intranet (2 postes de travail réservés auxlecteurs). Possibilité de consulter biblioSHSsur un des postes.

Entre 13h et 14h, la bibliothèque resteouverte sans empruntsPhotocopie : Reproduction sur demande0.70 millimes la page (payable à l’avanceen cas de reproduction différée). Certainsdocuments fragiles sont exclus de laphotocopie.Thèses : Consultation et reproductionpartielle soumises à autorisation desauteurs.

Contact : [email protected] : (216) 71 796 722

Horaires d’ouverture de la salle de lecture

Janvier-juin/septembre-décembre : les jours ouvrables, du lundi auvendredi :

9h -17hJuillet : les jours ouvrables, du lundi auvendredi : 8h30 à 14h30

LA BIBLIOTHÈQUE EN CHIFFRES

Ouvrages et brochures :

29000

Périodiques :

2330 titres de revue

Nombre de visites 2011 :

4200 visiteurs

Nombre moyen de visiteurs par jour :20

Nombre de places assises :26 places

H O R A I R E S

HistoriquePour la conduite de ses programmes derecherche, l’Institut dispose d’unebibliothèque de recherche en scienceshumaines et sociales en général avec unespécialisation sur le Maghreb. Elle comportedeux fonds. Un fonds ancien, hérité à sacréation des ressources du Centre deDocumentation Tunisie-Maghreb (1980-1991) dépositaire des fonds imprimés de labibliothèque privée de la Résidence généralede France à Tunis et d’autres fondshistoriques, tels ceux de Pierre Grandchampet de Charles Saumagne. Ces derniersconsistent en des publications officielles

Page 24: Lettre IRMC 8

C A L E N D R I E R D E L A C O M M U N A U T É S C I E N T I F I Q U E

APPEL À CONTRIBUTIONS

POUR COLLOQUES

�Montréal (CANADA)Jeunesse africaine et globalisation4ème colloque étudiants et jeunes chercheurs,organisé par le Groupe interuniversitaired’études et de recherches sur les sociétésafricaines, université Laval (Québec).Propositions à envoyer avant le 15 février2012Contact : www.giersa.ulaval.ca.

�Béja (TUNISIE)Les politiques et les expériences dedéveloppement : défis, tendances etperspectvesColloque organisé par l’Association Tuniso-Méditerranéenne pour les études historiques,sociales et économiques. Propositions àenvoyer avant le 29 février 2012Contact :[email protected] ;Brahim Saadaoui : [email protected]

�Lyon (FRANCE)Villes, acteurs et pouvoir dans le mondearabe et musulmanColloque international organisé par lelaboratoire GREMMO (Université Lyon 2 –CNRS), membre du Labex Intelligence desMondes Urbains. Propositions à envoyeravant le 15 mars 2012Contact : [email protected] ;[email protected] ;

�Rabat (MAROC)Penser L’incertain : les sciences sociales aurisque de la démocratie patrimoniale19ème congrès international des sociologues delangue française, organisé par l’AISLF. Propositions à envoyer avant le 15 mars 2012Contacts : http://congres2012.aislf.org ; Jean-Louis Tornatore : tornatore @univ-metz.fr etMichel Rautenberg : [email protected]

�Aix-en-Provence (FRANCE) Oppositions partisanes en situation autoritaire Organisé par Institut d’Etudes Politiques et le

Cherpa. Proposition à envoyer avant le15 mars 2012Contacts : Marine Poirier :[email protected] ; Layla Baamara :[email protected]

�Ouarzazate (MAROC)Langues, Cultures et Médias enMéditerranée: diversité, variation, pratiqueset représentationsColloque international organisé par la FacultéPolydisciplinaire de Ouarzazate. Propositionsà envoyer avant le 25 mars 2012Contact : [email protected]

�Hammamet (TUNISIE)Education et changement social : Vers un réeldéveloppement humainVIème Congrès Mondial organisé parMediterranen Society of ComparativeEducation (MESCE) Propositions à envoyer avant le 30 mars 2012Contacts : Jelmam Yassine :[email protected] ; Aïcha Maherzi :[email protected]

�Rouen (FRANCE)Eau et climat. Regards croisés – Nord SudColloque international organisé parl’université de Rouen. Propositions à envoyeravant le 31 mars 2012. Contacts : ZeineddineNouaceur : [email protected] et Benoit Laignel :[email protected]

APPEL À CONTRIBUTIONS POUR REVUES

Tourisme : évolutions des pratiques,mutations des territoires et nouveaux défisGéo-Regards, revue neuchâteloise degéographie ouverte à d'autres disciplines(anthropologie, économie territoriale,sociologie, sciences de l'environnement,urbanisme, etc.). Proposition à envoyer avantle 15 février 2012. Contact : Gaëlle Serquet :gaelle.serquet @wsl.ch

Cinquante ans après l'indépendancealgérienne : bilans et perspectives7ème numéro de la revue en ligne Dynamiquesinternationales portant sur l’Algérie àl’occasion du cinquantenaire de

l’indépendance. Proposition à envoyer avantle 15 février 2012Contact : [email protected]

La migration prise aux motsNuméro spécial des Cahiers d’EtudesAfricaines, sous la direction de Cécile Canut(professeur à l’université Paris-Descartes,UMR CEPED) et Alioune Sow (assistantprofessor, university of Florida, Center ofAfrican Studies). Proposition à envoyer avantle 29 février 2012Contact : Cécile Canut : [email protected]

Dynamique et gestion des cours d'eauméditerranéens et de leurs marges, n° 119 dela revue Méditerranée, à paraître novembre2012. Propositions à envoyer avant le 1er

mars 2012Contacts : [email protected],[email protected], [email protected]

IRMC, 20 rue Mohamed Ali Tahar, Mutuelleville, 1002 TUNISTél : (+216) 71 796 722 / Fax : (+216) 71 797 376

E-mail : [email protected] internet : www.irmcmaghreb.org

Responsable de la Lettre de l’IRMC : Pierre-Noël Denieuil

Responsable Communication : Hayet Naccache

Secrétaire de rédaction : Romain Costa

Conception graphique et PAO : Besma Ouraïed-Menneï

Par François Pouillon, Jean-ClaudeVatin, Guy Barthèlemy, Mercedes Volait,François Zabbal, 2011, Aprèsl'orientalisme - L'Orient créé par l’Orient,Paris, 576 p. ISBN : 978-2-8111-0543-3.

Kmar Bendana, 2012, Chronique d’unetransition, Tunis, Edition Script, 213 p,ISBN : 978-9973-02-785-9.

Annonce : Recrutement d’enquêteurs

Dans le cadre d’une enquête de terrain basée surde nombreux entre�ens directs réalisés auprèsdes migrants de retour en Tunisie, l’IRMC recruteplusieurs enquêteurs qui se déplacerontprincipalement dans le Grand Tunis, lesgouvernorats de Sfax, l’Ariana et Médenine. Lestravaux empiriques visent à analyser les modesde réintégra�on des migrants de retourtunisiens. Ils s’inscrivent dans le cadre dusystème d’informa�on sur la réintégra�on desmigrants dans leur pays d’origine, hébergé par laPlateforme Migra�on de Retour etDéveloppement (MRD) de l’Ins�tut UniversitaireEuropéen (voir, h�p://rsc.eui.eu/RDP/fr/). Les enquêteurs seront rémunérés à la tâche,outre le paiement d’un forfait couvrant les fraisde transport local. Ils suivront une forma�onpréalable à l’IRMC (Tunis), dans le cadre de lamise en place de l’enquête. Si vous êtes étudiant ou membre d’uneassocia�on de la société civile tunisienne, nousvous invitons à nous envoyer au plus vite votreCV et coordonnées par email, à Jean-PierreCassarino (courriel : [email protected]),chercheur associé à l’IRMC, professeur àl’Ins�tut Universitaire Européen. Date limite dedépôt des candidatures : le 20 février 2012.Pour des informa�ons sur le projet CRIS :h�p://rsc.eui.eu/RDP/fr/research-projects/cris/

Pour toute proposition d’insertiond’informations (appels à

communications, contributions ouautres), merci de contacter le service

communication de l’IRMC :[email protected]

Vie

nt

de

pa

raît

re

Sim

pact