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Chemins de Dialogue – 15 L’expérience religieuse chrétienne Chemins de Dialogue, 2000 Marseille CdD-15 23/06/06 12:08 Page 1

L’expérience religieuse chrétienne - icm.catholique.fricm.catholique.fr/wp-content/uploads/2015/12/CdD-15.pdf · La mystique et le Mystère Au début de la Préface qu’il rédigea

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Chemins de Dialogue – 15

L’expérience religieuse chrétienne

Chemins de Dialogue, 2000Marseille

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© 2000, Chemins de Dialogue38, rue Paul Coxe – 13015 Marseille✆ 04 91 03 03 73 – Fax 04 91 03 03 75

I.S.S.N. 1244-8869

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Chemins de Dialogue

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille,

éditée par l’association « Chemins de Dialogue ».

NUMÉRO 15 – MAI 2000

DIRECTEUR DE L’ÉDITIONChristian Salenson

COORDINATION DU COMITÉ DE RÉDACTIONJean-Marc Aveline, Roger Michel, Christian Salenson

COMPOSITIONOlivier Passelac

COUVERTUREPeinture d’André Gence

REVUE BISANNUELLENuméro 15 : 80 FF

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Sommaire

L’expérience religieuse ........................................................................ 11

L’expérience intérieure. Notes sur la contemplation ................................ 17Thomas MertonL’expérience chrétienne ................................................................................ 77Michel RondetL’expérience intérieure selon Maître Eckhart ............................................ 83Gwendoline Jarczyk & Pierre-Jean Labarrière

Aperçus islamo-chrétiens sur l’expérience spirituelle ...... 95

Chrétiens et musulmans face à l’avenir du monde .................................. 99Mgr Bernard PanafieuLa notion de qurb en islam (3e partie) ........................................................... 107Roger MichelPour une collaboration éthique entre chrétiens et musulmansau Liban : de la polémique au dialogue ................................................... 133Joseph MaaloufDialogue imaginaire entre le vieux sage peulAmadou Hampâté Bâ et un jeune blanc-becJean-Marie Mathieu ............................................................................................ 169

Études & expériences ......................................................................... 187

Henri Bouillard et l’I.S.T.R. de Paris ......................................................... 189Bernard LucchesiMarseille-Espérance ..................................................................................... 201Jean-Michel PassenalLe Groupe de recherches islamo-chrétien (G.R.I.C.) .............................. 207Michel Serain

Recensions ................................................................................................ 211

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Jean-Marc Aveline

LIMINAIRE

La mystique et le Mystère

Au début de la Préface qu’il rédigea en 1965 pour l’ouvragecollectif, dirigé par André Ravier, sur La mystique et les mystiques,Henri de Lubac faisait remarquer l’étrange convergence qui seproduisit, au seuil des années soixante, entre deux préoccupationsjusque-là parallèles1. La première, née avec le siècle et les solidesétudes de Léonce de Grandmaison et de Joseph Huby, concernaitl’histoire des religions, ce vaste domaine encore peu exploré etdont on pressentait déjà les immenses voire inépuisables richesses.La deuxième, venue au jour après le choc de la Première Guerremondiale et son ignoble absurdité, s’intéressait à la vie spirituellechrétienne, à sa profondeur humaine et à sa fécondité missionnaire.Il suffit de noter la naissance, dans les années vingt, des grandesrevues francophones de spiritualité2 pour percevoir l’immenseintérêt suscité alors par l’expérience religieuse, intérêt stimulé parles fameux ouvrages d’Henri Brémond sur l’Histoire du sentimentreligieux en France.

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, observait deLubac, que les deux perspectives se rejoignirent, lentement maisrésolument. Leur conjonction s’avère aujourd’hui à la fois urgenteet prometteuse, et c’est dans cette perspective que s’inscrit ce

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1. Henri de Lubac, « Préface» , dans : André Ravier (dir.), La mystique et lesmystiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 7-39.

2. À titre d’exemples : La Vie spirituelle, la Revue d’ascétique et de mystique, les Étudescarmélitaines, toutes fondées dans les années vingt.

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nouveau numéro de Chemins de Dialogue3. En effet, la prise deconscience de plus en plus vive, à la faveur de la rencontre concrèteentre des croyants de différentes religions, de la qualité et de laprofondeur spirituelles vécues dans d’autres traditions religieusesque le christianisme, conduit à s’interroger non seulement sur ceque signifie anthropologiquement la transversalité de l’expériencereligieuse, mais aussi sur ce qui spécifie théologiquement l’expé-rience spirituelle chrétienne. Dès que l’on a perçu l’immensité duchamp des religions, la notion même d’« expérience religieuse » setrouve remise en chantier. On éprouve alors ce qu’avait éprouvéHenri Bouillard, après quelques années d’enseignement à l’Institutde sciences et théologie des religions de Paris, ainsi que nous l’indiqueBernard Lucchesi : « Quand on a pris connaissance de quelquesgrandes religions, affirmait Bouillard, quand on s’est ouvert à ladiversité des cultures, on ne pratique plus la théologie de la mêmemanière. »

Ces questions sont d’autant plus importantes que, pourétancher sa soif spirituelle, l’on n’hésite pas aujourd’hui à puiserses sources d’inspiration dans des traditions différentes, sans égardparfois à leurs incompatibilités doctrinales. Certes, il y a desconstantes dans l’expérience spirituelle à travers les religions,constantes dont témoignent, pour une part, les grands mystiques.Il suffira de lire, dans ce numéro, l’article de Roger Michel sur lanotion de Qurb dans le soufisme, ou celui de Jean-Marie Mathieusur la belle figure musulmane d’Amadou Hampâté Bâ, pour s’enconvaincre. Pour autant, des divergences profondes demeurent etla nécessité d’un discernement est de plus en plus urgente. Commel’exprimait Monseigneur Panafieu lors d’une rencontre avec desmusulmans iraniens :

Nous sommes conscients que notre approche chrétienne deDieu et de l’homme puisée en la personne de Jésus Christ, sa Paroleet sa Vie, nous obligent à un infini respect des autres religions. Un

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3. L’étude de l’expérience religieuse a déjà fait l’objet d’un important dossier,auquel avaient contribué Michel Meslin et Marcel Neusch, dossier privilégiantl’approche anthropologique (cf. Chemins de Dialogue 3 [1994], p. 17-97).

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homme en quête de Dieu, quel que soit son itinéraire, est infinimentrespectable : n’est-ce pas sa vocation première que d’être chercheurde Dieu ?

L’objectif de ce numéro n’est donc pas d’entreprendre un tourd’horizon des grands mystiques au carrefour des religions, maisd’essayer de fournir au lecteur des critères pouvant aider sondiscernement. Comment se repérer dans cette immensité ? Quellessont les attitudes caractéristiques d’une expérience spirituelleauthentiquement chrétienne ? On lira avec beaucoup d’intérêt letexte inédit de Thomas Merton sur l’expérience intérieure, invitantà ne pas confondre expérience de soi-même et expérience de Dieu,et cherchant à définir l’expérience chrétienne tout en notantl’étrange et fascinante parenté entre les mystiques chrétiens et lesmystiques orientaux. On découvrira, grâce au magnifique texteque signent Gwendoline Jarczyck et Pierre-Jean Labarrière, lesubtil rapport qu’établit Maître Eckhart, l’un des plus grandsmystiques chrétiens, entre l’intériorité et l’extériorité, rapport querésume cette belle formule de son disciple Henri Suso :« L’intériorité jusque dans l’extériorité est intériorité plus intérieureque l’intériorité dans la seule intériorité ». Enfin, on se réjouira demieux comprendre, avec Michel Rondet, quelques-uns des gestesfondamentaux qui caractérisent une attitude spirituelle imprégnéed’Évangile : la valorisation du profane, le sacrement du frère,l’amour de la dernière place, l’absence ardente de l’expérience dela croix et une capacité à accueillir la diversité dans la communionecclésiale.

Toutes ces précieuses indications rejoignent, me semble-t-il,l’intuition d’Henri de Lubac, caractérisant l’attitude chrétienne parle rapport qu’elle établit entre la mystique et le Mystère, entre l’élanhumain qui pousse l’homme vers Dieu et le don que Dieu fait delui-même dans sa révélation et qui demande à être accueilli dans lafoi. Pour les chrétiens, la révélation de Dieu à l’homme en JésusChrist fut en même temps révélation d’un rapport nouveau entrel’homme et Dieu. Cette profonde et radicale nouveauté proclaméepar l’Évangile, celle de l’incarnation de Dieu et du salut del’homme, appelé à partager la vie-même de Dieu, introduit une

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profonde différence entre la mystique vécue en Église, mystiquequi est foi, espérance et charité, au service de la gloire de Dieu etdu salut du monde, et celle des autres religions, en dépit de l’évi-dente parenté entre toutes les re c h e rches humaines de Dieu,puisque le Verbe qui s’est fait chair n’est pas autre que Celui quiéclaire tout homme.

L’expérience mystique du chrétien n’est pas un approfondis-sement de Soi : elle est un approfondissement de la Foi. […] Lespirituel chrétien n’est pas à la recherche d’une « expérience ». […]D i re, en effet, que le mystère est premier et dernier, qu’ilcommande toujours et débordera toujours la mystique, c’est direque la vie mystique n’est pas tournée du côté d’une expériencedésirée comme une fin, mais que, épanouissement de la viechrétienne, elle se définit d’abord par le triple et unique rapport aumystère qui se réalise dans la foi, l’espérance et la charité.4

Puisse ce nouveau numéro de Chemins de Dialogue être uneinvitation à l’aventure spirituelle à même l’expérience humaine dela vie.

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4. Ibid., p. 26, 38.

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L’expérience religieuse

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Christian Salenson

PRÉSENTATION

L’expérience religieuse a souvent été objet d’étude dans latradition philosophique occidentale. La tradition théologique etmystique s’est attachée à la décrire, à la comprendre et à l’inter-préter. Pour l’anthropologie religieuse, l’expérience religieuse estinstituante des religions. Le numéro 3 de Chemins de dialogue consa-crait un dossier à ce sujet en s’intéressant plus particulièrement àl’approche anthropologique. Le point de vue sera quelque peudifférent dans ce nouveau numéro. Nous avons la chance, grâce àBruno Chenu et Sœur Monique Simon, d’avoir à notre dispositionun texte de Thomas Merton sur l’expérience intérieure, texte quivient d’être traduit en français, et qui est simultanément publiédans les « analecta cistercensia ». Il trouve dans Chemins de dialoguetoute sa place quand on sait combien Merton a été marqué par sadécouverte de l’Asie et des religions orientales. Le dialogue entredes traditions religieuses lui a permis d’approfondir sa propretradition mystique.

La mystique suscite aujourd’hui beaucoup d’intérêt. Parmi lesmystiques chrétiens, Maître Eckhart occupe une place particulièredans l’actualité. Gwendoline Jarczyk et Pierre Jean Labarrièreanalysent les raisons de cette actualité en explicitant quelquesaspects fondamentaux de l’expérience intérieure selon MaîtreE c k h a r t : Homme intérieur / homme extérieur ; « Fluer etdemeurer » ; le détachement…

Une des questions récurrentes, particulièrement dans lare n c o n t re d’autres mystiques, d’autres chemins d’expériencereligieuse, revient à se demander quelles sont, au fond, exprimées

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de manière simple, les caractéristiques de l’expérience religieusechrétienne. En quelques pages, de façon synthétique, M i c h e lRondet propose une réponse à cette question en mettant en valeurquelques attitudes significatives de l’expérience spirituelle.

Dans « l’expérience intérieure, notes sur la contemplation »1

Thomas Merton rappelle d’abord la nécessité d’une certaine unitéde vie pour entrer dans l’expérience religieuse. Il convient derassembler les fragments épars d’une expérience et de sedéprendre de l’illusion d’un « je » de procuration. Après cetavertissement préliminaire Merton montre, à travers l’exemple duZen, ce qu’est la découverte du « moi intérieur ». L’expérience Zenest ce qui lui permet de comprendre l’expérience religieuse en sonfondement, dépouillée des lectures que la tradition occidentale ena faite. L’expérience religieuse chrétienne ne semble pas si diffé-rente en son fondement. Elle est pareillement la découverte du« moi intérieur ». L’expérience chrétienne est de même nature quel’expérience religieuse Zen. L’expérience chrétienne, cependant,voit dans le moi intérieur, le miroir de Dieu. Ainsi quand le « je »s’éveille, il trouve « la présence de Celui dont il est l’image ».

Cet éveil de l’homme intérieur est possible par un retour sur soi.Cette expérience pour Merton n’est pas un retrait du monde maisune liberté retrouvée qui dispense de la crainte et de l’illusion, dela possession et de l’envie. Sur cette question on comparera avecintérêt ce que disent Gwendoline Jarczyk et Pierre Jean Labarrièresur Maître Eckhart. Ils montrent, après avoir rappelé la modernitéde ce mystique, combien, pour lui, il n’y a pas de dualisme entrel’homme intérieur et l’homme extérieur. L’invitation audétachement ne consiste pas en un détachement de la vie dumonde et des conditions extérieures mais à faire un avec soi-même.Selon l’expression même de Maître Eckhart, il s’agit de « posséderDieu en toutes choses et de demeurer libre d’entraves en toutes œuvres et

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1. Ce texte de Thomas Merton (1915-1968) est inédit en français. La raison en estsimple : le célèbre trappiste américain ne voulait pas qu’il soit publié « commeun livre ». En effet, selon un procédé qu’il a souvent utilisé, Merton a réécritcomplètement durant l’été 1959 un texte édité en 1948, Qu’est-ce que la contem -plation?, qu’il trouvait trop cérébral et en même temps trop superficiel.

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en tous lieux ». Dans le même ordre d’idée, Michel Rondet parlantde l’expérience chrétienne mentionne en premier lieu le profanecomme le lieu privilégié du sacré. Une telle convergence, expriméede diverses manières, ne manquera pas de retenir l’attention.

Un autre point de convergence est à signaler. L’homme intérieurapparaîtrait comme un homme immergé dans sa solitude. On neconclura pas de cela qu’il soit un homme seul. Ainsi Mertonmontre que l’éveil du « moi intérieur » l’amène à se percevoir d’une« manière mystérieuse et unique, inséparable de tous les autres“je” ». Ce que Eckhart exprime : « Celui qui est clair avec lui-mêmeest clair en tout lieu et près de toutes gens ». Quand nous parlons,dans la tradition chrétienne, de sacrement du frère, ce que nousrappelle Michel Rondet, nous exprimons cette profonde dépen-dance du moi le plus profond avec l’autre en sa présence. Il habitele lieu même du « moi intérieur ».

On sera sensible aussi à la place des religions instituées dansl’expérience religieuse. Si celle-ci est instituante des religions,comment les religions servent-elles cette expérience ? Merton noteque les religions, en leur forme spirituelle, cherchent, par leursymbolisme, à favoriser un éveil contemplatif, mais que souvent leniveau commun des religions se dégrade dans le « moi extérieurcollectif ». Michel Rondet pour sa part note que dans l’expériencereligieuse chrétienne « La communion trinitaire se traduit par unedilatation du cœur qui libère des étroitesses et des exclusives » etque, dès lors, le rigorisme spirituel, et quelques autres attitudes,sont plutôt l’indice d’une déviation que d’un accomplissement.

Cette brève présentation est une invitation à entrer dans lalecture. Mais avant de laisser le lecteur en bonne compagnie, lecomité de rédaction exprime sa reconnaissance à Bruno Chenu et àSœur Monique Simon, moniale cistercienne de la Paix-Dieu, pouravoir permis de porter à la connaissance d’un public français cebeau texte de Thomas Merton et pour avoir favorisé la parution decet écrit dans Chemins de dialogue.

Présentation

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Thomas MertonLe texte publié ici est la traduction partielle de « The Inner Experience » de 1959.Publication faite avec l'autorisation du Merton Legacy Trust, Copyright pour latraduction : Bayard Éditions.

L’EXPÉRIENCE INTÉRIEURENOTES SUR LA CONTEMPLATION

1. Avertissement préliminaire

La pire chose qui puisse arriver à une personne qui est déjàdivisée en une douzaine de compartiments différents, c'est decirconscrire encore un autre compartiment et de lui dire qu'il estplus important que tous les autres, et que désormais elle doits'appliquer spécialement à le maintenir séparé d'eux. C'est ce quitend à se produire quand la contemplation est imprudemmentimposée sans mise en garde contre la confusion et la dispersion del'homme occidental. Les traditions orientales ont l'avantage dedisposer plus naturellement la personne à la contemplation.

La première chose que vous devez faire avant de commencer àpenser à quelque chose comme la contemplation c'est d'essayer derecouvrer votre unité naturelle fondamentale, de réintégrer votreê t re compartimenté dans un tout coordonné et simple, etd'apprendre à vivre en personne humaine unifiée. Cela signifie quevous devez remettre ensemble les fragments de votre existencedispersée de telle sorte que lorsque vous dites « je » il y ait

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réellement quelqu'un de présent en support du pronom que vousavez énoncé.

Réfléchissez parfois sur le fait troublant que la plupart de vosformulations d'opinions, de goûts, d'actions, de désirs, d'espoirs etde craintes sont des formulations à propos de quelqu'un qui n'estpas réellement présent. Quand vous dites « je pense », souvent cen'est pas vous qui pensez, mais « eux » - c'est l'autorité anonyme dela collectivité parlant à travers votre masque. Quand vous dites « jeveux », vous êtes parfois simplement en train de faire un gesteautomatique de recevoir, de payer, auquel vous avez été contraint.C'est-à-dire que vous tendez à ce que vous avez été formé à vouloir.

Qui est ce « je » que vous imaginez être ? Une branche facile etpragmatique de la pensée psychologique vous dira que si vouspouvez agrafer votre pronom à votre propre nom, et déclarer quevous êtes le porteur de ce nom, vous savez qui vous êtes. Vous êtes« conscient de vous-même en tant que personne ». Peut-être y a-t-il là un commencement de vérité : c'est mieux de vous décrire vous-même avec un nom qui est à vous seul qu'avec un terme qui

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Ce texte de Thomas Merton (1915-1968) est inédit en français. La raison en estsimple : le célèbre trappiste américain ne voulait pas qu’il soit publié « commeun livre ». En effet, selon une formule qu’il a souvent utilisée, Merton a réécritcomplètement durant l’été 1959 un texte édité en 1948, Qu’est-ce que la contem -plation ?, qu’il trouvait trop cérébral et en même temps trop superficiel.

Nous ne publions ici que les quatres premières parties de cette nouvelleversion, les plus originales, dans une traduction de Sœur Monique Simon, dumonastère de la Paix-Dieu. Merton approfondit ici sa compréhension de lacontemplation et inaugure un dialogue avec la littérature mystique orientalequ’il poursuivra jusqu’à son dernier jour. On remarquera l’importance de ladistinction entre le moi extérieur et le moi intérieur. Nous sommes constitués pardeux forces : une force centrifuge qui nous éloigne de notre véritable être, et uneforce centripète qui nous ramène à nous-mêmes et qui est le don de Dieu. Le moiextérieur est le moi superficiel, contingent, illusoire, faux, mesquin, condamné àdisparaître. Le moi intérieur est le moi caché, créateur, mystérieux, qui doit êtreéveillé par la puissance de l’Esprit et une démarche de contemplation. Mertonsait s’inscrire dans une Tradition chrétienne qu’il connaît parfaitement. Et le butdu chemin est toujours l’union aimante avec Dieu, pour ne plus être qu’un seulavec lui.

Bruno Chenu

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s'applique à toute une espèce. Car alors vous êtes évidemmentconscient de vous-même comme sujet individuel, et pas seulementcomme objet, ou comme unité anonyme dans une multitude. Il estvrai que pour l'homme moderne, pouvoir s'appeler par son proprenom est un exploit, qui suscite l'étonnement à la fois en lui et dansles autres. Mais ce n'est qu'un commencement, et un commen-cement qui aurait peut-être fait rire l'homme primitif. Carlorsqu'une personne montre qu'elle connaît son propre nom, cen'est pas encore la garantie qu'elle a conscience du nom en tant quereprésentant une personne réelle. Au contraire, ce peut être le nomd'un personnage fictif occupé dans de très actives imitations dansle monde des affaires, de la politique, de l'érudition ou de lareligion.

Ceci toutefois n'est pasle « je » qui peut se tenir enprésence de Dieu et êtreconscient de Lui commed'un « Tu ». Pour ce « je » iln'y a peut-être pas lamoindre perception de ce« Tu ». Peut-être même queles autres sont simplementdes extensions du « je »,des reflets, des variantes,des facettes. Peut-être quepour ce « je » il n'y a pas dedistinction claire entre luiet les autres objets : il peutse trouver immergé dans lemonde des objets et avoirp e rdu sa pro p re subjec-tivité, même s'il peut êtretrès conscient et mêmea g ressivement déterminéquand il dit « je ».

L’expérience intérieure. Notes sur la contemplation

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Thomas Merton fut moine de l’abbaye deGethsémani (USA). Il naquit en 1915 enFrance, à Prades dans les Pyrénées, deparents américains résidant alors en France.Après avoir vécu son enfance en Amérique,il fit ses études en France au lycée deMontauban. Puis, étudiant à Cambridge, ilvoyagea en Europe et visita la trappe de Trefontane. Il lut alors le Nouveau Testament.De retour aux USA, à l’université deColumbia, il fait des études de lettres etentre au parti communiste. Sur les conseilsd’un moine hindou, il lit l’Imitation de JésusC h r i s t ! Après avoir lu les lettres deNewman, il demanda le baptême, à New-York à l’église du Corpus Christi. Il reçoit lebaptême le 16 novembre 1938. En 1942, ilprononce ses premiers vœux à la Trappe deGethsémani. Il fut maître des novices. Ilpublia de nombreux ouvrages sur l’expé-rience spirituelle. Sa biographie, parue enFrance en 1951, « La nuit privée d’étoiles »connut un immense succès. Il s’intéressa à larencontre des religions et il mourut lors del’assemblée de Bangkok le 10 décembre 1968après avoir fait une communication.

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Si un tel « je » entend parler un jour de « contemplation » il seproposera peut-être de « devenir un contemplatif ». C'est-à-direqu'il souhaitera admirer en lui quelque chose qu'on appellecontemplation. Et dans ce but, il réfléchira sur son moi aliéné. Il sefera une mine contemplative comme un enfant devant un miroir. Ilcultivera l'apparence contemplative qui lui semble appropriée, etqu'il aime voir en lui. Et le fait que son narcissisme affairé esttourné vers l'intérieur et s'auto-entretient dans l'immobilité etl'amour secret lui fera croire que son expérience de lui-même estune expérience de Dieu.

Mais le « je » extérieur, le « je » des projets, des finalités tempo-relles, le « je » qui manipule les objets pour en prendre possession,est étranger au « je » caché, intérieur, qui n'a pas de projets etcherche à ne rien réaliser, pas même la contemplation. Il chercheseulement à être, à se mouvoir (car il est dynamique) selon les loissecrètes de l'Être même, et selon les incitations d'une LibertéSupérieure (c'est-à-dire de Dieu) plutôt que programmer et réaliserselon ses propres désirs.

Ce sera vraiment ironique si le moi extérieur s'empare dequelque chose au-dedans de lui, et sournoisement le manipulecomme pour prendre possession de quelque secret contemplatifintérieur, imaginant que cette manipulation peut d'une manière oud'une autre conduire à l'émergence d'un moi intérieur. Le moiintérieur est précisément ce moi qui ne peut être trompé nimanipulé par quelqu'un, même pas par le démon. Il est comme unanimal sauvage très timide qui certainement n'apparaît jamaisquand une présence étrangère est à portée de main, et il ne semontre que lorsque tout est parfaitement paisible, en silence,quand il est tranquille et seul. Il ne peut être charmé par personneou par rien, parce qu'il ne répond à d'autre charme que celui de ladivine liberté.

Triste est le cas de ce moi extérieur qui s'imagine contemplatif,et cherche à réaliser la contemplation comme le fruit d'un effortprogrammé et d'une ambition spirituelle. Il adoptera des attitudes

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variées et méditera sur le sens intérieur de ses propres positions etessaiera de se fabriquer une identité contemplative : et pendant cetemps-là il n'y a personne ici. Il n'y a qu'un « je » illusoire et fictifqui se cherche, qui se bat pour se créer à partir de rien, maintenudans l'existence par sa propre contrainte, et qui est prisonnier deson illusion personnelle.

L'appel à la contemplation n'est pas et ne peut être adressé à untel « je ».

2. L'éveil du moi intérieur

D'après ce qui vient d'être dit, il est clair qu'il n'y a et ne peut yavoir de technique planifiée particulière pour découvrir et éveillerle moi intérieur de quelqu'un, parce que le moi intérieur est avanttout une spontanéité qui n'existe que libre. Par conséquent il estinutile d'essayer de commencer avec une définition du moiintérieur, et de déduire ensuite de ses propriétés essentielles desmoyens appropriés et infaillibles de le soumettre à un contrôle,comme si son essence pouvait nous donner quelque indice sur cequi est vulnérable en lui, quelque chose que nous pouvons isoler,de manière à en obtenir la maîtrise. Une telle idée impliquerait unecomplète méprise sur la réalité existentielle dont nous parlons. Lemoi intérieur n'est pas une partie de notre être, comme un moteurdans une voiture. Il est proprement notre réalité substantielletotale, à son niveau le plus élevé, le plus personnel et le plusexistentiel. Il est comme la vie, et il est la vie : il est notre vie spiri-tuelle quand il est très vivant. Il est la vie par laquelle toute autrechose en nous vit et bouge. Il est au-dedans, au travers et au-delàde tout ce que nous sommes. S'il est éveillé, il communique unenouvelle vie à l'intelligence dans laquelle il vit, si bien qu'il devientune vivante conscience de soi : et cette conscience n'est pas tant

L’expérience intérieure. Notes sur la contemplation

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quelque chose que nous avons, que ce que nous sommes. Il est unenouvelle et indéfinissable qualité de notre être vivant.

Le moi intérieur est aussi secret que Dieu et, comme Lui, iléchappe à tout concept qui essaie de mettre la main sur lui avecpuissance. C'est une vie qui ne peut être retenue et étudiée commeun objet, parce que ce n'est pas « une chose ». Il n'est pas abordé nientraîné hors de sa cachette par un procédé existant sous le soleil,y compris la méditation. Tout ce que nous pouvons faire avec unediscipline spirituelle est de produire au-dedans de nous quelquechose du silence, de l'humilité, du détachement, de la pureté decœur et de l'indifférence qui sont requis si le moi intérieur est prêtà faire quelque timide, imprévisible manifestation de sa présence.

En même temps, cependant, toute expérience profondémentspirituelle, soit religieuse, soit morale, soit même artistique, tend àavoir en elle quelque chose de la présence du moi intérieur. Ce n'estqu'à partir du moi intérieur qu'une expérience spirituelle acquiertde la profondeur, de la réalité et une certaine incommunicabilité.Mais la profondeur de l'expérience spirituelle ordinaire ne nousdonne qu'un sens dérivé du moi intérieur. Elle nous remet enmémoire ces niveaux oubliés : celui de l'intériorité de notre naturespirituelle, et celui de notre impuissance à les explorer.

Néanmoins une certaine atmosphère culturelle et spirituellefavorise le développement secret et spontané du moi intérieur. Lestraditions culturelles anciennes, à la fois de l'Est et de l'Ouest, ayantun caractère religieux et sapientiel, ont favorisé la vie intérieure etont effectivement transmis certains matériaux communs sous laforme de symboles archétypiques, de rites liturgiques, d'art, depoésie, de philosophie et de mythe, qui ont nourri le moi intérieurde l'enfance à la maturité. Dans un tel cadre culturel personne n'abesoin d'être conscient de soi au sujet de sa vie intérieure, et lasubjectivité ne court pas le risque d'être déviée en morbidité ouexcès. Malheureusement un tel cadre culturel n'existe plus enOccident, ou n'est plus le lot commun. C'est quelque chose qui doitêtre laborieusement retrouvé par une minorité éduquée et éclairée.

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L'exemple du Zen

Bien que nous nous intéressions surtout à la mystiquechrétienne, nous pourrions nous arrêter avec profit à considérer unmodèle d'éveil intérieur tiré d'un texte oriental. C'est un exempleénigmatique et parlant de la découverte intérieure de soi, et lescomposantes de cette expérience sont si clairement indiquéesqu'elles procurent un test presque « cliniquement parfait » dansl'ordre naturel. C'est un récit de Satori, une illumination spirituelle,un éclatement du noyau intérieur de l'esprit permettant la mise aujour du moi le plus profond. Cela se passe dans la paix de ce quenous appellerions ordinairement la contemplation, mais la percéesurvient soudainement et par surprise, au-delà du niveau de laconcentration contemplative tranquille, montrant que la seule paixintérieure ne suffit pas à nous porter au contact de notre liberté laplus profonde.

Ce qui nous est le plus utile dans cet exemple, c'est qu'il n'a pasde prétentions au surnaturel ou à la mystique. Le Zen est, dans unsens, antimystique. C'est pourquoi il nous permet d'observer letravail naturel du moi intérieur. De fait, le principal porte-parole duZen aujourd'hui, D.T. Suzuki, s'efforce d'opposer cet événementspirituel à l'expérience mystique chrétienne, insistant sur sonc a r a c t è re « n a t u re l » tel un phénomène « p u re m e n tpsychologique ». Aussi personne ne s'offusquera si nous nouspermettons d'examiner cela comme un cas psychologique,montrant les mécanismes du moi intérieur présumés sansinfluence de la grâce mystique.

Le Satori qui est le cœur-même et l'essence du Zen, est uneexpérience spirituelle révolutionnaire dans laquelle, après unepurification et une épreuve prolongées, et bien sûr après une disci-pline spirituelle résolue, le moine expérimente une sorted'explosion intérieure qui fait voler en éclats son faux moi extérieuret ne laisse rien d'autre que son « visage originel », son « moioriginel d'avant la naissance ».

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Telle fut l'expérience d'un fonctionnaire chinois de la dynastieSung qui était disciple laïc de l'un des Maîtres du Zen. Chao-pien,le fonctionnaire, était assis tranquillement dans son bureau, décon-tracté, l'esprit au repos dans ce que nous appellerions une prièrecontemplative simple. Selon la théorie du Zen, il avait atteint cepoint de maturité intérieure où la tension secrète du moi intérieurétait prête à éclater de manière inattendue et à révolutionner toutson être dans le Satori. Lorsqu'on parvient à ce point, disent lesMaîtres du Zen, n'importe quel son, mot ou événement fortuitrisque de déclencher l'explosion de l’« illumination » qui consistepour une large part en une réalisation soudaine, définitive etintégrale du néant du moi extérieur et, donc en une libération dumoi réel, le « j e » intérieur. Cependant ce sont des motsoccidentaux. Le moi réel, dans le langage Zen, est au-delà de ladivision entre le moi et le non-moi. Chao-pien était assis là en paix,quand il entendit un coup de tonnerre, et les « portes de son esprits'ouvrirent violemment », dans les profondeurs de son être silen-cieux, pour révéler son « moi originel », qui n'est autre quel’« ainsité »1. Tout l'incident est résumé, selon la coutume chinoise,dans un poème de quatre lignes, et immortalisé avec raison.

Vide de pensée, j'étais assis calmement au bureau dans mon office,Avec mon esprit comme une fontaine sans trouble, aussi serein quel’eau ;Un éclat de tonnerre soudain, les portes de l'esprit s'ouvrentviolemment,Et voilà, ici est assis le vieil homme dans tout son ordinaire.

Il est bien possible que présenter ceci comme un exempled'expérience spirituelle rende perplexes et même scandalise ceuxqui attendent que ce genre de choses soit plutôt d'un autre mondeet sublime. Mais c'est précisément ce qui le rend incomparablepour notre propos. Suzuki, incidemment, avec son amour habituelde l'ironie, tire parti de l'humour caustique et non-sentimental del'expérience, en contraste avec les envolées plus affectives de la

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1. NdT : L'ainsité - suchness en anglais - est la traduction française d'un termetechnique bouddhiste qui désigne la réalité telle qu'elle est, où la distinctiondes personnes est relativisée.

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mystique amoureuse dont nous sommes familiers en Occident.Malheureusement le manque de notes érotiques ou affectives nemet pas cette expérience à part comme étant typiquement« orientale ». Dans toutes les spiritualités il y a un contraste entre letype d'expérience affective ou dévotionnelle (bakhti) et l'intellec-tuelle, celle de l'inconnaissance (raja yoga).

Cette histoire peut avoir une saveur typiquement chinoise, maisquiconque est familier du Nuage de l'inconnaissance et autre sdocuments de la mystique apophatique se sentira parfaitement àl'aise avec elle.

Et donc Chao-pien se retrouve avec son faux moi soufflé enmille morceaux, les fragments emportés comme par un cyclonesoudain et heureux. Là est assis Chao-pien en personne, le même etcependant complètement différent, car c'est l'éternel Chao-pien,quelqu'un qui n'a pas de nom familier, à la fois humble etimposant, terrible et drôle, et complètement au-delà des descrip-tions ou comparaisons parce qu'il est au-delà du oui et du non, dusujet et de l'objet, du moi et du non-moi. C'est comme l'extraordi-naire, irrésistible et indicible émerveillement de l'humble joie aveclaquelle un chrétien réalise : « moi et le Seigneur nous sommesun », et lorsque, essayant d'expliquer cette unité d'une manièrepossible au langage humain - par exemple comme la fusion dedeux entités - on doit toujours mettre des réserves : « non, pas ainsi,pas ainsi ». C'est pourquoi, évidemment, Suzuki veut bien fairecomprendre que rien n'est réellement dit dans cet événement surl'union avec un « Autre ». Eh bien, d'accord! Admettons que c'estparfaitement naturel… En tout cas l'événement est plein d'élé-

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Nuage d'inconnaissanceTexte mystique d'un anonyme du XIVe siècle dont le titre complet est :

« Nuage d'inconnaissance en lequel l'âme est unie à Dieu ». Ce texte est dans lalignée de « La contemplation obscure » qui va de Denis l'aréopagite à Thérèse deLisieux en passant par la « docte ignorance » de Nicolas de Cuse et la « nuitobscure » de Jean de la Croix. Ce texte a été publié aux éditions du Seuil, 1977,collection « points sagesse ».

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ments significatifs, et projette beaucoup de lumière sur ce que j'aiessayé d'expliquer.

Tout d'abord, même avant son Satori Chao-pien se trouve dansune condition de recueillement tranquille. Cette inconnaissanceplacide n'est pourtant pas la conscience du vrai moi intérieur. Maisc'est un climat naturel dans lequel la vie spirituelle peut livrer sonidentité secrète. Soudain il y a un coup de tonnerre et les « portes »de la connaissance intérieure s'ouvrent brusquement. Le coup detonnerre alarme juste assez pour créer une conscience soudaine,une compréhension de soi dans laquelle le faux moi, extérieur, estsaisi dans tout son néant dénudé et immédiatement dissipé commeune illusion. Non seulement il s'évanouit, mais on le voit commes'il n'avait jamais existé - pure fiction, rien qu'une ombre d'atta-chement passionné et de tromperie de soi. Au lieu de cela, le moiréel se trouve révélé dans toute sa réalité. Le terme « vieil homme »ne doit pas, évidemment, recevoir de connotations pauliniennes.Dans le langage de saint Paul, ce serait, au contraire, « l'hommenouveau ».

Mais pourquoi ce moi est-il décrit comme « ordinaire »? Danscertains cas de Satori, le moi intérieur apparaît comme merveilleuxou même terrifiant, comme un lion rugissant à la crinière d'or. Detels cas pourraient trouver des équivalents dans la poésie deWilliam Blake. Mais ici, Chao-pien est heureux avec son « vieilhomme dans tout son ord i n a i re » peut-être parce qu'il estpleinement soulagé de découvrir que le moi réel est tout à faitsimple, humble, pauvre, et sans prétentions. Le moi intérieur n'estpas un moi idéal, surtout pas une créature imaginaire, parfaite,fabriquée pour être à la hauteur de notre besoin compulsif degrandeur, d'héroïsme et d'infaillibilité. Au contraire le « je » réel esttout simplement nous-même et rien de plus. Rien de plus, rien demoins. Notre moi tels que nous sommes aux yeux de Dieu, pourutiliser des termes chrétiens. Notre moi dans toute notre unicité,dignité, petitesse et ineffable grandeur : la grandeur que nousavons reçue de Dieu notre Père et que nous partageons avec Lui

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parce qu'Il est notre Père et « en Lui nous avons la vie, lemouvement et l'être » (Ac 17,25).

Le petit poème laconique exprime donc la pleine sensation delibération éprouvée par celui qui reconnaît, avec un immensesoulagement, qu'il n'est pas du tout son faux moi et qu'il n'a jamaisété rien d'autre que son moi réel et « ordinaire », et rien de plus,sans gloire, sans majoration de soi, sans auto-satisfaction et sanssouci de soi.

L'approche chrétienne

La découverte du moi intérieur joue un rôle bien connu dans lamystique chrétienne. Mais il y a une différence importante, qui estclairement mise en évidence par saint Augustin. Dans le Zen, ilsemble qu'il n'y ait pas de tentative pour aller chercher au-delà dumoi intérieur. Dans le christianisme le moi intérieur est simplementun tremplin pour devenir conscient de Dieu. L'homme est l'imagede Dieu, et son moi intérieur est une sorte de miroir dans lequelDieu non seulement se voit, mais se révèle au « miroir » dans lequelil est réfléchi. Ainsi, à travers le mystère obscur et transparent denotre propre être intérieur, nous pouvons, pour ainsi dire, voirDieu « à travers une vitre ». Tout ceci est évidemment puremétaphore. C'est une manière de dire que notre être communiqueen quelque sorte directement avec l'Être de Dieu, qui est « ennous ». Si nous entrons en nous-même, si nous trouvons notre vraimoi, et puis passons au-delà du « je » intérieur, nous avançons dansl'immense obscurité où nous affrontons le « JE SUIS » du Tout-Puissant. Les auteurs Zen pourraient peut-être soutenir qu'ilss'intéressaient exclusivement à ce qui est vraiment « donné » dansleur expérience, et que le christianisme surajoute une interpré-tation théologique et une extrapolation au-dessus de l'expérienceelle-même. Mais ici nous rencontrons un des traits distinctifs desmystiques chrétienne, juive et islamique. Pour nous il y a un abîme

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métaphysique infini entre l'être de Dieu et l'être de l'âme, entre le« JE » du Tout-Puissant et notre propre « je » intérieur. Cependant,paradoxalement, notre « je » le plus profond existe en Dieu et Dieudemeure en lui. Mais il est néanmoins nécessaire de distinguerentre l'expérience de notre être le plus profond et la conscience delui que Dieu nous a Lui-même révélée dans et à travers notre moiintérieur. Nous devons savoir que le miroir est distinct de l'imageréfléchie en lui. La différence s'appuie sur la foi théologale.

La conscience de notre moi intérieur peut, au moins théori-quement, être le fruit d'une purification purement naturelle etpsychologique. Notre conscience de Dieu est une participationsurnaturelle à la lumière par laquelle il se révèle intérieurementcomme demeurant dans notre moi le plus profond. Par conséquentl'expérience mystique chrétienne n'est pas seulement uneconscience du moi intérieur, mais aussi, par une intensificationsurnaturelle de la foi, c'est une compréhension expérientielle deDieu en tant que présent au-dedans de notre moi intérieur. Parsouci de brièveté, passons sans plus d'explication à quelques textesclassiques, d'abord de saint Augustin :

Dieu est-il donc quelque chose de même nature que l'âme? Cetesprit qui est nôtre recherche ce quelque chose qui est Dieu. Ilrecherche une vérité non sujette au changement, une substanceincapable de faiblir. Notre esprit n'est pas de cette nature : il estcapable de progrès et de déclin, de connaissance et d'ignorance, dese souvenir et d'oublier. Cette mutabilité n'existe pas en Dieu.

Ayant donc recherché mon Dieu dans les choses visibles etc o r p o relles, et ne L'y ayant pas tro u v é ; ayant re c h e rché sasubstance en moi et ne L'y ayant pas trouvée non plus, je sens quemon Dieu est quelque chose de supérieur à mon âme. Donc, pourarriver à Le saisir, j'ai médité ces choses et j'ai répandu mon âme au-dessus de moi-même. Comment mon âme atteindrait-elle cet objetde sa recherche, qui est « au-dessus de mon âme », si mon âme nese répandait au-dessus d'elle-même? Car si elle restait en elle-même, elle ne verrait rien au-delà d'elle et, malgré tout, elle neverrait pas Dieu… J'ai répandu mon âme au-dessus de moi-même,et il ne me reste plus rien à saisir que mon Dieu… Sa demeure est

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2. Traductions empruntées à Western Mysticism, par Dom Cuthbert Butler, p. 22et 31.

au-dessus de mon âme; de là il me voit, de là il me gouverne etpourvoit à mes besoins ; de là il m'appelle, me demande et medirige ; il me conduit sur le chemin et vers le terme de mon chemin.

(Ennaratio in Psalmum 41)

Et averti par eux (c'est-à-dire les platonistes) de revenir à moi-même, j'entrai jusque dans mon moi le plus profond sous Taconduite… J'entrai et je vis avec l'œil de mon âme, au-dessus de cetœil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumièreimmuable… Et Tu as vaincu la faiblesse de mon re g a rd enrépandant plus fortement sur moi Tes rayons de lumière, et j'aitremblé d'amour et d'émerveillement.

(Confessions VII, X, 16)2

Les spéculations intellectuelles et platonisantes de saintAugustin nous mettent dans un climat expérientiel très différent dece que nous venons d'examiner dans le Zen, et pour cette raison iln'est pas facile de dire où situer le « moi le plus profond » dontparle Augustin. Il est toujours possible que ce qu'un mystiqueoriental décrit comme son « m o i » soit ce qu'un mystiqueoccidental décrira comme Dieu, parce que nous verrons bientôtque l'union mystique entre l'âme et Dieu les rend en un certain sens« indivis » (bien que métaphysiquement distincts) dans l'expé-rience spirituelle. Et le fait que le mystique oriental, non condi-tionné par des siècles de débats théologiques, peut n'être pas portéà réfléchir sur les points délicats de distinctions métaphysiques, nesignifie pas nécessairement qu'il n'a pas expérimenté la présencede Dieu quand il parle de connaissance du moi le plus profond.

Tournons-nous vers des textes du mystique dominicain rhénan,Jean Tauler. Pour lui, le moi intérieur, le « je » le plus profond est le« fond » ou le « centre » ou l’« apex » de l'âme. Formé dans latradition d'Augustin, Tauler est cependant plus concret et moinsspéculatif que ses maîtres, sauf Eckhart, dont les ressemblancesavec la mystique orientale sont très étudiées aujourd'hui : voici

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Tauler dans un passage qui rappelle quelque chose de « l'esprit-fontaine » de Chao-Pien :

Voici que l'homme, avec toutes ses facultés et aussi avec sonâme, se recueille et pénètre en ce temple (son moi intérieur) danslequel, en toute vérité, il trouve Dieu habitant et opérant. L'hommearrive alors à faire l'expérience de Dieu, non pas à la façon des senset de la raison, ou bien comme quelque chose qu'on entend, ouqu'on lit… mais il le goûte, et il en jouit comme de quelque chosequi jaillit du « fond » de l'âme ainsi que de sa propre source, oud'une fontaine, sans y avoir été apporté, car une fontaine estm e i l l e u re qu'une citerne ; l'eau des citernes se corrompt ets'évapore, mais la source coule, jaillit, grossit : c'est du vrai, ce n'estpas de l'emprunté. C'est doux.

(Sermon pour le jeudi avant les Rameaux)

Dans un autre passage, Tauler parle du contact profond entre le« fond » de l'âme et Dieu, à la suite d'un bouleversement et d'unepurification intérieurs produits mystiquement par l'action de Dieu.Tandis que dans la précédente citation il y avait une ressemblanceavec la fontaine du texte chinois, ici se trouve un éclat de « tonnerremystique ».

Après cela on doit ouvrir le fond de l'âme et le vouloir foncier àla sublimité de la glorieuse divinité, et la considérer avec unegrande et humble crainte et en se reniant soi-même. Celui quidépose ainsi devant Dieu sa ténébreuse et misérable ignorancecommence alors à comprendre ces mots de Job qui disait : « L'espritpassait devant moi. » De ce passage de l'Esprit naît un grandtumulte dans l'âme. Plus ce passage a été clair, vrai, sans mélanged'impressions naturelles, plus rapide, plus forte, plus prompte,plus vraie et plus pure sera l'œuvre qui se fait dans l'âme, lapoussée qui la bouleverse ; et plus claire sera encore la connaissanceque l'homme acquiert de son arrêt sur le chemin de la perfection.Le Seigneur vient alors en un rapide éclair ; il illumine le fond del'âme et veut y être lui-même le maître d'œuvre. Dès que l'on prendconscience de la présence du maître, on doit, en toute passivité, luiabandonner le travail.

(2e sermon pour l'Exaltation de la Sainte Croix, n°5)

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Il est évident que toutes les métaphores sont insatisfaisantes encette matière délicate. Le « fond » dont parle Tauler est expressif entant qu'il communique l'idée de ce qui est fondamental dans notreêtre, comme le roc sur lequel toute autre chose se construit commesur une fondation. Mais c'est un roc spirituel qui soudain cessed'être un roc et devient transparent et lumineux : car il a en mêmetemps les qualités de dureté et solidité, et cependant aussi de trans-parence et pénétrabilité. C'est comme s'il était à la fois roc et air,terre et atmosphère. Il peut soudain surgir de l'intérieur, commedans un éclair. Bien sûr, l'idée de fond suggère aussi le sol d'oùpoussent les choses. Bref, le langage des mystiques est toujourspoétique, et demande de recourir beaucoup au paradoxe dans unelibre utilisation des symboles, en les portant bien au-delà deslimites de leurs propres capacités de communiquer un sens.

Selon la tradition mystique chrétienne, on ne peut trouver lecentre de son moi intérieur et y connaître Dieu tant qu'on est mêléaux préoccupations et aux désirs du moi tourné vers l'extérieur.Tauler, dans les lignes précédemment citées, suggère que même lesprofondeurs de l'âme peuvent être troublées par ce qu'il appelledes « impressions naturelles », qui sont liées aux sens et mêlées auxconflits temporels. La pénétration dans les profondeurs de notreêtre est alors une affaire de libération du flux ordinaire d'impres-sions sensibles conscientes et à demi-conscientes, mais aussi et pluscertainement des pulsions inconscientes et des revendicationsd'une passion immodérée. La liberté d'entrer dans le sanctuaireintérieur de notre être est refusée à ceux qui sont retenus par unedépendance à l'égard de l'auto-gratification et de la satisfactionsensible, que ce soit une question de recherche du plaisir, d'amourdu confort, ou de propension à la colère, d'affirmation de soi,d'orgueil, de vanité, de gourmandise, et de tout le reste.

Saint Jean de la Croix semble inclure toute cette liberté et plusencore sous la seule rubrique de « la foi ». La foi est en effet « la nuitobscure » dans laquelle nous rencontrons Dieu, selon saint Jean dela Croix.

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« Cette connaissance obscure et amoureuse qu'est la foi sert encette vie de moyen à l'union divine, à peu près comme dans l'autrevie la lumière de gloire sert d'intermédiaire pour la claire connais-sance de Dieu. »

(La Montée du Carmel, II. XXIV, 4)

La foi, dans ce sens, est plus que l'assentiment aux véritésdogmatiques qui sont proposées pour croire par « l'autorité de laRévélation divine ». C'est une acceptation personnelle et directe deDieu Lui-même, un « accueil » de la Lumière du Christ dans l'âmeet, par voie de conséquence, un commencement ou renouveau devie spirituelle. Mais un élément essentiel dans cet accueil de la« lumière » du Christ est le refus de toute autre « lumière » quipuisse faire appel aux sens, à la passion, à l'imagination ou àl'intellect.

La foi, pour saint Jean, c'est simultanément se tourner vers Dieuet se détourner des créatures de Dieu, un obscurcissement duvisible afin de voir l'invisible. Les deux idées sont inséparablespour lui, et de leur caractère inséparable dépendent sa logiqueinexorable et son ascèse impitoyable. Mais il est important de serappeler que le seul obscurcissement des objets sensibles n'est pasla foi, et qu'il ne servira pas de moyen pour apporter la foi dansl'existence. C'est l'inverse. La foi est une lumière d'un tel éclatsuprême qu'elle éblouit l'esprit et obscurcit toute sa vision desautres réalités : mais à la fin, quand nous nous sommes accoutumésà la nouvelle lumière, nous obtenons une nouvelle vision de tout leréel transfiguré et haussé dans la lumière même. Comme le Saint leremarque :

« Cette lumière excessive de la foi qui est donnée à l'âme estprofondes ténèbres, car elle submerge ce qui est grand et supprimece qui est petit, de même que la lumière du soleil submerge toutesles autres lumières quelles qu'elles soient, au point que lorsquecelui-ci resplendit et trouble notre vision, celles-ci ne semblent plus,à proprement parler, des lumières. »

(La Montée du Carmel, II, III, 1)

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Ceci est également, bien sûr, une métaphore. « L'aveuglement »sur les choses extérieures est à interpréter et à évaluer. Le contem-platif ne cesse pas de connaître les objets extérieurs. Mais il cessed'être guidé par eux. Il cesse de dépendre d'eux. Il cesse de lestraiter comme prioritaires. Il les évalue d'une nouvelle manièredans laquelle ils ne sont plus objets de désir ou de crainte maisrestent neutres et comme vides jusqu'au moment où eux aussi sontremplis de la lumière de Dieu.

Durant « la nuit obscure » de la foi, on doit se laisser guider versle réel non par les choses visibles et tangibles, non par l'évidencedes sens ou la compréhension de la raison, non par des conceptschargés d'espoir naturel, ou de joie, de crainte, de désir, de chagrin,mais par « la foi obscure » qui transcende tout désir et ne chercheaucune satisfaction terrestre humaine, sauf ce qui est voulu deDieu ou accordé à sa volonté. Sans ce détachement essentiel,personne ne peut espérer entrer au plus profond de soi ni expéri-menter l'éveil de ce moi intérieur qui est la demeure de Dieu, sonlieu caché, son temple, sa forteresse, et son image.

Celui qui veut savoir comment trouver Dieu au-dedans de luireçoit de saint Jean de la Croix la réponse suivante :

« Cherche-le dans la foi et l'amour, sans désirer trouver satis-faction en quoi que ce soit, sans goûter, sans comprendre au-delà dece qu'il est bon pour toi de savoir, car ces deux-là sont les guidesd'aveugle qui te mèneront, par un chemin que tu ne connais pas,jusqu'au lieu caché de Dieu. Parce que la foi, ce secret dont nousavons parlé, est comme les pieds avec lesquels l'âme chemine versDieu, et l'amour est le guide qui lui montre la route… Ne t'arrêtedonc ni partiellement ni totalement à ce que peuvent percevoir tesfacultés en d'autres termes ne sois jamais volontiers satisfait de ceque tu comprends de Dieu, mais plutôt de ce que tu ne comprendspas de Lui ; ne te repose jamais dans l'amour et la joie de ce que tucomprends ou ressens au sujet de Dieu, mais aime et réjouis-toidans ce que tu ne peux ni comprendre ni ressentir à son sujet ; carc'est là, comme nous l'avons dit, ce qui s'appelle Le chercher dansla foi. Puisque Dieu est inaccessible et caché,… même lorsqu'il te

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semble Le découvrir, Le goûter, Le comprendre, tu dois toujours Lecroire caché, et Le servir de manière cachée ».

(Le cantique spirituel, I, II, 12)

Cependant, à la fin de cet itinéraire de foi et d'amour qui nousfait entrer dans les profondeurs de notre être et nous libère pourque nous puissions cheminer au-delà de nous-mêmes vers Dieu, lavie mystique culmine dans une expérience de la présence de Dieuqui dépasse toute description et qui n'est possible que parce quel'âme a été complètement « transformée » en Dieu de manière àdevenir, pour ainsi dire, « un seul esprit » avec Lui. Saint Jean de laCroix compare cette révélation de Dieu dans les profondeurs denotre être à « l'éveil » du monde au-dedans de nous - grandesensation de vie surnaturelle et divine - dans lequel l'Unique Tout-Puissant qui demeure en nous est vu non comme un « objet »inerte, mais se révèle en esprit et puissance comme le Souverain, leCréateur et le Moteur de toutes choses. Saint Jean dit :

« Cependant, quand un palais (le centre de l'âme) s'ouvrebrusquement, l'homme peut voir en une seule et même fois legrand personnage qui est dans le palais ainsi que ce qu'il fait. Etc'est cela, selon ce que je comprends, qui se produit dans ce réveilet ce regard de l'âme. Bien que l'âme se trouve en Dieu substantiel-lement, comme y sont toutes les créatures, il retire devant ellequelques-uns des voiles et des rideaux qui le dérobent aux yeux decette âme, afin qu'elle puisse voir de quelle nature il est : et alors illui est révélé, et elle peut voir (quoiqu’assez obscurément car tousles voiles ne sont pas retirés) sa face toute pleine de grâce. Etpuisqu'il meut toutes choses par sa puissance, l'âme voit en mêmetemps ce qu'il fait, et il lui paraît se mouvoir en ses créatures et lescréatures se mouvoir en lui par un mouvement continuel ; et pourcette raison elle croit que Dieu a bougé et s'est réveillé, alors que cequi a bougé et s'est réveillé c'est en réalité elle-même ».

(La vive flamme d'amour, IV, 7)

Voilà seulement quelques textes caractéristiques où des contem-platifs chrétiens ont parlé de l'éveil du moi intérieur et de laconscience de Dieu qui s'ensuit. Puisque notre « je » le plus profondest l'image véritable de Dieu, alors quand ce « je » s'éveille, il trouve

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en lui-même la présence de Celui dont il est l'image. Et, par unparadoxe dépassant toute expression humaine, Dieu et l'âmesemblent n'avoir qu'un seul « je ». Ils sont (par la grâce divine)comme une seule personne. Ils respirent, vivent et agissent commes'ils étaient un. « Aucun » des « deux » n'est vu comme un objet.

Pour quiconque a pleine conscience de notre « exil » par rapportà Dieu, de notre aliénation du moi le plus profond et de notreerrance aveugle dans « la région de la dissemblance », cette affir-mation peut paraître difficilement croyable. Cependant ce n'estrien d'autre que le message du Christ nous appelant à sortir dusommeil, à revenir de l'exil, et à trouver notre vrai moi en nous-même, dans ce sanctuaire intérieur qui est son temple et son ciel, et(au terme du retour chez lui du fils prodigue) la « maison duPère ».

3. La société et le moi intérieur

Pour autant, la plupart des textes que nous avons cités sur lemoi intérieur donnent la fausse impression que cette identitéintérieure et spirituelle se retrouve seulement par l'isolement etl'introversion. C'est loin d'être exact. Le moi intérieur n'est passeulement ce qui reste quand nous nous détournons du réelextérieur. Il n'est pas seulement du vide, ou de l'inconscience. Aucontraire, si nous nous imaginions que notre moi le plus profondest purement et simplement quelque chose en nous de complètementcoupé du monde des objets extérieurs, nous nous condamnerionsd'avance à une frustration totale dans notre quête de consciencespirituelle. De fait, bien qu'une certaine introversion et un certaindétachement soient nécessaires pour rétablir les bonnes conditionsde « l'éveil » du plus profond en nous, le « je » spirituel se trouveévidemment dans une relation déterminée au monde des objets. Il

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l'est d'autant plus dans la relation au monde des autres « sujets »personnels. Dans notre recherche d'éveil du moi intérieur nousdevons essayer d'apprendre comment cette relation est entiè-rement nouvelle et comment elle nous donne une vision totalementdifférente des choses.

Au lieu de voir le monde extérieur dans sa complexité décon-certante, son cloisonnement et sa multiplicité ; au lieu de voir lesobjets comme des choses à manipuler pour le plaisir ou le profit ;au lieu de nous situer dans une relation sujet/objet avec désir, défi,soupçon, cupidité ou crainte, le moi intérieur voit le monde d'unpoint de vue plus profond et plus spirituel. Dans le langage duZen, il voit les choses « sans affirmation ou négation », c'est-à-diredepuis un point d'observation supérieur, intuitif et concret, et quin'a pas besoin de manipuler ou déformer le réel au moyen deconcepts ou de jugements tendancieux. Il « voit » simplement cequ'il voit, et ne se réfugie pas derrière un écran de préjugés concep-tuels et de distorsions verbales. Un exemple : la différence entre lavision d'un arbre par un enfant, qui est absolument simple, noncolorée de préjugés, et « nouvelle » est la vision du charpentier,entièrement conditionnée par des motifs de profit et des considé-rations d'affaires. Le charpentier est sans doute conscient quel'arbre est beau, mais c'est une considération purement platoniqueet passagère en comparaison de sa conscience habituelle que cetarbre peut être réduit en un certain nombre de planches mesuranttant sur tant. Dans ce cas, quelque chose est « affirmé » avecprécision, qui augmente et modifie la vision que l'on a « d'unarbre » ou d'une forêt.

Un des Pères de l'Église d'Orient, Philoxène de Mabboug, a uneperception originale et assez subtile du péché originel commeperversion de la foi, dans laquelle une fausse croyance a étésurajoutée à la perception « simple » et intacte de la vérité, si bienque la connaissance directe s'est dénaturée par une fausse affir-mation et négation. Il est curieux de se rendre compte que ceux quitournent le plus en ridicule la foi religieuse sont précisément ceuxqui interposent entre eux et le réel un écran de croyances basées sur

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une illusion d'égocentrisme et d'attachement passionné. Le fait queces croyances semblent avec pragmatisme « fonctionner » est uneduperie encore plus désastreuse. Quel est, en fait, le fruit de leurtravail ? Surtout une perversion des objets manipulés par l'hommeextérieur, et la perversion encore plus grande de l'homme lui-même. Une telle croyance tire son origine et sa croissance de l'alié-nation intérieure de l'homme.

En tout cas, l'idée de Philoxène présente une affinité frappanteavec les bases épistémologiques du Bouddhisme Zen, qui chercheavant tout à dissiper les nuages de l'auto-illusion que nousprojetons sur le réel extérieur quand nous nous mettons à penser àlui. Le Zen cherche la vue directe, immédiate, dans laquelle l'expé-rience de la dualité sujet-objet est supprimée. C'est pourquoi le Zenrefuse résolument de répondre ` clairement, ou abstraitement, oudogmatiquement à toute question religieuse ou philosophiquequelle qu'elle soit. Voici un exemple typique, l'une de ces illustra-tions Zen en question-réponse, où les maîtres contrecarraientdélibérément toute tentative de leurs disciples de glisser unedoctrine abstraite entre l'esprit et le « ceci » qui était juste devantleur nez. Quelqu'un demanda à Yakusan, qui était assis enméditation :

« Qu'êtes-vous en train de faire ici ? »Il répliqua : « Je ne fais rien ».« Si c'est ainsi, vous êtes assis dans l'inaction ».« Être assis dans l'inaction c'est faire quelque chose ».« Vous dites que vous ne faites rien, mais qu'est-ce que vous nefaites pas? »« Même les anciens sages ne le savent pas » répliqua Yakusan.

(Suzuki, Studies in Zen, p. 59)

Et quand les disciples demandaient aux maîtres Zen : « Quel estle sens du Zen ? », espérant un exposé doctrinal, ils obtenaient enréplique : « Comment est-ce que je sais ? » ou « Demandez aupoteau là-bas » ou « Le Zen est ce cyprès dans la cour ! »

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Il apparaît tout de suite que l'homme extérieur tend à regarderles choses d'un point de vue économique ou technique ouhédoniste qui, en dépit de tous ses avantages pragmatiques, enlèvecertainement au voyant le contact direct avec le réel qu'il voit. Etcette exagération de la relation sujet-objet par intérêt matériel ouspéculation technique est l'un des principaux obstacles à lacontemplation, sauf, bien sûr, dans les cas aussi remarquablementexceptionnels que la vision intuitive et synthétique qui couronne etrécapitule les recherches d'un Einstein, ou d'un Heisenberg. Lavision de l'univers qu'a Einstein est l'un des accomplissements« contemplatifs » les plus remarquables de notre siècle, bien que cesoit dans un sens particulier et limité du mot contemplation. Et là,bien sûr, la vision était principalement spéculative plutôt quetechnologique. Et pourtant la bombe atomique doit son origine, enpartie, à de tels « contemplatifs » !

Et n'allons pas imaginer que la vision intérieure est arrivéepurement comme le résultat de l'affirmation individuelle de soi, enopposition à la conscience de soi comme membre d'un groupe, oudu genre humain dans son ensemble. Ici encore, la distinction estune question de perspective. La découverte de notre moi intérieurn'est pas arrivée simplement par la réflexion sur le fait que « nousne sommes pas » l'un « des autres ». Cela peut en faire partie, sansdoute, mais ce n'est pas vraiment la composante la plus essentiellede la prise de conscience. Au contraire, il est probablement prudentde dire que personne ne pourrait arriver à une authentique réali-sation du moi intérieur sans qu'il fût d'abord devenu conscient delui-même comme membre d'un groupe - comme un « je » confrontéau « Tu » qui achève et comble son être propre. En d'autres termes,le moi intérieur voit l'autre non comme une limite pour lui, maiscomme son complément, son « autre moi », et il est même en uncertain sens identifié à cet autre, si bien que les deux « sont un ».Cette unité dans l'amour est l'une des œuvres les plus caractéris-tiques du moi intérieur, si bien que paradoxalement le « je »intérieur est non seulement isolé mais en même temps uni auxautres sur un plan supérieur, qui est en fait le plan de la solitudespirituelle. Ici encore, le niveau de « l'affirmation et négation » esttranscendé par la prise de conscience spirituelle qui est l'œuvre de

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l'amour. Et c'est l'un des traits les plus caractéristiques de laconscience contemplative chrétienne. Le chrétien n'est passimplement « seul avec le Seul », dans le sens néo-platonicien, maisil est un avec tous ses « frères en Christ ». Son moi intérieur est, enfait, inséparable du Christ et, en conséquence, il est d'une manièremystérieuse et unique inséparable de tous les autres « je » quivivent dans le Christ, si bien qu'ils forment tous une seule« personne mystique », qui est le « Christ ».

Que tous soient un, comme Toi, Père, tu es en moi et moi en Toi,qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'asenvoyé… Moi en eux et toi en moi, pour qu'ils soient parfaitementun… (Jn 17,21.23).

Pour cette raison il est clair que la prise de conscience de soichrétienne ne peut jamais être l'affirmation simplement individua-liste d'une personnalité isolée. Le « je » intérieur est certainement lesanctuaire de notre solitude la plus personnelle et individuelle, etpourtant paradoxalement c'est précisément notre part la plussolitaire et personnelle qui est unie au « Tu » qui nous fait face.Nous ne sommes pas capables d'union à un autre au niveau le plusprofond tant que le moi intérieur en chacun de nous n'est pas assezéveillé pour faire face à l'esprit le plus profond de l'autre. Cettemutuelle reconnaissance est l'amour « dans l'Esprit », et s'effectue,en effet, par l'Esprit Saint. Selon saint Paul, le moi le plus profondde chacun de nous est notre « esprit », ou « pneuma », ou end'autres termes l'Esprit du Christ, en vérité le Christ lui-même,demeurant en nous. « Car pour moi vivre c'est le Christ ». Et par lareconnaissance spirituelle du Christ en notre frère, nous devenons« un en Christ » par le « lien de l'Esprit ». Selon la phrase mysté-rieuse de saint Augustin, nous devenons alors « le Christ uniquequi s'aime lui-même ».

Dans la même exégèse du Psaume 41 dans laquelle nous avonsvu plus haut saint Augustin parler de l'éveil du moi intérieur et dela prise de conscience que l'on trouve Dieu « au-dessus » de ce moi,nous découvrons aussi cette affirmation que l'on trouve Dieu « autravers » et « au-dessus » du « moi » spirituel des fidèles unis en lui

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par la charité. Tous ces points doivent être soigneusement notés sinous ne voulons pas nous fourvoyer. Premièrement, Augustin nedit nulle part que l'on trouve Dieu simplement dans la collectivitéen tant que telle. Deuxièmement, il est question ici de quelquechose de plus qu'une société simplement extérieure et juridique :plus exactement le Christ mystique est un corps ou organismespirituel dont la vie est charité. Et par la puissance de cette charitéon est élevé au-dessus et au-delà du moi collectif des fidèles versDieu qui demeure en et au-dessus d'eux tous.

« Que de merveilles incomparables j'admire dans ce tabernacle(l'Église) : la maîtrise de soi et les vertus des serviteurs de Dieu…J'admire la présence de ces vertus dans l'âme… (Mais il passe dutabernacle à la maison de Dieu, c'est-à-dire de Dieu demeurant dansles saints à Dieu en lui-même). Et quand j'arrive à la maison deDieu j'en deviens muet d'étonnement… Là, en effet, dans lesanctuaire de Dieu, dans la maison de Dieu, est la source de l'intel-ligence. C'est en montant vers la tente que le Psalmiste est parvenuà la maison de Dieu : en suivant l'attrait d'une certaine douceur,d'un plaisir intérieur mystérieux et caché, comme si de la maisonde Dieu s'échappaient les sons délicieux d'un instrument ; et lui,tout en marchant dans la tente, entendant une certaine mélodieintérieure, attiré par sa douceur et se laissant guider par la mélodie,en se retirant de tous les bruits de la chair et du sang, il a fait sonchemin jusqu'à la maison de Dieu ».

(Traduction de Butler, op. cit., p. 23)

Ici, il est tout à fait clair que la charité, qui est la vie et l'éveil dumoi intérieur, est en fait en grande partie éveillée par la présence etl'influence spirituelle des autres moi qui sont « dans le Christ ».Saint Augustin parle de la reconnaissance du moi intérieur desautres chrétiens à travers les actions vertueuses qui témoignent de« l'Esprit » demeurant en eux. On pourrait dire que « l'édification »chrétienne est cette mutuelle reconnaissance de l'esprit intérieur enchacun, une reconnaissance qui est une manifestation du mystèredu Christ.

En un mot, l'éveil du moi intérieur est purement l'œuvre del'amour, et il ne peut y avoir d'amour là où il n'y a pas « un autre »

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à aimer. Par ailleurs, on n'éveille pas son « je » le plus profondsimplement par l’amour de Dieu seul, mais aussi par l'amourd'autres personnes. Cependant ici encore, comme dans le cas de laconscience intérieure de la contemplation décrit dans le passageprécédent, le nécessaire mouvement de transcendance doitsurvenir et soulever l'esprit « au-dessus de la chair et du sang ».

Un amour qui est « au-dessus de la chair et du sang » n'est pasquelque chose de pâle et sans passion, mais un amour dans lequella passion a été élevée et purifiée par le désintéressement, si bienqu'il ne suit plus l'inspiration du simple instinct naturel. Cet amourest guidé par l'Esprit du Christ et cherche le bien de l'autre plutôtque notre propre intérêt ou plaisir du moment. Il y a plus : encoreau-delà de toute opposition entre le profit d'autrui et notre propreprofit, il demeure dans l'amour par égard pour l'amour-même, etparvient, dans le Christ, à la vérité non pour autant qu'elle estdésirable mais avant tout pour autant qu'elle est vraie, et bonne enelle-même. C'est en même temps notre bien le plus haut et le biend'autrui et, dans un tel amour, « tous sont un ».

Il serait évidemment désastreux de chercher un éveil intérieur etune conscience de soi purement et simplement par le retrait. Bienqu'un certain mouvement de retrait soit nécessaire si nous voulonsparvenir à la perspective que seule la solitude peut déployer pournous, néanmoins cette séparation est dans l'intérêt d'une unionplus haute où notre solitude n'est pas perdue mais parachevée,parce que, à ce niveau plus haut, il n'est plus question d'un amourqui peut être manipulé ou assujetti par la flatterie et de bassesmotivations. La solitude est nécessaire pour la liberté spirituelle.Mais une fois que la liberté est acquise, elle exige d'être mise autravail dans le service d'un amour où il n'y a plus d'assujettis-sement ou d'esclavage. Le simple retrait sans le retour à la libertédans l'action conduirait à une inertie de l'esprit, statique etsemblable à la mort, où le moi intérieur ne pourrait pas du touts'éveiller. Il n'y aurait pas de lumière, pas de voix au-dedans denous, seulement le silence et l'obscurité de la tombe.

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Par contraste avec le recouvrement paradoxal de l'unité dans etau-delà de notre propre « je » intérieur et solitaire, il y a le fauxretrait du moi extérieur au-dedans de ses propres profondeurs, unretrait qui emprisonne au lieu de libérer et qui rend impossible toutcontact réel avec le moi intérieur d'autrui.

Quand je parle du moi « extérieur » ayant ses propres « profon-deurs », peut-être suis-je en train de presser et de compliquer mamétaphore au-delà des limites convenables. Mais je propose depréciser le fait que ces replis de l'inconscient où névroses etpsychoses ont leur centre, appartiennent en réalité au moi extérieurde l'homme : parce que le moi extérieur n'est pas limité à ce qui estconscient. Le concept qu'a Freud du surmoi, comme suppléantinfantile et introjecté de la conscience va très bien avec mon idée dumoi extérieur et aliéné. Il est à la fois complètement extérieur etcependant en même temps enfoui dans l'inconscient. De mêmeaussi avec le concept freudien du « çà », pour autant qu'il repré-sente un complexe automatique de pulsions vers le plaisir ou ladestruction, en réponse à des stimulants externes.

Je pense que ceci peut contribuer à expliquer le faux mysticismeet la pseudo-religiosité. Ce sont des manifestations d'une intériori-sation feinte par laquelle, au lieu de plonger dans les profondeursde sa vraie liberté et spiritualité, on se retire simplement dans lesniveaux souterrains plus sombres du moi extérieur qui demeurealiéné et soumis aux forces venant du dehors. La relation entre lefaux moi intérieur et la réalité externe est entièrement colorée etpervertie par des réactions passionnées, lourdes et quasi magiques.Au lieu de la liberté et de la spontanéité d'un moi intérieur qui n'apas la moindre préoccupation de soi et va de l'avant pourrencontrer autrui délicatement et avec confiance, sans retour sursoi, nous avons ici l'illusion pesante et obsessionnelle duparanoïaque qui a des prétentions de perspicacité « magique » surles autres et interprète les « signes » de mauvais présage qu'il voitdans la réalité externe en fonction de ses propres craintes, désirssexuels et appétits de pouvoir débridés. La véritable charitéchrétienne est étouffée dans une telle atmosphère et la contem-

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plation n'y a pas de place. Tout est lourd, épais, déformé, etassombri par l'obsession, quand bien même il y a prétention à desl u m i è res éblouissantes et surnaturelles. C'est un royaume ded a n g e reux appétits de commandement, de fausses visions etmenaces apocalyptiques, de sensualité spirituelle et d'un mysti-cisme chargé d'un arrière-fond de perversion sexuelle.

Exactement comme toutes les personnes raisonnables recher-chent instinctivement dans l'un ou l'autre chemin l'éveil de leurvrai moi intérieur, ainsi toutes les formes sociales valables dereligion tentent, de quelque manière, de procurer une situation oùchaque membre du groupe cultuel peut s'élever au-dessus dugroupe et de lui-même, pour se trouver lui-même et trouver lesautres à un niveau plus haut. Ceci implique que toutes les formesvraiment sérieuses et spirituelles de religion aspirent au moinsimplicitement à un éveil contemplatif à la fois de l'individu et dugroupe. Mais ces formes de culte religieux et liturgique qui ontperdu leur impulsion initiale de ferveur tendent de plus en plus àoublier leur but contemplatif, et à attacher une importanceexclusive aux rites et aux formes pour eux-mêmes ou pour l'effetqu'ils croient exercer sur Celui auquel ils rendent un culte.

La plus haute forme de culte religieux trouve son aboutissementet son accomplissement dans l'éveil contemplatif et dans la paixspirituelle transcendante - dans l'union quasi expérientielle de sesmembres avec Dieu, au-delà des sens et au-delà de l'extase. Laforme la plus basse s'accomplit dans un sens numineux et magiquedu pouvoir qui a été « procuré » par les rites et qui donne immédia-tement l'occasion d'extorquer un effet magique à la divinitéapaisée. Entre ces deux extrêmes il y a différents niveaux d'extase,d'exaltation, d'accomplissement personnel éthique, de droiturejuridique et d'intuition esthétique. Dans tous ces diff é re n t schemins, la religion primitive et élaborée, rudimentaire et pure,active et contemplative, cherche à parvenir à l'éveil intérieur, ou aumoins à en procurer un succédané apparemment satisfaisant.

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Mais il est évident, à partir de ce qui a été dit ci-dessus, que peude religions pénètrent réellement dans le plus profond de l'âme ducroyant, et même les plus hautes d'entre elles, dans leurs formessociales et liturgiques n'atteignent pas invariablement le « je » leplus intérieur de chaque participant. Le niveau commun de lareligion inférieure se situe quelque part dans le subconscientcollectif des fidèles, et peut-être la plupart du temps dans un moiextérieur collectif. C'est assurément un fait vérifiable dans lespseudo-religions totalitaires modernes d'État et de classe. Et c'estl'un des traits les plus dangereux de notre barbarisme moderne :l'invasion du monde par une barbarie venant de l'intérieur de lasociété et de l'homme lui-même. Ou plutôt, la réduction del'homme, dans la société technologique, à un niveau d'aliénationquasiment pure où il peut être conduit, à volonté, en tout temps, àune sorte d'extase politique, emporté par la haine, la peur et lesaspirations rudimentaires centrées sur un leader, un slogan depropagande ou un symbole politique. Que cette sorte d'extase soitjusqu'à un certain point « satisfaisante » et procure une sorte decatharsis pseudo-spirituelle, ou au moins un relâchement detension, c'est malheureusement par trop souvent vérifié. Et c'est ceque l'homme moderne en vient de plus en plus à accepter commeun ersatz de l'accomplissement religieux authentique, de l'activitémorale et de la contemplation elle-même. Il devient de plus en pluscourant que l'aspiration innée partagée par tous les hommes, entant qu'images de Dieu, à recouvrer leur moi le plus profond, sepervertit et se satisfait par la simple parodie du mystère religieux,et l'évocation d'une ombre collective d'un « moi ». Le simple faitque la découverte de cet ersatz d'intériorité soit inconsciente semblesuffire pour la rendre acceptable. Cela « ressemble » à de la sponta-néité, et surtout il y a l'assurance factice de grandeur et d'infailli-bilité, et l'agréable perte de responsabilité personnelle que l'onapprécie en s'abandonnant à une humeur collective, cruelle ou vileen soi, peu importe. Cela semblerait se situer dans toute la réalitétechnique dont parle le Nouveau Testament comme Anti-Christ : cepseudo-Christ où tous les « moi » réels sont perdus et où toutechose est asservie à une imago blême et féroce habitant le groupedevenu fou.

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Il est important en tout temps de garder bien claire la distinctionentre la vraie et la fausse religion, la vraie et la fausse intériorité, lasainteté et la jouissance, l'amour et la frénésie, la contemplation etla magie. Dans tous les cas il y a une aspiration à l'éveil intérieur,et les mêmes moyens, bons ou indifférents en soi, peuvent êtreutilisés pour le bien ou le mal, pour la santé ou la maladie, pour laliberté ou l'obsession.

Le symbolisme joue un rôle constant et universel dans touteactivité religieuse orientée vers un éveil intérieur. L'éveil lui-mêmeest signifié, ou les mythes qui l'expriment sont représentés, dansl'art, les rites, les gestes sacrés, la danse, la musique. Chants etprières hiératiques entourent l'acte central de sacrifice, lui-mêmed'ordinaire profondément symbolique. Des formes plus hautes dereligion incarnent l'éveil et l'union de l'esprit avec Dieu dans un« m y s t è re » où l'actualisation rituelle d'un mythe sertd’« initiation » à une vie spirituelle, ou à une consommation dansl'union avec le dieu.

Mais il n'y a que dans le culte le plus haut et le plus spirituel quela réelle articulation entre le rite extérieur et l'éveil intérieur resteprécise et claire. Alors que la religion perd sa ferveur et devientstéréotypée, le fidèle vit et agit sur un plan où la foi est trop faibleet trop diffuse pour conduire à un quelconque éveil intérieur. Aulieu de faire appel au moi le plus profond, la religion qui s'est ainsiépuisée est contente d'exciter les émotions inconscientes du moiextérieur. Dans ce cas il n'y a pas de réel éveil intérieur, et leréconfort conçu dans le culte rituel n'est plus spirituel, personnel etlibre.

Les prophètes de l'Ancien Testament fulminaient contre ce culteplus ou moins extérieur qui activait les lèvres mais pas le cœur, etle Christ lui-même en a fait le reproche aux pharisiens. Tous lesréveils authentiques de la ferveur religieuse visent, d'une manièreou d'une autre, à redonner l'orientation profondément intérieurede l'activité religieuse et entreprennent un renouveau et une purifi-cation de la vie intérieure suscitée par les rites symboliques, les

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mystères et les prières. Il s'agit de se débarrasser du formalismemécanique et passionné et d'éveiller la ferveur intérieure ,spontanée au « cœur ». Dans le langage courant, le « cœur » estutilisé comme un symbole plus ou moins adéquat du moi intérieur,bien que dans l'Ancien Testament d'autres organes physiques ysoient substitués indifféremment, par exemple les entrailles et les« re i n s ». Malheureusement cet usage fortuit d'un symbolephysique pour localiser la source de la spontanéité religieuse n'estpas une garantie contre les succédanés émotionnels, sentimentaux,érotiques et même bachiques pour l'éveil du moi intérieur.

Tandis que le culte dégénère, on tend toujours plus à faire usaged'intermédiaires stimulants pour briser les inhibitions engendréespar la routine et pour redonner un semblant de vie et de puissanceaux rites symboliques. D'où l'utilisation d'alcool et de droguespour obtenir une détente spirituelle. Mais le « moi intérieur » ainsidétendu n'est pas nécessairement le « je », mais plutôt de manièreplus courante la libido subconsciente maîtrisée automatiquementpar la conscience, l'habitude, les conventions, les tabous ou la peurmagique. La détente ainsi accomplie est matérielle plutôt que spiri-tuelle, et a pour effet une explosion d'énergie psychique qui peutêtre salutaire ou nocive, pénible ou heureuse selon les circons-tances.

Ici également nous pouvons faire des remarques sur la dégéné-rescence et la brutalisation graduelles, progressives, des symbolesqui perdent leur force religieuse. L'étude des religions du Mexiques u g g è re un développement qui a commencé avec un cultehautement spiritualisé et raffiné, avec des possibilités contempla-tives cosmiques et des sacrifices des fruits de la terre, et qui s'estdéveloppé petit à petit sous la forme du culte guerrier sanguinairedes Aztèques, centré sur la guerre et sur le sacrifice humain. Lesacrifice aztèque du cœur humain adressé au soleil fait penser àune sorte de parodie épouvantable de la manifestation pure etspirituelle du « moi le plus profond ». Ici, au lieu d'un hommeoffrant à Dieu le « sacrifice » de son moi extérieur, par l'oubli de soiet l'amour, pour dégager et manifester devant la face de Dieu la

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face cachée de son âme intérieure, une victime est saisie par lereprésentant hiératique de la férocité collective, et son cœur,retranché par un couteau d'obsidienne, est élevé ensanglanté poursatisfaire la soif du soleil ! Cet exemple nous offre largement dequoi méditer aujourd'hui, alors que nous reculons dans unebarbarie collective où l'individu et sa liberté perdent une nouvellefois leur sens et que chaque homme n'est qu'un élément dont onpeut se passer, prêt à être immolé aux idoles politiques dontsemblent dépendre la prospérité et la puissance de la collectivité.

Néanmoins il est clair que de tels exemples ne doivent pas êtreutilisés pour justifier des généralisations inconsidérées sur lareligion primitive et « païenne ». Partout, dans toutes les sortes dereligion, nous trouvons le haut et le bas, le spirituel et le grossier, lebeau et l'obscène. Si d'un côté il y a les orgies bachiques de femmesivres, et si la prostitution sacrée remplace, dans certains cultes de lafertilité, la découverte de notre propre secret contemplatif intime,d'un autre côté il existe des mystères purs et sublimes et, surtout enExtrême-Orient, des formes tout à fait élaborées et affinées decontemplation spirituelle. La religion d'Abraham était vraimentprimitive, et elle a vacillé, pour un instant terrible, au-dessus del'abîme du sacrifice humain. Cependant Abraham a marché avecDieu dans la simplicité et la paix et l'exemple de sa foi (précisémentdans le cas d'lsaac) a fourni la matière des méditations du penseurreligieux le plus subtil du siècle dernier, le père de l'existentialisme,Sören Kierkegaard.

Parmi les indiens Sioux, avec une vie liturgique très riche etvariée, nous trouvons le mystère singulièrement émouvant,personnel et contemplatif, des « larmes pour obtenir une vision ».Là, un jeune homme, suivant en cela non pas un préjugé commu-n a u t a i re mais uniquement une inspiration personnelle etspontanée, se prépare par des prières et des cérémonies et puis s'enva passer plusieurs jours dans la prière et la solitude sur unemontagne, à la recherche d'une « réponse » du Grand Esprit. Onrapporte que des exemples profonds et authentiques de l'éveil

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intérieur et même de vocations quasiprophétiques (naturelles) ontété accordés aux Indiens dans cet exercice spirituel primitif.

Il est bien connu qu'en Orient, en Chine, Inde, Japon, Indonésie,la vie religieuse et contemplative a été encouragée durant dessiècles et a connu un développement d'une richesse incomparable.L'Asie fut pendant des siècles un continent de grandes commu-nautés monastiques. En même temps la vie solitaire a fleuri, soit àl'ombre des monastères, soit dans les régions reculées de la jungle,de la montagne ou du désert. Le yoga hindou, dans ses formesvariées, est devenu quasi symbolique de la contemplationorientale. Le yoga utilise un grand choix de disciplines ettechniques ascétiques pour la « libération » de l'esprit de l'hommedes limitations qui lui sont imposées par l'existence matérielle,corporelle. Partout à l'Est, que ce soit dans l'hindouisme ou lebouddhisme, nous trouvons cette profonde, indicible soif pour lesfleuves du Paradis. Quelles que soient les philosophies et lesthéologies sous-jacentes à ces formes d'existence contemplative,l'effort est toujours le même : la recherche de l'unité, un retour aumoi le plus profond uni avec l'Absolu, une recherche de Lui qui estau-dessus de tous, et en tous, et qui seul est Seul. Et il n'est pas justed'accuser le mystique oriental d'égoïsme, comme on le faitfréquemment. Lui aussi cherche, sur son pro p re chemin, larédemption de tous les êtres vivants. Lui aussi, comme saint Paul,est bien conscient du fait que :

La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu, carelle a été assujettie à la vanité… Mais la création aussi sera libéréede la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de lagloire des enfants de Dieu…3

(Rm 8,19-21)

Il y a d'autres généralisations faciles au sujet de la religionhindoue qui sont courantes en Occident et qu'il serait bon deprendre avec une extrême réserve : par exemple l'assertion que

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3. Notez les analogies entre l'expression de saint Paul « servitude de lacorruption » et le concept hindou de Karma.

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pour un hindou il n'y a pas de « Dieu personnel ». Au contraire, lamystique du Bakhti Yoga est une mystique de dévotion affective etd'union extatique avec Dieu sous les formes les plus personnelleset humaines, qui font beaucoup penser parfois à la « mystiquenuptiale » de tant de mystiques occidentaux. Et l'on doit dire qu'ilest généralement ni équitable ni éclairant de critiquer cette formede yoga ou une autre seulement sur la base d'une métaphysiqueoccidentale, et surtout aristotélicienne, puisqu'il y a sans doute trèspeu de fondement commun entre elles. Cela ne veut pas dire queles différences entre l'hindouisme et le christianisme soient sanssignification et puissent être écartées sans plus d'intérêt, maisseulement qu'elles sont difficiles à comprendre et à expliquercorrectement, et que le fondement d'une telle explication n'a peut-être pas encore été complètement préparé.

Il est certain que la Bhagavad-Gita a tout autant place dans uncours de collège sur les humanités que Platon ou Homère, et il estbien étonnant que la littérature religieuse élevée de l'Orient n'aitpas été comptée parmi les « grands livres » qui forment maintenantla base d'une éducation libérale, du moins en Amérique. La Gita,un très ancien poème philosophique sanskrit, prône un chemincontemplatif de sérénité, détachement, dévotion personnelle àDieu sous la forme du Seigneur Krishna, et l'a exprimé avant toutdans l'activité désintéressée : un travail effectué sans souci desrésultats mais avec la pure intention d'accomplir la volonté deDieu. C'est une doctrine du pur amour ressemblant en beaucoupde points à celle que prônèrent saint Bernard, Tauler, Fénelon etbeaucoup d'autres mystiques occidentaux. Cela implique dudétachement même à l'égard des joies de la contemplation, commede tous les accomplissements terrestres et temporels. Ce que nousdevons dire plus loin sur la « contemplation voilée » peut sansdoute être quelque chose comme la doctrine de la contemplationcachée dans l'action qui semble être le cœur même de la BhagavadGita. La reconnaissance contemplative du moi intérieur ou plutôt lapaix dans « l'inconnaissance » qui émane du moi le plus profond,est ce que la Gita connaît comme Yoga :

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« Voyez !Inébranlable une lampe brûle à l'abri du vent ;Voilà à quoi ressemble l'esprit du yogiFermé aux tempêtes des sens et brûlant radieux vers le ciel.Quand l'esprit couve serein, calmé par la sainte coutume,Quand le Moi contemple le moi, et en lui-mêmeÀ réconfort ; quand il connaît l'inexprimable joieAu-delà de toute limite des sens, révélée à l'âme -Seulement à l'âme -, et que la connaissance chancelleN'étant pas vraie par rapport à la plus lointaine Vérité…

… Appelez cet état « paix »Cette heureuse rupture du « Yoga ».

(Bk. Vi)

Nous sommes bien placés, je pense, pour interpréter ce textecorrectement quand nous nous disons que le yogi n'est pas un moiextérieur se reflétant dans son propre ego, mais quelqu'un qui atrouvé ce moi intérieur dans lequel Dieu lui-même habite et estmanifeste. Ces vers peuvent être aisément harmonisés avec saintAugustin, une fois qu'on a pris justement en considération lesdivergences de théorie ontologique.

Ce passage de la Gita est celui qui nous rappelle Patanjali, leplus grand yogi, dont le Raja Yoga est l'homologue indien de lamystique apophatique de l'Ouest représentée par saint Grégoire deNysse, le Pseudo-Denys et saint Jean de la Croix. L'objectif du RajaYoga est de parvenir, par le contrôle des pensées, d'abord à un étatde conscience spirituelle plus haut (purusha) et, par-delà, ausamadhi (méditation sans addition d'un « grain » de pensée concep-tuelle). Plus loin dans ce livre quand nous parlons de « contem-plation active » nous faisons allusion à quelque chose d'apparentéà la purusha et à ce que les Pères grecs appelaient la theoria physica.Et quand nous parlons de contemplation infuse, nous faisonsallusion à une forme plus surnaturelle de samadhi que les Pèresgrecs appelaient theologia, théologie mystique ou pure contem-plation au-delà de toute pensée.

En Asie, la contemplation n'a généralement pas été considéréecomme un privilège aristocratique. Au contraire, il était habituel-

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lement courant pour les gens mariés ordinaires de l'lnde de seséparer, l'âge avançant, et de vivre dans la contemplation solitairepour se préparer à la fin de cette vie. Et il est bien connu que l'Asiea été longtemps le foyer le plus prospère de vocations monastiques.De fait, en Asie on peut dire, peut-être non sans raison dans biendes cas, que le monachisme est devenu assez familier pourengendrer le mépris.

On peut remarquer entre parenthèses que les théologiens consi-d è rent généralement les expériences spirituelles des re l i g i o n sorientales comme survenant au plan naturel plutôt que surnaturel.Cependant, ils ont souvent reconnu, avec Jacques Maritain et lePère Garrigou-Lagrange, qu'une contemplation vraiment surnatu-relle et mystique est certainement possible hors de l'Église visible,puisque Dieu est le maître de ses dons et que partout où setrouvent la sincérité et un ardent désir de vérité, il ne privera pasdes dons de sa grâce. En grandissant dans la connaissance etl'appréciation des religions orientales nous en viendrons à réaliserla profondeur et la richesse de leurs diverses formes de contem-plation. Jusqu'à présent, nos jugements ont été trop vagues et tropmal informés, et ils ont principalement porté témoignage de notrepropre ignorance. Cependant, cette assertion ne doit pas êtreproposée comme un encouragement en faveur de l'engouementinsensé et également ignorant pour les cultes orientaux, qui tend àêtre à la mode dans certains cercles aujourd'hui.

Dans la Grèce classique, la contemplation était nettement aristo-cratique et intellectuelle. C'était le privilège d'une minorité philo-sophique pour laquelle c'était une question d'étude et de réflexionplutôt que de prière. Mais l'idée grecque classique de contem-plation, malgré toute sa beauté, est unilatérale et incomplète. Lecontemplatif (theoretikos) est un homme de loisir qui se consacre àl'étude et à la réflexion rationnelle dans la recherche de la purevérité. La vie contemplative est une vie de spéculation intellec-tuelle, et peut-être de débat. C'est la vie de l'Académie, del'Université. Le contemplatif est le philosophe professionnel. Maisdans un tel concept, l’aspect essentiellement religieux de la

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contemplation tend à se perdre. Par ailleurs, ici, le désir « érotique »de la contemplation de la vérité comme « bien supérieur » qui peutdonner à l'homme le « bonheur parfait » tend à devenir trophédoniste et donc à contrarier ses propres fins. Nous avons vu dansles premières pages de cet essai que la recherche hédoniste de lacontemplation est condamnée à la frustration.

La tradition contemplative chrétienne doit beaucoup cependantà la Grèce classique. Les platonistes chrétiens d'Alexandrie (surtoutOrigène et Clément) adoptèrent quelque chose de l'hédonismeintellectuel de Platon et par suite nous avons encore tendance àpenser à la vie contemplative, inconsciemment, comme à une viede loisir, d'esthétisme et de spéculation.

Ces grands praticiens de la contemplation que furent les Pèresdu désert d'Égypte et du Proche-Orient, firent de leur mieux pourdissiper l'illusion. Ils allèrent au désert non pour chercher une purebeauté spirituelle ou une lumière intellectuelle, mais pour voir laface de Dieu. Et ils savaient qu'avant qu'ils puissent voir sa face, ilsauraient à combattre, au contraire, contre son adversaire. Ilsauraient à chasser le démon subtilement logé dans leur moiextérieur. Ils allèrent au désert non pour étudier la vérité spécu-lative mais pour lutter contre le mal pratique : non pour parfaireleur intelligence analytique mais pour purifier leur cœur. Ilsallèrent dans la solitude non pour acquérir quelque chose mais pourse donner car « celui qui veut sauver sa vie doit la perdre et celui quiperdra sa vie à cause du Christ la sauvera ». Par leur renoncementaux passions et à l'attachement, leur crucifixion du moi extérieur,ils ont libéré l'homme intérieur, l'homme nouveau « dans leChrist ».

Le fait que la « contemplation » (theoria) ne soit pas mentionnéedans le Nouveau Testament ne devrait pas nous tromper. Nousverrons bientôt que l'enseignement du Christ est essentiellement« contemplatif » dans un sens beaucoup plus élevé, plus pratiqueet moins ésotérique que celui de Platon.

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Dans la tradition chrétienne, comme nous l'avons déjà observé,la contemplation est simplement l’« expérience » (ou mieux, laconnaissance quasi expérientielle) de Dieu dans une ténèbrelumineuse qui est la perfection de la foi illuminant notre moi leplus profond. C'est la « rencontre » de l'esprit avec Dieu dans unecommunion d'amour et d'intelligence qui est un don de l'EspritSaint et une pénétration dans le mystère du Christ. Le mot« contemplation » suggère une joie prolongée, un état hors dutemps et une sorte de douce passivité. Tous ces éléments sont bienlà, mais ils sentent plutôt la theoria païenne. Ce qui est importantdans la contemplation ce n'est pas la joie, ni le plaisir, ni le bonheur,ni la paix, mais l'expérience transcendante de la réalité et de lavérité dans l'acte d'un amour spirituel suprême et libéré. Ce qui estimportant dans la contemplation ce n'est pas la gratification et lerepos mais la lucidité, la vie, la créativité et la liberté. En fait lacontemplation est l'activité spirituelle la plus haute et la plus essen-tielle de l'homme. Elle est l'affirmation la plus créative etdynamique de sa filiation divine. Elle n'est pas justement l'étreintesomnolente, douce, reposante de « l'être » dans la ténèbre, uncontentement généralisé : elle est une étincelle de l'éclair de ladivinité transperçant la ténèbre du néant et du péché. Non pasquelque chose de général et d'abstrait, mais quelque chose aucontraire d'aussi concret, particulier et « existentiel » que possible.Elle est la confrontation de l'homme avec son Dieu, du fils avec sonPère. Elle est l'éveil du Christ à l'intérieur de nous, l'établissementdu Royaume de Dieu dans notre âme, le triomphe de la vérité et dela divine liberté dans le « je » le plus profond où le Père devient unavec le Fils dans l'Esprit qui est donné au croyant.

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4. La contemplation chrétienne

L'histoire de la chute d'Adam l'excluant du Paradis exprime entermes symboliques que l'homme a été créé contemplatif. La chutehors du Paradis a été une chute hors de l'unité. Les Pères grecsplatonisants ont même enseigné que la division de l'humanité endeux sexes était une conséquence de la chute. Saint Augustin, dansune application plus circonspecte et psychologique du récit, dit quedans la chute d'Adam le moi intérieur et spirituel de l'homme, sonmoi contemplatif, a été dévoyé par Ève, son moi extérieur, matériel,pratique, son moi actif. L'homme est tombé de l'unité de la visioncontemplative dans la multiplicité, la complication et la distractiond'une existence active, terrestre.

Puisqu'il était désormais entièrement dépendant des chosesextérieures et contingentes, il devint un exilé dans un monded'objets, chacun d'eux étant susceptible de le tromper et del'asservir. N'étant plus centré sur Dieu et sur son moi le plusprofond et spirituel, l'homme désormais devait voir et être conscientde lui comme s'il était son propre dieu. Il devait s'étudier lui-mêmecomme une sorte de pseudo-objet dont il était séparé. Et pourcompenser les labeurs et les frustrations de cette séparation, il doitessayer de s'admirer, de s'affirmer et de se gratifier aux dépens desautres, ses semblables. D'où le réseau complexe et douloureux desamours et des haines, des désirs et des peurs, des mensonges et desexcuses où nous sommes tous prisonniers. Dans une tellecondition, l'esprit de l'homme est asservi par un inexorable soucide tout ce qui est extérieur, transitoire, illusoire et insignifiant. Etemporté par sa poursuite d'ombres et de formes étrangères, il nepeut plus voir sa vraie « face » intérieure, ni reconnaître sonidentité dans l'esprit et en Dieu, car cette identité est secrète,invisible et incommunicable. Mais l'homme a perdu le courage etla foi sans lesquels il ne peut être satisfait d'être « invisible ». Il estpitoyablement dépendant de l'auto-observation et de l'auto-affir-mation. C'est-à-dire qu'il est complètement exilé de Dieu et de son

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propre vrai moi, car ni en Dieu ni dans notre moi le plus profond ilne peut y avoir d'auto-affirmation agressive : il n'y a que laprésence évidente de l'amour et de la vérité.

Ainsi l'homme est exilé de Dieu et de son moi le plus profond.Il est tenté de chercher Dieu, et le bonheur, en dehors de lui. Aussisa recherche du bonheur devient-elle, en fait, une fuite de Dieu etde lui-même : une fuite qui l'éloigne de plus en plus du réel. À lafin, il doit demeurer dans « la région de la dissemblance », ayantperdu sa ressemblance intérieure avec Dieu en perdant sa libertéd'entrer dans sa propre maison qui est le temple de Dieu.

Mais l'homme doit revenir au Paradis. Il doit se rétablir,récupérer sa dignité, rassembler ses esprits égarés, revenir à savéritable identité. Il n'y a qu'un chemin par lequel cela puisse sefaire, dit l'Évangile du Christ. Dieu lui-même doit venir, comme lafemme de la parabole cherchant la pièce égarée. Dieu lui-mêmedoit devenir homme afin que dans l'Homme-Dieu l'homme puisseêtre capable de se perdre lui-même en tant qu'homme et se trouveren tant que Dieu. Dieu lui-même doit mourir sur la croix, laissantà l'homme un modèle et une preuve de son amour infini. Etl'homme, communiant avec Dieu dans la mort et la résurrection duChrist, doit mourir d'une mort spirituelle dans laquelle son moiextérieur est détruit et son moi intérieur surgit de la mort par la foiet vit de nouveau « vers Dieu ». Il doit goûter à la vie éternelle quiest « de connaître le Père, le seul vrai Dieu, et Jésus Christ sonenvoyé ».

La vie chrétienne est un retour au Père, Source, fondement detoute existence, par le Fils, Splendeur et Image du Père, dansl'Esprit Saint, Amour du Père et du Fils. Et ce retour n'est possibleque par le détachement et « la mort » dans le moi extérieur, demanière que le moi intérieur, purifié et renouvelé, puisse remplir safonction d'image de la Trinité divine.

Le christianisme est vie et sagesse dans le Christ. C'est un retourau Père dans le Christ. C'est un retour à l'abîme infini de la pure

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réalité dans laquelle notre propre réalité se fonde, et dans laquellenous existons. C'est un retour à la source de toute signification etde toute vérité. C'est un retour aux jaillissements les plus profondsde la vie et de la joie. C'est une redécouverte du paradis au-dedansde notre propre esprit, par l'oubli de soi. Et, en raison de notre unitéavec le Christ, c'est une reconnaissance de nous-mêmes comme filsdu Père. C'est une reconnaissance de nous-mêmes comme d'autresChrists. C'est une conscience de la force et de l'amour qui nous sontcommuniqués par la présence miraculeuse de Celui qui n'a pas denom et qui est caché et que nous appelons l'Esprit Saint.

•••

Le Père est un Esprit Saint, mais il est appelé Père. Le Fils est unEsprit Saint, mais il est appelé Fils. L'Esprit Saint porte un nom quin'est connu que du Père et du Fils. Mais peut-il en être ainsi quandil nous attire à lui, et nous unit au Père par le Fils, qu'il prend surlui, en nous, notre propre nom secret? Est-il possible que son nomineffable devienne le nôtre ? Est-il possible que nous puissions envenir à connaître, pour nous-mêmes, le nom du Saint Esprit quandnous recevons de lui la révélation de notre propre identité en lui ?Je peux poser ces questions, mais ne peux y répondre.

4.1. Contemplation et théologie

La plupart des non-chrétiens et sans doute aussi beaucoup dechrétiens protestants, supposent probablement que l'intense préoc-cupation des premiers Pères de l'Église concernant les détailstechniques du dogme de l'incarnation relevait d'une obstinationa r b i t r a i re et subjective, et que cela avait peu d'importanceobjective. Mais à vrai dire, les complexités de la christologie et dudogme de l'union hypostatique étaient nullement un filet autori-taire imaginé pour s'emparer des esprits et tenir en soumission lavolonté des fidèles, comme le rationalisme l'a facilement déclaré.

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Le théologien et le croyant ordinaire, à l'époque patristique, réali-sèrent l'un et l'autre l'importance d'une formulation théologiquecorrecte du mystère de l'incarnation parce qu'une erreur dogma-tique impliquerait en fait des conséquences pratiques désastreusesdans la vie spirituelle de chaque chrétien particulier.

L'une des raisons principales pour lesquelles saint Athanasedéfendit aussi opiniâtrement la divinité du Christ contre les ariens,qui à un moment furent largement majoritaires, plus nombreuxque les chrétiens orthodoxes, c'était qu'il voyait que si le Christn'était pas Dieu, alors il s'ensuivait que l'espoir chrétien de l'unionà Dieu dans et par le Christ était une illusion. Comme saint Paull'avait déclaré équivalemment, tout dépendait de la foi au Christ entant que vrai Fils de Dieu, Verbe Incarné.

« Car si le Christ n'est pas ressuscité, vide alors est notremessage, vide aussi votre foi. Il se trouve même que nous sommesdes faux témoins de Dieu, puisque nous avons attesté contre Dieuqu'il a ressuscité le Christ » (1Co 15,14-15).

Peut-être n'apparaît-il pas clairement à première vue ce quecette foi en la Résurrection pourrait avoir à faire avec la contem-plation. Mais en fait la Résurrection et l'Ascension du Christ, leNouvel Adam, ont complètement ramené la nature humaine à sacondition spirituelle et rendu possible la divinisation de touthomme venant en ce monde. Cela signifiait qu'en chacun de nousle moi intérieur était désormais capable d'être éveillé et transformépar l'action de l'Esprit Saint, et cet éveil non seulement nouspermettrait de découvrir notre véritable identité « dans le Christ »,mais aussi rendrait présent en nous le Sauveur vivant et ressuscité.D'où l'importance de la divinité du Christ - car c'est en tantqu'Homme-Dieu qu'il est ressuscité des morts, et en tantqu'Homme-Dieu qu'il est capable de vivre et d'agir en nous touspar son Esprit, si bien qu'en lui nous ne sommes pas seulement nosvrais moi personnels mais aussi une seule personne mystique, unseul Christ. Et donc chacun de nous est doté de la liberté créatricedu Fils de Dieu. Chacun de nous, dans un certain sens, est capabled'être complètement transformé à la ressemblance du Christ, pour

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devenir, comme lui, divinement humain, et donc pour partager sonautorité spirituelle et son pouvoir charismatique dans le monde.

Il est significatif que, parmi la minorité de chrétiens quire s t è rent avec Athanase, les contemplatifs Pères du Désertformèrent une solide et inflexible phalange de croyants en ladivinité de la seconde Personne et en l'incarnation du Verbe. Car ilscroyaient, avec tous les Pères orthodoxes ce que saint Athanasedéclarait succinctement dans la formule empruntée à saint Irénée :« Dieu devint homme pour que l'homme puisse devenir Dieu ».

Si le Verbe est sorti des profondeurs du mystère inconnaissabledu Père « que nul homme n'a jamais vu », cela n'a pas étésimplement pour avoir à ses pieds l'humanité découragée. Il vintpour être un homme comme nous et, dans sa propre Personne,pour unir l'homme à Dieu. En conséquence de cette union de Dieuet de l'homme dans l'unique Personne du Christ, il fut possiblepour tout homme d'être uni à Dieu en sa propre personne, commeun vrai fils de Dieu, non par nature mais par adoption.

Si « le Fils de l'Homme est venu chercher et sauver ce qui étaitperdu » cela n'a pas été simplement pour rétablir l'homme dansune position juridique favorable relativement à Dieu : ce fut pourélever, changer et transformer l'homme en Dieu, pour que Dieupuisse se révéler dans l'homme, et que tous les hommes puissentdevenir un seul fils de Dieu en Christ. Les textes du NouveauTestament où ce mystère est exposé sont sans équivoque, etpourtant ils ont été en très grande partie ignorés non seulement parles fidèles mais aussi par les théologiens.

Les Pères grecs et latins ne firent jamais cette erreur ! Pour eux,le mystère de l'union hypostatique, ou l'union des natures divine ethumaine dans l'unique Personne du Verbe, l'Homme-Dieu, JésusChrist, ne fut pas seulement une vérité de l'actualité la plus grande,la plus révolutionnaire et la plus existentielle, mais ce fut la véritécentrale de toute existence et de toute histoire. Ce fut la clé quiseule pouvait ouvrir le sens de tout le reste, et révéler la signifi-

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cation intérieure et spirituelle de l'homme, de ses actions en tantqu'individu et dans la société, de l'histoire, du monde, et de tout lecosmos.

Si dans le Christ la nature humaine assumée, qui est à touségards littéralement et parfaitement humaine, appartient à laPersonne du Verbe de Dieu, alors tout ce qui est humain dans leChrist est par là très effectivement divin. Ses pensées, ses actions,et son existence même sont les œuvres et l'existence d'unePersonne divine. En lui, nous voyons un homme à tous égardsidentique à nous-mêmes en ce qui concerne sa nature, pensant,ressentant et agissant selon notre nature, et pourtant exactement enmême temps vivant à un niveau de conscience et d'être complè-tement transcendant et divin. Car sa conscience et son être sont laconscience et l'être de Dieu lui-même. Bien sûr, le Christ vivant,régnant désormais à la droite du Père dans l'éternité (selon lelangage métaphorique des Écritures) est réellement dans un étatd'existence qui pour nous est au-dessus de toute capacitéd'expression ou d'imagination, et pourtant dans cet état d'existenceil est aussi vraiment et littéralement humain aussi bien que divin,et il n'y a pas de clivage entre ses natures divine et humaine. Et il n'yavait même pas la plus mince fissure entre l'humanité et la divinitédu Christ dans cet autre état d'existence, historique, où il a vécu surcette terre. Bien que les deux natures ne fussent pas confonduesd'une manière ou d'une autre, elles étaient toujours totalement uneen lui, aussi totalement que notre corps et notre âme sont un ennous.

Le tout premier pas vers une compréhension correcte de lathéologie chrétienne de la contemplation est de saisir clairementl'unité de Dieu et de l'homme dans le Christ, ce qui, bien sûr,présuppose l'unité également cruciale de l'homme en lui-même.Car l'âme et le corps ne sont pas divisés l'un contre l'autre commedes principes bon et mauvais ; et notre salut ne consiste pas en unrejet du corps pour libérer l'âme de la prédominance d'un principematériel mauvais. Au contraire, notre corps est autant nous-mêmeque l'âme, et aucun sans l'autre ne peut revendiquer d'exister

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purement de son propre chef, comme un véritable être personnel.C'était la même chose aussi dans le Christ où la vie, l'existence etles actions de son corps étaient tout autant à lui, et tout autantdivines, comme les pensées et les aspirations de son âme. Aussiquand le Christ marchait sur les routes de Galilée, ce n'était pas unhomme illusoire ou même un homme réel agissant comme une« avant-garde » temporaire au service d'un agent divin : l'hommemême qui marchait là était Dieu.

D'où les mots de saint Maxime le Confesseur :

« Le Verbe suressentiel, ayant revêtu au temps de son ineffableconception tout ce qui est dans notre nature, ne posséda riend'humain qui ne fût en même temps divin… La connaissance de ceschoses est indémontrable, étant au-delà de ce que l'on peutcomprendre et perceptible seulement à la foi de ceux qui honorentle mystère du Christ dans la sincérité de leur cœur. »

(Ambigua, Patrologia graeca 91, 1053)

Et encore :

« Le mystère de l'incarnation du Verbe porte en lui tout le sensdes énigmes et des symboles de l'Écriture, toute la signification descréatures visibles et intelligibles. Qui connaît le mystère de la Croixet du Tombeau, connaît la raison (logos) de toutes les choses. Et quiest initié au sens caché de la Résurrection connaît la visée enfonction de laquelle Dieu primitivement a créé toutes choses. »

(Centuriae gnosticae, Patrologia graeca 90, 1108)

Le fait que depuis l'incarnation Dieu et l'homme sont devenusinséparables dans l'unique Personne de Jésus Christ signifie que« l'ordre surnaturel » n'a pas été simplement en quelque sorteimposé de l'extérieur à la nature créée, mais que la nature elle-même, dans l'homme, s'est transformée et surnaturalisée, si bienqu'en chacun de ceux dans lesquels le Christ vit et agit, par l'EspritSaint, il n'y a plus d'autre division entre la nature et la surnature.L'homme qui vit et agit selon la grâce du Christ demeurant en lui,agit dans ce cas comme un autre Christ, comme un fils de Dieu, et

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ainsi il prolonge dans sa propre vie les effets et le miracle de l'incar-nation.

D'où les mots de saint Maxime : « Dieu désire en tout temps sef a i re homme en ceux qui en sont dignes » (Quaestiones adThalassium, Patrologia graeca 90, 321).

Mais pour les Pères grecs, cela signifie clairement que l'on mènesa vie à un niveau plus haut et plus noble qu'à l'ordinaire. Celasignifie une vie purifiée, libérée par l'action de l'Esprit Saint, unevie éclairée par la contemplation surnaturelle. Bien sûr, le Christ apris possession de nos âmes et de nos corps, et nous sommes déjàdivinisés aux racines de notre être par le baptême. Mais cette viedivine reste cachée et en sommeil au-dedans de nous à moins quenous ne la développions plus pleinement par une vie d'ascèse et decharité et, à un niveau plus haut, de contemplation. Nous nerecevons pas seulement passivement en nous la grâce du Christ,mais nous renouvelons activement dans nos propres vies le vide desoi et la transformation de soi par lesquels Dieu est devenuhomme. Tout comme le Verbe s'est « vidé » de sa noblesse divine ettranscendante pour « descendre » au niveau de l'homme, ainsidevons-nous nous vider de ce qui est humain dans le mauvais sensde ce mot - qui signifie en réalité moins que l'humain -, pour quenous devenions Dieu. Cela ne signifie pas le sacrifice ou ladestruction de tout ce qui en réalité appartient à notre naturehumaine telle qu'elle a été assumée par le Christ, mais cela signifiel'amputation complète, radicale, de tout ce qui en nous n'a pas étéassumé par Lui parce que cela ne pouvait pas être divinisé. Etqu'est-ce que cela ? C'est tout ce qui se fixe sur notre passionextérieure et égocentrique, comme l'affirmation de soi, la cupidité,le désir sexuel ; comme l'envie de faire survivre et de perpétuernotre moi illusoire et superficiel, au détriment de notre moiintérieur et vrai. Mais notre homme intérieur est « renouvelé enChrist » pour devenir « l'homme nouveau » comme le dit saintPaul :

« Même si notre homme extérieur s'en va en ruine, notre hommeintérieur se renouvelle de jour en jour… tandis que nous ne

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regardons pas aux choses visibles, mais aux invisibles » (2Co 4, 16-18)

« Dépouillez-vous du vieil homme, avec ses agissements etrevêtez le nouveau, celui qui se renouvelle dans la connaissance selonl'image de Celui qui l'a créé » (Col 3,9-10).

« Que Dieu vous donne… d'être puissamment fortifiés par sonEsprit dans l'homme intérieur, en sorte que le Christ habite en voscœurs par la foi : afin qu'étant enracinés et fondés dans la charité,vous puissiez comprendre avec tous les saints ce qu'est la largeur,la longueur, la hauteur et la profondeur, et connaître la charité duChrist qui surpasse toute connaissance, en sorte que vous soyezremplis jusqu'à toute la plénitude de Dieu » (Eph 3,16-19).

Ces textes nous donnent déjà une description pleine et profondede l'idée de contemplation qui remplit partout le NouveauTestament bien que le terme n'y soit jamais mentionné dans ce sensparticulier. Il s'agit de l'homme intérieur venant à la vie au contactspirituel de Dieu, dans la foi. Ce contact conduit au face à face avecune réalité qui est avant tout « invisible », et pourtant paradoxa-lement cette « vision » de l'invisible provoque à un renouveau devie toujours plus profond qui est « selon la connaissance », c'est-à-dire selon une authentique expérience du Christ, causée par notreressemblance, ou « filiation », par le don de l'Esprit divin qui fait« habiter le Christ dans nos cœurs » ou dans notre moi le plusprofond. La conséquence de cette inhabitation du Christ et del'Esprit Saint est la plénitude débordante de vie nouvelle, decharité, amour divin, et d'une compréhension spirituelle dumystère de la vie de Dieu au-dedans de nous dans toutes sesdimensions, à travers l'expérience de l'amour du Christ pour nous« qui dépasse tout entendement ».

Plus loin nous reviendrons à ces idées fondamentales sur lacontemplation chrétienne en tant que contact expérientiel avecDieu, dans et par le Christ, au-delà de toute connaissance, dansl'obscurité du mystère de la charité divine, dans « l'inconnais-sance ». Pour le moment il suffit de dire catégoriquement que cette

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contemplation est une participation profonde à la vie du Christ, unpartage spirituel de l'union de Dieu et de l'homme, qui est l'unionhypostatique. C'est tout le sens de la doctrine de la filiation divine,de notre être de fils de Dieu dans le Christ, et pourvu de l'Esprit duChrist.

« En effet, tous ceux qu'anime l'Esprit de Dieu sont fils de Dieu.Aussi bien n'avez-vous pas reçu un esprit d'esclaves pour retomberdans la crainte, mais vous avez reçu un esprit de fils adoptifs quinous fait nous écrier : Abba ! Père ! Car l'Esprit en personne se jointà notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu »(Rm 8,14-16).

Ce « témoignage » de l'Esprit à notre moi le plus profond (notrepropre esprit) est dans un sens très large ce qu'en contexte chrétiennous appelons « contemplation ».

4.2. La contemplation dans les Évangiles

Examinons brièvement et succinctement quelques textes del'Évangile parmi les plus importants qui se rattachent à notre sujet.

Tout d'abord Jésus a déclaré sans équivoque que Lui et le Pèreétaient un, et qu'Il était le Fils de Dieu dans le sens le plus strict etle plus littéral du mot. Pour cela il fut mis à mort.

« Moi et le Père nous sommes un… Je suis le Fils de Dieu… Si jene fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas. Mais si je lesfais, quand bien même vous ne me croiriez pas, croyez en cesœuvres : afin que vous sachiez et croyiez que le Père est en moi etque je suis dans le Père » (Jn 10,30.36-38).

« Je suis la lumière du monde : qui me suis ne marchera pasdans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie… Je ne suis passeul, mais il y a moi et le Père qui m'a envoyé… Vous êtes de ce

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monde; moi je ne suis pas de ce monde… Je suis le Principe, moiqui vous parle… Celui qui m'a envoyé est véridique et je dis aumonde ce que j'ai entendu de lui… Je ne fais rien de moi-même,mais je dis ce que le Père m'a enseigné. Et Celui qui m'a envoyé estavec moi ; il ne m'a pas laissé seul ; car je fais toujours ce qui luiplaît… C'est de Dieu que je suis sorti et que je suis venu; car je nesuis pas venu de moi-même, mais lui m'a envoyé… Si quelqu'ungarde ma parole, il ne verra jamais la mort… Si je me glorifie moi-même, ma gloire n'est rien. C'est mon Père qui me glorifie, lui dontvous dites : « Il est notre Dieu ». Et vous ne l'avez pas connu, maismoi je le connais… Je le connais et je garde sa parole. Abraham,votre père, exulta à la pensée qu'il verrait mon jour. Il l'a vu et futdans la joie… En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abrahamexistât, Je suis » (Jn 8).

« Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connaispas?… Qui m'a vu a vu le Père… Je suis le chemin, la vérité et lavie. Nul ne vient au Père que par moi… Ne crois-tu pas que je suisdans le Père et que le Père est en moi? Les paroles que je vous dis,je ne les dis pas de moi-même. Mais le Père demeurant en moi faitses œuvres. » (Jn 14).

Ces textes sont assez clairs. Et la manière dont ils ont été inter-prétés par vingt siècles de tradition chrétienne ne fait aucun doute.La contemplation chrétienne se base sur la foi en ce mystère. Si leChrist est venu dans le monde comme le Fils de Dieu, et si le Pèreétait présent en lui, si le Christ a quitté le monde et est allé vers lePère, comment le « voyons-nous », ou remédions-nous à l'écart quireste entre nous et l'éloignement transcendantal de son mystère auCiel ? La réponse est que le Verbe, dans le Père, ne s'est passeulement retiré transcendantalement à une infinie distance au-dessus de nous, mais qu'aussi et en même temps il est immanentdans notre monde, avant tout par nature en tant que Créateur dumonde, mais aussi dans une présence spéciale dynamique etmystique du Sauveur, Rédempteur et Amoureux du monde. Laquestion est alors de savoir comment nous entrons en contact aveccette présence spéciale du Seigneur dans son cosmos et dans noscœurs. Si, en termes johanniques, nous devons devenir fils de Dieuet, pour devenir fils de Dieu, nous devons recevoir le Christ, alors

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comment recevons-nous le Christ ? La réponse est par la foi : et celane signifie pas seulement par un assentiment intellectuel àcertaines propositions dogmatiques faisant autorité, mais plusencore par l’engagement de tout notre moi et de toute notre vie envers laréalité de la présence du Christ dans le monde. Cet acte de totalabandon n'est pas simplement un fantastique jeu intellectuel etmystique, c'est quelque chose de beaucoup plus sérieux : c'est unacte d'amour envers une Personne invisible qui, dans le don mêmede l'amour par lequel nous nous abandonnons à sa réalité, la rendégalement présente à nous. L'union de notre intelligence, de notreesprit et de notre vie avec le Verbe présent au-dedans de nouss'effectue par l'Esprit Saint.

Tout ceci est clair dans le discours du Christ à la dernière Cène,son testament spirituel. D'abord, une distinction est faite entre laprésence physique du Seigneur avec laquelle les disciples étaientdevenus familiers durant la période où il vivait parmi eux sur laterre, et la nouvelle présence invisible plus intime qui serait lasienne quand il serait mort sur la Croix, ressuscité des morts et qu'ilaurait établi son Royaume.

« Cependant je vous dis la vérité : c'est votre intérêt que je parte ;car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais si jepars, je vous l'enverrai… Quand il viendra, lui, l'Esprit de vérité, ilvous introduira dans la vérité tout entière… Lui me glorifiera, carc'est de mon bien qu'il recevra et il vous le dévoilera »(Jn 16,7.13.14).

Ces mots doivent être complétés par une explication tirée de lapremière épître de saint Jean ; en même temps, nous devons nousrappeler ce qui a été dit plus haut par saint Paul au sujet de l'EspritSaint rendant le Christ présent à l'âme chrétienne. Saint Jean dit :

« Vous avez reçu l'onction venant du Saint, et tous vouspossédez la science… Que l'onction que vous avez reçue de luidemeure en vous. Et vous n'avez pas besoin qu'on vous enseigne ;mais puisque son onction vous instruit de tout, qu'elle est

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véridique, non mensongère, comme elle vous a instruits, demeurezen lui » (1Jn 2,20-27).

Il est donc évident que l'Esprit Saint nous est donné comme unréel et authentique don de Dieu : Donum Dei altissimi. Il estvraiment, comme le dit saint Thomas, notre bien, ce qui veut direqu'il devient comme s’il était notre propre esprit, parlant au-dedans de nous-même. C'est lui qui devient, pour ainsi dire, notremoi spirituel et divin, et en raison de sa présence et de ses inspira-tions nous sommes et nous agissons comme d'autres Christs. Parlui et à travers lui nous sommes transformés en Christ. Il est claird'après l'Évangile et les Épîtres du Nouveau Testament que l'EspritSaint est vraiment censé nous être donné comme un principepersonnel d'amour et d'activité d'ordre surnaturel, nous trans-formant en Christ. La vie de contemplation n'est donc passimplement une vie de technique et de discipline humaines, c'est lavie de l'Esprit Saint au plus profond de nos âmes. Tout le devoir ducontemplatif est de renoncer à ce qui est bas et dérisoire dans sapropre vie, et de faire tout ce qu'il peut pour se conformer auxincitations secrètes et obscures de l'Esprit de Dieu. Ceci, bien sûr,exige une constante discipline d'humilité, d'obéissance, de défiancede soi, de prudence, et surtout de foi.

Saint Paul voulait ardemment que tous ses convertis deCorinthe reçoivent l'Esprit Saint et soient guidés par lui. Il leur diten des termes on ne peut plus clairs :

« Nous parlons d'une sagesse de Dieu, mystérieuse, demeuréecachée, que, dès avant le monde, Dieu a destinée pour notregloire… C'est à nous que Dieu a révélé (ces choses cachées) par sonEsprit ; l'Esprit en effet sonde tout, jusqu'aux profondeurs de Dieu.Qui donc entre les hommes sait ce qui concerne l'homme, sinonl'esprit de l'homme qui est en lui? De même nul ne connaît ce quiconcerne Dieu, sinon l'Esprit de Dieu. Or, nous n'avons pas reçu,nous, l'esprit de ce monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, pourconnaître les dons gracieux que Dieu nous a faits » (1Co 2,7.10-12).

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Voilà une importante attestation de l'idée néo-testamentaire dece que nous appelons contemplation de Dieu. Tout comme unhomme se connaît par le témoignage de son propre moi le plusprofond, son propre esprit, ainsi Dieu se révèle dans l'amour deson Esprit. Et cet Esprit de Dieu, habitant en nous, donné à nous,pour être ainsi dire notre propre esprit, nous permet de connaîtreet d'expérimenter, d'une manière mystérieuse, la réalité et laprésence de la divine miséricorde en nous-mêmes. Ainsi l'EspritSaint est-il intimement uni à notre propre moi le plus profond, et saprésence en nous fait de notre « je » le « je » du Christ et de Dieu.

Voilà l'Esprit Saint que le Christ en personne a promis à sesdisciples et à nous lors de la Dernière Cène. Trop souvent ces textessont pris seulement dans un sens impersonnel, général : l'EspritSaint a été donné aux apôtres, et de là à l'Église. Cela signifie quel'Esprit Saint protège l'Église - et surtout les successeurs desapôtres - de l'erreur dogmatique et morale. C'est vrai. Mais il estaussi beaucoup plus important de réaliser que l'Esprit Saint estdonné à chaque membre de l'Église pour le guider dans la vérité etle conduire à sa destination surnaturelle, et lui ouvrir les yeux aumystère de la présence et de l'action de Dieu dans sa propre vie.

Dans le discours de la Dernière Cène, le Sauveur qui allaitmourir sur la Croix est revenu avec insistance sur le thème de laséparation d'avec ses disciples dans sa présence physique etmatérielle, afin de vivre en eux mystiquement et spirituellementpar son Esprit Saint. Mais cela ne doit pas être compris comme unepure substitution métaphorique de la réalité. Le Christ ne devaitpas être présent dans ses membres seulement comme un souvenir,comme un modèle, comme un bon exemple. Ni seulement lesguider et les contrôler de loin, par l'intermédiaire des anges. Il estvrai que la nature divine transcende infiniment tout ce qui estnaturel, mais dans le Christ l'écart entre Dieu et l'homme a étéfranchi par la présence invisible de l'Esprit Saint. Le Christ estréellement présent en nous, plus présent que s'il se tenait devantnous visible à nos yeux corporels. Car nous sommes devenus« d'autres Christs ».

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En raison de cette présence cachée de l'Esprit dans notre propremoi le plus profond, nous n'avons besoin que de nous délivrer dela préoccupation de notre moi extérieur, égocentrique et illusoire,afin de trouver Dieu au-dedans de nous. Et le Seigneur a dit expli-citement que cette découverte, don sublime de sa grâce, impliquenormalement une forme d'expérience spirituelle.

4.3. Le sacré et le séculier

Ici nous devons nous arrêter un peu pour considérer la diffé-rence entre une vision sacrée et une vision séculière de la vie.L ' e x p ression « le monde » est peut-être trop vague. Elle nes'applique pas seulement à « ce qui est tout autour de nous » ou àl'univers créé. L'univers n'est pas mauvais mais bon. Le « monde »dans le mauvais sens ne signifie certainement pas le cosmos, bienque dans certains écrits néoplatonistes il tende à suggérer cettesignification. C'est dû aux influences platonistes et gnostiques quise sont glissées dans le christianisme et ont persuadé les hommesque l'univers fonctionnait grâce à des anges plus ou moins déchus(les « puissances de l'air »). Notre adjectif séculier vient du latin« saeculum » qui signifie à la fois « monde » et « siècle ». Lesæculum est ce qui est temporel, ce qui change, tourne et revientencore à son point de départ. L'étymologie du mot est incertaine.Peut-être est-elle apparentée au grec kuklon, ou roue, d'où noustenons « cycle ». Aussi originairement, ce qui est « séculier » est cequi circule en des cycles interminablement répétés. C'est ce que faitla « société du monde ». Ses horizons sont ceux d'une similitudetoujours répétée.

« Un âge va et un autre vient : mais la terre tient toujours. Lesoleil aussi se lève et se couche et retourne vers son lieu : et là, selevant encore il fait son tour par le sud et retourne encore vers lenord : l'esprit avance en examinant tout alentour et retourne à sescircuits… Qu'est-ce qui fut ? La même chose qui sera. Qu'est-ce qui

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s'est fait ? La même chose qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sousle soleil… Vanité des vanités, et tout est vanité » (Qo 1).

Donc toute notre existence en cette vie est sujette au changementet à la répétition. Cela seul ne la rend pas séculière. Mais la viedevient sécularisée quand elle s'engage complètement dans les« cycles » de ce qui paraît nouveau mais, qui est en fait une fois deplus la même chose. La vie séculière est une vie de vains espoirs,emprisonnée dans l'illusion de la nouveauté et du changement,une illusion qui nous ramène constamment au même vieux point,la contemplation de notre propre néant. La vie séculière est une viefrénétiquement consacrée à échapper, par la nouveauté et lavariété, à la peur de la mort. Mais plus nous caressons des espoirsséculiers, plus ils nous déçoivent. Et plus ils nous déçoivent, plusnous revenons désespérément à la charge, et forgeons de nouveauxespoirs, plus extravagants que les précédents. Ceux-là aussi nousfont faux bond. Et nous revenons à cette insupportable condition àlaquelle nous avons vainement essayé d'échapper. D'où les mots dePascal :

« Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un pleinrepos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans appli-cation. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sadépendance, son impuissance, son vide » (Pensées, 131).

La société « séculière » est engagée de par sa nature dans ce quePascal appelle le « d i v e r t i s s e m e n t », c'est-à-dire dans lemouvement qui, avant tout, a la fonction anesthésique de calmernotre angoisse. Toute la société, sans exception, tend à être àcertains égards «séculière ». Mais une société vraiment séculière estcelle qui ne peut se contenter d'innocentes fuites d'elle-même. Deplus en plus elle tend, avec une insatiable dépendance, à nécessiteret exiger satisfaction dans des re c h e rches qui sont injustes,mauvaises, ou même criminelles. D'où la croissance des affaireséconomiquement inutiles qui existent pour le profit et non pourune production réelle, qui crée des besoins artificiels auxquels ellesrépondent ensuite avec des produits bon marché et rapidementépuisés. D'où les guerres qui surviennent quand les producteurs se

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font concurrence pour les marchés et les sources de matièrespremières. D'où le nihilisme, le désespoir et l'anarchie destructricequi font suite à la guerre, et puis la ruée aveugle dans le totalita-risme comme une fuite du désespoir. Notre monde est maintenantparvenu au point où, pour le plaisir du divertissement, il est prêt àexploser. L'âge atomique est le plus haut point que le sécularismeait jamais atteint. Et cela nous rappelle, bien sûr, que la vraie racinedu sécularisme est l'absence de Dieu.

Le séculier et le sacré reflètent deux sortes de dépendance. Lemonde séculier se fie aux choses dont il a besoin pour se divertir etfuir son propre néant. Il compte sur la création et la multiplicationde besoins artificiels, qu'il prétend ensuite « satisfaire ».

En conséquence le monde séculier est un monde qui prétendexalter la liberté de l'homme, mais dans lequel l'homme est en faitasservi par les choses sur lesquelles il compte. Dans une tellesociété l'homme lui-même est aliéné et devient une « chose » plutôtqu'une personne, parce qu'il est soumis à la règle de ce qui estinférieur à lui et extérieur à lui. Il est soumis à ses besoins toujoursen augmentation, à son agitation, à son insatisfaction, à son anxiétéet à sa peur, mais par-dessus tout à la culpabilité qui lui reprochel'infidélité à sa propre vérité intérieure. Pour fuir cette culpabilité,il s'enfonce davantage dans la fausseté.

Dans la société sacrée par contre, l'homme n'admet aucunedépendance à l'égard de quelque chose d'inférieur à lui, ou même« d'extérieur » à lui dans un sens spatial. Son seul maître est Dieu.Il n'y a que lorsque Dieu est notre maître que nous pouvons êtrelibres, car Dieu est à l'intérieur de nous aussi bien qu'au-dessus denous. Il nous mène en nous libérant de nous, et en nous élevant àl'union avec lui de l'intérieur. Et en agissant ainsi il nous libère denotre dépendance à l'égard des choses extérieures. Nous en usonset nous les dominons, en sorte qu'elles existent pour nous et nonnous pour elles. Il n'y a pas de société purement sacrée sauf au ciel.

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Mais la cité de Dieu au ciel se reflète sur la terre dans la sociétéde ceux qui sont unis non « par un intérêt éclairé pour soi » maispar l'amour oblatif et chrétien, par la miséricorde et la compassion,par la pitié désintéressée et divine. Ils se libèrent de l'esclavage du« divertissement » en renonçant à leurs propres plaisirs et satis-faction immédiate pour servir au soulagement des besoins desautres, et pour les aider à leur tour à devenir libres et à chercherleur propre vérité intérieure, et ainsi à accomplir leur destinée surla terre.

J'ai dit que même la plus sacrée des sociétés terrestres tend àavoir quelque chose du caractère séculier. C'est inévitable dès quenous avons une société visible de personnes dans l'actuellecondition déchue de la nature humaine. Les expressions visibles etsymboliques du divin tendent à devenir opaques, dans l'utilisationconstante qu'en font les hommes, de sorte que nous nous arrêtonsà elles et n'allons plus par elles à Dieu. D'où la Sainte Communion,par exemple, tend à devenir une routine et une activité « sécula-risée » quand elle est recherchée non pas tant comme un contactmystique avec le Verbe de Dieu incarné et avec tous les membresde son Corps mystique, mais plutôt comme un moyen d'obtenirune approbation sociale et d'apaiser les sentiments d'anxiété. Decette façon même les réalités les plus sacrées peuvent être avilies et,sans perdre totalement leur caractère sacré, entrer dans la ronde du« divertissement » séculier.

L'attitude véritablement sacrée envers la vie n'a rien à voir avecla fuite de la sensation de néant qui nous assaille quand noussommes laissés seuls avec nous-mêmes. Au contraire, elle pénètredans cette ténèbre et ce néant, en réalisant que la miséricorde deDieu a transformé notre néant en son temple, et en croyant quedans notre ténèbre sa lumière s'est cachée. Il s'ensuit que l'attitudesacrée est celle qui ne recule pas devant notre propre vide intérieur,mais elle y pénètre plutôt avec crainte et respect, et avec laconscience du mystère.

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C'est une découverte très importante dans la vie intérieure. Carle moi extérieur craint et recule devant ce qui est au-delà et au-dessus de lui. Il redoute ce qui paraît être le vide et la ténèbre dumoi intérieur. Toute la tragédie du « divertissement » est préci-sément que c'est une fuite de tout ce qui est le plus réel, immédiatet authentique en nous-mêmes. C'est une fuite de la vie et del'expérience - une tentative pour mettre les objets comme un voileentre l'esprit et l'expérience qu'il a de lui-même. C'est donc unequestion de grand courage et d'énergie spirituelle que de sedétourner du divertissement et de se préparer à rencontrer, face àface, cette expérience immédiate de la vie qui est intolérable àl'homme extérieur. Ce n'est possible que lorsque par un don deDieu (saint Thomas dirait que c'est le don de la crainte, un effroisacré) nous sommes capables de voir notre moi intérieur noncomme un creux, mais comme une infinie profondeur, non commeun vide mais comme une plénitude. Ce changement de perspectiveest impossible tant que nous avons peur de notre néant, tant quenous avons peur de la crainte, peur de la pauvreté, peur de l'ennui,tant que nous nous fuyons.

Ce dont nous avons besoin, c'est du don de Dieu qui nous rendcapables de trouver en nous non seulement nous-mêmes mais Lui,et alors notre néant devient son tout. Cela n'est pas possible sans lalibération effectuée par la componction et l'humilité. Cela n'exigepas de talent, même pas de la simple perspicacité, mais de latristesse, s'épanchant en amour et vérité.

L'attitude sacrée est essentiellement contemplative, et l'attitudeséculière essentiellement active. Cela ne veut pas dire qu'il nepuisse y avoir une activité qui soit sacrée, (basée sur l'amour).Cependant même une telle activité n'est sacrée que dans la mesureoù elle tend à la contemplation.

L’homme qui a une vision purement séculière de la vie se haitintérieurement, alors qu'il paraît s'aimer. Il se hait en ce sens qu'ilne peut risquer d'être « avec » ou « par » lui-même. Et parce qu'ilse hait, il tend aussi à haïr Dieu, parce qu'il ne peut supporter la

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solitude intérieure qui doit être endurée et acceptée, avant que l'onpuisse trouver Dieu. Sa révolte contre sa pro p re solitude etp a u v reté tourne à l'orgueil. L'orgueil est la fixation du moiextérieur sur lui-même et le rejet de tous les autres éléments du moidont il est incapable d'assumer la responsabilité. Cela comprend lerejet du moi le plus profond, avec son vide apparent, son flou, etson caractère général semblable à de l'obscur et de l'inconnu.L'orgueil est alors une réalisation de soi mensongère et fuyante qui,en fait, n'est pas du tout une réalisation, mais seulement la fabri-cation d'une image illusoire. L'effort qui doit alors être fourni, dansla protection et la justification de cette illusion, donne uneapparence de force. Mais en réalité cette fixation sur ce qui n'existepas ne fait qu'épuiser et démolir notre être.

Il y a une connexion subtile mais inéluctable entre l'attitude« sacrée » et l'acceptation de son « moi » le plus profond. Lemouvement de reconnaissance qui accepte notre pro p re moiobscur et inconnu produit la sensation d'une présence« numineuse » à l'intérieur de nous. Cet effroi sacré n'est pas unesimple illusion magique, mais l'expression réelle d'une libérationd'énergie spirituelle, témoignant de notre propre rencontre etréconciliation avec ce qui est le plus profond en nous et, à traversle moi intérieur, avec la puissance transcendante et invisible deDieu. Ceci implique l'humilité, ou la pleine acceptation de tout ceque nous avons eu tendance à rejeter et à ignorer en nous. Le moiintérieur est « purifié » par la reconnaissance du péché, non pasprécisément parce que le moi intérieur est le siège du péché, maisparce que notre état de péché et notre intériorité ont tous les deuxtendance à être rejetés dans un seul et même mouvement par lemoi extérieur, et relégués dans la même obscurité, si bien quelorsque le moi intérieur est ramené à la lumière, le péché apparaîtet est liquidé par le fait d'assumer la responsabilité, ainsi que par latristesse.

Donc l'homme à la vision « sacrée » est celui qui n'a pas besoinde se haïr, et qui n'a jamais peur ni honte de rester avec sa propresolitude, car il y est en paix, et par elle il peut s'approcher de la

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présence de Dieu. Plus encore, il est capable de sortir de sa propresolitude pour trouver Dieu dans les autres hommes. C'est-à-direque dans ses relations avec les autres il n'a pas besoin de lesidentifier avec leurs péchés et de les condamner pour leurs actions :car il est capable, en eux aussi, de voir au-dessous de la surface etde deviner la présence du moi intérieur et innocent qui est l'imagede Dieu. Un tel homme est capable d'aider les autres hommes àtrouver Dieu en eux, en les éduquant dans la confiance par lerespect qu'il est capable de ressentir à leur égard. Il est alorscapable d'apaiser certaines de leurs craintes et de les aider à sesupporter, jusqu'à ce qu'ils deviennent intérieurement tranquilleset apprennent à voir Dieu dans les profondeurs de leur proprepauvreté.

Le problème de base et le plus fondamental de la vie spirituelleest l'acceptation de notre moi caché et obscur, avec lequel nousavons tendance à identifier tout le mal qui est en nous. Nousdevons appre n d re par le discernement à séparer le mauvaisdéveloppement de nos actions du bon fond de notre âme. Et nousdevons préparer ce fond de manière qu'une nouvelle vie puisse ygrandir en nous, au-delà de notre savoir et au-delà de notrecontrôle conscient. L'attitude sacrée est alors une attitude derévérence, de crainte, et de silence devant le mystère qui commenceà prendre place en nous quand nous devenons conscients de notremoi le plus profond. Dans le silence, l'espérance, l'attente, etl'inconnaissance, l'homme de foi s'abandonne à la volonté divine,non comme à une puissance arbitraire et magique dont les décretsdoivent être déchiffrés d'après des codes secrets, mais comme àl'écoulement de la réalité et de la vie même. L'attitude sacrée estdonc une attitude de respect profond et fondamental du réel quelleque soit la forme nouvelle dans laquelle il se présente. L'attitudeséculière est une attitude de grossière irrévérence envers la réalitésur laquelle l'esprit du monde ne cherche qu'à imposer ses propresmodèles rudimentaires. L'homme séculier est l'esclave de sesp ro p res préjugés, de ses idées préconçues, et de ses limites.L'homme de foi est idéalement libre de préjugé et malléable danssa réponse non inhibée à chaque nouveau mouvement de l'écou-lement de la vie. Je dis « idéalement » pour mettre à part ceux dont

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la foi n'est pas pure mais est aussi une autre forme de préjugérégnant dans l'homme extérieur - une opinion préconçue plutôtqu'une réponse vivante au logos de chaque nouvelle situation. Caril existe une sorte de foi religieuse « dure » et rigide qui n'est pasréellement vivante ou spirituelle mais réside entièrement dans lemoi extérieur et est le produit des conventions et des préjugéssystématiques. En parlant de l'obéissance et de la docilité del'homme de foi, le Christ a montré clairement que cette union avecla volonté de Dieu dans l'action est le pas nécessaire vers laconscience contemplative de Dieu :

« Si vous m'aimez… je prierai le Père et il vous donnera un autreParaclet… Celui qui m'aime sera aimé de mon Père ; et je l'aimeraiet je me manifesterai à lui… » (Jn 14,15-16.21).

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Indications bibliographiques

Le nouvel Homme, Paris, Éditions du Seuil [Points sagesse], 1995.

Nul n’est une île, Paris, Éditions du Seuil [Points sagesse], 1993.

Semences de contemplation, Éditions du seuil [Livre de vie], 1997.

La nuit privée d’étoiles, Paris, Albin Michel, 1994.

Les voies de la vraie prière, Paris, Cerf [Foi vivante], 1997.

Mystique et Zen - journal d’Asie, Paris, Albin Michel, 1995.

Direction spirituelle et méditation, Paris, Albin Michel, 1962.

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Michel Rondet, s.j.Théologien, Centre de la Baume-lès-Aix.

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Les récits d’expériences religieuses sont multiples autour denous. Émouvants dans leur sincérité, étonnants dans leur diversité,ils témoignent d’une soif spirituelle qui n’hésite pas à puiser à dessources d’inspiration qu’on aurait pu croire étrangères les unes auxautres. Il en résulte de curieuses rencontres, dont on ne sait pastoujours si elles se révéleront durables et fécondes. Le langage,emprunté aux traditions les plus diverses, peut aussi entretenir desconfusions et laisser croire que, finalement, tout est équivalent. Ilest vrai que l’on retrouve des constantes dans l’expérience spiri-tuelle et qu’à partir d’un certain niveau de pro f o n d e u r, lesmystiques se reconnaissent. Les références religieuses différenteslaissent alors apparaître des parentés profondes dans l’expérienceque les hommes peuvent faire de la rencontre du divin. Frères, lesmystiques ne sont cependant pas interchangeables et révèlent vitela diversité des chemins qui les conduisent à l’indicible. Chacund’eux se reconnaîtra dans une voie qu’il proposera à ses disciples.

On peut sans difficultés discerner en contexte chrétien des voiesspirituelles différentes, illustrées par des personnalités charisma-tiques et incarnées dans des traditions qui ont chacune leur physio-nomie particulière. Est-il possible au-delà de discerner des traitsqui seraient caractéristiques de l’expérience chrétienne ? Non pasdes éléments dogmatiques propres à la Révélation chrétienne, maisdes attitudes commandées par tel ou tel de ces éléments et quipermettraient de re c o n n a î t re une expérience spirituelle pourauthentiquement chrétienne. C’est ce que nous voudrions essayer

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de faire en nous basant sur la relecture que des chrétiens peuventfaire aujourd’hui de ce qu’ils vivent.

Plus ils approfondissent leur recherche, plus c’est le profanequi leur apparaît comme le lieu privilégié du sacré. Ce n’est pasévident et il leur a fallu un certain temps pour le découvrir. Lespirituel se présente volontiers comme un ailleurs auquel il fauts’ouvrir en se détachant de ce qui fait la vie quotidienne. Dansl’aventure intérieure, il y a toujours une part de rupture avec labanalité, la médiocrité, des désirs mesquins, des souhaits égoïstes,mais, cette rupture accomplie, un mystique chrétien découvriravite que c’est la vie, dans sa quotidienneté même, qui est le lieuprivilégié de la rencontre de Dieu. La fidélité à l’Incarnation leconduira à Nazareth, à contempler la sainteté de Dieu dans lestravaux et les jours de Jésus artisan de village. Le temple saint deDieu ce ne sera pas d’abord la synagogue où chaque semaine laparole de Dieu est proclamée, mais l’atelier, la maison, la rue, où leVerbe de Dieu grandit en âge et en sagesse devant Dieu et devantles hommes. Saint Vincent de Paul l’a exprimé de façon définitivelorsqu’il a invité les Filles de la Charité à vivre leur contemplationdans le monde : « Votre monastère est la maison des malades etcelle où réside votre supérieure ; votre cellule est votre chambre delouage. En cela, vous êtes plus semblables à Notre Seigneur. Pourchapelle, l’église paroissiale, où vous devez toujours assister audivin sacrifice et donner un bon exemple, y être toujours à édifi-cation au peuple, ne quittant pas pourtant le service nécessaire desmalades. Pour clôture, l’obéissance… Pour grille, la crainte deDieu. Pour voile, la sainte modestie »1. Et Maître Eckhart, qu’onn’accusera pas de sous-estimer la contemplation, n’hésite pas àproposer, comme disciple accomplie du Christ, Marthe qui saitrejoindre son Maître dans le service2.

Autre lieu de vérification de l’expérience, ce que la tradition aappelé : le sacrement du frère. Le chapitre 25 de l’Évangile de St.Matthieu versets 31 à 46 est peut-être le texte le plus spécifi-

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1. Saint Vincent de Paul, Conférence du 24 août 1659.2. Maître Eckhart, Sermon 86 dans « Le château de l’âme », Paris, D.D.B., 1995

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quement chrétien de toute la tradition évangélique. Évoquant entermes apocalyptiques le jugement ultime de l’humanité, il nementionne comme critères de salut que des attitudes se référant aufrère : « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petitsde mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (v 40). Les gestessauveurs ne sont pas, comme on pourrait s’y attendre, des gestesreligieux, mais des gestes pro f a n e s ; vêtir, nourrir, soulager,visiter… accomplis en faveur du plus petit d’entre les frères. Et cen’est pas là une exhortation morale particulièrement vigoureuse,c’est l’expression ultime de l’union à Dieu, « c’est à moi que vousl’avez fait » ! C’est donc finalement un texte mystique et les saintsne s’y sont pas trompés qui ont toujours vérifié leur plus hautecontemplation en référence à cette attitude. Saint Jean n’a pashésité à écrire aux fidèles de sa communauté : « celui qui n’aimepas son frère qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas »(1Jn 5,20). Saint Jean de la Croix ira encore plus loin : « Celui quin’aime pas le prochain a de la haine pour Dieu »3. L’amour du frèrea toujours été, dans la tradition chrétienne, le signe et le sacrementd’un authentique amour de Dieu, toutes les autres manifestationsrestant susceptibles d’illusion.

Il est une attitude que Jésus semble avoir voulu graver avecprédilection dans le cœur de ses disciples, c’est l’amour de ladernière place. Le Père de Foucauld pouvait écrire « vous aveztoujours tellement aimé la dernière place, que jamais personne n’apu vous la ravir ». En lavant les pieds de ses disciples, Jésus a voululeur laisser un testament de son attitude constante à l’égard detous : « le Fils de l’Homme est venu pour servir et donner sa vie… »Ce rappel n’est pas inutile au cœur même de l’expérience spiri-tuelle, car c’est peut-être là que le risque est le plus grand de voirl’esprit céder à la tentation de l’orgueil dans l’accueil même desdons reçus. Les mystiques n’ont pas de mots assez forts pourdémasquer toute trace de suffisance spirituelle et faire alors del’humilité et de l’obéissance qui l’accompagne la pierre de touched’une authentique expérience de Dieu. Saint Jean de la Croix, échofidèle de toute la tradition et témoin d’exceptionnelles grâces

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3. Saint Jean de la Croix, Paroles de lumière et d’amour 177.

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d’union, écrit dans la Montée du Carmel : « toutes les visions etrévélations, tous les sentiments célestes, avec tout ce qui se peutimaginer en ce genre, ne valent pas le moindre acte d’humilité », etailleurs : « Quand les faveurs spirituelles sont de Dieu, ellescommencent par anéantir l’âme dans une profonde humilitéintérieure »4. La kénose du Christ n’est pas seulement une attitudeconjoncturelle, liée à l’Incarnation, elle est révélation de l’êtremême du Dieu de l’Alliance. La rencontre de Dieu ne peut donc sevivre que dans ce climat d’abaissement et d’humilité.

L’expérience est celle d’une rencontre profonde, heureuse etcependant jamais pleinement accomplie. Il reste toujours unedistance qui ne signifie pas impossibilité, car l’amour de Dieutriomphe de tout, de notre finitude comme de notre péché, maisattente, espérance. L’expérience, si profondément communionnellequ’elle soit, se vit dans la foi, « c’est de nuit », comme le rappelleencore saint Jean de la Croix. C’est dire que toute vie chrétienne seheurte à l’absence de Dieu. « Une absence ardente », comme écritle Père Thaddée Matura5. Il s’agit bien, en effet, d’un « pas encore »qui peut être douloureux, mais reste appuyé sur un « déjà là »donné dans la foi à la Parole reçue. Tout itinéraire spirituel quin’éprouverait pas cette « ardente absence » reste suspect. Il risquede confondre émotion et foi, subjectivité religieuse et rencontremystique. Le témoignage donné par sainte Thérèse de l’EnfantJésus dans ses « Derniers Entretiens » reste de ce point de vue trèséclairant : elle n’a jamais été plus proche de Dieu qu’en ces instantsoù elle a souffert de son absence. Toute expérience chrétienneconnaît, à sa mesure, quelque chose de l’abandon du Christ sur laCroix. L’entrée dans l’amour trinitaire se fait à ce prix de purifi-cation.

Une dernière note de l’expérience chrétienne pourrait être sacapacité à accueillir la diversité. D’autres démarches se révèlenttrès ouvertes, pas toutes cependant. La rencontre du Christ, si

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4. Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel 3,9,4 et Censure sur les voies spiri -tuelles 4.

5. Thaddée Matura, Une absence ardente, Éd. Paulines, 1988.

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caractérisée qu’elle soit, n’en reste pas moins accueillante à unegrande variété d’expressions. Rien de moins stéréotypée que laphysionomie des saints chrétiens. On trouve parmi eux uneétonnante diversité d’origines, d’états de vie, de tempéraments,d’itinéraires, de créations… sans qu’en cette mosaïque une couleurvienne en exclure une autre. Reflet, dans notre histoire spirituelle,de l’unité trinitaire qui accueille en elle la diversité des Personnesdivines. L’ouverture à la communion trinitaire se traduit toujourspar une dilatation du cœur qui libère des étroitesses et des exclu-sives. Il y a un rigorisme spirituel qui ne peut pas être chrétien. Auxmoments même où il a pu contaminer l’institution ecclésiale, lessaints ont élevé contre lui une protestation née de l’Évangile.

•••

Ces quelques notes, retenues comme caractéristiques d’uneexpérience spirituelle chrétienne, paraîtront peut-être bienextérieures à ce que vit une âme embrasée de la « Vive flammed’amour » ! Il nous semble cependant qu’elles soulignent desattitudes essentielles pour authentifier le caractère évangéliqued’une recherche spirituelle. Au cœur de l’effort d’intériorité etd’ouverture qu’implique tout accueil d’une transcendance divine,elles indiquent les chemins que la Révélation chrétienne proposeaux fidèles de l’Alliance.

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Gwendoline Jarczyk & Pierre-Jean LabarrièrePhilosophes et germanistes, ils sont connus pour leurs traductions de Hegel. Enseignants au Centre Sèvres, Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière ontpublié en commun un essai sur Maître Eckhart (Maître Eckhart ou l'empreinte dudésert, Albin Michel, 1995) et ont traduit des œuvres de Maître Eckhart, traités etsermons.

« Ô mon âme, sors, Dieu entre ! »1

L’EXPÉRIENCE INTÉRIEURE SELON MAÎTRE ECKHART

Il n'est pas rare que la référence à une « expérience intérieure »s'inscrive dans une problématique de type plus ou moins dualiste,pour laquelle cette valorisation aille de pair avec une défiance -pour ne pas dire plus - vis-à-vis des compromissions que compor-terait inéluctablement tout agir en prise sur l'extériorité du monde.Face à quoi il importe de revenir à la santé spirituelle dont fontpreuve, entre bien d'autres, les tenants de cette mystique spécu-lative qui s'épanouit en pays rhénan au début du XIVe siècle et dontles principaux représentants furent trois dominicains : MaîtreEckhart et ses deux disciples les plus proches, le bienheureux HenriSuso et Jean Tauler. S'agissant du premier d'entre eux, la tâche estd'autant plus urgente que le regain d'intérêt dont il jouit depuisquelques années ne va pas toujours de pair avec une juste compré-hension de sa doctrine, qui fut l'objet en son temps de mises engarde et même d'une condamnation partielle - injustifiée - de lapart des autorités ecclésiastiques. Il convient donc de sonderd'abord les raisons de cette « actualité », avant d'expliciter la façon

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1. Maître Eckhart, Poème, Strophe VIII, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème,Albin Michel, 1973, p. 198.

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dont s'articulent chez cet auteur les deux composantes de touteaventure spirituelle authentique : l'intériorité et l'extériorité.

1. Actualité de Maître Eckhart

Sept siècles nous séparent de ces temps de misère et de gloirequi à l'orée, peut-on dire, d'une Europe des cultures virent lanaissance de langues et de traditions nationales, avec un remar-quable essor dans le domaine de la pensée et l'invention de formesneuves : Dante en Italie, Raimon Lull en Espagne, Maître Eckharten Allemagne assument des fonctions de créateurs et de pionniers.L'Occident bouillonne et s'enflamme : c'est le temps des cathé-drales, celui de la fondation des universités, traversé de surcroîtpar l'aventure des Croisades avec ses attendus politico-religieux ; letemps aussi d'une fermentation spirituelle qui, entre la « renais-sance carolingienne » qui s'était affirmée autour des années 800 etcelle, plus fameuse, que connaîtra bientôt le XVIe siècle, dessine unmoment d'exception, de grande vitalité et d'insoupçonnablefécondité.

Temps propice à la naissance d'œuvres enracinées dans cethumus et sachant tirer de lui les promesses dont il est porteur, pourles dresser comme un signal en direction de l'avenir. MaîtreEckhart est l'un de ceux qui surent toucher des dynamismes de vieà ce point essentiels qu'ils concernent, jusque dans la particularitéoù il les rejoint, les humains de tous les temps - et spécialement dunôtre. Quelques traits de cette « modernité » peuvent être relevés.Tous participent d'un « style » qui importe au moins autant que lescontenus explicites de la pensée : une tournure d'esprit qui, sanss'arrêter à ce qui peut être unilatéral, partiel ou partisan, a passionde conjuguer les contraires en déployant un horizon de large respi-ration dans lequel, de l'universel sans aucune mesure jusqu'à la

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détermination la plus concrète, l'on sait que toujours, pourreprendre un mot de la tradition évangélique, « il faut faire ceci etne pas omettre cela ». Sens de la contradiction existentielle : quoide plus accordé aux temps de démesure, attentifs pourtant à uneexigence de cohérence dans les réalisations de l'histoire? Ainsi desXIIIe et XIVe siècles de notre ère, ainsi également de l'actuellejointure de deux millénaires où cette parole nous rejoint encore2.

Eckhart fut un amant de l'Un - sans négliger pour autant sonexplicitation nécessaire dans les mille et une circonstances d'unevie. S'il nous apprend à demeurer libres à l'égard des vicissitudesde l'existence personnelle et collective - l'un de ses mots-clefs est :Laisse tomber !, ou encore : Ni ceci, ni cela ! -, il prise l'engagement dela liberté dans les structures du monde et voit dans ce travail lucideet vraiment détaché le signe et la mesure d'une intériorité qui ne sepaie point de mots et se sait en cheville avec la puissance créatricequi procède des origines3. Posture foncière qui exauce l'une desexigences secrètes de notre époque : naître enfin à une force depensée tenant dans une attitude de fond qui ne balance plus d'unprimat de l'unité à la culture de différences irrépressibles. Cela, ensachant articuler l’un de la vision intérieure et le multiple des déter-minations d'histoire, dans une présupposition mutuelle quivalorise chacune de ces dimensions d'existence par son rapportconditionnant à l'autre d'elle-même - l'intériorité par l'extériorité etl'extériorité par l'intériorité. Car « amour a pour nature sienne de flueret de jaillir à partir de deux en tant que un. Un en tant que un ne donnepas amour, deux en tant que deux ne donne pas amour : deux en tant queun donne de nécessité amour naturel, impérieux, ardent »4.

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2. En ce qui concerne la vie de Maître Eckhart, le contexte historique dans lequels'inscrivirent sa pensée et son action, mais aussi une première approche desgrands thèmes de sa doctrine, cf. notre ouvrage intitulé Maître Eckhart oul'empreinte du désert, Albin Michel, 1995.

3. Pour une première approche de ce thème, cf. notre article intitulé « MaîtreEckhart et "l'œuvre intérieure" », en instance de publication dans la revue Viespirituelle, comme l’une des pièces d'un dossier consacré aux rapports entreéthique et mystique.

4. « Le livre de la consolation divine », in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème,op. cit., p. 133. Sur ce thème, cf. le chapitre intitulé « Deux en tant qu'Un » dansnotre ouvrage Maître Eckhart ou l’empreinte du désert, op. cit., p. 129 s.

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Un second trait, lié à ce type d'intelligibilité, ne manque pasd'être significatif pour notre temps : la façon qu'a Eckhart de mettreen lumière la dimension du négatif, sous les espèces du rien ou duvide. Cela sans céder à ce nihilisme qui se présente parfois, dansnotre culture, comme l'avatar d'une désespérance dont n'est pasabsent un relent de romantisme, même et surtout lorsqu'il conduità des attitudes extrêmes. Le néant eckhartien - comme il en va duvide dans les traditions orientales - est en définitive éminemmentpositif : il est le rien dont procède tout ce qui est, l'espace de libertéentre la réalité et ce qui la conditionne, le « jeu » secret qui permetle fonctionnement du réel, la distance de soi à soi qui est raisond'une véritable possession de soi-même. Un mode si essentiel qu'ilconcerne Dieu lui-même, ainsi que l'écrira trois siècles plus tard lefranciscain Johannes Scheffler, plus connu sous le nom d'AngelusSilesius :

« La déité est un néant.La tendre déité est un néant et surnéant :Qui néant voit en tout, homme crois-le, celui-là le voit. »5

Dans cette mouvance s'inscrivent les dimensions de liberté et degratuité, qui tant importent aux aspirations profondes de notretemps. Rien ici de figé ou de corseté, il faut oser « desceller » touteparole - y compris l'Écriture6 - pour se laisser guider par ce que l'onappellera une logique des origines en puissance de création. D'où lerejet de tout mercantilisme dans la relation à Dieu7, et la valori-sation d'un « sans pourquoi » qui traversera les siècles pour êtrerepris au plus près de nous par un Heidegger. Ainsi, « qui interro -gerait la vie pendant mille ans : Pourquoi vis-tu ?, devrait-elle répondreelle ne dirait rien d'autre que : Je vis parce que je vis. Cela provient de ceque vie vit à partir de son fond propre et sourd de son fond propre ; laraison pourquoi elle vit sans pourquoi, c'est qu'elle vit pour elle-même »8.

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5. Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, I 115.6. Cf. Maître Eckhart, Sermon 41, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu. Sermons

XXXI à LX, Albin Michel, 1999, p. 80-81.7. Voir, entre autres, le Sermon I, très largement consacré à ce thème, in Maître

Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 31 s.8. Sermon 5 b, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme. Sermons I à XXX, traduits et

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On s'arrêtera enfin à un dernier trait où s'affirme la modernitéde cette pensée : le choix qu'elle opère des valeurs de l'intelli-gence, en tant qu'elles dominent et régulent les jaillissements d'unesensibilité qui certes n'est jamais mise hors-jeu, mais empêchéed ' a ffirmer sa puissance déterminante sur le champ de laconscience. S'impose alors, une fois encore, le primat d'une libertéqui est l'expression d'une bonne distance de soi à l'égard de soi-même. Notre quête éperdue d'un sujet véritable, rescapé dunaufrage d'une ontologie substantialiste, trouve ici aliment à samesure, dans une certaine identité foncière entre présence à soi etprésence à l'autre. À quoi préside l’égalité plénière de l'homme et deDieu, tranquillement affirmée comme raison dernière de leur diffé-rence et de leur relation.

2. Homme extérieur / homme intérieur

Un tel procès logique, qui mène de l'ici à l'ici par la médiationd'un retour à l'origine, est à inscrire tout entier sous le registred'une intériorité lourde de l'exigence de sa propre extériorisation.C'est là un point capital dont il convient de prendre la mesure,révolutionnaire pour nos modes communs de penser.

Notre système de représentations, pris dans le corset d'unehiérarchie qui risque de paralyser toute liberté, dispose l’hommeextérieur dans un rapport de soumission à celui que, par contraste,l'on appelle l'homme intérieur. Deux catégories qui trouvent leurslettres de noblesse dans les textes de saint Paul, mais qui se voientfigées communément selon une économie de simple opposition, etcomprises de surcroît selon des harmoniques d'ordre éthique -

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présentés par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Laballière, Albin Michel,1998, p. 77. Ce mot connaît de multiples résurgences dans toute l'œuvred'Eckhart.

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sinon moral - alors qu'elles émargent en réalité, Eckhart nous enavertit, à un ordre authentiquement ontologique. Ce qui n'évoquepoint une substantialité de l'être, mais une « processualité » logique/ ontologique qui ne saurait s'achever dans l'exclusion de l'un destermes en cause, mais vit au contraire de leur intégration l'un àl'autre : au sein, sans doute, d'une primauté de l'intérieur - d'uncertain intérieur, qui n'est tel qu'à se reconnaître gros de l'extérioritéqu'il implique, et qui de lui procède comme la signature de saconcrétude originaire.

Il est, dans l'œuvre de Maître Eckhart, un lieu quasi canoniquequi énonce avec grande précision cette conception des choses : ils'agit des premières pages du traité intitulé De l’homme noble, quiconstitue, après le Livre de la consolation divine, la seconde partie decet ensemble souvent désigné, selon son incipit, sous le titre globalde Benedictus Deus9. Il est « fort manifeste, lit-on en ce passage, quel'homme a en lui deux sortes de nature : corps et esprit […]. C'estpourquoi l'Écriture dit à propos de l'humain qu'il est en nous un hommeextérieur, et un autre homme, intérieur ». Or toute interprétationdualiste de ce schème se trouve annulée dans son principe,puisqu'il est énoncé aussitôt :

« À l'homme extérieur appartient tout ce qui est inhérent àl'âme, conjoint et mêlé à la chair, et qui a une œuvre commune avecet dans un membre quelconque du corps, tels que l'œil, l'oreille, lalangue, la main et d'autres. »

« Tout cela, est-il encore précisé, l'Écriture le prend comme levieil homme, l'homme terre s t re, l'homme extérieur, l'hommeennemi, un homme servile. »

Propos sévères, auxquels s'oppose immédiatement, et trait pourtrait, ce qui caractérise la seconde détermination en cause : « L'autrehomme qui est en nous, c'est l'homme intérieur, que l'Écriture appelle unhomme nouveau, un homme céleste, un homme jeune, un ami et unhomme noble ». La référence paulinienne de pareille opposition

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9. Cf. Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 163 s.

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s'affirme bientôt, dans la mesure où cet « homme intérieur » est misau crédit de l'esprit, cependant que « l'homme extérieur » répond àla catégorie scripturaire de la chair10. Pour autant, on ne sauraits'arrêter en cela à une vision dualiste au sens précis de ce terme11 :car la « chair », dans l'Écriture, ne désigne pas la matérialité du« corps », mais l'ensemble des pulsions de mort qui conduisent àmésuser de l'homme compris comme totalité ; semblablement,l’« esprit » n'est point du côté de l’« âme », mais connote l'usagejuste et authentique que l'homme, d'aventure, fait de la totalité qu'ilest - indissolublement corps et âme. Il faut d'ailleurs noter, dans lapremière citation d'Eckhart que l'on vient de lire, que l'homme« extérieur » désigne « tout ce qui est inhérent à l'âme, conjoint et mêléà la chair » ; d'où il faut conclure que les deux lexies en cause -homme extérieur, homme intérieur - caractérisent, si l'on peut dire,deux modes de traitement de cette totalité que constituent le corpset l'âme, dans le mouvement de leur complémentarité essentielle etde leur présupposition réciproque.

On s'arrêtera donc à des formulations de cette nature : l'hommeintérieur - cela vaut aussi pour l'intelligence de ce que l'on désignesous le terme d'expérience intérieure - est celui qui nourrit une intimecompréhension de l'harmonie qu'il lui faut mettre en œuvre entresa propre visée intime - la liberté saisie dans son principe - et l'exté -riorisation nécessaire que cette liberté doit se donner comme lesigne et le garant de sa propre « concrétude ». À l'inverse, l'hommeextérieur est celui qui vivra selon la totalité de son être - intérieur etextérieur, compréhension et réalisation - dans ce que l'on pourraitappeler une absence à soi-même : à son origine et à sa fin. Ainsidonc, pour Eckhart, le souci d'une intériorité véritable qu'il appelleaussi vérité, justice, droiture ou noblesse, pour ne point évoquerd'autres termes encore - est si peu exclusif des valeurs du corps, dumonde et de l'histoire qu'il se mesure au contraire a la capacité que

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10. Cf. entre autres références possibles au corpus paulinien, Gal 5,17.11. Il y a dualisme dès lors que deux réalités sont posées hors de toute relation

d'origine et donc s'opposent en figure d'exclusion réciproque ; on parlera dedualité, par contre, pour signifier la différence structurelle qui existe entre deuxpôles ou deux dimensions qui coexistent dans le mouvement de leur présup-position mutuelle.

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l'on a de « posséder Dieu en toutes choses et à demeurer libred'entraves en toutes œuvres et lieux »12.

Et pas seulement parce que l'on aurait acquis la capacité de semouvoir dans la contingence sans que la splendeur de l'intérioritéen reçoive dommage - ce qui laisserait intact le dualisme commun- mais parce que cette contingence est en elle-même requise pourque la visée intérieure se montre concrète et délivre sa puissanced'esprit. D'où les appels répétés à ce que Maître Eckhart appelle un« zèle constant dans la croissance la plus haute », et qu'il explicite de lafaçon suivante :

« L'homme ne doit jamais prendre si favorablement ni réaliseravec tant de bonheur aucune œuvre qu'il en devienne jamais si libredans ses œuvres ou si assuré que son intellect en devienne jamaisparesseux ou ne s'endorme. Il doit toujours s'élever avec les deuxpuissances de l'intellect et de la volonté, et y saisir à l'ultime ce quiest le meilleur pour lui, et se garder intelligemment de toutdommage, extérieurement et intérieurement ; alors jamais il nenéglige rien en aucune chose, mais sans relâche pro g re s s egrandement. »13

Le texte le plus savoureux que l'on puisse lire à ce propos estp robablement le Sermon 86, dans lequel Eckhart réhabilitepleinement la figure de Marthe face à celle de Marie, en opposantl'excellence de son service à l'abstraction de qui, pour sa propre« délectation », se tiendrait obstinément aux pieds du Christ :

« Laisse donc venir la merveille ! Quelle merveilleuse façon dese tenir à l'extérieur et à l'intérieur, de comprendre et de se trouvercompris, de voir et d'être ce qui est vu, de contenir et de se trouvercontenu : c'est là le terme où l'esprit demeure en repos dans l'unicitéde l'aimable éternité. »14

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12. « Discours du discernement », in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit.,p. 64.

13. Idem., p. 65 – cf. aussi dans ce même traité, le chapitre 21, intitulé simplement« Du zèle » (op. cit., p. 94 s.), et surtout le chapitre 23, le dernier de l'ouvrage,intitulé « Des œuvres intérieures et extérieures »

14. Sermon 86, in Maître Eckhart, Le château de l’âme, texte présenté et traduit par

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Équilibre plénier qui justifie la mise en garde contre l'abstractiond'une intériorité vide :

« On m'a posé une question : certaines gens se retireraientradicalement des autres et seraient volontiers totalement seuls, eten cela résiderait leur paix, et qu'ils soient à l'église, serait-ce cequ'il y a de mieux? Je dis alors : non ! Et note pourquoi ! Celui quiest au clair avec lui-même, en vérité il est au clair en tout lieu etprès de toutes gens […]. Il a Dieu en vérité auprès de lui. Or celuiqui a vraiment Dieu en vérité, il l'a en tout lieu, et dans la rue etauprès de toutes gens aussi bien qu'à l'église ou dans la solitude ouen cellule : qu'il l'ait autrement en clarté et qu'il l'ait lui seul, cethomme, personne ne peut l'entraver. »15

3. Sortir / entrer - Fluer / demeurer

Une fois encore, comprenons qu'il ne s'agit pas en cela depouvoir simplement s'aventurer en toute innocuité et sans subir dedommage dans un territoire que l'on tiendrait pour étranger, maisde laisser s'exprimer la charge de concrétude que porte en elle-même une intériorité clarifiée. La condition en est la mise en œuvrede cet acte que Maître Eckhart appelle le durchbrechen, le « retour àl'origine », autrement dit le fait que l'homme en vienne à habiter cequ'il est de tout temps, et à participer de la sorte au dynamismeoriginaire qui procède du mouvement extatique par quoi se définitl'être même de Dieu. Car l'être n'est qu'en s'ex-primant :

« Ô riche trésoroù toujours commencement commencement enfanta !

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Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Desclée de Brouwer, 1995, p. 78-79.

15. « Discours du discernement », n° 6, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème,op. cit., p. 58.

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Ô cœur du Père d'où en liesse la Parole toujours flua !Cependant le sein a gardé la Parole, c'est vrai. »16

En exprimant pareille identité entre le fluer et le demeurer, MaîtreEckhart fait écho à la position des grands Scolastiques, ses prédé-cesseurs immédiats, pour qui, en Dieu, l'esse in est de fait identiqueà l’esse ad - autrement dit : la présence à soi est présence à l'autre, etcela parce que l'universalité du pour soi pose celui-ci commeréellement universel et absolu. On dirait aussi bien que la déité eststructurellement puissance de réalisation de soi comme autre quesoi - ce qui inscrit l'immanence de l'être à lui-même sous lacatégorie de l'extase.

Or, pour un Maître Eckhart ce qui est ainsi la loi de l'immanenceest aussi celle de l'économie17. Car si l'être, selon Aristote, « se ditde façon multiple », c'est toujours en référence, en définitive, auparadigme d'un geste unique qui traduit l'identité réflexive entrel'un et le multiple, l'essence intérieure et l'extériorité de ses propresdéterminations. D'où l'identité, dans l'homme de bien, entre l'actede sortir de soi-même et celui de faire retour en soi. En quoi il ne s'agitpas de n'importe quelle « sortie » : Maître Eckhart, comme tout unchacun, connaît la possibilité d'une désertion de soi qui mène à uneperte sans retour dans une « extériorité » captatrice. La sortie dontil dit la nécessité, et qui mettrait en cause une « expérienceintérieure » plus ou moins scellée sur son immanence à elle-même,c'est un acte que l'on engage, non seulement avec détachement,mais encore par détachement et surtout dans le détachement.

Avec ce terme de détachement, nous touchons au cœur de laspiritualité eckhartienne. Le mot, qui garde chez nous au premierabord une consonance ascétique, risque de trahir quelque peu lesens décidément positif que revêt chez lui le terme de abegeschei -

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16. De la première strophe du Poème, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op.cit., p. 195.

17. En langage théologique, l’économie vise le champ de l’historique - essentiel-lement l’événement de l’Incarnation et le devenir qu'il induit - tandis quel’immanence tenterait de saisir et d'exprimer ce qui concerne le registre del'existence de Dieu tel qu'en lui-même.

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denheit. Ainsi que le précise un linguiste18, il s'agit en effet d'un« terme forgé par Maître Eckhart pour le parfait reposer-dans-soi, le être-un-avec-soi-même de l'âme dans le retrait à l'égard de l'homme et dumonde ». Où la composante négative n'intervient qu'en secondeinstance, « comme la condition - écrivions-nous ailleurs19 - d'un accom -plissemcnt intérieur/extérieur pensé tout entier sous la figure positive deprésence à soi-même/être soi-même ». À ce compte, le détachement n'esta u t re que la liberté - laquelle n'est i n t é r i e u re, justement, qu'àmanifester son efficace dans le tout de l'extériorité. Un regard, ensomme, qui embrasse le monde, parce qu'il procède de cetteontologie fondatrice dont l'homme, en chaque circonstance, estappelé à « se souvenir ». « Tu dois savoir », ne cesse en effet de luiredire Eckhart : tu dois savoir qui tu es et te comporter en consé-quence. Or seul le détachement peut t'apprendre en vérité qui tu es,tout comme Dieu est qui il est de par le détachement qui vient dece qu'il est tout et qu'il n'y a rien qui ne soit lui.

Le Traité De l’homme noble, déjà évoqué, est construit tout entiersur ce paradoxe d'une présence à soi qui ne s'atteint que dans ladistance qu'impliquent les réalisations d'histoire.

« Notre Seigneur dit dans l'Évangile : “Un homme noble partitvers un pays lointain pour y recevoir un royaume et s'en revint”.Notre Seigneur nous enseigne par ces paroles combien noblel'homme est créé dans sa nature et combien divin est ce à quoi ilpeut parvenir par grâce, et aussi comment l'homme doit yparvenir »20.

Il y parvient en sortant de soi, pour produire les œuvres quirépondent à ce qu'il est, et en revenant en soi-même alourdi de cettevérité qu'il a su produire en liberté et gratuité. Geste fondamental,qui rassemble le tout de la réalité, depuis le plus profond del'homme - qui est Dieu - et le plus « lointain » de la création ; c'est

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18. Cf. Le Wörterbuch der philosophischen Begriffe (« Dictionnaire des concepts philo-sophiques ») de Hoffmeister.

19. M a î t re Eckhart, Du détachement et autres textes, traduit et présenté parGwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Payot / Rivages, 1994, p. 13.

20. Op. cit., p. 163.

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pourquoi Maître Eckhart peut ajouter aussitôt : « Est touchée par cesparoles une grande partie de l'Écriture ».

Une vision des choses qui trouve son expression frappante danstel aphorisme du disciple le plus proche d'Eckhart, le bienheureuxHenri Suso : « L'intériorité jusque dans l'extériorité est intériorité plusintérieure que l'intériorité dans la seule intériorité »21. Car la défiancevis-à-vis d'une « extériorité » que l'on tiendrait uniformément pourlieu de dispersion et de perte de soi n'aurait d'autre origine qu'unmanque de confiance dans la puissance de conversion des circons-tances qui habite au contraire une « intériorité » pleinementclarifiée. Eckhart encore :

« Celui qui serait comme il faut, en vérité, Dieu pour lui resplen-dirait aussi nûment dans le terrestre que dans le plus divin, pourlui Dieu serait advenu. […] À qui Dieu est ainsi présent en touteschoses et qui a l'ultime est maître de son intellect et l'utilise, lui seulsait ce qu'est la vraie paix. »22

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21. Aphorisme tiré du chapitre XLIX de sa Vie. La traduction ici utilisée est cellede Benoît Lavaud. Pour d'autres traductions possibles, cf. le début de l'articleintitulé Maître Eckhart et « l’œuvre intérieure », cité ci-dessus, note 3.

22. Discours du discernement n° 8, op. cit., p. 64.

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Aperçus islamo-chrétienssur l’expérience spirituelle

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Roger Michel

PRÉSENTATION

L’expérience religieuse chrétienne ne peut que s’enrichir desautres religions. La contribution de Mgr Panafieu à un colloqueorganisé le 4 février 2000 à l’initiative de l’Ambassade d’Iran àParis, en lien avec le Service de l’épiscopat français pour lesrelations avec l’islam (S.R.I.), dans le cadre de l’Institut catholiquede Paris, est une invitation à découvrir le caractère propre du chris-tianisme au regard de l’islam. Chrétiens et musulmans ont às’interroger mutuellement sur leurs comportements et leur fidélitéà la Source divine qui fait vivre.

En écho à l’expérience religieuse chrétienne, nous ne saurionsignorer ce que vivent les croyants de l’islam dans leur relation àDieu. La troisième partie de l’étude de Roger Michel sur la notionde qurb dans l’islam, introduite par Éric Geoffroy (cf. Chemins deDialogue 12), présente le soufisme comme la fine pointe de l’expé-rience spirituelle musulmane. La notion de qurb - ou proximité -s’inscrit dans une vision globale des rapports entre Dieu etl’homme musulman. L’intérêt de cette étude est de faire apparaîtreconvergences et divergences entre christianisme et islam dansl’approche par l’homme d’un Dieu proche de ses créatures.

Les relations islamo-chrétiennes sont vécues différemment enOrient et en Occident. La contribution libanaise de Joseph Maalouf« pour une collaboration éthique entre chrétiens et musulmans »vise à redéfinir les relations entre croyants « de la polémique audialogue ». La distanciation suggérée par l’auteur entre « dogme »et « éthique » mériterait d’être discutée dans le cadre d’un échange

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d’expérience spirituelle que nous souhaitons fructueux avec nospartenaires orientaux.

À l’occasion du centenaire de la naissance d’Amadou HampatéBâ, le dialogue imaginaire entre Jean-Marie Mathieu, finconnaisseur de la culture peul, et le grand sage africain, présente àsa façon une belle figure de relations interculturelles dans le vieuxterrain africain. La voix de l’Afrique noire n’a pas fini de nousinterpeller.

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Mgr Bernard PanafieuArchévêque de Marseille, président du Comité épiscopal pour les relations inter-religieuses.À l’initiative de l’Ambassade d’Iran à Paris, et en lien avec le Service catholiquedes relations avec l’islam, s’est tenu à Paris dans le cadre de l’Institut catholique,le 4 février 2000, un colloque où sont intervenus du côté musulman : MonsieurAbdekhodai, ambassadeur d’Iran auprès du Saint-Siège, Madame Dabbagh,professeur à l’Université de Théhéran et député au Parlement Iranien, et du côtécatholique : Monseigneur Panafieu, président du Comité épiscopal pour lesrelations interreligieuses, et le Père Joncheray vice-recteur de l’Institut catholiquede Paris.

CHRÉTIENS ET MUSULMANS FACE À L’AVENIR DU MONDE

Comme l’ont exprimé en 1998 les évêques de France dans undocument intitulé « Catholiques et musulmans : un chemin de rencontreet de dialogue », il n’y a de débat possible entre nous que dans lavérité du discours et des comportements. Il est vrai que, chrétienset musulmans, au cours des siècles, nous avons accumulé les diffé-rends et engrangé les passions. Nous nous sommes souventignorés, et quand nous nous sommes rencontrés, la violence a prisparfois le pas sur le respect mutuel.

A u j o u rd’hui, au nom d’une fraternité à cultiver, certainsseraient plutôt tentés de résorber les radicales différences qui nousséparent en des formules simples du genre : « nous avons le mêmeDieu », « nous sommes les religions du Livre », « nous sommes detradition abrahamique », qui gomment l’originalité de nos tradi-tions spirituelles respectives et entretiennent de lourd e sambiguïtés. Il faut éviter tout syncrétisme réducteur et comprendreque nous n’aimons pas moins notre frère parce que nous sommesdifférents de lui. Au contraire, la conscience aiguë de nos identitéspropres ne peut que nous inviter à la rencontre, au questionnementréciproque et, si possible, au dialogue.

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Qu’est-ce qui fait le caractère propre du christianisme parrapport à l’histoire? Chrétiens, nous avons la conviction d’avoirreçu une Révélation de Dieu. Le Dieu auquel nous croyons,unique en sa nature, se manifeste en trois personnes : Père, Filset Esprit Saint. Son originalité est de se dévoiler à partir de l’expé-rience spirituelle d’une tribu nomade, dans l’histoire d’un peuplehéritier de la Promesse et de l’Alliance, Israël. Pour décliner sonidentité, Il emprunte la voix des prophètes et des événements quijalonnent la vie du Peuple d’Israël. Sa révélation ultime semanifeste en la personne de Jésus, Christ et Seigneur. Dès lors laParole ne se réduit pas à un Livre, si respectable soit-il. La Parole sefait Personne : « Et le Verbe se fait chair ». La Parole se faitÉvénement : « Et il a habité parmi nous ».

Cette certitude que Dieu habite notre histoire et qu’Il lui donnesens s’enracine, pour nous chrétiens, en la mort et la résurrectionde son Fils. Cette Pâque, préfigurée par le peuple d’Israël dans salongue marche de libération à travers le désert vers la TerrePromise et les expériences douloureuses et purificatrices de l’Exil,donne une dimension sacrale au temps et à l’histoire et marque leschrétiens dans leur rapport au passé, au présent et à l’avenir.

Les chrétiens en effet ont coutume de « faire mémoire » de l’évé -nement fondateur de leur foi : l’Incarnation de Jésus Christ à une époquedonnée du temps et au sein d’un peuple élu. Un Dieu qui, en sonFils Jésus, se fait un visage d’homme marqué par une tradition, uneculture, une langue et qui, du cœur de ce particularisme, ouvre àl’universalité. Cette prétention ne se fonde pas sur la puissanceen vue d’exercer un pouvoir d’assujettissement des libertés etdes consciences, mais sur un Amour qui se fait humble et, pourtout dire, au service de l’homme dans le geste symbolique du« lavement des pieds » que nous rapporte l’évangéliste saint Jean.Le Dieu des chrétiens est donc à la fois le Tout-Autre et le Tout-P roche, le Tout-Puissant et le Tout-Démuni. Son altérité est

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d’autant plus signifiée qu’Il épouse davantage la condition del’homme jusqu’à la mort de la croix.

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Faire mémoire, en langage chrétien, c’est donc rendre présent,par la puissance de l’Esprit, l’événement de la Pâque à la réalitéd’aujourd’hui. Ce n’est pas s’enfermer dans le passé et cultiver lanostalgie des commencements. C’est permettre à l’action salvi-fique de Dieu d’irriguer notre histoire et la rendre contempo-raine des événements qui nous marquent.

Dès lors, l’avenir est déjà compris dans le présent. N o u ssommes des veilleurs qui attendons le retour du Seigneur maisnous ne sommes pas des rêveurs. Nous pensons que l’histoiren’engendre pas toujours des « lendemains qui chantent ». Noussavons, par expérience, que le péché et le mal secouent nos viescomme nos sociétés et les traversent de multiples tensions quipeuvent aboutir à la violence. Paradoxalement, les religions elles-mêmes qui devraient ouvrir des chemins de réconciliation risquentd’être des facteurs de guerre en succombant à la tentation de situerl’Absolu de Dieu dans le relatif de l’expérience humaine. Or leDieu auquel nous croyons ne peut être celui du rejet et dumépris.

Au contraire, les religions, si elles sont fidèles à leur finalité quiest de répondre « aux énigmes cachées de la condition humaine »1

ne peuvent qu’engendrer la paix, et constituer le ciment de sociétésde plus en plus éclatées. Loin d’asservir les hommes, elles doiventles servir dans le respect de leur dignité et dans le souci de lesouvrir à une transcendance, sans jamais pour autant se substituerà leur conscience personnelle comme l’exprimait le Pape Jean-Paul II : « l’Église catholique s’adresse à l’homme dans l’entier respect desa liberté. Elle respecte les personnes et les cultures et elle s’arrête devantl’autel de la conscience. »2

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1. Nostra ætate, n° 1, § 3.2. Redemptoris missio, n° 39.

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Pour nous, cette histoire porteuse de péchés n’a de sens queparce qu’elle est habitée par l’homme façonné à l’image de Dieu,comme l’évoque le livre de la Genèse qui, sous une forme poétiqueriche de significations, nous livre une aventure qui n’est pasterminée, la nôtre dans notre rapport à Dieu et à nos frères. Nouspercevons que la Vérité de l’homme n’est pas réductible à unsystème. Elle est une Promesse. Elle est « déjà là et pas encore ».Elle s’accueille comme on boit à une Source. Et nous découvronsque de l’image que l’on se fait de Dieu, ou plus exactement que l’onreçoit de Lui, dépend l’image que l’on a de l’homme et de sadestinée. Bref, la vision de Dieu et l’identité de l’homme sont étroi-tement liées.

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C’est ainsi que nous sommes conscients que notre approchechrétienne de Dieu et de l’homme puisées en la personne de JésusChrist, sa Parole et sa Vie, nous obligent à un infini respect desautres religions3. Un homme en quête de Dieu, quel que soit sonitinéraire, est infiniment respectable : n’est-ce pas sa vocationpremière que d’être chercheur de Dieu? N’est-ce pas dans sanature que de tendre à donner du sens à son histoire ? Il faut quenous apprenions, chrétiens et musulmans, ce respect mutuel quipermet à chacun d’exercer sa liberté dans l’attente du Dieu quivient, même si, pour notre part, nous croyons que le Christ Jésusest la Porte et le Chemin. Au terme de la rencontre interreligieused’Assise, le Pape Jean-Paul II s’adressait aux représentants desgrandes religions en ces termes : « le fait même que, de diverses régionsdu monde, nous soyons venus ici est en soi un signe de ce chemincommun que l’humanité est appelée à parcourir. Ou bien nous apprenonsà marcher ensemble dans la paix et l’harmonie, ou bien nous partons à ladérive pour notre ruine et celle des autres. Nous espérons, ajoutait-il, quece pèlerinage nous aura réappris à prendre conscience de l’originecommune et de la destinée commune de l’humanité. Puissions-nous y voir

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3. Nostra ætate, n° 2 §2.

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une préfiguration de ce que Dieu voudrait que soit le cours de l’histoire del’humanité : une route fraternelle sur laquelle nous nous accompagnonsles uns les autres vers la fin transcendante qu’Il établit pour nous »(27/10/1986).

C’est dire qu’il nous faut rejeter tout ce qui pourrait s’appa-renter à des querelles d’hégémonie, à des guerres de religion, enparticulier lorsque le souci identitaire religieux, culturel ouethnique prend le pas sur le droit international et le respect desminorités. Lever les armes au nom de la religion comme nousl’avons fait parfois au cours de l’histoire est une perversion de lareligion elle-même. Si Dieu est Amour, il ne peut pas dresserquelqu’un contre son frère. Il nous invite au contraire à recon-naître dans celui qui ne partage pas notre foi, des semences deVérité qu’Il peut toujours y déposer.

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Il nous faut donc apprendre à vivre différents et ensemble. Lasociété française telle que nous en héritons d’un passé récent peut,me semble-t-il, nous y aider. Une laïcité ouverte en effet permetl’établissement d’une communauté nationale dans laquelle setrouve reconnu le fait religieux dans sa diversité et son impactsocial, et refuse toute tentative de théocratie qui ne peut aboutir -l ’ h i s t o i re nous le montre - qu’au totalitarisme. Dans cetteperspective les « droits de l’homme », parmi lesquels le droit à laliberté religieuse, « trouvent leurs fondements dans la dignité même dela personne humaine telle que l’ont fait connaître la Parole de Dieu et laraison elle-même. Ce droit doit être reconnu de telle manière qu’ilconstitue un droit civil. »4

Chrétiens et musulmans, aurons-nous le courage, avec tous lescitoyens attachés à l’état de Droit, de combattre avec des armespacifiques pour que partout où il se trouve l’homme soit ainsirespecté jusque dans sa recherche de Dieu et sa liberté de vivresa religion ?

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4. Redemptoris missio, n° 2, § 1.

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Au fond, il n’y a qu’une question fondamentale, celle queposait Pilate à Jésus : « qu’est-ce que la Vérité ? » Que touthomme puisse se poser librement la question et y répondre selonsa conscience, voilà bien de quoi mobiliser nos énergiescommunes5.

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Par ailleurs, au nom même du Dieu auquel chacun de nous seréfère, en ce siècle qui s’ouvre à nous avec son extraordinairedéploiement de sciences et de techniques, la sécularisation massivedes législations et les mentalités qu’elles forgent, le rôle desreligions n’est-il pas de rappeler à l’homme sa dimension trans-cendante personnelle et la valeur sacrée de son histoire. Avecloyauté à l’égard de ceux et de celles qui ne sont pas croyants etqui, à notre sens, ont du prix aux yeux de Dieu, dans la confianceréciproque entre croyants aux traditions spirituelles diverses, nousdevons œuvrer, souvent à contre-courant des idées reçues mais enfidélité aux valeurs qui nous sont communes, pour la promotionde la Vie et de la Famille, le respect des libertés individuelles, etsubstituer à la logique du pouvoir celle du service et du souci dubien commun, à la logique de l’argent, celle du partage et dusoutien des plus défavorisés, à la logique du plaisir celle du respectde la vie et de la mort, à la logique du confort identitaire celle del ’ o u v e r t u re aux autres cultures et aux autres religions, bre f ,rappeler à l’homme qu’il a une vocation unique dans la marchede l’histoire6.

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Peut-être est-ce cela le vrai dialogue interreligieux. Non pas sesituer l’un en face de l’autre en d’interminables débats, quand cen’est pas pour régler des comptes à l’horloge de l’histoire, maisregarder ensemble le monde à construire pour y instiller un« supplément d’âme ». Par ricochet s’établira en nous une

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5. Nostra ætate, n° 1.6. Nostra ætate, n° 3, § 2.

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conversion du regard, se tissera un apprentissage de la rencontre.Nous apprendrons ainsi à nous accueillir en une hospitalité quinon seulement respectera nos différences, mais nous interrogeramutuellement sur nos comportements et notre fidélité à la Sourcedivine qui nous fait vivre. Mais pour cela, il faut accepter le tempsde la patience, celui de la prière et du silence. « Chacun pressentalors que Dieu est l’hôte de chaque croyant authentique, qu’il est en trainde nous préparer une place à sa Table. Cette dimension contemplativesuppose évidemment la prière et l’accueil de l’Esprit dans la conviction desa présence et de son action au cœur de tous les hommes. »7

C’est sans doute à ce prix que, chrétiens et musulmans, nouspouvons espérer distiller une Parole de Vie qui donne du sens ànotre histoire. Et n’est-ce pas finalement notre mission, à la foiscomme personne et comme institution, que d’être au service del’homme dans sa quête de Dieu ?

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7. Texte de l’Épiscopat français, 1998, p. 7.

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Roger MichelI.S.T.R. de Marseille

LA NOTION DE QURB EN ISLAM

Deuxième partie (suite)

LA NOTION DE QURB DANS LA TRADITION MUSULMANE

3. La notion de qurb dans la tradition soufie

Dans le soufisme, c'est en grande partie sous l'influence del'expérience personnelle des mystiques que la notion de qurb a étéa p p rofondie. En interrogeant un soufi et un théoricien dusoufisme, on se propose à présent d'analyser la notion de proximitéentre l'homme et Dieu dans le courant de la mystique musulmane.

Pour ce faire, on aura recours à trois ouvrages de base :

Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane,par Louis MASSIGNON, Paris, Vrin, 1954, 2e éd., 456 pages.

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Mystique musulmane, aspects et tendances - expériences et techniques,par G.-C. ANAWATI et Louis GARDET, Paris, Vrin, 1961, 310 pages.

Exégèse coranique et langage mystique, nouvel essai sur le lexiquetechnique des mystiques musulmans, par Paul NWYIA, Beyrouth, Darel-machreq, 1970, 439 pages.

On s'appuiera aussi sur le Cours de mystique musulmane d uP. CASPAR, Rome, IPEA, 1976.

Les représentants de la tradition soufie interrogés seront lessuivants :

un soufi proprement dit : Abû Sa‘îd al-Kharrâz, de Bagdad, mortau Caire à la fin du siècle d'or du soufisme, en 286/899 ;

un théoricien du soufisme : Abû al-Qâsim ‘Abd al-Karîm al-Qushayrî, mort en 465/1072.

3.1. Le qurb vu par un soufi

Kharrâz a été appelé le lisân at-tasawwuf : « celui qui parle lemieux du soufisme »1. Son œuvre fournit une analyse très pousséede l'expérience mystique elle-même. En s'adressant à lui, on sesitue au sein d'un mouvement qui a trouvé son plein épanouis-sement dans le milieu soufi de Bagdad dont Junayd, mort en298/910, est le véritable chef d'école, et dont Hallâj, mort en309/922 est la figure la plus célèbre.

Kharrâz n'est pas mentionné dans l'ouvrage de G.-C. Anawati etde Louis Gardet sur la mystique musulmane. La raison en est que

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1. Pour les éléments bio-bibliographiques concernant Kharrâz, cf. Paul NWYIA :Exégèse coranique…, p. 211-212 et 231-234.

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ses principales œuvres ont été perdues. Toutefois, Massignon avaitfait remarquer que « de nombreux fragments isolés attestent qu'ilavait une doctrine mystique précise » (Essai…, p. 301). La décou-verte, en 1952, d'un ensemble de cinq épîtres de Kharrâz relancel'intérêt porté à ce mystique. D'où la place de choix qu'il tient dansl'ouvrage de Paul Nwyia sur l'exégèse coranique et le langagemystique.

Parmi ces cinq épîtres, le Kitâb al-sifât, ou « Livre des Attributs »,constitue une étude pénétrante sur l'expérience de la proximité deDieu. L'œuvre est présentée, traduite in extenso et annotée par PaulNwyia, dans Exégèse coranique…, p. 256-267. On se limitera donc àesquisser la courbe du qurb dans cette œuvre et à en tirer quelquesréflexions.

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Les « Stations de la Proximité » dans le Kitâb al-sifât.

Dans cette épître, Kharrâz centre l'analyse de l'expériencemystique autour de la notion de qurb. L'expérience de Moïse,appelé dans le Coran à se rapprocher de Dieu (cf. 19, 52), lui fournitle point de départ de son analyse : s'approcher de Dieu signifiedevenir l'objet du regard divin. Mais si le regard divin atteignaitl'homme directement, il l'anéantirait, comme il a anéanti le montSinaï pulvérisé par le regard divin selon le Coran (7, 143). C'estpourquoi Dieu regarde ses amis de derrière un voile (hijâb) quipermet aux plus forts (al-aqwiyâ') de recevoir de lui des fawâ’id,c'est-à-dire des fruits spirituels qui les transforment intérieurementsans les anéantir.

Ce processus commence par la station du wajd, qu'on traduithabituellement par extase2, et que Kharrâz décrit comme un

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2. Le wajd : le fait de trouver Dieu dans l'extase, s'oppose au faqd : le fait de perdreDieu en sortant de l'extase. Selon Kharrâz, les signes caractéristiques du wajdsont : la concentration de l'attention dans une très forte surveillance de soi(murâqaba), le calme dans l'inaction, la fuite dans la solitude et l'isolement, le

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recueillement en soi pour trouver (wajada) Dieu et se complaire enlui. Quand on s'approche de Dieu, on trouve d'abord la quiétude etle silence de tous les sens dans une attention totale au Maître desmondes.

Ensuite vient la station du dahsh qui est la stupeur. L'âme esttenue comme en suspens de peur que Dieu n'écarte le voile et poseson regard directement sur le soufi. Car Dieu qui est « trouvé »rayonne d'une gloire proprement terrifiante. La frayeur du soufiest telle qu'elle peut susciter toute perte de contrôle de soi. Lastation du dahsh est donc redoutable. Elle met à l'épreuve la sensi-bilité du soufi. Son rôle, du point de vue social, est de séparer lessoufis inauthentiques de ceux qui sont « les plus forts ».

La station suivante, c'est « l'oubli de ton lot (hazz) auprès deDieu et l'oubli de ton besoin par rapport à Dieu »3. Le regard deDieu atteint le soufi au plus profond de sa personnalité enabolissant même le dhikr, c'est-à-dire la mention du nom de Dieu.La proximité est telle qu'elle supprime la distance que suppose ledhikr par rapport au madhkûr. Dieu est là, présent, subsistant dansson serviteur qui ne compte plus : la présence de Dieu envahit toutl'être humain. Si on demande au soufi : qui es-tu? Il répond : Dieu !C'est, au niveau de la conscience, l'expérience d'une identificationavec Dieu, et c'est l'avant-dernière étape de la proximité.

« Après tout cela, disparaît aussi la gnose (ma'rifa). Et alors si ondemandait à l'un d'eux : “qui es-tu ?”…, il ne pourrait même pasdire “Dieu”, comme il disait “Dieu” dans la station antérieure »4.C'est la rupture radicale où tout geste et toute parole deviennent un

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repos dans l'intimité avec Dieu, la complaisance dans Sa parole. Cf. PaulNWYIA : Exégèse coranique…, p. 259. Aucune exaltation en tout cela. Le wajdserait plutôt une « instase » (concentration unifiante) plutôt qu'une « extase »(sortie de soi). On se reportera utilement à G.-C. ANAWATI et Louis GARDET,Mystique musulmane…, chap. 5 : la « rencontre » de Dieu (wajd), p. 175-183, oùsont rassemblés plusieurs textes mystiques sur le wajd.

3. Paul NWYIA, Exégèse coranique…, p. 260.4. Ibid., p. 264.

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poids proprement insupportable. C'est pourquoi le soufi ne peut ydemeurer indéfiniment.

Le soufi revient alors aux affirmations dogmatiques commepour s'assurer qu'il n'est pas Dieu, mais qu'il est pour Dieu et parDieu. Et il comprend que « tout ce qu'il vient de vivre n'est que laréalisation dans le temps de ce qui, de toute éternité, avait étédécrété et réservé pour lui : une grâce éminemment gratuite, larévélation de l'infinie générosité de Dieu »5.

Telle est, rapidement esquissée, la courbe du qurb dans le Kitâbal-sifât de Kharrâz, un livre qui brûle encore du feu de l'expériencequi est sans aucun doute celle de l'auteur. Junayd n'affirma-t-il unjour : « Si Dieu réclamait de nous la réalité qui est celle d'Abû Sa'îdal-Kharrâz, nous péririons ! »6.

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Quelques réflexions

Une lecture attentive du Kitâb al-sifât de Kharrâz montre que letawhîd est le point de départ, le centre et la fin de l'expériencemystique qui vient d'être analysée sous l'angle du qurb. Tout estcentré sur Dieu.

Les mystiques musulmans, à l'instar de Kharrâz, ont vécu inten-sément cette orientation de tout l'être vers le Dieu transcendant surla base de deux expériences-types. Kharrâz s'appuie sur l'expé-rience-type de Moïse (Mûsâ). Chez les soufis, Moïse, l'« interlo-cuteur de Dieu » (Kalîm-Allâh), est de fait considéré comme lep rototype du parfait mystique7. D'autres soufis s'appuientégalement sur l'expérience-type de Muhammad, appelé dans le

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5. Ibid., p. 255.6. Cité par Paul NWYIA, ibid., p. 256.7. Cf. G.-C. AN AWAT I et Louis GA R D E T, Mystique musulmane…, annexe 1 :

« L'expérience intérieure du Prophète Mûsâ (Moïse) selon quelques traditionssûfies », p. 260-271.

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Coran à se rapprocher de Dieu (cf. 96,19) et, surtout, se repré-sentent le voyage de l'âme vers Dieu à l'image de l’« ascension »(mi'râj) du Prophète (cf. annexe, à la fin de ces « q u e l q u e sréflexions »).

Cette « aspiration » de l'homme vers Dieu aboutit, chez Kharrâz,à l'expérience mystique du shath, expérience dans laquelle le « Je »divin se substitue au « je » humain8. Tel est le point culminant,selon Kharrâz, de l'expérience de la proximité de Dieu. À la suitede quoi le soufi retourne au contenu dogmatique de la foi qui lerassure sur le sens de son expérience : la substitution du « Je » divinau « je » humain ne signifie pas que le soufi est Dieu, mais qu'il està Dieu totalement.

Ce qui est surtout remarquable dans l'œuvre de Kharrâz c'estque le voyage de l'âme vers Dieu est pensé jusqu'à son terme enlangage de proximité. En ce sens, Kharrâz se situe encore à l'inté-rieur des limites de l'orthodoxie musulmane qui n'admet qu'uneproximité entre l'homme et Dieu aussi grande soit-elle. D'autresmystiques iront plus loin, franchissant consciemment ces limites.Hallâj, mort en 309/922, empruntera la voie de l'amour aboutissantà la doctrine de l’« inhabitation » (hulûl) de Dieu dans l'homme. Ibn'Arabî, mort en 638/1240, prônera l’« unité d'existence » (wahdat al-wujûd) entre l'homme et Dieu. Il ne fait aucun doute que ce sont làdeux déviations aux yeux de l'orthodoxie musulmane.

Quand Ghazâlî, mort en 505/1111, accordera définitivementdroit de cité à l'amour réciproque entre Dieu et l'homme dansl'islam, il est significatif qu'il le fera en recourant à la notion dequrb.

On commence ainsi à percevoir la « fonction régularisatrice » dela notion de qurb dans l'islam.

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8. Cf. l'expérience de Bistâmî analysée par Massignon, dans Essai…, p. 277-279,et résumée dans le Cours de mystique musulmane du P. Caspar, p. 53-55.

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Annexe

L'« ascension nocturne » (isrâ' et mî'râj) du Prophète est unévénement central dans la vie de Muhammad. L'idéalisation et lasublimation de la personne du Prophète, à partir de cet événement,ont toute une histoire qui mériterait d'être étudiée pour elle-même.Cet événement, rapporté sur la base de quelques passagescoraniques et de nombreux hadiths, a servi de thème à denombreuses méditations soufies. Massignon a analysé longuementla manière dont Hallâj, par exemple, a tenté de reconstruire, en sonfor intérieur, l'état mental de Muhammad en cet instant solennel.

Du point de vue de la notion de qurb, l’« ascension nocturne »du Prophète est très significative : certes, Dieu est proche del'homme et il invite l'homme à se rapprocher de lui mais sansespoir pour l'homme de le re j o i n d re vraiment. Massignon adéveloppé ce thème dans une page admirable qui mérite d'êtrecitée :

« Il faut constater que, demeuré sur le seuil (de l'enceintedivine), ébloui, il (Muhammad) ne tente pas de s'avancer dansl'incendie divin ; et, par cela même, il s'exclut de comprendre abintra la vie personnelle de Dieu qui l'aurait sanctifié… C'est ce quifait l'importance et le scandale de toute vocation mystique intégraleen islam ; il n'est pas permis de chercher à passer au-delà du seuiloù Mohammed s'est arrêté, ni de pénétrer dans cette “lumièresainte” promise jadis à Abraham comme son véritable héritage :elle est enclose sous un verre, zojâja (cf. 24,35), et contre lui lespapillons amoureux viennent se briser. Vouloir mener à son termel'Ascension nocturne commencée par Mohammad enfre i n tl'interdit séculier, fait tomber sous le glaive de la Loi. »

(Louis Massignon, Les trois prières d'Abraham, seconde prière, p. 18-19.)

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3.2. Le qurb vu par un théoricien du soufisme

Un événement important est à ne pas oublier pour comprendrela problématique des théoriciens du soufisme : la cruelle répressiondont Hallâj, mort en 309/922, fut la victime la plus célèbre.

Cette répression ne supprima certes pas les cercles soufis. Maisles maîtres les plus célèbres durent désavouer publiquement les« outrances » du « grand amant de Dieu ». Dès lors, ils s'appli-quèrent à montrer dans leurs ouvrages que les soufis sont de bonsmusulmans, respectueux de la tradition et de l'enseignementofficiel de la Communauté.

Ainsi naquit une floraison d'exposés classiques de soufisme,dont la Risâla de Qushayrî, mort en 465/1072. Cet ouvrage estconsidéré comme un manuel classique de tasawwuf.

Dans cet ouvrage, Qushayrî décrit 50 « demeures » dont lesommet est la mahabba. C'est la partie la plus importante de sonlivre. Toutefois, avant d'exposer ces 50 « demeures », Qushayrîénumère ses maîtres, dont le nombre s'élève à 83, et résume lesthèmes les plus importants de leur enseignement. Parmi cesthèmes se trouve un important développement sur « le qurb et lebu'd » qu'on se propose à présent de traduire in extenso9.

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9. Abû l-Qâsim 'Abd al-Karîm al- Qushayrî, al-Risâla al-qushayriyya, Le Caire,Mustafâ al-Bâbî al-Halabî, 1359/1940 : Al-qurb wa- l-bu'd, p. 45-46.La traduction proposée se veut la plus littérale possible.

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Plan et présentation du résumé de Qushayrî sur le qurb et le bu'd

Introduction :

• Définition du qurb et du bu'd selon la théologie ash'arite la plusclassique.

• Citation d'un célèbre hadith : cf. CdD 13, p. 135-136 de notrerecherche.

Développement :

a) Les composantes de la notion de qurb

• La proximité de l'homme à Dieu : ses éléments constitutifs. Théologieash'arite sous-jacente.

• La proximité de Dieu à l'homme : ses deux aspects présent et futur.• La proximité entre l'homme et Dieu : opposition

proximité/éloignement et opposition ‘âmm/khâss typiques dusoufisme.

• Citations coraniques à l'appui : 50,16 ; 56,85 ; 57,4 ; 58,7.

b) Les conséquences de la notion de qurb

• al-murâqaba du côté de Dieual-taqwâ, al-hifâz, al-wafâ', al-hayâ' du côté de l'homme.

• illustration par une poésie soufie et par une parabole très connuedans le folklore tunisien (renseignement du P. Caspar).

c) Théorie soufie sur la notion de qurb.

• théorie caractéristique de l'École de Bagdad.• Illustration par des textes mystiques : les trois auteurs mentionnés,

Abû 'Alî al-Daqqâq (qui n'a pu être identifié), Abû al-Hasan al-Nurî(mort en 295/907) et Abû Hamza (mort en 269/882), appartiennent àl'École de Bagdad.

Conclusion :

Après les textes cités, proprement mystiques, Qushayrî tempère parune explication très ash'arite, tout en respectant la Voie des soufis : ilreconnaît trois genres de proximité.En somme, ce résumé de Qushayrî est un bon exemple de soufisme« orthodoxisé ».

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La proximité et l'éloignement

Le premier degré de la proximité est en rapport avec l'obéis-sance à Dieu et avec la qualification au service continuel de Dieu.

Quant à l'éloignement, il signifie l'état d'impureté par trans-gression [des commandements divins] et le fait de s'écarter del'obéissance à Dieu.

L'éloignement consiste :

a) à être éloigné de l'harmonie de l'acte humain avec la volonté deDieu (al-tawfîq) ;

b) à être éloigné de la réalisation des commandements divins (al-tahqîq).

On peut même dire qu'être éloigné du tawfîq, c'est être éloignédu tahqîq.

Le Prophète fait dire à Dieu : « Personne ne s'est approché demoi autant que ceux qui se rapprochent par l'accomplissement desdevoirs que je leur ai prescrits. Et mon serviteur ne cesse de serapprocher de moi par ses pratiques surérogatoires jusqu'à ce qu'ilm'aime et que je l'aime. Et quand je l'aime, je deviens pour lui l'ouïeet la vue par lesquels il voit et entend ce qui est bon ».

La proximité du serviteur-adorateur consiste, en premier lieu, àêtre proche par sa foi en Dieu et son adhésion à la vérité révélée,ensuite à être proche par la rectitude de son agir et sa réalisationdes commandements divins.

La proximité de Dieu signifie qu'Il attribue à son serviteur-adorateur, dans la vie présente, le privilège de la connaissance (al-'irfân) et qu'Il lui accorde, dans la vie future, la grâce de Le voir deses propres yeux (al-shuhûd wa-l-'iyân). En cela se manifestent lesaspects de Sa bienveillance (lutf) et de Ses bienfaits (imtinân).

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La proximité du serviteur-adorateur vis-à-vis de Dieu ne seréalise que par son éloignement vis-à-vis des créatures. Cela faitpartie des normes du cœur, par-delà les jugements qu'on porte àpartir des apparences et des [règles] de l'univers. En effet, laproximité de Dieu par la science ('ilm) et la puissance (qudra)s'étend à tous les êtres ; par la bienfaisance (lutf) et le secours(nasra), elle concerne particulièrement les croyants ; ensuite, lesprivilèges de la familiarité (tâ'nis) sont réservés aux « saints » (al-awliyâ').

Dieu a dit :« Nous sommes plus proche de lui [de l'homme] que la veine deson cou » (50,16).

Il a dit :« Nous sommes plus proche de lui [de l'agonisant] que vous »(56,85)

Il est dit :« [Dieu] est avec vous où que vous soyez » (57,4).

Il est dit :« Trois ne sont pas réunis en confidence sans que [Dieu] soit lequatrième » (58,7).

Celui qui a réalisé que Dieu est proche est rendu humble grâceà la surveillance (murâqaba) constante exercée sur lui. En effet,Dieu, par rapport à son serviteur-adorateur, est le « surveillant » dela crainte (taqwâ), puis le « surveillant » de la mémorisation duCoran (hifâz) et de la fidélité (wafâ'), puis le « surveillant » de lapudeur (hayâ').

[Les soufis] déclamaient :

« Comme s'il me venait de Toi un gardien qui surveille mes penséesfurtives et un autre qui surveille mon regard et ma langue,Mes yeux ne jettent pas un regard furtif, au-delà de Toi, sur unspectacle qui Te déplaise,Sans que je ne me dise : ces deux-là me regardent !

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À peine ma bouche a-t-elle proféré une parole adressée à d'autresque Toi que je me dis : mes gardiens m'ont appelé !Jamais dans le secret de mon âme n'a surgi une pensée éloignée deToi, dirigée vers un autre que Toi,Sans que mes gardiens ne m'arrêtent.Je me suis lassé de la conversation de mes vrais frères, et j'aidétourné d'eux mon regard et ma langue.Ce n'est pas l'ascèse qui m'a consolé de leur perte, mais c'est parceque je T'ai trouvé, Toi que je vois en tout lieu. »

Un Cheikh avait une préférence marquée pour l'un de sesdisciples. Les autres lui en firent la remarque. Le Cheikh remisalors à chacun de ses disciples un oiseau et leur dit : « tuez-le dansun endroit où personne ne le verra ». Chacun d'eux s'en alla et tual'oiseau qui lui avait été remis dans un endroit isolé. Le disciplefavori revint avec l'oiseau vivant. Le Cheikh lui demanda pourquoiil ne l'avait pas tué. Le disciple répondit : « tu m'as ordonné de letuer dans un endroit où personne ne le verra, mais il n'y a pas delieu où Dieu ne voit ce qui s'y passe ». Le Cheikh dit alors auxautres disciples : « C'est pour cela que je préfère votre compagnonà vous autres ; en effet, ce qui l'emporte sur vous, c'est ce que disentles gens, tandis que votre compagnon n'oublie pas Dieu ».

La vision de la proximité est un voile par rapport à la proximité.Par conséquent, celui qui voit pour son âme une « étape » ou un« souffle » se fait illusion. C'est pourquoi [les soufis] ont dit : « QueDieu te rende méfiant de sa proximité », c'est-à-dire du fait que tuvoies sa proximité. Car s'habituer à la proximité de Dieu serait undes signes de la puissance sur lui. Or Dieu est au-delà de toutefamiliarité (uns), et les moments où se réalise l'union à Dieu (al-haqîqa) p roduisent nécessairement la stupeur (al-dahsh) e tabolissent [la conscience d'être uni à lui]10.

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10. Traduction moins littérale et plus explicite de ce paragraphe concis :La proximité de Dieu est voilée à celui qui prétend en avoir claire conscience.Par conséquent, celui qui croit être arrivé à telle étape de la vie mystique ouqu'il a reçu telle grâce se fait illusion. C'est pourquoi les soufis ont dit : « QueDieu te rende méfiant de sa proximité. » Car s'habituer à la proximité de Dieuserait signe qu'on Le possède. Or, Dieu est au-delà de toute familiarité, et lesmoments où se réalise l'union à Dieu produisent nécessairement la stupeur et

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Dans le même ordre d'idée, [les soufis] ont dit :

« Mon épreuve en Toi, c'est que je ne fasse pas attention à cetteépreuve.Votre proximité est comme votre éloignement.Quand donc viendra l'heure de mon repos? »11

Le Maître Abû 'Alî al Daqqâq - que Dieu lui fasse miséricorde -récitait souvent ce vers :

« Votre désir est une hégire, votre amour est repoussé,votre proximité, c'est l'éloignement, votre paix, c'est la guerre »12.

Abû al-Hasan al-Nûrî vit un des amis de Abû Hamza et lui dit :tu es un des amis de Abû Hamza, celui qui parle sur la proximitéde Dieu. Quand tu le rencontreras, dis-lui : Abû al-Hasan te salueet te dit :

« La proximité est proche lorsque nous y sommes après l'éloi-gnement ».

Pour ce qui est de la proximité elle-même, Dieu le Roi, le Réel,en est transcendant, car Il échappe aux définitions, aux lieux, à cequi a une fin et à ce qui se mesure. Aucune créature n'est unie à Lui,et aucune créature objet de son Décret antérieur n'est séparée deLui - que l'Éternel soit exalté, loin d'être susceptible d'union et deséparation !

Il y a donc une proximité qui ne peut être dite un de ses attributs :c'est la proximité qui est le voisinage réciproque des essences.

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abolissent la conscience d'être uni à Lui.Qushayrî reprend la théorie mystique de l'École de Bagdad. Ce passage de laRisâla est très « junaydien » : avoir conscience d'un état spirituel est incompa-tible avec la réalisation même de cet état.

11. Autrement dit : « La vraie proximité, c'est d'avoir le sentiment que Dieu estloin. Quand donc viendra l'heure de mon repos, loin de mes états deconscience ? »

12 Autrement dit : « Votre désir est plein du sentiment que Dieu est absent… »

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Il y a une proximité qu'il faut lui donner comme attribut : c'est laproximité par sa science et la vision [qu'Il a de nous].

Il y a une proximité qu'il est licite de lui attribuer : c'est celle qu'Ildonne en privilège à qui Il veut parmi ses serviteurs-adorateurs.C'est la proximité du don gratuit de sa bienveillance.

•••

Bilan sur le qurb dans la tradition soufie

À travers une expérience mystique individuelle (Kharrâz) et unexposé synthétique (Qushayrî), on a tenté de cerner la notion dequrb dans la tradition soufie.

En bref, la question fondamentale qui est à la base de la problé-matique mise en œuvre dans le soufisme est la suivante : l'hommepeut-il, en dépassant sa condition de serviteur-adorateur ('abd), serapprocher de Dieu son Maître (Rabb)?

À cette question, les soufis n'ont pas répondu abstraitement,mais concrètement, en prenant le chemin qui mène à Dieu. Ducoup, la vie religieuse est devenue pour eux une Voie (tarîq ousulûk). L'image d'un voyage de l'âme vers Dieu s'est imposée à euxpetit à petit, jusqu'à donner consistance à la doctrine des « étapes »(maqâmat) et des « états » (ahwâl) mise au point par les théoriciensdu soufisme. Le nombre et la liste de ces « étapes » et de ces« états » varient selon les auteurs. Mais peu importe le nombre oula liste. Ce qui compte, c'est l'image elle-même de la Vo i e ,parcourue de façon graduelle, balisée par des « étapes », des« stations », des « demeures ».

Cette image ne pouvait pas ne pas amener les soufis à adopterle vocabulaire du qurb que leur offraient le Coran et certainshadiths, et à penser le terme du voyage de l'âme vers Dieu dans lelangage de la proximité. C'est particulièrement net chez Kharrâz

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qui centre toute son analyse de l'expérience mystique autour del'image du qurb13.

Cela dit, on a observé, en cours de route, que certains mystiquesétaient allés plus loin, franchissant consciemment les limites del'orthodoxie musulmane qui n'admet qu'une proximité entrel'homme et Dieu, aussi grande soit-elle.

Le cas de Hallâj en est l'illustration dramatique.

Déjà Râbi'a, morte vers 185/801, avait expérimenté que seule lavoie de l'amour pouvait conduire à l'union à Dieu, à une uniond'amour où se trouvent affirmées à la fois la Transcendance deDieu et sa Présence dans l'homme. Sans avoir théorisé cette uniond'amour, Râbi'a l'avait vécue intensément. Hallâj a voulu allerjusqu'au bout de cette voie, allant jusqu'à prêcher sa doctrine del’« inhabitation » (hulûl) de Dieu dans l'homme. C'en était troppour l'orthodoxie musulmane, soucieuse de sauvegarder laTranscendance de Dieu et sa Dissemblance par rapport auxcréatures.

Le gibet de Hallâj marqua la rupture entre le soufisme et l'ortho-doxie des Fuqahâ'.

Aux siècles suivants, les théoriciens du soufisme s'efforcèrent deprouver l'accord entre le soufisme et l'orthodoxie musulmane. Lethème de l'amour réciproque entre l'homme et Dieu, toujourssuspect aux yeux des fuqahâ', ne disparut pas pour autant. Ainsi,Qushayrî, dans la partie la plus importante de sa Risâla, expose 50« demeures » dont le sommet est la mahabba. Arrivant au seuil decette « demeure », il commence significativement son exposé encitant le Coran (5,54 : amour réciproque entre Dieu et l'homme), et

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13. « Image du qurb » : c'est bien d'une image dont il s'agit, c'est-à-dire « d'unereprésentation dont la vérité est vécue dans l'expérience et révélée dans lediscours sur cette expérience », selon la définition proposée par Paul NWYIA,dans Exégèse coranique et langage mystique…, p. 253.

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en rapportant consécutivement le fameux hadith déjà cité dans sonexposé sur le qurb et le bu'd.

Vint alors Ghazâlî, la « Preuve de l'islam » (hujjat al-Islam). Songrand mérite est d'avoir « revivifié » la doctrine musulmane enassumant les richesses spirituelles du soufisme. Du même coup, ila c c o rdait définitivement droit de cité au thème de l'amour(mahabba) dans l'islam, mais en recourant significativement à lanotion de qurb.

Dans le cadre de notre recherche, c'est précisément le rapportétabli par Ghazâli entre qurb et mahabba qui retiendra l'attention.

4. La notion de qurb dans la pensée de Ghazâlî

Ghazâlî, mort en 505/1111, occupe une place privilégiée dans laTradition musulmane du fait qu'il s'est donné pour tâche d'élaborerune véritable synthèse de la doctrine musulmane, fondée sur leCoran et le Hadith, intégrant les données positives de la philo-sophie (falsafa) et du soufisme (tasawwuf).

L'œuvre de Ghazâlî montre en particulier jusqu'où peut allerl'homme dans ses relations avec Dieu et quelles sont les limites quel'islam sunnite impose à ces relations. C'est dire l'importance, dansle cadre de notre recherche, de celui qui est considéré comme undes plus grands penseurs de l'islam.

La pensée de Ghazâlî sur le qurb se trouve explicitée principa-lement dans son œuvre magistrale, l'Ihyâ' 'ulûm al-dîn. Cet ouvrage- ainsi que son nom l'indique - vise à revivifier les sciences de lareligion.

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Après un aperçu sur les principales composantes de la notion dequrb dans l'Ihyâ', on s'attardera sur une page célèbre traitant durapport entre qurb et mahabba.

4.1. Les principales composantes du qurb

Pour Ghazâlî, fidèle sur ce point à la ligne ash'arite14, c'est enpremier lieu la science religieuse (al-'ilm) qui permet au croyantd'être proche de Dieu :

« Le fruit de la science est la proximité du Dieu des mondes ;(elle permet) de se joindre au monde des anges et de se lier à larégion supérieure » (Ihyâ'…, 1,12).

Ceux qui bénéficient du qurb s'appellent les muqarrabûn, c'est-à-dire les « rapprochés », et se répartissent selon la hiérarchiesuivante :

• les anges, qui sont eux-mêmes l'objet d'un classement précis (cf. Ihyâ'…, 1,242) ;

• les prophètes, les saints (awliyâ'), les martyrs et les justes (sâlihûn) (cf. Ihyâ'…, 3,55 et 4,358).La voie du rapprochement des croyants vers Dieu, c'est l'imi-

tation des anges et des prophètes :

« Les anges sont proches de Dieu… Celui qui les imite etcherche à leur ressembler par les traits du caractère s'approche deDieu… comme ils sont proches. Celui qui ressemble au proche estproche » (Ihyâ'…, 1,212 ; même explication en ce qui concerne l'imi-tation des prophètes en Ihyâ'…, 1,216).

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14. Ce survol rapide s'appuie sur Farid JABRE, Essai sur le lexique de Ghazâlî,Beyrouth, Publications de l'université libanaise, 1970, p. 229. Les références àl'Ihyâ' renvoient à l'édition employée par Farid JABRE : Ihyâ 'ulûm al-dîn, LeCaire, Halabî, 4 volumes : 1er vol. 1346 H; 2e, 3e et 4e vol. 1352/1933.

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Aux « rapprochés » en général s'opposent les « haïssables » (al-mamqûtûn) (cf. Ihyâ'…, 1,242).

Dans la vie future, il y a une distinction entre les « rapprochés »et les « hommes de la droite »15 : les premiers jouissent d'une façonplus marquante de la « vision de Dieu » qui est le « plaisirsuprême » (cf. Ihyâ'…, 1,259).

On remarquera, dans ce rapide aperçu, l'importance du thèmedu rapprochement de l'homme vers Dieu par imitation et ressem-blance des anges et des prophètes. Ce thème a sa source dans leCoran et dans le Hadith qui proposent aux croyants toute une sériede modèles à imiter16.

4.2. Qurb et mahabba

Il y a une voie supérieure qui mène à la proximité de Dieu, c'estla voie de l'amour. Cet amour s'enracine dans une « correspon-dance » (munâsaba) entre l'homme et Dieu. Cet amour conduitl'homme tout près de Dieu (qurb), mais ne saurait aboutir àl ’ « i n h a b i t a t i o n » (hulûl) de Dieu dans l'homme, comme leprétendait Hallâj.

Telle est l'argumentation générale de Ghazâlî, dans une pagecélèbre de l'Ihyâ' 'ulûm al-dîn17 qui désigne le sommet de la spiri-tualité musulmane dans les limites de l'orthodoxie sunnite.

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15. Cf. Le Coran 56,8.27.38.90.91 pour l'expression « hommes de la droite ».16. Cf. R. CASPAR, La perfection en islam, dans Comprendre n° 142, 1977.17. Abû Hâmid Md b. Md al GHAZÂLÎ, Ihyâ' 'ulûm al-dîn, Le Caire, éd. 'Uthmân

Khalîfa, t. 4 (1933), p. 263-264. Cf. « L'Amour de Dieu selon Ghazâlî », dansÉtudes Arabes, Rome, IPEA, n° 9 (1965), où le P. Caspar a présenté, traduit etannoté, le passage en question dont on se limitera à développer l'argumen-tation générale.

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L ' a rgumentation de Ghazâlî s'articule autour des pointssuivants :

• L'homme peut aimer Dieu pour Lui-même.L'affirmation ne manque pas d'audace. Les docteurs de la Loi

musulmane récusaient habituellement comme une impiété le 'ishqou la mahabba chantés par les soufis. L'amour, disaient-ils, est une« espèce » du « genre » volonté. Or, la volonté humaine ne s'attachequ'aux choses particulières ; le croyant peut donc aimer la Loidivine ou l'Ordre divin, mais non Dieu lui-même18.

• L'homme peut aimer Dieu en raison d'une « correspondance »(munâsaba).

Le terme de munâsaba évoque un rapport, une correspondanceentre deux choses ou deux êtres. Ghazâlî l'applique à la relationentre l'homme et Dieu, en précisant qu'il s'agit d'une « correspon-dance » interne (bâtina) et non externe (zâhira). Il est intéressant denoter qu'au 14e siècle encore, Ibn Taymiyya, mort en 728/1328,soutient des positions diamétralement opposées à celles deGhazâlî19.

• Cette « correspondance » entre l'homme et Dieu aboutit à« l'échange des attributs » (tabâdul al-sifât).

« Prenez les mœurs de Dieu » (takhallaqû bi-akhlâq-Allâh) est lemot d'ordre soufi qu'il faut mettre en pratique. Ghazâlî empruntedonc la voie favorite des mystiques musulmans les plus ortho-doxes. Ceux-ci désiraient reproduire en eux quelque chose desattributs divins : bonté, connaissance, miséricorde, etc.

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18. Cf. G.-C. ANAWATI et Louis GARDET, Mystique musulmane, aspects et tendances -expériences et techniques, Paris Vrin, 1961, p. 161.

19. Voici comment M. Henri Laoust résume la doctrine d'Ibn Taymiyya :« La foi est aussi amour (mahabba). L'objet de l'amour du croyant, ce ne sera pasDieu considéré dans son essence et ses attributs, puisque Dieu est inconnais-sable et que tout amour suppose une concordance (munâsaba), sinon uneidentité, entre celui qui aime et l'objet de son amour. Ce que le croyant parcontre aimera de toutes ses forces, ce sera l'ordre de Dieu, la Loi divine qui estelle-même toute de justice, de raison et de bonté ».Cité dans Mystique musulmane…, p. 161-162.

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Cette voie conduisait jusqu'à « l'échange des attributs » : Dieudevient notre vue, notre ouïe, etc., selon le fameux hadith déjàrencontré plusieurs fois (cf. CdD 13, p.135-136 de notre recherche).

• En tout cela, c'est de proximité (qurb) qu'il faut parler :

« Ce dont on peut parler, c'est de la proximité (qurb) du serviteuravec son Seigneur dans les attributs qu'Il a ordonné d'imiter… Toutcela rapproche de Dieu (fa-kullu dhâlika yuqarribu ilâ-Allâh), au sensde rechercher non pas la proximité locale mais la proximité par lesqualités (al-qurb bi-l-sifât) »20.

Selon Ghazâlî, on ne saurait aller plus loin dans l'interprétationde l'amour de Dieu. La proximité est une limite infranchissable.Ghazâlî se refuse à suivre les mystiques qui prétendent arriver auxultimes étapes de la Voie soufie. Il critique violemment les formulesunitives des grands soufis qu'il sait condamnés par l'orthodoxiemusulmane. Sans nier la valeur de leurs expériences mystiques, ilrefuse d'en parler, se gardant avec prudence de tout ésotérisme.Toute doctrine contraire à ses positions, du côté musulman commedu côté chrétien, est considérée comme erronée. Mais laissons laparole à Ghazâlî :

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20. Cf. « L'Amour de Dieu selon Ghazâlî », dans Études Arabes n° 9 (1965), textearabe p. 37, texte français p. 33.Ghazalî s'appuie sur quelques versets coraniques et sur quelques hadiths qu'ilinterprète de façon très personnelle :• il voit dans la « lieutenance » d'Adam mentionnée dans le Coran (cf. 2, 30)l'expression coranique de la munâsaba entre l'homme et Dieu;• il interprète le hadith prophétique : « Dieu a créé Adam à Son image » ('alâsûrati-hi) dans le sens suivant : l'homme est créé à l'image de Dieu. Cette inter-prétation est contraire à celle des docteurs musulmans qui affirment généra-lement que Dieu a créé Adam à l'image… d'Adam préexistant éternellementdans la pensée divine.Ces deux exemples suffisent pour montrer l'importance accordée par Ghazâlîà la notion de munâsaba. Une étude approfondie de cette notion serait sansdoute très intéressante, mais déborderait largement le cadre de notrerecherche. En fait, c'est une véritable anthropologie islamique qui se trouveamorcée dans la pensée de Ghazâlî.

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« Les hommes se sont divisés en parties : les uns, esprits bornés,ont dévié vers l'assimilation externe (al-tashbîh al-zâhir) ; les autres,extrémistes excessifs, ont franchi la limite de la “correspondance”(munâsaba) pour parler d'union (ittihâd) : ils ont parlé d'inhabitation(hulûl) au point que l'un d'eux a dit : “Je suis le Réel” (Anâ al Haqq)21.

Les chrétiens, eux, se sont égarés à propos de Jésus et ont dit :“Il est dieu”, d'autres chrétiens ont dit : “l'humanité s'est revêtue dela divinité” ; d'autres : “l'humanité s'est unie à la divinité”22.

Mais ceux à qui s'est dévoilée, d'une part, l'impossibilité d'assi-miler (tashbîh) et de représenter (tamthîl) et, d'autre part, l'impossi-bilité de l'union (ittihâd) et de l'inhabitation (hulûl), ceux pour quiest devenue claire, cependant, la nature du secret, ceux-là sont trèsrares »23.

•••

En somme, le « m a î t re à penser » de l'islam a re n d u« orthodoxe » le soufisme, intégrant dans sa doctrine la notion demahabba, mais refusant le langage de Hallâj et des soufis quiparlaient d'union à Dieu. La rencontre entre l'homme et Dieu nesaurait outrepasser la proximité. Cette proximité (qurb) peut allertrès loin, jusqu'à l'amour entre l'homme et Dieu, enraciné dans une« correspondance » (munâsaba) qui aboutit à « l'échange desattributs » (tabâdul al-sifât). Mais c'est là la frontière que le croyantne doit pas franchir s'il veut rester musulman.

Ainsi s'achève notre recherche sur la notion de qurb dans l'islam.

Il ne semble pas que la pensée musulmane contemporaine aitapporté des développements décisifs sur la question. Un sondage

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21. Parole attribuée à Hallâj par toute la Tradition musulmane, bien qu'elle ne soitpas dans ses écrits.

22. Ces diverses formulations de l'Incarnation relèvent des différentes secteschrétiennes telles que les imaginent les musulmans : la première relève desJacobites, la deuxième des Nestoriens, la troisième des Melkites.

23. Cf. « L'Amour de Dieu selon Ghazâlî », dans Études Arabes n° 9 (1965), textearabe p. 38, texte français p. 34-35.

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dans les revues Majallat al-Azhar et Liwâ' al-islam vient confirmercette opinion.

La notion de qurb a sans doute été suffisamment approfondie,sur la base du Coran et dans la Tradition musulmane selon sesdivers courants, pour guider les musulmans d'aujourd'hui dansleur relation à Dieu selon une spiritualité typiquement islamique,fermement enracinée dans la Parole immuable de Dieu :

« Quand Mes serviteurs-adorateurs t'interrogent sur Moi,certes Je suis proche.Je réponds à l'invocation de celui qui M'invoque » (2,186).« Nous sommes plus proche de lui que la veine de son cou »

(50,16).

« Prosterne-toi et rapproche-toi » (96,19).

Conclusion

La proximité de Dieu à l'homme (qurb) appelle la proximité del'homme à Dieu (taqarrub). À la réalité du Dieu proche (qarîb)correspond l'idéal de l'homme rapproché (muqarrab). Telles sont lesdeux grandes lignes selon lesquelles se déploie la notion de qurbdans l'islam24.

À partir du Coran se développe dans la Tradition musulmaneune évolution de la notion de qurb dont la courbe historique estfacilement repérable : alors que la doctrine classique est généra-lement minimisante, l'expérience soufie va beaucoup plus loin,

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24. Répéter ce qui a été déjà dit dans les bilans partiels qui jalonnent notrerecherche serait vain. Pour une vue d'ensemble, il suffira d'en relire successi-vement les : CdD 12, p. 134 ; CdD 13, p. 142-143 et 167-168 : CdD 15, p. 118-120et 125.

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jusqu'à aboutir dans certains cas à un langage jugé hétérodoxe.Ghazâlî tente de réconcilier les deux courants, sauvegardant lemeilleur du soufisme, mais le tronquant de sa fine pointe. Pour sapart, le réformisme, confronté à des pratiques confrériques jugéesincompatibles avec la foi musulmane, réaffirme l'absolu du tawhîdet souligne que la proximité entre Dieu et l'homme est l'œuvre deDieu seul face à l'homme seul.

La notion de qurb s'insère dans une vision globale des rapportsentre l'homme et Dieu que Ghazâlî synthétise avec maîtrise : positi-vement, la notion de qurb exprime le désir du croyant de rencontrerDieu dans la demeure de l'amour ; négativement, la notion de qurbconstitue entre le serviteur et son Maître une frontière que lecroyant ne doit pas franchir s'il veut rester musulman.

Une divergence de vue entre Islam et christianisme affleure àplusieurs reprises au cours de notre recherche25. Il s'avère ainsi queles mots de la foi revêtent une signification très différente selonl'axe religieux qui les porte.

Le christianisme est né d'une relation particulière entre Dieu etl'homme. La question de savoir si cette relation est théocentriqueou anthropocentrique s'éclaire dans le mystère de l'Incarnation.Toute la problématique chrétienne en découle. Le Dieu proche del'homme devient le Dieu plus intime à moi que moi-même invoquépar saint Augustin et l'union d'amour, où s'affirment à la fois laTranscendance de Dieu et sa Présence dans l'homme, est perçuecomme l'idéal offert à tout chrétien.

L'islam, soucieux avant tout de sauvegarder la Transcendanceabsolue de Dieu et sa Dissemblance vis-à-vis des créatures, voitlogiquement dans la prétention de l'homme à s'unir à Dieu uneforme d'associationisme qui ne saurait être tolérée. Dans la problé-matique musulmane, le témoignage du Dieu transcendant prime

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25. Les points de différence signalés dans l'étude du Coran et du Hadith - CdD 12,p. 125 et CdD 13, p. 140-141 - et la réfutation des positions chrétiennes parGhazâlî - CdD 15, p. 125 - en sont l'expression.

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tout. La notion de qurb ne peut alors que servir de « garde-fou »,empêchant le croyant de tomber dans l'abîme qui sépare l'hommede Dieu tout en exprimant l'idéal d'une proximité entre l'homme etDieu qui peut aller très loin.

En somme, c'est une fonction régularisatrice q u ' a s s u re lanotion de qurb, dans le cadre d'une vision typiquement islamiquedes rapports entre l'homme et Dieu.

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Bibliographie

En arabe :

Al-Qur'ân Al-Karîm, édition de la Bibliothèque nationale du Caire (Dâr al-kutub), 1342/1952.

Tabarî Abû Ja'far Muhammad b. Jarîr, Jâmi' l-bayân fî tafsîr al-Qur'ân, LeCaire, M.B. Halabî, 1373/1954 et s., 30 tomes.

Zamakhsharî Abû l-Qâsim Mahmûd b.'Umar, Al-Kashshâf 'an baqâ'iqjawâmid al-tanzîl, Le Caire, al-maktaba al-tijâriyya al-kubrâ, 1373/1953, 4tomes.

Râzî Abû 'Abd Allah Md b. 'Umar b. al-Husayn Fakhr al-dîn, Mafâtîh al-ghayb, Le Caire, matba'a misriyya, 1352/1933 et s. 30 tomes.

Baydâwî 'Abd Allah b. 'Umar b. Md b. 'Alî Abû l-Khayr Nâsir al-dîn,Anwâr al-Tanzîl wa asrâr al-ta'wîl, Le Caire, M.B. Halabî, 1388/1968, 2tomes.

Alûsî Abû l-tanâ' Mahmûd Shihâb al-dîn, Rûh al-ma'ânî, Le Caire, Idâratal-tîbâ 'at al-munîriyya, 1345/1926, 30 tomes.

Tafsîr Al-Manâr, al-shaykh Muhammad 'Abduh wa-l-sayyid Rashîd Ridâ, LeCaire, maktabat al-Manâr, 1910, 12 tomes.

Al-Ahâdith Al-Qudsiyya, ouvrage publié par la Commission du Coran etdu Hadîth, Le Caire, 1969-1970, 2 volumes.

Ghazâlî Abû Hâmid Md b. Md, Ihyâ' 'ulûm al-dîn, Le Caire, Matba'aUthmâniyya, 1352/1933, 4 volumes.

Qushayrî Abû l-Qâsim Abd al-Karîm, al-Risâla al-qushayriyya, Le Caire,M.B. Halabî, 1358/1940.

En anglais :

Jeffery Arthur, The foreign vocabulary of the qur'ân, Baroda, OrientalInstitute, 138.

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En français :

Le Coran, trad. Régis Blachere, Paris, Maisonneuve et Larose, 1966.

Le Coran, trad. Denise Masson, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,1967.

Encyclopedie de l'islam, Leiden, Brill, Première édition, 1913 et s., 4 tomes ;Nouvelle édition, 1960 et s., en cours de parution.

Louis Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystiquemusulmane, Paris, Vrin, 1954, 2e édition, 456 pages.

G.-C. Anawati et Louis Gardet, Mystique musulmane, aspects et tendances -expériences et techniques, Paris, Vrin, 1961, 310 pages.

Paul Nwiya, Exégèse coranique et langage mystique, nouvel essai sur le lexiquetechnique des mystiques musulmans, Beyrouth, Dar el-machreq, 1970, 439pages.

Farid Jabre, Essai sur le lexique de Ghazali, Beyrouth, Publications de l'uni-versité libanaise, 1970.

Arnaldez R., article : « La mystique musulmane », dans La Mystique et lesMystiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

Caspar R., Cours de théologie musulmane, Rome, IPEA, 1976, 2 tomes.

Caspar R., Cours de mystique musulmane, Rome, IPEA, 1976.

Études Arabes n° 9 (1965), n° 21, n° 45 (1977).

Islamo-christiana 4, Rome, IPEA, 1978.

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Joseph MaaloufNé en 1957 à Hadath (Liban), Joseph Maalouf est entré dans la Congrégation desMissionnaires de Saint-Paul en 1976. Il obtint le doctorat en philosophie àl'Université de Caen en 1991. Il enseigne la philosophie contemporaine àl'Université libanaise de Beyrouth.Il a publié plusieurs livres et articles en français et en arabe sur la bioéthique et ledialogue islamo-chrétien, et a traduit en arabe avec Ursula Assaf Novak (orienta-liste) « Projekt Weltethos » de Hans Küng.La conférence que nous publions ici a été prononcée à l'Académie tunisienne desSciences, des Lettres et des Arts « Beit Al-Hikma », à Carthage (Tunisie), dans lecadre d'une rencontre internationale sur le thème « le fait religieux aujourd'hui »,rencontre qui s’est tenue entre le 1er et le 6 février 1999.

POUR UNE COLLABORATION ÉTHIQUEENTRE CHRÉTIENS ET MUSULMANS AU LIBAN :

DE LA POLÉMIQUE AU DIALOGUE

Le titre de cette intervention nécessite quelques précisions :

Sur le plan dogmatique1 le dialogue islamo-chrétien au Libans'avère de plus en plus inefficace, voire inutile, surtout dans lecontexte géo-politique actuel. Personne n'est prêt à re p e n s e rl'expression de sa foi et de sa doctrine, surtout quand il s'agit d'uneconfrontation avec l'autre. Ce dialogue s'est transformé le plussouvent en polémique2, du moins dans les quatre dernière s

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1. Cf. Sououd al-Mawla, Le dialogue islamo-chrétien, nécessité de l'aventure ,Beyrouth, éd. Al-Manhal al-Loubnani, 1996. Voir surtout l'introduction ducheikh Mouhammad Mahdi Chams el-Din, Moufti Chiite de la Républiquelibanaise : « Réflexions sur la formule du dialogue islamo-chrétien », p. 5-22.À ce propos, Chams el-Din dit : « Entre musulmans et chrétiens il y a despoints de divergence dans la doctrine difficiles à dépasser. Ces points nepeuvent être ni objet de discussion ni objet d'interprétation dans l'islam. Carl'interprétation musulmane réside seulement dans le domaine des jugementsjuridiques et non pas dans les dogmes », p. 15.

2. Nous passerons en revue dans la pre m i è re partie de notre travail les

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décades, pour ne pas évoquer les dialogues d'antan3. Faire undialogue uniquement à partir des considérations dogmatiques,c'est-à-dire à partir d'une lecture littérale4 des « livres révélés »,aboutit fatalement à l'échec. Si les chrétiens et les musulmansveulent se comprendre, la première chose à faire est peut-être desortir au moins d'un pied du discours dogmatique et apologétique.

Depuis quelques années, nous assistons au Liban à unchangement sensible dans la conception du dialogue islamo-chrétien. Un glissement, en effet, se dessine peu à peu à l'horizon,en dépit de certaines tentatives désespérées de récupération aussi

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recherches qui ont été faites dans cette perspective.3. Voir la Collection du patrimoine arabe chrétien, sous la direction de Mgr.

Néophitos Edelby, avec la collaboration du père Khalil Samir, s. j. ; voir surtout,Khalil Samir s.j., Le traité de l'unité de Yahya Ibn Adi (893 - 974). Étude et éditioncritique, Librairie Saint-Paul, Jounieh, 1980.

4. Le courant interprétatitf dominant dans le monde musulman est plutôt littéral.Le concept de al-inzal barre le chemin à toute tentative visant à replacer leCoran dans son contexte culturel et historique. Mais il y a des voix quis'élèvent chez les musulmans appelant à briser cet enclos, considéré, il y a peude temps, comme une limite infranchissable. À côté de certains, considéréstrop progressites dans le monde musulman, tels que Mohammad Arkoun,Nasr Hamed Abou Zaïd, il est des responsables religieux à l'heure actuelle quiosent évoquer cette question, bien qu'ils restent « conformistes » dans l'inter-prétation du Coran. Dans son article, Le Coran et le temps, Cheikh MohammadHoussaïn Fadlallah, chef religieux du Hezbollah au Liban, semble aller dans lesens de « l'herméneutique moderne ». « Je pense, dit-il, qu'il y a beaucoup àfaire dans la nouvelle compréhension du Coran… La méthode littérale dans laconception du Coran l'a figé dans son mouvement culturel et l'a enfermé dansdes conceptions et des contextes qui sont incapables de contenir le mouvementde la vie ; c'est ce qui nous pousse à opter pour l'étude évolutive dans la façonde comprendre le Coran et de comprendre la Sounna aussi. Car la question dela méthode est délicate. Chaque génération doit l'étudier d'une manièreindépendante quitte à l'introduire dans une comparaison avec le texte. Semobiliser selon la méthode du verset : “Nous avons trouvé nos ancêtres sur unchemin, nous nous conduisons sur leurs traces” (l'Ornement, 23) pourraitcontenir les mêmes désavantages si nous étions partis des doctrines des pères(il s'agit des anciens interprètes musulmans), car le danger de la tradition dansla méthode n'est pas moins dangereux que la tradition dans la conception oula doctrine ». Cf. Revue Al-Mountalak, n° 120, 1998. Pour la traduction duCoran, nous avons choisi celle de Muhammad Hannidullah avec la collabo-ration de Mr. Léturmy, Hilal Yayinlari, Ankara, 1973.

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bien chez les uns que chez les autres, en vue d'une collaborationéthique5 entre chrétiens et musulmans, afin de renforcer la convi-vialité et le respect mutuels, et peut-être de faire face ensemble auxdéfis des « idées modernes », trop envahissantes semble-t-il. « Ausein d'un pays pluraliste dans ses appartenances religieuses, il y aplace seulement pour le dialogue qui opte pour l'acceptation del'autre tel qu'il est et non pas avec des conditions… »6. Encore faut-il protéger cette collaboration des recrudescences dogmatiques,toujours à l'affût, et des immixtions sournoises des hommespolitiques, de part et d'autre.

Dans la mouvance du Concile Vatican II, le synode pour leLiban (les lettres apostoliques des patriarches catholiques sontdans la même ligne)7 a consacré plusieurs pages au dialogueislamo-chrétien, donnant la priorité à la convivialité, donc au côtéhumain : « il est particulièrement nécessaire d'intensifier la colla-boration entre les chrétiens et les musulmans, dans les domainesoù cela est possible, avec un esprit désintéressé… Leur considé-ration commune à l'égard de la vie morale et leur aspiration en vued'un avenir meilleur les rendront tous ensemble responsables del'édification de la société présente et du monde de demain, enprotégeant et en promouvant les valeurs morales, la justice sociale,la paix et la liberté, la défense de la vie et de la famille »8.

Dans la société libanaise, le christianisme et l'islam semblentencore avoir une influence importante sur la vie quotidienne, bien

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5. Voir à ce propos Ayatoullah al-Sayed Mouhammad Houssaïn Fadlallah, Lesperspectives du dialogue islamo-chrétien, éd. Mala'k, Beyrouth, 1414h. - 1994 ap.J.-C., p. 95 - 99 ; Les relations islamo-chrétiennes, lecture musulmane du présent et duf u t u r, in Revue, Centre des études stratégiques, des re c h e rches et desdocumentations, Beyrouth, 1994, p. 38 ; voir aussi, Le flacon du confessionnalismeet du fanatisme est un signe d'ignorance dans la conscience humaine, in Revue,Hayatouna al-Chabab, n° 30, Nov. 1997, p. 4 - 9.

6. Sououd al-Mawla, op. cit., p. 76.7. Conseil des Patriarches catholiques d'Orient, Ensemble devant Dieu pour le Bien

de la personne et de la société, La coexistence entre musulmans et chrétiens dans lemonde arabe, Secrétariat général, Bkerké, Liban, 1994.

8. Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale, « Une Espérance Nouvelle pourle Liban », Libreria editrice Vaticana, Cité du Vatican, p. 147.

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qu'on assiste depuis quelque temps à une certaine indifférence,surtout chez les jeunes9. En effet, dans ce pays, « religion et société- comme c'est le cas dans beaucoup de pays arabes d'ailleurs -tendent à coïncider »10. Or, ce qui intéresse encore les jeunes et lesgens en général, c'est bien le côté humain de la religion. On nes'intéresse guère aux spéculations dogmatiques, lesquelles mènentle plus souvent à des positions fébriles.

L'enjeu de cette étude donc est clair : malgré les divergencesthéologiques et dogmatiques si profondes qui séparent leschrétiens et les musulmans (ou même dans le domaine du statutpersonnel, tels que la polygamie ou le divorce), il est possible deréfléchir sérieusement à l'ère du pluralisme11, à des valeurséthiques communes, lesquelles sont nombreuses, voire les mêmes,selon le mot du cheikh Fadlallah12 et, par conséquent, de coexisterensemble dans la paix et le respect mutuels.

Nous divisons notre intervention en trois parties : Nousmontrerons dans un premier temps que le « dialogue » islamo-chrétien (ou les écrits) sur le plan dogmatique au Liban a conduitle plus souvent à l'impasse et que chacun a cherché à dénigrer la« vérité » de l'autre à partir des jugements basés uniquement sur la« révélation ». Dans la deuxième partie, nous tâcherons de mettrel'accent sur le vrai dialogue qui se déploie au Liban sur le planéthique entre chrétiens et musulmans depuis un certain temps,ainsi que ses retombées sur la vie quotidienne. Enfin, nous propo-serons quelques valeurs communes entre les deux religions quipourront servir de base pour une meilleure entente entre elles.

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9. Cela n'empêche pas de voir, aussi bien chez les chrétiens que chez lesmusulmans, des jeunes qui ont tendance au radicalisme et à l'application deslois religieuses à la lettre. Est-ce un retour à la religiosité, ou bien une réactioncontre le danger de la modernité, ou bien encore une façon de sortir del'impasse sociale?

10. Paul Khoury, Islam et christianisme : Dialogue religieux et défi de la modernité,Beyrouth, imp. St. Paul, 1997, p. 8.

11. Voir à ce sujet le précieux livre de Joseph S. O'Leary, La vérité chrétienne à l'âgedu pluralisme religieux, Cogitatio Fidei, Cerf, Paris, n° 181, 1994, surtout p. 9 -57.

12. Cf. Son article in Hayatouna al-Chabab, ibid., p. 5.

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1. Échec du « dialogue » dogmatique au Liban

Si l'on parcourt rapidement les écrits chrétiens et musulmans auLiban à partir des années cinquante, on constate que la plupart desauteurs étaient plutôt enclins à la polémique et à l'apologie. Entreles années soixante-dix et quatre-vingt-dix, on a pu dénombrerquarante-cinq livres polémiques dont vingt-et-un pour leschrétiens. Et l'on constate la quasi absence des livres critiques13.Leur souci primordial consistait à chercher les failles de chaquereligion dans le but de démolir son édifice de fond en comble. Cegenre de « dialogue » existe encore aujourd'hui mais a tendance à« diminuer ». De tels écrits n'ont fait qu'envenimer les rapportsentre les deux religions, laissant une atmosphère de soupçon et deméfiance.

Parmi les auteurs chrétiens qui s'inscrivent dans le sillage de lapolémique et qui furent la cible d'une critique violente dans lemonde musulman au Liban et même dans le monde arabe, nouscitons comme chef de file Al-Oustaz al-Haddad14 et, un peu plust a rd, Abou Moussa al-Hariri, Moustafa Jiha1 5 ( d ' o r i g i n emusulmane, mais vivant dans une zone à majorité chrétienne),Elias al-Mour16 et certains pamphlets anonymes.

C'est surtout la personne du prophète Mouhammad et de saprophétie qui sont la cible de ces auteurs. Pour eux, Mouhammadn'a rien ajouté au judaïsme et au christianisme (surtout lesnazaréens ou les nestoriens). En fait, ils ne peuvent pas imaginerdans leur logique chrétienne qu'il puisse y avoir une nouvelle

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13. Rôle et perspective, C e n t re de dialogue islamo-chrétien, Université deBalamand, 1996, p. 9.

14. Voir surtout son livre, Le Coran, un mouvement nazaréen, sans date, sans maisond'édition.

15. Moustafa Jiha, Épreuve de la raison dans l'islam, première édition, 1401h. - 1981ap. J.-C. ; voir surtout p. 133 - 158, où l'auteur s'en prend à la personne deMouhammad et à sa prophétie… Cet auteur fut assassiné dans son appar-tement pendant la guerre.

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forme de prophétie après le Christ et, par conséquent, le Coran n'afait que ratifier ce qui existait avant lui dans la région de la Mecque.

1.1. Une stratégie de « suppression » de l'autre

Dans sa collection, Pour un dialogue islamo-chrétien, al-Haddads'efforce de montrer, à partir du Coran et des écrits musulmans,que « le Coran est un mouvement "nazaréen" » (titre d'un livre).Cette idée sert de leitmotiv dans ce livre et dans les autres17 pourmontrer la précarité du Coran. L'auteur s'appuie sur un versetcoranique qui dit : « On m'a commandé d'être du nombre desSoumis (musulmans), et de réciter le Coran »18.

Les soumis auxquels l'auteur fait allusion sont les juifs qui ontcru en Jésus Christ. Le mouvement coranique est venu les soutenircontre ceux qui ont refusé le Christ parmi le peuple d'Israël : « Ho,les croyants ! soyez les secoureurs de Dieu, à l'instar de ce que Jésusfils de Marie disait aux apôtres : “qui sont mes secoureurs enDieu ?” - Les apôtres dirent : “Nous sommes les secoureurs deDieu”. Un groupe des Enfants d'Israël, donc crut, tandis qu'ungroupe mécrut. Puis Nous aidâmes ceux qui crurent, contre leurennemi ; ils devinrent donc les triomphants »19.

L'auteur conclut, après une étude exhaustive de cette théorie,que le nom de nazaréen s'applique uniquement à la communauté

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16. Elias al-Mour, L'islam, une hérésie nazaréenne, sans date, sans maison d'édition.Ce livre s'inscrit dans la droite ligne de Al-Oustaz al-Haddad et de AbouMoussa al-Hariri. Sa tentative consiste à réfuter la prophétie de Mouhammaden affirmant que le prophète n'a fait que réciter ce que le moine Waraka benNawfal lui avait appris. Ce livre, tout comme celui de Moustafa Jiha, manquede respect jusqu'à l'insulte.

17. Voir surtout, Introduction au dialogue islamo-chrétien, n°4, Librairie St-Paul,février, 1969 ; Le Coran et le christianisme, n° 3, Librairie St-Paul, décembre, 1996.

18. Les Fourmis 91-92.19. Le Rang 14.

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juive qui a cru au Christ. C'est « la communauté de juste milieu »entre le judaïsme et le christianisme : « Et c'est ainsi que Nousavons fait de vous une communauté de juste milieu, pour que voussoyez témoins contre les gens et le Messager témoin contre vous »20.

Le prophète Mouhammad a dû étudier l'enseignement de cemouvement pendant quinze ans après son mariage avec Khadija,chez un certain Waraka ben Nawfal, évêque21 nazaréen de laMecque, et oncle de Khadija. Cet évêque traduisait en arabe devantMouhammad un évangile araméen écrit en caractères hébreux.« Waraka est à la fin décédé et la révélation s'est flétrie »22. D'où leverset de la Consultation que l'auteur interprète dans le sens de sathéorie : « À cela, donc, appelle ; et reste droit comme on t'acommandé ; et ne suis pas leurs passions ; et dis : “je crois en toutce que Dieu a fait descendre en fait de Livre” - et : “On m'acommandé de faire la justice entre vous. Dieu est notre Seigneurtout comme votre Seigneur”. À nous nos œuvres, et à vous vosœuvres. Pas d'argumentation entre nous et vous. Dieu va réunirnous et vous. Et vers Lui, Le Devenir ! »23

« Ces “nazaréens” des fils d'Israël et les “pieux” parmi lesarabes, poursuit al-Haddad dans son analyse, étaient une “seulecommunauté” et appartenaient au monothéisme biblique et à la foien Jésus Christ »24. « Nous avions apporté le Livre à Moïse - peut-être seraient-ils guidés? Et nous désignâmes le fils de Marie, - ainsique sa mère, comme un signe ; et à tous deux Nous donnâmes asilevers un coteau tranquille et doté d'eau de source […] Oui cettecommunauté vôtre est une communauté une, tandis que Je suisv o t re Seigneur. Craignez-moi donc »2 5. Entre Nazaréens,musulmans et arabes pieux, il y avait une unité complète et ilsformaient une seule communauté : « unité dans le nom » et « unitédans la doctrine »26. Ils croyaient au Livre en entier, c'est-à-dire à la

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20. La Vache 143.21. Al-Haddad, Le Coran, un mouvement nazaréen, op. cit., p. 76.22. Ibid., p. 77.23. La Consultation 15.24. Al-Haddad, op. cit., p. 15.25. Les Croyants 49-50, 52.26. Al-Haddad, op. cit., p. 16.

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Torah de Moïse et à l'Évangile : « Dis gens du Livre ne vous tenezsur rien, tant que vous n'établissez pas la Thora et l'Évangile »27.

Ceux qui observaient la Torah et l'Évangile étaient donc desmusulmans. Ils croyaient « en ce qui a été donné à Moïse et à Jésus,et en ce qui a été donné aux Prophètes de la part de leur Seigneur :nous ne faisons de différence entre aucun d'eux, et à lui noussommes soumis »28.

L'islam du Coran était donc l'islam des nazaréens et, par consé-quent, existait avant le Coran. Mouhammad en était membre etprêchait son message29 : « C'est lui qui vous a élus ; et il ne vous apas assigné de gêne dans la religion comme culte de votre pèreAbraham, lequel vous a nommés soumis [mouslimin]. Autrefois, - etici aussi, - afin que le messager soit témoin sur vous et que voussoyez témoins sur les gens »30.

« Le mouvement nazaréen chez les arabes avait pris le nom del'islam et Mouhammad dans sa conversion et son envoi a adhéré àcet islam nazaréen »31 : « On m'a commandé d'adorer le Seigneur decette ville qu'il a sanctifiée, - et commandé d'être du nombre desSoumis, et de réciter le Coran »32.

L'analyse de cette position demanderait des années pour mieuxconnaître ses tenants et ses aboutissants. Il s'ensuit donc, selon al-Haddad, que le mouvement coranique n'est qu'une ratification duchristianisme des fils d'Israël contre le judaïsme jusqu'à la victoire.Le Coran appelle et lutte avec « une communauté du peuple deMoïse qui guide avec le droit et qui par là exerce la justice »33, « avecune confession du peuple d'Israël qui a cru au Christ, avec lesnazaréens, jusqu'à l'anéantissement total des juifs dans al-Hijaz et

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27. Le Plateau servi 68.28. La Vache 136 ; voir aussi l'Araignée 46.29. Al-Haddad, op. cit., p. 18.30. Le Pélerinage 78.31. Al-Haddad, op. cit., p. 18.32. Les Fourmis 90 - 91.33. Les Limbes, 158.

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la péninsule »34. Le rôle du prophète Mouhammad dans l'appel àl'islam, par conséquent, tel que l'islam le comprend aujourd'hui estdonc minime. La position d'al-Haddad est très connue au Liban, enSyrie et au Proche-Orient.

Cette thèse revient sans cesse chez lui, et dans tous ses livrespratiquement. Tel fut le rapport essentiel, selon lui, entre islam etnazaréens. Le Coran est un appel clair à suivre le Christ etl'Évangile dans « une communauté de juste milieu » entre le chris-tianisme et le judaïsme, à l'instar des nazaréens35.

Cette position, en dépit de son importance interprétative danssa tentative de comprendre l'historicité du Coran, manque d'objec-tivité. Il n'est pas difficile de déceler chez l'auteur un vent de prosé-lytisme dans le monde de l'islam36. Selon lui, il n’y a qu'une seulereligion authentique : le christianisme. L'islam reste en deçà del'expérience spirituelle de l'Évangile et de Jésus Christ. Une telleattitude finit par enfermer l'auteur soit dans une « stratégie deretranchement » (Festungsstrategie), (Extra Ecclesiam nulla salus ! :« Hors de l'Église point de salut » !), soit dans une « stratégied'enveloppement » (Umarmungsstrategie)37.

Tenir ce genre de propos ne laisse pas le monde musulmanindifférent. Une avalanche d'invectives s'est abattue sur l'auteur, letraitant de tous les noms. C'est surtout Mouhammad IzzatDarwaza qui a consacré un livre monumental, Le Coran et les prosé -lytes38, pour passer au crible les prétentions de al-Haddad.

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34. Al-Haddad, op. cit., p. 21. La citation du verset coranique chez al-Haddad n'estpas fidèle au texte.

35. Ibid., p. 20.36. Il ne faut pas s'étonner, en l'occurrence, de la montée du fondamentalisme au

sein du monde musulman, par réaction (ce n'est pas, certes, la seule cause decette montée), ou de la montée du fondamentalisme au sein du mondechrétien au Liban, par tentation de fierté ou de certitude au niveau de la foi.

37. Hans Küng, Projekt Weltethos, Piper, München, 1990, p. 105-107.38. Mohammad Izzat Darwaza, Le Coran et les prosélytes, Al Maktab al-Loubnani,

1392h.-1972 ap. J. C. Voir aussi dans la même ligne, Ahmad Amran, Le Coranet le christianisme dans la balance, Al Dar al-Islamia, Beyrouth, 1995. Le livre estune réfutation de la thèse de al-Haddad de fond en comble.

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L'auteur s'en prend à al-Haddad avec une critique violente. Il lerange parmi les prosélytes (missionnaires) et les orientalistes quiavaient tendance dans les années cinquante et soixante à démonterl'islam et à appeler les musulmans à se convertir au christianisme39.Darwaza cite d'abord un verset coranique qui désavoue lesdocteurs et les prêtres (al-Haddad était prêtre) : « Ô, les Croyants !beaucoup de docteurs et de moines, certes oui, dévorent les biensdes gens, au nom du faux, et empêchent du sentier de Dieu »40.« Ceux-là, à notre connaissance, sont en même temps des agents etdes montures pour les rancuniers des hommes politiques etreligieux des pays occidentaux coloniaux, ceux qui sont solidairesavec leurs prédécesseurs contre l'islam et les musulmans depuis laconquête musulmane et ensuite pendant les guerres des croisadeset enfin dans les tentatives modernes du néo-colonialisme… »41.

L'auteur répond à partir de la logique du Coran lui-même : LaTorah et l'Évangile auxquels le Coran fait allusion dans plusieursendroits ne sont pas les mêmes que ceux qu'ont les chrétiens et lesjuifs entre les mains aujourd'hui42. Dans l'édition protestante il y a39 livres43 et dans la catholique 46. Le Coran cite douze foisl'Évangile mais toujours en rapport avec Issah, et jamais les quatreÉvangiles. La question qui se pose à Darwaza - et à beaucoup demusulmans - est la suivante : pourquoi y a-t-il quatre Évangileschez les chrétiens ?44 Pourquoi y a-t-il des divergences dans la

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39. Ibid., p. 8-12. Voir aussi dans la même perspective le livre de Moustafa Khalidiet Omar Farrouk, Missionaries and Imperialism, being an account of mission workin the Arab World as a medium of cultural expansion and preparation for politicalintervention, Scientific Library, Beirut, 1953. Les deux auteurs s'en prennent auxécoles et aux hôpitaux des missionnaires catholiques ou protestants et consi-dèrent que derrière cette façade si belle se cache un retour des croisades(l'Occident) pour assiéger le monde musulman et piller ses ressources. Leprosélytisme chrétien, bien qu'il ne fût pas direct au Liban, laissa chezbeaucoup de musulmans une certaine méfiance vis-à-vis des institutionséducatives et humanitaires.

40. La Pénitence 34.41. Mohammad Izzat Darwaza, op. cit., p. 12.42. Ibid., p. 21.43. Ibid., p. 20-32.44. Ibid., p. 57.

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narration des récits de Jésus ? « Dieu ne peut pas révéler une choseet son contraire. Le contraire relève du mensonge, de l'imaginationet de l'illusion »45.

Selon Darwaza, la date de la rédaction des Évangiles est incer-taine. Ces livres ont également subi des changements très impor-tants à tel point qu'il nous est impossible de les reconnaître46. Lathèse de al-Haddad concernant Waraka ben Nawfal est exagérée eten dépit de tout bon sens. Même si Waraka était nazaréen, cela nevoudrait pas dire que toute sa tribu fût nazaréenne. Les parentsproches du prophète n'étaient pas nazaréens et n'ont même pas cruà sa prophétie au début, à l'exception d'Ali47. Et même si leprophète connaissait la doctrine des nazaréens, cela n'empêcheraitpas qu'il soit prophète.

En somme, les livres de al-Haddad ne nous ont pas permis decréer un dialogue serein permettant de rapprocher les deuxreligions l'une de l'autre. La polémique de Darwaza, et d'autresencore, est une conséquence logique à ce genre de critique.

Le Livre de Hassan Khaled48, Position de l'islam à l'égard dupaganisme, du judaïsme et du christianisme, dans sa troisième partie,est une réponse indirecte à al-Haddad, avec un ton respectueux duchristianisme, et à Abou Moussa al-Hariri objet de notre deuxièmeétape.

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45. Ibid., p. 59.46. Ibid., p. 61.47. Ibid., p. 174.48. Hassan Khaled, Position de l'islam à l'égard du paganisme, du judaïsme et du chris -

tianisme, Institut du progrès arabe, Beyrouth, 1986. C'est Radwan al-Sayeddans son article, Réflexion musulmane sur le christianisme, qui fait allusion àla position de Hassan Khaled. « J'étais proche du Moufti al-Cheikh HassanKhaled pendant les années du rassemblement des références de son livre,position de l'Islam à l'égard des autres religions. Et j'ai appris à l'époquequelles étaient les raisons qui l'ont poussé à écrire le livre, raisons parmilesquelles il y avait les polémiques chrétiennes libanaises contre l'islam : àcommencer par les livres de Al-Oustaz al-Haddad, en passant par les livres deAbou Moussa al-Hariri, jusqu'aux publications des prêtres de Kaslik », p. 64 -65. L'auteur « pardonne aux chrétiens du Liban leur enfermement, pourtant

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Le livre de Abou Moussa al-Hariri49, Moine et prophète, recherchesur l'origine de l'islam, s'inscrit dans la droite ligne des écrits de al-Haddad. Toute la thèse de ce livre consiste à montrer que la« révélation de Dieu sur les prophètes est la même et que ladescente du Coran arabe ressemble à celle de l'évangile hébreu50 etque la descente ultérieure est en fait une descente antérieure »51.

Mouhammad a dû apprendre ces enseignements d'un « sageexpert »52. Tous les indices, selon l'auteur, montrent que Waraka benNawfal est à l'origine de la prophétie de Mouhammad : « la parentéentre le prophète et Waraka, entre ce dernier et Khadija, le rôle duprêtre dans le mariage du prophète, son entraînement à l'ado-ration »53. Bref, Mouhammad a enseigné ce qu'il avait appris54.L'auteur s'appuie sur ce verset : « Dieu a certainement comblé lescroyants lorsqu'il a suscité chez eux un messager de chez eux quileur récite ses versets, les purifie et leur enseigne le Livre et lasagesse, même si auparavant ils étaient dans un égare m e n tmanifeste »55.

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contradictoire avec les propos de Vatican II, à cause des tractations au sein ducercle arabe », mais quelle est l'excuse des musulmans dans ce pessimismeagressif ? Ils craignent le monde et le monde les craint? », Ibid.

49. Abou Moussa al-Hariri, Moine et prophète, recherche sur l'origine de l'islam, éd.pour la connaissance, Beyrouth, 1985. L'auteur a écrit d'autres livres dans lamême Collection, entre autres : Est-il arabe ? recherche sur l'arabité de l'islam ; Lemonde des miracles, recherche sur l'histoire du Coran (il met en doute la révélation,p. 209.) ; Prophète de la miséricorde et Coran des Musulmans, recherche sur la sociétéde La Mecque.

50. C'est l'Évangile araméen lui-même, mais apocryphe et falsifié, qui a été traduitpar Waraka. Cet évangile appelait à observer le Sabbat ainsi que les autrescoutumes juives. Il insistait à observer la Torah et que le salut ne venait passeulement du Christ mais aussi de Moïse. Ce qui montre que l'évangile quepossédait Waraka était le même, c'est la ressemblance entre les enseignementsde cet évangile et les enseignements du Coran. Cf. Abou Moussa al-Hariri,p. 28-29.

51. Ibid., p. 90.52. Ibid., p. 91.53. Ibid., p. 91.54. Ibid.55. La Famille Amran 164.

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Tous les enseignements de Mouhammad sont inspirés de l'ébio-n i s m e5 6, groupe judéo-chrétien très répandu en Arabie.Mouhammad aurait appartenu à cette communauté dont Warakafut un membre éminent57.

On devine également la riposte. En voici un exemple : « unebande d'hérétiques libanais essaie de détruire l'islam ». AbouMoussa a pris soin de distribuer ce petit pamphlet58. « Que veut labande des hérétiques libanais par le ridicule dénommé Pasteur etprophète ? Elle veut supprimer mille quatre cents ans de constanteshistoriques, de continuité et de vérités scientifiques… »59.

On constate sans peine combien est délicat le fait de réduirel'histoire de l'autre à une pure illusion. Les tentatives chrétiennesau Liban qui visaient à voir dans le prophète un compilateur destraditions judéo-chrétiennes n'ont pas facilité le dialogue pourautant60. « Face à cette situation (…) est-il possible, théologi-quement, de s'engager sur une voie qui permette aux chrétiens et

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56. L'ébionisme était une communauté judéo-chrétienne. Ses adeptes ont vu dansle Christ un grand prophète. Mais ils ne reconnaissaient pas sa divinité etdisaient que c'était un homme comme tout le monde, qui a eu la révélationaprès son baptême. Leurs mœurs consistaient à observer l'ablution, la purifi-cation et l'interdiction des sacrifices.

57. Abou Moussa al-Hariri, p. 20, 27-29.58. Il s'agit d'un pamphlet de seize pages. Il répond du tac au tac aux thèses de al-

Hariri.59. Ibid., p. 5.60. Il ne faut pas conclure à la suite de cet exposé succint que les penseurs

chrétiens au Liban tiennent tous le même langage dans leur « dialogue » avecles musulmans. Il importe de faire allusion à Michel Hayek, dans son livre, LeChrist dans le Coran, Beyrouth, 1961 ; voir aussi, Y. Moubarak dans sa Pentologieislamo-chrétienne (en français), éd. du Cénacle libanais, Beyrouth, 1986 ; voiraussi son livre, L'islam, introduction, Cheikh Soubhi al-Saleh, éd. du Cénaclelibanais, Beyrouth, 1975 ; voir Mgr. Georges Khodr, Les conférences de dimanche,La religion et les religions, éd. al-Nour, T. 2, 1985, surtout, les p. 305 - 306 ; voiraussi, Vers une discussion de la plus belle façon, dialogues islamo-chrétiens avecMahmoud Ayoub, Université de Balamand, 1997 ; voir aussi Mgr. CyrilleBoustros, La pensée chrétienne moderne et l'islam, in Revue du centre des étudesislamo-chrétiennes, Université de Balamand, 1997, p. 119 - 149 ; voir aussi Lesrelations islamo-chrétiennes, histoire, présent et perspectives d'avenir, in centre desétudes stratégiques, des recherches et des documentations, op. cit., p. 221-248.

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aux adeptes des autres religions d'accepter la vérité de l'autre, sanssacrifier leur propre vérité et donc leur propre identité? »61. Avantd'y répondre, voyons la position des auteurs musulmans vis-à-visdu christianisme.

1.2. « Une stratégie d'enveloppement »62 sans issue

Parmi les thèmes dogmatiques chrétiens abordés dans les écritsmusulmans aussi bien au Liban que dans le monde arabe, et quireviennent pratiquement chez tous les auteurs, il faut signaler lanégation de la divinité du Christ (selon le Coran), la négation de laTrinité, la négation de la Crucifixion, la critique de saint Paul, lanégation de l'Église en tant qu'institution, l'altération de l'Évangile,le dépassement ou l'enveloppement de l'Évangile par le Coran…

Parmi les auteurs musulmans qui s'inscrivent dans l'esprit de lapolémique et de l'apologie, nous citons comme chef de fileMouhammad Abou Zahra, et d'autres auteurs commeMouhammad Ahmad al-Hajj, Ahmad Amran, Mohammad Izzat-al-Tahtawi et d'autres encore.

Mouhammad Abou Zahra, dans son livre Conférences sur le chris -tianisme, est parmi les auteurs qui ont marqué le plus la polémiquethéologique entre christianisme et islam. Il met en questionl'identité des évangélistes et se base surtout sur des auteurs commeRahmat Allah al-Hindi et Rachid Rida pour étayer sa théorie. Il seréfère aussi à l'évangile de Barnabé, le seul évangile chrétienauthentique, selon lui, étant donné qu'il ratifie ce qui a été dit dansle Coran. Le christianisme a introduit des notions païennes dans sadoctrine comme la Trinité qui est une forme de polythéisme païen.

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61. Hans Küng, op. cit., p. 105.62. Ibid., p. 133. Voir aussi Radwan al-Sayed, La vie commune entre chrétiens et

musulmans, ses obstacles et les exigences pour sa réussite, in Revue Al-Ghadir,n° 27-28, 1995, p. 95.

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Le christianisme a été au départ une religion monothéiste, l'aria-nisme le prouve, mais c'est saint Paul, Constantin et les conciles quil'ont déformée. Il critique l'Église-institution, étant donné quel'islam n'a ni religieux ni institution religieuse63.

Mouhammad Ahamd al-Hajj64, dans son livre Le christianisme :du monothéisme à la trinité, considère que le Coran est la parole deDieu et que Mouhammad l’a transmis de la part de Gabriel à sesamis65 : « Oui, c'est là ce que le Seigneur des mondes a faitdescendre : et avec cela est descendu l'Esprit fidèle, sur ton cœur,pour que tu sois du nombre des avertisseurs »66. Le texte du Coranest un texte éternel et donc fiable. Les textes des Évangiles ne lesont pas67. Par conséquent, tout ce qui contredit le Coran est faux,comme le dogme de la Trinité et d'autres. L'auteur s'appuie dans ladeuxième partie sur Arius, sur l'influence de l'empire romain et surles conciles pour rejeter cette doctrine : « La trinité est une doctrinepaïenne »68. La plupart des enseignements chrétiens aujourd'huisont empruntés au paganisme. Le christianisme d'aujourd'hui estle christianisme de Paul et n'a aucun rapport avec le Christ69. Leshommes de l'Église ont joué un rôle déterminant dans la falsifi-cation de la foi chrétienne70.

Le livre de Mouhammad Izzat al-Tahtawi71 n'ajoute rien auxautres. Ce sont pratiquement les mêmes questions qui reviennent.La critique réside dans le fait que l'auteur commence son livre pardes versets coraniques à partir desquels il discute avec leschrétiens. En d'autres termes, tout ce qui ne correspond pas au

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63. Cf. Radwan al-Sayed, op. cit., p. 42 - 45.64. Mouhammad Ahamd al-Hajj, Le christianisme, du monothéisme à la Trinité, Dar

al-Kalam, Damas, Dar al Chamié, Beyrouth 1413h. - 1992 ap. J. C.65. Ibid., p. 86.66. Les Poètes (192 - 195).67. Mouhammad Ahmad al-Hajj, op. cit., p. 78 - 80.68. Ibid., p. 99.69. Ibid., p. 153.70. Ibid., p. 163.71. Mouhammad Izzat al-Tahtawi, Le christianisme dans la balance, étude critique

documentée sur les dogmes et les idées que recouvre le christianisme, Dar al-Kalam,Damas, Dar al-Chamié, Beyrouth, 1416h., 1995.

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Coran est faux. Il cite le « Plateau servi » sur la divinité de Jésus etde Marie et conclut par un autre verset pour dire que les chrétienssont dans l'erreur « Dis : Gens du Livre, n'exagérez pas en votrereligion ! La vérité : rien d'autre ! Ne suivez pas les passions d'ungroupe d'hommes qui déjà se sont égarés et qui ont égaré beaucoupde monde, et qui se sont égarés de la droiture du sentier »72. « Ladoctrine de la trinité est devenue par le pouvoir de l'empereurromain Constantin, et surtout pendant le concile de Nicée en 325,la doctrine officielle des chrétiens. Il importe de signaler, ajoutel'auteur, que la plupart des participants au concile étaient desromains, des grecs et des égyptiens, (chez qui la doctrine de latrinité était répandue dans leurs religions précédant le christia-nisme) »73.

Nous pouvons encore multiplier les exemples qui vont dans cesens. Mais ne faudrait-il pas s'arrêter là pour sortir de l'impasse ?Certes, le dialogue entre les religions issues de la « révélation » estla chose la plus pénible. Chaque religion considère qu'elle possèdela vérité absolue. Dieu ne peut pas se tromper. Si tel est le cas, nefaudrait-il pas orienter sur une autre voie le dialogue entre leschrétiens et les musulmans ? L'éthique n'est-elle pas le seul moyensusceptible de rapprocher les hommes les uns des autres? N'est-cepas l'homme qui est au centre de toute réflexion, même religieuse ?Ne faudrait-il pas juger la religion chrétienne et la re l i g i o nmusulmane (les autres religions aussi) à partir de ce critère ? Quelleserait la valeur du christianisme (ou la valeur des chrétiens) s'iln'appliquait pas ses valeurs éthiques sur l'homme, tout homme ?Quelle serait la valeur de l'islam (ou la valeur des musulmans) s'iln'étendait pas ses valeurs éthiques à l'homme, tout homme, qu'ilsoit musulman, chrétien, juif, bouddhiste, hindouiste ou non-croyant? Tel est l'enjeu de cette deuxième partie.

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72. Le Plateau servi 116 - 117.73. Mouhammad Izzat al-Tahtawi, op. cit., p. 25.

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2. L'éthique religieuse au service de l'humain

Loin de minimiser les divergences dogmatiques qui séparent lesdeux religions, ni les tentatives critiques qui nous permettentd'approcher le texte religieux d'une manière plus perspicace, nousc o n s i d é rons que la poursuite de la polémique dans cetteperspective est devenue obsolète. Ce genre de dialogue devient deplus en plus ennuyeux. On a l'impression de ressasser la mêmechose depuis des siècles. Ne faudrait-il pas s'ouvrir à l'herméneu-tique moderne pour soumettre les deux religions à une relectureobjective plus actuelle ? Des théologiens chrétiens, protestants etcatholiques, ont déjà entamé la lecture du christianisme dans cetteperspective74. Certains musulmans ont osé faire la même chosecomme Mouhammad Arkoun en France, Nasr Hamed Abou Zaïden Égypte, et Fadlallah au Liban. Encore faut-il que les musulmansacceptent de considérer le Coran comme un livre ayant subicomme les Évangiles et la Torah des influences culturelles et histo-riques. Le livre de Küng et de van Ess7 5, Christentum undWeltreligionen, Hinführung zum Dialog mit Islam, Hinduismus undBuddhismus a été sévèrement critiqué par les théologiensmusulmans.

Si le rapprochement dogmatique entre les deux religions nousparaît donc difficile76, il reste à chercher ce rapprochement sur un

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74. La position du Magistère n'est pas très favorable à ce genre de recherches. Desthéologiens comme Hans Küng et Drewermann ont été suspendus de l'ensei-gnement au nom de l'Église catholique, précisément, pour avoir repensécertains dogmes chrétiens… [Note discutable, selon la rédaction de CdD…]

75. C'est la partie qui concerne l'islam qui a été traduite en arabe par Mouhammadal-Chahed, sous le titre, Le monothéisme, la prophétie et le Coran dans le dialoguedu christianisme et de l'islam, Beyrouth, 1414h. - 1994 ap. J.-C. ; c'est surtoutl'étude critique du Coran qui a été rejetée, Ibid. p. 45.

76. L'islam lui-même le reconnaît dans ce verset coranique : « Et s'ils disputentavec toi, alors dit : “Dieu sait mieux ce que vous œuvrez. Dieu jugera entrevous, au jour de la résurrection, ce en quoi vous divergez” » (le Pélerinage, 68-69). La première épître de saint Paul aux Corinthiens évoque déjà au sein de lacommunauté chrétienne des divisions sérieuses : « Mes frères, les gens de

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autre terrain. Si les tentatives de « retranchement » ou « d'envelop-pement », à l'ère du pluralisme, nous paraissent révolues, il nousest possible de franchir ce cap, sans toutefois le nier, pour créer unenouvelle conception dans le dialogue islamo-chrétien. Plusieursauteurs chrétiens et musulmans au Liban fraient, depuis un certaintemps, un nouveau chemin pour une collaboration éthiquecommune entre eux. Le livre du cheikh Hassan Khaled, Position del'islam à l'égard du paganisme, du judaïsme et du christianisme, et lelivre de Ayatoulah Mouhammad Housaïn Fadlallah77, Dans lesperspectives du dialogue islamo-chrétien, l'introduction du cheikhMouhammad Mahdi Chams al-Din dans le livre de Sououd al-Mawla, les articles de Radwan al-Sayed, de Mouhammad al-Sammak78, la contribution de certaines Revues comme al-Ijtihad, lecentre des études stratégiques, des recherches et des documenta-tions, et surtout la rencontre des Instituts et Universités religieux(chrétiens et musulmans) à l'Unesco de Beyrouth sur le thème Lesvaleurs dans l'éducation et les médias, vont dans ce sens. Du côtéchrétien, nous citons les lettres des patriarches catholiques sur ledialogue islamo-chrétien, L'exhortation apostolique pour le Liban, lesétudes communes entre chrétiens et musulmans publiées dans leCERDIC (Centre de recherche pour le dialogue islamo-chrétien)sur la justice, la miséricorde, dirigé par Adel Théodore Khoury etMouchir Aoun. L'Institut d'études islamo-chrétiennes des jésuites duLiban œuvre inlassablement dans la même perspective pour unecollaboration sincère entre chrétiens et musulmans. Assiste-t-on àun tournant décisif dans le dialogue islamo-chrétien ? Plus encore,sommes-nous dans une nouvelle phase de respect et de reconnais-sance mutuels ? Les libanais n'ont-ils pas comme alternative ou

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Chloé m'ont appris qu'il y a des discordes parmi vous. Je m'explique : chacunde vous parle ainsi ; “Moi j'appartiens à Paul - Moi à Apollos. - Moi à Céphas.- Moi à Christ”. Le Christ est-il divisé ?… » (Cor 1,11-13).

77. Il importe de signaler que la tendance à une interprétation moderne chez leschiites est plus « développée » que chez les sunnites. Les premiers sont trèsmarqués par le courant que représente l'Iran ; quant aux sunnites, ils sontplutôt marqués par l'Arabie Saoudite et l'Université Al-Azhar en Égypte.

78. « Le dialogue islamo-chrétien, point de vue musulman », in Revue du Centre desétudes islamo-chrétiennes, Univ. de Balamand, 1997, p. 151-167. Voir surtout ledernier paragraphe de son article qui parle de la nécessité du pluralisme dansla société libanaise. « Le pluralisme est une application de la Chari'a », p. 167.

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bien la méfiance et la condamnation de l'autre ou bien le respect etla reconnaissance? Nous sommes loin de la remarque de Küng79,lors de sa participation au centenaire de l'Université américaine deBeyrouth en 1967. L'auteur de Projekt Weltethos s'était étonné, àjuste titre, de l'absence des théologiens musulmans pendant lesinterventions des théologiens chrétiens. Réponse de CharlesMalek, alors ministre des Affaires Etrangères : « c'est trop tôt »80.Déjà en 1965, le Cénacle libanais (Al-Nadwa Alloubnania) organisaun colloque sur « le christianisme et l'islam au Liban »81. Huitpersonnes y avaient pris part, quatre chrétiens et quatremusulmans. Pour l'organisateur Michel Asmar, le Liban était leseul pays dans le monde arabe capable de faire une telle expériencesur l'interaction entre les religions monothéistes.

Vers un avenir de convivialité et de solidarité entre chrétienset musulmans

a) Côté musulman

❑ Oui à la convivialité (Hassan Khaled)

Effectivement, les livres qui optent pour cette nouvelle orien-tation, comme nous l'avons déjà vu ne font pas défaut. Le livre deHassan Khaled, feu Moufti sunnite de la République libanaise,s'engage résolument dans cette nouvelle voie. Les chrétiens ontleur religion et les musulmans la leur. Les deux peuvent vivreensemble grâce aux valeurs tolérantes des deux religions. Malgréles divergences dogmatiques profondes entre les deux religions, le

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79. Hans Küng. op. cit., p. 98-100.80. Ibid., p. 98.81. Jérôme Chahine, « Les tribunes du dialogue islamo-chrétien académique », in

Revue Afak, n° 21, 1998. Les participants à ce colloque étaient Nasri Salhab,Georges Khodr, François Dupré La Tour, Youakim Moubarak, Youssof AbouHalka, Moussa al-Sadr, Hassan Saab et Soubhi al-Saleh.

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vrai christianisme, tel qu'il paraît dans son système éthique, inviteà la convivialité, au partage et à l'affabilité dans les relations avecles autres. La tension qui existe entre les deux religions ne fait paspartie de leur nature. Il ne faut pas compter sur les dogmes et l'his-toire pour construire les liens, la convivialité et l'acceptation, maissur la même origine et sur les valeurs de tolérance82.

❑ Pour une collaboration éthique commune (Fadlallah)

Dans un article intitulé Les relations islamo-chrétiennes, lecturemusulmane de la réalité et de l'avenir, Fadlallah invite ouvertement leschrétiens à collaborer avec les musulmans en vue de « se mettred'accord sur une forme éthique inspirée des deux religions dans laligne du Coran et de l'Évangile… Quant à la divergence dans lesrévélations spirituelles, il est possible d'en poursuivre ledialogue »83, à condition que ceux qui pratiquent ce dialogue aientune bonne culture des deux religions. « Je pense, poursuit-il, que lefait d'aborder les détails dans les questions éthiques nous donneral'occasion - au niveau du sommet et de la base - d'arriver à desconvictions ayant rapport avec le réalisme des deux messages dansle comportement musulman et chrétien. Car le fait de parler tout letemps des grands titres nous contraint à rester dans les généralités,lesquelles ne créent pas une conscience pratique chez l'homme »84.

L'auteur, certes, ne sépare pas l'éthique de la politique85 dans lesvaleurs communes des deux messages (cette idée revient sans cessedans ses écrits), surtout dans les questions de l'injustice et la justice,

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82. Cf. Radwan al-Sayed, Réflexion musulmane sur le christianisme, op. cit., p. 52.Hassan Khaled, certes, ne cache pas son désaccord avec certains dogmeschrétiens, mais le ton de son livre est très respectueux.

83. Mouhammad Houssaïn Fadlallah, in Revue du centre des études stratégiques, desrecherches et des documentations, op. cit., p. 38.

84. Ibid.85. Il est important de faire allusion à la crainte des chrétiens libanais concernant

le spectre de la république islamique au Liban. Fadlallah considère qu'il a ledroit de proposer un tel régime, tout comme le marxiste ou le socialiste, maisdans un esprit de dialogue. Si les chrétiens ne sont pas convaincus (ce qui estlogique) il faudrait renoncer à l'idée (cf. Les perspectives du dialogue islamo-chrétien, op. cit., p. 66-72).

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la liberté et l'esclavage, l'arrogance de l'Occident (avec l'Étatd'Israël) et la marginalisation du monde musulman. Fadlallah,comme tout musulman au Liban, ne peut imaginer qu'un chrétienlibanais puisse tenir un langage tolérant vis-à-vis d'Israël, surtoutque ce pays viole nos territoires, faisant fi des instances internatio-nales. Il invite donc à créer un mouvement islamo-chrétien suscep-tible de faire face à cette arrogance politique, économique et cultu-relle, laquelle continue à faire pression sur les peuples pauvres, lesrendant encore plus pauvres et plus ignorants86.

❑ Quelques points de réflexions (Chams el-Din)

Cheikh Mouhammad Mahdi Chams el-din est, à son tour, trèsméfiant à l'égard des dialogues qui ont eu lieu au Liban (ouailleurs) jusqu'à présent87. Son projet est semblable à celui deFadlallah. Il s'agit de trouver une nouvelle forme de dialogue quiconsiste en premier lieu à trouver des points communs entre lesdeux religions dans les questions de l'homme, de la société et de lacivilisation.

Voici quelques pistes de réflexion qui pourraient servir depoints de repère pour les deux religions :

• « Quelle est la position de la foi (musulmane ou chrétienne) vis-à-visde la relation de l'homme avec la nature ?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis de l'esprit qui doit orienterla recherche scientifique?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis des méthodes pédagogiques(éducation spirituelle et corporelle de l'homme, éducation de laraison et de l'expérience technique)?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis de l'opulence excessive etde la société de consommation?

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86. Ibid., p. 39 - 41. L'impiété des chrétiens concernant la Trinité est condamnée surle plan philosophique seulement. Il n'est pas question pour lui de ramener leschrétiens à la raison par la violence, p. 42-44.

87. In Sououd al-Mawla, op. cit., p. 13-15.

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• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis de la liberté des réclamescommerciales et publicitaires ?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis des questions du vieuxcolonialisme et du néo-colonialisme (la question de la Palestine, lescolonies en Cisjordanie)?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis du racisme (le racismesioniste)?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis de la liberté, de l'anarchie,de l'oppression en politique, en culture ?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis du commerce d'amusementdans toutes ses formes?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis du sous-développementdans le tiers-monde?

• « Quelle est la position de la foi vis-à-vis des recherches qui ont lieudans les laboratoires pour préparer des armes redoutablespermettant à une poignée d'hommes politiques dans un paysquelconque de détruire un peuple tout entier ? »88.Ces questions sont fondamentales pour le rapprochement entre

chrétiens et musulmans au Liban. Leur originalité réside dans lamise à l’écart des questions dogmatiques et théologiques. Ce quiintéresse les chefs religieux, aussi bien chez les musulmans quechez les chrétiens, c’est bel et bien le côté humain89.

❑ Une prise de conscience (colloque à l'Unesco de Beyrouth)

L'événement le plus important qui ait eu lieu au Liban est lepremier colloque qui s'est tenu à l'Unesco de Beyrouth, du 2 au 3décembre 1998, à l'initiative des Instituts et des Facultés religieuxau Liban (ils étaient douze) sous le titre, Les valeurs dans l'éducationet les médias. La préparation90 de ce colloque a duré presque un an.Des représentants de diff é rents établissements se réunissaientrégulièrement à raison d'une rencontre par mois pour préparer une

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88. In Sououd al-Mawla, op. cit., p. 20-21.89. Le livre de Sououd al-Mawla, Le dialogue islamo-chrétien, nécessité de l'aventure,

s'inscrit dans la même ligne.90. Je tiens à rendre hommage aux représentants de la Faculté Al-Ouzaï pour les

études musulmanes qui furent à l'origine de cette rencontre si importante. Jepense surtout à M. Toufic Houri et M. Mouhammad Mounir Saad-al-Din.

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plate-forme commune susceptible de nous aider à collabore rensemble pour le bien commun du pays. Il importe de signalerl'évolution toujours plus amicale dans la relation entre les diffé-rents représentants. Ce colloque montre combien la collaborationéthique entre chrétiens et musulmans est actuellement prise ausérieux. Il y a comme une prise de conscience, aussi bien chez lesmusulmans que chez les chrétiens, de la nécessité de collaborerensemble pour instaurer la paix et la convivialité après une guerreabsurde et aveugle, due en grande partie à la manipulation de lareligion et à la conjoncture politique de la région. Une enquête esten cours pour évaluer les conférences de ce colloque. Cela veut direqu'il y aura d'autres colloques dans la même ligne. Voici les recom-mandations finales issues de ce colloque :

• « Donner à l'éducation éthique dans la famille, à l'école, à l'universitéet dans la société une place importante pour faire développer lecontrôle personnel…

• Nécessité de l'enseignement religieux dans les écoles en tant quematière fondamentale dans le cadre d'une méthodologie pédago-gique commune.

• Introduire les cultures spirituelles, chrétiennes et musulmanes, et lescivilisations dans les programmes des Instituts d'enseignementacadémique.

• Appel aux moyens de communication et à ceux qui travaillent dansce domaine à respecter les lois internationales des médias lesquellesse basent sur le respect de l'homme, de ses croyances, de ses valeurs,de ses coutumes et de ses particularités culturelles.

• Appel à respecter le bon goût et les valeurs morales dans la sociétéet, surtout, éviter de réveiller les instincts sexuels, la violence et lecommerce des enfants.

• Appel aux responsables concernés à assumer leur rôle dans laprotection des valeurs dans tous les moyens de communication selondes moyens légaux.

• Appel enfin à une collaboration fructueuse et à une complémentaritéentre les éducateurs et les pédagogues, surtout dans les questionsconcernant les valeurs et la convivialité ».Deux observations méritent notre attention dans ce colloque : la

première est la quasi absence de la polémique dogmatique. Un seul

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musulman a demandé des explications sur la compréhensionchrétienne du Dieu unique, mais le président de la séance, unmusulman, a refusé la question, n'ayant aucun rapport avec lethème. La deuxième est que les recommandations ont été ratifiéespar les douze Instituts et Facultés religieux.

b) Côté chrétien

Dans le milieu chrétien, un effort considérable se déploie en vued'un rapprochement sincère avec l'islam sur le plan éthique depuisun certain temps, aussi bien au niveau du Magistère que chez lesintellectuels. En effet, le texte de Vatican II sur l'islam marque untournant dans les rapports entre chrétiens et musulmans. « Dans satâche de promouvoir l'unité et la charité entre les hommes, etmême entre les peuples, elle [l’Église] examine ici d'abord ce queles hommes ont en commun et qui les pousse à vivre ensemble leurdestinée »91. À propos de l'islam, le Concile dit : « L'Église regardeaussi avec estime les Musulmans, qui adorent le Dieu un, vivant etsubsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de laterre, qui a parlé aux hommes… Aussi ont-ils en estime la viemorale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière,l'aumône et le jeûne ».

« Si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiésse sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concileles exhorte tous à oublier le passé et à s'efforcer sincèrement à lacompréhension mutuelle, ainsi qu'à protéger et à promouvoirensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeursmorales, la paix et la liberté. »92

❑ Lettre des Patriarches catholiques

Parmi les tentatives les plus courageuses dans cette perspective,il faut citer la troisième lettre pastorale des Patriarches catholiques

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91. Concile Œuménique Vatican II, Constitutions, Décrets, Déclarations, éd. duCenturion, 1963, Nostra ætate, 1, p. 693.

92. Ibid. n° 3, p. 696.

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d'Orient93. Le propos de cette Lettre est clair : « De nombreusesraisons nous invitent à étudier ce sujet. La principale provient de ceque nos relations avec l'islam et les musulmans constituent unaspect spécifique et fondamental de l'identité de nos Églises, dansle cadre de l'Église universelle. En effet, notre coexistence avec lesmusulmans n'est pas un accident dans notre vie. Elle est aucontraire au centre de notre témoignage évangélique dans cetterégion du monde qui nous est chère… Nous voudrions donc fairetout notre possible pour promouvoir cette coexistence, ouvrir denouveaux horizons et nous engager dans de nouvelles voies querequièrent les multiples changements et les défis actuels sur le planlocal et mondial »94.

C'est surtout la deuxième partie de la Lettre, « comment bâtirl'avenir », qui nous concerne le plus, à cause de son rapport avec laproblématique de notre intervention.

La Lettre invite les chrétiens et les musulmans à ne pas céder auximpulsions du confessionnalisme, souvent politisées, attisant lefanatisme pour des considérations personnelles. Il n'y a quel'affranchissement de l'ignorance qui puisse nous en libérer : C’estp o u rquoi nous disons au chrétien (même invitation pour lem u s u l m a n ) : libère-toi… de l'ignorance et eff o rce-toi decomprendre ce qu'est l'islam et qui est le musulman. Ne t'arrête pasà des clichés colportés ou à des informations superficielles quidéforment la vérité. Cherche ce qui est positif et qui peut aider à lacollaboration »95. D'où le recours au pluralisme, à la diversité et aurespect « pour pouvoir vivre ensemble. Il faut se connaître, sereconnaître et accepter l'autre tel qu'il est, dans sa différence… Lechrétien doit respecter son frère musulman dans son islam, et lemusulman doit respecter son frère chrétien dans son christia-nisme »96. L'acceptation de l'autre ouvre le chemin à la compré-

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93. Conseil des Patriarches catholiques d'Orient, Ensemble devant Dieu pour le Biende la personne et de la société, la coexistence entre musulmans et chrétiens dans lemonde arabe, op. cit.

94. Ibid., p. 10-11.95. Ibid., p. 37-38.96. Ibid., p. 39.

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hension et à l'amour sans pour autant sacrifier quoi que soit de sonidentité. Accepter l'autre nécessite une révision du discoursreligieux de part et d'autre. «La polémique est facilement accueillieau niveau du peuple, musulman ou chrétien, et devient sponta-nément fanatisme aveugle, contraire à toute existence »97. Parconséquent, la famille, l'école, la mosquée et l'église doivent jouerun rôle positif. « De là partent les directives religieuses et socialesaccueillies par le peuple avec attention et passion. De là peuventpartir les appels à la discorde contraires à l'essence de la religion,ou des voix qui invitent à l'amour, à la tolérance ou à la fraternité,proclamés par toutes les religions »98. Le grand danger au Liban estde transformer la religion en idéologie politique et la politique enidéologie religieuse. « Dans les deux cas, la politique se trouvecorrompue et le vrai sens de la religion déformé »99.

❑ « Une espérance pour le Liban »

Un autre document aussi important est « L'exhortation aposto-lique post-synodale : une espérance nouvelle pour le Liban » dupape Jean-Paul II. Ce document, qui est le résultat d'une réflexionde plusieurs années au Liban et auquel trois délégués musulmanset druze ont pris part100, consacre un chapitre au dialogue inter-religieux101. Le ton du « vrai dialogue » est le suivant : « Un vraidialogue entre les croyants des grandes religions monothéistesrepose sur l'estime mutuelle, afin de protéger et de promouvoirensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeursmorales, la paix et la liberté. Cette tâche commune est particuliè-rement urgente pour les libanais, appelés avec courage à separdonner les uns les autres, à faire taire leurs dissensions, afin dedévelopper la fraternité et la solidarité pour la reconstruction d'unesociété toujours plus conviviale »102.

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97. Ibid., p. 40-41.98. Ibid., p. 44.99. Ibid., p. 52-53.100. Exhortation apostolique post-synodale, op. cit., p. 146101. Ibid., p. 144-159.102. Ibid., p. 144. « Le dialogue islamo-chrétien n'est pas seulement un dialogue

d'intellectuels. Il vise, en premier lieu à promouvoir le vivre-ensemble entre

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❑ L'éthique : élément fondamental de rencontre

Un autre travail sérieux qui se fait au Liban depuis presquequatre ans est la collection du CERDIC. Neuf livres ont déjà paru,regroupant des colloques, des recherches et des traductions103. C'està l'initiative du professeur Adel Théodore Khoury, ancienprofesseur des religions comparées à l'Université de Münster, et dela communauté de Saint-Paul, Harissa, Liban, que ce centre a étécréé pour contribuer à une recherche éthique104 commune entrechrétiens et musulmans105.

Le Professeur Khoury résume dans sa conférence publiée dansle premier livre l'objectif du travail commun :

« Si nous pouvons, chrétiens et musulmans, orienter notrecomportement selon les valeurs communes entre le christianisme etl'islam, nous pourrons construire un système social humain qui sebase sur le respect de la dignité de l'homme dont les fruits seront :- L'instauration de la justice fraternelle,- La mise en pratique des devoirs et des droits d'une façon miséri-cordieuse,

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chrétiens et musulmans, dans un esprit d'ouverture et de collaboration… Enapprenant à mieux se connaître et à consentir pleinement au pluralisme, leslibanais se doteront des conditions indispensables au véritable dialogue et aurespect des personnes, des familles et des communautés spirituelles ». Ibid.,p. 148.

103. Surtout celles qui paraissent dans la maison d'édition de Saint-Gabriel,Mölding, Autriche.

104. Il est intéressant de constater le changement de style dans les publications dece centre. Alors que la revue Al-Maçarrat, une des revues chrétiennes les plusanciennes au Liban, et les écrits de Al-Oustaz al-Haddad dont les œuvres sontpubliées dans ladite communauté, avaient tendance à la polémique très envogue au Liban et dans le monde arabe, les actes de cette collection se sontengagés résolument dans la voie de l'ouverture, le pluralisme et la reconnais-sance de l'autre dans le respect et la fraternité.

105. Ce sont surtout les livres : La justice dans le christianisme et l'islam, Paix pourl'humanité, fondement, problèmes et perspectives d'avenir à partir de la vision islamo-chrétienne (une traduction de l'allemand), L'écoute des paroles de Dieu dansl'islam et le christianisme, La miséricorde divine dans le christianisme et l'islam etL'Islam dans sa doctrine et son système.

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- Donner la priorité aux droits des faibles. Orienter le choix dans letravail au profit des pauvres et des déshérités,- Être prêt à la réconciliation,- Proposer la réconciliation d'une façon positive aux membres descommunautés religieuses différentes : que les chrétiens proposentaux musulmans la réconciliation totale et que les musulmans enfassent de même »106.

3. Vers une perspective éthique commune

comme engagement de paix et de convivialité

Dès les années quatre-vingt, nous assistons au Liban, même enpleine période de guerre, à l'émergence d'une nouvelle constel-lation lente dans le dialogue islamo-chrétien. Quatre centres107 pourle dialogue entre les deux religions œuvrent inlassablement à briserles obstacles et les préjugés hérités du passé. Nombreux ceux quisont convaincus de la nécessité d'une collaboration éthique àl'échelle nationale entre chrétiens et musulmans, non seulement enthéorie, mais dans l'épaisseur de la vie quotidienne. Les gens sontfatigués des discours et des ouvrages polémiques. Les obstacles,certes, demeurent, et « ce serait se bercer d'illusion et construire ledialogue sur le sable que de prétendre les ignorer par faux irénismeou par tactique inutile »108.

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106. Collectif, La justice dans le christianisme et l'islam, Lib. Saint-Paul, Jounieh,Liban, 1996, p. 163-164.

107. Il s'agit de l'Institut d’études islamo-chrétiennes de l'Université Saint-Joseph àBeyrouth, de l'Institut supérieur des études islamiques, Al-Makassed al-Islamia,Beyrouth, du Centre pour le dialogue islamo-chrétien des Pères Paulistes, Harissa,et du Centre des études islamo-chrétiennes, Université de Balamand. Cf. JérômeChahine, in revue Afaq., ibid., p. 57.

108. Maurice Borrmans, Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans,Cerf, Paris, 1981, p. 123. Ce livre précieux a été traduit en arabe par Mgr.Hanna Mansour, Librairie Saint-Paul, Jounieh, Liban, 1986.

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En dépit de cette situation si complexe, nous nous engageonsrésolument dans un dialogue sincère et respectueux pour réduirepeu à peu les écueils qui empêchent les chrétiens et les musulmansde vivre ensemble en paix. Dans un Liban transculturel, multireli-gieux (ou confessionnel), conscient de son « m e s s a g e »1 0 9, ledialogue islamo-chrétien prend une toute autre signification : leLiban d'aujourd'hui a besoin plus que jamais, pour sa paixintérieure, de l'entente religieuse globale sans laquelle une ententenationale ne sera pas facile. Nous exprimons notre accord avecHans Küng quand il « qualifie le paradigme "post-moderne"religieux de paradigme œcuménique »110, dans le sens large duterme.

Effectivement, le dialogue œcuménique111 dépasse aujourd'huilargement les Églises chrétiennes bien qu'il lui reste encore un longparcours à faire pour s'étendre non seulement à toutes les autresreligions mais aussi à ceux qui ne partagent pas la foi des chrétiens.L'expérience libanaise pourrait servir de modèle de convivialité siles libanais, chrétiens et musulmans, prenaient au sérieux l'impor-tance de leur rôle dans ce monde, surtout oriental. Les libanaiscommencent à découvrir ce qu'ils ont de commun dans le domaineéthique. L'effort qui se déploie au Liban depuis un certain temps vadans ce sens. Les adeptes des deux religions peuvent, malgré lesd i v e rgences dogmatiques, symboliques, voire politiques,promouvoir ensemble des valeurs communes, qui serviraient debase pour une meilleure entente. En voici quelques-unes :

❑ Respect de la différence religieuse et culturelle dans la sociétécomme voie nécessaire à la paix.

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109. Selon le mot du pape Jean-Paul II.110. Hans Küng, op. cit., p. 167.111. Cf. Hans Küng, Le christianisme et les religions du monde, hindouisme, bouddhisme,

en collaboration avec J. van Ess et d'autres, éd. du Seuil, Paris, 1986, p. 8.« L'oikouméné ne doit pas se réduire à la communauté des Églises chrétiennes,elle doit inclure la communauté des grandes religions : étymologiquement,l'oikouméné, c'est toute la terre habitée. »

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Celui qui accepte le Coran ou l'Évangile comme référence pourses valeurs, devrait prendre logiquement en considération ce pointfondamental. Tel est le sens de ce verset coranique : « Et si tonSeigneur avait voulu, il aurait fait des gens une seule communauté.Or ils ne cessent pas d'être en désaccord entre eux »112 ; et tel est lesens de la position du Christ vis-à-vis de ses disciples qui voulaientdétruire les Samaritains par le feu du ciel parce qu'ils refusaient deles accueillir : « Mais lui, se retournant, les réprimanda »113. Respectdes mœurs, des coutumes et des croyances non seulement dans leslivres mais aussi dans les rues, les places, les villages, les villes etles rencontres spontanées entre les gens.

❑ Toute entente suppose qu'on cherche le bien de l'autre etqu'on œuvre à concrétiser ce bien dans la vie quotidienne.

Les chrétiens et les musulmans du Liban, certes, ont été (ils lesont encore) souvent tentés de gérer « égoïstement » leurs biens, nes'occupant que de leurs propres œuvres caritatives. Ne faudrait-ilpas apprendre à s'ouvrir à l'autre dans des choses concrètes, parexemple, accueillir des orphelins ou des pauvres ou des margina-lisés, chrétiens ou musulmans, dans leurs institutions, commesigne de fidélité aux paroles de leurs textes sacrés ? Tel est le sensde ce verset coranique : « Ce n'est pas charité que de tourner vosvisages vers l'Orient ou l'Occident. Mais c'est charité, oui, que decroire en Dieu et au jour dernier, aux anges, au Livre et auxprophètes, de donner de son avoir, pour l'amour de Dieu, auxproches, aux orphelins, aux pauvres, à l'enfant de la route et auxmendiants… Les voilà les véridiques ! et les voilà les pieux »114. Telest le sens de ce verset dans l'Évangile : « Car si vous aimez ceuxqui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Lescollecteurs d'impôts eux-mêmes n'en font-ils pas autant ? Et si voussaluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les

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112. Houd, 118 ; voir aussi les Cloisons (al-Houjourat) 13, 17 ; La Vache, 256.113. Lc 9,51-55 ; voir aussi l'Évangile de la Samaritaine, surtout ce verset : « Crois-

moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem quevous adorerez le Père » (Jn 4,21).

114. La Vache 177 ; voir aussi 82 et 214.

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païens n'en font-ils pas autant ? »115. Ne pas reculer devant le rôledes écoles mixtes (chrétiens et musulmans) pour développer lesens de la conscience collective sur tout le territoire libanais.

❑ Chrétiens et musulmans peuvent adhérer sans aucune réserveà ces deux maximes du philosophe Emmanuel Kant qui disent :« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujoursvaloir en même temps comme principe d'une législation univer-selle »116. Ou encore : « Agis de telle façon que tu traites toujoursl'humanité, en ta propre personne comme en la personne de toutautre, en même temps comme une fin, jamais comme un purmoyen »117.

La valeur de cette règle d'or n'est pas étrangère aux deuxreligions. Du côté chrétien, il est écrit : « Tout ce que vous voulezque les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes poureux »118 ; du côté musulman, selon un Hadith du prophète, il estécrit : « Aime pour les gens ce que tu aimes pour toi-même »119. Nefaudrait-il pas mettre en valeur ces « impératifs catégoriques » àtravers les familles, les écoles, les universités, les églises et lesmosquées?

Cette règle d'or se manifeste dans la vie quotidienne de maintesmanières :

a) Vouloir la justice non seulement pour soi-même mais aussi pourles autres

« La justice n'est pas divisible. L'homme ne peut pas exiger lajustice pour lui-même et commettre ensuite l'injustice à l'égard desautres »120. Encore une fois, les paroles du Coran et de l'Évangile

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115. Mt 5,46-47.116. Emmanuel Kant, Fondements de la Métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos,

Paris, Librairie Delagrave, 1990, p. 137.117. Ibid. p. 150.118. Mt 7,12.119. In Hassan Khaled, op. cit., p. 765.120. Mahmoud Hamdi Zakzouk, « La conception de la justice dans l'islam », in

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sont claires : « Dieu commande la justice et la bienfaisance »121 ;« Quiconque ne pratique pas la justice n'est pas de Dieu »122.

b) Vouloir la paix, non seulement pour soi-même, mais aussi pour lesautres

Il est urgent d'élaborer en tout premier lieu une théologie pourla paix au Liban, entre chrétiens et musulmans mais aussi plus tardavec les juifs, pour surmonter le contentieux politique qui rongenotre région depuis déjà un siècle et pour éviter non seulement laguerre, mais aussi toute forme d'ergoterie et de fanatisme.

Pourquoi ne pas adopter des versets comme « Et s'ils s'inclinentà la paix, alors incline-s-y, et place confiance en Dieu… »123, ou« Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils deDieu »124, comme devise de nos rencontres?

Le recours à la violence, surtout « pour défendre la religion etaffirmer ses principes »125, est une honte pour les religions et leursadeptes. Agir de la sorte, c'est rester au stade de l'infrahumain, etopter pour un totalitarisme religieux souvent plus violent que lesguerres politiques ou économiques. Mais nous ne pouvons pas, enl'occurrence, fermer les yeux sur les causes qui font naître cetteviolence : « Telles sont les injustices politiques, sociales et écono-miques, la corruption, la pauvreté, l'esprit de domination et l'humi-liation des peuples »126. Dans la conjoncture politique de notrerégion, l'État hébreu doit comprendre après cinquante ans de sonexistence que l'humiliation des peuples palestinien et libanais (lemonde arabe avec) est incompatible non seulement avec les résolu-

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collectif, La justice dans le christianisme et l'islam, op. cit., p. 36. Le versetcoranique est clair là-dessus : (Gens ! Craignez votre Seigneur qui vous a créésd'une personne unique…) Les Femmes 1.

121. Les Abeilles, 90.122. 1Jn 3,10.123. Les Dépouilles, 61.124. Mt 5,9 ; voir aussi, « Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui

font œuvre de paix », Jc 3,17.125. Conseil des Patriarches Catholiques d'Orient, op. cit., p. 57.126. Ibid., p. 59.

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tions des instances internationales mais aussi avec la traditiontolérante biblique qui dit par la bouche de Rabbi Hillel (60 av. J.C.- 10 ap. J.C.) « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'ils tefassent »127. Continuer à réparer le mal par un autre mal, c'estconduire la région de plus en plus à la dérive.

c) Solidarité spirituelle et responsabilité devant Dieu

« Elle est en premier lieu une prière commune devant Dieu,pour soi-même et pour l'autre. Devant Dieu nous ne pouvons pasêtre seuls. Nous portons devant lui les sentiments et les soucis denos frères, différents de nous, comme nous portons nos propressentiments et nos propres soucis ».

« Deuxièmement, elle consiste à assumer ensemble la mêmeresponsabilité devant Dieu, surtout celle de la coexistence »128.

❑ Respect de l'environnement comme nécessité impérative eturgente dans un pays où les normes de l'urbanisme ont étébafouées d'une façon épouvantable. La guerre y est pour beaucoupsans aucun doute. Nous nous contentons de citer ici un beau versetdu Coran qui invite l'homme à respecter la nature : « Mangez etbuvez de la portion de Dieu ; et ne semez pas de désordre sur laterre comme des fauteurs de désordre »129.

❑ Croire en la dignité de l'homme130, tout homme, quelle quesoit sa couleur, sa religion, son appartenance…

Ce rappel de la dignité de l'homme à la fin de cette interventionpourrait paraître pour certains superfétatoire. Ce rappel est uneconséquence logique de ce que nous essayons de défendre dansnotre recherche sur la collaboration éthique entre chrétiens et

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127. In Hans Küng, op. cit., p. 84.128. Conseil des Patriarches Catholiques d'Orient, op. cit., p. 71.129. La Vache 60.130. Voir Aussi Cheikh Mouhammad Mahdi Chams el-Din, in Sououd al-Mawla,

op. cit. p. 19.

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musulmans (principe valable dans toutes les autres religions maisaussi dans les valeurs laïques).

Les exemples concernant les valeurs communes entre christia-nisme et islam sont nombreux. Le propos de notre tentative nesaurait être le moins du monde interprété comme un moyen pourdiluer les écarts qui séparent les deux religions, mais il voudraitêtre une authentique prise de conscience des valeurs qui nousunissent, sans lesquelles il n’y aurait plus de possibilité de parlerde paix et de convivialité.

Nous avons besoin au Liban de théologiens, d'hommespolitiques, de penseurs, de groupes de base, de communautés detravail interreligieux qui abordent les problèmes avec sérénité etœuvrent pour mettre en pratique ces valeurs.

« Dis : O gens du Livre, venez-en à un dire qui soit communentre nous et vous… »131.

« Il nous faut défoncer les hauts remparts qu'ils ont érigés, ditCheikh Fadlallah avec force, les cavernes et les grottes qu'ils ontcreusées, pour que l'homme d'ici puisse rencontrer l'homme qui estlà, les jeunes chrétiens ici et les jeunes musulmans qui sont là, pourleur dire : rencontrez-vous et parlez avec spontanéité et voussaurez qu'entre l'islam et le christianisme, loin des détails théolo-giques, il y a plus de quatre-vingt-dix pour cent d'éléments derencontre si nous avons l'intention de chercher la précision encela.»132

Des centaines de jeunes chrétiens et musulmans133, voire desmilliers, se rencontrent tous les ans (à une échelle nationale) auLiban pour parler et discuter ensemble sur la façon dont il faut

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131. La Famille d'Amran 64.132. Dans Les perspectives du dialogue islamo-chrétien, éd. al-Malak, Beyrouth, 1414h.

- 1994 ap. J.-C., p. 22.133. Voir article, « Attentes des jeunes, Participation efficace pour des résultats

s û r s », in Revue Hayatouna al-Chabab, annexe Hayatouna al-Litourji'a,Novembre 1995. Voir les Années 94, 96, 97, 98…

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construire une patrie pour tout le monde. Ces rencontres ont lieurespectivement tous les trois mois dans des régions différentespour renforcer les liens entre les générations de la guerre.

Le Liban - et le Moyen-Orient - regarde avec confiance, malgréles embûches si nombreuses, vers de nouvelles formules de paix etde convivialité. C'est bien le moment, à la fin de ce deuxième millé-naire, où chrétiens et musulmans sont conviés à prendre part àcette tâche chacun à partir de son patrimoine pro p re. Noussommes persuadés que chaque religion a dans son patrimoine desvaleurs d’amitié, de tolérance et d’acceptation de l'autre. C'estpourquoi nous sommes invités à assumer un rôle constructeur,dont profitera non seulement le Liban, mais aussi tout l'Orient134.

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134. Cf. Conseil des Patriarches catholiques d'Orient, op. cit., p. 68.

Institution Saint-Paul

B.P. 125 Jounieh - Liban

Email : [email protected]

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Jean-Marie MathieuPermanent à la Bibliothèque Diocésaine de Sciences Religieuses de Valence(Drôme), auteur des Bergers du Soleil, l’Or peul, prix Louis Castex (histoire et socio-logie) de l’Académie française en 1999.

DIALOGUE IMAGINAIRE ENTRE LE VIEUX SAGE PEULAMADOU HAMPÂTÉ BÂ ET UN JEUNE BLANC-BEC

Abidjan, janvier 1982, quartier Marcory.

On frappe à la porte du célèbre penseur et mystique malien,Amadou Hampâté Bâ.

A. H. Bâ : « Entrez !Jean-Marie Mathieu : Joom wuro, jam nyalli !– (agréablement surpris) : Jam tan !– SukkaaBe ma!– (qui serre la main de son hôte inconnu) : Jam ni ! Voilà un Blancqui parle le fulfulde, et qui plus est habillé comme un Peul !…– Cela vous étonne-t-il ?– À dire vrai, non, car j'ai connu jadis un administrateur français enHaute-Volta (actuel Burkina Faso), le commandant de Lopino, quimaîtrisait parfaitement la langue peule, et sans accent s'il vousplaît ! [OMC 247]1

– Ce qui est loin d'être mon cas, je l'avoue…– J'ai également connu un autre administrateur, le capitaine deréserve nommé Saride, qui vint un jour me rendre visite alors que

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1. OMC = Oui mon commandant ! d’Amadou Hampâté Bâ. 247 = page 247. Voirsigles et abréviations en fin d’article.

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j'étais en poste à Ouagadougou, revêtu d'un costume maure, ungrand turban lustré enroulé autour de la tête ! [OMC 289] Hélas, ilfinit tristement, puisqu'il se suicida quelques années après.– Rassurez-vous, je ne suis ni capitaine ni administrateur ! (rires) Jetravaille pourtant bien en Haute-Volta, dans une région située,comme par hasard, près de Tenkodogo. Une organisation nongouvernementale m'a demandé d'enquêter en milieu pastoral afind'étudier de près les moyens d'aider les bergers peuls à développerleur mode particulier d'élevage sans renier leur identité, leurpropre culture.– Je comprends maintenant pourquoi vous avez éprouvé le besoind'apprendre le peul et de vous "déguiser" en berger ! (rires)– Et comme j'ai su que le grand spécialiste de la culture peule,c'était vous, je me suis plongé dans vos ouvrages qui m'ontpassionné. Voulant en savoir plus sur l'auteur, je suis ici aujour-d'hui.– Nous voilà en chemin pour un entretien amical. Mais je dois toutd'abord vous faire remarquer que, si je suis bien de l'ethnie peule,paradoxalement, je n'ai jamais véritablement exercé le métier depasteur…– Nous rencontrerons bien d'autres paradoxes, j'imagine ! (rires)– Je suis né en janvier (ou février) 1900, et non 1901 comme l'a écritle Père de Benoist. [HDR] Je suis l'héritier de deux lignées, pater-nelle et maternelle, toutes deux peules, et qui furent intimementmêlées aux événements historiques parfois tragiques quimarquèrent mon pays, le Mali, au cours du siècle dernier. [AEP 17]Les ancêtres de mon père, du clan des BâBe, originaires du Ferlosénégalais, émigrèrent au Macina vers le XVe siècle. Quand, en1818, Seekou2 Amadou Bari fonda l'Empire peul théocratique, oudiina, dans ce pays, ils lui prêtèrent entière allégeance. Du côtématernel, on trouve Paaté Pullo, mon grand-père, originaireégalement du Sénégal, qui était, lui, du clan des DialluBe. Il prit fait

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2. Du mot arabe cheikou désignant un vieux chef de tribu. Les musulmans appli-quent ce terme aux gens pieux, aux héritiers d’un fondateur d’Ordre. Enfulfulde, ne possédant pas le son « ch » sémitique, on prononce Seeku.

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et cause pour le Toucouleur El Hadj Omar Tall qui soumit l'Empirepeul du Macina.– Double héritage antagoniste ! Voilà qui vous prédisposait àdevenir un homme de dialogue, de conciliation, bref un médiateur.– On peut en effet dire que j'ai essayé toute ma vie d'être un hommede paix, et cela, nouveau paradoxe ! en opposition flagrante avecl'attribution particulière du clan peul auquel j'appartiens, puisquela coutume veut qu'un Bâ devienne un guerrier ! [KOU 11] (rires)– Ainsi, vous avez pu troquer l'épée contre la plume…– Cela me remet en mémoire ce passage du Rappel à l'intelligent oùAbd El Kader écrit : “Deux choses constituent la religion et lemonde : le sabre et la plume. Mais le sabre est au-dessous de laplume. Ô que le poète l'a bien dit : "Allah l'a ainsi décidé : lecalame, depuis qu'il a été taillé, a pour esclave le sabre depuis qu'ila été affilé."” Je trouve cela superbe !– Moi aussi. Nous avons d'ailleurs eu chez nous un philosophe quirefusa le traditionnel port de l'épée lors de sa réception àl'Académie française, et récemment, le nouveau secrétaireperpétuel a fait inscrire sur la poignée de la sienne, de la garde aupommeau, cette béatitude christique : “Heureux les pacifiques”. Àce sujet, si je puis exprimer un regret, ce serait celui de ne pas vousvoir siéger sous la Coupole du quai de Conti au côté de LéopoldSédar Senghor…– …qui me présente comme “le Sage de Bamako !” [CJC 96] (rires)En fait, quand je vins séjourner à Bamako, en 1933, ce fut avec letitre enviable de "commis expéditionnaire de première classe", puisde "premier secrétaire de la mairie". Mais reprenons le fil de ma vie.On reparlera de l’Académie un autre jour, si vous le voulez bien.– Donc vous êtes né en 1900 : voilà une année facile à retenir avecses chiffres ronds.– Oui, et qui facilite grandement le comptage par multiples de sept.Car vous avez dû noter ce fait important : la tradition peule divisel'existence humaine en 9 étapes de 7 ans chacune [CIP 244], soit dela petite enfance jusqu'à 63 ans. Passé cet âge, l'homme "sort du

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parc" entièrement libre. En ce qui me concerne, jusqu'à 7 ans, je n'aiconnu que l'entourage maternel. Ce fut vers l'âge de 7 ans que j'aipu commencer mes études coraniques, lors de l'exil de mes parentsà Bougoumi. [AEP 193] En 1908, au retour de ma famille àBandiagara, je poursuivis ces études avec un maître qui devaitavoir une influence déterminante sur ma destinée : je veux parlerde Ceerno3 Bokar Salif Tall.– Celui que Marcel Card a i re surnommait "le Saint-Françoisd'Assise africain" et Théodore Monod "un homme de Dieu". [OMC507]– C'était vraiment un saint, en effet, qui avait eu lui-même commemaître - voyez comme les coïncidences sont troublantes - un certainAmadou Tapsirû Bâ ! Du même clan guerrier que moi, et du mêmeprénom ! [AEP 153]– Lui aussi avait donc échangé la lance contre le calame… (rires)– En 1913, au lieu d'aller garder les vaches en brousse, je suisenvoyé à l’école régionale de Djenné pour le certificat d'études.Cette année-là, l'hivernage fut calamiteux, si bien qu'en 1914 unefamine effroyable devait causer la mort de près d'un tiers despopulations dans les pays de la Boucle du Niger. L'adolescent quej'étais alors, loin du giron maternel, fut marqué à vie par la visiond'un agonisant expirant sous ses yeux. Ce fut là, à Sofara, en 1914,que j'ai touché du doigt la famine dans toute son horreur. [AEP315]– On comprend qu'une telle expérience ait marqué à jamais unejeune sensibilité, d'autant plus que les Peuls fuient devant la mortdont l'idée même leur est odieuse, ainsi que l’a bien re l e v éMarguerite Dupire. [OSP 582]– Revenons à la vie ! (rires) En 1921, je réussis le concours d'entréeà l'École normale, mais ma mère s'opposa à mon départ pour Goréeau Sénégal. Je ressemblais à l'imbécile de la fable peule… [AEP 426]En novembre de la même année, le Gouverneur, pour me punir demon refus d'aller rejoindre l'École de Gorée, m'envoya "au diable"

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3. Du verbe peul ceerna : être un lettré. Le « c » se prononce « tch ».

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à Ouagadougou, avec ce titre peu enviable "d’écrivain temporaireessentiellement précaire et révocable."– En somme, l'enfance et l'adolescence étaient bel et bien finiesdésormais après ces trois fois sept ans = 21 ans !– En effet, et la tradition peule semble donc respectée jusque-là.Mais voyons la suite de ma "biographie"… (rires) Ce fut en 1928que je rencontrai pour la seconde fois mon "oncle Wangrin". Cegrand maître de la parole, à la vie si mouvementée, me restituaalors son histoire chaque soir, durant près de trois mois. Je prenaisforce notes dans des cahiers qui me serviraient plus tard pourécrire L'étrange destin de Wangrin, publié à Paris en 1973 et qui reçutle Grand prix littéraire de l’Afrique noire en 1974, puis le Prix litté-raire francophone international en 1983.– L'importance d'une telle rencontre dans votre vie d'écrivain sauteaux yeux. Et cela lors de vos quatre fois sept ans = 28 ans. Je noted'ailleurs que l'Encyclopædia Universalis, en sa trop courte notice survous, estime que votre œuvre la plus fascinante reste ces roueriesd'un interprète africain. [EU 298]– Puis-je ajouter qu'il m'arriva souvent, à moi aussi, du fait que jesais le peul, le bambara et le français, de servir d'interprète !– C'est encore une manière d’être médiateur, comme Hermès…– L'année 1935 n'offre rien de très marquant dans ma vie. Jetravaille alors à la mairie de Bamako depuis deux bonnes années etcoule des jours heureux. En revanche, en 1942 ma vie va changerdu tout au tout.– La tradition pastorale annonce justement qu'il faut 21 ans pourapprendre, 21 pour pratiquer et 21 pour enseigner. Après avoirappris votre métier à l'école des Blancs jusqu'en 1921, avoir ensuiteexercé vos talents de fonctionnaire jusqu'en 1942, n'était-il pastemps pour vous de "passer de l'autre côté de la barrière" ?– Bien sûr ! Et c'est Théodore Monod, alors directeur de l'IFAN(Institut français d'Afrique noire) qu'il avait fondé à Dakar, quiréussit à me faire affecter à son service cette année-là. Ce geste memit à l'abri de tracasseries policières grandissantes… [OMC 506]

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– …mais pas à l'abri des remontrances familiales, je suppose.– Ma mère crut que j'avais été envoûté, "marabouté". Elle nec o m p renait pas ce changement subit de métier. Rendez-vouscompte : moi qui étais si haut placé dans la société, qui côtoyais lesgrands de ce monde, commandants, gouverneurs, maires, etc.,voilà que je traînais dans les marchés en quête de contesd'autrefois, d' historiettes pour enfants, de mythes et de légendes…– Cela rappelle la parole de YHWH à Caïn : "Tu seras errant etvagabond sur la terre", qu’on trouve dans la Genèse. [4, 12]– Quelle punition ! Mais mon "exil" ici-bas était volontaire, avecpour but de sauvegarder les traditions orales africaines menacéesde disparition. Pour rassurer ma chère maman de plus en plusinquiète pour ma "carrière", j'improvisai un long poème où j'évo-quais les gloires de la terre disparues au cours des siècles ! Que depalais réduits en poussière ! Seuls m'importaient désormais lesbiens supérieurs : connaissance et marche vers mon Seigneur.– Grâce à votre recherche sur le terrain, de nombreux trésors de laculture orale ont pu être recueillis. Vos livres les mettent à la dispo-sition des lecteurs.– Durant plusieurs années, je pus sillonner la plupart des pays del'Ouest africain, engrangeant à qui mieux mieux. 1949, soit 7 x 7ans, se passa ainsi. 1956, = 8 x 7 ans, me vit au premier Congrèsinternational des écrivains qui se tint à la Sorbonne, à Paris. [SV 7]– Pour respecter la tradition peule, vous auriez dû vous retirer detoute activité sept ans après, soit en 1963.– Vous avez raison. En fait, il faut rajouter sept ans de plus pourarriver à 1970, année où je mis fin à mon mandat à l'UNESCO(mandat de 1962, renouvelé en 1966), afin de pouvoir me consacrerà plein temps à mes propres travaux. C'est depuis cette époque queje vis retiré ici, à Abidjan, dans la ville de mon ami FélixHouphouët-Boigny, traditionaliste baoulé éminent. [JVM 55]– Il est vrai que la médecine a fait des progrès et qu'elle permet devivre mieux et plus longtemps, ce qui explique que vous ayez purallonger de sept ans la limite traditionnelle peule… (rires)

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– Sept ans plus tard, dans la nuit du 20 au 21 juin 1977, j'eus la joiede pouvoir réunir les trois grandes familles maraboutiques de monpays, déchirées par trop de souvenirs de guerre, de massacres et demalédictions mutuelles : les Kountas de Tombouctou, les PeulsCissé du Macina et les Tall, descendants d’El Hadj Omar.– Jouant à plein votre rôle de réconciliateur et d'homme de paix.– Dieu est Grand ! En cette nuit mémorable, consacrée à la prière età la lecture du Coran, les délégations représentatives des troisgrandes familles maraboutiques, en présence de milliers depersonnes et du chef de l'État lui-même, se rencontreront sur lesruines de la grande mosquée de Hamdallaye, l'ancienne capitaledévastée de l'empire peul du Macina, et s'y donneront la main engage de pardon solennel. [OMC 49]– C'était la réplique parfaite à l'orgueil de Lamek, ce violent qui sevantait : "Oui, Caïn sera vengé 7 fois, mais Lamek 77 fois !", commenous l'apprend la Bible. [Genèse 4, 24] Alors que Jésus répondit àPierre, qui lui demandait s'il fallait pardonner jusqu'à 7 fois : "Je nete dis pas jusqu'à 7 fois, mais jusqu'à 77 fois 7 fois". [Matthieu, 18,22]– Autrement dit "indéfiniment" ; bravo !– Ce domaine des nombres symboliques est passionnant, mais letemps passe et j'aimerais aborder avec vous le domaine religieux.Par exemple, êtes-vous allé en pèlerinage à La Mecque ?– Oui, j'ai accompli cette cinquième "obligation" de tout bonmusulman qui peut se payer au moins une fois dans sa vie cevoyage en Arabie. Mais je ne sais plus très bien en quelle année…Peu importe, au fond.– Vous avez donc droit au titre prestigieux d'El Hadj, c'est-à-dire LePèlerin ! Comment se fait-il que vous ne vous êtes jamais faitappeler El Hadj Amadou Hampâté Bâ ?– Laissons ça. L’Ecclésiaste de la Bible a bien raison quand ils’écrie : "Tout est vanité et poursuite de vent !" [AEP 412] Un Peulest déjà par définition un pèlerin, un nomade (rires). En revanche,il faut préciser que je n'apprécie pas du tout l'ambiance du

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Wahhâbisme. Ce mouvement rigoriste, en effet, combat lephénomène confrérique ainsi que le culte des saints. [CDD 104]– Or vous appartenez à la confrérie soufie de la Tidjaniya4 et vousvénérez publiquement celui qui fut votre maître et initiateurCeerno Bokar !– Tout à fait ! J'ai cependant ramené de mon pèlerinage mecquoisun bon "souvenir" ; je veux parler du vêtement liturgique, cettepièce de tissu blanc que je garde toujours, durant mes voyages, aufond de ma valise, car elle me servira de linceul pour mon dernier"départ" (sourires).– L'idée de la mort n'a pas l'air d'angoisser le croyant que vous êtes.– Pour moi la mort n'est pas une ennemie. [STA 170]– Cela me fait penser à saint François d'Assise qui l'appelait "maSœur la Mort". Finalement, les pasteurs peuls ont la fibre assezfranciscaine : amour des animaux, de la nature, du beau parlerpoétique, de la liberté, accueil de l'autre…– Saviez-vous que René Caillé, votre compatriote qui surmontamille souffrances pour pouvoir entrer à Tombouctou, fut secouruplusieurs fois, en secret, par des Peuls? [JVT 1830]– Je l’ignorais. Mais comme par hasard, je viens de lire le livre quele professeur Joseph Ki-Zerbo vient de consacrer à son père,premier chrétien de Haute-Volta. Ce dernier raconte comment,alors qu'il était esclave au Mali, son maître le tabassait à coups debâton. Or, une vieille femme peule, “survenant là par je ne sais quelprodige, prit vivement à partie mon tortionnaire : "Tu n'as pashonte ? Veux-tu le tuer ? Si tu ne le détaches pas immédiatement, ehbien je vais détacher mon pagne pour que vous voyiez tous manudité !"” [ADP 34]

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4. Cette confrérie fut fondée en 1782 par un saint homme du sud algérien. Elleconnut un grand succès en Afrique de par ses qualités particulières : pasd’ascèse ni de macérations excessives, simplicité du rituel, le tout donnant uneimage familière des rapports entre Dieu et l’homme. Sa devise est« tolérance ».

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– La pitié, la sympathie, l'empathie, que l'on appelle "yurmeende"en fulfulde, sont en effet des valeurs essentielles chez les Peuls. Undes qualificatifs divins est d'ailleurs "Joom yurmeende" (Maître demiséricorde).– Ce qui recoupe la formule du Coran : "Allah est Clément etMiséricordieux".– Effectivement. Hélas, en bien d'autres domaines les conversionsmassives à l'islam ont souvent altéré les connaissances tradition-nelles peules. [KOU 9] Je pense par exemple à ce fameux signe decroix que le berger trace sur un animal malade afin d'enrayer ledéveloppement de la maladie. Ou encore à cette symbolique initia-tique des pasteurs, lorsque la femme de Koumen, Foroforondou,s'exclame, indignée : "Comment as-tu consenti à faire venir ici unhumain? (…) Que fais-tu de la tradition du taureau sacré et de lavache-mère et de l'agneau céleste?" [KOU 61]– Je serais tenté de mettre des majuscules à ces noms d'animauxsymboliques !– Je comprends que l'Agneau céleste puisse évoquer beaucoup dechoses pour un chrétien. L'Agneau de Dieu n'est-il pas Jésus lui-même au dire des Évangiles?– Vous connaissez à merveille les textes bibliques ! J'avais déjàre m a rqué votre aisance à citer le Nouveau Testament. Ainsilorsque, plein de malice, vous aviez répliqué à celui qui, étonné,vous demandait pourquoi vous étiez allé vous asseoir derrière toutle monde un jour de convocation à Bandiagara : "Parce que je suistrès ambitieux ! J'aspire à être parmi les premiers au jour dujugement dernier, car l'apôtre de Dieu Issa ibn Maryam (Jésus filsde Marie) a enseigné que les premiers seraient les derniers, et lesderniers les premiers". [OMC 467] On trouve effectivement cetteparole du Christ en Matthieu [chapitre 19 verset 30]. Vous auriezpu aussi faire allusion à la parabole servie aux invités d'un festinchez des pharisiens, et rapportée en Luc [14, 7-11]. Jésus la conclutpar ces mots : "Tout homme qui s'élève sera abaissé et celui quis'abaisse sera élevé."

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– Pour moi, Jésus Christ et sa Mère constituent incontestablementun grand mystère de la manifestation divine. [JVM]– Est-ce votre cher maître spirituel qui vous a ainsi fait pénétrerdans la connaissance profonde de la religion chrétienne ?– Pas du tout. Ceerno Bokar ignorait tout des Évangiles. Il nesavait, de Jésus Christ, que ce qui en est dit dans les nombreuxversets du Coran qui lui sont consacrés, et il n'avait rien lu ni desaint Paul ni de saint Jean ! [OMC 474]– Voilà qui est très étonnant de la part d'un esprit ouvert, qui allaitpourtant une ou deux fois par an s'approvisionner à Mopti, grandeville comptant une Mission catholique entre autres, et qui aimaitrépéter cet hadith du Prophète : "Cherchez la connaissance duberceau au tombeau, fût-ce jusqu'en Chine !" [AEP 281]– Vous avez raison. Mais certains commentateurs musulmans fontremarquer que cette recherche de la science ne doit concerner quece qui a trait à l'islam… Ce qui n'empêche pas que d'aucuns ont crutrouver l'annonce du Prophète Mohammad dans la Thorah desjuifs et dans les Évangiles des chrétiens… après l’y avoir cherchée,donc !– On peut toujours penser que les vrais mystiques, ceux qui ontgravi la montagne de Dieu, contemplent le même paysage. [OMC474]– C'est bien ce que je crois. Et je n'ai pas été surpris d'entendreCeerno Bokar asséner que nul ne jouira de la rencontre divine s'iln'a pas de charité dans le cœur. Pour ma part, n'oublions pas quej'ai eu l'occasion durant mon enfance de pouvoir suivre quelquescours de catéchisme en bambara avec mon jeune ami catholiqueMarcel, au Mali.– De nouveau apparaît chez vous cet aspect de médiateur entredeux rives, l'une musulmane, l'autre chrétienne.– J'ai été très heureux le jour où, après de multiples péripéties, jepus réunir sur le mont Sion, à Jérusalem, un prêtre et un rabbin.Dans cette nuit inoubliable du 20 au 21 juin 1961, nous avons ainsiprié tous les trois en commun pour la paix et l'entente entre les

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hommes, après que chacun eut récité le texte le plus sacré de sareligion. [STA 143]– Vous êtes un précurseur ! Vous anticipiez ainsi de plusieurslustres la fameuse réunion de prières organisée par Jean Paul II enoctobre 1986 dans la ville d'Assise.– Où l'on retrouve encore saint François (rires) ! Je vous avoue queje considère le judaïsme, l'islam et le christianisme comme les filsd'un père ayant trois co-épouses. Dans cette famille polygame,chaque mère élève son enfant selon sa propre coutume, ce qui veutdire que chacune parle à son fils de son époux (symbolisant Dieu)selon la conception qu'elle en a. [STA 143]– On peut toujours relever que saint Paul a déjà donné l'exempled'Abraham qui eut deux fils, un de la servante, un de la femmelibre. [Ga 4,22] Les enfants d'un polygame ont-ils des "chances" entous points égales dans la vie? Et je me demande si l'exemple detrois co-épouses ne heurte pas à angle droit le modèle archétypalcréé par Dieu au début des temps. Dieu créa en effet Adam(Aadema) et Ève (Awa) comme le couple initial parfait. Couplemonogame magnifié par Jésus, d'ailleurs.– Certes, je reconnais que vous ne mentez pas. Mais la religionmusulmane veut tenir compte de la faiblesse humaine enpermettant plusieurs co-épouses : 4 maximum suivant la Sourate 4[verset 3].– Si la moitié seulement de la population mondiale suivait la mêmevoie, on se retrouverait vite avec un problème évident : il n'y auraitpas assez de femmes pour tous les hommes aspirant au mariage…– Je n'avais pas pris garde à ce genre de chose, d'autant moins queje suis moi-même polygame (rires) !– De plus, pourquoi les femmes elles-mêmes n'auraient pas le droitd'avoir plusieurs co-époux ? Ne serait-ce pas logique?– Un tel sujet a certainement été traité par quelque savant qui a dûécrire sur le droit, le mariage, la polyandrie, la polygamie, etc. Maisje suis incapable de vous donner des références précises, n'étant

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pas féru en pareilles matières, un peu rébarbatives il faut l'avouer,n'est-ce pas ! (rires)– C'est vrai. J'aimerais donc en venir à la manière que vous avez,vous, musulman fidèle et sage renommé…– …Vous avez dit "sage"… Laissez-moi rire ! J'ai failli me retournerpour voir s'il n'y avait pas quelqu'un d'autre derrière moi.[STA 157]– …musulman fidèle et sage renommé, de considérer la religionchrétienne.– D'abord un détail précis : lorsque je suis allé en France, j'en aiprofité pour visiter les hauts lieux spirituels de chez vous, encommençant par les cathédrales de Paris, Reims, Chartre s …Impressionnant !– On raconte que lorsque Napoléon Bonaparte passa à Chartres, ils'arrêta médusé sur le seuil de l'immense vaisseau gothique enmurmurant : "Un athée serait mal à l'aise ici !"– Peut-être voulait-il parler de lui-même (rires)… En tous cas, vosancêtres ont réalisé des chefs d’œuvre en tous les domaines et celagrâce à la foi ! Mais je dois vous dire que c'est à Lisieux que jeretourne chaque fois que je vais en France (j’ai un appartement àParis, dans le XVIe). Oui, à Lisieux, car c'est là que je trouve ce je nesais quoi de simple, de pur, de dépouillé, qui me fait comprendrevraiment ce qu'est une âme mystique : Thérèse de l’Enfant Jésus.Savez-vous que c'est ma sainte préférée ?– Je vous comprends. D'après certains penseurs, elle indique laroute à suivre pour la théologie d'aujourd'hui, rien que ça ! Et lePère Bro, par exemple, estime que seul Blaise Pascal égale lacarmélite de Lisieux dans toute l'histoire religieuse française !Thérèse est en train de parcourir - ses reliques, bien sûr - le mondeentier. C’est donc la sainte "nomade" en quelque sorte, bien faitepour toucher l’âme des pasteurs sahéliens.– Cela me rappelle qu'il y eut jadis à Bandiagara une femmemarabout célèbre et respectée surnommée Dewel Asi, c'est-à-dire"la petite femme qui a creusé" (sous-entendu : la connaissance

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mystique). [AEP 90] Mais la petite Thérèse est plus connue, biensûr.– Et votre sainte préférée, morte à 24 ans, déclarée Docteur del’Église par Jean-Paul II, mettait au-dessus de tout, je ne vousapprends rien, "la charité et l'amour", ainsi que vous le ferez vous-même plus tard, à la suite de Ceerno Bokar.– Quelle sagesse ! C'est probablement grâce à elle que j'ai peu à peuappris à mieux apprécier les témoins de la religion chrétienne. Ilfaut dire que, du "temps de ma jeunesse folle" à Ouagadougou, jeregardais l'Église comme une force occulte, et nous avions, mesamis et moi, surnommé son représentant d'alors, Mgr JohannyThévenoud, en termes quelque peu irrévérencieux : "l'Oiseaubagué"! [OMC 240] Depuis, j'ai pu sympathiser avec le P. HenriGravrand, missionnaire spiritain au Sénégal, avec le P. Jean-MarieDucroz, Rédemptoriste missionnaire au Niger, avec Jean-PierreLauby, Frère des Écoles Chrétiennes enseignant en Afrique noire,etc.– C'est ce dernier qui m'a raconté votre rencontre avec le Pape JeanXXIII à Rome, en 1958, lors du 2e Congrès des écrivains noirs.– Les richesses de l'Église catholique me semblaient scandaleuses.Mais quand je vis la simplicité, la bonhomie, la circonspection dubon pape Jean, je revins sur mon jugement défavorable, et pensaien moi-même : l'Église appelle les hommes à Dieu. Or les hommesici-bas sont comme des poissons dans l'eau. Il est rare qu'unpoisson se fasse prendre sans appât. Eh bien, le plus grand appâtauquel les hommes mordent le plus facilement, c'est le fastematériel. L'Église dresse donc un grand et beau décor en pensant àceux qui en ont besoin. Tout le monde ne saurait être Diogène ethabiter un tonneau! (rires)– Sans oublier que les missionnaires sous les Tropiques viventsouvent dans des conditions précaires, eux, vous avez pu leconstater sur le terrain.– C'est exact. Tous les Blancs ne sont pas comme le Père deFoucauld, l’ermite du Sahara, le marabout martyr de sa foi et de sabonté, que j'ai toujours aimé. Comme je serais heureux si je pouvais

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un jour, à sa suite, me trouver au sommet du Hoggar pour célébreravec les étoiles la gloire de Dieu : obscurité plus brillante que lalumière !– Ce Dieu que nous, chrétiens, affirmons être Un et Trine : un seulDieu en trois Personnes, vous le savez. Ce mystère est tellementaveuglant qu'un anthropologue musulman, Malek Chebel, n'ycomprend goutte. Il écrit en effet, dans son Dictionnaire des symbolesmusulmans, à propos de la Trinité : "Le Coran invite fermement à nepoint y recourir, le trithéisme étant perçu comme un associatio-nisme de fait". [DSM 425]– Je ne suis ni pour l’islamisme radical, ni pour le syncrétisme, maisce n'est pas moi qui écrirais pareille chose. En revanche, je necesserai de dire que Dieu, c'est l'embarras des intelligenceshumaines. [STA 79]– Voilà qui laisse entr'ouverte la porte à ces deux mystères : celui dela Tri-Unité divine, et celui de l'Incarnation du Fils de Dieu. Autantd'embarras pour la raison qu'il y a de mystères. Il apparaît,d'ailleurs, après étude, que la Trinité se révèle être la clef, nonseulement de la Révélation biblique, mais de l'homme, de la vie, ducosmos tout entier. Finalement, elle est l'ultime lumière qui éclairetoute philosophie, c'est-à-dire toute sagesse : le pourquoi au-delàdu comment, en livrant le sens ultime qui rejoint une acquisitionmajeure de la culture moderne, le caractère universel de la relation.Or Dieu est Amour, donc Relation. [TML 504]– Les sociétés africaines savent bien qu'aucun individu ne peutvivre seul. Que tout soit relation dans le monde, j'en tombed'accord avec vous. Mais cette ultime lumière ne doit pas nousaveugler : il reste encore nombre de secrets dans la nature, dansl'homme, que la science est loin d'avoir percés !– Certes ! Il est même une énigme dans le Coran qui m'intrigue…– Laquelle ? Peut-être pourrai-je vous aider à la résoudre.– Il s'agit d'un problème bien précis, que certains pourraient consi-dérer comme mineur, mais que je regarde personnellement commetrès important ; je veux parler du nom arabe de Jésus, ‘Isâ.

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– Vous avez raison de prendre très au sérieux tout ce qui toucheaux noms. Nul n'ignore l'extrême sophistication avec laquelle lesmusulmans se nomment, se prénomment, surnomment. Sur le planinitiatique aussi, le processus de nomination est capital pour celuiqui veut franchir les étapes spirituelles de l'ascèse parfaite. [LNJ 19]Et dans notre tradition, on dit que les noms, comme les nombres,quand on les énonce, déplacent des forces qui établissent uncourant à la manière d'un ruisseau, invisible mais présent. [KAI135]– Eh bien, ce nom, ‘Isâ, en quatre lettres arabes, ne se trouve ainsiorthographié nulle part ailleurs, ni dans les inscriptions antiques,ni dans la Bible en arabe ! Il apparaît comme l'inversion quasi lettrepour lettre du nom hébreu de Jésus. [LNJ 18]– J'avoue tout ignorer de cet aspect du Livre saint de l'islam. Et bienque mon maître Ceerno Bokar m'ait initié au symbolisme deslettres et des nombres, science ésotérique islamique classique,particulièrement enseignée dans la Tidjaniya [OMC 460] - et quej'apprécie beaucoup d'ailleurs - jamais il n'aborda l'analyse de cenom.– Effectivement, dans votre exposé à Niamey, le 4 juillet 1975,devant la Conférence épiscopale des relations avec l'islam, vousaviez magistralement expliqué la valeur numérale du nomcoranique de Jésus, soit 1122 [JVM], mais vous n'aviez rien dit decette étonnante inversion dans le nom du Messie fils de Marie.– Je dois toutefois vous faire remarquer qu'en cette même commu-nication, j'avais lu le verset 159 de la Sourate 4, qui peut se traduireainsi en français : "Il n'y a personne parmi les gens du Livre, qui necroie en Lui [= Jésus] avant sa mort et Il sera un témoin contre eux,le Jour de la Résurrection."– Le Père Maurice Borrmans, dans le livre qu'il vient de publier surJésus et les musulmans d'aujourd'hui, vous fait l'honneur de vousciter, en rappelant que, pour vous, Jésus "sera le Témoin final".[JMA 232]– Ce disciple du Dieu Amour a certainement raison de se montrersi perspicace et si serein ! »

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L'heure de la prière du soir était arrivée. Mon hôte se leva, meraccompagna jusqu'à la porte et, me serrant longuement la main,me dit en souriant : « Alla wonne! » Je lui répondis, ému : « AllaBeydu jam ! » C'est sur ces mots que nous nous séparâmes. Nous nedevions plus jamais nous revoir. Amadou Hampâte Bâ quitta cetteterre le 15 mai 1991. Soit 13 fois 7 ans après sa naissance… commeun dernier clin d'œil malicieux.

•••

Le dialogue que je rapporte ici est qualifié d’imaginaire, car il s'ytrouve de nombreux anachronismes que chacun aura aisémentrepérés. Imaginaire donc. Mais pas du tout invraisemblable, carj'aurais pu multiplier citations et références. Que ces quelquespages incitent à lire le vieux sage peul de Marcory, et je n’aurai pasperdu mon temps. Car Bernard Frinking a raison de l'affirmer :« Quiconque s'intéresse aux traditions orales finira par le trouversur son chemin ». [LPT 45]

Amadou Hampâté Bâ aurait eu cent ans cette année. Cependant,sa « parole » reste toujours aussi neuve, toujours aussi jeune. Etcelui qui, au Conseil exécutif de l'UNESCO en 1963, jeta cettephrase comme un appel à l'aide : « En Afrique, quand un vieillardmeurt, c'est une bibliothèque qui brûle ! » ne savait pas qu'il auraitplus tard l’heur d’atteindre à la consécration suprême pour unamoureux des antiques sagesses : être cité comme un « proverbe »anonyme patiné par les siècles !

En guise de conclusion, qu'il me soit permis de reprendre ici lesquelques lignes que j'inscrivis au début de mes Bergers du Soleil :

« Merci à toi, Amadou Hampâté Bâ, grand penseur et mystiquemusulman (désormais au paradis d’Allah) ; à travers tes ouvrages,j’ai pu apprécier la saveur de la culture peule. L’accueil que tu meréservas chez toi, à Abidjan, en janvier 1982, restera comme l’un demes meilleurs souvenirs d’Afrique. »

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Liste alphabétique des sigles des ouvrages et articles cités :

ADP : KI ZERBO Joseph, Alfred Diban, premier chrétien de Haute-Volta,Paris, Cerf, 1983.

AEP : BÂ A. H., Amkoullel, l'enfant peul, Mémoires I, Arles, Actes Sud,1991-92, Préface de Théodore Monod.

BS : MATHIEU Jean-Marie, Les Bergers du Soleil, l'Or peul, DésIris,1998 (édition entièrement refondue).

CDD : Chemins de dialogue n° 12, revue bisannuelle, Marseille, 1998.CIP : BÂ A. H., Contes initiatiques peuls, Njeddo Dewal et Kaïdara, Paris,

Stock, 1994.CJC : SENGHOR Léopold Sédar, Ce que je crois, Négritude, Francité et

Civilisation de l’universel, Paris, Grasset, 1988.DSM : CHEBEL Malek, Dictionnaire des symboles musulmans, Paris, A.

Michel, 1995.EU : Encylopædia Universalis, Thesaurus-Index "A-D", Paris, 1990.HDR : BENOIST Joseph Roger (de), Amadou Hampâté Bâ, homme de

dialogue religieux, article en « Islamochristiana » 19, 1993.JMA : BORRMANS Maurice, Jésus et les musulmans d'aujourd'hui, coll.

Jésus et Jésus Christ 69, Paris, Desclée, 1996.JVM : BÂ A. H., Jésus vu par un musulman, Paris, Stock, 1994.JVT : CAILLÉ René, Journal d'un voyage à Tombouctou et à Djenné dans

l’Afrique centrale, Paris, 1830.KAI : BÂ A. H. & KESTELOOT L., Kaïdara, Récit initiatique peul, Paris,

Julliard, 1968.KOU : BÂ A. H. & DIETERLEN Germaine, Koumen, texte initiatique des

pasteurs peuls, Paris, Mouton, 1961.LNJ : MATHIEU Jean-Marie, Le nom de JOSUÉ-JÉSUS en hébreu et en

arabe, Saint-Marcellin, Outre-Part éditions, 1998.LPT : FRINKING Bernard, La parole est tout près de toi, Apprendre

l'Évangile pour apprendre à le vivre, Paris Bayard/Centurion,1996.

OMC : BÂ A.H., Oui mon commandant ! Mémoires II, Arles, Actes Sud,1994.

OSP : DUPIRE Marguerite, Organisation sociale des Peuls, Paris, Plon,1970.

STA : BÂ A. H., Sur les traces d'Amkoullel, l'enfant peul, Arles, ActesSud, 1998.

SV : HECKMANN Hélène, Amadou Hampâté Bâ, sa vie, son œuvre,Communication à la Journée d'étude organisée à Paris dans leslocaux de l'INALCO en octobre 1987.

TML : LAURENTIN René, La Trinité, mystère et lumière, Paris, Fayard,1999.

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Études & expériences

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Bernard LucchesiI.S.T.R. de Marseille

HENRI BOUILLARD ET L’I.S.T.R. DE PARIS

Le théologien jésuite Henri Bouillard (1908-1981) a marqué lapensée catholique française contemporaine par une carrière signi-ficative. Ses études et sa formation se déroulent successivement,d'une part, au séminaire sulpicien d'Issy-les-Moulineaux puis àl'Institut catholique de Paris, et d'autre part, dans le cadre de laCompagnie de Jésus, d’abord à Fourvière et ensuite à laGrégorienne où il présente une thèse de théologie en 1941. En 1942,il publie son premier article et son dernier article paraît 39 ans plustard, l'année de sa mort en 1981. Ainsi, sa carrière intellectuelles’étend des années bouleversées de l'après-guerre jusqu’à l'aubedes changements qui provoqueront la chute du mur de Berlin. Saréflexion se déroule au milieu des tensions et des reconstructionssous le pontificat de Pie XII, puis du mouvement d'aggiornamentoautour de Jean XXIII, et enfin avec l'expansion conciliaire àl'époque de Paul VI. Dans un tel cadre, son activité et sa productionthéologiques prennent tout leur sens. Il est l’un des fondateurs et lepremier secrétaire de la nouvelle collection Théologie qui éditecomme premier volume sa propre thèse de théologie. Il commencepar enseigner à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth (Liban), uncours sur la philosophie de Kant, en 1938, puis à Fourvière, dès

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C o d i recteur de l'I.S.T.R. de Paris puis dire c t e u r, HenriBouillard marqua profondément la fondation et l'orientation del'Institut. Mais, en retour, son passage à l'I.S.T.R. marqua profon-dément la théologie de Bouillard et son enseignement.

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1941 et jusqu'en 1950, date à laquelle il est suspendu d’ensei-gnement, car de ce qu’on entend sous le nom de « théologienouvelle » on l’estimera visé directement par l'encyclique de PieXII Humani generis. Mis à l'écart durant douze ans, il reprendra en1964 un enseignement de théologie fondamentale à la Faculté deThéologie de l'Institut Catholique de Paris ; dès 1968, il y prendrapour six ans la direction de l'Institut de sciences et de théologies desreligions que Jean Daniélou avait fondé un an plus tôt. De Saint-Sulpice à la Grégorienne, en passant par l'Institut Catholique deParis et Fourvière ; de Mystici Corporis à Vatican II, en passant parHumani generis ; de la théologie classique à la théologie fonda-mentale, en passant par la théologie des religions, nous percevonsle contexte général qui a marqué Henri Bouillard dans sa vie, saréflexion et son œuvre, de 1941 à 1981.

Arrêtons-nous sur la présence de Bouillard à l’I.S.T.R. de Paris.Nous le verrons à l’œuvre lors de sa création et de sa mise en placeadministrative et intellectuelle avec un apport intellectuel propre etspécifique (1.). Ensuite, nous nous demanderons quelles sont lesincidences de l’I.S.T.R. sur l’élaboration de son travail théologique(2.).

1. Les origines de l’I.S.T.R. de Paris

Henri Bouillard a fait partie de l’équipe qui autour de JeanDaniélou a travaillé à la fondation de l’Institut ; il en est mêmecodirecteur auprès de Daniélou dès le début. À ce titre, il peut êtrecompté parmi les témoins actifs de la naissance et du dévelop-pement de l’I.S.T.R.

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1.1. De la missiologie à la théologie des religions

La création de l’Institut de sciences et de théologies des religions dated’un peu plus d’un an après le concile Vatican II, suite à l’euphorieet l’optimisme engendrés au sein de l’Église catholique. Lademande est venue tout d’abord des religieux missionnaires, etplus particulièrement du Provincial des Rédemptoristes, endécembre 1966, puis de deux évêques, Mgr de Provenchère et MgrVeuillot. L’idée de départ était donc un institut de missiologieformant les cadres pour la pastorale des missions, ceux qui partentou ceux qui restent en vue de la mission.

C’est le 1er février 1967 qu’a lieu la première réunion prépara-toire, avec des représentants de l’Institut Catholique de Paris. Leprojet est discuté, précisé et approuvé le 9 mai 1967, pour êtreexécuté en octobre 1967. Comme on peut le constater, la tendancen’est pas à la perte de temps. Les textes de référence sont surtoutles documents conciliaires : Lumen gentium, Gaudium et spes, Adgentes, Nostra ætate, qui permettent de définir l’activité mission-naire et l’attitude à l’égard des religions non-chrétiennes rencon-trées en terre de mission. De fait, la volonté est d’ouvrir desperspectives qui dépassent le simple cadre de la missiologie.

1.2. De l’I.T.R. à l’I.S.T.R.

J. Daniélou parle d’un « Institut de théologie des religions » dont lebut est de « promouvoir les études concernant le fait religieux sousses formes les plus diverses, en relation avec le message chrétien etsa présentation »1. Pour lui, il s’agit de traiter du jugement à portersur la valeur du fait religieux en tant que tel, de l’originalité de larévélation chrétienne par rapport au fait religieux dans sa

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1. Notes personnelles manuscrites de Henri Bouillard. On peut les consulter auxarchives des Jésuites, à Vanves.

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généralité, de la place des religions non-chrétiennes dans l’histoiredu salut, et des problèmes posés à l’apostolat missionnaire dans lespays en voie de développement. Cependant, Bouillard notel’importance de l’étude scientifique des grandes religions (Islam,Bouddhisme, Religions africaines) dans le cadre de l’Institut ; ilsouhaite qu’il devienne l’« Institut de sciences et de théologie desreligions », dont le but est l’étude du fait religieux et des religionsnon-chrétiennes dans une perspective missionnaire, tout en conju-guant l’analyse scientifique et la réflexion théologique, afin demieux établir la rencontre et le dialogue de la foi chrétienne avecles religions non-chrétiennes.

Le programme d’étude pour la pre m i è re année suffit àcomprendre l’ampleur de l’entreprise :• Théologie des religions• Missiologie• Histoire des missions• Religion et développement• Philosophie de la religion• Religion et culture scientifique• Religions africaines• Islamologie• Bouddhisme

1.3. De l’ouverture au 10e anniversaire

L’Institut peut ouvrir ses portes dans un local des Missionsé t r a n g è res de Paris, avec comme directeur donc Daniélou,Bouillard étant codirecteur et Guennou le directeur des études.Daniélou étant créé cardinal par le pape Paul VI en 1968, Bouillarddevient directeur de l’Institut pour six années. Après les événe-ments de mai 68, la rentrée avec une deuxième année se réalise avecquelques cours supplémentaires autour de l’athéisme moderne etplus particulièrement l’attitude du marxisme à l’égard de la

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religion ; l’étude de l’incroyance complète celle de l’année précé-dente sur les religions ; enfin, l’approfondissement des scienceshumaines de la religion et de son environnement : sociologie de lareligion, ethnologie, linguistique générale et africaine, anthropo-logie linguistique. Bouillard souligne l’importance du cours sur lessymboles, les mythes et les rites donné par le P. Vidal en 1970, ainsique le cours sur foi chrétienne et cultures. Quoi qu’il en soit, le capà maintenir est celui de l’équilibre entre les deux pôles : scientifiqueet théologique.

Les étudiants qui participent à la formation sont divers par leurnationalité (Europe, Afrique, Asie et Amérique). D’abord, il n’y eutque des religieux missionnaires, mais en dix ans la proportion deslaïcs s’est accrue dont un bon nombre de mères de famille, avec parconséquent une évolution des motivations du départ, passant de larecherche d’une formation en vue de la mission à la recherched’une formation personnelle spécifique. En évaluant le travail del’Institut au bout de dix années d’existence, Bouillard note leproblème difficile de concilier toutes les dimensions à la fois :u n i v e r s i t a i re, scientifique et initiation théologique ; cependantl’apport de l’ISTR est net pour lui : « Quand on a pris connaissancede quelques grandes religions, quand on s’est ouvert à la diversitédes cultures, on ne pratique plus la théologie de la mêmemanière »2.

Nous pouvons parler d’une véritable empreinte bouillardiennesur l’I.S.T.R. de Paris. Elle est identifiable par la rigueur scientifiquequi, d’une part, pousse à l’analyse de fond des grandes religions,non seulement leur fonctionnement institutionnel, leur organi-sation historique et leur valeur spirituelle, mais encore et d’autrepart, cette même rigueur scientifique ouvre sur une donnéepréalable dans laquelle s’inscrivent toutes les grandes religions, àsavoir le fait religieux comme fait culturel. C’est dire si l’étudescientifique du phénomène religieux en tant que tel avec son lien àla culture est, pour Bouillard, le point fort de l’ISTR au même titre

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2. Discours prononcé à l’occasion des dix ans de l’ISTR de Paris. On peut leconsulter aux archives des Jésuites, à Vanves.

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que celui de l’approche critique de chaque religion. D’où laprésence de cours comme Religion et développement, Philosophie de lareligion, Religion et culture scientifique, pour la première année et,pour la deuxième année, un supplément dont l’éventail des propo-sitions a pour point de mire le phénomène religieux dans lecontexte culturel et à la lumière des sciences humaines. Ici se litl’intuition bouillardienne du caractère scientifique d’un tel institutqui ne renonce pas au caractère missiologique mais qui, par cetravail, donne toute son ampleur au concept théologique demission.

La question se pose de savoir quelles sont les incidences d’unetelle conception de l’I.S.T.R. sur l’évolution de la théologie deBouillard ou, dit autrement quelle est cette manière différente depratiquer la théologie lorsqu’on est passé par la question desreligions?

2. Bouillard et la question de la religion3

Dans le programme d’étude pour la pre m i è re année del’Institut, Bouillard enseigne la philosophie de la religion. De fait,notre théologien devient philosophe ; son cours est intitulé Religionet philosophie : statut de la religion devant la pensée rationnelle, il estdéveloppé autour de trois parties :

1) Définition de la religion (concept en occident)• Y a-t-il unité des phénomènes dits religieux ?• Y a-t-il unité dans le sacré ?

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3. À l’époque on utilisait indifféremment les termes « question des religions » et« question de la religion » [NDLR].

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• À quelles conditions l’idée ambiguë et polyvalente de sacrépeut-elle être utilisée dans la science des religions et dans lathéologie?

• Le christianisme est-il une foi plutôt qu’une religion?

2) Étude du statut de la religion devant la pensée rationnelle occidentale• La genèse de la philosophie• La crise et la fonction permanente de la philosophie• Le rapport au cours de l’histoire entre la religion et la philo-

sophie• Le rapport à l’heure actuelle

3) Les points de rencontre particuliers et cruciaux• Le rapport entre foi en Dieu et sa justification rationnelle• Quelle idée de Dieu aujourd’hui est acceptable ?• La nature et la portée du langage relatif à Dieu

Pour comprendre l’importance d’une telle entreprise dans lec a d re réflexif général de Bouillard, et avant d’en soulignerquelques aspects significatifs (2.2.), il nous faut regarder en amontet voir comment il en est arrivé à la question de la religion (2.1.)

2.1. Genèse d’une réflexion

Henri Bouillard était jésuite : après ses études à Saint-Sulpice, ilse tourna vers la Compagnie et il fut envoyé à Lyon pour étudier ;c'est ainsi qu'il eut comme camarades et amis, en 1933, H. U. vonBalthasar, D. Mollat, P. Lyonnet, F. Varillon, et J. Daniélou, etcomme maîtres H. de Lubac, H. Rondet et H. Vignon. La figuremarquante était de Lubac4 : non seulement, il stimula le retour aux

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4. H.U. von Balthasar, Prüfet alles, das Gute behaltet, Ostfildern, Schwaben Verlag,1986, p. 9, cité par E. Guerriero, Hans Urs von Balthasar, Paris, Desclée, 1993,p. 38 : « Par bonheur et pour notre réconfort habitait là aussi Henri de Lubacqui, au-delà des matières d’étude, nous a dirigés vers les Pères de l’Église, en

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sources avec l'étude des Pères de l'Église, non seulement, il stimulale dialogue avec les principaux courants intellectuels de l'époque(E. Mounier, G. Marcel, H. Bergson, E. Gilson, et cela à la suite deson ancien supérieur A. Valensin qui avait développé d'étroitesrelations avec M. Blondel et P. Rousselot), mais encore, il stimulases confrères de Fourvière, G. Fessard dans le domaine social etpolitique, H. Bouillard dans celui de la connaissance religieuse et J.Daniélou dans le rapport entre christianisme et histoire5.

Ainsi, notre théologien est impliqué dans le renouveau deFourvière dans le cadre très précis du rapport entre philosophie etreligion, philosophie et théologie, théologie et religion ; dès ledépart, de par son caractère, de par sa volonté intellectuelle et depar son engagement chrétien, un leitmotiv s’impose à notreauteur : le dialogue.

C’est ainsi que toutes ses études personnelles philosophiques etthéologiques sont marquées par la recherche de la vérité dans unesprit de compréhension qui ne transige pas avec la critiqueconstructive et qui se développe dans un dialogue proche ducompagnonnage et de la maïeutique. Par exemple, en 1946, ilrencontre son ami G. Marcel et grâce à son autre ami J. Wahl, ilrencontre (contre l’avis de G. Fessard) J.-P. Sartre entouré de S. deBeauvoir et de F. Alquié pour savoir si l’existentialisme estcontraire au christianisme. Toujours la même année il rencontreJ. Hyppolite sur la question de la médiation dans la philosophie deHegel. En 1947, il a un entretien avec M. Heidegger toujours autourde l’existentialisme. En 1958, il rencontre le philosophe niçois,E. Weil sur la question de la chose en soi dans la philosophie deE. Kant. Le dialogue s’impose à Bouillard, car il est le révélateur del’expérience. Aussi, le concept d’expérience doit-il être centraldans la réflexion, car il est premier dans la vie. L’expérience dit le

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nous prodiguant généreusement à tous fiches et citations. Aussi arriva-t-il que,pendant que les autres allaient jouer au ballon, moi avec Daniélou, Bouillardet quelques autres (Fessard n’était déjà plus là), je m’adonnais à Origène,Grégoire de Nysse et Maxime, tout en projetant de consacrer un volume àchacun d’eux ».

5. E. Guerriero, ibid., p. 48.

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cheminement, la saisie, l’aperception et l’intériorisation ; elle esttemporelle, existentielle et historique. Elle est centrale dans laproblématique religieuse et s’impose lorsqu’on pense la transcen-dance.

Le primat de l’expérience transforme l’approche religieuse, ycompris l’approche de la foi chrétienne. Le changement est netchez Bouillard dans la considération du rapport de la grâce divineavec la liberté de la nature humaine : il ne parlera plus de deuxordres, celui de la nature et celui du surnaturel, ordres se super-posant ou se complétant, mais du Mystère chrétien, c’est-à-dire dela Présence de Dieu à l’humanité chercheuse de sens transcendant,grâce à l’action de Jésus Christ qui invite à partager sa propreexpérience de mort et de résurrection.

Les cours donnés par Bouillard manifestent progressivement cechangement. Avant celui de l’I.S.T.R. (1968), il enseignait à laFaculté de Théologie de Paris un cours intitulé Justification de la foi :théologie fondamentale spéculative (1966). En 1968, il donne, dans lecadre de l’I.S.T.R., un cours sur Le problème de Dieu et de la religion.Or, en 1969, pour les étudiants de la Faculté de théologie, il reprendexactement la même problématique que celle du cours donnéprécédemment pour l’I.S.T.R., mais cette fois son titre estIntroduction au mystère chrétien. Même si après, le 26 avril et le 3 mai1969, notre théologien donne deux conférences à l’ISTR surPhilosophie et religion : l’ouverture de l’homme au Mystère chrétiend’après Maurice Blondel, puis, de mars 1976 à février 1977, un coursà l’I.S.T.R. intitulé Philosophie de la religion : Le Dieu de la religion et leDieu de la philosophie, désormais sa réflexion unit profondément ladémarche de l’I.S.T.R. et celle de la Faculté de théologie. Dans cecroisement peuvent être repérées les incidences de l’I.S.T.R. surl’élaboration de sa théologie.

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2.2. Orientations d’une réflexion

Dans la rencontre avec les non-croyants et les cultures, laréflexion de Bouillard ne s’est pas épuisée dans le dialogue etl’échange de paroles humaines, puisqu’ils sont le lieu de l’annonceexplicite de la Parole de Dieu, l’invitation à croire au Christ qui estbonne nouvelle pour les cultures en crise de sens : agnosticismeintellectuel, défaillance culturelle, flou éthique, mutisme religieux,affaiblissement spirituel. Ainsi, sa réflexion propose une doubleréponse, d’ordre intellectuel et spirituel, avec la foi dans l’intelli-gence et l’intelligence de la foi. Se confronter au monde de sontemps est pour lui l’occasion de ne pas accepter un consensus mouavec le doute, l’ironie, le scepticisme et l’agnosticisme quiconduisent droit à l’apostasie tranquille. L’enjeu en est l’incultu-ration de l’Évangile. La caractère scientifique de l’I.S.T.R. permet àBouillard d’orienter sa recherche ou celle de l’Institut, avec intelli-gence et courage, dans tous les grands débats de société sur la foiet la raison, la politique et la religion, la science et la foi, la libertéet la vérité, le pluralisme et la laïcité, la nature et la culture, lapersonne et la communauté, dans l’Église et la cité.

Au point précédent, ajoutons que Bouillard fut témoin enFrance de la pluralité religieuse. Le pluralisme religieux est largequ’il s’agisse des grandes religions ou de l’essor des sectes, desgroupes religieux ésotériques qui offrent une vague spiritualité oupromettent une autoréalisation ou bien qui se fondent sur unmélange syncrétiste des religions et des cultes existants. Dans untel contexte et une telle diversité, Bouillard connaît l’importancecapitale de la rencontre des fidèles d’autres religions dans le butd’arriver à une compréhension mutuelle, une harmonie et unecollaboration pour le bien de l’humanité et la défense de valeursdans la société. Une telle rencontre pour ne pas se réduire à uneséance de courtoisie interreligieuse présuppose deux éléments quenous re t rouvons au centre de la réflexion de Bouillard .Premièrement, le chrétien proclame que seulement en Jésus Christl’homme peut trouver la plénitude de la vie religieuse, la vérité, le

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salut et faire l’expérience de la Présence, comme il le dit.Deuxièmement, c’est au nom même du caractère scientifique del ’ I . S . T.R. que le caractère théologique du même Institut peutprendre toute sa mesure. En effet, pour Bouillard, il ne s’agit pas defaire une théologie au rabais, mais le chrétien suivra une meilleurepréparation doctrinale en vue d’une meilleure connaissance de lafoi catholique. L’intellectus fidei est requis au nom même de larencontre de croyants d’autres religions. L’Introduction au mystèrechrétien est exigée comme condition de la formation sur la connais-sance d’autres religions.

•••

Et scientifique et théologique, la réflexion au cœur de l’ISTR ygagne ad extra et ad intra. À l’extérieur, puisqu’elle évite, par sad é m a rche pro p rement scientifique, tout amalgame dans lecompromis ou toute démagogie inclusiviste ; et, ce faisant, une telleréflexion est capable de reconnaître, pour ce qu’elle est, la valeur del’interlocuteur et de son message. Mais la réflexion y gagne aussi àl’intérieur. D’une part, elle ne se replie pas sur elle-même dans unmouvement théologique identitaire et exclusiviste, à cause ouplutôt grâce à l’élément scientifique qui lui révèle son enraci-nement dans la culture bon gré mal gré, loin de tout paradoxe etcontradiction absolus. Et d’autre part, cette réflexion ne contribuepas à creuser davantage, par le biais scientifique, le « fossé maudit »(G. E. Lessing) et infranchissable entre Jésus Christ et notre présentpluraliste, car le caractère théologique fonde la réflexion commeréflexion de foi établie dans l’expérience du Mystère. Le Mystèretranscende le cadre spatio-temporel, même si c’est là, dans un telcadre et pas ailleurs, qu’il se donne à vivre, stimulant et alimentantl’histoire humaine selon le souffle de l’Esprit qui change la vie.Telle est la contribution structurelle et originale de Bouillardconcernant l’I.S.T.R. dès sa fondation et qui permet encore auxI.S.T.R. d’aujourd’hui d’avoir l’importance qu’ils ont.

Henri Bouillard et l’I.S.T.R. de Paris

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Jean-Michel PassenalMembre de l’I.S.T.R. de Marseille, animateur de Marseille-Espérance.

MARSEILLE-ESPÉRANCE

Marseille a une longue expérience de « vivre ensemble » entrecommunautés différentes. C'est une longue histoire qui remonte aumythe de la fondation de Massalia, en 600 avant Jésus Christ. Lalégende dit que le roi Nann, dont la Tribu campait sur les bords dufleuve Huveaune, cherchait à marier sa fille Gyptis. Gyptis nechoisit aucun des membres de sa Tribu, mais Protis, le Grec, quivenait de débarquer. Ce mythe est une façon d'exprimer la réalitéde notre histoire, nous nous pensons comme un « peuple pluriel ».

Au début de l'année 1990, le Maire de Marseille de l'époque,Robert P. Vigouroux, invitait les responsables des grandes religionsprésentes à Marseille et quelques représentants des Communautésreligieuses, à se réunir autour de lui pour soutenir et faire avancerl'entente et la compréhension entre tous les marseillais :Bouddhistes, Juifs, Musulmans, Arméniens, Catholiques,Orthodoxes, et Protestants. Les responsables de ces différentescommunautés ont répondu à l'invitation du Maire, désire u xd'apporter leur contribution à la « convivialité » de tous lesmarseillais. C'est lors de sa première réunion que cette instances'est donnée le nom de « Marseille-Espérance ».

M. Jean-Claude Gaudin, le nouveau Maire, a repris le flambeauet demandé à M. Jean-François Mattei d'accompagner Marseille-Espérance.

Marseille-Espérance n'est pas une instance de dialogue interre-ligieux ou intercommunaitaire, encore moins le lieu d'un syncré-

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tisme. Ce qui fait la spécificité de Marseille-Espérance c'est quenous sommes tous différents, désirons le rester, respectons l'autredifférent et l'acceptons comme tel, témoignons que nos différencessont des richesses et que nous pouvons vivre et agir ensemble, avecnos différences.

Ni un service municipal, ni une association 1901, Marseille-Espérance est une « instance » originale, sans statuts, qui se réunitautour du Maire et de son Adjoint. D'aucune façon la Municipaliténe « d i r i g e » Marseille-Espérance. C'est un conseil re s t re i n tcomposé de 2 membres désignés qui assure cette tâche.

Notre action se situe sur le registre « symbolique » au sens fortdu terme. Les chefs de ces différentes communautés agissentensemble. Ils manifestent par leurs actions qui sont médiatisées :• la volonté de leur communauté de vivre ensemble dans la convi-vialité ;• leurs volontés, à eux les chefs, de soutenir la volonté de leurcommunauté.

Nous organisons des opérations :

• Un calendrier interreligieux que nous publions pour la sixièmeannée. L'originalité de ce calendrier, qui porte les fêtes de toutes lesreligions, est que nous l'avons fabriqué ensemble. Il est tiré à 15.000exemplaires. Ce calendrier est distribué solennellement lors d'ungala à l'Opéra.• Un gala annuel à l'Opéra. Le spectacle est composé par les diffé-rentes communautés qui présentent un élément de leur patrimoineculturel et religieux. Les marseillais de toutes les communautés serassemblent à l'Opéra. Pour marquer le 26e c e n t e n a i re de lafondation de Marseille, le spectacle a été créé par une Compagniede théâtre marseillaise : « L'arrivée des communautés à Marseille ».

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• Organisation de trois colloques :en 1992 sur le thème « De l'intolérance au dialogue » ;en 1994 sur le thème « Le rôle social des religions » ;en 1999 sur le thème « Famille Éducation » : le rôle des religions.

Ces colloques rassemblent entre 300 et 450 participants, tousintéressés par le thème, par la démarche et le symbole de Marseille-Espérance. Des croyants de toutes les religions se retrouvent pouréchanger et débattre sur une question de société.

• Organisation de conférences grand public : par exemple une autourdu Dalaï Lama…• Nous nous rassemblons chez telle ou telle communauté pour unede ses fêtes, « Nouvel an chinois, Fête du Têt, fin du Ramadan,Noël orthodoxe »… • Enfin, à côté de l'accueil officiel de la Mairie, Marseille-Espéranceaccueille des personnalités : Élie Wiesel, Sa Sainteté Bartholomée 1er,l'archevêque de Constantinople, Sa toute Sainteté Karekine 1er

patriarche des Arméniens.

Nous répondons à des invitations :

• en participant à telle ou telle instance : par exemple «Le Conseilde la Solidarité ».• Il nous arrive de participer à telle ou telle inauguration oumanifestation, par exemple contre l'assassinat du jeune ComorienIbrahim Ali.• Enfin, nous acceptons de patronner des opérations : tournoi defootball intercommunautaire ; exposition sur le génocide arménien.• Il nous arrive de participer à tel ou tel projet pédagogique decollège ou de lycée.• Il nous arrive aussi de prendre des positions publiques : sur des événe-ments, uniquement s'ils se passent à Marseille, à la rigueur enFrance. Par exemple, nous avons refusé de parler quand il y a eules événements du Haut-Karabagg. Par contre, le 17 Janvier 1991,premier jour de la guerre du Golfe - opération tempête du désert -Marseille-Espérance s'est réunie autour du Maire pour adresser àtous les marseillais un message les appelant à garder la paix. Nous

Marseille-Espérance

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avons dit, en substance, la chose suivante : demain c'est la guerreau Koweit, les membres de Marseille-Espérance ont des analyses etdes solidarités internationales différentes, mais à Marseille nousvoulons vivre en paix et ces événements ne changeront pas notreconvivialité.

Marseille-Espérance ne re n c o n t re pas d'opposition dansl'opinion publique. Au départ il y a eu, certes, quelques craintes :• la crainte du syncrétisme : elle a disparu au fur et à mesure où,Marseille-Espérance développant ses activités a montré sa naturequi est de vivre les différences comme des richesses ;• la crainte de la récupération politique a été définitivement levéequand M. Jean-Claude Gaudin qui est « de Droite » a succédé à M.Robert Vigouroux le Maire fondateur de Marseille-Espérance quiétait « de Gauche ».

Marseille-Espérance est de plus en plus sollicitée :

• Pour parrainer certaines opérations intercommunautaires.• Pour participer à la préparation et à la tenue de colloquesorganisés par d'autres instances. Ainsi Marseille-Espérance parti-cipera au colloque organisé par l'Institut de la Méditerranée sur lethème : « Les religions et le développement économique ».• Pour apporter son concours à des projets pédagogiques mis surpied par les établissements scolaires.• Pour envoyer des représentants « patentés » dans des organismestels que le « Conseil économique et social » ou la C.O.D.A.C.(Commission départementale d'accès à la citoyenneté).

Toutes ces demandes manifestent une évolution de la sociétéfrançaise. La religion est de plus en plus considérée comme unedimension fondamentale de l'individu et de la société. Den o m b reux organismes civils, publics ou privés, prennent encompte cette dimension religieuse. Cela manifeste aussi que lasociété française est appelée à une petite révolution culturelle :

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passer d'une laïcité fermée où sont interdites toutes les manifesta-tions d'appartenance religieuse dans le domaine public, à unelaïcité ouverte qui est alors la règle du jeu du débat démocratique,dans une société plurireligieuse. La laïcité, en France, est née pourlutter contre l'omnipotence de l'Église catholique ; aujourd'hui lalaïcité a comme rôle de « gérer » le pluralisme religieux.

Marseille-Espérance, par sa nature, à cheval sur le religieux et lecivil, est une instance dynamique sur laquelle la société civile peuts'appuyer pour vivre cette « laïcité revisitée ». Ainsi, d'année enannée, Marseille-Espérance fait de plus en plus partie du paysagehumain et culturel de Marseille et s'impose comme un élément del'identité marseillaise.

Les Marseillais sont de plus en plus nombreux à se « retrouver »dans le symbolisme de Marseille-Espérance. Nombreux sont les« responsables » qui puisent dans Marseille-Espérance la légitimitéreligieuse et civique de leur option et de leur combat pourl'ouverture, la tolérance, le dialogue et la convivialité des diffé-rentes communautés que constituent Marseille. C'est là, sansdoute, la principale efficacité de Marseille-Espérance.

Nous vivons un moment de notre histoire où, dans notre pays,en Europe et dans le monde, se multiplient les réactions identi-taires et se révèlent les intolérances ethniques, religieuses et natio-nalistes. Marseille Espérance, par son existence, veut manifesterqu'à Marseille nous savons trouver les chemins qu'il faut prendrepour vivre ensemble dans le respect et le dialogue entre commu-nautés différentes. Nous voulons vivre nos différences, non pascomme des causes d'affrontement, mais comme des richesses àpartager.

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Michel SerainGroupe de recherches islamo-chrétien.

LE GROUPE DE RECHERCHES ISLAMO-CHRÉTIEN (G.R.I.C.)

Le dialogue entre chrétiens et musulmans a, on le sait, unelongue histoire qui commence dès la naissance de l’islam (on entrouve la trace dans le texte même du Coran). Les relations entre lescroyants de l’islam et ceux du christianisme ont été souventmarquées par des affrontements politiques et militaires. Mais cettehistoire a eu ses moments de lumière au cours desquels leséchanges culturels furent très nombreux. De Bagdad à Cordoue, ilsont porté des fruits de paix et de compréhension. Dans le monded’aujourd’hui qui va vers une civilisation planétaire, cette traditionde recherches et de réflexion en commun, paraît de plus en plusune tâche de notre temps. C’est dans cet esprit qu’un grouped’amis, chrétiens et musulmans, a fondé le G.R.I.C. en 1977. Si cegroupe est déjà connu de beaucoup, il n’est pas inutile de rappelerici son esprit et les travaux déjà réalisés.

Actuellement le G.R.I.C. a quatre antennes de recherches :Rabat, Tunis, Paris, Bruxelles. D’autres possibilités ont étéenvisagées. Chaque antenne est en principe composée d’un petitgroupe de chrétiens et de musulmans à parité quant au nombre etau niveau universitaire. Une fois par an, des délégués de chaqueantenne se retrouvent pour une rencontre générale dans l’un desquatre pays.

Dès ses débuts, le G.R.I.C. a défini une optique de rencontre etde travail. Ce sont des « Orientations générales pour un dialogueen vérité ». Quelques idées maîtresses méritent d’être soulignées.

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• L’ouverture à l’autre dans la fidélité à sa propre foi : cette doubleexigence suppose que chacun cherche à comprendre l’autre commeil se comprend lui-même tout en restant attaché à sa foi et à lavision du monde qu’elle suppose.

• Les membres du groupe ne représentent pas la communautéreligieuse à laquelle ils appartiennent, mais il importe qu’ils soientinsérés dans leur communauté et en partagent la foi.

• Il est indispensable d’accepter le regard critique que les autrespeuvent porter sur nous. Cela est indispensable dans une telledémarche mais c’est aussi une exigence de notre temps. On ne seconnaît d’ailleurs vraiment soi-même qu’en tenant compte duregard de l’autre sur soi. Dans ce regard critique, il importe que soitexclu tout projet polémique ou de prosélytisme.

• Ces chrétiens et ces musulmans se situent dans une attitude derecherche. Ils savent d’ailleurs qu’ils ne sont pas les propriétairesdes bases de leur foi et que, dans le dialogue, ils peuvent êtreamenés à s’en donner une autre interprétation.

• Il est évident que ce type de recherches doit développer entre lesmembres du groupe une véritable fraternité, ce qui s’est manifestédepuis la création du groupe. Les diff é rents membres sontconscients qu’en cherchant une meilleure compréhension entre leshommes, ils font ensemble l’œuvre de Dieu.

Selon la définition des objectifs donnée récemment par legroupe, la recherche menée doit être sérieuse, scientifique, critique,ancrée dans la réalité et faite en vue de publications pour un publicintéressé au dialogue islamo-chrétien.

Quatre ouvrages collectifs ont déjà été réalisés, les trois premiersayant été publiés aux éditions du Centurion.

• Ces Écritures qui nous questionnent. La Bible et le Coran (Paris,Centurion, 1987).

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• Foi et Justice. Un défi pour le christianisme et pour l’islam (Paris,Centurion, 1993).• Pluralisme et Laïcité. Chrétiens et musulmans s’interrogent (Paris,Centurion, 1996).• Péché et responsabilité éthique (Paris, Éditions Bayard, 2000).

Au cours de ces deux dernières années, les quatre équipes onttravaillé sur un thème dont la hardiesse et l’ampleur représententun certain défi : « Nos identités en devenir, jeux et enjeux ». Pource travail, l'investigation s’est faite sur quatre plans : des problèmesd’actualité, les Écritures et traditions, l'histoire, les problématiquescontemporaines. Ce travail est en voie d’achèvement. Le groupe aconscience de n’avoir pu être totalement exhaustif sur un tel sujet,mais il s’agit d’un travail ouvrant des pistes de réflexion dont lapertinence pour notre temps ne peut échapper.

S’ouvrent enfin maintenant de nouvelles pistes de recherchesautour du thème « Le croyant dans la société, images et réalités ». Cetterecherche devrait se poursuivre pendant deux ans. Comme pourles ouvrages antérieurs, c’est un travail de spécialistes mais dont leprojet est de rejoindre les problèmes concrets de notre temps.

Le Groupe de recherches islamo-chrétien

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Groupe de recherches islamo-chrétien (G.R.I.C.)Péché et responsabilité éthique dans le monde contemporainParis, Éditions Bayard, 2000, 262 p., 160FF

Le G.R.I.C. regroupe une cinquantaine de croyants des deux religions,en France, Belgique, Tunisie et Maroc. Il a déjà publié plusieurs ouvragesdont le plus connu demeure Ces écrits qui nous questionnent, Paris,Centurion, 1987.

Parce que le monde récuse aujourd’hui la notion de péché, n’aurions-nous pas, nous croyants, à la réapprofondir ? Une réflexion sur le péché,sensible aux évolutions qu’a pu connaître cette notion au cours du temps,tenant compte de sa dimension individuelle et collective, peut être révéla-trice de la hiérarchie des valeurs dans nos sociétés. Elle met sans doute enévidence la tension entre société civile et communauté croyante au sein delaquelle le croyant répond de ses actes devant Dieu.

Une réflexion sur le péché, aujourd'hui, recouvre des problèmescruciaux à l’intérieur de nos sociétés modernes. Cela impose d’en renou-veler les approches traditionnelles et d’intégrer les exigences éthiques nonliées à une morale révélée.

Telle est la problématique adoptée par le G.R.I.C. et le chantier ouvertpar ce quatrième ouvrage du groupe islamo-chrétien. Il comporte quatreparties :

• « Perceptions actuelles du péché » est une partie descriptive (p. 15-42).• « Repères historiques » : la réflexion se déroule en deux sections

distinctes, chrétienne et musulmane (p. 43-120).• « Du lexique au texte : références scripturaires » : la question de la

norme et de son rapport à l’Écriture est au centre de cette troisièmepartie (p. 121-210).

• « Une éthique pour aujourd ' h u i » : il s’agit d’une réflexion surl’extension du sens de la responsabilité (p. 211-232).

Ce livre du G.R.I.C. s’adresse à des initiés. Il est une invitation islamo-chrétienne à redécouvrir ou à construire une fidélité dynamique à nos tradi-tions religieuses pour répondre, chacun et ensemble à l’appel qui nousvient de Dieu.

Roger MichelI.S.T.R. de Marseille

Recensions

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Bernard UgeuxGuérir à tout prix ?Paris, Éditions de l’Atelier (« Questions ouvertes »), 2000, 244 p.

Le titre de cet ouvrage ne doit pas nous tromper. Il ne s’agit pas d’uneréflexion sur les dépenses de santé. Le propos est d’ordre anthropolo-gique et théologique, dans la ligne des compétences de l’auteur qui, aprèsquatorze années passées en Afrique, s’interroge sur le rapport maladies etreligions, santé et salut. Un rapport qui lui semble trop souvent oublié,aussi bien par les grandes religions que par les bio-médecines dans notreunivers occidental qu’il a rejoint depuis sept ans. B. Ugeux soulignel’importance et la pertinence de ce rapport qui resurgit sous d’autresformes en Occident et qui est mis en valeur dans les traditions médicalesanciennes. Ainsi, l’engouement de nos contemporains pour une approcheholistique de la santé rejoint-il, d’une certaine manière, les médecinestraditionnelles qui veulent soigner l’homme dans sa globalité : « Ellessituent l’homme souffrant au cœur de sa vie relationnelle et éthique, enrelation avec son mode de vie et son environnement, au sein du cosmoset dans son rapport avec l’absolu » (p. 85). Une telle approche ne va passans bousculer certaines visions et pratiques de la religion et de lamédecine, « les deux grandes institutions sociales qui gèrent ce qui hantel’humanité depuis ses origines : le maintien et la transmission de la vie »(p. 17).

Les premiers interrogés par l’auteur sont les institutions chrétiennesqui ont trop souvent opposé spiritualité et affectivité, négligé ainsi laplace de la corporéité, d’où l’éloignement progressif de beaucoup de noscontemporains (ch. 1). Ceux-ci, en effet, relient spontanément corps, âme,esprit, dans leur souci de « guérir à tout prix », ce qui cache souvent unedemande plus profonde de salut. C’est au tour des thérapeutes et dessoignants d’être invités à entendre et à comprendre ces demandes (ch. 2).Ce qui suppose de s’intéresser à la complexité des relations entre la santéet les cultures, c’est-à-dire de situer celle-ci par rapport aux diversesvisions culturelles et religieuses du monde, de l’homme et du divin(ch. 3). Un détour par les modèles thérapeutiques originaux développésen Afrique sub-saharienne et au Tibet permet d’éclairer les pratiqueshabituelles en Occident (ch. 4). On assiste en effet à un foisonnement depropositions thérapeutiques et spirituelles qui puisent dans ces visionsanciennes de la santé tout en les associant parfois aux théories psycholo-giques ou physiques les plus récentes (ch. 5). Parmi ces propositions,

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l’auteur étudie celle du Renouveau charismatique et montre à quellesconditions elle peut se révéler une réponse originale et crédible à la quêtecontemporaine de santé et de salut (ch. 6). Or, cette proposition se réfèreaux pratiques thérapeutiques du Christ. Qu’en est-il, précisément, despratiques de Jésus et du sens qu’il leur donne en lien avec l’annonce duRègne de Dieu? Une enquête sur les miracles de guérison montre qu’ilinaugure un salut qui concerne l’homme tout entier, y compris dans sadimension corporelle, sans pour autant identifier salut et guérison (ch. 7).Vient alors la question de la prise en compte par les communautéschrétiennes des attentes légitimes des nouveaux « chercheurs de sens ».La question est théologique car elle butte sur la conception de Dieu quel’on a, et elle est pastorale enfin dans la recherche de nouvelles proposi-tions (ch. 8).

Évoquer une telle problématique en si peu de lignes ne permet pas defaire droit à la richesse de la démonstration ni à l’impressionnantedocumentation que déploie l’auteur pour appuyer et justifier sona p p roche. Les nombreuses références aux sciences médicales, auxsciences humaines et à la théologie sont renvoyées en note à la fin dechaque chapitre et n’altèrent pas le plaisir d’une lecture qui est soutenuepar un style à la fois rigoureux et élégant.

Aujourd’hui spiritualités et thérapies se rencontrent, santé et salut sontreliés. Il serait tout aussi dommageable de les opposer que de lesconfondre. B. Ugeux propose une sorte de « parcours de santé » endonnant des éléments de discernement qui intéresseront particulièrementles praticiens de la santé, les accompagnateurs spirituels et les animateursde groupes religieux, mais aussi tous ceux qui cherchent à donner un sensà leur vie.

Fruit de son enseignement et de ses recherches à l’Institut de science etde théologie des religions de Toulouse, ainsi que des nombreux contactsde l’auteur avec les catégories de personnes ci-dessus mentionnées, cetouvrage vient apporter des repères essentiels sur un entrecroisement dequestions dont on aura mesuré la brûlante actualité.

Gérard ReynalI.S.T.R. de Toulouse

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TABLE DES MATIÈRES

Sommaire 5

Liminaire[Jean-Marc Aveline] 7

L’expérience religieuse 11

Présentation[Christian Salenson] 13

L’expérience intérieure. Notes sur la contemplation[Thomas Merton] 171. Avertissement préliminaire 172. L'éveil du moi intérieur 21

L'exemple du Zen 23L'approche chrétienne 27

3. La société et le moi intérieur 354. La contemplation chrétienne 55

4.1. Contemplation et théologie 564.2. La contemplation dans les Évangiles 634.3. Le sacré et le séculier 68

L’expérience chrétienne[Michel Rondet] 77

L’expérience intérieure selon Maître Eckhart[Gwendoline Jarczyk & Pierre-Jean Labarrière] 831. Actualité de Maître Eckhart 842. Homme extérieur / homme intérieur 873. Sortir / entrer - Fluer / demeurer 91

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Aperçus islamo-chrétiens sur l’expérience spirituelle 95

Présentation[Roger Michel] 97

Chrétiens et musulmans face à l’avenir du monde[Mgr Bernard Panafieu] 99

La notion de qurb en islam (3e partie)[Roger Michel] 107Deuxième partie (suite)La notion de qurb dans la tradition musulmane 1073. La notion de qurb dans la tradition soufie 107

3.1. Le qurb vu par un soufi 108Les « Stations de la Proximité » dans le Kitâb al-sifât 109Quelques réflexions 111Annexe 113

3.2. Le qurb vu par un théoricien du soufisme 114Plan et présentation du résumé de Qushayrî

sur le qurb et le bu'd 115La proximité et l'éloignement 116Bilan sur le qurb dans la tradition soufie 120

4. La notion de qurb dans la pensée de Ghazâlî 1224.1. Les principales composantes du qurb 1234.2. Qurb et mahabba 124

Conclusion 128Bibliographie 131

Pour une collaboration éthique entre chrétiens et musulmansau Liban : de la polémique au dialogue

[Joseph Maalouf] 1331. Échec du « dialogue » dogmatique au Liban 137

1.1. Une stratégie de « suppression » de l'autre 1381.2. « Une stratégie d'enveloppement » sans issue 146

2. L'éthique religieuse au service de l'humain 149

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Vers un avenir de convivialité et de solidarité entre chrétiens et musulmans 151

a) Côté musulman 151b) Côté chrétien 156

3. Vers une perspective éthique communecomme engagement de paix et de convivialité 160

Dialogue imaginaire entre le vieux sage peul Amadou Hampâté Bâet un jeune blanc-bec

[Jean-Marie Mathieu] 169Liste alphabétique des sigles des ouvrages et articles cités 185

Études & expériences 187

Henri Bouillard et l’I.S.T.R. de Paris[Bernard Lucchesi] 1891. Les origines de l’I.S.T.R. de Paris 190

1.1. De la missiologie à la théologie des religions 1911.2. De l’I.T.R. à l’I.S.T.R. 1911.3. De l’ouverture au 10e anniversaire 192

2. Bouillard et la question de la religion 1942.1. Genèse d’une réflexion 1952.2. Orientations d’une réflexion 198

Marseille-Espérance[Jean-Michel Passenal] 201

Le Groupe de recherches islamo-chrétien (G.R.I.C.)[Michel Serain] 207

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Recensions 211Groupe de recherches islamo-chrétien (G.R.I.C.),

Péché et responsabilité éthique dans le monde contemporain 213Bernard Ugeux,

Guérir à tout prix? 214

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Chemins de DialogueRevue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,

fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille,éditée par l’association « Chemins de Dialogue »

ABONNEMENTS & COMMANDES

Chemins de DialogueService diffusion38, rue Paul Coxe13015 Marseille

[email protected]

Tél. : 04 91 03 03 73Fax : 04 91 03 03 75

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Achevé d’imprimer en mai 2000sur les presses de l’imprimerie Robert

Groupe Horizon

Parc d’activités de la plaine de Jouques200, avenue de Coulins – 13420 Gémenos

Dépôt légal mai 2000

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