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Lrsquoexpression de la sous-deacutetermination
dans les proceacutedeacutes de reacutefeacuterence en franccedilais contemporain
Thegravese preacutesenteacutee agrave la Faculteacute des Lettres et Sciences Humaines
Institut des Sciences du langage et de la communication
Linguistique franccedilaise
Universiteacute de Neuchacirctel
Pour lrsquoobtention du grade de docteur egraves Lettres
Par
Laure Anne JOHNSEN
Sous la direction de
Prof Marie-Joseacute BEGUELIN (Universiteacute de Neuchacirctel)
Prof Alain BERRENDONNER (Universiteacute de Fribourg)
Membres du jury
Patricia CABREDO HOFHERR chargeacutee de recherche CNRS Universiteacute Paris 8
Francis CORNISH professeur eacutemeacuterite Universiteacute Toulouse Jean Jauregraves
Catherine SCHNEDECKER professeure Universiteacute de Strasbourg
SOUTENUE LE 19 MAI 2017
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Reacutesumeacute
Le propos de cette thegravese est de confronter des faits de sous-deacutetermination reacutefeacuterentielle en
franccedilais aux theacuteories existantes dans le domaine de la reacutefeacuterence en linguistique Notre viseacutee
est de proposer une modeacutelisation suffisamment geacuteneacuterale pour le traitement des expressions
reacutefeacuterentielles en discours Les faits de sous-deacutetermination (via par exemple les marqueurs
vagues comme (tout) ccedila ils non introduit lrsquoadverbe lagrave les deacutenominations postiches comme le
truc le machin etc) remettent en effet en question certains postulats bien implanteacutes dans la
tradition seacutemantique tels que la vocation identificatoire des deacutesignateurs ou encore la notion
drsquoanaphore conccedilue dans une optique aussi bien textuelle que cognitive Lrsquoaccegraves aux bases de
donneacutees fournit de nos jours une ressource opportune pour renouveler la reacuteflexion dans le
domaine ndash en particulier les faits drsquooral ndash lagrave ougrave la recherche en franccedilais se fonde tregraves
majoritairement sur des critegraveres drsquoacceptabiliteacute agrave lrsquoeacutegard drsquoexemples fabriqueacutes ou sur
lrsquoexamen de donneacutees consensuelles provenant de lrsquoeacutecrit travailleacute Apregraves un bilan critique des
theacuteories de la reacutefeacuterence en vigueur nous proposons une typologie et un inventaire des faits de
sous-deacutetermination Puis nous preacutesentons deux eacutetudes empiriques portant sur des
pheacutenomegravenes productifs dans les genres laquo improviseacutes raquo de lrsquooral le cas de tout ccedila dans les
eacutenumeacuterations comme la France est un pays qui adore le progregraves la technique les avions tout
ccedila ainsi que le cas de ils agrave reacutefeacuterence sous-deacutetermineacutee comme dans ils ont annonceacute du mauvais
temps Nous montrons que les situations de sous-deacutetermination reacutefeacuterentielle peuvent non
seulement ecirctre le fait drsquoune ignorance du locuteur mais eacutegalement reacutesulter drsquoune optimisation
de la pertinence laquelle se traduit par des strateacutegies reacutefeacuterentielles aux rendements discursifs
varieacutes Le choix drsquoune expression reacutefeacuterentielle loin drsquoecirctre deacutetermineacute univoquement par un
segment anteacuteceacutedent ou un statut cognitif du reacutefeacuterent repose ainsi crucialement sur les besoins
communicationnels des participants de lrsquointeraction en cours
Mots cleacutes
Reacutefeacuterence sous-deacutetermination anaphore deacutesignateur meacutemoire discursive objet-de-discours
pronom
6
Abstract
The purpose of this doctoral thesis is to confront referential underdetermination facts in
French to existing theories in the field of linguistic reference in order to put forward a
modelling approach to generalize the treatment of referential expressions in discourse Indeed
underdetermination facts (eg by means of vague markers like (tout) ccedila non-introduced ils
the adverb lagrave placeholder items like le truc le machin etc) challenge certain assumptions
deeply anchored in the semantic tradition such as the identification mission of designators or
the notion of anaphora in a textual as well as in a cognitive approach Access to databases in
particular to spoken facts provides nowadays opportune resources to renew the thought in the
field where research in French is mainly based on acceptability judgments regarding
constructed examples or on the observation of consensual data from formal written discourse
After a critical overview of the current reference theories we offer a typology and an
inventory of underdetermination facts Then we present two empirical studies on productive
phenomenon in improvised spoken genres the case of tout ccedila ending enumerations like in la
France est un pays qui adore le progregraves la technique les avions tout ccedila and the case of the
underdeterminate value of ils like in ils ont annonceacute du mauvais temps We show that
referential underdetermination situations result not only from the speakerrsquos ignorance but
also by optimizing relevance which is achieved through diverse referential strategies and
discourse outputs The choice for a referential expression then far from being exclusively
determined by a textual antecedent or a cognitive referential status crucially rests upon the
communication needs of the participants in the ongoing interaction
Keywords
Reference underdetermination anaphora designator discourse memory discourse object
pronoun
7
Remerciements
Je tiens agrave exprimer ma profonde reconnaissance envers Marie-Joseacute Beacuteguelin et Alain
Berrendonner mes co-directeurs de thegravese pour leur soutien constant leur disponibiliteacute et
leurs remarques constructives Leurs travaux preacutecurseurs et leurs enseignements dans le
domaine de la reacutefeacuterence ont eacuteteacute une source drsquoinspiration deacuteterminante pour cette
recherche Je les remercie de la confiance qursquoils mrsquoont teacutemoigneacutee et qui mrsquoa permis de
mener agrave bien ce travail
Je remercie eacutegalement Patricia Cabredo Hofherr Catherine Schnedecker et Francis
Cornish drsquoavoir accepteacute de faire partie du jury de thegravese Leur lecture attentive et leurs
suggestions lors du colloque preacuteliminaire mrsquoont aideacutee agrave ameacuteliorer sensiblement la qualiteacute
scientifique du manuscrit final
Gracircce au soutien du Fonds National Suisse de la recherche scientifique jrsquoai eu
lrsquooccasion de passer un seacutejour de recherche enrichissant agrave lrsquoUniversiteacute Toulouse Jean
Jauregraves au sein de lrsquoeacutequipe ERSS que je remercie pour son accueil chaleureux Un grand
merci agrave Francis Cornish qui a rendu possible ce seacutejour dans les meilleures conditions et
qui a toujours eacuteteacute disponible
Je suis eacutegalement reconnaissante envers mes collegravegues linguistes des Universiteacutes de
Neuchacirctel et de Fribourg pour leur soutien et les eacutechanges stimulants partageacutes au bureau
ou lors de nos expeacuteditions scientifiques Merci en particulier agrave Mathieu Avanzi Marine
Borel Virginie Conti Gilles Corminboeuf Franccedilois Delafontaine Freacutedeacuteric Gachet
Alexander Guryev Pascal Montchaud et Geacuteraldine Zumwald Kuumlster Je souhaite
eacutegalement remercier mes collegravegues actuels de lrsquoInstitut de langue et civilisation
franccedilaises pour leur encouragement et leur compreacutehension durant les derniegraveres eacutetapes de
ma thegravese
Je tiens pour finir agrave exprimer ma gratitude envers ma famille et mes amis pour leur
soutien sans faille tout au long de ces anneacutees Un merci tout speacutecial agrave ma megravere et agrave
Florent pour leur contribution technique Enfin jrsquoaimerais remercier Adegravele et Olivier qui
ont partageacute cette aventure malgreacute eux avec une compreacutehension et un enthousiasme
admirables
8
9
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION GENERALE 15
1 Objet drsquoeacutetude 15 2 Meacutethodologie et donneacutees 17 3 Organisation du contenu 19
Premiegravere Partie Reacutefeacuterence anaphore pronominale et sous-deacutetermination eacutetat des lieux 21
CHAPITRE I GENERALITES SUR LA REFERENCE ET LES EXPRESSIONS REFERENTIELLES 23
1 Introduction 25 2 Notions fondamentales 27
21 Reacutefeacuterence existence et monde reacuteel 27 22 Sens et reacutefeacuterence 29 23 Reacutefeacuterence et preacutedication 35 24 Bilan 37
3 Typologie des reacutefeacuterents 41 31 Les ordres de Lyons (1977) 41 32 Deuxiegraveme et troisiegraveme ordres tentative de classement 43 33 Objets laquo indiscrets raquo 48 34 Bilan 50
4 Les expressions reacutefeacuterentielles cateacutegories majeures 55 41 Les noms propres 55 42 Les SN deacutefinis 60 43 Les SN deacutemonstratifs 63 44 Les pronoms personnels 66 45 Les SN indeacutefinis 71 46 Approche cognitive des expressions reacutefeacuterentielles 73
461 La theacuteorie de lrsquoAccessibiliteacute 74 462 La Hieacuterarchie du Donneacute 75 463 Bilan 77
5 Modes de deacutesignation reacutefeacuterentielle anaphore et deixis 79 51 Origine des notions drsquoanaphore et de deixis 79 52 Conception traditionnelle de lrsquoopposition anaphore vs deixis 80 53 Lrsquoanaphore sous lrsquoangle textualiste 81 54 Limites drsquoune approche textualiste de lrsquoanaphore 83 55 Conception cognitive de lrsquoopposition anaphore vs deixis 85 56 Bilan 88
6 Vers un modegravele constructiviste du discours 91 61 Les reacutefeacuterents discursifs 91 62 Une repreacutesentation du discours 92 63 Le modegravele du discours fribourgeois 94
631 Principes meacutethodologiques 94 6311 Le rapport oral-eacutecrit 94 6312 Le statut des donneacutees 95 6313 Une vision non deacuteterministe du rapport monde-langue 97
10
632 Discours et texte 100 633 Les articulations du discours 100 634 Meacutemoire discursive et nature des objets-de-discours 102 635 Opeacuterations de pointage 104 636 Strateacutegies reacutefeacuterentielles 106
7 Conclusion 109
CHAPITRE II FONCTIONNEMENT DE LrsquoANAPHORE PRONOMINALE 111
1 Introduction 113 2 Proprieacuteteacutes morphologiques et seacutemantiques du pronom clitique de 3e personne 115
21 La personne 117 22 Le cas 118 23 Le nombre 119 24 Le genre 125 25 Bilan 131
3 Approches de lrsquoanaphore pronominale 133 31 Conception substitutive 133 32 Conception textualiste 136 33 Conception cognitive 137 34 Bilan 139
4 Lrsquoanaphore pronominale indirecte ou associative 143 41 Lrsquoanaphore associative 143
411 Conception eacutetroite 144 412 Conception large 146 413 Bilan 150
42 Contextes drsquoapparitions des pronoms indirects 151 421 Restrictions drsquoemploi 151 422 Reacutegulariteacutes drsquoemploi 156
5 Conclusion 161
CHAPITRE III LA SOUS-DETERMINATION REFERENTIELLE 163
1 Introduction 165 2 Caracteacuteristiques de la sous-deacutetermination 167
21 Sous-deacutetermination et pertinence 167 22 Une notion scalaire 167 23 Types de sous-deacutetermination 168
3 Notions voisines 173 31 Reacutefeacuterence indeacutefinie 173 32 Approximation 173 33 Ambiguiumlteacute 175 34 Ambivalence 177 35 Interpreacutetation transparente vs opaque 178
4 Emergence et traitement de la sous-deacutetermination 179 41 Motivations de la sous-deacutetermination 179 42 Sous-speacutecification seacutemantique 182 43 Traitement cognitif de la sous-speacutecification 183
5 Inventaire des moyens drsquoexpression de la sous-deacutetermination 185 51 Ressources lexicales 185
511 Hyperonymes 185 512 N sous-speacutecifieacutes laquo capsules raquo 186
11
513 Termes postiches 188 52 Ressources non lexicales 189
521 Anaphores zeacutero 189 522 Pronoms conjoints 190
5221 Pronoms sujets ccedila ils 190 5222 Pronoms reacutegimes le y en 191 5223 Pronoms reacutegimes dans les laquo aphorismes lexicaliseacutes raquo 192
523 Pronoms disjoints 193 5231 Les deacutemonstratifs ccedila ceci cela 193 5232 Les pronoms lrsquounhellip (lrsquoautre) les unshellip les autres 196
524 Lrsquoadverbe lagrave 197 6 Conclusion 199
Deuxiegraveme Partie Manifestations de la sous-deacutetermination deux eacutetudes empiriques 201
AVANT-PROPOS LA CONSTITUTION DES DONNEacuteES 203
CHAPITRE IV FONCTIONNEMENT REFERENTIEL ET PRAGMATIQUE DE TOUT CcedilA 205
1 Introduction 207 2 Les emplois de ccedila 209
21 ccedila conjoint 210 211 ccedila pointe sur un objet cateacutegoriseacute 210
2111 ccedila redouble un sujet 210 2112 ccedila et la reacutefeacuterence humaine 211
212 ccedila pointe sur un objet non cateacutegoriseacute 213 2121 ccedila se rapporte agrave lrsquoexpeacuterience du locuteur 213 2122 ccedila laquo impersonnel raquo 213 2123 ccedila renvoie agrave un procegraves ou agrave un objet laquo indiscret raquo 214 2124 ccedila renvoie agrave une quantiteacute 216
22 ccedila disjoint 216 221 ccedila compleacutement 216 222 ccedila deacutetacheacute 218
23 Bilan sur les emplois de ccedila 220 3 Les emplois de tout ccedila 221
31 Le quantificateur tout 221 32 tout ccedila reacutegi 223 33 tout ccedila deacutetacheacute 223 34 tout ccedila appositif reacutegissant un circonstant 224 35 tout ccedila dans les listes 225 36 Bilan sur les emplois de tout ccedila 225
4 Etude de tout ccedila dans les listes agrave lrsquooral 227 41 Travaux anteacuterieurs 228
411 Les particules drsquoextension 228 412 tout ccedila particule drsquoextension 229 413 Bilan 229
42 Remarques sur les donneacutees 230 43 Proprieacuteteacutes des listes 231
431 Aspects lexico-syntaxiques 231 432 Aspects seacutemantico-pragmatiques 233 433 Aspects prosodiques 235
12
44 Fonctionnement reacutefeacuterentiel 239 441 Un pointage reacutesomptif 240 442 Lrsquoinfeacuterence drsquoun ensemble 241
45 Fonctionnement pragmatique 242 451 Marquage de lrsquointersubjectiviteacute 243 452 Rocircle de ponctuant 244 453 Approximation de paroles rapporteacutees 246 454 Eupheacutemisme 247 455 Emphase 248 456 Association agrave drsquoautres eacuteleacutements 249
4561 machin tout ccedila 249 4562 tout ccedila mais 249
5 Conclusion 251
CHAPITRE V FONCTIONNEMENT REFERENTIEL ET PRAGMATIQUE DE ILS A VALEUR SOUS-
DETERMINEE 253
1 Introduction 255 2 Travaux anteacuterieurs 257
21 Le traitement de ils dans les grammaires 257 22 Le traitement de ils en linguistique franccedilaise 261
221 Un reacutefeacuterent sous-deacutetermineacute 261 222 Indices morpho-seacutemantiques 264
2221 Le nombre pluriel 264 2222 Le genre masculin 265 2223 Le trait [+humain] 266
223 Bilan 266 23 Traitement de they en psycholinguistique 267 24 Traitement de la 6e personne en grammaire geacuteneacuterative et en typologie des langues 269
241 Interpreacutetation arbitraire 269 242 Typologie des pronoms R-impersonnels 271 243 Lrsquohypothegravese de la grammaticalisation 274 244 Bilan 276
25 Synthegravese geacuteneacuterale sur les travaux anteacuterieurs 277 3 Etude de ILS dans une collection de donneacutees en franccedilais 279
31 Remarques sur les donneacutees 280 32 Classement des donneacutees 281
321 Anaphore indirecte 281 3211 Infeacuterence collectif-classe 281 3212 Infeacuterence lieu-classe 283 3213 Infeacuterence sceacutenario-actant 288 3214 Bilan 291
322 Anaphore indirecte ou variable non instancieacutee 292 3221 Ambiguiumlteacute drsquoanalyse 292 3222 Quiproquos interpreacutetatifs 294
323 Variable non instancieacutee 297 3231 Promotion du procegraves 297 3232 Verba dicendi 300 3233 Incrimination feinte 302 3234 Preacutedicat non typant 303 3235 Bilan 304
13
33 Discussion 304 34 ILS dans le paradigme des constructions agrave agent sous-deacutetermineacute 307
341 ILS vs le passif 307 342 ILS vs ON 314 343 Bilan 319
4 Conclusion 321
CONCLUSION GEacuteNEacuteRALE 323
1 Synthegravese des principaux reacutesultats 323 2 Pistes de recherche 326
BIBLIOGRAPHIE 329
14
LISTE DES FIGURES
Figure 1 Triangle seacutemiotique drsquoapregraves Ogden amp Richards (1923) 33
Figure 2 Eacutechelle drsquoAccessibiliteacute drsquoapregraves Ariel (1990) 75
Figure 3 La Hieacuterarchie du Donneacute drsquoapres Gundel et al (1993) 76
Figure 4 Scheacutema des modaliteacutes reacutefeacuterentielles drsquoapregraves Halliday amp Hasan (1976) 81
Figure 5 Echelle de phoriciteacute drsquoapregraves Cornish (2010a) 86
Figure 6 Pluraliteacute interne drsquoapregraves Curat (1988) 120
Figure 7 Pluraliteacute externe drsquoapregraves Curat (1988) 120
Figure 8 Prosogramme 1 238
Figure 9 Prosogramme 2 239
Figure 10 Lectures des 3pl sans anteacuteceacutedent drsquoapregraves Cabredo Hofherr (2014) 271
LISTE DES TABLEAUX
Tableau 1 Flexion des pronoms personnels conjoints en franccedilais 116
Tableau 2 Tableau syntheacutetique des traits oppositifs de ils on et Oslash 320
15
Introduction geacuteneacuterale
Ja kann man ein unscharfes Bild immer mit Vorteil durch ein scharfes ersetzen Ist das unscharfe nicht oft gerade das was wir brauchen (Wittgenstein 1953 = 2011 sect71)
1 Objet drsquoeacutetude
La preacutesente eacutetude srsquoinscrit dans le domaine linguistique de la reacutefeacuterence et des expressions
reacutefeacuterentielles Ce domaine srsquointeacuteresse traditionnellement agrave la maniegravere dont laquo le langage entre
en relation avec le reacuteel raquo (Searle 1985 236) Les expressions reacutefeacuterentielles y apparaissent
ainsi comme les moyens drsquoeacutetablir cette relation avec les objets ou reacutefeacuterents du monde Dans
les eacutetudes sur la reacutefeacuterence la plupart largement inspireacutees des travaux en philosophie leur
fonction est deacutecrite dans une viseacutee essentiellement identificatoire laquo [il srsquoagit] de chercher agrave
comprendre comment dans un eacutenonceacute du type de jrsquoai perdu unlemon chat les diffeacuterents
groupes ou syntagmes nominaux dans lesquels apparaicirct le nom chat peuvent ou non conduire
agrave lrsquoidentification drsquoun exemplaire particulier de chat raquo (Charolles 2002 9) Les expressions y
sont appreacutehendeacutees selon des critegraveres drsquoadeacutequation et de conformiteacute au reacuteel pour accomplir
cette tacircche agrave laquelle elles sont voueacutees
Or ces principes rencontrent des limites face agrave des actes reacutefeacuterentiels courants comme des
faits de sous-deacutetermination (eg les deacutesignateurs vagues comme (tout) ccedila ils non introduit
lrsquoadverbe lagrave les deacutenominations postiches comme le truc le machin etc) Notre objectif est
de confronter ces faits aux theacuteories et postulats existants afin de proposer un modegravele plus
geacuteneacuteral pour le traitement des expressions reacutefeacuterentielles qui deacutepasse les situations
laquo consensuelles raquo par la prise en compte des productions reacuteelles des usagers La sous-
deacutetermination qui se manifeste en discours critiqueacutee depuis toujours par les philosophes et
grammairiens soulegraveve en effet drsquointeacuteressantes questions agrave lrsquoeacutegard du traitement de la
reacutefeacuterence
Par sous-deacutetermination reacutefeacuterentielle nous entendons la situation ougrave un reacutefeacuterent eacutevoqueacute nrsquoest
pas clairement identifieacute (indistinction de ses attributs de ses contours absence de
deacutenomination de proprieacuteteacute cateacutegorisante etc) En examinant ce genre de cas nous visons
ainsi agrave remettre en question lrsquoideacutee que les objets que manipulent les locuteurs dans leurs
eacutechanges sont ceux de la reacutealiteacute et proposons qursquoil srsquoagit drsquoentiteacutes construites dans et par le
discours Dans cette perspective nous montrons que ces laquo objets-de-discours raquo ne sont pas
toujours bien deacutelimiteacutes ni deacutetermineacutes et que les expressions reacutefeacuterentielles ne reflegravetent pas une
adeacutequation au reacuteel ou aux seuls inteacuterecircts de lrsquointerpregravete agrave des fins identificatoires mais plutocirct
une adeacutequation agrave des objectifs communicationnels varieacutes que nous tacirccherons de deacutecrire Les
exemples suivants tireacutes respectivement de lrsquooral non planifieacute et de lrsquoeacutecrit scientifique
donnent un aperccedilu du genre de faits qui nous inteacuteressent
16
(1) et ce qui me frappe beaucoup crsquoest que -1 elles arrivent pas agrave deacutecoller de l- - de de la
mecircme ideacuteologie - crsquoest-agrave-dire que elles ont lrsquoimpression drsquoavoir gagneacute une certaine
liberteacute mais - crsquoest une liberteacute qui encore fonctionne dans le quotidien - et je pense que
m- - malheureusement je pense ccedila - mais je suis peut-ecirctre pessimiste - je pense que le
quotidien actuellement ici - maintenant - crsquoest un truc si frustrant si alieacutenant - que
personne peut eacutepanouir sa personnaliteacute - donc bon crsquoest crsquo crsquoest vrai que crsquoest
pessimiste (oral ctfp)
(2) Le rapport laquo individu-socieacuteteacute raquo est tel que leur dissociation ne peut se concevoir
Cependant ce rapport a fait problegraveme et fait encore problegraveme pour beaucoup
Comment est-ce possible On peut reacutepondre ndash et cette reacuteponse paraicirct coheacuterente ndash que
ce problegraveme est un fait sociologique (Gurvitch G Traiteacute de sociologie t 2 1968
ltFrantext)
Ces exemples illustrent lrsquousage drsquoexpressions qui renvoient agrave des entiteacutes sous-deacutetermineacutees au
moment du pointage reacutefeacuterentiel ndash on sait qursquoil srsquoagit respectivement drsquoun objet de penseacutee (je
pense ccedila) et drsquoun acte illocutoire (cette reacuteponse) ndash dont la caracteacuterisation est fournie par le
discours dans une eacutetape communicative ulteacuterieure Par ailleurs cette caracteacuterisation est creacuteeacutee
par le discours et en cela les objets ne preacuteexistent pas agrave lrsquoeacutenonciation mais en sont au
contraire fondamentalement deacutependants
Les expressions sous-speacutecifieacutees par leur pauvreteacute seacutemantique repreacutesentent agrave cet eacutegard de
bons candidats agrave la diffusion de la sous-deacutetermination elles sont susceptibles de renvoyer agrave
des reacutefeacuterents non cateacutegoriseacutes et laquo instables raquo Leurs traits peu discriminants (et ici leur nature
deacutemonstrative) obligent lrsquointerpregravete agrave srsquoappuyer sur des indices de nature contextuelle plutocirct
que sur leur conformiteacute agrave des objets de la reacutealiteacute tangible Nous avons pour intention
drsquoinventorier les ressources linguistiques lexicales ou pronominales speacutecialiseacutees dans la
sous-deacutetermination reacutefeacuterentielle et drsquoen observer les circonstances drsquoemploi ainsi que les
rendements discursifs Parmi lrsquoensemble de ces formes nous avons choisi drsquoexaminer plus en
deacutetail deux types de faits repreacutesentatifs de cette situation particuliegraverement productifs dans les
productions spontaneacutees agrave savoir lrsquoemploi de tout ccedila notamment dans les configurations
drsquoeacutenumeacuteration et lrsquoemploi de ils agrave valeur sous-deacutetermineacutee souvent rapprocheacute dans la
litteacuterature de lrsquoemploi de on dit indeacutefini En voici deux exemples repreacutesentatifs
(3) daccord ces jeunes | _ |2jouent le jeu ils sont | _ | ils sont enthousiastes ils ils ont de
leacutenergie ils ont des ideacutees tout ccedila (oral ofrom)
(4) ouais ceacutetait vraiment reacuteputeacute pour ecirctre des pistes difficiles | _ | je sais pas si toi tu as eu
mais peut-ecirctre plus jeune quand mecircme hein | _ | ils ils travaillaient pas les pistes
encore euh ceacutetait vraiment des des champs de bosses tu vois (oral ofrom)
1 Selon les conventions de transcription de Blanche-Benveniste et al (2002) ce signe indique une pause bregraveve et
lorsqursquoil est redoubleacute une pause plus longue 2 Indication drsquoune pause dans la base OFROM (Avanzi Beacuteguelin amp Dieacutemoz 2012-2015)
17
Lrsquoemploi de tout ccedila permet au locuteur de rester eacutevasif sur le reacutefeacuterent eacutebaucheacute par
lrsquoeacutenumeacuteration des qualiteacutes Quant agrave lrsquoemploi de ils il met en jeu un agent dont lrsquoidentiteacute nrsquoest
pas pertinente pour lrsquoenjeu de la communication Les deux expressions ont susciteacute quelque
attention de la part des chercheurs3 sans toutefois que la question de la reacutefeacuterence soit au cœur
des preacuteoccupations ou que des conseacutequences en soient tireacutees sur la description des proceacutedeacutes
reacutefeacuterentiels en geacuteneacuteral Notre intention agrave lrsquoinverse consiste preacuteciseacutement agrave en eacutevaluer les
reacutepercussions pour une theacuteorie de la reacutefeacuterence On voit agrave cet eacutegard drsquoembleacutee que lrsquoemploi de
ils ci-dessus se reacutevegravele difficilement conciliable avec la notion drsquoanaphore telle qursquoelle est
traditionnellement conccedilue
Ce travail offre ainsi lrsquooccasion de revenir sur les notions drsquoanaphore et de deixis
systeacutematiquement exploiteacutees dans lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes reacutefeacuterentiels malgreacute les deacutefauts de
geacuteneacuteraliteacute de leur deacutefinition Nos donneacutees interrogent aussi bien la conception textuelle de
lrsquoanaphore fondeacutee sur la preacutesence drsquoun anteacuteceacutedent dans le contexte verbal encore fortement
ancreacutee dans les grammaires et la litteacuterature en linguistique tous domaines confondus
(seacutemantique TAL psycholinguistique typologie grammaire geacuteneacuterative etc) qursquoune
conception cognitive de lrsquoopposition deixisanaphore (nouveauteacute vs continuiteacute reacutefeacuterentielle)
Malgreacute un vif deacutebat sur lrsquoanaphore au cours des derniegraveres deacutecennies du XXe siegravecle en
linguistique franccedilaise refleacutetant des tentatives de renouvellement de la reacuteflexion sur le sujet
les modegraveles dominants actuels semblent peu enclins agrave eacutelargir le champ drsquoobservation aux
donneacutees deacutesormais agrave disposition En effet lrsquoeacutetude des expressions reacutefeacuterentielles en franccedilais
nrsquoa semble-t-il pas profiteacute de lrsquoaccegraves de nos jours faciliteacute aux bases de donneacutees orales et
eacutecrites pour remettre en question ses propres fondements contrairement agrave des domaines
comme la syntaxe la lexicographie la prosodie etc qui ont su en tirer parti pour ajuster leurs
modegraveles ou meacutethodologies respectives A lrsquoegravere des corpus numeacuteriseacutes il nous paraicirct donc
opportun de faire le point sur lrsquoeacutetat des theacuteories en matiegravere de reacutefeacuterence
2 Meacutethodologie et donneacutees
La deacutemarche adopteacutee dans ce travail est empirique consistant agrave recueillir des faits de langue
exclusivement attesteacutes en vue drsquoune analyse minutieuse tenant compte de leur contexte
drsquooccurrence (agrave lrsquoexception drsquoexemples emprunteacutes agrave des auteurs que nous discutons) La
meacutethode se veut qualitative pour le choix des exemples retenus ceux-ci ont eacuteteacute reacutecolteacutes au
cours de notre recherche pour leur valeur heuristique crsquoest-agrave-dire pour leur capaciteacute agrave reacuteveacuteler
des aspects pertinents sur le fonctionnement de la reacutefeacuterence en franccedilais Nos donneacutees ne
repreacutesentent donc pas agrave proprement parler un corpus au sens strict du terme mais une
collection drsquoexemples soigneusement rassembleacutes sur des critegraveres qualitatifs En cela notre
travail nrsquoappartient pas agrave la linguistique de corpus mais constitue une eacutetude linguistique sur
une seacutelection de donneacutees attesteacutees Nous faisons en outre le choix de recourir agrave un ensemble
3 Bilger (1989) Ferreacute (2011) Secova (2014) pout tout ccedila Kleiber (1992b) Cabredo Hofherr (2003 2014)
Siewierska (2010 2011) Siewierska amp Papasthati (2011) sur ils ou les indices de 3e personne du pluriel agrave travers
les langues
18
diversifieacute et ouvert de donneacutees En effet lrsquoexamen des expressions reacutefeacuterentielles degraves lors que
lrsquoon tient compte des expressions nominales ne permet tout simplement pas drsquoexploiter
lrsquoextraction automatique de donneacutees Drsquoailleurs en se concentrant uniquement sur des faits
extractibles on court le risque de se priver de tout un ensemble de pheacutenomegravenes qui
manifestent des reacutegulariteacutes de comportements irreacuteductibles agrave un repeacuterage automatique
(Corminboeuf 2014 2378) Nous partons donc dans un premier temps drsquoune vaste
observation agrave partir de sources diversifieacutees
Pour les parties plus empiriques de cette thegravese nous faisons cependant le choix de recourir en
prioriteacute agrave des donneacutees drsquooral spontaneacute car ce type de contexte de production reste un champ
tregraves peu exploreacute dans le domaine des expressions reacutefeacuterentielles en franccedilais Cela srsquoexplique
peut-ecirctre par la laquo grande pauvreteacute des chaicircnes conversationnelles qui sont reacuteduites agrave
lrsquoalternance drsquoun deacutesignateur et de pronoms raquo comme le relegraveve Corblin (2005 253) Mais
cette laquo pauvreteacute raquo lexicale des deacutesignateurs en conversation nous paraicirct au contraire
susceptible drsquoen dire long sur les pratiques reacutefeacuterentielles des locuteurshellip Pour lrsquooral nous
recourons aux bases suivantes4
- OFROM (Avanzi Beacuteguelin amp Dieacutemoz 2012-2015) httpwwwuninechofrom)
- PFC (Durand et al 2002 2009) httpwwwprojet-pfcnet
- CFPP (Branca-Rosoff Fleury Lefeuvre Pires 2012) httpcfpp2000univ-paris3fr
- CTFP (Blanche-Benveniste et al 2002)
- CRFP (Delic 2004)
Les extraits retenus sont reproduits avec leurs conventions drsquoorigine une tacircche
drsquouniformisation se reacuteveacutelant trop fastidieuse Consciente que les exemples seacutelectionneacutes
puissent parfois paraicirctre artificiellement coupeacutes de leur contexte nous indiquons cependant
toujours la source agrave partir de laquelle est ndash en principe5 ndash accessible le contexte eacutelargi (texte et
audio) Nous reproduisons eacutegalement ponctuellement pour leur pertinence des extraits de
conversation recueillis laquo au vol raquo
Concernant lrsquoeacutecrit ce sont nos lectures quotidiennes en tous genres qui constituent drsquoabord
notre source drsquoobservation agrave savoir textes de presse (papier ou web) litteacuteraires pratiques
administratifs publicitaires etc mais eacutegalement des extraits provenant de genres plus proches
de laquo lrsquoimmeacutediat raquo (Koch amp Oesterreicher 1985) comme les reacuteseaux sociaux forums blogs
4 Le projet ORFEO (httpwwwprojet-orfeofr) encore non accessible va rassembler et mettre agrave la disposition
du public courant 2017 une masse de donneacutees eacutechantillonneacutees sans preacuteceacutedent en franccedilais parleacute et eacutecrit 5 Agrave lrsquoexception de CRFP qui nrsquoest pas en accegraves libre mais dont nous nrsquoavons reproduit que trois exemples et
dont nous pouvons fournir un contexte eacutelargi sur demande
19
courriels SMS6 Nous avons eacutegalement recours agrave la base Frantext (wwwfrantextfr) pour des
recherches de formes particuliegraveres
Dans un second temps une fois cibleacutes les objets drsquoeacutetude speacutecifiques la reacutecolte des donneacutees
peut eacutevidemment beacuteneacuteficier de lrsquoextraction automatique dans les bases respectives (eg
recherches de (tout) ccedila ils on etc) Mais les requecirctes aboutissant agrave un nombre trop eacuteleveacute de
reacutesultats pour une analyse contextuelle exhaustive de chaque occurrence ce sont des critegraveres
qualitatifs qui orientent notre tri En effet selon nos principes descriptifs chaque reacutesultat
requiert pour son observation la prise en compte drsquoun contexte large qui peut eacutequivaloir dans
certains cas agrave lrsquoenregistrement entier (ou agrave des recalibrages de contexte fastidieux dans
Frantext) Les donneacutees seacutelectionneacutees ne peuvent donc preacutetendre agrave un reflet repreacutesentatif de la
distribution des occurrences eacutetudieacutees quoique nous fournissions ponctuellement quelques
comptages effectueacutes sur des sous-corpus restreints Mais de maniegravere geacuteneacuterale nous ne nous
attardons pas sur des faits jugeacutes consensuels ou typiques et favorisons la prise en compte et
lrsquoexamen de donneacutees laisseacutees en marge des descriptions par les chercheurs sous preacutetexte de
rareteacute de manque de pertinence voire de deacuteviance Si certains types de sources paraissent
plus creacutedibles agrave eacutetudier que drsquoautres selon des preacutejugeacutes ambiants nous accordons agrave lrsquoinverse agrave
tous les faits la mecircme valeur scientifique Drsquoailleurs malgreacute lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des sources les
donneacutees reacutevegravelent des reacutegulariteacutes eacutevidentes sur le fonctionnement de la langue qursquoune
eacutepuration pourrait conduire agrave occulter
3 Organisation du contenu
Cet ouvrage est organiseacute en deux parties la premiegravere constitueacutee de trois chapitres consiste
en un eacutetat des lieux des notions cleacutes de reacutefeacuterence drsquoanaphore et de sous-deacutetermination la
seconde composeacutee de deux chapitres preacutesente deux eacutetudes de cas
Les trois chapitres de la premiegravere partie repreacutesentent des bilans critiques i) sur le traitement
veacuterifonctionnel de la reacutefeacuterence et des expressions reacutefeacuterentielles par les modegraveles existants agrave la
suite de quoi est exposeacute le cadre theacuteorique dans lequel se situe notre approche ii) sur le
pronom de 3e personne et son rocircle unanimement reconnu drsquoanaphorique iii) sur la
probleacutematique de la sous-deacutetermination et les ressources agrave la disposition des locuteurs pour
lrsquoexprimer Dans chacun de ces chapitres nous confrontons lrsquoeacutetat de la recherche agrave des
donneacutees authentiques et gecircnantes pour les theacuteories existantes afin de mettre en eacutevidence les
aspects qui neacutecessitent agrave nos yeux plus ample reacuteflexion dans la perspective drsquoun modegravele
geacuteneacuteral de la reacutefeacuterence
Les deux chapitres de la partie empirique portent respectivement sur lrsquousage de tout ccedila en
particulier dans les structures drsquoeacutenumeacuteration (Chapitre IV) et sur lrsquoemploi de ils dont la valeur
demeure sous-deacutetermineacutee (Chapitre V) Ces deux chapitres ont pour enjeu de deacutegager les
6 Swiss SMS corpus httpssmslinguistikuzhch (Stark et al 2009-2014) 88milSMS http88milsmshuma-
numfrindexhtml (Panckhurst R Deacutetrie C Lopez C Moiumlse C Roche M Verine B 2014)
20
facteurs contextuels accidentels ou strateacutegiques qui favorisent la mise en œuvre des proceacutedeacutes
de sous-deacutetermination
Cette eacutetude sur la sous-deacutetermination qui vise agrave une meilleure compreacutehension des
meacutecanismes reacutefeacuterentiels en contexte inteacuteressera les linguistes travaillant dans le domaine de
la reacutefeacuterence de la coheacuterence de la structure informationnelle et du franccedilais parleacute Plus
geacuteneacuteralement le sujet se situe aux croisements de plusieurs disciplines comme la seacutemantique
la pragmatique lrsquoanalyse du discours et la linguistique interactionnelle Cette thegravese trouvera
eacutegalement des eacutechos parmi les didacticiens de la langue En effet on constate dans les
manuels ou usuels de grammaire lrsquoinsuffisance des ressources disponibles pour
lrsquoenseignement des proceacutedeacutes de coheacuterence en particulier des expressions anaphoriques
invariablement abordeacutees en termes de deacutependance agrave une seacutequence textuelle Lrsquoouvrage pourra
encore inteacuteresser les chercheurs en TAL qui travaillent sur la reacutesolution automatique
drsquoanaphores et drsquoexpressions coreacutefeacuterentielles par ordinateur En effet la plupart des faits que
nous eacutetudions eacutechappent aux algorithmes deacuteveloppeacutes par les ingeacutenieurs en vue de la
reconnaissance des expressions et constituent donc une difficulteacute majeure dans leur travail
Une analyse fouilleacutee du pheacutenomegravene de la sous-deacutetermination permettra nous lrsquoespeacuterons
drsquoapporter de lrsquoeau au moulin des recherches sur la reacutefeacuterence
21
Premiegravere Partie
Reacutefeacuterence anaphore pronominale et sous-
deacutetermination eacutetat des lieux
22
23
Chapitre I
Geacuteneacuteraliteacutes sur la reacutefeacuterence
et les expressions reacutefeacuterentielles
24
25
1 Introduction
Lorsqursquoun usager de la langue participe agrave une interaction verbale il entraicircne geacuteneacuteralement
dans son discours des objets auxquels il attribue des proprieacuteteacutes (on dit qursquoil preacutedique sur eux)
et les met en relation les uns avec les autres Dans le cadre de cette activiteacute locutoire lrsquoacte de
reacutefeacuterence consiste preacuteciseacutement agrave eacutevoquer dans le discours par des moyens verbaux les entiteacutes
souhaiteacutees Le choix pour un type drsquoexpression varie selon diffeacuterents paramegravetres (lrsquoopeacuteration
accomplie la prise en compte du savoir partageacute etc)
(5) jrsquoai perdu unlemon chat (Charolles 2002 9)
Lrsquoenjeu des travaux en seacutemantique reacutefeacuterentielle consiste principalement agrave eacutetudier les
modaliteacutes de reacutefeacuterence agrave un objet selon lrsquoexpression seacutelectionneacutee Ressortissant au domaine de
la parole la probleacutematique de la reacutefeacuterence a drsquoabord eacuteteacute eacutecarteacutee de lrsquoanalyse linguistique
laquo immanentiste raquo dont lrsquoobjet essentiel eacutetait la langue en tant que systegraveme de signes fermeacute
Crsquoest cependant depuis des siegravecles un thegraveme incontournable pour les philosophes qui
cherchent agrave laquo comprendre comment le langage entre en relation avec le reacuteel raquo (Searle 1985
236) Lrsquointeacuterecirct pour la notion de reacutefeacuterence est toutefois apparu dans le champ de la
linguistique avec le deacuteveloppement des eacutetudes sur lrsquoeacutenonciation autrement dit sur
lrsquoactualisation de la langue en contexte par les usagers et avec lrsquoessor de la pragmatique et de
la seacutemantique comme disciplines degraves lors non plus restreintes au domaine de la philosophie
Ce chapitre vise agrave examiner la notion de reacutefeacuterence et ses notions voisines (sect2) tout en
montrant qursquoelles restent largement tributaires des conceptions philosophiques fondeacutees
notamment sur lrsquoideacutee drsquoune conformiteacute des signifieacutes linguistiques aux objets de la reacutealiteacute
tangible Nous preacutesentons les tentatives deacuteployeacutees en seacutemantique pour classer ces reacutefeacuterents
(sect3) et nous dressons une synthegravese critique sur la maniegravere dont les principales expressions
reacutefeacuterentielles sont traiteacutees en linguistique (sect4) Puis nous abordons toujours drsquoun œil critique
les diffeacuterentes modaliteacutes de deacutesignation reacuteguliegraverement invoqueacutees dans lrsquoacte de reacutefeacuterence agrave
savoir lrsquoanaphore et la deixis (sect5) Face aux approches dominantes en matiegravere de reacutefeacuterence
nous preacutesentons pour finir une approche alternative et constructiviste de la question incarneacutee
par le modegravele que nous prenons pour cadre drsquoanalyse (sect6)
26
27
2 Notions fondamentales
21 Reacutefeacuterence existence et monde reacuteel
Drsquoapregraves Frege (1892=1971) et ses continuateurs un nom propre nrsquoa de reacutefeacuterence (ou
deacutenotation dans sa terminologie) que srsquoil deacutesigne un objet pour lequel on suppose une
existence aveacutereacutee dans le monde (cf infra sect22) Autrement dit les reacutefeacuterents constituent les
objets existants du monde qursquoil est possible de prendre comme objets du discours en y
reacutefeacuterant par des moyens linguistiques De la sorte le nom Veacutenus renvoie bien agrave un objet
extralinguistique la planegravete ainsi nommeacutee et observable mais il nrsquoen va pas de mecircme pour le
nom Ulysse qui nrsquoa pas de reacutefeacuterence eacutetablie dans le monde qui nous entoure donc pas de
reacutefeacuterence du tout selon la conception freacutegeacuteenne
Dans une optique reacutesolument inverse certains considegraverent que tout objet que lrsquoon eacutevoque
dans le discours implique son existence laquo whatever is referred to must exist raquo (Searle 1969
77) Crsquoest ici lrsquoacte de reacutefeacuterence linguistique mecircme qui confegravere une existence degraves lors
indeacuteniable agrave lrsquoobjet viseacute
Le compromis geacuteneacuteralement adopteacute face agrave ces positions antagonistes consiste agrave consideacuterer
que des noms tels qursquoUlysse licorne ou autres Tarzan renvoient bien agrave des reacutefeacuterents mais agrave
des reacutefeacuterents existant dans un monde imaginaire (Kleiber 1997a 11) La notion drsquoexistence
doit alors ecirctre adapteacutee agrave cet effet
Existence is a tricky concept in any case and we must allow for various kinds of existence pertaining to fictional and abstract referents (or alternatively show how these apparently diverse kinds of existence relate to the physical existence of spatiotemporally continuous and discrete objects) (Lyons 1977 183)
Le discours aurait donc le pouvoir de ce point de vue de construire des mondes alternatifs agrave
celui dans lequel nous vivons de reacutefeacuterer agrave des mondes possibles ougrave se rencontrent non
seulement des reacutefeacuterents fictifs mais aussi des situations qui pourraient paraicirctre insenseacutees dans
le monde reacuteel et tangible
[hellip] there is no single metaphysical or conceptual framework which underlies every kind of human discourse Statements or propositions which might be held to be contradictory or absurd in a more or less scientific discussion of the physical world may be regarded as perfectly acceptable in a mythological or religious context in poetry in the narration of a dream or in science fiction (Lyons 1977 167)
Lrsquoaxiome drsquoexistence des reacutefeacuterents dont on parle de mecircme que la conformiteacute de la langue au
monde se voient donc preacuteserveacutes moyennant la reconnaissance de capaciteacutes cognitives ad hoc
de la part des usagers de la langue (Kleiber 1997a 11) Dans cette perspective le monde reacuteel
que les usagers perccediloivent reste cependant le monde privileacutegieacute qui sert de point de reacutefeacuterence
28
pour la conception de leurs repreacutesentations7 Ce nrsquoest selon Kleiber qursquoagrave travers sa
reconnaissance qursquoil leur est possible drsquoenvisager drsquoautres mondes possibles et de reacutefeacuterer agrave
des eacuteleacutements fictifs qui apregraves tout sont constitueacutes de laquo morceaux reacuteels animal cheval
corne etc raquo (ibid 15 cf aussi Lyons 1977 211) La solution de nos jours largement
admise est ainsi que les reacutefeacuterents dont on parle ont bien une existence soit dans le monde qui
nous entoure (situation habituelle) soit dans un autre monde possible Cette conception des
mondes possibles multiplie des versions de la reacutealiteacute afin de preacuteserver un principe de veacuteriteacute
(cf infra sect22) consistant agrave garantir lrsquoexistence des reacutefeacuterents dans notre monde reacuteel ou agrave
deacutefaut dans un monde possible Elle suppose que chaque reacutefeacuterent a son correacutelat linguistique
preacuteexistant au-dehors agrave travers une sorte de bi-univociteacute entre reacutealiteacute tangible (ou virtuelle) et
langue
Neacuteanmoins on peut objecter contre cette vision des choses que la notion de mondes possibles
a eacuteteacute conccedilue pour les besoins de lrsquoanalyse logique et qursquoelle laquo nrsquoappartient pas au
meacutetalangage de la linguistique raquo (Gary-Prieur 1994 21) Si lrsquoon se donne pour objectif la
description scientifique des usages effectifs des locuteurs il nrsquoy a pas lieu de juger de
lrsquoadeacutequation drsquoun reacutefeacuterent agrave un univers ad hoc Il suffit de constater que le discours construit
lui-mecircme ses reacutefeacuterents aussi fictifs ou fantaisistes soient-ils dans son univers propre comme
crsquoest le cas du fameux Schmilblick de Pierre Dac dans lrsquoextrait ci-dessous
(6) Crsquoest dans la nuit du 21 novembre au 18 juillet de la mecircme anneacutee que les fregraveres
Fauderche ont jeteacute les bases de cet extraordinaire appareil dont la conception
reacutevolutionnaire risque de bouleverser toutes les lois communeacutement admises tant dans
le domaine de la physique nucleacuteaire que dans celui de la gyneacutecologie dans lrsquoespace
[hellip] Le Schmilblick des fregraveres Fauderche est il convient de le souligner
rigoureusement inteacutegral crsquoest-agrave-dire quil peut agrave la fois servir de Schmilblick
drsquointeacuterieur gracircce agrave la taille reacuteduite de ses gorgomoches et de Schmilblick de
campagne [hellip] (extrait du sketch de Pierre Dac 1950)
A notre sens il nrsquoest pas neacutecessaire de postuler lrsquoexistence drsquoun monde imaginaire car il nrsquoy a
pas de veacuteraciteacute des propos agrave veacuterifier lrsquoobjet degraves lors qursquoon en parle existe tout simplement
dans lrsquounivers construit par le discours agrave lrsquoœuvre (cf Searle ci-dessus) comme nrsquoimporte quel
objet auquel il est fait reacutefeacuterence dans cette mecircme situation de parole (eg les fregraveres
Fauderuche les gorgomoches) On peut ainsi en parler comme nrsquoimporte quel autre objet du
discours et preacutediquer des proprieacuteteacutes aussi loufoques soient-elles agrave son eacutegard Lrsquoexistence des
objets dont on parle est donc une existence poseacutee dans le discours et celle-ci rend caduque la
question de la conformiteacute avec le reacuteel ou lrsquoimaginaire
7 Cf Fauconnier (1984) pour qui laquo lrsquoespace reacuteel raquo E0 est celui par rapport auquel se situent tous les autres
espaces mentaux
29
22 Sens et reacutefeacuterence
La probleacutematique du rapport entre lrsquoemploi drsquoune expression linguistique et sa reacutefeacuterence
soulegraveve ineacutevitablement la question du sens de ce signe Depuis des siegravecles les philosophes
srsquointerrogent sur la maniegravere dont la langue permet de deacutesigner un laquo morceau raquo de la reacutealiteacute
Crsquoest geacuteneacuteralement le sens qui est invoqueacute comme responsable de la bonne deacutetermination
reacutefeacuterentielle Le sens est donc eacutetroitement lieacute agrave la notion de reacutefeacuterence Nous retraccedilons ici dans
les grandes lignes sur la base de travaux de speacutecialistes les conceptions principales de cette
relation au cours des siegravecles
On considegravere souvent ce passage du Peri Hermeneias drsquoAristote comme fondateur de la
theacuteorie du signe de la linguistique moderne (Panaccio 1996 6-7)
Les sons eacutemis par la voix sont les symboles des eacutetats de lrsquoacircme et les mots eacutecrits des symboles des mots eacutemis par la voix Et de mecircme que lrsquoeacutecriture nrsquoest pas la mecircme chez tous les hommes les mots parleacutes ne sont pas non plus les mecircmes bien que les eacutetats de lrsquoacircme dont ces expressions sont les signes immeacutediats soient identiques chez tous comme sont identiques aussi les choses dont ces eacutetats sont les images (Aristote De lrsquointerpreacutetation 16a2-8 trad Tricot)
Aristote conccediloit les laquo eacutetats de lrsquoacircme raquo (παθήματα τῆς ψυχῆς8) ou pourrait-on dire les
impressions ressenties par les sujets comme des images ressemblant (ὁμοιώματα9) aux choses
du monde Ils constituent en quelque sorte leur contrepartie cognitive et comme elles se
distinguent par leur stabiliteacute et leur universaliteacute lagrave ougrave leurs symboles acoustiques ou
graphiques (le code eacutecrit eacutetant voueacute agrave signifier lrsquooral) sont sujets agrave la variation
interlinguistique et agrave lrsquoarbitraire Quoi qursquoil en soit on perccediloit bien lrsquoideacutee drsquoune meacutediation
conceptuelle10
cognitive entre le signe et les objets du monde
Parmi les travaux de lrsquoAntiquiteacute greacuteco-latine touchant au processus de signification Rey
(1973) note la conception particuliegraverement deacuteveloppeacutee des Stoiumlciens agrave lrsquoorigine de
lrsquoeacutelaboration drsquoun veacuteritable laquo appareil conceptuel raquo (p 29) Il cite agrave cet eacutegard le teacutemoignage
de Sextus Empiricus
Les Stoiumlciens disent que trois choses sont lieacutees ce qui est signifieacute ce qui signifie et lrsquoobjet De ces choses celle qui signifie crsquoest la parole par exemple laquo Dion raquo ce qui est signifieacute crsquoest la chose mecircme qui est reacuteveacuteleacutee par elle et que nous saisissons comme durable par notre penseacutee mais que les Barbares ne comprennent pas bien qursquoils soient capables drsquoentendre le mot prononceacute alors que lrsquoobjet est ce qui existe agrave lrsquoexteacuterieur par exemple Dion en personne (Adversus Mathematicos VIII 11-12)
Autrement dit la parole signifie et reacutevegravele quelque chose de conventionnel dans la penseacutee
cette fois propre agrave la langue en question qui srsquooppose agrave lrsquoobjet mecircme existant en dehors de la
8 patheacutemata tecircs psuchecircs
9 homoioacutemata
10 Selon Panaccio (1996 7) les laquo eacutetats de lrsquoacircme raquo comprennent vraisemblablement les concepts (νοήματα)
30
langue On peut donc entrevoir agrave travers ces propos les preacutemisses drsquoune theacuteorie du signe qui
sera remise au goucirct du jour des siegravecles plus tard (cf ci-apregraves le triangle seacutemiotique)
A partir des questions seacutemantiques souleveacutees notamment par les philosophes de lrsquoAntiquiteacute
les scolastiques du Moyen Age continuent de srsquointerroger sur le processus de signification
Une question est notamment de savoir si les mots signifient des concepts ou des choses
Fondeacutee sur la conception transitive drsquoAristote la position courante au Moyen Age est de
consideacuterer que les termes signifient directement des concepts et indirectement des choses Le
premier processus est appeleacute significatio tandis que le second relegraveve de la suppositio si
chaque occurrence drsquoun mot signifie le mecircme concept elle suppose un individu diffeacuterent agrave
chaque fois (Read 2011) Les termes reccediloivent toutefois des conceptions diverses selon les
auteurs meacutedieacutevaux11
Ce qui semble neacuteanmoins faire consensus est la primauteacute de la
significatio sur la suppositio on nrsquoaccegravede agrave la suppositio qursquoen vertu de sa significatio qui
deacutetermine les objets auxquels il est fait (ou possible de faire) reacutefeacuterence
Cette distinction seacutemantique perdure et se voit systeacutematiseacutee dans la Logique de Port-Royal
drsquoArnauld amp Nicole (1662=1874 54 sqq) ouvrage qui a exerceacute une influence consideacuterable
sur les travaux en logique jusqursquoagrave la fin du XIXe siegravecle Lrsquouniteacute seacutemantique de base de la
theacuteorie drsquoArnauld amp Nicole est lrsquoideacutee par laquelle est signifieacute le contenu objectif de la penseacutee
(Buroker 1993 457) La seacutemantique de Port-Royal eacutetablit des relations entre les mots les
ideacutees et les choses de maniegravere transitive agrave lrsquoinstar de la laquo seacutemiotique raquo aristoteacutelicienne les
mots employeacutes pour exprimer des ideacutees signifient eacutegalement les choses signifieacutees par les ideacutees
(ibid 464) Cela dit les auteurs de la Logique ne manquent pas de relever que la
correspondance entre les mots et les ideacutees est imparfaite il nrsquoy a pas de garantie que la
structure de la langue parleacutee reflegravete adeacutequatement la structure logique des ideacutees (Arnauld amp
Nicole 1662=1874 68-87) Dans leur classification des ideacutees Arnauld amp Nicole opposent les
ideacutees singuliegraveres aux ideacutees geacuteneacuterales Les premiegraveres servent agrave repreacutesenter un seul individu
(via un laquo nom propre raquo eg Socrate soleil) alors que les secondes se montrent capables de
repreacutesenter plusieurs choses (via un nom commun ou un adjectif eg homme humain
humaniteacute) Les ideacutees geacuteneacuterales peuvent ainsi repreacutesenter une classe drsquoindividus posseacutedant
lrsquoattribut exprimeacute autrement dit son eacutetendue Crsquoest au cœur de cette probleacutematique que les
auteurs eacutetablissent la distinction entre compreacutehension et eacutetendue (ou intension et extension12
)
preacutefigureacutee agrave travers les concepts meacutedieacutevaux de significatio et suppositio La compreacutehension
drsquoune ideacutee se deacutefinit comme laquo les attributs qursquoelle enferme en soi et qursquoon ne peut lui ocircter
sans la deacutetruire raquo son eacutetendue comme laquo les sujets agrave qui cette ideacutee convient ce qursquoon appelle
aussi les infeacuterieurs drsquoun terme geacuteneacuteral qui agrave leur eacutegard est appeleacute supeacuterieur comme lrsquoideacutee
11
Pierre drsquoEspagne distingue par exemple la suppositio naturelle de la suppositio accidentelle la premiegravere
correspondant agrave lrsquoensemble drsquoobjets auxquels srsquoapplique potentiellement le mot la seconde eacutequivalant agrave la
reacutefeacuterence effective drsquoun terme dans une proposition particuliegravere Chez Guillaume drsquoOckham crsquoest la significatio
qui recouvre lrsquoensemble des choses pouvant ecirctre caracteacuteriseacutees par le mot (Read 2011) 12
Les appellations intension et extension (eg Carnap 1947) lrsquoemportent aujourdrsquohui en seacutemantique sur celles de
compreacutehension et eacutetendue Par ailleurs les concepts recouvrent grosso modo ceux que Mill (1843=1988) nomme
connotation (agrave ne pas confondre avec sa signification usuelle de description subjective) et deacutenotation
31
du triangle en geacuteneacuteral srsquoeacutetend agrave toutes les espegraveces diverses de triangle raquo (ibid 54) Il deacutecoule
de cette theacuteorie seacutemantique la fameuse laquo loi de Port-Royal raquo (Auroux 1992) selon laquelle
compreacutehension et eacutetendue varient en proportion inverse lrsquoajout drsquoattributs entraicircne la
restriction de lrsquoeacutetendue de lrsquoideacutee de mecircme que la reacuteduction drsquoattributs en augmente lrsquoeacutetendue
Ainsi crsquoest la compreacutehension qui deacutetermine lrsquoeacutetendue drsquoune ideacutee
Pegravere de la logique moderne avec sa conception du calcul des preacutedicats Gottlob Frege
contribue eacutegalement agrave la philosophie du langage et agrave la seacutemantique par la deacutefinition de notions
dont on se sert amplement dans les theacuteories actuelles du sens ainsi que par leur inscription
dans une seacutemantique veacutericonditionnelle Crsquoest dans une tentative de reacutesolution du problegraveme
des eacutenonceacutes drsquoidentiteacute non tautologiques qursquoil fait intervenir la notion de sens (Sinn) par
opposition agrave celle de deacutenotation (Bedeutung) (1892=1971)
Sa contribution srsquoinscrit dans un projet scientifique dont lrsquoobjectif est avant tout lrsquoeacutelaboration
drsquoune notation formelle des eacutenonceacutes matheacutematiques dont on rendait compte jusqursquoalors par le
recours agrave la langue naturelle Frege srsquoefforce ainsi de symboliser au moyen drsquoun systegraveme
logique formel appeleacute Begriffsschrift les tournures linguistiques usuelles des matheacutematiques
jugeacutees impreacutecises13
Le logicien distingue trois niveaux de la structure seacutemantique agrave savoir
les signes leur deacutenotation et leur sens
[hellip] il est naturel drsquoassocier agrave un signe (nom groupe de mots caractegraveres) outre ce qursquoil deacutesigne et qursquoon pourrait appeler sa deacutenotation ce que je voudrais appeler le sens du signe ougrave est contenu le mode de donation de lrsquoobjet (1892=1971 103)
Frege assimile lrsquoobjet deacutesigneacute par un signe agrave sa deacutenotation et considegravere le mode de donation
comme une composante du sens Il illustre ces distinctions par le ceacutelegravebre exemple des noms
propres eacutetoile du matin et eacutetoile du soir qui possegravedent la mecircme deacutenotation en lrsquooccurrence la
planegravete Veacutenus en tant qursquoobjet deacutesigneacute mais dont le sens diffegravere par le mode de donation
autrement dit le mecircme objet nrsquoest pas preacutesenteacute de la mecircme maniegravere selon lrsquoexpression
utiliseacutee chacune implique des conditions drsquoemploi diffeacuterentes14
Contrairement au sens drsquoun
signe une deacutenotation nrsquoest selon Frege pas toujours associeacutee agrave ce dernier Il prend agrave cet effet
lrsquoexemple de lrsquoexpression le corps ceacuteleste le plus eacuteloigneacute de la terre qui malgreacute lrsquoexpression
drsquoun sens ne possegravede pas de deacutenotation (p 104) La deacutenotation au sens de Frege est donc un
concept fondeacute sur lrsquoexistence aveacutereacutee des objets du monde qui nous entoure (cf supra sect21)
laquo [l]a deacutenotation drsquoun nom propre est lrsquoobjet mecircme que nous deacutesignons par ce nom raquo (p 106)
Cette quecircte de lrsquoauthenticiteacute se voit exprimeacutee agrave travers la question de la deacutenotation des
propositions laquo crsquoest donc la recherche et le deacutesir de la veacuteriteacute qui nous poussent agrave passer du
sens agrave la deacutenotation raquo (p 109) Pour Frege la deacutenotation drsquoune proposition consiste en sa
valeur de veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire le fait qursquoelle soit vraie ou fausse (p 110) Cette conception
13
laquo Presque toujours le langage ne donne pas sinon allusivement les rapports logiques il les laisse deviner sans
les exprimer proprement raquo (Frege 1892=1971 65) 14
Il en va de mecircme pour les notations algeacutebriques laquo 24 raquo et 4x4 raquo qui laquo sont des noms propres du mecircme nombre
mais nrsquoont pas le mecircme sens raquo (ibid 89)
32
faisant de la veacuteriteacute un enjeu de la theacuteorie de la signification va servir de point de deacutepart au
deacuteveloppement drsquoune seacutemantique dite veacutericonditionnelle initieacutee par Tarski (1935) dans un
effort de preacutecision de la notion de veacuteriteacute Crsquoest dans cette perspective que vont srsquointerpreacuteter
les laquo conditions de satisfaction raquo auxquelles doit reacutepondre le reacutefeacuterent laquo The condition that
the referent must satisfy the description has commonly been interpreted by philosophers to
imply that the description must be true of the referent raquo (Lyons 1977 181) Comme nous
lrsquoavons deacutejagrave eacutevoqueacute (supra sect21 cf aussi infra sect631) nous prenons nos distances avec une
approche eacutevaluant le degreacute de conformiteacute drsquoun contenu au monde
Parallegravelement une perspective oppositive et laquo neacutegative raquo de la signification apparaicirct avec la
theacuteorie du signe linguistique deacuteveloppeacutee par Ferdinand de Saussure au deacutebut du XXe siegravecle
Selon le linguiste genevois un signe se deacutefinit par lrsquoassociation drsquoune image acoustique
(signifiant) et drsquoun concept (signifieacute) solidaires comme le recto et le verso drsquoune feuille
(1916=2008) Le contenu invoqueacute est appreacutehendeacute en termes de laquo valeur raquo qui ne se conccediloit
que par opposition agrave drsquoautres valeurs crsquoest uniquement la nature diffeacuterentielle des signes qui
procure agrave chacun une existence au sein drsquoun tel systegraveme (2002 28) Quant au reacutefeacuterent qui
relegraveve de lrsquoactiviteacute de parole et de lrsquoextralinguistique il nrsquoest pas fondamentalement apparieacute
au signe laquo le signe linguistique unit non une chose et un nom mais un concept et une image
acoustique raquo (1916=2008 98) Les heacuteritiers de la seacutemantique structurale srsquoefforcent en
theacuteorie de maintenir cette limite
Les mots de la langue ne sont pas en relation immeacutediate avec les choses Ils ont un signifieacute mais nont pas de reacutefeacuterence Le mot maison en tant que mot de la langue ne dit pas une maison Le mot cheval ne dit pas un cheval il nrsquoest en relation immeacutediate avec aucun ecirctre concret il exprime seulement un ensemble de proprieacuteteacutes et la question de savoir srsquoil existe dans lrsquounivers des ecirctres auxquels appartiennent ces proprieacuteteacutes nrsquoa aucune pertinence pour le lexique (Le Guern 2003 32)
Neacuteanmoins dans les faits deacutecrire le signifieacute en faisant abstraction du reacutefeacuterent nrsquoest pas une
mince affaire Il srsquoagit de mettre au jour les traits distinctifs (ou segravemes cf Greimas 1966 22)
drsquoun signe relativement agrave un ensemble de signes autrement dit drsquoidentifier des eacuteleacutements
abstraits du signifieacute dont la composition (le seacutemegraveme) srsquoopposerait agrave celle drsquoautres signes
voisins Cependant lrsquoimmixtion du reacutefeacuterent est difficile agrave eacuteviter et il nrsquoest pas rare que
lrsquoanalyse componentielle (ou seacutemique) se confonde paradoxalement avec lrsquoobservation des
reacutefeacuterents des lexegravemes crsquoest-agrave-dire avec lrsquoeacutenumeacuteration des proprieacuteteacutes agrave partir de la reacutealiteacute
extralinguistique Ainsi en va-t-il de la fameuse analyse de Pottier (1963) du champ
seacutemantique des noms de siegraveges (chaise fauteuil tabouret canapeacute pouf) qui aboutit agrave
lrsquoeacutemergence de traits tels que avec dossier avec bras sur pied etc dont la pertinence ne
relegraveve vraisemblablement pas de la langue mais comme le relegraveve Moussy (1991 65) de
critegraveres perceptibles en situation
Il est clair que lrsquoexistence aveacutereacutee et tangible drsquoobjets laquo correspondant raquo aux lexegravemes choisis
(ici des types de siegraveges) pour lrsquoanalyse tend agrave court-circuiter lrsquoanalyse oppositive des signifieacutes
33
eux-mecircmes Afin drsquoeacuteviter ce genre de transposition reacutefeacuterentielle Le Guern (2003 37)
suggegravere carreacutement de travailler sur le sens figureacute des mots15
Saussure lui-mecircme (1916=2008
160) proposait drsquoeacutetudier lrsquoopposition entre des laquo synonymes raquo ndash du genre redouter craindre
avoir peur ndash agrave partir desquels il est plus ardu drsquoidentifier des correacutelats tangibles
Mais de maniegravere geacuteneacuterale lrsquointervention du reacutefeacuterent dans le processus de signification figure
deacutesormais en bonne place dans les scheacutematisations traditionnelles du signe linguistique
posteacuterieures agrave Saussure Celles-ci prennent reacuteguliegraverement la forme drsquoun triangle (dit
seacutemiotique) leurs sommets incarnent geacuteneacuteralement A) le signe du point de vue de sa forme
B) sa composante conceptuelle et C) lrsquoobjet extra-linguistique ainsi qursquoillustreacute ci-dessous par
la figure adapteacutee drsquoOgden amp Richards (1923 11)
Figure 1 Triangle seacutemiotique drsquoapregraves Ogden amp Richards (1923)
La relation entre A et C autrement dit la relation de reacutefeacuterence entre une expression
linguistique et lrsquoobjet deacutesigneacute est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme indirecte (rendue par les
pointilleacutes) tandis que les relations AB et BC sont preacutesenteacutees comme plus fondamentales du
processus de signification (cf conception transitive supra) Drsquoun auteur agrave lrsquoautre les
conceptions extensions du pheacutenomegravene et terminologies peuvent sensiblement varier Ces
variations importent cependant peu pour notre propos16
Ce scheacutema que lrsquoon pourrait tenir
pour traditionnel du processus de signification repreacutesente bien la relation triadique deacutejagrave
examineacutee par les philosophes au cours de lrsquohistoire et que reacutesume de maniegravere concise la
maxime scolastique vox significat [rem] mediantibus conceptibus (Lyons 1977 96)
15
laquo Dans lrsquoemploi drsquoun mot au sens propre il nrsquoest guegravere possible de distinguer les eacuteleacutements de signification qui
relegravevent strictement de la linguistique ndash les composantes du signifieacute lexical ndash et ceux qui sont lieacutes agrave la
connaissance de lrsquoobjet extralinguistique Deacuteterminer le signifieacute du mot chat en faisant abstraction de lrsquoanimal
concret nrsquoest pas possible agrave partir des emplois ougrave le mot chat deacutesigne un chat Lrsquoautonomie du signifieacute par
rapport agrave la reacutefeacuterence nrsquoest perceptible que dans les emplois ougrave chat sert agrave deacutesigner autre chose qursquoun chat raquo (Le
Guern 2003 37) 16
Pour une synthegravese voir Lyons (1977 95-99)
A
B
C
34
La question du sens et de la reacutefeacuterence ainsi que de leurs notions voisines est aujourdrsquohui tregraves
marqueacutee par ces influences anteacuterieures agrave fondement logico-philosophique Afin de mettre un
peu drsquoordre parmi ces termes diversement employeacutes par les philosophes (Lyons 1977 174)
nous proposons ci-dessous un reacutecapitulatif des notions les plus reacutepandues de nos jours et de
leur(s) acception(s) en seacutemantique reacutefeacuterentielle agrave lrsquoeacutegard desquelles pour certaines nous
avons deacutejagrave pris quelque distance meacutethodologique que nous expliciterons de maniegravere deacutetailleacutee
dans le bilan qui clocirct cette section (sect24)
Le sens drsquoun signe est consideacutereacute comme un contenu mental qui est diversement appreacutehendeacute
en termes de concept signifieacute intension compreacutehension ou encore reacutefeacuterence (sic) virtuelle
(cf Milner 1982 10) Dans la plupart de ses acceptions il sert agrave deacuteterminer lrsquoobjet qui
laquo tombe raquo sous lui il indique son laquo mode de donation raquo (Frege 1892=1971) Ce contenu est
souvent envisageacute en termes de conditions par exemple chez Milner (ibid) qui le deacutefinit
comme laquo un ensemble de conditions que doit satisfaire un segment de reacutealiteacute pour pouvoir
ecirctre la reacutefeacuterence drsquoune seacutequence ougrave interviendrait crucialement lrsquouniteacute lexicale en cause raquo
La deacutenotation est la capaciteacute pour un lexegraveme de deacutelimiter un certain nombre drsquoobjets qui
satisfont agrave son sens Elle deacutetermine lrsquoextension lrsquoeacutetendue ou encore le denotatum du lexegraveme
(Lyons 1977 207) crsquoest-agrave-dire lrsquoensemble des objets auxquels le lexegraveme peut srsquoappliquer
correctement17
Chez Frege la notion de deacutenotation (traduction de Bedeutung) srsquoapplique non
pas aux uniteacutes lexicales mais aux noms propres autrement dit aux deacutesignateurs et consiste en
lrsquoobjet ainsi deacutesigneacute
La reacutefeacuterence drsquoun signe consiste en la relation de deacutesignation effective entre un signe
linguistique et un objet extra-linguistique Crsquoest une notion deacutependante de lrsquoacte
drsquoeacutenonciation contrairement agrave celles de sens ou de deacutenotation (du point de vue lexical)
(Lyons 1977 176) Degraves lors la reacutefeacuterence nrsquoest pertinente que dans des contextes
drsquoactualisation de la parole crsquoest-agrave-dire qursquoelle ne srsquoapplique qursquoagrave des occurrences
drsquoexpressions utiliseacutees en contexte Par opposition agrave la reacutefeacuterence virtuelle Milner (1982 10)
nomme reacutefeacuterence actuelle ce laquo segment de reacutealiteacute associeacute agrave une seacutequence raquo On dote
geacuteneacuteralement lrsquoacte de reacutefeacuterence drsquoune viseacutee identificatoire drsquoun objet de la reacutealiteacute (eg Lyons
1977 177 Charolles 2002 9)
Le reacutefeacuterent est donc lrsquoobjet extralinguistique qui correspond ndash selon les eacutecoles
potentiellement ou effectivement ndash agrave une expression reacutefeacuterentielle Pour certains (entre autres
Frege cf supra et Russel (1919 chap XVI)) seuls peuvent ecirctre appeleacutes reacutefeacuterents les objets
appartenant au monde environnant A lrsquoinverse certains considegraverent que lrsquoacte de reacutefeacuterence
preacutesuppose lrsquoexistence du reacutefeacuterent (cf Searle supra) laquo [d]egraves lors que quelqursquoun parle de
quelque chose cela suffit pour que celles et ceux agrave qui il srsquoadresse soient mis en demeure de
supposer que cette chose existe [hellip] raquo (Charolles 2002 32) Pour contourner la difficulteacute
17
laquo We will use the term denotatum for the class of objects properties etc to which the expression correctly
applies raquo (Lyons 1977 207 nous soulignons)
35
poseacutee par les expressions sans correacutelats extra-linguistiques lrsquoalternative adopteacutee est la notion
de possible (ecirctres univers ou mondes) rendant compte de lrsquoexistence du reacutefeacuterent dans laquo au
moins une version du monde raquo (ibid 36)
23 Reacutefeacuterence et preacutedication
Depuis les apports de la logique freacutegeacuteenne on oppose geacuteneacuteralement les expressions
reacutefeacuterentielles destineacutees agrave reacutefeacuterer agrave (ou identifier) ce dont on parle aux expressions
preacutedicatives qui servent agrave assigner des proprieacuteteacutes particuliegraveres agrave cet objet identifieacute (Lyons
1977 23) On dit des secondes qursquoelles preacutediquent sur un reacutefeacuterent ou que par leur biais des
proprieacuteteacutes sont preacutediqueacutees agrave propos drsquoun reacutefeacuterent
(7) Chopin eacutetait polonais (Charolles 2002 23)
Dans lrsquoexemple (7) le locuteur reacutefegravere agrave un individu particulier au moyen du nom propre
Chopin auquel il attribue la proprieacuteteacute drsquoecirctre polonais On dit du SN Chopin qursquoil sert de
support agrave la preacutedication (ou de thegraveme au propos) (ibid)
Bien que Frege ait formaliseacute cette bipartition crsquoest en fait agrave Aristote (Organon) qursquoon doit la
distinction entre sujet et preacutedicat le sujet et le preacutedicat sont les deux termes (lt du latin
terminus ie les eacuteleacutements terminaux de lrsquoanalyse logique par opposition agrave lrsquoacception
linguistique) qui entrent en relation pour former une proposition A travers la notion de
preacutedicat Aristote vise agrave eacutetablir une relation par rapport agrave laquelle se situe le sujet Une
proposition est envisageacutee dans cette perspective de maniegravere essentiellement binaire les
termes y repreacutesentent respectivement lsquole sujetrsquo et lsquoce qursquoon dit du sujetrsquo
Dans la logique classique neacuteanmoins les expressions se reacutepartissent plutocirct selon leur
individualiteacute ou leur geacuteneacuteraliteacute (eg Arnauld amp Nicole 1662=1874 ch VI voir supra sect22)
ie les noms propres exprimant une ideacutee singuliegravere vs les termes communs marquant une ideacutee
geacuteneacuterale agrave laquelle correspond un ensemble drsquoindividus La nouveauteacute de Frege est de
formaliser le preacutedicat comme un eacuteleacutement non satureacute neacutecessitant un objet qui laquo tombe sous le
concept raquo
La distinction entre sujet et preacutedicat est reacuteguliegraverement transposeacutee au plan syntaxique sur celle
entre SN sujet et SV dont lrsquoassociation constitue une proposition simple (Lyons 1977 430)
Cette analyse bi-partite de la phrase est profondeacutement ancreacutee dans la grammaire traditionnelle
et elle est mecircme consideacutereacutee comme un pheacutenomegravene universel
There must be something to talk about and something must be said about this subject of discourse once it is selected [hellip] The subject of discourse is a noun As the most common subject of discourse is either a person or a thing the noun clusters about concrete concepts of that order As the thing predicated of a subject is generally an activity in the widest sense of the word [hellip] the verb clusters about concepts of activity No language wholly fails to distinguish
36
noun and verb though in particular cases the nature of the distinction may be an elusive one (Sapir 1921 117)
18
Il nrsquoest cependant pas rare de rencontrer des faits eacutechappant agrave cette distinction On peut
prendre agrave teacutemoin les eacutenonceacutes dits laquo impersonnels raquo
(8) jaimerais bien aller en Ecosse mais bon il pleut toujours (oral ofrom)
Il est inconcevable de seacutelectionner un objet auquel appliquer le preacutedicat lsquopleuvoirrsquo un tel
eacutenonceacute exprime tout simplement un procegraves sans agent A lrsquoinverse un SN peut constituer agrave lui
seul une eacutenonciation19
sans faire lrsquoobjet drsquoune quelconque preacutedication
(9) - Attention Vos gants seacutecriait Mme Tison Trop tard Le rouge agrave legravevres avait laisseacute
sa vilaine traicircneacutee (Garat A-M Pense agrave demain 2010 lt Frantext)
Dans lrsquoexemple ci-dessus une locutrice dirige lrsquoattention de son allocutaire et la met en garde
contre une situation implicite dans laquelle est impliqueacute le reacutefeacuterent (ses gants) elle invite agrave
adopter une attitude particuliegravere agrave lrsquoeacutegard de ce dernier ndash expliciteacutee via lrsquointerjection
Attention ndash sans pour autant lui octroyer une proprieacuteteacute particuliegravere Nous aurons lrsquooccasion
de revenir infra (sect31) sur drsquoautres problegravemes que soulegraveve cette approche binaire
Lagrave ougrave Aristote se concentre sur ce qui est preacutediqueacute du sujet peu importe le nombre drsquoobjets
impliqueacutes la logique moderne conccediloit les preacutedicats comme mettant en relation un certain
nombre drsquoindividus
(10) Chopin a composeacute des valses (Charolles 2002 24)
Dans cet eacutenonceacute on peut consideacuterer outre lrsquoattribution agrave lsquoChopinrsquo de la proprieacuteteacute de
lsquocomposer des valsesrsquo que lrsquoexpression preacutedicative a composeacute met en relation un individu
(lsquoChopinrsquo) avec lsquoun ensemble de valsesrsquo Le calcul logique des preacutedicats eacutelaboreacute par Frege
vise agrave formaliser en ces termes la structure interne des propositions simples Dans la tradition
logique atomiste et empiriste le calcul des preacutedicats est consideacutereacute comme repreacutesentant
correctement la forme logique sous-jacente des eacutenonceacutes linguistiques par la mise en
correspondance de celle-ci avec la structure des eacutetats-de-choses dans le monde reacuteel (Lyons
1977 147-148) Depuis la naissance du calcul des preacutedicats on distingue ndash quantifieurs mis agrave
part ndash les noms des preacutedicats les premiers reacutefeacuterant agrave des individus les seconds se preacutesentant
comme des opeacuterateurs au moyen desquels on peut construire une proposition agrave partir des
noms Une proposition simple se traduit par une fonction appliqueacutee agrave son ou ses argument(s)
les noms servant drsquoarguments et le preacutedicat de foncteur Par exemple on peut rendre par la
notation G(j) lrsquoeacutenonceacute John est grand ougrave j repreacutesente lrsquoindividu lsquoJohnrsquo et G le preacutedicat
lsquograndrsquo Selon le nombre drsquoarguments que requiert un preacutedicat celui-ci est qualifieacute drsquounaire
18
Lyons critique lrsquoimpreacutecision terminologique de cet extrait ougrave sujet est utiliseacute aussi bien pour deacutesigner le
reacutefeacuterent que lrsquoexpression reacutefeacuterentielle et ougrave fait deacutefaut une distinction entre les notions de nom et drsquoexpression
nominale de mecircme qursquoentre celles de verbe et drsquoexpression verbale (Lyons 1977 429) 19
On parle dans ce cas de nominativus pendens ou de hanging topic (Groupe de Fribourg 2012 173)
37
(ou monadique) de binaire (ou dyadique) de ternaire (triadique) etc Ainsi la proposition lsquox
aime yrsquo se notera A(x y) (ibid 149) Au plan syntaxique cette vision qui considegravere le verbe
comme le noyau autour duquel gravitent les autres constituants se retrouve par exemple dans
la theacuteorie de la valence de Tesniegravere (1959)
Quelle que soit lrsquoapproche choisie il nrsquoen demeure pas moins que la cateacutegorie nominale est
clairement associeacutee agrave la fonction reacutefeacuterentielle tandis que la cateacutegorie verbale est lieacutee agrave la
fonction preacutedicative Il a neacuteanmoins eacuteteacute remarqueacute que certains SN ne manifestaient pas dans
tous les contextes une fonction reacutefeacuterentielle Lyons (1977) illustre cela agrave partir de lrsquoeacutenonceacute
suivant qui peut srsquoanalyser de la mecircme maniegravere dans sa version franccedilaise
(11) Giscard drsquoEstaing is the President of France (p 185)
Dans une premiegravere interpreacutetation de lrsquoeacutenonceacute on peut attribuer agrave lrsquoindividu lsquoGiscard
drsquoEstaingrsquo la proprieacuteteacute lsquopreacutesident de la Francersquo20
Le SN the President of France nrsquoa pas pour
vocation de reacutefeacuterer agrave un individu mais bien de preacutediquer quelque chose de lrsquoindividu nommeacute
Giscard drsquoEstaing drsquoougrave une interpreacutetation preacutedicative pour ce SN A ce titre ce preacutedicat peut
ecirctre remplaceacute par un autre de mecircme sens par exemple le SV gouverne la France (Apotheacuteloz
1995a 26) Mais lrsquoeacutenonceacute (11) peut ecirctre interpreacuteteacute diffeacuteremment la copule be permet une
lecture eacutequative eacutetablissant une relation drsquoidentiteacute entre deux individus le SN the President
of France induisant degraves lors une interpreacutetation dite reacutefeacuterentielle21
Dans ce cas les SN de
lrsquoeacutenonceacute sont interchangeables et le deacuteterminant deacutefini est obligatoire en franccedilais tandis que
ce nrsquoest pas le cas dans la lecture preacutedicative (ibid) La distinction entre emplois laquo attributif raquo
et laquo reacutefeacuterentiel raquo a fait lrsquoobjet de nombreuses discussions et critiques (entre autres Kleiber
1981 Reacutecanati 1983 Galmiche 1983) qui nrsquoaboutissent pas agrave un consensus mais qui ont le
meacuterite de montrer que les SN sont susceptibles de questionner la relation entre rocircles
reacutefeacuterentiel et preacutedicatif En tous les cas il en reacutesulte que la frontiegravere nrsquoest pas directement
transposable agrave partir de la syntaxe chaque occurrence en contexte requeacuterant un traitement
particulier
24 Bilan
Il ressort de cet exposeacute des notions fondamentales en matiegravere de reacutefeacuterence un certain nombre
de postulats sous-jacents qui restent solidement ancreacutes dans la tradition seacutemantico-
reacutefeacuterentielle telle qursquoelle est pratiqueacutee de nos jours
a) Les expressions reacutefeacuterentielles ont des correacutelats extralinguistiques reacuteels (ou
virtuels) preacuteexistant dans le monde ou dans lrsquoune de ses versions possibles
20
Donnellan (1966) appelle ces emplois laquo attributifs raquo 21
La premiegravere interpreacutetation pourrait se deacutegager par exemple de la reacuteponse agrave la question Quelle fonction
assume Giscard drsquoEstaing la seconde agrave celle-ci Qui est le preacutesident de la France
38
b) Pour qursquoun acte de reacutefeacuterence soit reacuteussi les reacutefeacuterents doivent veacuterifier le sens de
lrsquoexpression (le sens eacutetant appreacutehendeacute en termes de conditions de satisfaction)
autrement dit les attributs exprimeacutes doivent ecirctre jugeacutes vrais du reacutefeacuterent
c) Les expressions reacutefeacuterentielles sont voueacutees agrave identifier un reacutefeacuterent bien deacutetermineacute
Neacuteanmoins un certain nombre de faits linguistiques posent des difficulteacutes agrave lrsquoeacutegard de ces
postulats parmi lesquels ces deux exemples attesteacutes tireacutes de lrsquoeacutecrit
(12) En revanche ce que vous pouvez faire pour limiter la consommation journaliegravere (et
cette recommandation concerne lrsquoensemble de la famille) crsquoest preacuteparer les desserts
avec des eacutedulcorants (M Montignac Je mange donc je maigris p 186)
(13) Constantinople 1919 Cris vocifeacuterations Effluves de tabac turc vapeurs drsquoalcool
Castagne Un bar un peu glauque des marins franccedilais drsquoun cocircteacute des Anglais de
lrsquoautre De temps en temps ccedila explose Bagarre geacuteneacuterale (Verlant Gainsbourg p 11
(incipit))
Lrsquoexemple (12) illustre un proceacutedeacute de reacutefeacuterence agrave lrsquoacte drsquoeacutenonciation lui-mecircme (lrsquoacte de
lsquorecommanderrsquo) en cours de reacutealisation en mecircme temps qursquoau contenu de cet acte (ce qui est
recommandeacute) dont la caracteacuterisation est en suspens au moment de la deacutesignation En effet
lrsquoinformation pertinente de lrsquoobjet viseacute nrsquoest deacutelivreacutee que via le second mouvement de la
construction pseudo-cliveacutee agrave savoir lsquopreacuteparer les desserts avec des eacutedulcorantsrsquo22
Cet
exemple deacutemontre bien la nature construite de lrsquoobjet consideacutereacute qui est le fruit du discours en
cours produit par le locuteur dans un contexte particulier (conseil dieacuteteacutetique) Il paraicirct degraves lors
peu vraisemblable de consideacuterer ce reacutefeacuterent comme preacuteexistant au discours dans un monde
reacuteel ou alternatif
Lrsquoexemple (13) contient pour sa part un deacutesignateur vague le pronom deacutemonstratif ccedila Le
reacutefeacuterent en question eacutemane du contexte agrave savoir une scegravene drsquoambiance agrave construire au moyen
drsquoune eacutenumeacuteration de SN Ce laquo quelque chose raquo qui explose agrave interpreacuteter agrave partir de
lrsquoatmosphegravere deacutecrite par lrsquoauteur est volontairement laisseacute dans le flou sous-deacutetermineacute (cf
Corblin 1991)23
Ces deux exemples mettent ainsi en eacutevidence lrsquousage de deacutesignateurs en lrsquooccurrence des
deacutemonstratifs deacutedieacutes agrave la reacutefeacuterence indexicale qui srsquoaccommodent mal aux principes deacutegageacutes
supra drsquoabord les objets auxquels il est fait reacutefeacuterence au moyen des expressions ne
preacuteexistent pas dans un quelconque monde au discours puisque crsquoest celui-ci mecircme qui les
creacutee (contra a) Degraves lors lrsquoeacutevaluation de la conformiteacute de la description employeacutee par rapport
22
On peut analyser ce proceacutedeacute reacutefeacuterentiel comme une ana-cataphore Pour lrsquoexamen drsquoana-cataphores de ce type
dans les parenthegraveses voir Johnsen (2008) et (2014) 23
On pourrait arguer que lrsquoemploi se rapproche drsquoune forme impersonnelle et qursquoil est voueacute agrave exprimer
lrsquoeacutemergence drsquoune explosion agrave la maniegravere drsquoun preacutesentatif comme il y a une explosion Pour un
approfondissement des emplois laquo impersonnels raquo de ccedila voir infra (ChIV sect212)
39
agrave un objet du monde devient caduque (contra b)24
Ensuite il faut admettre lrsquoexistence de
reacutefeacuterences agrave caractegravere sous-deacutetermineacute comme lrsquoillustre (13) auxquelles il est difficile
drsquoassigner une identiteacute des attributs distinctifs ou des contours bien dessineacutes (contra c)
Ces deux exemples ne sont cependant pas singuliers Au contraire les discours attestent
reacuteguliegraverement des occurrences de ce type si bien que lrsquoon gagnerait en geacuteneacuteraliteacute agrave traiter tous
les reacutefeacuterents comme des objets de nature cognitive construits par le discours (plutocirct qursquoagrave
multiplier les univers potentiels pour chaque nouvelle occurrence) Crsquoest dans ce sens qursquoun
certain nombre de chercheurs ont reacuteorienteacute la probleacutematique de la reacutefeacuterence vers la fin du XXe
siegravecle La fin de ce chapitre (sect6) sera consacreacutee agrave ces questions Avant cela nous nous
proposons drsquoexaminer diverses tentatives de classement seacutemantique des reacutefeacuterents
24
Par rapport agrave la notion de veacuteriteacute on peut ajouter agrave ces exemples drsquoautres proceacutedeacutes reacutefeacuterentiels qui nrsquoy satisfont
pas sans pour autant que soit mise en eacutechec lrsquoidentification reacutefeacuterentielle Lyons (1977 182) donne lrsquoexemple
drsquoun locuteur qui prend par erreur le professeur de linguistique pour le facteur et qui y reacutefegravere par une expression
correspondante du type laquo le facteur raquo La reacutefeacuterence peut tout agrave fait aboutir que lrsquoallocutaire partage cette
meacuteprise ou qursquoil soit conscient de lrsquoinadvertance de son interlocuteur De mecircme lrsquoemploi de descriptions
ironiques dont le locuteur connaicirct la laquo fausseteacute raquo ne posent geacuteneacuteralement pas drsquoobstacle agrave la reacutefeacuterence (ibid)
40
41
3 Typologie des reacutefeacuterents
Dans la description seacutemantique traditionnelle les reacutefeacuterents en tant qursquoobjets appartenant au
monde environnant ou agrave lrsquoune de ses versions relegravevent de divers types que certains auteurs
ont tenteacute de mettre en eacutevidence agrave partir de critegraveres srsquoappliquant essentiellement agrave la reacutealiteacute
tangible Par ailleurs une ideacutee communeacutement partageacutee25
que lrsquoon trouve par exemple dans
les ouvrages grand public26
est qursquoaux parties du discours correspondent des types drsquoobjets
caracteacuteristiques par exemple la deacutesignation drsquoecirctres drsquoindividus ou de choses pour les noms
lrsquoexpression drsquoactions drsquoeacutetats de maniegraveres drsquoecirctre ou de devenirs pour les verbes Si ces
projections ont eacuteteacute reacuteviseacutees aussi bien au vu de faits typologiques (eg Croft 199127
) que pour
une langue particuliegravere (eg Flaux amp Van de Velde 2000) (eg lrsquoexistence de nombreux noms
exprimant des quantiteacutes des qualiteacutes des procegraves etc) il nrsquoen reste pas moins qursquoelles sont
souvent implicitement ou explicitement admises en grammaire ou en seacutemantique Lrsquoune des
typologies de reacutefeacuterence en la matiegravere est celle de Lyons (1977 438-452) ce dernier preacutecisant
toutefois qursquoelles ne valent que pour une sous-classe de chaque cateacutegorie syntaxique
autrement dit pour les repreacutesentants consideacutereacutes comme typiques de la cateacutegorie
31 Les ordres de Lyons (1977)
Afin de deacutecrire la structure de la langue et les relations qursquoentretiennent syntaxe seacutemantique
et reacutefeacuterence Lyons eacutetablit une typologie reacutefeacuterentielle preacutesenteacutee comme intuitive (fondeacutee sur
un laquo naive realism raquo p 442) agrave partir de ce que lrsquoon peut observer dans le monde il distingue
agrave cet effet les entiteacutes de premier ordre agrave savoir les objets physiques discrets tels que les
personnes les animaux et autres objets discrets inanimeacutes Au sein de ce premier ordre il
rappelle la diffeacuterence entre les personnes qui occupent une place privileacutegieacutee et les autres
types drsquoobjets diffeacuterence qui se voit lexicaliseacutee ou grammaticaliseacutee dans la grande majoriteacute
des langues (ibid) Neacuteanmoins les proprieacuteteacutes communes des objets du premier ordre sont
jugeacutees constantes du point de vue perceptif ceux-ci srsquoinscrivent en effet dans un cadre
spatio-temporel donneacute et sont publiquement observables (cf les basic particulars de Strawson
1959) Dans le cadre drsquoun discours on peut y reacutefeacuterer et leur attribuer des proprieacuteteacutes actions
qursquoil est possible de repreacutesenter formellement en termes de calcul des preacutedicats du premier
ordre (Lyons 1977 443) Lyons oppose agrave cette cateacutegorie supposeacutee consensuelle celles plus
complexes des entiteacutes de deuxiegraveme et troisiegraveme ordres Parmi les entiteacutes de deuxiegraveme ordre
il fait figurer les eacuteveacutenements processus eacutetats-de-choses etc eux aussi situeacutes dans lrsquoespace-
temps en ce qursquoils sont dits pouvoir se produire (par opposition agrave la capaciteacute drsquoexister des
eacuteleacutements du 1er
ordre) Bien qursquoon puisse y reacutefeacuterer dans certaines langues agrave la maniegravere des
25
Cf la citation de Sapir (1921) supra sect23 26
Voir le Petit Robert le Dictionnaire de lrsquoAcadeacutemie ou encore le Larousse sous les entreacutees respectives de nom
ou verbe 27
Croft (1991) nuance ces correspondances traditionnelles et propose de les envisager comme des laquo correacutelations
non marqueacutees raquo (ou laquo prototypes raquo) Pour lui les fonctions syntaxiques repreacutesentent des maniegraveres de
laquo conceptualiser raquo lrsquoinformation communiqueacutee Ainsi face aux limites des rocircles seacutemantiques usuels (agent
instrument etc) il envisage le scheacutema actantiel drsquoun verbe comme un reacuteseau de relations causales deacuteterminant
le choix des types drsquoarguments du verbe
42
individus (par exemple au moyen de nominalisations telle qursquoune explosion une reacuteunion
etc) elles repreacutesentent plutocirct des constructions perceptibles et conceptuelles tandis qursquoun
mecircme objet physique discret ne peut se trouver en plusieurs endroits au mecircme moment ndash ce
qui suppose pour celui-ci un principe de continuiteacute spatio-temporelle ndash une entiteacute de deuxiegraveme
ordre telle qursquoun eacuteveacutenement peut se produire au mecircme moment dans plusieurs endroits
diffeacuterents La distinction entre une mecircme situation et le mecircme type de situation sa
contrepartie geacuteneacuterique est donc moins claire que pour un objet physique Ces critegraveres
semblent faire consensus selon Lyons laquo within the metaphysical framework of naive
realism raquo (p 444) Enfin le troisiegraveme ordre comprend les entiteacutes abstraites repreacutesenteacutees entre
autres par les propositions situeacutees hors de lrsquoespace-temps (ibid) Celles-ci se distinguent agrave
leur tour des entiteacutes de deuxiegraveme ordre par leur caractegravere non observable et par le fait qursquoon
ne peut pas dire drsquoelles qursquoelles se produisent ou se passent ni dans lrsquoespace ni dans le temps
Lyons les caracteacuterise ainsi
Third-order entities are such that lsquotruersquo rather than lsquorealrsquo is more naturally predicated of them they can be asserted or denied remembered or forgotten they can be reasons but not causes and so on In short they are entities of the kind that may function as the objects of such so-called propositional attitudes as belief expectation and judgement (p 445)
Selon les propos de Lyons on peut reacutefeacuterer aux entiteacutes de troisiegraveme ordre notamment par le
biais de nominalisations lexicales (par exemple en franccedilais un jugement un raisonnement
etc) cependant distinctes de celles utiliseacutees pour le deuxiegraveme ordre Au sein de cette
typologie Lyons propose de consideacuterer les entiteacutes du premier ordre comme entiteacutes par
excellence par opposition agrave celles des deuxiegraveme et troisiegraveme ordres dont la conception se fait
agrave partir des premiegraveres et dont les possibiliteacutes de reacutefeacuterence deacutependent de la structure de chaque
langue (ibid) Pour en revenir aux relations entretenues entre syntaxe et seacutemantique Lyons
renomme ce qursquoon appelle geacuteneacuteralement noms concrets par noms de premier ordre qursquoil
considegravere ecirctre les noms les plus typiques (eg garccedilon chat table etc) Les noms de
deuxiegraveme et troisiegraveme ordres sont souvent reconnaissables par leur caractegravere deacuteriveacute (arriveacutee
eacutetonnement etc) bien que certains lexegravemes simples puissent eacutegalement ecirctre typiques de ces
ordres comme respectivement eacutetat raison ou ideacutee (p 446)
Lyons (1977) se dit conscient de la nature naiumlve de sa typologie voueacutee agrave une premiegravere
approximation Celle-ci nrsquoa drsquoailleurs eacutechappeacute aux critiques (Apotheacuteloz 1995b Rastier
200428
) Depuis de nombreux chercheurs se sont efforceacutes drsquoexaminer plus en deacutetail la
probleacutematique par exemple en reacutevisant la typologie des rocircles seacutemantiques traditionnels (Croft
1991) la cateacutegorie nominale (eg Flaux et al 1996 Flaux amp Van de Velde 2002 Huyghe
201529
) les reacutefeacuterents de type eacuteveacutenementiel (Van de Velde 2006) ou autres objets laquo abstraits raquo
(Asher 1993 voir infra sect32) Il nrsquoen demeure pas moins que la typologie intuitive de Lyons
28
laquo Fait drsquoaffirmations non argumenteacutees lrsquoexposeacute en reste au bon sens crsquoest-agrave-dire au preacutejugeacute heacutelas commun
que toutes les langues repreacutesentent les mecircmes entiteacutes Pour deacutecrire leur sens il faut donc deacutecrire ces entiteacutes que
lrsquoon discrimine en fonction de proprieacuteteacutes spatio-temporelles raquo (p 20) 29
Preacutesentation drsquoun numeacutero consacreacute entiegraverement aux types nominaux
43
sert de fondement agrave de nombreux ouvrages en linguistique30
ou agrave des projets drsquoenvergure
comme WordNet31
et EuroWordNet32
bases de donneacutees lexicales respectivement pour
lrsquoanglais et multilingue (une dizaine de langues europeacuteennes) utilisant des ontologies qui
projettent sur les parties du discours des types univoques selon les ordres ci-dessus dans le
but de laquo construire une repreacutesentation conceptuelle des reacutefeacuterents raquo (Rastier 2004 11)
Mais le problegraveme que pose ce genre drsquoontologie est que tout un ensemble de faits
linguistiques reacutesiste agrave ces cateacutegorisations
(14) Lrsquointoleacuterance des toleacuterants existe de mecircme que la rage des modeacutereacutes (Hugo Les
Travailleurs de la mer 1866 p 118 lt TLFi33
)
(15) Et rappelle-toi que nous sommes ta famille agrave preacutesent ta vraie famille (Queffeacutelec Les
Noces barbares 1988 [1985] p 201 ltTLFi)
Lrsquoexemple (14) montre que la proprieacuteteacute drsquoexister peut ecirctre octroyeacutee agrave des objets autres que
des individus discrets et perceptivement stabiliseacutes (1er
ordre) De la mecircme maniegravere difficile
de consideacuterer que la famille eacutevoqueacutee en (15) constitue un objet abstrait indeacutependant de
lrsquoespace-temps comme lrsquoinduirait lrsquoadjectif vraie On voit par ailleurs que la notion de
vraifaux en langue ne srsquoapplique pas exclusivement agrave des propositions au sens philosophique
du terme en drsquoautres mots elle ne situe pas le contenu drsquoun eacutenonceacute par rapport agrave son
adeacutequation au monde mais elle preacutedique un degreacute de conformiteacute par rapport agrave une norme
preacuteconccedilue (Berrendonner 1985) en lrsquooccurrence le concept de famille tel qursquoil devrait ecirctre
pour le locuteur La prise en compte de tels eacutenonceacutes nous pousse agrave examiner davantage les
indices linguistiques refleacutetant la maniegravere dont les objets-de-discours sont cateacutegoriseacutes par les
locuteurs plutocirct que de tenir pour acquis certaines cateacutegories eacutetablies sur la base de
lrsquoobservation du monde environnant
32 Deuxiegraveme et troisiegraveme ordres tentative de classement
Selon Lyons les entiteacutes des deuxiegraveme et troisiegraveme ordres posent davantage de problegravemes de
traitement que celles du premier ordre En effet toute une litteacuterature srsquoest interrogeacutee sur la
question du statut des objets de ce type Vendler (1967 1970) distinguait deacutejagrave notamment agrave
partir de la manipulation de preacutedicats seacutelectionnels (containers) sur des sentential nominals34
les eacuteveacutenements des faits et des propositions les tight containers (eg to occur to take place
to begin to last etc) se combinent avec des arguments de type eacuteveacutenement les loose
containers (to be unlikelycertain to surprise to cause etc) avec des faits (Vendler 1967)
enfin certains containers (to believe to deny etc) sont speacutecifiques aux propositions (Vendler
30
Voir par exemple Moeschler amp Reboul (1994 36) ou encore Dik (1997) qui ajoute un ordre zeacutero pour les
preacutedicats et un quatriegraveme ordre pour les actes de langage 31
httpswordnetprincetonedu 32
httpswwwillcuvanlEuroWordNet 33
Treacutesor de la langue franccedilaise informatiseacute httpatilfatilffr 34
Crsquoest-agrave-dire des expressions laquo phrastiques raquo pouvant fonctionner comme arguments de verbes Ainsi en va-t-il
de that John died John dying ou Johnrsquos death
44
1970) Lrsquoideacutee est que si deux types de nominals manifestent une distribution diffeacuterente agrave
lrsquoeacutegard des containers ils reacutefegraverent agrave des types seacutemantiques distincts
Asher (1993) se propose drsquoaffiner la typologie de Vendler en la situant notamment sur une
eacutechelle drsquoimmanence mondaine (world immanence spectrum) fondeacutee sur des critegraveres
meacutetaphysiques les entiteacutes nommeacutees eventualities (eacuteveacutenements eacutetats activiteacutes accomplis-
sements achegravevements) se preacutesentent agrave lrsquoextreacutemiteacute du pocircle laquo concret raquo en vertu de leurs
proprieacuteteacutes spatio-temporelles de leurs effets causaux et de leur contingence (ie le fait drsquoecirctre
susceptible de se produire) A lrsquoopposeacute les entiteacutes abstraites de type propositions ne
manifestent pas ces caracteacuteristiques elles existent indeacutependamment de lrsquoespace-temps dans
tous les mondes possibles et ne sont pas doteacutees drsquoun potentiel causal Les entiteacutes laquo factuelles raquo
(faits possibiliteacutes situations eacutetats de choses) se situent pour leur part entre les deux pocircles
drsquoimmanence manifestant des proprieacuteteacutes tantocirct propres aux eacuteveacutenements tantocirct propres aux
propositions (Asher 1993 32) Asher se fonde eacutegalement sur des critegraveres linguistiques pour
lrsquoanglais tels que lrsquoaspect (perfect vs imperfect) et la formes des expressions (constructions en
thathellip en ndashing nominalisations etc) mais surtout agrave la maniegravere de Vendler (cf supra) sur
les contextes compatibles avec les objets abstraits (p 16-22) Ci-dessous la distribution du
container believe qui seacutelectionne a priori un objet de type propositionnel illustre une
distinction seacutemantique entre les arguments du verbe dans chacun des exemples
(16) Sam believed that Fred hit Mary (p 22)
(17) Sam believed Fredrsquos hitting Mary (ibid)
Selon Asher la construction verbale en that est compatible avec un verbe drsquoattitude
laquo propositionnelle raquo contrairement aux laquo derived nominals raquo en ndashing laquo that intuitively denote
events raquo (ibid) Lrsquoauteur observe notamment lrsquousage des anaphores agrave ses yeux
particuliegraverement aptes agrave refleacuteter de telles distinctions seacutemantiques
(18) [The destruction of the city]i took several hours Fred hadnrsquot believed iti when he had
first heard about iti (p 36)
(19) [The destruction of the city]i took several hours Fred hadnrsquot believed that iti could
happen (ibid)
Lrsquoanomalie ressentie en (18) reacutesulte aux yeux drsquoAsher drsquoun laquo clash raquo de contraintes le verbe
believe requeacuterant un objet propositionnel tandis que la nominalisation en ndashing renvoie
forceacutement agrave un eacuteveacutenement Si lrsquoon reacutetablit un container compatible avec un eacuteveacutenement
comme en (19) lrsquoanomalie disparaicirct Neacuteanmoins lrsquoauteur nrsquoenvisage pas des alternatives
drsquointerpreacutetation pourtant ici possibles comme par exemple lrsquoeacuteventualiteacute drsquoune reacutefeacuterence au
contenu global de lrsquoeacutenonceacute preacuteceacutedent Toute une seacuterie de travaux recourt agrave la typologie
drsquoAsher et lrsquoapplique agrave des donneacutees de langues diverses entre autres Gundel et al (2003)
45
pour lrsquoanglais35
Consten et al (2007 93) pour lrsquoallemand36
et Amsili et al (2005) pour le
franccedilais37
Amsili et al (2005) mentionnent parmi les containers (ou conteneurs) drsquoeacuteveacutenements en
franccedilais des verbes comme arriver se produire avoir lieu se passer assister agrave ecirctre teacutemoin
de manquer rater ougrave lrsquoeacuteveacutenement srsquoexprime au moyen drsquoun argument (pro)nominal sujet ou
objet38
(20) La chute de Marie ccedila srsquoest produit(e) alors que le directeur arrivait (Amsili et al
2005 18)
(21) Tout le labo a assisteacute agrave la chute de Marie agrave ccedila (ibid)
Les propositions quant agrave elles se manifestent essentiellement sous la forme drsquoune
subordonneacutee compleacutetive drsquoun verbe drsquoattitude laquo propositionnelle raquo du type croire penser
preacutetendre etc
(22) Jean croit que Marie est tombeacutee (ibid 20)
Quant aux faits39
ils se distinguent notamment des propositions par la reconnaissance de leur
authenticiteacute Degraves lors ils sont souvent exprimeacutes via des compleacutements de verbes comme savoir
que regretter que se souvenir que prouver que il est vrai que etc ou sujets de verbes du
type surprendre eacutenerver deacutecevoir etc40
(23) Leacutea sait que Marie est tombeacutee (ibid 22)
(24) Que Marie soit tombeacutee a surpris tout le monde (ibid)
Dans certaines situations les auteurs remarquent qursquoun type drsquoobjet donneacute peut se voir
laquo coerceacute raquo (Pustejovsky 1995 Lauwers amp Willems 2011) Le pheacutenomegravene de coercition se
35
Gundel et al (2003) soutiennent sur la base de donneacutees attesteacutees et de jugements drsquoacceptabiliteacute que les
propositions sont des types drsquoentiteacutes cognitivement moins accessibles que les eacuteveacutenements et que cette situation
se voit dans la distribution des pronoms non accentueacutes (it) vs accentueacutes (this) les premiers se montrant moins
susceptibles de reacutefeacuterer agrave une proposition que les seconds Cela preacutesuppose on le voit que les objets introduits
soient clairement preacutecateacutegoriseacutes 36
Les auteurs relegravevent des recateacutegorisations anaphoriques drsquoun type agrave un autre neacuteanmoins uniquement possibles
dans une direction de lrsquoeacutechelle drsquoimmanence drsquoAsher agrave savoir du concret vers lrsquoabstrait ce dont les auteurs
rendent compte par le concept drsquoontology changing complexation The Americans tried to invade the building
but were forced back by shots from the top floor (=eacuteveacutenements) This proves (=fait) that the situation in Bagdad
isnrsquot under control yet (lt ibid p 88) 37
Il srsquoagit drsquoune tentative de repreacutesentation formelle du processus anaphorique impliquant les objets abstraits
dans le cadre de la DRT (Kamp amp Reyle 1993) 38
Les auteurs notent en outre agrave la suite de Davidson (1967) que les eacutenonceacutes entiers laquo drsquoaction raquo expriment des
eacuteveacutenements laquo il faut admettre que toute phrase (drsquoaction tout du moins) fait intervenir un eacuteveacutenement
existentiellement quantifieacute raquo Lrsquoexemple donneacute est Marie est tombeacutee hier en sortant du labo (p 17-18) 39
Les auteurs ajoutent la cateacutegorie des situations qui sont en fait des eacuteveacutenements perccedilus (p 18-19) 40
Selon les auteurs les assertions isoleacutees expriment des faits laquo Toute phrase assertive isoleacutee est
pragmatiquement preacutesenteacutee comme vraie raquo (p 22) Ils donnent comme exemple Marie est tombeacutee Il est
eacutetonnant de constater que cet eacutenonceacute exprime pour eux un fait alors que lrsquoexemple citeacute dans la note 38 exprime agrave
leurs yeux un eacuteveacutenement
46
manifeste lorsque les proprieacuteteacutes seacutemantiques (lexicales aspectuelles etc) drsquoune uniteacute entrent
en contradiction avec les traits inheacuterents de lrsquoeacuteleacutement effectivement seacutelectionneacute Il en reacutesulte
une modification (par accommodation ou encore forccedilage) de la nature seacutemantique sur ce
dernier Dans lrsquoapproche en question crsquoest le container qui impose un changement de type
conforme pour lrsquointerpreacutetation de son argument
(25) Pierre a eacuteteacute surpris par lrsquoarriveacutee de Jean (Amsili et al 2005 26)
Dans cet exemple le conteneur surprendre est supposeacute contraindre lrsquoexpression de lrsquoagent
(lrsquoarriveacutee de Jean) agrave ecirctre interpreacuteteacutee comme un fait laquo le fait que Jean soit arriveacute raquo (ibid)
plutocirct que ce qursquoil devrait theacuteoriquement repreacutesenter agrave lrsquoorigine agrave savoir un eacuteveacutenement
A nos yeux les traits seacutelectionnels imputeacutes aux containers en question semblent trop rigides
pour deacutecrire les faits reacuteellement mis en œuvre par les usagers en contexte En effet la
manipulation des containers retenus se montre peu compatible avec lrsquoideacutee de diversiteacute des
emplois mais aussi avec la polyseacutemie inheacuterente des uniteacutes lexicales la plupart possegravedent
diffeacuterentes acceptions et constructions conventionnelles drsquoailleurs reacutepertorieacutees dans les usuels
lexicographiques laquo grand public raquo Certaines significations sont ainsi tout agrave fait compatibles
avec des expressions reacutefeacuterant agrave des entiteacutes reacuteputeacutees de laquo 1er
ordre raquo comme en teacutemoignent ces
exemples donneacutes dans les dictionnaires41
(26) Le lendemain de son mariage il dut descendre dans le salon agrave lrsquoheure du deacutejeuner et se
produire devant une douzaine de personnes (Feuillet Mariage monde 1875 p91
lt TLFi)
(27) [hellip] il est prudent comme un gendarme qui veut surprendre un braconnier (Murger
Nuits hiver 1861 p 77 lt TLFi)
Ces acceptions eacutetant visiblement usuelles pour les usagers de la langue il nrsquoy a pas de raison
de postuler un pheacutenomegravene de laquo coercition raquo agrave partir drsquoune signification laquo premiegravere raquo pour
expliquer la polyseacutemie agrave lrsquoœuvre le reacutefeacuterent de il nrsquoest pas reformateacute comme un eacuteveacutenement
ni celui du SN un gendarme comme un fait Aussi sommes-nous drsquoavis que les significations
attribueacutees aux containers concerneacutes sont moins speacutecifieacutees que le revendiquent les adeptes de
la meacutethode
Par conseacutequent la capaciteacute de ces derniers agrave discriminer des sous-types de reacutefeacuterents
laquo abstraits raquo (des ordres laquo supeacuterieurs raquo) nous paraicirct discutable Ici eacutegalement les containers
ne nous semblent pas agrave mecircme de reacuteveacuteler des types univoques
(28) Notre megravere qui avait rateacute sa vocation de surveillante pour centrale de femmes se
chargea de veiller agrave sa plus stricte application (Bazin H Vipegravere 1948)
41
Ces emplois ne sont pas propres au style litteacuteraire Les artistes qui se produisent dans la rue devant une foule
ne cesseront jamais de mrsquoeacutetonner (blog httpbloguartcom) Il y a sucircrement drsquoautres moyens et surtout plus
leacutegaux pour se deacutetendre au volant Ce samedi matin la police a surpris un automobiliste une main sur le volant
et lrsquoautre tenant un joint (Tribune de Genegraveve 20072004)
47
Il ne nous paraicirct pas tregraves intuitif de cateacutegoriser la laquo vocation raquo drsquoune personne comme un
laquo eacuteveacutenement raquo Mecircme genre de reacuteaction ci-apregraves ougrave le type laquo factuel raquo imposeacute par le
container agrave lrsquoobjet du SN le sommeil nrsquoest pas tregraves convaincant42
(29) Je fis en me couchant dautres reacuteflexions qui me parurent conduire agrave pouvoir expliquer
tout ce qui meacutetait arriveacute par des moyens naturels Le sommeil me surprit au milieu de
ces raisonnements (Potocki Manuscrit trouveacute agrave Saragosse 1815 lt TLFi)
En fait nous avons montreacute dans un travail anteacuterieur agrave partir de donneacutees en franccedilais parleacute
spontaneacute (Johnsen 2010) que les locuteurs dans leurs actes de reacutefeacuterence ne semblent pas
eacutetablir de telles distinctions entre les objets En franccedilais parleacute ce sont surtout les pronoms
sous-speacutecifieacutes et non-cateacutegorisants ceccedila qui renvoient aux objets qui ne possegravedent pas
drsquoattribut de deacutenomination propre
(30) agrave cinq heures de lrsquoapregraves-midi faut te mettre dans la tente parce que lagrave tu as les
moustiques qui viennent partout Donc ccedila crsquoest lrsquohorreur (oral pfc lt Johnsen 2010
153)
Au vu de (30) on constate tout drsquoabord que la meacutethode des containers a ses limites car le
preacutedicat effectivement utiliseacute (ecirctre lrsquohorreur) ne srsquoapparente pas agrave lrsquoun des verbes proposeacutes
par ses promoteurs En effet comment deacuteterminer le type drsquoobjet auquel est appliqueacute un
preacutedicat laquo ordinaire raquo On peut tenter de se reporter agrave lrsquoexpression qui a permis drsquointroduire
lrsquoobjet agrave savoir la CV tu as les moustiques qui viennent de partout mais comment juger si
lrsquoinvasion de moustiques invoqueacutee est perccedilue comme un eacuteveacutenement un fait ou une
proposition Quant au preacutedicat est lrsquohorreur il nrsquoapparaicirct pas non plus vraiment
deacuteterminanthellip Tout bien consideacutereacute il apparaicirct superflu de proceacuteder agrave une telle interpreacutetation
analytique A nos yeux la productiviteacute des formes sous-speacutecifieacutees ceccedila vient en partie du
non-marquage du trait drsquoindividuation qui suggegravere au contraire une certaine indeacutetermination
cateacutegorielle (ibid) Par ailleurs drsquoapregraves les donneacutees typologiques de Corbett (1991) aucune
langue ne coderait des oppositions seacutemantiques de ce genre au moyen de pronoms (Fraurud
1992 31 Cornish 1999 82)
Il faut donc reconnaicirctre que lrsquoobjectif des typologies proposeacutees supra est de deacutegager des
critegraveres propres au domaine de la meacutetaphysique mais que ceux-ci au-delagrave des emplois
consideacutereacutes comme laquo typiques raquo sont difficilement applicables aux pheacutenomegravenes reacutefeacuterentiels agrave
lrsquoœuvre dans les usages veacuteritables des locuteurs Du reste on peut relever le paradoxe de la
42
Amsili et al (2005 26) relegravevent eux-mecircmes un cas eacutequivoque sans toutefois se risquer agrave se positionner agrave son
eacutegard Vous croyez donc agrave laccident (Simenon TLFi) Le container croire fait du SN lrsquoaccident en principe
eacuteveacutenementiel un compleacutement laquo apparemment propositionnel raquo laquo Il reste que la question de savoir srsquoil srsquoagit
drsquoun argument propositionnel reste ouverte raquo (ibid)
48
deacutemarche qui consiste agrave poser des contraintes et eacutetablir des cateacutegories pour en avouer apregraves
coup les deacutefauts de preacutedictibiliteacute43
It [the anaphora test] shows that there is an unexpected fluidity to the typing in the typology of abstract objects and suggests that at a more fundamental level many distinct types of natural language metaphysics may be very similar if not identical (Asher 1993 40)
33 Objets laquo indiscrets raquo
A lrsquoopposeacute de ces modegraveles logico-seacutemantiques un certain nombre de travaux (Berrendonner
1990a 1994 Apotheacuteloz 1995b Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1995 Corminboeuf 2011 Johnsen
2013 et Berrendonner 2014) mettent en eacutevidence la nature malleacuteable et hybride des reacutefeacuterents
du discours agrave travers lrsquousage des expressions reacutefeacuterentielles Berrendonner (1994) appelle
narquoisement objet indiscret par opposition agrave une vision discregravete et rigide du monde le
reacutesultat drsquoune laquo indiffeacuterenciation raquo reacutefeacuterentielle autrement dit la reacutefeacuterence agrave laquo un tout
hybride polymorphe et logiquement sous-speacutecifieacute raquo (p 217) On peut relever diffeacuterentes
situations impliquant ce type drsquoobjets Lrsquoexemple ci-dessous illustre le cas drsquoune expression
activant un objet laquo attracteur raquo (Berrendonner 1990a) crsquoest-agrave-dire susceptible drsquoeacutevoquer toute
une constellation drsquoobjets qui lui sont associeacutes
(31) Manifestation agrave Bourg le lynx descend dans la rue (presse Le Progregraves lt ibid 154)
Le SN le lynx deacutesigne dans cet exemple non pas lrsquoanimal mais par meacutetonymie les eacuteleveurs
furieux des ravages causeacutes par le lynx Ce dernier repreacutesente la cause de la protestation par les
manifestants Mais on aurait tort de reacuteduire la meacutetonymie agrave un simple deacuteplacement reacutefeacuterentiel
Lrsquoemploi du SN le lynx permet au contraire de condenser et drsquoeacutevoquer tout un laquo feuilleton raquo
dont lrsquoanimal est le sujet des discours anteacuterieurs agrave caractegravere axiologique un ensemble
drsquoeacuteveacutenements ou de positions le concernant (par ex sa protection sa reacuteintroduction la chasse
etc) et bien entendu ses opposants En tant qursquoattracteur il fonctionne comme laquo repreacutesentant
pour tout un micro-secteur de connaissances raquo (ibid 155)
Apotheacuteloz (1995b) se penche sur le cas de nominalisations lexicales reacuteputeacutees pour leur
polyseacutemie susceptibles drsquoeacutevoquer soit un objet de type procegraves soit lrsquoun de ses ingreacutedients
(32) Il leur fallait manger maintenant dans des gargotes pour quelques sous parmi la
crasse et la vulgariteacute une nourriture qursquoil ne supportait pas Pour ces repas il allait
chercher Tonka ponctuellement comme srsquoil srsquoagissait drsquoun devoir (R Musil Trois
femmes lt ibid 151)
Dans ce cas le SN ces repas peut deacutesigner aussi bien lrsquoaction de se nourrir que les mets
eacutevoqueacutes Mais la polyseacutemie du nom ne donne pas forceacutement lieu agrave une reacuteelle ambiguiumlteacute
drsquointerpreacutetation Lorsque le contexte nrsquoest pas discriminant Apotheacuteloz invoque la possibiliteacute
43
Cf aussi laquo Notons que ceux-ci [les noms drsquoentiteacutes abstraites] sont drsquoailleurs rarement utiliseacutes avec un sens
conforme agrave leur type ontologique si ce nrsquoest dans le discours philosophique ou (meacuteta-)linguistique raquo (Amsili et
al 2005 26)
49
de laquo discerner soit un procegraves soit lrsquoun de ces ingreacutedients soit encore une indiffeacuterenciation des
deux raquo (p 169) Cette laquo sous-speacutecification raquo met ainsi agrave mal la rigiditeacute des eacutechelles logico-
seacutemantiques traditionnelles Lrsquoexistence de ce genre drsquoamalgames cognitifs reflegravete laquo une
certaine latitude drsquoapproximation dans la deacutesignation raquo (Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1995 258)
Les reacutefeacuterents eacutevoqueacutes dans les discours ressemblent de la sorte agrave des laquo agreacutegats polymorphes
et traitables par les usagers comme de veacuteritables objets gigognes raquo (ibid)
Parmi la diversiteacute des objets indiscrets on peut encore relever lrsquoexistence de dualiteacutes
examineacutees par Berrendonner (1994) et (2014) ainsi que par Corminboeuf (2011) Il srsquoagit
drsquoobjets indiscrets qui se preacutesentent comme laquo agrave la fois un et deux raquo (Berrendonner 2014
179)
(33) La famille royale passa un merveilleux eacuteteacute dans leur chacircteau persuadeacute(es) que rien
ne pourrait leur arriver (oral radio lt ibid)
Dans lrsquoexemple ci-dessus on identifie un individu collectif (lsquola famille royale) agrave la classe de
ses membres Le caractegravere syntaxiquement lieacute du deacuteterminant possessif dans leur chacircteau
malgreacute la marque de 6e personne conduit agrave une interpreacutetation coreacutefeacuterentielle plutocirct
qursquoassociative Certains types de dualiteacutes semblent privileacutegieacutes dans ce genre
drsquoindiffeacuterenciation outre la relation collectif-classe on peut mentionner les relations lieu-
occupants (34) objet-deacutenomination (35) classe-type44
(36) particuliegraverement visibles agrave travers
lrsquoemploi de pronoms clitiques relatifs ou de deacuteterminants possessifs (Berrendonner 201445
)
(34) Il nrsquoy a que Zuumlrich agrave accuser un fort retard reacutesultat de leur manie de se cramponner
deacutesespeacutereacutement agrave un reacuteseau de tramways drsquoune lenteur deacutesespeacuterante (presse lt ibid
172)
(35) Le prototype de lrsquoanaphorique crsquoest le pronom le pronom qui eacutetymologiquement
signifie mis agrave la place du nom (oral confeacuterencier lt ibid 174)
(36) Le programme des maicirctres devra ecirctre eacutequilibreacute dans la semaine ceci pour lui
permettre des moments de preacuteparation de ses cours (circulaire lt ibid 175)
Les indices en preacutesence suggegraverent de confondre les objets plutocirct que de les envisager de
maniegravere distincte Enfin en regard de ces situations drsquoamalgame relevons encore la situation
inverse sans doute moins routiniseacutee de fractionnement drsquoun mecircme objet (Corminboeuf
2011)
(37) Degraves qursquoon essaie de me ranger dans des cases je suis trop nombreuses on fait des
crises de claustrophobiehellip (Motin BD lt ibid 476)
44
Sur la notion de type voir infra sect42 45
Lrsquoopeacuteration de dualiteacute via des pronoms sera plus amplement eacutetudieacutee infra (Ch II sect422)
50
Le preacutedicat collectif nombreux ici appliqueacute agrave la locutrice autrement dit un individu amegravene agrave
concevoir celle-ci de maniegravere fragmenteacutee crsquoest-agrave-dire comme deacutecomposeacutee en de multiples
facettes
Les faits drsquolaquo indiscreacutetion raquo preacutesenteacutes ici remettent clairement en question les typologies
logiques existantes de mecircme que la conception leibnizienne de lrsquoidentiteacute qursquoelles adoptent
pour le traitement des reacutefeacuterents du discours (Berrendonner 2014 169) agrave savoir que laquo deux
objets sont identiques (= le mecircme) srsquoils possegravedent exactement les mecircmes proprieacuteteacutes et sont
neacutecessairement distincts srsquoils diffegraverent par au moins une proprieacuteteacute raquo Les donneacutees observeacutees
montrent que les locuteurs disposent drsquoune marge de manœuvre qui leur permet de construire
en discours des entiteacutes hybrides fictives sous-deacutetermineacutees etc que les modegraveles
reacutefeacuterentialistes ne permettent pas de preacutevoir
34 Bilan
Dans les tentatives de classification logique proposeacutees on constate que les distinctions
eacutetablies se fondent sur des critegraveres propres agrave la reacutealiteacute environnante ou agrave une forme de
meacutetaphysique proprieacuteteacutes perceptuelles ancrage spatio-temporel (stabiliteacute contingence)
relation de causaliteacute etc Ces deacutemarches semblent reposer sur un principe qui vient srsquoajouter
aux trois postulats de la doxa seacutemantique citeacutes supra au sect24 a)-b)-c)
d) La structure du monde preacutedeacutetermine la structure de la langue
Lrsquoapproche en question srsquoefforce de transposer les proprieacuteteacutes et le fonctionnement de notre
univers sur la langue et agrave en mesurer la conformiteacute La deacutemarche que nous proposons dans ce
travail est reacutesolument inverse elle consiste agrave observer ce que les usages linguistiques nous
reacutevegravelent sur la maniegravere dont les locuteurs se repreacutesentent le monde (cf infra sect631) Ainsi
certaines distinctions seacutemantiques se reflegravetent agrave travers les faits attesteacutes en discours on
remarque en effet que certains objets sont deacutesigneacutes en contexte au moyen drsquoun pronom
personnel de 3e personne de type ilelle alors que drsquoautres appellent de preacutefeacuterence un rappel
au moyen de ceccedila
(38) en Suisse si on croise euh le regard dun homme euh qui par hasard euh | nous sourit
parce que voilagrave il est sympathique puis qursquoon sourit | _ | euh cest tout | _ | on ccedila ccedila
peut se tregraves bien srsquoarrecircter lagrave euh | _ | on traverse le passage pieacuteton et puis cest bon
(ofrom)
Cette opposition montre que les reacutefeacuterents respectifs sont envisageacutes par les locuteurs sous des
formats diffeacuterents Dans (38) lrsquoemploi du clitique il indique que le locuteur reacutefegravere agrave un
individu preacutesenteacute comme porteur drsquoun nom qui le cateacutegorise en lrsquooccurrence celui drsquolsquohommersquo
anteacuterieurement mentionneacute dont le clitique adopte par deacutefaut le genre46
En revanche les
deacutemonstratifs ccedila puis crsquo ne preacutesupposent pas la reacutefeacuterence agrave des objets de type individueacute doteacutes
46
Lrsquoeacutetiquette lexicale supposeacutee par le genre du clitique nrsquoest pas toujours mentionneacutee dans le discours comme
on le verra agrave maintes reprises dans la suite de ce travail
51
drsquoune eacutetiquette nominale usuelle (Corblin 1991 Kleiber 1994a Carlier 1996 Johnsen 2010)
En effet le contexte conduit agrave concevoir lrsquoexistence de reacutefeacuterents aux contours vagues
lrsquointerlocuteur va interpreacuteter la reacutefeacuterence du pronom ccedila comme la situation type deacutecrite agrave
savoir le contact eacutetabli entre deux personnes agrave travers leur sourire Quant au crsquo de la seacutequence
crsquoest bon qursquoon peut paraphraser par crsquoest tout ou ccedila va il eacutevoque lrsquoeacutepisode contextuel deacutecrit
auquel le locuteur nie toute suite eacuteventuelle au moyen du preacutedicat
Cet exemple attesteacute illustre ainsi la distinction entre individus nommables et objets non
nommables (grosso modo la diffeacuterence entre le 1er
ordre et les ordres supeacuterieurs de Lyons
1977) ndash laquo nommable raquo au sens ougrave le locuteur choisit de preacutesenter le reacutefeacuterent comme porteur
ou non drsquoune deacutenomination Certains auteurs relegravevent en effet lrsquoabsence drsquoune deacutenomination
courante pour certains objets
Les actions eacuteveacutenements etc ne disposent pas de noms en propre Ils nrsquoappartiennent pas agrave une classe reacutefeacuterentielle dont les individus portent le mecircme nom Opposeacutes aux entiteacutes classifieacutees qui sont en quelque sorte des laquo choses nommeacutees raquo ils ne sont que des choses (Kleiber 1994a 24)
Ainsi les pronoms ce ou ccedila (cf infra 2e partie sect212) seraient particuliegraverement idoines pour
ce genre de reacutefeacuterence A travers lrsquoexemple (38) nous soutenons lrsquoideacutee que les faits
linguistiques permettent de mettre en eacutevidence la maniegravere dont les locuteurs cateacutegorisent et
conccediloivent les objets auxquels ils font reacutefeacuterence (cf infra sect63 lrsquoapproche laquo fribourgeoise raquo)
Par conseacutequent en lieu et place des distinctions laquo meacutetaphysiques raquo comme les laquo ordres raquo de
Lyons agrave fondement logico-philosophique et conccedilues sur la base drsquoune observation laquo naiumlve raquo
de la reacutealiteacute nous privileacutegions une approche partant des usages Apotheacuteloz (1995b 160)
critique agrave cet eacutegard la rigiditeacute de ces modegraveles a priori qui ramegravenent les cateacutegories
reacutefeacuterentielles agrave celles de la tradition logique et philosophique dont lrsquoobjectif scientifique est
distinct et qui montrent leurs limites face agrave des faits empiriques mettant en jeu des
pheacutenomegravenes reacutefeacuterentiels inclassables en ces termes Dans le cadre des opeacuterations de reacutefeacuterence
en discours la langue est agrave remettre au centre de lrsquoattention en vue drsquoeacutetudier le laquo filtrage
cognitif raquo qursquoopegraverent ses usagers pour parler du monde (Rousseau 1996) Ainsi malgreacute les
limites drsquoune conception linguistique de lrsquoopposition concret-abstrait (eg Flaux et al 1996
Wilmet 199647
) celle-ci sert de fondement agrave la plupart des typologies seacutemantiques (entre
autres Lyons 1977 Asher 1993 Flaux amp Van de Velde 2002 Amsili et al 2005 Consten et
al 2007) Or elle est depuis longtemps remise en cause en linguistique
Un des critegraveres les plus usuels est le caractegravere laquo concret raquo ou laquo abstrait raquo du sens lrsquoeacutevolution eacutetant supposeacutee se faire du laquo concret raquo agrave lrsquolaquo abstrait raquo Nous nrsquoinsisterons pas sur lrsquoambiguiumlteacute de ces termes heacuteriteacutes drsquoune philosophie deacutesuegravete
48 (Benveniste 1966 298)
47
Wilmet relegraveve pas moins de sept acceptions diffeacuterentes agrave orientations psychologique (=extrait) ontologique
(= immateacuteriel) discursive (=geacuteneacuterique) mentaliste (= conceptuel) seacutemantique (= reacuteduit) morphologique (=
deacuteriveacute) qui ne vont pas sans poser de problegravemes au sein de chaque approche 48
A propos du deacuteveloppement de valeurs seacutemantiques pour un mot
52
A nos yeux les critegraveres retenus agrave partir de lrsquoobservation du monde sont peu approprieacutes agrave la
description des pheacutenomegravenes de reacutefeacuterence En effet on en revient au vieux et vaste deacutebat sur
lrsquoarbitraire du signe qui remet en cause la conception de la langue comme simple
nomenclature de la reacutealiteacute calquant ses oppositions sur celle-ci chaque langue possegravede son
propre systegraveme de signifieacutes Le fait que les langues ne laquo deacutecoupent raquo pas le monde chacune de
la mecircme maniegravere montre ainsi une certaine autonomie de leur part par rapport agrave celui-ci
(cf les diffeacuterences bien connues dans la deacutesignation des diverses nuances du spectre des
couleurs dans des langues distinctes ou le systegraveme des noms de parenteacute dans diffeacuterentes
langues) En teacutemoigne lrsquoimpression freacutequente que telle notion dans sa langue maternelle ne se
traduit pas aiseacutement dans une autre langue parce qursquoelle contient des traits dont lrsquoautre langue
ne rend pas compte49
ces contrastes reposant notamment sur des repreacutesentations socio-
culturelles distinctes
Or en eacutetablissant une laquo grammaire du reacuteel raquo (Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1995) crsquoest-agrave-dire en
cherchant dans le monde les proprieacuteteacutes que doit satisfaire un reacutefeacuterent pour porter tel nom la
seacutemantique admet le principe de nomenclature du reacuteel pourtant depuis longtemps remis en
cause Plutocirct que de rechercher les distinctions seacutemantiques dans le fonctionnement du
monde il nous paraicirct plus pertinent de deacutegager celles-ci agrave partir des manifestations drsquoune
langue Souvent cantonneacutee agrave lrsquoeacutetude du laquo systegraveme raquo la seacutemantique a fortiori la seacutemantique
reacutefeacuterentielle aurait agrave notre sens beaucoup agrave gagner de lrsquoobservation des faits en contexte pour
cerner lrsquoinvariant des expressions effectivement utiliseacutees dans une viseacutee de geacuteneacuteralisation
Par deacutefinition lrsquoexamen des proceacutedeacutes reacutefeacuterentiels deacutepasse forceacutement le domaine du
laquo systegraveme raquo pour gagner celui de laquo lrsquousage du systegraveme raquo En effet degraves lors que lrsquoon
srsquointeacuteresse agrave lrsquoacte de reacutefeacuterence il srsquoavegravere essentiel de tenir compte de la laquo varieacuteteacute des
conditions raquo (ibid) dans lesquelles les sujets parlants agissent domaine traditionnellement
releacutegueacute agrave lrsquoanalyse pragmatique De ce point de vue les interlocuteurs ne sont pas reacuteductibles
agrave de laquo simples instances drsquoenregistrement et de reproduction raquo de la relation mot-chose ils
poursuivent des objectifs communicationnels varieacutes qui interviennent dans leur maniegravere de
deacutesigner les reacutefeacuterents comme on le verra infra (sect636)
Un dernier aspect de ces typologies precircte encore agrave discussion agrave savoir la notion polyseacutemique
de proposition Nous avons deacutejagrave attireacute lrsquoattention ailleurs (Johnsen 2010) sur les meacuteprises qui
reacutesultent de cette polyseacutemie En effet la notion est utiliseacutee aussi bien en logique qursquoen
linguistique Et en linguistique elle srsquoemploie en syntaxe comme en seacutemantique avec des
sens diffeacuterents respectivement lrsquoassociation drsquoun sujet et drsquoun syntagme verbal et le contenu
de cette mecircme forme syntaxique A lrsquoorigine la notion est issue de la tradition logique avant
de se reacutepandre dans le domaine de la langue
49
On pense par exemple au nom tartine en franccedilais dont lrsquoanglais ne rend compte du concept qursquoagrave travers des
peacuteriphrases (bread with jambutter etc) et lrsquoallemand que par composition (Butterbrot Marmeladenbrot etc)
Le Guern (2003 28-29) donne de nombreux exemples dont celui de libellule traduit en anglais par dragonfly
qui contient un segraveme fantastique qursquoon ne retrouve pas en franccedilais ou ceux des eacutequivalents de gazelle et antilope
en punu une langue du Gabon comprenant respectivement dans cette langue les segravemes [intelligent] ou [stupide]
53
Le terme de proposition remonte aux grammaires logiques ougrave il deacutesignait toute construction minimale porteuse drsquoun jugement lrsquoassociation drsquoun sujet (ce dont on dit quelque chose) et drsquoun preacutedicat (ce que lrsquoon dit du sujet) [hellip] Progressivement la notion de proposition srsquoest confondue avec celle de phrase pour deacutesigner lrsquouniteacute syntaxique et preacutedicative combinant un sujet grammatical et un groupe verbal (Riegel et al 2009 784-785)
Dans son sens logique la proposition intervient agrave des niveaux drsquoanalyse diffeacuterents Pour le
logicien la proposition son objet drsquoanalyse est ce qui est exprimeacute par un eacutenonceacute deacuteclaratif en
vue drsquoun commentaire sur le monde et qursquoon peut juger en termes de valeur de veacuteriteacute On peut
dire dans ce cas drsquoune proposition qursquoelle est vraie ou fausse conformeacutement au modegravele du
monde dans lequel elle srsquointerpregravete Le concept de proposition est donc dans ce sens un outil
meacutetalinguistique Ainsi au niveau de sa deacutenotation une proposition logique peut renvoyer
selon les typologies supra (sect32) tantocirct agrave un laquo eacuteveacutenement raquo tantocirct agrave un laquo fait raquo tantocirct agrave une
laquo situation raquo ou tantocircthellip agrave une laquo proposition raquo () lorsqursquoelle complegravete un verbe drsquoattitude par
exemple Dans cette derniegravere acception restreinte une proposition deacutesigne donc un sous-type
drsquoobjet dit laquo abstrait raquo (au sens drsquoAsher 1993) que deacutenote le plus souvent une Que-P qui
complegravete un verbe drsquoattitude laquo propositionnelle raquo (verbes de croyance de jugement etc)50
comme dans lrsquoexemple deacutejagrave citeacute
(39) Jean croit que Marie est tombeacutee = (22)
Selon les typologies supra on devrait consideacuterer que lrsquoeacutenonceacute complet ci-dessus consiste en
une laquo proposition raquo au sens meacutetalinguistique (car susceptible de supporter une valeur de
veacuteriteacute) deacutenotant un laquo fait raquo (comme tout eacutenonceacute isoleacute cf Amsili et al 2005 22) agrave savoir le
fait que Jean croit en une certainehellip laquo proposition raquo (exprimeacutee par que Marie est tombeacutee) On
ne saurait deacutenier ici la confusion engendreacutee
Par ailleurs il nous paraicirct peu vraisemblable et contre-intuitif de consideacuterer que la seacutequence
Marie est tombeacutee puisse repreacutesenter toujours drsquoapregraves les typologies supra trois types drsquoobjets
distincts dans les exemples (39) (en lrsquooccurrence une laquo proposition raquo) (40) (un laquo fait raquo) ou
(41) (un laquo eacuteveacutenement raquo)
(40) Leacutea sait que Marie est tombeacutee = (23) (Amsili et al 2005 22)
(41) Marie est tombeacutee hier en sortant du labo (ibid 18)
On ne voit pas en quoi un procegraves ici deacutenoteacute par Marie est tombeacutee relegraveve drsquoune nature
diffeacuterente selon qursquoil est lrsquoobjet drsquoune croyance (proposition) selon qursquoil est explicitement
lrsquoobjet drsquoun savoir (fait) ou indeacutependamment drsquoune quelconque modaliteacute (eacuteveacutenement51
) A
50
Cf la critique de Lyons (1977 146) laquo [hellip] it cannot simply be assumed that because a sentence that
operates as a clause within another more complex sentence sometimes expresses a proposition (and moreover the
same proposition as it would express as an independent sentence) it always expresses a proposition when it
operates as a clause in a more complex sentence raquo 51
Ou un fait Cf la contradiction drsquoAmsili et al (2005) agrave ce sujet que nous avons releveacutee dans la note 40 supra
54
nos yeux il eacutevoque le mecircme objet lequel peut agrave son tour entrer dans la construction drsquoobjets
plus complexes (la croyanceconnaissance du procegraves en question par quelqursquoun etc)
En fait la notion de proposition suscite une grande controverse au sein mecircme de la tradition
logico-philosophique (Lyons 1977 141)52
Etant donneacute sa circulariteacute ainsi que lrsquoembarras
auquel elle donne lieu nous preacutefeacuterons nous en passer autant que faire se peut dans le cadre
de la preacutesente eacutetude
52
laquo The term lsquopropositionrsquo is very troublesome raquo (ibid 142)
55
4 Les expressions reacutefeacuterentielles cateacutegories majeures
Lrsquoacte de reacutefeacuterence consistant agrave convoquer un reacutefeacuterent dans le discours est rendu possible par
lrsquousage drsquoexpressions reacutefeacuterentielles (supra sect1) Afin drsquoavoir une vision drsquoensemble des
ressources linguistiques agrave la disposition des locuteurs nous preacutesentons ci-dessous une
synthegravese des deacutebats en vigueur sur les cateacutegories principalement concerneacutees par les opeacuterations
de reacutefeacuterence parmi lesquelles les syntagmes nominaux (SN) et les pronoms personnels sont
tenus pour repreacutesentatifs Nous traitons des diffeacuterentes cateacutegories dans lrsquoordre suivant
drsquoabord les noms propres (Npr) qui deacutepourvus de descripteur lexical preacutesentent un
fonctionnement reacutefeacuterentiel bien distinct des SN descriptifs avec lesquels ils partagent
toutefois la possibiliteacute de se combiner avec toutes sortes de deacuteterminants (sect41) Nous
distinguons ensuite les diffeacuterentes sous-cateacutegories de SN lexicaux en fonction du deacuteterminant
impliqueacute car celui-ci renseigne en tant qursquoactualisateur (Bally 1932) ou mot reacuteveacutelateur du
nom (Blanche-Benveniste amp Chervel 1966 11) sur la maniegravere dont est saisi un objet (son
extensiteacute cf ibid 12) et sur le type drsquoopeacuteration cognitive qursquoil permet drsquoaccomplir Nous
traitons ainsi drsquoabord du SN deacutefini (sect42) puis du SN deacutemonstratif (sect43) Nous faisons
ensuite un deacutetour par les pronoms personnels conjoints et disjoints (sect44) qui contiennent
lrsquoinstruction comme les SN deacutefini et deacutemonstratif de recruter un reacutefeacuterent supposeacute accessible
dans lrsquoespace discursif commun Ceci nrsquoest pas le cas du SN indeacutefini (sect45) que nous
consideacuterons en dernier car il contribue agrave introduire un objet ineacutedit dans cet espace A ce titre
il se voit souvent exclu des expressions reacutefeacuterentielles conformeacutement agrave lrsquoapproche
philosophique voulant que reacutefeacuterence implique identification (Gary-Prieur 2011 28) ou alors
parce que du point de vue seacutemantique il nrsquoest pas consideacutereacute comme deacutependant drsquoun contexte
quelconque (eg Corblin 1987a 14 Riegel et al 2009 293) Nous partons au contraire du
principe que degraves lors qursquoon envisage une opeacuteration de reacutefeacuterence toute expression
reacutefeacuterentielle qursquoelle reacuteactive ou introduise un objet neacutecessite la prise en compte drsquoun cadre
de reacutefeacuterence53
Preacutecisons encore que nous laissons de cocircteacute un certain nombre drsquoexpressions
(les SN possessifs les pronoms deacutemonstratifs et indeacutefinis etc) car notre objectif est de
fournir un bilan critique sur les expressions qui ont fait couler le plus drsquoencre dans les theacuteories
sur la reacutefeacuterence plutocirct qursquoun inventaire exhaustif des expressions reacutefeacuterentielles Pour
terminer nous discutons la pertinence de modegraveles agrave orientation cognitive (sect46) qui classent
les expressions reacutefeacuterentielles sur des eacutechelles eacutetablies sur les modaliteacutes de reacutecupeacuteration du
reacutefeacuterent
41 Les noms propres
Comme la probleacutematique de la reacutefeacuterence le nom propre (deacutesormais Npr) nrsquoa pas fait lrsquoobjet
drsquoun inteacuterecirct marqueacute de la part des linguistes avant la deuxiegraveme moitieacute du XXe siegravecle du fait
53
Mecircme si les modaliteacutes de recours au contexte diffegraverent selon le type drsquoexpression la distinction commune
(Milner 1982 Moeschler amp Zufferey 2010 125) entre expressions reacutefeacuterentielles autonomes (le chien du
voisinUn chienCharlie est dans la cuisine lt ibid 125) vs priveacutees drsquoautonomie reacutefeacuterentielle (jeil est linguiste)
nous semble ainsi devoir ecirctre reconsideacutereacutee
56
de sa marginaliteacute par rapport agrave la conception du signe en vigueur celle qui requiert la
conception du signifieacute agrave travers une approche systeacutematique et oppositive de la langue (Gary-
Prieur 1994 3) Par contre le Npr repreacutesente une notion fondamentale dans la tradition
logique parce que crsquoest agrave travers lui que srsquoopegravere lrsquoaccegraves agrave lrsquoindividu singulier (cf la notion
drsquoideacutee singuliegravere cf Port-Royal supra sect22) Dans ce sens logique le Npr ndash parfois appeleacute
nom singulier ou individuel (cf Mill 1843=1988) ndash repreacutesente toute expression reacutefeacuterentielle
qui renvoie agrave un objet singulier (eg Frege 1892=1971) cf pour rappel les exemples Socrate
soleil par opposition au N homme qui peut convenir quant agrave lui agrave un nombre indeacutefini de
personnes Dans cette perspective ce nrsquoest pas tant agrave lrsquoemploi du Npr qursquoon srsquointeacuteresse mais
plutocirct au rapport du deacutesignateur agrave lrsquoindividu en tant qursquolaquo opeacuterateur drsquoindividualisation raquo
(Pariente 1973 citeacute par Gary-Prieur 1994 16) On comprend degraves lors pourquoi les Npr
laquo veacuteritables raquo (Frege 1892=1971 103) tels que Socrate Aristote etc ont servi de
deacutesignateurs typiques drsquoindividus singuliers Crsquoest donc tout naturellement que lrsquoanalyse des
logiciens repose sur lrsquoobservation de laquo propositions raquo composeacutees drsquoun Npr de ce type
eacutevidemment sans deacuteterminant et en position reacutefeacuterentielle (Gary-Prieur 1994 16)
Malgreacute les contributions en linguistique ces derniegraveres deacutecennies (eg Le Bihan 1974 Kleiber
1981 Gary-Prieur 1994 Jonasson 1994 Laurent 201654
) la tradition grammaticale srsquoinspire
essentiellement de lrsquoapproche logico-philosophique55
Deux philosophes en particulier ont
influenceacute la conception du Npr en linguistique agrave savoir Mill (1843=1988) et Kripke (1972)56
Mill distingue parmi les noms singuliers les noms connotatifs (le premier empereur de
Rome) des noms non connotatifs (Jean Londres lrsquoAngleterre) Du point de vue grammatical
ces derniers coiumlncident avec ce que la tradition entend par nom propre Chez Mill la
connotation repreacutesente lrsquoensemble des attributs impliqueacutes par une expression et est assimileacutee agrave
celle de signification
[hellip] lorsque les noms fournissent quelque information sur les objets crsquoest-agrave-dire lorsqursquoils ont proprement une signification cette signification nrsquoest pas dans ce qursquoils deacutenotent mais dans ce qursquoils connotent Les seuls noms qui ne connotent rien sont les noms propres et ceux-ci nrsquoont agrave strictement parler aucune signification (1843=1988 35)
La conclusion qursquoon en tire agrave propos des Npr crsquoest lrsquoabsence de signification qui les
caracteacuteriserait et crsquoest geacuteneacuteralement le seul aspect qursquoon retient de la thegravese de Mill comme le
deacuteplore Gary-Prieur (1994 18-19)
De la mecircme maniegravere Gary-Prieur regrette lrsquoimage simplificatrice qursquoon deacutegage de la thegravese de
Kripke agrave propos des Npr et de leur rocircle de deacutesignateur rigide Elle souligne que Kripke ne
srsquointeacuteresse pas au Npr en soi mais agrave la relation que celui-ci entretient avec un individu ainsi
nommeacute comme lrsquoindique la notion de naming dans le titre de son ouvrage Drsquoapregraves Kripke il
54
Il srsquoagit de la preacutesentation drsquoun numeacutero entiegraverement deacutedieacute aux noms propres 55
Gary-Prieur (1994 14) remarque que les deacutefinitions de dictionnaire proposent une deacutefinition logiciste plutocirct
que linguistique 56
Pour cette synthegravese des travaux en logique nous nous fondons sur lrsquoouvrage de Gary-Prieur (1994)
57
existe une relation de causaliteacute entre lrsquoemploi drsquoun Npr et un acte anteacuterieur le laquo baptecircme
initial raquo (= naming) preacutesupposeacute dans tout emploi ulteacuterieur du Npr (Gary-Prieur 1994 19)
Outre cette theacuteorie causale on retient geacuteneacuteralement de Kripke la notion de deacutesignateur rigide
qursquoil attribue aux Npr dont la proprieacuteteacute serait de laquo deacutesigner le mecircme objet dans tous les
mondes possibles raquo (ibid 20) par opposition aux deacutesignateurs accidentels agrave savoir les
expressions descriptives (eg le preacutesident de la Reacutepublique) dont la reacutefeacuterence est susceptible
de changer selon le monde consideacutereacute Cette deacutefinition du fait de la confusion autour de la
notion de mondes possibles propre au domaine de la logique a parfois eacuteteacute reacuteinterpreacuteteacutee agrave tort
comme signifiant qursquoun Npr renvoie toujours au mecircme reacutefeacuterent (ibid 22) Or lrsquoinvariance
de la reacutefeacuterence aux mondes stipuleacutes nrsquoest valable selon Kripke que pour un mecircme eacutenonceacute
susceptible drsquoecirctre interpreacuteteacute dans un monde hypotheacutetique57
Cette ideacutee entraicircne parfois un
autre malentendu lieacute preacuteciseacutement au contexte drsquoeacutenonciation En effet cette indiffeacuterence aux
mondes possibles est parfois traiteacutee comme une indeacutependance au contexte drsquoeacutenonciation58
A
lrsquoinverse Gary-Prieur (1994 25) montre bien que la notion de naming (baptecircme) chez
Kripke est eacutetroitement lieacutee agrave lrsquoeacutenonciation un Npr nrsquoest pas rigidement lieacute agrave un reacutefeacuterent
deacutetermineacute crsquoest chaque occurrence de Npr qui est rigidement lieacutee agrave son porteur en vertu drsquoun
acte initial
En somme les theacuteories de Mill et Kripke mettent le doigt sur des aspects pertinents du Npr
qui sont toutefois agrave reacuteeacutevaluer dans une approche linguistique Gary-Prieur (1994) propose agrave ce
titre un examen particuliegraverement minutieux dont pourraient srsquoinspirer les grammaires qui
reacutecupegraverent les aspects simplifieacutes de la logique et dans lesquelles le Npr est preacutesenteacute sur le
plan formel comme geacuteneacuteralement deacutepourvu de deacuteterminant mais pourvu agrave lrsquoeacutecrit drsquoune
majuscule initiale59
sur le plan seacutemantique il y est deacutecrit comme priveacute de signification et
servant agrave identifier un individu particulier
Le nom propre nrsquoa pas de signification veacuteritable de deacutefinition il se rattache agrave ce qursquoil deacutesigne par un lien qui nrsquoest pas seacutemantique mais par une convention qui lui est particuliegravere [hellip] Les noms propres srsquoeacutecrivent par une majuscule (sect99 a) sont geacuteneacuteralement invariables en nombre (sectsect523-524) se passent souvent de deacuteterminants (sect588) (Grevisse amp Goosse 2011 sect461)
57
Les deux exemples suivants montrent ainsi qursquoun mecircme Npr peut renvoyer agrave des individus diffeacuterents Si
Aristote nrsquoavait pas eacuteteacute grec la penseacutee occidentale aurait eacuteteacute diffeacuterente Si Aristote continue agrave poursuivre le
chat je lrsquoenferme dans sa niche (Gary-Prieur 1994 22) Mais Kripke entend par deacutesignateur rigide qursquoau sein
de chacun de ces eacutenonceacutes le Npr renvoie agrave un seul reacutefeacuterent qursquoil srsquoagisse du monde reacuteel ou drsquoun monde
contrefactuel Dans chacun de ces exemples le Npr renvoie ainsi au mecircme porteur de ce Npr quel que soit le
monde envisageacute 58
Cf lrsquoambiguiumlteacute des propos de Riegel et al (2009 337) laquo Les noms propres sont cognitivement stables
puisqursquoils deacutesignent leur porteur indeacutependamment des variations qursquoil peut subir et des situations ougrave il se trouve
engageacute raquo 59
Cette caracteacuteristique nrsquoest pas propre au Npr la majuscule possegravede une valeur tregraves polyseacutemique servant agrave la
fois de marque segmentale drsquoindicateur honorifique drsquoindice drsquointerpreacutetation figureacutee de marque iconique drsquoun
pheacutenomegravene prosodique etc En outre son emploi est tregraves variable drsquoun locuteur agrave lrsquoautre et selon les genres
comme on le voit agrave travers les liberteacutes graphiques dans certains eacutecrits laquo spontaneacutes raquo (chat SMS courriels etc)
y compris dans les occurrences de Npr (preacutenoms noms de famille lieux etc)
58
Du point de vue distributionnel srsquoil est vrai que les Npr ont la capaciteacute drsquoapparaicirctre en
position de sujet sans deacuteterminant60
cela ne repreacutesente nullement une contrainte certains Npr
sont systeacutematiquement preacuteceacutedeacutes de deacuteterminants deacutefinis comme les noms de pays reacutegions ou
de cours drsquoeau (la Suisse le Rhocircne)61
(Blanche-Benveniste amp Chervel 1966) alors que
drsquoautres srsquoemploient tantocirct avec tantocirct sans deacuteterminant62
En fait agrave la suite de Kleiber
(1981) Gary-Prieur souligne que la distribution des Npr ne se distingue pas de celle des N
communs en geacuteneacuteral car ceux-lagrave admettent le mecircme eacuteventail de deacuteterminants ou
drsquoexpansions du nom63
dont voici quelques illustrations
(42) Qursquoun Cercaire se tue face agrave la deacutefaite crsquoest compreacutehensible (La feacutee Carabine
Pennac lt Gary-Prieur 1994 30)
(43) Il ne reconnaissait plus son Bernard (Les Faux-Monnayeurs Gide lt ibid 33)
(44) Marc disait vrai elle en eacutetait persuadeacutee Crsquoeacutetait bien le Garrett Jones qursquoelle
connaissait vu agrave travers des lunettes tregraves noires (La veacuteriteacute sur Lorin Jones Lurie
lt ibid 32)
Si les Npr ne reposent sur aucun signifieacute lexical inscrit en langue pour orienter leur
interpreacutetation crsquoest que celle-ci est essentiellement une affaire de contexte En effet lrsquoemploi
drsquoun Npr est fortement lieacute agrave des situations drsquoeacutenonciation particuliegraveres il implique un acte de
baptecircme anteacuterieur64
ainsi que la reconnaissance tacite de cette convention deacutenominative par
les interlocuteurs (Gary-Prieur 1994 28) A cette deacutependance contextuelle srsquoajoute
lrsquoarbitraire de lrsquoacte de baptecircme (ibid 27) nrsquoimporte quelle entiteacute eacutetant susceptible de se
voir attribuer nrsquoimporte quel Npr65
et la deacutenomination pouvant ecirctre remise en cause agrave loisir de
la part des membres de la communauteacute en question composeacutee drsquoau moins deux individus
dont le locuteur Blanche-Benveniste amp Chervel (1966 27) invoquent drsquoailleurs pour
marquer le caractegravere ancreacute dans la situation de parole un laquo segraveme raquo [+locuteur] dans la
signification drsquoun Npr
60
Lrsquoabsence de deacuteterminant devant les noms caracteacuterise eacutegalement drsquoautres contextes comme des locutions
verbales du type avoir honteinteacuterecirctpeur des titres drsquoouvrages de presse etc ou encore des tournures
syntaxiquement contraintes (Rendez-vous fut pris) ou propres agrave des styles litteacuteraires (proverbes eacutenumeacuterations)
teacuteleacutegraphiques etc (cf Blanche-Benveniste amp Chervel 1966) 61
Blanche-Benveniste amp Chervel (1966 8) attribuent la preacutesence du deacuteterminant dans ce cas au trait
[+limitrophe] propre agrave lrsquoarticle deacutefini Les pays cours drsquoeau et certaines reacutegions seraient conccedilus comme des
entiteacutes finies par opposition aux villes icircles personnes etc qui seraient appreacutehendeacutees comme des eacutetendues non
deacutelimitables et saisies de maniegravere ponctuelle (cf lrsquousage de agrave pour les lieux) 62
Par exemple Quelle classe ce Jeremy Irons (Gary-Prieur 1994) vs Jeremy Irons confirme ainsi un retour au
premier plan pour 2017 (presse httpswwwcineseriecomnews) 63
Pour un inventaire des contextes distributionnels et une analyse seacutemantique de leurs valeurs voir Gary-Prieur
(1994) 64
Excepteacute pour les contextes strictement laquo deacutenominatifs raquo ougrave lrsquoacte de baptecircme est simultaneacute agrave lrsquoeacutenonciation
associant tel Npr agrave tel individu du type Qui sait en France que le plus grand deacutetective australien srsquoappelle
Napoleacuteon Bonaparte (ibid 28) 65
La preacutedilection laquo baptismale raquo envers certains types drsquoobjets est de nature socio-culturelle les usagers de la
langue tendant agrave baptiser des objets avec lesquels ils entretiennent des relations privileacutegieacutees (humains
institutions monuments animaux domestiques lieux eacuteveacutenements marquants ou autres objets familiers etc)
Voir Charolles (2002 60)
59
Outre cet aspect par deacutefinition variable une caracteacuteristique proprement seacutemantique qursquoon
peut deacutegager des Npr consiste en ce que Kleiber (1981 342) appelle le preacutedicat de
deacutenomination qursquoil veacutehicule lrsquoemploi drsquoun Npr signifie que le reacutefeacuterent deacutesigneacute srsquoappelle
Npr Cette thegravese du preacutedicat de deacutenomination est assez convaincante dans les cas ougrave le
reacutefeacuterent est bien porteur du Npr mais elle fonctionne cependant moins bien pour les emplois
figureacutes du genre
(45) Georges Sand est sur lrsquoeacutetagegravere de gauche (Fauconnier repris par Gary-Prieur
1994 35)
Dans ce cas il faut distinguer le reacutefeacuterent effectivement viseacute pour lrsquoeacutenonciation en cours (le
livre) du reacutefeacuterent initialement baptiseacute de la sorte (lrsquoauteur nommeacutee Georges Sand) qui
intervient dans lrsquointerpreacutetation meacutetonymique en question (ibid 35) La prise en compte du
reacutefeacuterent initial (ibid 29) est donc neacutecessaire agrave lrsquointerpreacutetation du Npr qui se fonde sur la
connaissance de celui-ci Le reacutefeacuterent initial repreacutesente ainsi lrsquoindividu auquel a eacuteteacute octroyeacute le
Npr lors du baptecircme initial identification qui intervient agrave titre de preacutesupposeacute du Npr (ibid
28) Cet ameacutenagement permet agrave Gary-Prieur drsquoexpliquer aussi bien les cas ougrave le reacutefeacuterent
deacutesigneacute est le reacutefeacuterent initial les cas ougrave le reacutefeacuterent effectif est une construction discursive
fondeacutee sur une relation meacutetaphorique meacutetonymique ou encore une simple laquo image raquo (ibid
37) et les cas ougrave le Npr fonctionne de maniegravere preacutedicative Dans ces cas lrsquointerpreacutetation passe
par la prise en compte de certaines proprieacuteteacutes du reacutefeacuterent initial seacutelectionneacutees sur la base du
savoir partageacute (comme pour les Npr laquo lexicaliseacutes raquo eg Don Juan Hercule etc) (Jonasson
1991 7) ou drsquoun simple univers de croyance (Gary-Prieur 1994 51)
(46) Tout se passe comme si Saddam Hussein ce Faust moderne avait choisi la
transgression comme mode de comportement (Journal de Genegraveve lt ibid 47)
Dans cet exemple il nrsquoest mecircme pas neacutecessaire de recourir aux connaissances
encyclopeacutediques sur le reacutefeacuterent initial (le personnage litteacuteraire) pour interpreacuteter le Npr crsquoest
le contexte lui-mecircme qui fournit les proprieacuteteacutes preacutesenteacutees comme pertinentes par le locuteur
en lrsquooccurrence le comportement transgressif implicitement attribueacute au reacutefeacuterent initial (Faust)
et explicitement reporteacute sur lrsquoindividu nommeacute Saddam Hussein (ibid 48)
En deacutefinitive la thegravese du reacutefeacuterent initial de Gary-Prieur se reacutevegravele efficace pour expliquer les
trois fonctionnements principaux du Npr (ibid 58-60) agrave savoir le fonctionnement
deacutenominatif ougrave srsquoopegravere veacuteritablement le baptecircme du reacutefeacuterent initial (Ils ont eu une Ceacutecile) et
dont lrsquointerpreacutetation ne repose que sur le preacutedicat de deacutenomination le fonctionnement
identifiant (emploi typique du Npr) ougrave lrsquoacte de deacutenomination est preacutesupposeacute et ougrave le Npr
deacutesigne le reacutefeacuterent initial (Ceacutecile dort) agrave propos duquel on preacutedique quelque chose enfin
lrsquointerpreacutetation preacutedicative qui neacutecessite la prise en compte de certains attributs pertinents du
reacutefeacuterent initial pour les projeter sur le reacutefeacuterent effectif (cf ex (46)) Cette analyse qui tient
compte dans le sens du Npr de sa relation avec un reacutefeacuterent initial contrairement agrave celui du N
commun qui mobilise des compeacutetences lexicales repreacutesente agrave nos yeux une remise en cause
60
particuliegraverement judicieuse drsquoune approche reacuteduisant le Npr agrave un deacutesignateur rigide et sans
signification
42 Les SN deacutefinis
Par SN deacutefinis nous retenons ici les expressions qui appartiennent au paradigme
morphologique le N Bien que les SN deacutemonstratifs soient parfois rangeacutes parmi les
expressions deacutefinies (eg Riegel et al 2009 285) en vertu du caractegravere identifiable de leur
reacutefeacuterent nous les traiterons dans une section agrave part pour faire ressortir les diffeacuterences de saisie
reacutefeacuterentielle lieacutees agrave lrsquoemploi des deacuteterminants
On reconnaicirct geacuteneacuteralement que le N veacutehicule un preacutesupposeacute drsquoexistence et drsquouniciteacute (Ducrot
1972 Corblin 1987 Riegel et al 2009 283) agrave lrsquoeacutegard de son reacutefeacuterent qursquoon peut paraphraser
par laquo il existe un et un seul x qui possegravede la proprieacuteteacute deacutenoteacutee par N raquo66
La fonction
reacutefeacuterentielle du SN consiste agrave identifier un individu unique correspondant agrave la description de
N
(47) Jrsquoai mangeacute la pomme (Gary-Prieur 2011 29)
En (47) le SN preacutesuppose qursquoil y a un et un seul individu correspondant agrave la proprieacuteteacute
lsquopommersquo agrave identifier au sein drsquoun cadre de reacutefeacuterence agrave preacutesumer aussi envisageacute ailleurs en
termes de domaine drsquointerpreacutetation restreint (Corblin 1987) drsquoensemble partageacute (Hawkins
1978) ou de circonstances drsquoeacutevaluation (Kleiber 1990c 257)67
Il est eacutevident que le cadre
reacutefeacuterentiel pour lequel vaut lrsquouniciteacute est agrave reacuteeacutevaluer pour chaque occurrence de SN deacutefini
Nous consideacuterons donc ce domaine drsquointerpreacutetation comme une notion flexible car il peut se
reacuteduire agrave un contexte restreint comme agrave lrsquounivers de discours (cf les types et les reacutefeacuterents
quelconques ci-dessous) selon lrsquoeacutenonciation consideacutereacutee
Il arrive assez reacuteguliegraverement que le preacutesupposeacute drsquoexistence ne soit pas satisfait du point de
vue de lrsquointerlocuteur on peut dans ce cas invoquer la notion de coup de force
preacutesuppositionnel (Ducrot 1972 51) de la part du locuteur qui consiste agrave preacutesupposer
lrsquoexistence effective drsquoeacuteleacutements qui ne figurent en fait pas encore dans le savoir partageacute
(48) La marquise sortit agrave cinq heures (Titre et incipit drsquoun roman de C Mauriac68
)
Sur la base drsquoun consensus feint le coup de force oblige lrsquointerpregravete agrave remeacutedier
immeacutediatement au deacuteficit informationnel par lrsquoimportation apregraves coup des eacuteleacutements
66
Cette condition drsquouniciteacute est parfois envisageacutee en termes de totaliteacute (Kleiber 1981 Gary-Prieur 2011 28) ou
comme la capaciteacute agrave isoler un et un seul reacutefeacuterent des autres par lrsquointermeacutediaire de N (Corblin 1987a 104) afin
drsquoeacutetendre la description au pluriel aux SN agrave N [+massif] ou aux emplois geacuteneacuteriques 67
Kleiber adopte une perspective veacutericonditionnelle puisqursquoil srsquoagit des laquo circonstances dans lesquelles une
description trouve sa veacuteriteacute raquo (ibid) Pour notre part notre objectif nrsquoeacutetant pas de veacuterifier agrave quelles conditions
une proposition est vraie (cf une approche philosophique) mais de deacuteterminer quel est lrsquoancrage contextuel drsquoun
eacutenonceacute les notions de domaine drsquointerpreacutetation ou de cadre reacutefeacuterentiel nous paraissent plus judicieuses 68
Mauriac fait reacutefeacuterence ici agrave un exemple drsquoincipit imagineacute et condamneacute par Paul Valeacutery aux dires drsquoAndreacute
Breton dans son Manifeste du surreacutealisme
61
manquants impliqueacutes dans les repreacutesentations partageacutees Ce proceacutedeacute nrsquoest pas rare en discours
et peut intervenir avec drsquoautres types drsquoexpressions preacutesupposantes agrave des fins varieacutees comme
les pronoms de 3e personne (cf infra sect42) les adjectifs agrave valeur anaphorique agrave lrsquoinstar de
autre premier etc (Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin 1996) On comprend degraves lors les
rendements des SN deacutefinis dans les deacutebuts de roman comme ci-dessus placcedilant le lecteur in
medias res crsquoest-agrave-dire au milieu drsquoune scegravene en cours69
(Gary-Prieur 2011 25)
Le contenu du N se reacutevegravele deacuteterminant pour lrsquoidentification du reacutefeacuterent viseacute lrsquoopposant ainsi agrave
drsquoautres reacutefeacuterents distincts par leur signalement Blanche-Benveniste amp Chervel (1966 9)
invoquent agrave cet eacutegard la notion de saisie externe qursquoopegraverent les SN deacutefinis par opposition agrave la
saisie interne propre aux indeacutefinis (cf infra sect45)
(49) Jrsquoai vu un camion et une voiture La voiture roulait vite (ibid)
Lrsquoemploi du deacuteterminant deacutefini marque le contraste entre deux signifieacutes (ici le signifieacute de
camion en opposition avec celui de voiture) laquo le dit les limites externes de la notion raquo (ibid
9) A lrsquoinverse le deacutefini est non marqueacute quant agrave lrsquoaspect continu ou discontinu (ibid) comme
le montre sa compatibiliteacute en anaphore aussi bien avec un reacutefeacuterent preacutealablement introduit
comme comptable (cf (49) ci-dessus) qursquoavec un massif
(50) Jrsquoai acheteacute du vin et de la biegravere Le vin eacutetait cher
La notion de contraste notionnel de Blanche-Benveniste amp Chervel est agrave consideacuterer au niveau
seacutemantique crsquoest agrave travers la nature oppositive du signifieacute envisageacute par rapport aux autres
signifieacutes du systegraveme que le reacutefeacuterent manifeste son uniciteacute Cette saisie externe nrsquoimplique pas
forceacutement la preacutesence effective ou explicite de reacutefeacuterents entrant en contraste avec celui viseacute
On voit bien en (47) et (48) que les SN renvoient respectivement agrave lrsquounique objet
correspondant agrave la description du signifieacute (par opposition agrave drsquoautres) dans le cadre reacutefeacuterentiel
consideacutereacute sans lrsquointervention drsquoobjets drsquoune autre sorte
On sait que les SN deacutefinis sont susceptibles drsquoecirctre interpreacuteteacutes de maniegravere laquo geacuteneacuterique raquo drsquoune
autre faccedilon toutefois que les indeacutefinis (cf supra sect45)
(51) Lrsquohomme a transformeacute le monde (lt Corblin 1987a 103)
Dans les grammaires on assimile souvent cet emploi agrave celui au pluriel deacutesignant la classe
extensionnelle des individus correspondant agrave N (asymp les hommes ont transformeacute le monde)
Berrendonner (2002a 41) montre cependant que les deux types de SN ne supportent pas les
mecircmes preacutedicats notamment les preacutedicats de deacutenombrement
(52) Les pandas sont nombreux (lt ibid)
(53) Le panda est nombreux (lt ibid)
69
Voir agrave cet eacutegard lrsquoouvrage de Gollut amp Zufferey (2000) sur les modaliteacutes de construction de lrsquounivers discursif
dans les incipits de la Comeacutedie humaine
62
Corblin (1987a 95) propose drsquoy voir une diffeacuterence entre la classe (52) (laquo collection
drsquoanalogues discernables raquo) et lrsquoespegravece (53) sans toutefois fournir une deacutefinition preacutecise de
cette derniegravere supposeacutee ecirctre suffisamment intuitive et preacutesenteacutee comme proche de la notion
philosophique de kind de Kripke (1972) En outre pour justifier la condition drsquouniciteacute dans
ces cas Corblin (1987a 104) attribue agrave le N la capaciteacute drsquoisoler lrsquoespegravece N des autres espegraveces
laquo indeacutependamment de tout contexte immeacutediat drsquousage raquo Cette formulation nous paraicirct
discutable et mecircme entrer en contradiction avec des exemples fournis par lrsquoauteur lui-mecircme
(54) Au moyen acircge il y avait bien sucircr des enfants mais lrsquoenfant nrsquoexistait pas (p 96)
Il y a bel et bien ici un cadre de reacutefeacuterence restreint par le locuteur explicitement deacutelivreacute par le
compleacutement circonstanciel au moyen acircge au sein duquel srsquointerpregravete la preacutedication lsquolrsquoenfant
nrsquoexistait pasrsquo Nous consideacutererons donc que les SN deacutefinis neacutecessitent pour leur
interpreacutetation comme toute expression reacutefeacuterentielle un cadre de reacutefeacuterence (explicite ou
implicite) pouvant dans certains cas srsquoeacutetendre agrave lrsquounivers en geacuteneacuteral Mais cela ne reacutesout pas
la question de la nature seacutemantique des SN deacutefinis laquo geacuteneacuteriques raquo singuliers Drsquoautres
hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees comme celle de Martin (1986) qui ramegravene leur contenu agrave une
intension
Le est intensionnel crsquoest-agrave-dire que dans le chat il renvoie agrave lrsquointension de chat crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoensemble des proprieacuteteacutes qui font qursquoun chat est un chat Le chat reacutefegravere geacuteneacuteriquement agrave la laquo chatitude raquo agrave ce que le locuteur considegravere comme caracteacuteristique du chat (p 190)
Lrsquoune des limites de cette approche inteacutegrant des eacuteleacutements abstraits dans le processus
interpreacutetatif est qursquoelle srsquoadapte mal aux eacutenonceacutes impliquant des preacutedicats eacuteveacutenementiels ou
drsquoespegravece comme le signale Kleiber (1990e)
(55) Le castor a eacuteteacute introduit en Alsace par les autonomistes en 1936 (ibid 47)
(56) Le lynx est en voie de disparition (ibid)
Dans les exemples ci-dessus ce nrsquoest eacutevidemment pas le concept de castor qui a eacuteteacute introduit
ni celui de lynx qui disparaicircthellip Lrsquohypothegravese est donc agrave abandonner Kleiber propose pour sa
part drsquoapparenter les SN deacutefinis geacuteneacuteriques singuliers agrave des SN massifs mecircme lorsque le N
est seacutemantiquement comptable le deacuteterminant le entraicircnant un proceacutedeacute de massification
laquo La massification opeacutereacutee consiste en une preacutesentation homogegravene des occurrences
rassembleacutees par le substantif comptable raquo (1990e 158) Pour Berrendonner (2002)
neacuteanmoins cette conception pose elle aussi des difficulteacutes illustreacutees par lrsquoeacutechec drsquoopeacuterations
de partition ou de totalisation en principe applicables aux continuums
(57) Les zoos deacutetiennent plus de la moitieacute du panda (vs La valleacutee de la Jogne produit plus
de la moitieacute du gruyegravere) (lt ibid 42)
(58) Tout le panda vit en Chine (vs La grande distribution rafle tout le gruyegravere) (ibid)
63
Selon Berrendonner les SN deacutefinis singuliers agrave valeur dite geacuteneacuterique renvoient agrave ce qursquoil
appelle des types Les types repreacutesentent agrave ses yeux des objets situeacutes dans le versant
laquo intensionnel raquo de lrsquounivers de discours contrairement aux objets speacutecifiques srsquoinscrivant
dans le versant laquo extensionnel raquo de nos repreacutesentations et en relation eacutetroite avec lrsquoeacutenonciation
en cours Les types ne sont pas des ensembles de proprieacuteteacutes ou concepts (cf Martin 1986)
mais bien des objets comptables ainsi que lrsquoillustre cette eacutenumeacuteration de types rassembleacutes
sous un SN introducteur de classe
(59) Les mots dont on se sert pour exprimer les penseacutees sont le Substantif lrsquoAdjectif
lrsquoArticle le Pronom le Verbe la Preacuteposition lrsquoAdverbe la Conjonction la Particule
ou lrsquoInterjection (Wailly lt Berrendonner 2002 47)
Les types servent ainsi drsquoinstruments de cateacutegorisation pour les objets particuliers de
lrsquounivers extensionnel de normes ideacuteales proches des ideacutees platoniciennes comme
lrsquoincarnent les expressions du genre Le N par excellence le parfait N (ibid 49) ou ci-
dessous
(60) [agrave propos de sondages dont la diffusion publique est interdite] LrsquoElyseacutee les aura les
partis politiques les auront les journalistes les auront mais lrsquoeacutelecteur lui lrsquoeacutelecteur
majuscule lrsquoeacutelecteur en soi ne les aura pas (radio lt ibid)
En somme la notion de type srsquointegravegre totalement agrave la description geacuteneacuterale du SN deacutefini
srsquoadaptant aux notions de preacutesupposeacute drsquoexistence et drsquouniciteacute de mecircme qursquoagrave celle de cadre de
reacutefeacuterence (ie le versant laquo intensionnel raquo de lrsquounivers du discours) et de saisie externe (son
signifieacute lrsquooppose aux signifieacutes drsquoautres types)
Il est agrave noter pour finir que les SN deacutefinis nrsquoont pas lrsquoexclusiviteacute de la reacutefeacuterence aux types
comme en teacutemoigne cet emploi
(61) Les vrais pandas sont en voie de disparition Les paysans grignotent les terres sur
lesquelles cet animal timide trouve sa nourriture (lt ibid 46)
Le reacutefeacuterent est drsquoabord envisageacute via le SN deacutefini pluriel comme la classe extensionnelle des
individus pandas puis reconfigureacute en tant que type au moyen drsquoun SN deacutemonstratif et drsquoun
deacuteterminant possessif Cet exemple nous offre lrsquooccasion de nous tourner agrave preacutesent vers le cas
des SN deacutemonstratifs
43 Les SN deacutemonstratifs
Le SN ce N identifie et inscrit laquo un eacuteleacutement privileacutegieacute raquo dans laquo la sphegravere du locuteur raquo
(Blanche-Benveniste amp Chervel 1966 10) Cette localisation au cœur de lrsquoeacutenonciation
rattache le SN deacutemonstratif aux marqueurs dits token-reacuteflexifs crsquoest-agrave-dire qui laquo renvoient
effectivement agrave un objet dont lrsquoidentification est lieacutee aux circonstances drsquoeacutenonciation de leur
occurrence raquo (Kleiber 1984 66) ou plus geacuteneacuteralement aux marqueurs deacuteictiques (De Mulder
2000 Charolles 2002 [Reichler-]Beacuteguelin 1995a Gary-Prieur 2011) (parfois aussi appeleacutes
64
indexicaux en particulier en philosophie du langage cf Levinson 2004 97) Ainsi
lrsquointerpreacutetation des SN deacutemonstratifs repose essentiellement sur le laquo contexte drsquoeacutenonciation
immeacutediat raquo (Beacuteguelin 1998 96) sans toutefois reacuteveacuteler ipso facto la localisation du reacutefeacuterent
Ce sont des signaux qui attirent lrsquoattention de lrsquointerlocuteur sur lrsquoexistence drsquoun reacutefeacuterent agrave identifier dans la situation drsquoeacutenonciation de lrsquooccurrence sans indiquer par eux-mecircmes quel est pour la situation donneacutee ce reacutefeacuterent (Kleiber 1984 68)
En effet le renvoi aux circonstances drsquoeacutenonciation peut impliquer des sources drsquointerpreacutetation
de diverses natures Un SN deacutemonstratif permet par exemple au locuteur de diriger lrsquoattention
de lrsquoallocutaire sur un objet rendu perceptivement saillant par lrsquooccurrence du deacutemonstratif
eacuteventuellement accompagneacute drsquoun geste (ou autre indice paraverbal)
(62) Passe-moi ce livre srsquoil-te-plaicirct (Gary-Prieur 2011 71)
Il peut eacutegalement servir agrave deacutesigner un objet tout reacutecemment introduit via le contexte
linguistique
(63) Steacutephane Mallarmeacute a renouveleacute la poeacutesie du XIXe siegravecle ce poegravete a eu de nombreux
disciples dont Paul Valeacutery (Riegel et al 2009 1038)
(64) Il y a de temps en temps un œuf nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
On tire cet œuf drsquoun sac comme un numeacutero de loterie et on le met agrave la coque le
malheureux Crsquoest un veacuteritable crime un coquicide car il y a toujours un petit poulet
dedans (Vallegraves Lrsquoenfant lt [Reichler-]Beacuteguelin 1995a 66)
La deacutesignation peut en outre opeacuterer sur un signe en tant que tel plutocirct que sur lrsquoobjet qursquoil
deacutesigne (proceacutedeacute nommeacute deixis textuelle lt Lyons 1977)
(65) Laboratoire laquo Ce terme insinue que nous testons un produit sur un cobaye raquo reacutetorque
Emilie Vincent (presse La Liberteacute 081105)
Parfois le SN deacutemonstratif renvoie agrave un objet temporairement sous-deacutetermineacute dont la
caracteacuterisation est imminente (cf la notion de cataphore infra sect52)
(66) Suis bien ce conseil ne bois que de lrsquoeau (Riegel et al 2009 1030)
Bref le deacutemonstratif est particuliegraverement adapteacute aux situations reacutefeacuterentielles impliquant une
forme de proximiteacute avec lrsquoeacutenonciation Un tel processus identificatoire distingue le SN
deacutemonstratif du SN deacutefini dont le N intervient de maniegravere deacutecisive pour le repeacuterage
reacutefeacuterentiel eacutetabli sur la base drsquoun contraste notionnel (cf saisie externe) Par opposition on
attribue souvent une valeur partitive ou un contraste interne au SN deacutemonstratif (Blanche-
Benveniste amp Chervel 1966 Kleiber 1984 Corblin 1987 Charolles 2002 Gary-Prieur 2011)
(67) Tu as oublieacute ce carreau (agrave une personne qui vient de laver les vitres) (lt Charolles
2002 111)
65
Le SN ce carreau met en eacutevidence un carreau par opposition agrave drsquoautres carreaux Selon
Kleiber (1984 76) le SN deacutemonstratif repreacutesente lrsquoabreacuteviation drsquoune structure classificatoire
sous-jacente du reacutefeacuterent gloseacutee crsquoest un Ndu N autrement dit il relegraveve drsquoune quantification
partitive Si lrsquointerpreacutetation contrastive ou partitive est freacutequente on ne peut cependant la
ramener agrave une proprieacuteteacute du deacuteterminant deacutemonstratif (Hawkins 1978 Beacuteguelin 1998)
Lrsquoexemple ci-dessous reacutesiste en effet agrave cette analyse
(68) Gutenberg inventa lrsquoimprimerie et cette imprimerie allait bouleverser la culture
(Corblin 1987 204)
La technique de lrsquoimprimerie ne peut ecirctre envisageacutee comme appartenant agrave une classe
drsquolsquoimprimeriesrsquo Le deacutemonstratif consiste ici agrave attirer lrsquoattention sur lrsquoeacuteleacutement tout juste
eacutevoqueacute ndash sur le mode du connu (lrsquoart en question eacutetant supposeacute appartenir agrave notre savoir
encyclopeacutedique) ndash en le theacutematisant par progression lineacuteaire type de progression dont les
rendements argumentatifs ont eacuteteacute mis en eacutevidence par Combettes (1983) On doit donc
admettre agrave travers ce genre drsquoexemples que le contraste interne ne repreacutesente pas une
condition drsquoemploi du SN deacutemonstratif qui peut servir agrave deacutesigner un objet conccedilu comme
unique dans le domaine consideacutereacute
Quoi qursquoil en soit le fait que le N choisi par le locuteur ne constitue pas le point de deacutepart de
lrsquoidentification reacutefeacuterentielle comme dans le cas du SN deacutefini offre davantage de liberteacute au
locuteur pour proceacuteder agrave des (re)cateacutegorisations lexicales (Kleiber 1984 Corblin 1987a
[Reichler-]Beacuteguelin 1995a 1998 Charolles 2002 Gary-Prieur 2011) qui reacutepondent agrave des
strateacutegies discursives varieacutees (Apotheacuteloz 1995a [Reichler-]Beacuteguelin 1995a 199870
Cornish agrave
par)
(69) Lrsquoaffiche de Benetton exhibant un nouveau-neacute sanguinolent interdite dans plusieurs
pays europeacuteens ne sera placardeacutee ni en ville de Fribourg ni vraisemblablement dans
le district de la Gruyegravere En Suisse le combat contre cette laquo utilisation abusive du
corps humain agrave des fin commerciales raquo avait eacuteteacute engageacute la semaine derniegravere par le
Vaudois Feacutelix Gluz [hellip] (LrsquoExpress lt Apotheacuteloz 1995a 73)
Le proceacutedeacute de cateacutegorisation est par exemple lrsquooccasion de condenser par nominalisation (ici
sur une base implicite) des eacuteleacutements (objets et relations entre eux) introduits via le contenu
drsquoune (ou plusieurs) constructions verbales anteacuterieures en mecircme temps que de fournir une
perspective subjective sur la base de contenus implicites (ibid 37) Outre lrsquoacte de reacutefeacuterence
reacutesomptive proprement dit et la preacutedication subjective opeacutereacutee par la recateacutegorisation lexicale
Apotheacuteloz souligne dans lrsquoexemple ci-dessus le caractegravere eacuteminemment polyphonique du
deacutemonstratif marqueacute par lrsquousage des guillemets signalant agrave la fois une laquo deacutenomination
emprunteacutee raquo et une distanciation du journaliste vis-agrave-vis du jugement de valeur manifesteacute agrave
travers ces propos rapporteacutes
70
Ces deux articles dressent un inventaire des rendements discursifs des SN deacutemonstratifs le premier agrave partir de
sources diverses le second dans les Fables de La Fontaine
66
Plus geacuteneacuteralement on reconnaicirct la capaciteacute des deacutemonstratifs agrave relayer des changements de
point de vue et agrave promouvoir ainsi une orientation ineacutedite du reacutefeacuterent (Marandin 1986
Corblin 1987a Apotheacuteloz 1995a Reichler-]Beacuteguelin 1995a 1998 Cornish agrave par)
(70) [il est question de grossesses qui se passent mal] La femme se trouve soudain
laquo videacutee raquo face agrave quelqursquoun de tregraves exigeant totalement eacutegoiumlste parfois pas tregraves joli et
elle ne se sent pas precircte agrave affronter cet eacutetranger (Optima 1989 lt [Reichler-]Beacuteguelin
1995a 75)
Avec drsquoautres indices (guillemets adverbes drsquointensiteacute etc) le SN deacutemonstratif livre le point
de vue drsquoune megravere deacuteconcerteacutee vis-agrave-vis de son nourrisson lrsquoeffet de proximiteacute se traduit par
une laquo preacutegnance cognitive raquo (Beacuteguelin 1998) donnant accegraves aux repreacutesentations de la femme
en question et susceptible drsquoexercer une reacuteaction drsquoempathie sur le lecteur Ce proceacutedeacute71
a eacuteteacute
appeleacute deixis am Phantasma (Buumlhler 1934=2009) deixis empathique (Lyons 1977) deixis
meacutemorielle (Fraser amp Joly 1980) ou encore penseacutee indexicale (Kleiber 1990d) Le choix du N
agrave travers des recateacutegorisations implicites permet donc de manier des effets de discours
subtils Certains associent agrave lrsquousage du deacutemonstratif lrsquoexpression drsquoune rupture avec les
circonstances drsquoeacutenonciation anteacuterieures (De Mulder 1998 Cornish 1999 54 Charolles 2002
119-121) Au vu drsquoexemples comme (63) (64) ou (68) qui agrave notre sens marquent plutocirct la
continuiteacute agrave travers diffeacuterents types de progression theacutematique nous sommes plus nuanceacutee sur
ce point et consideacuterons les potentiels effets de rupture comme le reacutesultat en discours des
pheacutenomegravenes de recateacutegorisation Ci-dessous le scripteur joue ainsi sur la rupture drsquoisotopie
propre agrave la meacutetaphore en jeu
(71) Les larges fenecirctres drsquoune clinique californienne offrent aux malades depuis leurs
chambres une vue champecirctre sur un magnifique preacute planteacute de splendides arbres Ce
tapis vert accueille de gracieux flamants (Optima 1991 lt [Reichler-]Beacuteguelin 1995
76)
La meacutetaphore se dote ici drsquoun rendement argumentatif visant agrave connoter positivement la
clinique en question (ibid) On peut ainsi rattacher ces nombreuses exploitations discursives agrave
lrsquoancrage eacutenonciatif du deacutemonstratif
44 Les pronoms personnels
Nous nous limitons ici au cas des pronoms personnels les autres types de pronoms (indeacutefinis
deacutemonstratifs relatifs possessifs interrogatifs) ayant chacun des speacutecificiteacutes qui deacutepassent le
propos de cette synthegravese critique Par ailleurs certains pronoms feront lrsquoobjet drsquoun examen
approfondi dans les chapitres suivants (en particulier il(s) ccedila on) raison pour laquelle nous
nrsquoentrons pas dans tous les deacutetails ici Lrsquoenjeu de cette section est simplement de situer le
fonctionnement des pronoms personnels par rapport aux autres cateacutegories reacutefeacuterentielles
majeures
71
Pour une discussion sur la relation entre deacutemonstratifs et point de vue voir Kleiber (2003) et Cornish (agrave par)
67
Parmi les pronoms personnels on distingue les pronoms conjoints (ou clitiques) (je tu
ilelleon nous vous ilselles) et disjoints (ou toniquesaccentueacutes cf la seacuterie Moi72
Toi
LuiElle Nous Vous EuxElles) Cette distinction sera plus amplement discuteacutee infra (ChII
sect1) mais il nous paraicirct neacutecessaire de lrsquoeacutevoquer briegravevement car elle induit certaines
diffeacuterences interpreacutetatives Les pronoms disjoints partagent la distribution des SN tandis que
les pronoms conjoints sont contraints drsquoapparaicirctre toujours dans lrsquoenvironnement immeacutediat
drsquoun verbe Les deux cateacutegories se deacuteclinent en personne (1egravere
2e 3
e 4
e etc) en genre
(masc feacutem ou non-marqueacute) et en nombre (sg pl) mais contrairement agrave celle des pronoms
disjoints la forme des pronoms conjoints a la particulariteacute de varier selon la fonction
grammaticale (jeme tute illelui etc) refleacutetant un marquage casuel
Comme les Npr les pronoms ndash conjoints et disjoints ndash se distinguent par leur deacutefaut de
contenu lexical Leur interpreacutetation est donc sensible au contexte drsquoune maniegravere diffeacuterente En
outre la deacutependance au contexte se distingue neacuteanmoins selon le trait de personne En effet
les 1egravere
et 2e personnes renvoient agrave proprement parler aux laquo personnes raquo de lrsquoeacutenonciation
(Benveniste 1966) tandis que la 3e personne renvoie agrave un reacutefeacuterent tiers exclu de
lrsquointerlocution laquo je signifie la personne qui eacutenonce la preacutesente instance de discours
contenant je raquo (ibid 252) et tu repreacutesente laquo lrsquoindividu allocuteacute dans la preacutesente instance de
discours contenant linstance linguistique tu raquo (ibid 253) On peut assimiler les 1egravere
et 2e
personnes agrave des formes token-reacuteflexives mais agrave la diffeacuterence des deacutemonstratifs qui ne livrent
pas par eux-mecircmes les laquo coordonneacutees raquo de leur reacutefeacuterent (cf supra sect43) elles sont supposeacutees
indiquer reacuteflexivement lrsquoidentiteacute du reacutefeacuterent agrave trouver A ce titre on parle de symboles
indexicaux transparents ou complets (Kleiber 1984 67) de deacuteictiques purs (Kerbrat-
Orecchioni 1980) directs (Vuillaume 1993) ou encore primaires (Cornish 1999) laquo parce que
leur sens est tel qursquoil deacutetermine a priori le type de reacutefeacuterent deacutenoteacute raquo (Kleiber 1984 67)
Beacuteguelin (2002) relativise neacuteanmoins la preacutetendue transparence des pronoms au regard de
pheacutenomegravenes drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute eacutenonciative subtils sollicitant des compeacutetences infeacuterentielles de
la part de lrsquointerpregravete
(72) -Vous dites que contrairement aux ideacutees reccedilues lindividualisme le repli sur soi ne
sont pas une tendance de fondnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- Je pense agrave une dame qursquoon a intervieweacutee elle avait donneacute son numeacutero agrave SOS amitieacute
et puis avait mis son teacuteleacutephone sur liste rouge Cest tregraves significatif Il y a le besoin de
rester chez moi dans ma bulle et celui de partager avec les autres (presse lt Beacuteguelin
2002 )
Dans cet exemple le pronom moi ne renvoie eacutevidemment pas au locuteur de lrsquoeacutenonciation
courante deacutesigneacute par le je introductif mais il srsquoinscrit dans une laquo eacutenonciation joueacutee fictive
peut-ecirctre cursive raquo (ibid) Des discours directs peuvent ainsi tout agrave fait surgir dans une
eacutenonciation hocircte sans deacutemarcation typographique
72
Nous marquons leur nature disjointe par la majuscule afin de distinguer certaines formes conjointes
homonymes
68
(73) Paris 1960 Tandis qursquoIsraeumll se preacutepare au procegraves Eichmann un jeune eacutetudiant en
droit rencontre sur lrsquoimpeacuteriale drsquoun bus une jeune eacutetudiante allemande Coup de
foudre reacuteciproque mais il faut que je te dise tu es une enfant de lrsquoAllemagne
amneacutesique et moi je suis juif et mon pegravere a eacuteteacute deacuteporteacute Regarde ces photos de morts-
vivants eacutecoute les reacutecits des camps Voilagrave maintenant tu es une Allemande qui sait Agrave
toi de choisir Crsquoest ainsi ou agrave peu pregraves qursquoinspireacutee et soutenue par Serge Klarsfeld
qui lrsquoeacutepousera dans six mois Beate se lance dans la longue traque que lrsquoon sait
(presse lt Beacuteguelin 2002 )
Les indices de 1egravere
et 2e personne ne deacutesignent ici ni directement ni simplement le narrateur ou
le lecteur mais invitent agrave envisager une eacutenonciation fictive et parallegravele agrave celle en cours et agrave en
conjecturer lrsquoidentiteacute des participants (ibid) Il srsquoagit donc pour lrsquointerpregravete de prendre en
consideacuteration cette dimension parfois implicitement heacuteteacuterogegravene de lrsquoeacutenonciation dans les
discours afin de mener agrave bien lrsquoidentification pas si transparente des reacutefeacuterents viseacutes
A propos des formes dites laquo plurielles raquo nous et vous on peut invoquer la notion laquo personne
amplifieacutee raquo de Benveniste (1966) nous ne repreacutesentant pas veacuteritablement une multiplication
de je mais plutocirct une amplification pouvant demeurer diffuse permettant une geacuteneacuteralisation
de la description des emplois varieacutes de nous (modestie majesteacute je+x etc) Il en va de mecircme
pour vous deacutesignant un tu laquo eacutelargi raquo dont les emplois discursifs peuvent ecirctre divers (politesse
tu+x etc) (cf infra sect 21)
Comme nous lrsquoavons dit plus haut les pronoms de 3egraveme
personne ne servent pas agrave reacutefeacuterer aux
participants de lrsquoeacutenonciation mais agrave des individus externes En ce sens Benveniste (1966) les
appelle non-personnes Les objets auxquels ils font reacutefeacuterence sont preacutesenteacutes comme
individueacutes et appartenant agrave une cateacutegorie73
ce dont la marque de genre est lrsquoindice (cf infra
ChII sect24) Le genre peut ecirctre interpreacuteteacute comme la trace drsquoune deacutenomination implicite du
reacutefeacuterent
(74) On a adopteacute un beacutebeacute Elle sappelle Lily (tv seacuterie Modern family saison 1)
Dans lrsquoexemple ci-dessus le trait de genre (feacutem) indique un changement drsquoattribut de
deacutenomination de lrsquoindividu introduit au deacutetriment drsquoun maintien de lrsquoeacutetiquette preacutealablement
utiliseacutee (beacutebeacute n m) (Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin 1995) Au vu de leur eacuteconomie
lexicale les grammaires preacutesentent les pronoms de 3e personne comme un moyen drsquoeacuteviter la
verbalisation drsquoune information eacutevidente dont la reacutecupeacuteration se base sur le contexte Par
contexte on peut entendre le contexte linguistique preacuteceacutedent qui introduit verbalement le
reacutefeacuterent viseacute dans le discours mais aussi toute forme drsquoinput au discours (percepts
situationnels infeacuterences etc)
73
Cette cateacutegorisation nrsquoeacutetant pas obligatoirement explicitement introduite Lrsquoattribut de deacutenomination peut
demeurer implicite (voir infra ChII sect24)
69
(75) Il va venir tout de suite [un censeur drsquoune eacutecole srsquoadressant agrave la megravere drsquoun eacutelegraveve qui
attend devant le bureau du proviseur] (Kleiber 1990a 33)
La condition geacuteneacuteralement invoqueacutee pour un rappel via un pronom de 3e personne est la
saillance preacutealable du reacutefeacuterent le pronom doit assurer la continuiteacute reacutefeacuterentielle drsquoun objet
deacutejagrave placeacute au centre de lrsquoattention (cf infra ChII sect33) drsquoougrave des sanctions normatives en
contexte scolaire par exemple agrave lrsquoeacutegard drsquoenchaicircnements de ce type
(76) Je traversai le mur et me retrouvai agrave lrsquointeacuterieur Elle eacutetait simple (Elle = [la piegravece la
chambre] copie drsquoeacutelegraveve [Reichler-]Beacuteguelin 1993a 328)
On retrouve neacuteanmoins des proceacutedeacutes comparables chez des eacutecrivains notoires remettant du
coup en question ces contraintes drsquoemploi (voir aussi infra ChII sect422) comme ci-dessous
dans la ceacutelegravebre scegravene de LrsquoEacuteducation sentimentale eacutevoquant la premiegravere rencontre entre
Freacutedeacuteric et Mme Arnoux (personnage encore non introduit)
(77) Freacutedeacuteric pour rejoindre sa place poussa la grille des Premiegraveres deacuterangea deux
chasseurs avec leurs chiens nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Ce fut comme une apparition nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Elle eacutetait assise au milieu du banc toute seule ou du moins il ne distingua personne
dans lrsquoeacuteblouissement que lui envoyegraverent ses yeux (LrsquoEacuteducation sentimentale Flaubert)
On reacutetorquera peut-ecirctre qursquoune apparition implique seacutemantiquement un actant et que celui-ci
figure degraves lors deacutejagrave dans les repreacutesentations des interlocuteurs Cela dit ce nrsquoest agrave notre sens
pas (seulement) le critegravere de saillance cognitive qui motive le choix du pronom (noter
eacutegalement lrsquoemploi de la majuscule74
) derriegravere le choix de taire le nom ou drsquoeacuteviter un
descripteur lexical on peut observer la volonteacute de creacuteer de veacuteritables effets de points de vue
le lecteur capte et adopte ainsi le regard subjugueacute de Freacutedeacuteric pour cette femme dont il ignore
lrsquoidentiteacute et dont il est deacutejagrave en train de tomber amoureux On remarquera le va-et-vient entre
les focalisations zeacutero et interne de ce passage ougrave le point de vue du narrateur reacuteapparaicirct pour
rectifier peut-ecirctre avec ironie la perception de Freacutedeacuteric (laquo toute seule ou du moins il ne
distingua personne raquo)75
Une conseacutequence de la contrainte de continuiteacute reacutefeacuterentielle si lrsquoon y adhegravere est que laquo [l]e
pronom [hellip] nrsquoa pas le pouvoir drsquoexprimer un changement de cateacutegorie il maintient le
reacutefeacuterent tel qursquoil eacutetait dans la situation saillante de deacutepart raquo (Charolles 2002 223) Lagrave aussi
on trouve des contre-exemples qui illustrent des pheacutenomegravenes de recateacutegorisation reacutefeacuterentielle
implicite agrave travers lrsquousage des pronoms
(78) [agrave propos drsquoune roulotte laquo take-away raquo] En ce jeudi de juillet la clientegravele deacutefile ndash ils
sont parfois une douzaine agrave faire la queue ndash et les mets proposeacutes jouent lrsquoeacuteclectisme
entre lrsquoEurope et lrsquoAsie (presse La Liberteacute 240712)
74
Cf lrsquoeacutedition lrsquoeacutedition Charpentier de 1891 75
Voir Beacuteguelin (2013) pour une analyse de lrsquoemploi des pronoms de 3e personne chez Flaubert
70
Cet exemple illustre le recalibrage via le clitique ils drsquoun individu collectif (lsquola clientegravelersquo) en
la classe de ses membres Lrsquoexemple (74) supra montre eacutegalement que lrsquoon peut modifier la
cateacutegorisation lexicale sous-jacente drsquoun reacutefeacuterent (lsquoun beacutebeacutersquo) pour induire une interpreacutetation
diffeacuterente du reacutefeacuterent (eg son sexe) via lrsquousage drsquoun pronom Ces questions seront
longuement discuteacutees infra (ChII sect42)
Concernant les pronoms disjoints de 3e personne on trouve des formulations restrictives agrave
lrsquoeacutegard de certaines caracteacuteristiques
Ces formes se diffeacuterencient des clitiques ou laquo vrais pronoms raquo ellesilslelales en ceci qursquoelles sont reacuteserveacutees aux animeacutes (Lui il ne vaut pas cher ne peut se dire que drsquoune personne ou drsquoun animal) qursquoelles alternent pour les inanimeacutes avec celui-cilagrave et qursquoelles exigent un signe drsquoostension (dans les emplois en situation immeacutediate) (Charolles 2002 227)
Les deux extraits suivants mettant en jeu des renvois agrave des inanimeacutes puiseacutes dans des genres
drsquoeacutecrit consideacutereacutes comme laquo soigneacutes raquo suffiront agrave reacutecuser ces propos
(79) Sans filtre les meacutegots de Gitanes seacutetaient quant agrave eux depuis longtemps deacutejagrave
volatiliseacutes dans cette ultime mince colonne de fumeacutee quils exhalent en se tortillant
lorsquils achegravevent de se consumer (Benoziglio J-L La voix des mauvais jours et
des chagrins rentreacutes 2004 lt Frantext)
(80) Donc ne regrettez pas mon fils drsquoecirctre semblable au vulgaire Cela que vous
deacutedaignez en vous megravenera peut-ecirctre vos recircveries agrave la reacutealisation et voici votre
goucirct mecircme pour lrsquohistoire ce goucirct qui vous donne la premiegravere place entre vos
condisciples en cette matiegravere du moins crsquoest lui qui vous reacutevegravele votre force veacuteritable
(Adam P LEnfant dAusterlitz 1902 lt Frantext)
Il faut cependant reconnaicirctre avec Charolles (ibid) que la forme accentueacutee des pronoms leur
permet drsquoaccomplir un veacuteritable geste drsquoostension consistant agrave confirmer lrsquoidentiteacute drsquoun
reacutefeacuterent comme ci-dessus En cela les pronoms disjoints se rapprochent des expressions
token-reacuteflexives par le fait que leur occurrence deacuteclenche un recours immeacutediat aux
circonstances drsquoeacutenonciation pour lrsquoidentification du reacutefeacuterent que celui provienne du contexte
linguistique (ci-dessus) ou de lrsquoenvironnement perceptif (ci-dessous)
(81) Qui va-t-on deacutesigner Moi Lui Nous (Riegel et al 2009 371)
La confirmation drsquoidentiteacute associeacutee agrave leur emploi peut ecirctre exploiteacutee agrave des fins de contraste
En effet lrsquoemploi du pronom lui en (80) permet drsquoopposer lsquole goucirct pour lrsquohistoirersquo agrave tous les
autres reacutefeacuterents potentiels (lsquoet rien drsquoautrersquo) Ci-dessous le contraste est encore plus
explicite
(82) Nos penseacutees disait-il sont de petits couteaux que nous tacircchons drsquoinseacuterer entre les
blocs informes des choses Nous les savons eux si fragiles et elles si pesantes
(Delattre L Carnets dun meacutedecin de village lt Frantext)
71
Cependant tous les emplois des pronoms disjoints ne mettent pas en jeu un accent
drsquoinsistance ou une valeur de confirmation de contraste Dans certains contextes les pronoms
disjoints se preacutesentent comme suppleacuteants des pronoms conjoints lagrave ougrave ceux-ci ne peuvent
apparaicirctre en raison de leur statut syntaxique (Noslashlke 1997 60) Crsquoest par exemple le cas dans
des positions circonstancielles apregraves une preacuteposition (contrairement aux positions
argumentales ougrave le pronom conjoint est tout deacutesigneacute)
(83) - Paula est obligeacutee de tapiner pour vivre Jrsquoai peur pour elle de ce quon pourrait lui
faire vous comprenez ou vous aussi vous ecirctes en pierre (Feacuterey C Mapuche
2012 lt Frantext)
Dans lrsquoexemple ci-dessus le pronom disjoints elle nrsquoest apparemment pas voueacute agrave insister
drsquoune maniegravere particuliegravere sur lrsquoidentiteacute du reacutefeacuterent en question ni agrave marquer un contraste
speacutecifique mais sert simplement agrave identifier la beacuteneacuteficiaire du sentiment de peur Drsquoailleurs
la construction qui suit rappelle cette beacuteneacuteficiaire sous une forme conjointe (lui) dont la
forme dative est disponible pour le verbe en question On peut relever drsquoautres constructions
syntaxiques favorables aux pronoms disjoints parce que peu accessibles aux pronoms
conjoints76
(84) Le moment venu je regarderai comme un devoir de ne rien vous cacher Mais
attendons Harrendt crsquoest un homme fort savant et lui et moi serons probablement du
mecircme avis (Dumas A En Russie 1859 lt Frantext)
Dans cet exemple il nrsquoy a pas de raison drsquoinvoquer un surmarquage de lrsquoidentiteacute reacutefeacuterentielle
ou un effet de contraste77
45 Les SN indeacutefinis
Nous traitons le cas des SN indeacutefinis en dernier car il se distingue des autres expressions par
lrsquoopeacuteration radicalement diffeacuterente en jeu agrave savoir lrsquointroduction drsquoun objet ineacutedit dans le
domaine drsquointerpreacutetation consideacutereacute Cette habileteacute agrave introduire des objets nouveaux explique
selon Charolles (2002 153) la disposition des SN indeacutefinis agrave occuper des positions
rheacutematiques par exemple dans des constructions existentielles comme ci-dessous
(85) Il y a un alligator sous mon lit (titre drsquoun livre pour enfants)
Lrsquointerpreacutetation des SN indeacutefinis nrsquoest pas pour autant affranchie drsquoun cadre de reacutefeacuterence
Dans lrsquoexemple ci-dessus lrsquoeacutenonceacute srsquointerpregravete dans un cadre explicitement introduit par le
circonstant sous mon lit agrave situer lui-mecircme agrave partir drsquoun contexte drsquoeacutenonciation plus geacuteneacuteral
impliquant un locuteur fictif infeacutereacute agrave partir du genre textuel et drsquoeacuteventuels autres indices agrave
disposition Charolles (ibid 154) observe que dans les incipits de romans les SN indeacutefinis
76
Voir cependant des cas de coordination de pronoms conjoints releveacutes par Zumwald Kuumlster (2014) 77
Ou alors si surmarquage il y a il reacutesulte plutocirct du deacutetail des individus composant lrsquoensemble au deacutetriment de
lrsquoemploi drsquoun nous
72
sont souvent preacuteceacutedeacutes de compleacutements circonstanciels servant drsquoancrage au reacutecit et agrave ses
personnages
(86) En 1800 vers la fin du mois drsquooctobre un eacutetranger accompagneacute drsquoune femme et
drsquoune petite fille arriva devant les Tuileries agrave Paris [hellip] (La Vendetta Balzac lt ibid)
Parfois lrsquointerpreacutetation drsquoun SN indeacutefini deacutepend mecircme drsquoun contexte tregraves restreint et peut se
rapprocher drsquoun fonctionnement en anaphore associative (cf infra ChII sect41) ougrave le reacutefeacuterent
deacutesigneacute par le SN indeacutefini est agrave interpreacuteter comme une partie drsquoun tout preacutealablement
introduit (Charolles amp Choi-Jonin 1995)
(87) Les policiers inspectegraverent la voiture Une roue eacutetait pleine de boue (Kleiber 2001a)
Il srsquoagit en effet drsquointerpreacuteter la roue en question comme une roue de la voiture ou une des
roues de la voiture
Du point de vue seacutemantique les linguistes srsquoaccordent pour attribuer au deacuteterminant un le trait
[+deacutenombrable] (aussi appeleacute ailleurs discret discontinu ou comptable) (eg Blanche-
Benveniste amp Chervel 1966 Gary-Prieur 2011 Riegel et al 2009) par opposition au partitif
du qui preacutesente le reacutefeacuterent de N comme [+continu] (ou [+massif])
(88) Nous avons mangeacute un poisson (Gary-Prieur 2011 21)
(89) Nous avons mangeacute du poisson (ibid)
Certains N comme poisson ci-dessus sont non-marqueacutes quant au trait de continuiteacute et ouverts
aux deux emplois selon lrsquointerpreacutetation deacutesireacutee par le locuteur tandis que drsquoautres N
privileacutegient un certain type de deacuteterminant en fonction de leur sens lexical Crsquoest le cas par
exemple du N lyceacuteen qui doteacute drsquoun segraveme comptable est geacuteneacuteralement voueacute agrave deacutesigner un
individu humain srsquoassociant de la sorte agrave un deacuteterminant indeacutefini Neacuteanmoins il nrsquoest pas
rare en discours de laquo contrevenir raquo au trait de discontinuiteacute du N pour creacuteer un effet de
massification
(90) Lrsquoautobus de section en section deacutegorgeant du lyceacuteen et de la dactylo atteignant les
confins de Neuilly-Plaisance (Bazin H Madame Ex)
A lrsquoinverse il est possible de construire des subdivisions reacutefeacuterentielles au sein drsquoun concept N
geacuteneacuteralement perccedilu sans deacutelimitation
(91) Je me suis cacheacute dans un angle de porte LAnglais eacutetait coucheacute sur le ventre Un sang
eacutepais coulait sur le sol (Chalandon S Mon traicirctre 2007 lt Frantext)
Le SN un sang eacutepais renvoie agrave un sous-type de sang ici explicitement caracteacuteriseacute par
lrsquoeacutepithegravete eacutepais
73
Une autre caracteacuteristique du SN indeacutefini consiste dans le fait qursquoil preacutesuppose lrsquoexistence
drsquoune classe de N laquo derriegravere chacun des eacuteleacutements de la seacuterie crsquoest la seacuterie des occurrences
qui se profile Un chat srsquooppose agrave tous les autres chats en disant le premier de la seacuterie
orienteacutee arbitrairement par le discours agrave partir de lui raquo (Blanche-Benveniste amp Chervel 1966
9-10) Autrement dit un N opegravere une saisie interne au sein de la classe extensionnelle de N
(ibid) que Corblin (1987) reformule comme un proceacutedeacute drsquoextraction drsquoun individu agrave partir de
la classe Cette opeacuteration drsquoextraction est parfois interpreacuteteacutee agrave tort comme impliquant la
preacutesence effective dans la situation drsquoeacutenonciation de plusieurs objets de la mecircme cateacutegorie
(eg Gary-Prieur 2011 29) Mais lrsquoappartenance de lrsquoexemplaire agrave une classe nrsquoest qursquoune
information preacutesupposeacutee
(92) Jrsquoai mangeacute une pomme (ibid)
Pour interpreacuteter cet eacutenonceacute il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoenvisager les autres reacutefeacuterents du mecircme
type dans la situation deacutecrite lrsquousage de lrsquoindeacutefini conduit simplement agrave assumer lrsquoexistence
drsquoune classe notionnelle correspondante dont le locuteur introduit un speacutecimen dans le
discours
Notons encore que le SN indeacutefini srsquoillustre dans des interpreacutetations laquo geacuteneacuteriques raquo Dans ce
cas le cadre de reacutefeacuterence srsquoeacutetend agrave lrsquoensemble de lrsquounivers discursif
(93) Un chien reconnaicirct toujours son maicirctre (Blanche-Benveniste amp Chervel 1966)
(94) Une socieacuteteacute repose sur des valeurs (Corblin 1987 50)
(95) Un roman policier ccedila se lit en trois heures (Gary-Prieur 2001 36)
Cette valeur geacuteneacuterique se distingue par son interpreacutetation de celle de lrsquoemploi deacutefini
renvoyant agrave un type (cf supra sect42) Ici lrsquoindeacutefini met en jeu un eacuteleacutement perccedilu comme
quelconque (Gary-Prieur 2011 35) Les caracteacuteristiques du deacuteterminant agrave savoir ses traits
[+comptable] [+nouveau] et son preacutesupposeacute drsquoappartenance agrave une classe restent valables en
somme dans ce type drsquoeacutenonceacute le SN signale que le preacutedicat vaut pour nrsquoimporte quel reacutefeacuterent
preacuteleveacute de la classe preacutesupposeacutee78
46 Approche cognitive des expressions reacutefeacuterentielles
Dans une approche cognitive des chercheurs ont proposeacute des modegraveles du fonctionnement des
expressions reacutefeacuterentielles fondeacutes sur lrsquoideacutee que celles-ci encodent dans leur signifieacute des
78
Corblin (1987 50) deacutecrit cet emploi en recourant agrave un proceacutedeacute de multiplication du contexte propositionnel
Autrement dit lrsquointerpreacutetation implique un preacutelegravevement illimiteacute drsquoun eacuteleacutement sur la classe qui aboutit au
parcours entier de celle-ci Lrsquoauteur commente ainsi lrsquoexemple (94) laquo lrsquoeacutenonceacute est veacuterifieacute pour un nombre non
limiteacute drsquoextractions drsquoun individu ʺsocieacuteteacuteʺ Grossiegraverement ʺprenez une socieacuteteacute elle repose sur des valeurs
prenez-en une autre (et autant de fois que vous voudrez) elle repose sur des valeursʺ raquo (ibid 51) Mecircme si crsquoest
agrave lrsquoideacutee de reacutefeacuterent quelconque qursquoaboutit lrsquointerpreacutetation ce processus multiplicateur ne nous paraicirct pas
indispensable pour la description
74
instructions agrave lrsquointention de lrsquointerpregravete en vue de la reacutecupeacuteration du reacutefeacuterent viseacute79
Crsquoest agrave la
suite de travaux invoquant un degreacute de givenness (litteacuteralement lsquocaractegravere donneacutersquo) ou de
familiariteacute des entiteacutes discursives (eg Chafe 1976 Clark amp Haviland 1977 Prince 1981) que
les efforts ont porteacute sur les rapports entre diffeacuterents types drsquoexpressions reacutefeacuterentielles et le
statut cognitif des reacutefeacuterents dans les repreacutesentations mentales des interlocuteurs A cet eacutegard
deux modegraveles sont amplement exploiteacutes dans les travaux en linguistique agrave savoir celui
drsquoAriel (1988 1990 2001) et celui de Gundel et al (1993) Aux yeux drsquoAriel certaines
expressions reacutefeacuterentielles signalent un degreacute drsquoaccessibiliteacute reacutefeacuterentielle relatif alors que pour
Gundel et al les formes utiliseacutees manifestent un statut cognitif particulier deacutefini de maniegravere
qualitative
461 La theacuteorie de lrsquoAccessibiliteacute
Selon Ariel certaines expressions reacutefeacuterentielles encodent un degreacute drsquoaccessibiliteacute autrement
dit le fait qursquoon a plus ou moins facilement accegraves agrave une repreacutesentation mentale du reacutefeacuterent
Crsquoest donc en fonction de lrsquoaccessibiliteacute qursquoun reacutefeacuterent est supposeacute avoir pour lrsquointerlocuteur
qursquoun locuteur seacutelectionne un type drsquoexpression ad hoc Ariel relegraveve quatre critegraveres
susceptibles drsquoaffecter lrsquoaccessibiliteacute drsquoun reacutefeacuterent
- la distance entre un anteacuteceacutedent et un anaphorique
- le nombre de concurrents pour le statut drsquoanteacuteceacutedent
- le degreacute de topicaliteacute du reacutefeacuterent
- le rocircle de lrsquouniteacute consideacutereacutee (inteacutegration de lrsquoanteacuteceacutedent dans le mecircme cadre point
de vue segment paragraphe etc que lrsquoanaphorique)
Demol (2010 130) relegraveve la subtiliteacute de lrsquointeraction de ces facteurs qui nrsquoont pas
lrsquoobligation drsquoecirctre activeacutes simultaneacutement laquo le concept drsquoaccessibiliteacute se preacutesente par
conseacutequent comme un concept fort complexe de sorte qursquoil ne suffit pas drsquoeacutetudier un seul
facteur pour en savoir plus sur le fonctionnement de telle ou telle expression reacutefeacuterentielle raquo
Neacuteanmoins au vu de la difficulteacute de mesurer ces diffeacuterents facteurs et leur interaction Ariel
(1988 70 1990 31) retient essentiellement le critegravere de la distance pour ses releveacutes chiffreacutes
ndash soutenant que les autres se reacutevegravelent geacuteneacuteralement convergents ndash en y ajoutant lrsquoun ou lrsquoautre
paramegravetre selon la pertinence du pheacutenomegravene examineacute (la saillance pour les marqueurs de
haute accessibiliteacute lrsquouniteacute pour les marqueurs drsquoaccessibiliteacute faible) Ses observations se
fondent en grande partie sur des donneacutees attesteacutees en anglais et en heacutebreu (1988 1990) issues
de sources diverses (romans presse textes scientifiques interviews conversation familiegravere)
Sur la base de ses reacutesultats Ariel (1990 73) propose une Eacutechelle drsquoAccessibiliteacute situant agrave
79
laquo [R]efering expressions are no more than guidelines for retrievals raquo (Ariel 1988 68) laquo different determiners
and pronominal forms conventionally signal different cognitive statuses (information about location in memory
and attention state) thereby enabling the addressee to restrict the set of possible referents raquo (Gundel et al 1993
274-275)
75
lrsquoune des extreacutemiteacutes les noms propres modifieacutes (eg Joan Smith the president) comme les
marqueurs drsquoaccessibiliteacute la plus faible agrave lrsquoopposeacute des ellipses sujets nuls formes wh- ou
marques drsquoaccord qui indiquent lrsquoaccessibiliteacute la plus eacuteleveacutee
Figure 2 Eacutechelle drsquoAccessibiliteacute drsquoapregraves Ariel (1990)
Low Accessibility
Full name + modifier
Full (lsquonamyrsquo) name
Long definite description
Short definite description
Last name
First name
Distal demonstrative + modifier
Proximal demonstrative + modifier
Distal demonstrative (+NP)
Proximal demonstrative (+NP)
Stressed pronoun + gesture
Stressed pronoun
Unstressed pronoun
Cliticized pronoun
Extremely High Accessibility Markers
(gaps including pro PRO and wh- traces
reflexives and Agreement [hellip]
High Acessibility
Ariel considegravere cette eacutechelle comme universelle bien que chaque langue ne dispose pas de
toutes les ressources linguistiques mentionneacutees lrsquoordre de lrsquoeacutechelle resterait un critegravere
constant agrave travers les langues On y retrouve les expressions discuteacutees dans lrsquoinventaire supra
agrave lrsquoexception des SN indeacutefinis du fait qursquoils ne renvoient pas agrave un reacutefeacuterent deacutejagrave accessible
dans la meacutemoire de lrsquointerlocuteur Les pronoms personnels se voient ainsi affecteacutes drsquoune
accessibiliteacute eacuteleveacutee autrement dit ils sont consideacutereacutes comme speacutecialiseacutes dans la reacutefeacuterence aux
entiteacutes bien accessibles en meacutemoire les expressions deacutemonstratives de leur cocircteacute sont doteacutees
drsquoune accessibiliteacute intermeacutediaire quant aux descriptions deacutefinies et aux noms propres ils
sont voueacutes agrave reacutecupeacuterer des reacutefeacuterents consideacutereacutes comme moins accessibles Ariel (1988 82) se
reacutefegravere agrave la theacuteorie de la Pertinence (Sperber amp Wilson 1986) pour invoquer le fait qursquoun
marqueur drsquoaccessibiliteacute faible devra comporter de maniegravere compensatoire plus
drsquoinformations lexicales que les formes situeacutees sur le pocircle inverse marquant une haute
accessibiliteacute son coucirct de traitement eacuteleveacute se verra donc compenseacute par des rendements
proportionnellement pertinents
462 La Hieacuterarchie du Donneacute
Le modegravele de Gundel et al (1993) (Givenness Hierarchy) se distingue de celui drsquoAriel par le
fait que les diffeacuterents statuts cognitifs sont deacutefinis qualitativement et sont envisageacutes dans une
relation drsquoimplication les uns par rapport aux autres laquo each status entails (and is therefore
included by) all lower statuses but not vice versa raquo (p 76) Ainsi le statut in focus pour un
76
reacutefeacuterent implique que celui-ci satisfait eacutegalement les autres Ces statuts sont preacutesenteacutes du plus
restrictif (laquo en focus raquo) au moins restrictif (laquo identifiable quant au type drsquoentiteacute raquo)
Figure 3 La Hieacuterarchie du Donneacute drsquoapres Gundel et al (1993)80
in focus gt activated gt familiar gt uniquely
indentifiable gt referential gt type identifiable
it
this
that
this N
that N the N indefinite this N a N
il ccedila
cela ceci ce N-ci
celui-lagrave celui-ci
ce N-lagrave lela N ce N(-ci) indeacutefini unune N
A noter que contrairement agrave lrsquoeacutechelle drsquoAriel celle-ci nrsquointegravegre pas les Npr Par contre elle
tient compte des SN indeacutefinis Selon les auteurs un reacutefeacuterent en focus est situeacute dans le centre
drsquoattention des interlocuteurs (current center of attention p 279) au sein de la meacutemoire agrave
court terme Crsquoest le statut requis pour lrsquoemploi des pronoms non accentueacutes (laquo unstressed
pronominals raquo) ou des anaphores zeacutero en anglais Le statut activeacute indique que le reacutefeacuterent agrave
rechercher se situe dans la meacutemoire agrave court terme mais pas forceacutement dans le centre
drsquoattention des interlocuteurs (I couldnrsquot sleep last night That kept me awake81
) Un reacutefeacuterent
familier signifie que lrsquoallocutaire possegravede une repreacutesentation particuliegravere du reacutefeacuterent au moins
dans la meacutemoire agrave long terme (I couldnrsquot sleep last night That dog (next door) kept me
awake) Dans le cas du statut uniquement identifiable lrsquoallocutaire doit pouvoir acceacuteder agrave une
repreacutesentation unique du reacutefeacuterent par le biais du N lexical que celle-ci existe preacutealablement
en meacutemoire ou non (I couldnrsquot sleep last night The dog (next door) kept me awake) Le statut
reacutefeacuterentiel implique pour lrsquoallocutaire lrsquoidentification drsquoun reacutefeacuterent correspondant agrave N et
signale que le locuteur srsquoattend agrave ce que lrsquoallocutaire construise une repreacutesentation particuliegravere
du reacutefeacuterent viseacute (I couldnrsquot sleep last night This dog (next door) kept me awake) Enfin
lrsquoallocutaire accegravede agrave la repreacutesentation drsquoun reacutefeacuterent identifiable quant au type drsquoentiteacute par le
biais de sa connaissance des eacuteleacutements lexicaux sans qursquoune repreacutesentation particuliegravere soit
preacutealablement connue (I couldnrsquot sleep last night A dog (next door) kept me awake) La
relation drsquoimplication unidirectionnelle signifie qursquoune entiteacute en focus est eacutegalement activeacutee
familiegravere uniquement identifiable reacutefeacuterentielle de mecircme qursquoidentifiable quant au type Degraves
lors une expression associeacutee agrave lrsquoun de ces statuts impliqueacutes peut en theacuteorie ecirctre utiliseacutee pour
reacutefeacuterer agrave un objet en focus par exemple un SN deacutefini pourrait ecirctre employeacute dans cette
situation Drsquoapregraves les auteurs les diverses possibiliteacutes se voient neacuteanmoins pragmatiquement
80
Cette figure est adapteacutee en franccedilais dans Gundel et al (2000) 81
Les exemples voueacutes agrave illustrer la distribution des formes en fonction des diffeacuterents statuts sont pour la plupart
forgeacutes Neacuteanmoins aux dires des auteurs la hieacuterarchie a eacuteteacute testeacutee et compareacutee entre plusieurs langues
(lrsquoanglais le mandarin le chinois le japonais lrsquoespagnol et le russe) sur un corpus diversifieacute (romans nouvelles
presse eacutecrite et orale conversations) avec des similitudes mais aussi certaines divergences par exemple dans
lrsquoemploi respectif des SN deacutemonstratifs ou indeacutefinis Il faut cependant reconnaicirctre avec Demol (2010 136-137)
que la meacutethodologie suivie nrsquoest pas rigoureusement deacutecrite les critegraveres releveacutes de maniegravere non systeacutematique
reposent sur la syntaxe la distance entre les mentions des jugements de pertinence ou la prise en compte du
savoir partageacute (Gundel et al 1993 291)
77
restreintes par la maxime de quantiteacute de Grice (1975) requeacuterant drsquoune part drsquoecirctre aussi
informatif que neacutecessaire drsquoautre part drsquoeacuteviter de donner plus drsquoinformations qursquoil ne faut
463 Bilan
Au-delagrave des divergences terminologiques meacutethodologiques ou theacuteoriques de ces modegraveles on
peut neacuteanmoins relever leur vocation unanime agrave doter les expressions reacutefeacuterentielles
drsquoinstructions univoques pour la reacutecupeacuteration reacutefeacuterentielle En cela ces approches se fondent
essentiellement sur lrsquoideacutee drsquoune adeacutequation des formes aux inteacuterecircts de lrsquoallocutaire en
releacuteguant au second plan drsquoautres aspects qui pourraient guider le choix du locuteur dans la
deacutesignation opeacutereacutee Par exemple au vu de donneacutees comme (63) (64) (68) (69) (70) (71)
ougrave le reacutefeacuterent rappeleacute a eacuteteacute reacutecemment introduit il nous semble contre-intuitif de justifier
lrsquoemploi du deacutemonstratif par le caractegravere moyennement accessible ou preacutealablement en retrait
du reacutefeacuterent De la mecircme maniegravere ni lrsquoaccessibiliteacute ni le statut cognitif ne parviennent agrave
expliquer lrsquoemploi drsquoun pronom personnel comme (77) mecircme en faisant intervenir des lois
pragmatiques (eg maxime de quantiteacute) Les usages qui srsquoen eacutecartent ne sont pas totalement
neacutegligeacutes82
par les auteurs mais ils sont traiteacutes comme des exceptions ndash ou laquo violations raquo
selon les termes des auteurs (Ariel 1990 200 Gundel et al 2000) ndash faisant intervenir des
pheacutenomegravenes drsquoimplications contextuelles ou drsquoaccommodation (cf infra ChII sect421)
Drsquoapregraves Apotheacuteloz (1995a 73-74) lrsquoemploi drsquoune expression reacutefeacuterentielle implique deux
processus lrsquoacte de reacutefeacuterence proprement dit et lrsquoacte de deacutenomination Dans les theacuteories
dominantes on part du principe que le dernier opegravere au service du premier autrement dit
qursquoon deacutenomme pour identifier Mais crsquoest oublier que la deacutenomination peut opeacuterer en vue
drsquoautres objectifs (par exemple un apport significatif drsquoinformation via un SN lexical agrave des
fins argumentatives ou agrave lrsquoinverse une sous-speacutecification agrave des fins de cryptage de
polyphonie etc) Or lrsquoappariement drsquoune forme linguistique agrave une modaliteacute cognitive
comme le postulent les eacutechelles contribue agrave notre sens agrave banaliser le proceacutedeacute reacutefeacuterentiel en
marginalisant les facteurs contextuels en jeu (rapport des interlocuteurs inteacuterecircts respectifs
genre de discours etc) Aussi sans nier totalement la pertinence de ces eacutechelles nous
preacutefeacuterons consideacuterer que les critegraveres cognitifs invoqueacutes constituent un paramegravetre au mecircme
titre que drsquoautres dans le recrutement drsquoune expression reacutefeacuterentielle
Pour deacutecrire plus scrupuleusement ces opeacuterations il est neacutecessaire de faire agrave preacutesent le point
sur les notions largement exploiteacutees drsquoanaphore et de deixis qui concernent la maniegravere dont
le reacutefeacuterent viseacute est porteacute agrave la connaissance des participants de lrsquointeraction mais qui
comportent selon les conceptions un certain nombre drsquoinconveacutenients theacuteoriques
82
Voir par exemple le chapitre 8 drsquoAriel (1990 198 sqq) intituleacute Special uses of accessibility markers ou
Gundel et al (2000 92-94)
78
79
5 Modes de deacutesignation reacutefeacuterentielle anaphore et deixis
Parmi les opeacuterations qui servent agrave reacutecupeacuterer un objet agrave partir de lrsquoespace commun aux
interlocteurs il est drsquousage en linguistique textuelle drsquoopposer deux modes de reacutefeacuterence selon
la maniegravere dont on accegravede au reacutefeacuterent La conception traditionnelle peut ecirctre qualifieacutee de
textualiste eacutetant donneacute qursquoelle fonde la distinction sur lrsquoaccegraves au reacutefeacuterent via le texte vs la
situation extralinguistique Une conception concurrente qursquoon peut appeler cognitive
invoque de son cocircteacute un critegravere de nouveauteacute ou de maintien du reacutefeacuterent dans le savoir partageacute
en lieu et place du critegravere textuelsituationnel On peut illustrer ces deux conceptions agrave travers
les exemples suivants repris de Kleiber (1992 614)
(96) Paul a enleveacute son chapeau Il avait trop chaud (p 614)
(97) Ce chien cherche son maicirctre (avec geste drsquoostension) (ibid)
Selon la conception textualiste on explique geacuteneacuteralement lrsquointerpreacutetation du pronom de 3e
personne en (96) par le renvoi agrave un anteacuteceacutedent dans lrsquoespace textuel en amont en lrsquooccurrence
le nom propre Paul en (97) au contraire le SN deacutemonstratif srsquointerpregravete agrave partir de
lrsquoenvironnement extralinguistique concomitant agrave lrsquoeacutenonciation Drsquoapregraves lrsquoapproche dite
cognitive au contraire lrsquoemploi de il en (96) se justifie par le maintien du reacutefeacuterent deacutejagrave eacutetabli
dans le savoir partageacute tandis qursquoen (97) lrsquoemploi du deacutemonstratif est favoriseacute par la volonteacute
drsquoinstaller un reacutefeacuterent au sein de lrsquoattention des interlocuteurs
Avant de preacutesenter plus en deacutetail ces deux approches ainsi que les problegravemes qursquoelles
soulegravevent nous nous proposons de remonter briegravevement aux sources des notions drsquoanaphore
et de deixis
51 Origine des notions drsquoanaphore et de deixis
Drsquoapregraves Bosch (1983) les premiers deacuteveloppements que lrsquoon trouve sur la notion drsquoanaphore
proviennent drsquoApollonius Dyscole grammairien grec drsquoAlexandrie du 2e siegravecle apregraves J-C
Dans son traiteacute sur les pronoms (Peri Antonymias) il mentionne le fonctionnement soit
deacuteictique soit anaphorique des pronoms (personnels et possessifs) et rattache la deixis agrave la
procircteacute gnocircsis (connaissance premiegravere) et lrsquoanaphore agrave la deuteacutera gnocircsis (connaissance
seconde) la deixis constituant la reacutefeacuterence agrave des objets nouveaux dans le discours lrsquoanaphore
celle agrave des objets deacutejagrave preacutesents dans le discours (Bosch 1983 5-6) Cette distinction
drsquoApollonius aurait eacuteteacute redeacutecouverte apregraves des siegravecles par Windisch (1869) dans le cadre
drsquoune eacutetude sur les pronoms relatifs et crsquoest cette conception devenue courante parmi les
speacutecialistes des langues indo-europeacuteennes contemporains qui preacutedominait encore au deacutebut du
20e siegravecle
83 (ibid 8) Selon Bosch (ibid 5-6) crsquoest une formulation laquo malheureuse raquo de
Windisch qui est responsable de lrsquointerpreacutetation actuelle assimilant la deixis agrave la reacutefeacuterence
situationnelle et lrsquoanaphore agrave la reacutefeacuterence intra-textuelle Lrsquoapproche drsquoApollonius et de
83
Voir par exemple Brugmann (1904) sur les pronoms deacutemonstratifs
80
Windisch serait en fait proche de celle en termes de donneacute et nouveau dans les theacuteories
cognitives plus reacutecentes (eg Chafe 1976 Clark amp Haviland 1977 Prince 1981 cf supra
sect46) Cela dit les notions drsquoanaphore et de deixis nrsquoeacutetaient pas particuliegraverement centrales ni
chez les grammairiens de lrsquoAntiquiteacute ni chez les indo-europeacuteanistes et leur servaient plutocirct
drsquoinstruments auxiliaires de description voueacutes agrave des objectifs de recherche particuliers (Bosch
1983 9)
52 Conception traditionnelle de lrsquoopposition anaphore vs deixis
Buumlhler (1934=2009) se profile comme un acteur important de la conception theacuteorique du
couple deixis-anaphore Parmi les proceacutedeacutes de pointage (Zeigen) il distingue le pointage
drsquoobjets (sachliches Zeigen) ou deixis (du grec lsquomontrerrsquo) du pointage syntaxique
(syntaktisches Zeigen) ou anaphore Le premier proceacutedeacute sert agrave reacutefeacuterer directement aux objets
du monde reacuteel (ou imaginaire = deixis am Phantasma) le second est utiliseacute pour pointer sur
des eacuteleacutements du contexte linguistique crsquoest-agrave-dire les expressions mecircmes du discours ou les
choses telles qursquoelles ont eacuteteacute caracteacuteriseacutees par les interlocuteurs dans le discours (p 563) Il
est agrave noter que pour Buumlhler lrsquoanaphore est une laquo deixis reacuteflexive raquo (p 561) ougrave le contexte
linguistique devient le champ deacuteictique (Zeigfeld) et ougrave les pointeurs laquo prennent en charge une
fonction deacuteictique qui assure un service interne raquo (p 563 nous soulignons) en pointant en
avant ou en arriegravere sur la chaicircne du discours Il y a lagrave une distinction nette de traitement entre
le processus de renvoi agrave un objet exteacuterieur au discours ou agrave un objet mentionneacute Lrsquoopposition
entre reacutefeacuterence extra-linguistique et intra-linguistique est ainsi bien eacutetablie on fait deacutesormais
comme si la deacutesignation drsquoun objet de lrsquoenvironnement exteacuterieur eacutetait drsquoun autre ordre que la
deacutesignation drsquoun objet du discours
Cependant la relation inclusive proposeacutee par Buumlhler faisant de lrsquoanaphore un sous-type de
deixis est rarement mise au premier plan et les scheacutemas classiques tendent agrave induire une
interpreacutetation eacutequipollente des concepts Le lien de parenteacute est surtout mis en eacutevidence dans le
processus drsquoeacutemergence de lrsquoanaphore Lyons (1977 667-671) montre que les emplois
anaphoriques des deacutemonstratifs proximaux et distaux deacutependent de leur composante
premiegraverement deacuteictique De mecircme Halliday amp Hasan (1976 32) et Fraser amp Joly (1980 25)
reconnaissent la primauteacute de la reacutefeacuterence extra-textuelle (appeleacutee exophore) sur la reacutefeacuterence
intra-textuelle (appeleacutee endophore) laquo exophore et endophore sont organiquement lieacutees celle-
ci eacutetant issue de celle-lagrave raquo (ibid 25) Drsquoailleurs pour ces derniers le pheacutenomegravene de deixis
constitue un systegraveme de repeacuterage spatio-temporel qui recouvre aussi bien lrsquoexophore que
lrsquoendophore
Il nrsquoen reste pas moins que drsquoapregraves leurs scheacutemas comme drsquoapregraves certains de leurs propos les
deux modes de reacutefeacuterence (selon la localisation du reacutefeacuterent) sont constamment mis dos agrave dos
plutocirct que preacutesenteacutes dans une relation inclusive
[l]inguistiquement un objet peut avoir deux lieux drsquoexistence hors du discours ou en discours On est du mecircme coup ameneacute agrave distinguer deux types
81
de reacutefeacuterence celle qui renvoie agrave un objet dont le lieu drsquoexistence est extra-discursif et que nous nommons exophore et celle qui renvoie agrave un objet dont le lieu drsquoexistence est intra-discursif et agrave laquelle nous donnons le nom drsquoendophore (ibid 24)
Lrsquoun des scheacutemas repreacutesentatifs agrave cet eacutegard est celui drsquoHalliday amp Hasan (1976 33) issu de
leur ouvrage consacreacute agrave la probleacutematique de la coheacutesion textuelle
Figure 4 Scheacutema des modaliteacutes reacutefeacuterentielles drsquoapregraves Halliday amp Hasan (1976)
A noter que les auteurs emploient ici le nom drsquoanaphore au sens strict pour deacutesigner un sous-
type drsquoendophore celui ougrave laquo lrsquoanteacuteceacutedent raquo autrement dit lrsquoexpression agrave laquelle il convient
de se reporter pour lrsquointerpreacutetation est situeacute en amont dans le texte Le terme drsquoanaphore
srsquooppose agrave celui de cataphore ougrave lrsquoexpression reacutefeacuterentielle deacutepend drsquoun segment situeacute en aval
conformeacutement agrave lrsquoeacutetymologie du mot84
53 Lrsquoanaphore sous lrsquoangle textualiste
Cette conception de lrsquoanaphore perccedilue comme un pheacutenomegravene de deacutependance interpreacutetative
asymeacutetrique entre deux expressions linguistiques a eacuteteacute largement diffuseacutee en linguistique et en
didactique des langues en particulier agrave la suite de lrsquoouvrage drsquoHalliday amp Hasan Aux yeux
de ces derniers (ibid 31) le proceacutedeacute coheacutesif par excellence est laquo lrsquoendophore raquo marquant la
continuiteacute reacutefeacuterentielle au fil du texte construit Cette approche reposant crucialement sur une
opeacuteration de repeacuterage segmental dans la chaicircne textuelle ne va pas sans soulever bon nombre
drsquoobjections comme on le verra infra (sect54) Avant de les formuler il est cependant
neacutecessaire drsquoexaminer les tenants et aboutissants de lrsquoobjet en question
Pour deacutecrire le lien qui unit un eacuteleacutement anaphorique agrave une expression agrave reacutecupeacuterer en amont
dans lrsquoenvironnement textuel il est drsquousage de dire qursquoil reacutefegravere agrave son anteacuteceacutedent (Lyons
1977 660) Maillard (1974) recourt drsquoailleurs au terme de laquo reacutefeacutereacute raquo pour deacutesigner
lrsquoanteacuteceacutedent85
Cet emploi du verbe reacutefeacuterer correspond en fait agrave celui du verbe latin lsquoreferrersquo
dont il provient lui-mecircme traduit du grec lsquoanaphereinrsquo composeacute de lsquoana-rsquo (en haut en
84
Voir aussi chez Maillard ougrave la notion de diaphore ndash la reacutefeacuterence au contexte linguistique ndash recouvre les cas de
lrsquoanaphore et de la cataphore selon la localisation respective de ce qursquoil appelle le laquo reacutefeacutereacute raquo (Maillard 1974) 85
Appeleacute ailleurs source seacutemantique (Tesniegravere 1959 85-87) Apotheacuteloz (1995a 310) relegraveve eacutegalement les noms
drsquointerpreacutetant et de controcircleur
Reference
[situational]
exophora [textual]
endophora
[to preceding text]
anaphora
[to following text]
cataphora
82
arriegravere ou de nouveau) et lsquophereinrsquo (porter) litteacuteralement lsquoreporter plus hautrsquo ou lsquoreacutepeacuteterrsquo86
Dans la perspective adopteacutee lrsquoanaphorique renvoie donc agrave un anteacuteceacutedent preacutesent dans le
contexte linguistique en amont (ou en aval pour son fonctionnement cataphorique) Ce sens
du verbe reacutefeacuterer est agrave distinguer de lrsquoacception laquo philosophique raquo du verbe renvoyant agrave lrsquoacte
de deacutesignation drsquoun objet du monde (Lyons 1977 660) Drsquoapregraves cette seconde acception le
pronom ne reacutefegravere pas agrave son anteacuteceacutedent mais au reacutefeacuterent de cet anteacuteceacutedent Cornish (2010
212-213) critique agrave cet eacutegard lrsquoemploi du verbe reacutefeacuterer pour deacutesigner la relation qui lie
directement un anaphorique agrave son anteacuteceacutedent Une variante du verbe reacutefeacuterer au sens
eacutetymologique est le verbe reprendre ou sa nominalisation On recourt ainsi couramment aux
termes reprise anaphorique dans les eacutetudes linguistiques comme dans les grammaires (voire
de substitution ou suppleacuteance dans le cas du pronom cf infra sect31) etc En tout cas cette
terminologie reflegravete bien le processus de repeacuterage textuel invoqueacute
un segment de discours est anaphorique lorsqursquoil est neacutecessaire pour lui donner une interpreacutetation (mecircme simplement litteacuterale) de se reporter agrave un autre segment du mecircme discours (Ducrot amp Todorov 1979 358)
Les expressions anaphoriques se reacutevegravelent de la sorte seacutemantiquement deacutependantes87
autrement dit elles se preacutesentent comme reacutefeacuterentiellement incomplegravetes
Les expressions anaphoriques se reconnaicirctraient donc au fait qursquoelles sont non satureacutees reacutefeacuterentiellement isoleacutees de lrsquoenvironnement ougrave elles recrutent une expression permettant de fixer leur reacutefeacuterence elles seraient ressenties comme incomplegravetes car impropres agrave constituer agrave elles seules un objet de discours autonome (Charolles 1991 209)
De mecircme pour Tesniegravere (1959 86) un anaphorique est un mot preacutealablement vide qui
devient seacutemantiquement plein degraves qursquoil entre en connexion anaphorique avec un autre mot Il
use agrave cet eacutegard drsquoune image eacuteclairante
on peut comparer avantageusement les anaphoriques agrave des ampoules eacutelectriques qui ne srsquoallument que lorsque le fil qui les alimente est mis en contact avec la source drsquoeacutelectriciteacute Il y a lagrave en quelque sorte une prise de courant seacutemantique (ibid 90)
On peut rapprocher de cette comparaison la notion de laquo chaicircnes de reacutefeacuterence raquo (Chastain
1975) Corblin (1987c 7) exploite cette notion pour laquo deacutepasser les contextes de simple
succession de deux termes auxquels se limite le plus souvent le linguiste qui sort du domaine
phrastique raquo De mecircme Schnedecker (1997 8) recourt agrave la notion pour deacutesigner une
succession drsquoexpressions coreacutefeacuterentielles initieacutees par une forme lexicale afin drsquoeacutetudier
comment les diffeacuterents maillons drsquoune chaicircne contribuent au laquo continuum textuel raquo Lrsquoobjectif
est drsquoexaminer les diffeacuterents types de chaicircnes et leurs composantes lexicales leur rocircle dans
lrsquoorganisation textuelle leur imbrication leur sensibiliteacute au genre discursif ou encore agrave
lrsquoeacutepoque (Schnedecker amp Landragin 2014)
86
Drsquoougrave le deacuteveloppement en rheacutetorique de son sens de reacutepeacutetition stylistique en deacutebut drsquoeacutenonceacute 87
Dans le mecircme esprit Kleiber (1994b 47) eacutevoque dans ce sens la notion de laquo deacutesignateurs seconds raquo pour les
pronoms anaphoriques
83
En somme la conception de lrsquoanaphore comme la manifestation drsquoune deacutependance
interpreacutetative entre un eacuteleacutement incomplet (lrsquoanaphorique) envers une expression laquo donatrice raquo
(lrsquoanteacuteceacutedent) est celle en vigueur dans les usuels de grammaire ou de linguistique mais aussi
dans la plupart des modegraveles formels computationnels et psycholinguistiques ougrave le repeacuterage
segmental constitue un enjeu primordial88
54 Limites drsquoune approche textualiste de lrsquoanaphore
Si lrsquoapproche de lrsquoanaphore dans une perspective textuelle a lrsquoavantage de consideacuterer les
rapports reacutefeacuterentiels au-delagrave de lrsquoenchaicircnement de deux eacutenonceacutes concomitants ouvrant ainsi
lrsquoanalyse agrave lrsquoempan drsquoun texte authentique et agrave sa coheacutesion le processus interpreacutetatif sous-
jacent reste critiquable89
En effet il implique une remonteacutee pour le destinataire de la
laquo chaicircne de reacutefeacuterence raquo jusqursquoagrave la deacutecouverte de lrsquooccurrence initiale (eg Brown amp Yule
1983 chap 6) Drsquoailleurs dans le cadre de lrsquooral la trace auditive et sa disparition sont
instantaneacutees (Cornish 2010b) il paraicirct degraves lors invraisemblable drsquoinvoquer une meacutemorisation
des eacutenonceacutes ou une identification des segments en cause (Valentin 1985) Lrsquoexemple suivant
illustre la difficulteacute de remonter mecircme agrave lrsquoeacutecrit agrave une expression initiale bien deacutefinie
(98) On lui avait offert un harmonica et il a commenceacute agrave jouer et agrave retranscrire tous les
thegravemes qursquoil entendait agrave la radio Il est sorti de lrsquohocircpital passionneacute de jazz Deux ou
trois copains lui ont expliqueacute ce qursquoeacutetaient les grilles drsquoharmonie et il a appris le
solfegravege comme ccedila Alors il a eu une ideacutee faire un grand orchestre en France comme
Woody Herman Ce qui est extraordinaire crsquoest qursquoil a presque reacuteussi Il a embaucheacute
au theacuteacirctre Mouffetard vingt-cinq musiciens tous excellents et il a commenceacute agrave les
faire reacutepeacuteter pour enregistrer un disque Les reacutepeacutetitions eacutetaient publiques et nous y
sommes alleacutes Il y avait des musiciens qui sonnaient fantastiquement Il y avait un
arrangement qui srsquoappelait Pithecanthropus Erectus mais je me trompe peut-ecirctre
parce que je crois que Mingus a fait la mecircme chose Plus ccedila continuait moins de
musiciens venaient En effet crsquoeacutetaient tous des premiers prix de conservatoire qui
avaient eacuteteacute engageacutes pour reacutepeacuteter pour un disque qursquoils ne voyaient pas venir Et je ne
sais pas ce que crsquoest devenu ce truc mais en tout cas cela sonnait merveilleusement
(Perec G Entretiens et confeacuterences II [1979-1981] 2003 lt Frantext)
Le reacutefeacuterent viseacute successivement par ce truc et cela se construit agrave partir drsquoun nombre important
drsquoobjets et de relations entre eux Il srsquoavegravere ainsi vain de cibler dans ce cas un eacuteleacutement
initiateur
88
Ce repeacuterage de lrsquoanteacuteceacutedent srsquoexplique par des objectifs speacutecifiques aux domaines dont voici deux
illustrations (respectivement en TAL et en psycholinguistique) laquo Lrsquoanaphore est une relation linguistique entre
deux entiteacutes textuelles deacutefinie lorsqursquoune entiteacute textuelle (lrsquoanaphore) renvoie agrave une autre entiteacute du texte
(lrsquoanteacuteceacutedent) Comme la preacutesence drsquoanaphores deacutegrade consideacuterablement les performances des systegravemes de
TAL la question de leur reacutesolution est eacutetudieacutee depuis longtemps raquo (Weissenbach amp Nazarenko 2007 146)
laquo [hellip] third-person pronouns typically have explicit antecedents in the preceding text [hellip] Our question is does
an Institutional They cause a processing problem It has been demonstrated that there are costs for missing
antecedents [hellip] raquo (Sanford et al 2008 372-373) 89
Voir agrave cet eacutegard les critiques de Valentin (1985) ou par exemple de Cornish (2010a 2017)
84
On peut eacutegalement mettre en cause la meacutetaphore de la laquo chaicircne raquo dans le sens ougrave elle appuie
lrsquoideacutee drsquoimmuabiliteacute et drsquohomogeacuteneacuteiteacute drsquoune seacutequence de laquo chaicircnons raquo ou laquo maillons raquo
interdeacutependants et bien identifieacutes Elle donne lrsquoimpression que les relations de coreacutefeacuterence
sont controcircleacutees et deacutetermineacutees agrave la base Bien que cette notion puisse sembler fonctionnelle
pour lrsquoanalyse de types de textes particuliers (Schnedecker 2014) elle nous paraicirct mal refleacuteter
les usages reacuteels des locuteurs a fortiori si lrsquoon tient compte de lrsquooral spontaneacute ougrave la gestion
de la reacutefeacuterence srsquoeffectue sur le vif avec toutes les approximations que cela peut comporter
Lrsquoavegravenement des bases de donneacutees et lrsquointeacuterecirct pour les descriptions linguistiques en contexte
inteacutegrant des aspects pragmatiques communicatifs et interactionnels du discours a contribueacute
agrave remettre en cause cette approche essentiellement segmentale de lrsquoanaphore (nominale ou
pronominale) La notion drsquoanteacuteceacutedent et surtout le rocircle qursquoon lui attribue en prennent
seacuterieusement pour leur grade au vu des situations suivantes
i) les cas de laquo discordances morpho-syntaxiques seacutemantiques etou
reacutefeacuterentielles raquo ([Reichler-]Beacuteguelin 1988 18)
(99) La couleur crsquoest la liberteacute Elles se meacutelangent se superposent srsquoopposent et se
reacutepondent (Marie Claire avril 1993 deacutebut de texte lt Beacuteguelin 1997a 34)
Dans un exemple de ce type en effet le pronom affiche non seulement un laquo deacutesaccord raquo
morphologique avec laquo lrsquoanteacuteceacutedent raquo mais teacutemoigne eacutegalement drsquoune modification implicite
de perception du reacutefeacuterent (drsquoabord appreacutehendeacute comme un type puis comme la classe de ses
occurrences) Le processus interpreacutetatif ne peut donc se limiter agrave un simple pheacutenomegravene de
reprise
ii) Les cas ougrave tout comme en (98) supra un anteacuteceacutedent est difficilement
deacutelimitable
(100) Quelques camions faisaient des aller et retour entre la montagne et la ville Mais ces
navettes demeuraient eacutevidemment deacuterisoires (Le Monde 9 4 1991 lt [Reichler]-
Beacuteguelin 1995a)
Le choix lexical de lrsquoanaphorique ces navettes repose non seulement sur le SN quelques
camions mais aussi crucialement sur la preacutedication lsquofaire des aller et retourrsquo Considegravere-t-on
le SN le preacutedicat ou alors lrsquoeacutenonceacute entier comme laquo lrsquoanteacuteceacutedent raquo La deacutelimitation drsquoun
segment responsable de lrsquointerpreacutetation demeure ainsi incertaine
iii) Les cas ougrave un anteacuteceacutedent est absent
(101) on a fait aussi un saut en parachute agrave San Diego | _ | ceacutetait assez euh | _ |assez
incroyable surtout que | _ | ouais deacutejagrave on arrive lagrave-bas euh | _ | ils nous ont presque pas
donneacute dexplications | _ | et puis euh tout dun coup ils nous mettent un | _ | un espegravece
de gros euh | _ | un espegravece de gros baudrier avec deux grosses sangles qui passent sur
les eacutepaules (oral ofrom)
85
Dans lrsquoexemple (101) il nrsquoy a tout bonnement aucun anteacuteceacutedent agrave rattacher agrave lrsquoeacuteleacutement dit
anaphorique Face agrave ce genre de situations la notion drsquoanteacuteceacutedent se montre inopeacuterante ou
neacutecessite des ajustements fondamentaux90
Cornish (1999 41 sqq) recourt pour sa part agrave la notion de deacuteclencheur drsquoanteacuteceacutedent
(antecedent trigger) qui deacutesigne le support segmental pour autant qursquoil existe qui a rendu
disponible agrave un moment donneacute le reacutefeacuterent viseacute par lrsquoanaphorique91
Mais il montre au-delagrave du
rocircle du deacuteclencheur que ce sont avant tout les proprieacuteteacutes seacutemantico-reacutefeacuterentielles intrinsegraveques
de lrsquoexpression anaphorique et son contexte preacutedicatif qui orientent au deacutepart lrsquointerpreacutetation
reacutefeacuterentielle La notion drsquoanteacuteceacutedent au sens traditionnel ne tient ainsi pas compte de lrsquoaspect
eacutevolutif de lrsquoobjet-de-discours entre le moment de son introduction et son rappel lrsquoeacutevolution
dynamique eacutetant une caracteacuteristique fondamentale des approches constructivistes de la
reacutefeacuterence et permettant drsquoexpliquer les nombreux changements observeacutes (entre autres Cornish
ibid Apotheacuteloz 1995b Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1995 Beacuteguelin 1997a 1997b Berrendonner
1983 Berrendonner 1990a Corminboeuf 2011 Groupe de Fribourg 2012 etc) Les quelques
exemples ci-dessus reflegravetent ainsi pleinement ce point de vue ougrave lrsquoeacuteleacutement anaphorique nrsquoa
pas agrave ecirctre consideacutereacute comme un eacuteleacutement simplement subordonneacute agrave un autre segment Au
contraire il est doteacute de caracteacuteristiques seacutemantico-reacutefeacuterentielles propres et susceptible de
(re)configurer lrsquoobjet en contexte
55 Conception cognitive de lrsquoopposition anaphore vs deixis
Un autre problegraveme souleveacute agrave lrsquoeacutegard de la conception textualiste de lrsquoanaphore et partant de
son opposition agrave la deixis comme reacutefeacuterence extra-textuelle est que la distinction ne se veacuterifie
pas au niveau de la distribution des expressions reacutefeacuterentielles un grand nombre de formes
(SN deacutefinis deacutemonstratifs pronoms personnels et possessifs de 3e personne etc) endossent
en discours les deux rocircles autrement dit fonctionnent aussi bien laquo deacuteictiquement raquo
qursquolaquo anaphoriquement raquo
Non seulement les expressions recruteacutees comme anaphoriques ou deacuteictiques par le critegravere de localisation ne sont pas homogegravenes mais encore elles ne sont pas speacutecialiseacutees pour lrsquoune ou lrsquoautre tacircche Crsquoest dire que si lrsquoon srsquoen tient au seul critegravere du lieu de reacutesidence il nrsquoy a aucune expression qui ne soit uniquement anaphorique et aucune expression qui ne soit uniquement deacuteictique
92 Article deacutefini adjectif et pronom deacutemonstratif adjectif possessif
pronom personnel de la troisiegraveme personne connaissent en effet les deux types drsquoemplois [hellip] (Kleiber 1992 616)
90
Voir notamment [Reichler-]Beacuteguelin (1995a) et Cornish (2010b) pour une critique des approches segmentales
de lrsquoanaphore 91
Quant agrave la notion drsquoanteacuteceacutedent Cornish (1999 44 sqq) la redeacutefinit au niveau du contenu (laquo discourse model
description raquo) Il deacutecrit sa fonction de la maniegravere suivante laquo providing a full interpetation for the semantically
non-autonomous anaphor raquo 92
Il faut cependant reconnaicirctre que les indices personnels de 1egravere
et 2e personnes font exception agrave ce double
fonctionnement renvoyant aux participants de lrsquoeacutenonciation bien que lrsquoidentiteacute de lrsquoeacutenonciateur doive parfois
ecirctre infeacutereacutee (cf supra sect44)
86
Un traitement eacuteclateacute des formes reacutefeacuterentielles apparaicirct ainsi comme une analyse trop coucircteuse
agrave laquelle drsquoaucuns preacutefegraverent renoncer Le nœud du problegraveme se situe dans le critegravere de
localisation du reacutefeacuterent (extra- ou intra-linguistique) manifestement non opeacuteratoire pour
lrsquoanalyse A celui-ci certains chercheurs preacutefegraverent un critegravere drsquoordre cognitif un retour aux
sources selon Bosch (1983) vers la conception drsquoApollonius Dyscole drsquoapregraves laquelle (cf
supra 51) la deixis est le mode drsquoaccegraves agrave une connaissance nouvelle tandis que lrsquoanaphore est
le mode de maintien drsquoun reacutefeacuterent deacutejagrave connu Lyons (1977 673) srsquoinscrit dans cette
approche
[a]naphora presupposes that the referent should already have its place in the universe-of-discourse Deixis does not indeed deixis is one of the principal means open to us of putting entities into the universe-of-discourse so that we can refer to them subsequently
De mecircme Ehlich (1982) deacutefinit de la sorte les deux opeacuterations reacutefeacuterentielles
The anaphoric procedure is a linguistic instrument for having the hearer continue (sustain) a previously established focus towards a specific item on which he had oriented his attention earlier (p 330)
The deictic procedure is a linguistic instrument for achieving focusing of the hearerrsquos attention towards a specific item which is part of the respective deictic space (deiktischer Raum) (p 325)
Dans la fouleacutee de ces travaux Cornish (2010a) propose une eacutechelle de phoriciteacute ou
drsquoindexicaliteacute sur laquelle il place les diffeacuterentes formes linguistiques selon leur degreacute
drsquoanaphoriciteacute ou de deacuteicticiteacute certaines expressions sont voueacutees respectivement au
maintien de lrsquoattention sur un objet drsquoautres au revirement de lrsquoattention sur un eacuteleacutement
reacutefeacuterentiel nouveau
Figure 5 Echelle de phoriciteacute drsquoapregraves Cornish (2010a)
Deixis Anaphore
jeme tute icimaintnt lagravealors ce N-ci ce N-lagrave celui-ci celui-lagrave le N illehellip se
p1egravere2egravemep gt AdvdmP gt [AdvdmD gt SNdmP gt SNdmD gt pdmP gt pdmD gt SNdf] gt p3egravemep gt pR3egraveme lt-------------------------------anadeixis----------------------------gt
Entre les deux pocircles certaines formes manifestent les deux proprieacuteteacutes (situation appeleacutee
anadeixis) dont lrsquoeffet est de placer au centre de lrsquoattention un reacutefeacuterent jusque-lagrave en retrait
Cornish commente lrsquoexemple suivant
(102) Acircgeacute de 19 ans Adrien (Thomas Langmann) mecircleacute agrave un vol drsquoargent srsquoenfuit de
Bordeaux ougrave il vit avec sa megravere et arrive agrave Paris chez son pegravere Cleacutement (Jean-Pierre
Leacuteaud) qursquoil nrsquoa pas vu depuis quatre ans Ce pegravere est un ecirctre immature qui se
raccroche agrave sa jeunesse perdue en ayant une maicirctresse de 19 ans Louise (Judith
Godregraveche) Elle recircve de devenir comeacutedienne ou tout au moins speakerine agrave la
teacuteleacutevision Cleacutement ne perd pas une occasion de la rabaisser Pour tenir elle se drogue
(hellip) (Le Monde Suppleacutement Radio ndashTeacuteleacute 29-30 avril 2007 lt ibid 123)
87
Dans cet exemple lrsquousage de il est deacutecrit comme typiquement anaphorique car maintenant au
centre de lrsquoattention un reacutefeacuterent bien eacutetabli agrave savoir lrsquoindividu nommeacute Adrien Le SN
deacutemonstratif ce pegravere drsquoapregraves Cornish est anadeacuteictique en ce qursquoil reacutefegravere agrave un individu moins
imposant dans lrsquoattention des interlocuteurs bien que reacutecemment introduit le SN a ainsi pour
fonction de reacutecupeacuterer ce reacutefeacuterent en retrait pour le placer au centre de lrsquoattention de mecircme
qursquoil a une fonction deacutesambiguiumlsatrice (deux reacutefeacuterents eacutetant en concurrence) A cet eacutegard
lrsquoauteur juge maladroit lrsquoemploi du pronom elle plus bas pour deacutesigner un reacutefeacuterent au statut
semblable crsquoest-agrave-dire qui vient drsquoecirctre introduit mais encore non central dans lrsquoattention des
lecteurs A ses yeux une expression anadeacuteictique telle que celle-ci ou cette derniegravere
semblerait laquo plus naturel[le] raquo
Comme nous lrsquoavons deacutejagrave releveacute supra (sect463) agrave lrsquoeacutegard drsquoautres modegraveles fondeacutes sur un
critegravere cognitif93
il nous paraicirct cependant regrettable de traiter lrsquoemploi drsquoune expression sur
cette seule dimension en lrsquooccurrence les critegraveres de continuiteacute de lrsquoattention ou de
nouveauteacute pour relever apregraves coup lrsquoinadeacutequation de donneacutees qui srsquoen eacutecartent A nos yeux
lrsquoexemple (102) illustre davantage la diversiteacute des paramegravetres qui peuvent favoriser lrsquoemploi
de telle ou telle expression Ainsi sans preacutejuger drsquoune quelconque adeacutequation il nous paraicirct
tout agrave fait inteacuteressant de constater que deux reacutefeacuterents peuvent preacuteciseacutement induire des moyens
de reacutecupeacuteration diffeacuterents (ce pegravere vs elle) alors qursquoils ont eacuteteacute introduits dans des conditions
tregraves semblables en (102) agrave savoir une activation reacutecente parmi drsquoautres reacutefeacuterents deacutejagrave eacutetablis
dans un type de progression lineacuteaire (Combettes 1983) ougrave le laquo rhegraveme raquo drsquoun eacutenonceacute devient
laquo thegraveme raquo de lrsquoeacutenonceacute successif selon la terminologie de lrsquoeacutecole de Prague Il conviendrait en
outre de voir si dans le genre discursif en question (synopsis de film) ce type de progression
peut ecirctre mis au service drsquoeffets de point de vue dans la preacutesentation des personnages94
Pour en revenir agrave lrsquoextrait tandis que lors du premier pointage (ce pegravere) la concurrence des
reacutefeacuterents potentiels favorise sans doute lrsquoemploi drsquoune forme lexicalement deacutesambiguiumlsatrice
la forme Elle est jugeacutee quant agrave elle suffisamment univoque pour atteindre la cible et mecircme
reacutealiser la laquo rupture de thegraveme raquo A noter par ailleurs qursquoil nrsquoest ici pas exclu que le pronom
soit de type disjoint95
Quoi qursquoil en soit en mettant en jeu des reacutefeacuterents au statut drsquoactivation
analogue mais rappeleacutes par des moyens diffeacuterents cet extrait montre justement que les
facteurs qui pegravesent sur le choix de la forme ne peuvent ecirctre rameneacutes au seul critegravere cognitif
Drsquoapregraves lrsquoeacutechelle proposeacutee en outre on ne voit pas tregraves bien en quoi les pronoms je ou tu
introduisent des reacutefeacuterents nouveaux dans le discours eacutetant donneacute qursquoen geacuteneacuteral ils renvoient
au locuteur et agrave lrsquointerlocuteur de lrsquoeacutenonciation en cours donc agrave des reacutefeacuterents ou rocircles eacutetablis
93
Entre autres speacutecificiteacutes theacuteoriques et meacutethodologiques les modegraveles drsquoAriel (1988) et de Gundel et al (1993)
nrsquoexploitent pas directement les notions drsquoanaphoredeixis 94
Beacuteguelin (2013) montre dans une eacutetude sur lrsquoemploi des pronoms de 3e personne chez Flaubert que ce genre
de rupture du thegraveme par progression lineacuteaire cher agrave lrsquoauteur par ailleurs critiqueacute par Proust contribue agrave la
creacuteation de divers effets discursifs (point de vue maintien drsquoune eacutequivoque etc) 95
Comme dans cet exemple Lui recircve de liberteacute et de grands espaceshellip (preacutesentation drsquoune piegravece de theacuteacirctre
httpwwwtheatre-poudrierechles-accueilssaison-2016-2017a-venir)
88
dans le savoir partageacute par le fait de lrsquoeacutenonciation mecircme En cela ils sont certes token-
reacuteflexifs mais lrsquoaspect laquo nouveau raquo nous paraicirct loin drsquoecirctre eacutevident dans le processus
56 Bilan
Lrsquoopposition anaphore-deixis on le voit soulegraveve de seacuterieux problegravemes et est souvent source
de confusion Ni la conception traditionnelle se fondant sur lrsquoopposition textesituation ni
lrsquoapproche cognitive deacuteplaccedilant lrsquoaxe sur le critegravere nouveauteacutemaintien du reacutefeacuterent ne
parviennent agrave expliquer la distribution des expressions reacutefeacuterentielles A notre avis la raison en
est la prise en compte drsquoune seule dimension lagrave ougrave de nombreux paramegravetres contextuels
entrent en jeu En somme nous ne nions pas lrsquointervention de paramegravetres cognitifs mais il
nous semble que leur rocircle doit ecirctre relativiseacute afin drsquooffrir une place plus importante agrave des
facteurs plus conjoncturels de lrsquoeacutenonciation en cours En appariant une proceacutedure agrave une forme
particuliegravere on donne agrave croire que crsquoest lrsquoexpression elle-mecircme qui confegravere une certaine
nature au reacutefeacuterent96
(ineacutedit donneacute etc) alors que crsquoest eacutevidemment le contexte (cf infra
sect633) dans son ensemble qui deacutetermine la place de celui-ci dans le discours et son rapport
aux autres objets En accordant trop drsquoimportance agrave un seul type de critegravere on court ainsi le
risque drsquoeacutetablir une norme agrave partir de laquelle on eacutevalue les usages et celui de marginaliser
ceux qui srsquoen eacutecartent Malgreacute nos reacuteserves agrave lrsquoeacutegard de lrsquoeacutechelle proposeacutee nous nous sentons
davantage en accord avec les observations de Cornish (agrave par) sur lrsquointervention cruciale de
paramegravetres lieacutes agrave la subjectiviteacute lrsquointersubjectiviteacute et la polyphonie dans le choix des
expressions
Par ailleurs il nous semble que les proprieacuteteacutes communes agrave la deixis et agrave lrsquoanaphore
meacuteriteraient une plus grande attention plutocirct qursquoun traitement systeacutematiquement oppositif
Dans tous les cas on observe en effet un proceacutedeacute de pointage vers un reacutefeacuterent (cf
lrsquoeacutetymologie du terme deixis) dont certes le mode drsquoaccegraves (situation immeacutediate infeacuterence
texte etc) peut varier Mais si les mecircmes expressions permettent lrsquoaccegraves agrave des reacutefeacuterents issus
de diverses sources ne devrait-on pas conclure drsquoabord au-delagrave des speacutecificiteacutes seacutemantiques
illustreacutees supra (sect4) agrave un processus fondamentalement commun
Srsquoil fallait retenir un aspect de lrsquoopposition anaphore-deixis nous invoquerions la piste de la
token-reacuteflexiviteacute proposeacutee par Kleiber (1992 623) En effet parmi les expressions donnant
lrsquoinstruction de renvoyer agrave un objet appartenant au savoir partageacute nous avons releveacute supra
(sect4) la nature token-reacuteflexive qui caracteacuterise certaines drsquoentre elles Par exemple un pronom
comme je agrave lrsquoinverse de il implique neacutecessairement la prise en compte de sa propre
occurrence pour son interpreacutetation (sans qursquoil y ait pour autant de nouveauteacute agrave cet eacutegard cf
Cornish ci-dessus) le locuteur reacuteflexivement deacutesigneacute eacutetant partie prenante de lrsquoeacutenonciation en
cours Pour le reste nous prenons nos distances aussi bien vis-agrave-vis de lrsquoapproche selon la
localisation du reacutefeacuterent que de lrsquoapproche en termes de nouveauteacutecontinuiteacute car nous
96
Voir Kibrik (2011 389) pour une critique similaire de la circulariteacute des certaines approches cognitives
laquo [hellip] they infer referent activation from the form of reference raquo
89
consideacuterons que chaque emploi est le reacutesultat drsquoun calcul plurifactoriel tenant compte des
strateacutegies et besoins des locuteurs selon divers objectifs communicationnels
90
91
6 Vers un modegravele constructiviste du discours
Dans les sections preacuteceacutedentes nous avons preacutesenteacute un certain nombre de fondements et
drsquooutils ancreacutes dans la tradition seacutemantique qui traite des expressions reacutefeacuterentielles Il nrsquoest
peut-ecirctre pas inutile agrave ce stade de clarifier les preacuteoccupations respectives des divers acteurs
qui srsquoillustrent dans le domaine de la reacutefeacuterence Ce sont les philosophes les premiers qui se
sont inteacuteresseacutes au lien entre langage et monde exteacuterieur et agrave la capaciteacute pour celui-lagrave de
repreacutesenter celui-ci (cf supra sect2) Dans leur perspective une attention toute particuliegravere est
consacreacutee aux notions fondamentales de veacuteriteacute et de validiteacute des eacutenonceacutes de mecircme qursquoaux
questions drsquoidentiteacute ou encore de croyance Dans la mesure ougrave le langage est voueacute agrave refleacuteter le
monde il va de soi que la mesure de sa conformiteacute et la quecircte de la veacuteriteacute en deacutebusquant les
obstacles restent au cœur des preacuteoccupations philosophiques
En linguistique la seacutemantique est fortement tributaire de ces ideacutees mais lrsquointeacuterecirct porte
davantage sur les conditions drsquoemploi des expressions reacutefeacuterentielles On se demande par
exemple quel est le sens veacutehiculeacute par telle ou telle expression par opposition agrave telle autre dans
un mecircme eacutenonceacute ou entre deux eacutenonceacutes On juge eacutegalement la plausibiliteacute de tel ou tel emploi
dans un univers drsquointerpreacutetation en fonction de lrsquoeacutetat du monde Diverses manipulations
drsquoeacutenonceacutes sont soumises agrave lrsquointuition du linguiste afin de mettre au jour les diverses
contraintes inscrites dans le signifieacute des formes eacutetudieacutees
Si lrsquoon se donne pour objectif comme dans ce travail de deacutecrire les opeacuterations de reacutefeacuterence
en discours il est neacutecessaire de se doter drsquooutils adeacutequats pour rendre compte au-delagrave des
contenus laquo litteacuteraux raquo et de la fonction significative des expressions des facteurs contextuels
qui deacuteterminent leur emploi dans une interaction Nous partons ainsi de lrsquoideacutee eacuteleacutementaire que
les participants drsquoune interaction verbale mettent en œuvre un discours dont la fonction est de
creacuteer un ensemble de repreacutesentations partageacutees (Groupe de Fribourg 2012 22-23) Dans le
dernier quart du XXe siegravecle se sont deacuteveloppeacutees sur la reacutefeacuterence et sur la nature du discours
des reacuteflexions qui se deacutemarquent des cadres de repreacutesentation logique du contenu des
eacutenonceacutes Avant de preacutesenter en deacutetail le cadre drsquoanalyse dans lequel nous nous situons (sect63)
revenons sur les origines de quelques notions fondamentales qui mettent en eacutevidence la nature
discursive des reacutefeacuterents (sect61) et plus geacuteneacuteralement lrsquoincidence cognitive de lrsquoactiviteacute
discursive (sect62)
61 Les reacutefeacuterents discursifs
On doit agrave Karttunnen (1976) la notion de discourse referent Par cette deacutenomination lrsquoauteur
tient agrave se deacutemarquer explicitement des approches philosophiques de la reacutefeacuterence laquo [w]e
maintain that the problem of coreference within a discourse is a linguistic problem and can be
studied independently of any general theory of extralinguistic reference raquo (1976 366) Ce
travail srsquoinscrit dans les travaux geacuteneacuterativistes sur les indices reacutefeacuterentiels en grammaire
transformationnelle et a pour ambition de contribuer agrave deacutegager les contraintes formelles de
coreacutefeacuterence au-delagrave de la phrase Plus preacuteciseacutement Karttunnen met au jour les conditions
92
dans lesquelles un SN indeacutefini est capable drsquoeacutetablir un reacutefeacuterent de discours qui puisse faire
lrsquoobjet de reacutefeacuterences ulteacuterieures dans le texte La notion de discourse referent permet agrave
Karttunen drsquoeacuteviter les consideacuterations ontologiques des philosophes agrave propos des reacutefeacuterents
extra-linguistiques et de demeurer dans un cadre strictement linguistique deacuteterminant les
potentialiteacutes de coreacutefeacuterence dans la suite du texte Sans reacuteel eacutecho en grammaire
transformationnelle cette notion qui nrsquoeacutemane toutefois pas drsquoune reacuteflexion sur la nature
mecircme des reacutefeacuterents sera exploiteacutee dans des theacuteories drsquohorizons divers par exemple en
seacutemantique formelle ou en linguistique computationnelle Dans le cadre de la DRT Kamp
(1981) tente de modeacuteliser la maniegravere dont les interlocuteurs mettent agrave jour de maniegravere
dynamique leur interpreacutetation du discours Heim (1983) utilise quant agrave elle la meacutetaphore des
file cards (qursquoon pourrait traduire par laquo fiches signaleacutetiques raquo) pour repreacutesenter les reacutefeacuterents
de discours sur lesquelles toutes les preacutedications opeacutereacutees sont inscrites au fil des eacutenonceacutes
Dans ces cadres drsquoanalyse on peut constater que la progression du discours demeure au
niveau seacutemantique lrsquoeacutevolution dynamique des reacutefeacuterents se fait au greacute des preacutedications et se
conccediloit comme une sorte de compilation de signifieacutes Il en va de mecircme dans la viseacutee
computationnelle de Sidner (1983) qui tire parti de la notion de discourse entities afin
drsquoeacutelaborer des algorithmes de reacutesolution automatique qui soient informatiquement viables En
termes informatiques une entiteacute discursive repreacutesente une variable qui permet drsquoindexer
lrsquoinformation extraite des eacutenonceacutes agrave la repreacutesentation mentale correspondante (Wolters 2001
11) Dans ces approches formelles la notion de reacutefeacuterent discursif se voit exploiteacutee pour
cataloguer les diverses informations accumuleacutees dans le flux verbal agrave des fins de
repreacutesentation logique ou de traitement automatique des eacutenonceacutes
62 Une repreacutesentation du discours
Une reacuteflexion ineacutedite se deacuteveloppe parallegravelement autour de la nature mecircme des processus
mentaux agrave lrsquoœuvre dans les opeacuterations de raisonnement naturel Dans cette perspective
Johnson-Laird eacutelabore la notion de modegravele mental (1983 1996 2010) Les modegraveles mentaux
sont la repreacutesentation cognitive iconique ndash ce qui veut dire que la structure de la
repreacutesentation mentale est du mecircme type que celle de la situation qursquoon se repreacutesente ndash de
situations reacuteelles ou hypotheacutetiques que construisent les ecirctres humains en vue de raisonner
Cette repreacutesentation est eacutelaboreacutee sur la base de leur perception de leur imagination de leurs
connaissances du monde ou encore du discours La nature des repreacutesentations ainsi produites
est donc bien distincte drsquoune repreacutesentation laquo propositionnelle raquo logique des modegraveles formels
Lrsquoinput discursif notamment donne lieu agrave un modegravele du discours
A discourse model is a mental object that constitutes an individualrsquos knowledge of a discourse It is constructed on the basis of what has occurred in the discourse supplemented by general and specific knowledge Questions may be answered by recourse to the information that it contains assertions may be evaluated by reference to it utterances and actions may be based upon it We do not suppose that mental models are constructed only from discourse they are also created from memory perception imagination and the operation of other mental processes (Johnson-Laird amp Garnham 1980 371)
93
Lrsquooriginaliteacute de cette approche est drsquointeacutegrer des inputs de diverses natures agrave la construction
des repreacutesentations La prise en compte de lrsquoincidence mentale du discours srsquoobserve
eacutegalement dans toute une seacuterie de travaux sur la maniegravere dont les eacuteleacutements du texte servent
drsquoinstructions pour la construction du modegravele
(hellip) let us say that a TEXT is a set of instructions from a speaker to a hearer on how to construct a particular DISCOURSE-MODEL The model will contain DISCOURSE ENTITIES ATTRIBUTES and LINKS between entities A discourse entity is a discourse-model object [hellip] (Prince 1981 235)
Il en ressort notamment que les reacutefeacuterents du discours y figurent avec des statuts cognitifs
distincts comme donneacute nouveau (Chafe 1976 Clark amp Haviland 1977) ou encore infeacuterable
Prince (ibid) Crsquoest sous cette impulsion que voient le jour les eacutechelles cognitives preacutesenteacutees
supra (Ariel 1988 1990 2001 Gundel et al1993) agrave propos desquelles nous avons deacutejagrave
souleveacute lrsquoinconveacutenient drsquoassortir les diffeacuterentes expressions reacutefeacuterentielles drsquoun statut
deacutetermineacute Lrsquoun des aspects lieacute agrave la reacutealiteacute psychologique que recouvre la notion de modegravele
discursif est que chaque interlocuteur construit son propre modegravele sur la base des indices agrave
disposition Nous reviendrons infra (sect634) sur la question du caractegravere individuel ou
commun des repreacutesentations des interlocuteurs
Dans une optique distincte de lrsquoapproche laquo psychologique raquo Grize (1974 1982 1993 1996)
eacutelabore agrave la mecircme peacuteriode la notion de scheacutematisation qui vise pour sa part la modeacutelisation
drsquoopeacuterations logico-discursives
Si dans une situation donneacutee un interlocuteur A adresse un discours agrave un interlocuteur virtuel B (dans une langue naturelle) je dirai que A propose une scheacutematisation agrave B qursquoil construit un micro-univers devant B univers qui se veut vraisemblable pour B (1982 172)
La notion de scheacutematisation recouvre agrave la fois lrsquoaction de scheacutematiser et son reacutesultat (Grize
1996 69) un locuteur construit une repreacutesentation du discours pour son allocutaire et celui-
ci srsquoattache agrave la reconstruire Grize (1993) se deacutemarque par lagrave explicitement de la logique
formelle voueacutee agrave repreacutesenter la penseacutee matheacutematique en proposant des instruments pour
analyser la laquo penseacutee commune raquo un discours en langue naturelle est le fait de sujets
interagissant dans un cadre spatio-temporel guideacutes par une viseacutee argumentative srsquoinscrivant
dans un contexte social En inteacutegrant ces aspects eacutenonciatifs le contenu drsquoune scheacutematisation
se reacutevegravele ainsi complegravetement reacutefractaire agrave une formalisation en termes de valeurs de veacuteriteacute
Le modegravele auquel nous adheacuterons preacutesenteacute ci-dessous srsquoinspire de cette conception de la
scheacutematisation en conservant sa dimension creacuteative et repreacutesentationnelle ainsi que la
complexiteacute de la structuration discursive irreacuteductible agrave un fonctionnement veacuterifonctionnel
(supra sect634) Berrendonner (1997 219-220) formule les avantages suivants du modegravele
laquo ineacutedit raquo de Grize
Derriegravere le terme scheacutematisation il y a lrsquoideacutee que le discours nrsquoa pas pour fonction de restituer un tableau veacuterifonctionnel de quelque reacutealiteacute preacuteexistante absolue et indeacutependante de lui mais plutocirct drsquoimposer ses propres objets en
94
construisant une fiction conceptuelle originale provisoire et eacutevolutive [hellip] La notion porte donc en elle une theacuteorie de la reacutefeacuterence et du contexte qui tranche de faccedilon radicale avec un certain chosisme ambiant Elle suppose en effet qursquoau lieu drsquoassimiler les reacutefeacuterents du discours aux realia en se recommandant du bon sens ou de Frege on leur reconnaisse le statut de repreacutesentations cognitives de scheacutemas mentaux doteacutes drsquoune structure formelle dont la description est affaire de logique et de seacutemiologie Quant au contexte elle conduit agrave y voir non pas un cadre informationnel ou situationnel fixeacute agrave titre de preacutealable mais le produit dynamique de lrsquoactiviteacute de communication un capital eacutevolutif de connaissances drsquohypothegraveses et drsquoassomptions partageacutees assimilable agrave une sorte de meacutemoire collective des interlocuteurs
63 Le modegravele du discours fribourgeois
Nous prenons pour cadre drsquoanalyse le modegravele du discours fribourgeois (Groupe de Fribourg
2012) dont certains aspects ont fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes particuliegraveres (Berrendonner 1983 1990a
1990b 1994 1995 1997 2002b 2005 2014 agrave par [Reichler-]Beacuteguelin 1988 1989 1993a
1995 1997a 1997b Apotheacuteloz 1995a et b Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1995 1999
Corminboeuf 2011) notamment en ce qui concerne la description des proceacutedeacutes reacutefeacuterentiels
Lrsquoobjectif des chercheurs fribourgeois est de proposer un modegravele geacuteneacuteral du discours pour
lrsquoeacutetude des faits linguistiques Ils proposent drsquoune part face agrave lrsquoinconsistance des notions
usuelles et graphocentriques (mot phrase etc) pour la segmentation des uniteacutes linguistiques
une refonte complegravete de la theacuteorie des articulations du discours et de ses constituants97
(cf
infra sect633) drsquoautre part une description des opeacuterations qui sont exeacutecuteacutees dans le modegravele
Nous nous inteacuteresserons avant tout dans ce travail aux opeacuterations de pointage au moyen de
deacutesignateurs (sect635) et agrave leurs motivations (sect636) Avant de preacutesenter les composantes
speacutecifiques du modegravele il est neacutecessaire de comprendre quelques hypothegraveses fondamentales du
programme de modeacutelisation fribourgeoise (sect631)
631 Principes meacutethodologiques
6311 Le rapport oral-eacutecrit
Pour preacutetendre agrave la geacuteneacuteraliteacute scientifique lrsquoun des choix est tout drsquoabord de renoncer agrave
dissocier laquo langue orale raquo et laquo langue eacutecrite raquo ou agrave une approche en termes de laquo diglossie raquo98
Les speacutecificiteacutes observeacutees au niveau des structures produites via lrsquoun ou lrsquoautre meacutedium
tiennent avant tout aux conditions de production respectives en particulier lieacutees agrave lrsquoopposition
entre laquo produit fugitif raquo vs laquo produit permanent raquo (Beacuteguelin 2012 47) dans le premier se
manifestent les traces drsquoeacutelaboration et de planification en cours qui se traduisent notamment
par la preacutesence de bribes heacutesitations abandons ou autres pheacutenomegravenes de laquo disfluence raquo Ces
caracteacuteristiques du discours improviseacute sont reacuteguliegraverement perccedilues comme des laquo accidents de
performance raquo alimentant le preacutejugeacute selon lequel la langue orale serait par nature fautive (cf
97
Lrsquoune des conseacutequences en est lrsquoabandon de la notion de phrase (Groupe de Fribourg 2012 ch 1) au profit de
la notion de clause uniteacute micro-syntaxiquement autonome Cf aussi Blanche-Benveniste et al (1984 24-25) et
leur notion drsquouniteacute de construction 98
Cf aussi Blanche-Benveniste (1997 65)
95
Blanche-Benveniste 1997 11) le second type de production se voit quant agrave lui geacuteneacuteralement
deacutebarrasseacute de ces laquo scories raquo (possibiliteacute de preacuteparer retoucher effacer etc) guideacute par des
normes reacutedactionnelles et stylistiques sous-jacentes agrave des genres centreacutes sur les inteacuterecircts de
lrsquointerpreacutetation (Beacuteguelin 2012) Les diffeacuterences releveacutees sont ainsi davantage agrave mettre au
compte des conditions propres agrave la varieacuteteacute des genres discursifs ougrave le degreacute drsquoimprovisation
de preacuteparation ou de compeacutetence le laquo niveau de langue raquo etc sont loin drsquoecirctre deacutedieacutes agrave lrsquoun
des deux meacutedia99
(Koch amp Oesterreicher 1985) Sans pour autant neacutegliger lrsquoexistence et la
prise en compte dans un second temps de ces paramegravetres contextuels le modegravele part ainsi de
lrsquohypothegravese fondamentale drsquoune grammaire unifieacutee100
en accordant une eacutegaliteacute de traitement
aux donneacutees issues de lrsquooral longtemps laisseacutees pour compte en linguistique (agrave lrsquoexception de
lrsquoattention particuliegravere qursquoy a porteacute le GARS101
)
6312 Le statut des donneacutees
Une autre conseacutequence de la vocation geacuteneacuteralisante du modegravele reacuteside dans le choix de
consideacuterer des donneacutees effectivement produites par les usagers il srsquoagit laquo drsquoen prendre acte
et de rechercher une explication au fait qursquoon les utilise pour communiquer raquo (Berrendonner
1990a 151) De la sorte les chercheurs reconnaissent lrsquoeacutegaliteacute de laquo lrsquoexistence linguistique raquo
([Reichler-Beacuteguelin 1993a 328) de toutes les occurrences langagiegraveres y compris celles qui
peuvent ecirctre consideacutereacutees comme atypiques voire deacuteviantes par rapport agrave une norme ambiante
Plutocirct que de les mettre agrave lrsquoeacutecart ils cherchent agrave mettre au jour leur raison drsquoecirctre susceptible
de reacuteveacuteler des reacutegulariteacutes sur les comportements des usagers voire aussi lrsquoexplication des
reacuteactions de censure dans des genres normeacutes comme agrave lrsquoeacutegard de lrsquoexemple ci-dessous
produit dans un cadre scolaire
(103) Il est vrai que lorsque nous lisons nous ne pensons pas que cette histoire est en train
de vivre de prendre forme gracircce agrave nous (copie de bac lt ([Reichler-]Beacuteguelin 1988
27)
Dans cette copie drsquoeacutelegraveve on peut visiblement imputer lrsquoappreacuteciation de lrsquoeacutevaluateur au coucirct
de traitement requis au deacutecodage eacutetant donneacute qursquoen deacutebut de texte lrsquohistoire en question nrsquoa
pas eacuteteacute introduite de maniegravere explicite Il nrsquoen reste pas moins que le choix drsquoune expression
deacutemonstrative creacutee ici des effets discursifs drsquointersubjectiviteacute qursquoil est pertinent de mettre en
regard par exemple avec drsquoautres extraits drsquoincipit ougrave le deacutemonstratif ne precircte sans doute pas
agrave discussion notamment du fait de la reconnaissance litteacuteraire dont jouit lrsquoauteur
99
On peut penser agrave la parole publique au dialogue theacuteacirctral aux interventions sur les forums ou blogs au chat
aux SMS etc 100
Les speacutecifiteacutes de chaque meacutedium sont toutefois bien connues agrave drsquoautres niveaux au niveau des deacutemarcations
respectives ponctuation et prosodie ne se recouvrent pas srsquoagissant de la morphologie les marques de personne
(flexion verbale) ou de genre et de nombre (eg flexion adjectivale) pour ne prendre que ces exemples se
manifestent diffeacuteremment agrave lrsquooral qursquoagrave lrsquoeacutecrit Voir agrave cet eacutegard Beacuteguelin (2012 46) qui syntheacutetise les positions
de Claire Blanche-Benveniste sur le rapport oral-eacutecrit 101
Groupe aixois de Recherche en Syntaxe dont faisait partie Claire Blanche-Benveniste qui a publieacute la revue
Recherches sur le franccedilais parleacute de 1974 agrave 2004
96
(104) Cette histoire ne mrsquoappartient pas elle raconte la vie drsquoun autre (Amin Maalouf Les
eacutechelles du Levant)
Degraves lors les partisans du modegravele frigourgeois sont extrecircmement reacuteserveacutes agrave lrsquoeacutegard des
meacutethodes laquo de fauteuil raquo et de leur recours aux donneacutees deacutecontextualiseacutees et fabriqueacutees
une donneacutee linguistique in vitro est une donneacutee incomplegravete sur laquelle il est extrecircmement deacutelicat de porter un jugement drsquoacceptabiliteacute [hellip] la seule voie scientifiquement valide et eacutepisteacutemologiquement acceptable est lrsquoobservation des comportements linguistiques effectifs (Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 234)
Le critegravere du jugement drsquoacceptabiliteacute en particulier est mis en cause
[il] autorise agrave trier entre donneacutees laquo pertinentes raquo et donneacutees laquo non pertinentes raquo sur une base qui bien souvent reste purement intuitive Le problegraveme insidieux naicirct chaque fois qursquoest deacuteclareacutee mal formeacutee et donc indigne drsquoecirctre prise en compte dans la description telle ou telle structure pourtant utiliseacutee parfois couramment par les sujets parlants Le proceacutedeacute a ceci de dangereux qursquoil aboutit agrave confondre sous le mecircme asteacuterisque disqualificateur certains artefacts proprement irreacutealistes nrsquoayant aucune chance drsquoecirctre un jour performeacutes avec des eacutenonceacutes qui sont au contraire accessibles agrave lrsquoobservation empirique mecircme si leur forme ne correspond pas en tout point agrave la norme dominante [Reichler-]Beacuteguelin (1993b)
Les chercheurs fribourgeois critiquent non seulement le privilegravege octroyeacute aux donneacutees
forgeacutees mais aussi lrsquointeacuterecirct porteacute presque exclusivement agrave des genres de discours consensuels
(en particulier lrsquoeacutecrit standardiseacute) peu repreacutesentatifs de la reacutealiteacute des discours Cette
laquo repreacutesentation deacuteformeacutee raquo des faits de langue comporte ainsi un risque de laquo circulariteacute du
rapport entre les modegraveles et les donneacutees les premiers leacutegitimant les secondes et celles-ci
nrsquoeacutetant reconnues comme valides et donc comme acceptables que dans la mesure ougrave elles
sont conformes agrave ce que preacutevoient les premiers raquo (Apotheacuteloz amp Pekarek Doehler 2003 112)
Dans le domaine de la seacutemantique reacutefeacuterentielle une pratique commune est la deacutelimitation du
champ drsquoobservation agrave deux phrases ougrave laquo lrsquointroducteur raquo et laquo le pointeur raquo interviennent
dans des positions typiques
Agrave force de neutraliser les paramegravetres eacutenonciatifs et contextuels lrsquoapproche classique accreacutedite aussi une conception eacutetroitement textualiste et segmentaliste des pheacutenomegravenes anaphoriques (ibid)
Il est important de preacuteciser que lrsquoapproche fribourgeoise bien qursquoempirique car se fondant sur
lrsquoobservation de faits attesteacutes ne srsquoinscrit pas dans la tradition de la linguistique de corpus
lrsquoensemble des donneacutees examineacutees ne reacutepondent pas pour lrsquoinstant du moins agrave la deacutefinition
stricte de corpus telle que lrsquoentend par exemple Sinclair (1996) laquo [a] corpus is a collection of
pieces of language that are selected and ordered according to explicit linguistic criteria in
order to be used as a sample of the language raquo Drsquoabord les donneacutees retenues comme on lrsquoa
vu ne sont pas systeacutematiquement homogegravenes (en termes de genre discursif de type de
locuteurs etc) et ne preacutetendent pas agrave la repreacutesentativiteacute drsquoun type de population La meacutethode
de reacutecolte des exemples repose chez les Fribourgeois sur des critegraveres qualitatifs de pertinence
agrave savoir leur capaciteacute agrave reacuteveacuteler des aspects sur le fonctionnement geacuteneacuteral du discours Bien
97
que lrsquoextraction de donneacutees soit parfois utiliseacutee pour lrsquoeacutetude de telle ou telle structure cibleacutee
elle nrsquoen repreacutesente pas pour autant une exigence fondamentale En effet le risque drsquoune
recherche exclusivement automatiseacutee est de neacutegliger tous les pheacutenomegravenes qui ne sont pas
deacutetectables par une machine et qui pourtant reacutevegravelent des reacutegulariteacutes sur le fonctionnement de
la langue
Si la recherche en linguistique ne porte que sur des faits langagiers extractibles de maniegravere automatique (en particulier les laquo marqueurs de discours raquo) on se prive du fonctionnement drsquoune bonne partie du systegraveme (Corminboeuf 2014 2378)
En somme la valeur heuristique accordeacutee aux donneacutees attesteacutees seacutelectionneacutees sur une base
qualitative distingue lrsquoapproche fribourgeoise de nombreux modegraveles En particulier celle-ci
se deacutemarque nettement de deacutemarches consistant agrave mettre au jour les contraintes qui pegravesent sur
lrsquoemploi de marqueurs constructions enchaicircnements etc via des manipulations drsquoeacutenonceacutes
dans le but de reacuteduire les laquo possibiliteacutes raquo theacuteoriques Les Fribourgeois renversent la meacutethode
en se fondant sans a priori sur les observables agrave disposition pour y deacuteceler les reacutegulariteacutes de
fonctionnement En drsquoautres termes ils partent du principe que les comportements locutoires
rares ou freacutequents sont susceptibles de reacuteveacuteler les meacutecanismes sous-jacents de lrsquoactiviteacute
discursive et notamment sur la faccedilon dont on cateacutegorise les objets dont on parle
6313 Une vision non deacuteterministe du rapport monde-langue
Dans le domaine des proceacutedeacutes reacutefeacuterentiels un exemple de la deacutemarche esquisseacutee ci-dessus est
la maniegravere dont sont traiteacutes les faits drsquolaquo indiscreacutetion raquo (cf supra sect33) La conseacutequence qui en
est tireacutee est une conception non logiciste de lrsquoidentiteacute et une certaine malleacuteabiliteacute dans la
faccedilon dont les usagers repreacutesentent les reacutefeacuterents du discours dont certains formats preacutesentent
une disposition agrave la confusion reacutefeacuterentielle Cette approche se deacutemarque de nombreux travaux
traitant de la probleacutematique des reacutefeacuterents dits eacutevolutifs
Pour reacutesumer la question des reacutefeacuterents eacutevolutifs concerne des processus de transformation
encourus par des reacutefeacuterents par voie de preacutedication au fil drsquoun discours et la maniegravere dont se
comportent en particulier les marqueurs anaphoriques agrave cet eacutegard Lrsquoenjeu est laquo de mesurer
jusqursquoagrave quel point certaines formes de reprise sont sensibles au changement raquo (Charolles
1997 71) Si dans le contexte des laquo meacutetamorphoses fictionnelles (du genre Dr JekillMr
Hyde) raquo lrsquoemploi des expressions reacutefeacuterentielles a eacuteteacute agrave juste titre expliqueacute en partie par des
effets de point de vue ou de changement drsquounivers de croyance (Schnedecker amp Charolles
1993 Achard-Bayle 2001) le cas des modifications affectant une entiteacute dans les textes de
type injonctif (recettes de cuisine notice de fabrication etc) est geacuteneacuteralement abordeacute comme
impliquant des transformations de type laquo ontologique raquo (Charolles 1997)
Lrsquoun des points de deacutepart de la reacuteflexion est la critique de Brown amp Yule (1983) agrave lrsquoencontre
du traitement du pronom par Halliday amp Hasan (1976) dans lrsquoeacutenonceacute
98
(105) Lavez et eacutevidez six pommes agrave cuire Mettez-les dans un plat passant au four (trad par
Charolles amp Schnedecker 1993 108)
Brown amp Yule (1983) reprochent agrave la conception laquo segmentale raquo drsquoHalliday amp Hasan le fait
de ne pas tenir compte de lrsquoeacutevolution des reacutefeacuterents entre les deux eacutetapes deacutecrites Il en va de
mecircme dans le fameux exemple du poulet
(106) Tuez un poulet actif et bien gras Preacuteparez-le pour le four Coupez-le en quatre
morceaux et faites-le rocirctir avec du thym pendant une heure (ibid)
Brown amp Yule plaident pour une approche interpreacutetative laquo cumulative raquo crsquoest-agrave-dire qui
tienne compte des changements apporteacutes au reacutefeacuterent dans la progression du texte Charolles amp
Schnedecker (1993) nuancent cependant ce point en avanccedilant que contrairement agrave un SN
deacutefini agrave mecircme de rendre compte du reacutesultat des transformations en vertu de son contenu
lexical le pronom se distingue preacuteciseacutement parce qursquoil permet de laquo faire abstraction raquo de ces
changements et de maintenir la coreacutefeacuterence malgreacute le contexte eacutevolutif Pour reacutesoudre le
paradoxe poseacute par le cas des pronoms les auteurs formulent une contrainte de maintien de
lrsquoidentiteacute sortale du reacutefeacuterent On doit donc conclure de lrsquoemploi des pronoms ci-dessus laquo qursquoil
existe au moins un trait sortal sous lequel ils reacutesistent aux mauvais traitements qursquoon leur
inflige raquo (p 123) en lrsquooccurrence la contrepartie massive saillante qui en subsiste Ceci
expliquerait pourquoi lrsquoexemple ci-dessous est jugeacute impossible
(107) Prenez quatre morceaux de sucre Faites-les fondre dans de lrsquoeau et portez-les agrave
eacutebullition (Charolles amp Schnedecker 1993 123)
Les auteurs invoquent dans ce cas la diffeacuterence suivante laquo la contrepartie massive des
morceaux de sucre dissous (agrave savoir laquo du sucre raquo) nrsquoest pas saillante alors que la laquo chair raquo des
pommes lrsquoest encore dans la compote raquo Charolles (1997) assouplit neacuteanmoins la contrainte
laquo ontologique raquo du trait sortal en accordant un rocircle plus preacutepondeacuterant agrave lrsquoemploi mecircme du
pronom capable de laquo forcer raquo la coreacutefeacuterence au-delagrave des transformations Mais lrsquoenjeu
demeure dans cette optique de deacuteterminer laquo jusqursquoagrave quel point et agrave lrsquoaide de quels moyens
linguistiques on peut encore preacutetendre parler de la mecircme chose alors que lrsquoon expose les
changements dont elle fait lrsquoobjet raquo (ibid 91)
Les Fribourgeois prennent clairement leurs distances agrave lrsquoeacutegard de cette approche des
laquo transformations ontologiques raquo Crsquoest non seulement le critegravere subjectif drsquoacceptabiliteacute qui
est mis en cause mais aussi et surtout la recherche de contraintes ontologiques ndash au deacutetriment
de facteurs linguistiques ndash qui consiste agrave
chercher dans le reacuteel extralangagier les principes censeacutes reacutegler les usages linguistiques (ceux-lagrave mecircmes dont on cherche agrave mettre au jour le fonctionnement) Or sans vouloir refaire la querelle des universaux il nous paraicirct que la deacutemarche qui vient drsquoecirctre deacutecrite si elle nrsquoest pas scrupuleusement pondeacutereacutee aboutit agrave faire du langage un deacutecalque de la reacutealiteacute Et conseacutequence plus grave encore elle conduit presque ineacutevitablement agrave
99
substituer agrave lrsquoinvestigation linguistique une analyse ontologique ou une physique naiumlves (Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1995 235)
Sans nier lrsquoinfluence de facteurs laquo mondains raquo ndash autrement dit nos connaissances notre
expeacuterience et notre repreacutesentation du monde et ses objets ndash dans la maniegravere dont les locuteurs
cateacutegorisent les reacutefeacuterents en discours les auteurs regrettent toutefois la tendance agrave simplifier
la relation mot-chose et partant agrave neacutegliger la prise en compte drsquoautres facteurs dans le choix
des expressions reacutefeacuterentielles A lrsquoappui drsquoexemples diversifieacutes ils montrent notamment que
les proceacutedeacutes anaphoriques lexicaux comme pronominaux sont susceptibles de tenir compte
ou non des modifications subies anteacuterieurement par voie de preacutedication selon les objectifs du
locuteur102
Parmi ces strateacutegies largement deacutependantes des conditions de production les
auteurs signalent des enjeux argumentatifs sociaux (respect des faces) des effets connotatifs
polyphoniques la gestion drsquoambiguiumlteacutes potentielles etc sur lesquels nous reviendrons infra
(sect636)
La prise en compte des changements de point de vue deacutejagrave invoqueacutee pour lrsquoanalyse drsquoautres
types de meacutetamorphoses discursives (Schnedecker amp Charolles 1993 Achard-Bayle 2001)
meacuteriterait par ailleurs drsquoecirctre exploiteacutee plus geacuteneacuteralement car tout proceacutedeacute de deacutesignation
implique par deacutefinition un point de vue particulier Beacuteguelin (1997b) se penche agrave cet eacutegard sur
lrsquoemploi de marqueurs reacutefeacuterentiels dans des contextes drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute eacutenonciative et montre
que des pheacutenomegravenes de non-congruence entre deux cateacutegorisations drsquoun mecircme reacutefeacuterent
peuvent parfois ecirctre mis au compte drsquoun surmarquage de la polyphonie
(108) Mira elle ne croit plus en personne ni agrave rien Lrsquoopposition laquo Ils ne sont pas assez
forts raquo (Nouveau Quotidien 091194 lt ibid)
Outre la recateacutegorisation implicite opeacutereacutee (individu collectif ndash classe) le pointeur pronominal
accentue le contraste entre les deux univers de croyance en jeu (il va de soi que deux locuteurs
ne recourent pas forceacutement aux mecircmes deacutenominations)
Bref la question des reacutefeacuterents eacutevolutifs a tout lrsquoair dans cette optique drsquoun faux problegraveme
Du moins elle nrsquoest pas un cas particulier mais concerne tous les reacutefeacuterents qui par deacutefinition
sont ameneacutes agrave eacutevoluer par les connaissances qursquoon en a au fil de la construction du discours
(cf infra sect634) Pour les chercheurs fribourgeois le problegraveme agrave creuser nrsquoest ainsi pas celui
des transformations subies par les objets reacuteels mais laquo celles qui affectent le bagage de
connaissances dont disposent agrave chaque moment du discours les interlocuteurs agrave propos drsquoun
reacutefeacuterent donneacute raquo (Apotheacuteloz amp [Reichler-]Beacuteguelin 1995 239-240) Il convient donc
drsquoexaminer les moyens mis en œuvre par les usagers pour faire eacutevoluer un objet dans le
discours Dans cette perspective lrsquoacte reacutefeacuterentiel proprement dit srsquoaccompagne de viseacutees
strateacutegiques qursquoil convient de mettre au jour (cf infra sect636)
102
Ils eacutevoquent agrave cet eacutegard les strateacutegies opposeacutees de deacutesignation des personnages chez Zola vs chez Flaubert
releveacutees par Corblin (1983) Zola exploite freacutequemment des deacutesignateurs contingents (le peintre le commis)
eacutevoquant parfois lrsquoacte eacutepheacutemegravere drsquoune seule preacutedication (eg le dormeur) tandis que Flaubert ne tient
geacuteneacuteralement pas compte des proprieacuteteacutes attribueacutees aux personnages dans sa faccedilon de les deacutesigner
100
632 Discours et texte
Le modegravele fribourgeois se voulant une theacuteorie de la combinatoire discursive il srsquoagit de
comprendre ce que recouvre la notion fondamentale de discours Dans ce cadre le discours
est conccedilu comme laquo lrsquoensemble des mateacuteriaux seacutemiotiques mis en œuvre par les partenaires
drsquoune [hellip] interaction raquo (Groupe de Fribourg 2012 21)
Un discours est donc un complexe pluri-codique qui comprend non seulement des eacutenonciations en langue naturelle mais aussi des gestes des actions des images des perceptions communes des savoirs partageacutes tacites mutuellement manifestes etc combineacutes selon des modes de planification speacutecifiques
Quant au texte il constitue la trace des donneacutees graphiques et acoustiques drsquoune seacutequence
verbale dont doit bien souvent se contenter le linguiste pour tenter drsquoeacutetudier laquo le discours
appreacutehendeacute agrave travers les textes raquo (p 22) Le texte ne constitue ainsi pas une notion
fonctionnelle dans le modegravele fribourgeois mais seulement lrsquoinstrument fragmentaire agrave partir
duquel le chercheur tacircche de faire des hypothegraveses sur le fonctionnement du discours qui
laquo supporte[nt] autant que possible sans catastrophe la prise en compte ulteacuterieure ou eacutepisodique
des composantes non verbales et environnementales raquo
Cette conception se distingue de celles qui assimilent texte et discours103
ou qui assimilent ce
dernier agrave la laquo chaicircne parleacutee raquo De plus en consideacuterant le texte comme un simple teacutemoignage
de lrsquoeacuteveacutenement discursif elle se distingue aussi drsquoapproches qui le considegraverent comme une
uniteacute seacutemantique (eg Halliday amp Hasan 1976) ou comme un eacuteleacutement constitutif de lrsquoactiviteacute
discursive104
633 Les articulations du discours
Le modegravele fribourgeois srsquoinspire de la notion drsquoarticulation du langage de Martinet (1967)105
pour eacutelaborer sa theacuteorie des uniteacutes constitutives du discours Il distingue ainsi difffeacuterents
ordres de combinatoire se caracteacuterisant par des fonctions des uniteacutes et des regravegles
drsquoassemblage propres La premiegravere articulation (F1) 106
correspond aux uniteacutes dont la fonction
est distinctive agrave savoir les phonegravemes et les syllabes La seconde articulation (F2) est celle qui
concerne les uniteacutes agrave fonction significative crsquoest-agrave-dire morphegravemes syntagmes et clauses107
(laquo icirclotsde deacutependances morpho-syntaxiques raquo Groupe de Fribourg 2012 47)
103
Voir aussi Cornish (2009) sur les risques de cette confusion 104
Crsquoest par exemple le cas de Cornish (2009) qui appelle texte lrsquoensemble des traces seacutemiotiques (verbales et
non verbales) qui mises en œuvre dans un certain contexte contribuent agrave creacuteer le discours La conception
fribourgeoise ne srsquoeacuteloigne pas sur le fond de cette approche de lrsquoactiviteacute discursive Mais la notion de texte nrsquoy
recouvre pas la mecircme reacutealiteacute 105
Qui ne va toutefois pas au-delagrave de la laquo proposition raquo 106
Chez Martinet la premiegravere articulation correspond aux uniteacutes significatives et la seconde aux uniteacutes
distinctives Le Groupe de Fribourg inverse cet ordre pour ajouter des articulations de rang supeacuterieur dont les
uniteacutes laquo incorporent raquo celles des uniteacutes infeacuterieures (p 27 sqq) 107
Lrsquointroduction de ce terme srsquoexplique par la volonteacute de se distinguer de la notion scientifiquement
probleacutematique de phrase
101
Lrsquoune des originaliteacutes du modegravele est de postuler une troisiegraveme articulation (F3) dont les
uniteacutes constitutives sont des actions agrave fonction communicative exeacutecuteacutees sur le mode
laquo ostensif-infeacuterentiel raquo (Sperber amp Wilson 1986) On quitte agrave partir de ce niveau les aspects
traditionnellement deacutevolus agrave la morpho-syntaxe Tout comme les uniteacutes significatives
laquo incorporent raquo des uniteacutes distinctives les uniteacutes communicatives peuvent laquo incorporer raquo des
uniteacutes significatives lrsquoactualisation drsquoune clause megravene agrave son eacutenonciation action qui
comprend drsquoautres composantes comme des caracteacuteristiques prosodiques et de potentiels
gestes ou signes concomitants relevant drsquoun autre code (laquo images iconogrammes vecirctements
odeurshellip raquo ibid 29) Les eacutenonciations sont ainsi des manifestations mimo-gestuelles
seacutemiotiquement heacuteteacuterogegravenes exeacutecuteacutees selon les intentions communicatives des participants
de lrsquointeraction Elles se regroupent en programmes discursifs selon une combinatoire propre
ndash la pragma-syntaxe ndash pour composer des peacuteriodes qui se terminent par un mouvement
meacutelodique conclusif Ce type de contour indique ainsi la fin du programme et partant une
place transitionnelle pour lrsquointerlocuteur
Il reste agrave savoir si la peacuteriode constitue lrsquouniteacute deacutemarcative drsquoune quatriegraveme articulation (F4) agrave
fonction interactive (en tant que composante drsquoun tour de parole Groupe de Fribourg 2012)
ou si elle permet de composer des programmes praxeacuteologiques du niveau de la pragma-
syntaxe (F3) mais de plus grande ampleur crsquoest-agrave-dire des laquo macro-structures narratives
argumentatives cognitives-pratiques etc raquo (Berrendonner 2016) La question nrsquoest pas
trancheacutee Quoi qursquoil en soit le fait qursquoon puisse consideacuterer soit la composition interne des
peacuteriodes soit leur participation agrave une intervention au niveau interactionnel ou alors agrave une
macro-structure drsquoun autre type permet deacutejagrave drsquoeacuteclairer les diffeacuterences drsquoenjeux viseacutees et
objet des domaines de laquo la pragma-syntaxe raquo vs de laquo lrsquoanalyse conversationnelle raquo ou de
laquo lrsquoanalyse du discours raquo
Lrsquoorganisation complexe en niveaux drsquoanalyse distincts108
explique pourquoi le discours ne
peut se concevoir dans cette approche comme la simple concateacutenation de segments verbaux
ou son reacutesultat compositionnel Chaque niveau drsquoanalyse preacutesente une logique de
structuration propre En passant de lrsquoun agrave lrsquoautre
on change en fait drsquoarticulation crsquoest-agrave-dire drsquounivers combinatoire On rencontre drsquoautres types drsquoobjets seacutemiotiques investis drsquoautres fonctions reacutepondant agrave drsquoautres modes drsquoassemblage et dont on a toutes les chances de
108
Cette hypothegravese de stratification nette distingue le modegravele fribourgeois drsquoautres modegraveles theacuteoriques de type
laquo modulaire raquo comme lrsquoapproche du GARS (Blanche-Benveniste et al 1984) ougrave les articulations micro- et
macro-sytaxiques se superposent et srsquoassocient dans la construction des eacutenonceacutes ou encore comme celui de
Roulet (1999 sqq) ougrave les diffeacuterents modules (lexical syntaxique hieacuterarchique reacutefeacuterentiel et interactionnel) se
combinent de maniegravere compleacutementaire pour constituer le discours Par ailleurs lrsquoapproche aixoise fournit des
outils pour lrsquoeacutetude de la syntaxe uniquement et non pour lrsquoanalyse des constituants du discours Quant au
modegravele de Roulet il porte essentiellement sur lrsquointeraction (tregraves peu sur la syntaxe ou les proceacutedeacutes de reacutefeacuterence)
dont les uniteacutes peuvent ecirctre aussi bien monologales que dialogales alors que le modegravele fribourgeois distingue
radicalement les deux ordres Bien que reprenant la notion de meacutemoire discursive Roulet ne preacutecise pas son rocircle
dans les relations interactionnelles tandis que lrsquoapproche fribourgeoise lrsquoexploite agrave des fins de modeacutelisation des
opeacuterations drsquoinfeacuterence
102
meacuteconnaicirctre les speacutecificiteacutes si lrsquoon se contente de les envisager trivialement comme des laquo segments raquo mis bout agrave bout (Groupe de Fribourg 2012 37)
Quand on eacutevoque la question du contexte pour un item eacutetudieacute autrement dit lrsquoenvironnement
dans lequel celui-ci apparaicirct il srsquoagit de tenir compte du niveau auquel on le considegravere pour
deacuteterminer la nature des facteurs environnants Si lrsquoon considegravere uniquement un eacuteleacutement dans
sa dimension phono-syntaxique ou morpho-syntaxique le contexte consideacutereacute sera uniquement
le mateacuteriau linguistique environnant de la combinatoire respective Par contre lorsque lrsquoon
srsquointeacuteresse agrave la production drsquoune occurrence qursquoil srsquoagisse drsquoune uniteacute distinctive
significative communicative ou interactionnelle des facteurs contextuels heacuteteacuterogegravenes influent
sur sa reacutealisation Du reste ces paramegravetres contextuels ne sont pas forceacutement agrave la disposition
du linguiste qui doit srsquoen tenir agrave des hypothegraveses sur la base des indices agrave sa disposition Outre
lrsquoenvironnement linguistique (souvent appeleacute co-texte) et le discours produit en amont le
contexte lieacute agrave la reacutealisation drsquoun eacuteleacutement discursif comprend ainsi les dimensions suivantes
(Auer 2009 Cornish 2009) la situation physique agrave la porteacutee des interlocuteurs la dimension
sociale de lrsquointeraction (rocircles sociaux et interactionnels des participants type drsquoactiviteacute
engageacutee etc) le savoir partageacute ou encore le genre auquel appartient le discours etc
Les chercheurs fribourgeois se penchent principalement sur lrsquoanalyse des faits situeacutes agrave la
frontiegravere entre la morpho-syntaxe (ou micro-syntaxe) (F2) et la pragma-syntaxe (ou macro-
syntaxe) (F3) Agrave ce dernier niveau ils srsquointeacuteressent en particulier agrave la description des routines
praxeacuteologiques (ie des scheacutemas drsquoaction) qui composent les peacuteriodes mais laissent (pour le
moment cf Berrendonner 2016) agrave lrsquoanalyse conversationnelle le soin drsquoeacutetudier la gestion des
tours de parole au sein drsquoun eacutechange et agrave lrsquoanalyse du discours la faccedilon dont se composent les
macro-structures de peacuteriodes
634 Meacutemoire discursive et nature des objets-de-discours
Partant du point de vue de Grize (1974 1982 1993) sur la viseacutee repreacutesentationnelle de
lrsquoactiviteacute discursive Berrendonner (1983 230-231) nomme meacutemoire discursive (deacutesormais
M) lrsquoensemble des repreacutesentations partageacutees par les participants que ceux-ci se donnent pour
but de faire eacutevoluer dans un eacutechange Chaque action communicative en particulier chaque
eacutenonciation permet ainsi de passer drsquoun eacutetat agrave un autre Ces transformations ne sont pas
exeacutecuteacutees par lrsquoincreacutementation de laquo contenus propositionnels raquo mais par des opeacuterations
drsquoinfeacuterences jugeacutees pertinentes agrave partir de chaque acte
La meacutemoire discursive srsquooppose en cela agrave une conception laquo seacutemantique raquo drsquoun univers
drsquointerpreacutetation Elle se situe en effet au niveau du laquo cognitif-extralinguistique raquo (Groupe de
Fribourg 2012 24) sans pour autant srsquoapparenter agrave une proprieacuteteacute pschyologique de chacun
des interlocuteurs se distinguant par lagrave du concept de modegravele discursif (cf supra sect62) M
repreacutesente laquo la modeacutelisation drsquoune reacutealiteacute interlocutivement neutre lrsquoensemble de reacutefeacuterents
construits dans et par le discours raquo (Berrendonner 2016) Le fait que les connaissances en M
soient communes ne signifie pas qursquoelles soient partageacutees agrave lrsquoidentique chez les interlocuteurs
103
M constitue en effet un ensemble laquo flou raquo au sens matheacutematique crsquoest-agrave-dire que la validiteacute
des objets qui y figurent se montre graduable Autrement dit la validiteacute des objets en M peut
se montrer fiable agrave divers degreacutes selon le type drsquoinfeacuterences dont ceux-ci sont le reacutesultat (cf
infra Ch2 sect412 les raisonnements abductifs) Il existe donc une zone de flou permanente en
M dont srsquoaccommodent les interlocuteurs Mais cela explique eacutegalement que des divergences
puissent surgir sur la teneur preacutecise de M comme on le verra agrave maintes reprises
Les eacuteleacutements de M srsquoappellent les objets-de-discours et ils ont donc la proprieacuteteacute drsquoecirctre
manifestes et publiquement partageacutes par les interlocuteurs En outre leur nature est insensible
au code qui a conduit agrave leur introduction (code linguistique iconographique gestuel
infeacuterentiel etc) (ibid 23) ils relegravevent tous laquo drsquoun seul et mecircme type logique naturel raquo (p
123) bien que pouvant se preacutesenter sous des formats et modaliteacutes varieacutes109
La fonction
communicative de chaque eacutenonciation consiste agrave effectuer des opeacuterations sur les objets-de-
discours notamment en attribuant agrave ceux-ci des proprieacuteteacutes par le biais de preacutedications ou
drsquoinfeacuterences Ces attributs constituent lrsquointension drsquoun objet agrave un eacutetat donneacute de M
Il convient cependant de ne pas neacutegliger la dimension socio-culturelle qursquoun objet-de-discours
acquiert au cours de son eacutevolution en M (cf Grize 1993)
[Lrsquoidentiteacute des objets] devient le produit drsquoune interaction entre le sujet humain et son environnement [hellip] dans la mesure ougrave ces objets ont acquis le statut de construits culturels et ougrave par conseacutequent leur laquo essence raquo comporte forceacutement un paramegravetre anthropologique (Apotheacuteloz amp [Reichler-]Beacuteguelin 1995 239)
Crsquoest donc lrsquoensemble de ces aspects qui contribue agrave faire lrsquoidentiteacute drsquoun objet-de-discours
donneacute en M On est ainsi loin de la conception laquo mondaine raquo traditionnelle des reacutefeacuterents Par
ailleurs la meacutemoire discursive ne renferme pas seulement la repreacutesentation des objets
laquo ordinaires raquo (qursquoils soient discrets ou non fictifs ou non etc) elle enregistre eacutegalement
toutes les donneacutees lieacutees au deacuteroulement de lrsquoeacutechange en cours autrement dit des informations
de nature meacuteta-communicative sur lrsquoeacutenonciation mecircme (Groupe de Fribourg 2012 131 sqq)
Par exemple chaque acte drsquoeacutenonciation opeacutereacute en discours a pour corollaire son inscription
automatique en meacutemoire discursive En teacutemoigne le fait qursquoon puisse y reacutefeacuterer de la mecircme
faccedilon qursquoaux objets du monde
(109) Oser tuer la formule magique La question nrsquoa plus rien de rheacutetorique sous la
coupole feacutedeacuterale en eacutebullition (presse)
De fait on peut subdiviser la meacutemoire discursive en modegravele du monde (MM) vs modegravele des
actions communicatives (MAC) la premiegravere se distinguant par la nature extra-linguistique des
objets lrsquoautre par la nature meacuteta-eacutenoncative des informations livreacutees par le discours mecircme
Cela dit lrsquoexemple montre que lrsquoopeacuteration fondamentale de reacutefeacuterence peut se deacutecrire de la
109
Tel que le montrent notamment lrsquousage de deacuteterminants (eg un vs du) de pronoms (il vs ccedila) de preacutedicats
(ecirctre nombreux srsquoadditionner etc) Par exemple individu vs classe vs continuum individu speacutecifique vs type
classe vs collection etc (Berrendonner 2002 2005)
104
mecircme maniegravere dans les deux sous-ensembles Mais un examen attentif des speacutecificiteacutes
linguistiques respectives meacuteriterait drsquoecirctre meneacute agrave bien
Une autre caracteacuteristique de la meacutemoire discursive est que lrsquoattention accordeacutee agrave certains
objets autrement dit leur importance cognitive ou saillance varie au fil du discours On peut
par exemple imaginer que pour deux interlocuteurs qui sortent drsquoune seacuteance de cineacutema le
film visionneacute (de mecircme que les divers personnages et eacutetapes cleacutes de lrsquointrigue) sera
particuliegraverement saillant agrave ce moment-lagrave dans M En outre la multiplication de relations
eacutetablies en discours entre un reacutefeacuterent (via les images le sceacutenario les pointages reacutefeacuterentiels les
preacutedications les infeacuterences qursquoon peut en tirer etc) (par exemple le personnage principal du
film) et drsquoautres reacutefeacuterents dans un discours contribuera agrave en faire un objet central dans lrsquoeacutetat
courant de M et agrave ce titre le promouvra centre organisateur drsquoun sous-graphe ou reacuteseau
reacutefeacuterentiel complexe De ce point de vue laquo les repreacutesentations que nous nous formons des
objets srsquoorganisent selon un principe plutocirct gravitationnel que taxinomique raquo (Berrendonner
1990a 155 Apotheacuteloz 1995a 169-170)
635 Opeacuterations de pointage
Dans lrsquoapproche fribourgeoise il est ainsi eacutevident qursquoune expression reacutefeacuterentielle ne renvoie
pas agrave un objet de la reacutealiteacute tangible mais bien agrave un objet de la meacutemoire discursive Parmi les
opeacuterations reacutefeacuterentielles il est utile de distinguer entre une opeacuteration drsquointroduction et une
opeacuteration de pointage La premiegravere sert agrave installer un objet-de-discours ineacutedit dans la meacutemoire
discursive via une expression reacutefeacuterentielle (typiquement un SN indeacutefini cf supra sect45) tandis
que la seconde consiste agrave deacutesigner un reacutefeacuterent supposeacute y ecirctre mutuellement manifeste pour les
interlocuteurs Lorsqursquoon parle communeacutement drsquolaquo anaphore raquo ou de laquo deixis raquo crsquoest donc au
second type drsquoopeacuteration qursquoon fait reacutefeacuterence
Plus preacuteciseacutement un pointeur reacutefeacuterentiel comporte outre son aspect descriptif laquo lrsquoinstruction
drsquounifier sa variable anonyme X avec un objet Oi valide110
preacutesent dans M raquo (Berrendonner
1995 242) en srsquoappuyant sur des indices de diverses natures (lexicale morphologique
contextuelle infeacuterentielle etc)
(110) Et lagrave que vois-je Un tregraves tregraves petit chaton tout mignon Il est noir et blanc et un petit
peu touffu (roman-feuilleton en ligne httpswwwwattpadcom91089475-wonderful-
holidays-chap-8-romC3A9o-et-juliette)
(111) Bonjour je voudrais savoir ougrave je pourrais trouver un veacuteteacuterinaire pour cette petite
boule de poils lsquodemandais-je en deacutesignant Apoplexie du doigtrsquo (ibid quelques
paragraphes plus loin)
Dans lrsquoexemple (110) le pronom conjoint il accompagneacute de son preacutedicat preacutesuppose
lrsquoexistence drsquoun objet correspondant en M auquel le rattacher Il se trouve qursquoun objet
110
La notion de validiteacute ne reposant pas sur un principe de veacuteriteacute mais sur la reconnaissance mutuelle de
lrsquoexistence drsquoun objet en M
105
particuliegraverement congruent vient drsquoecirctre introduit en M agrave travers les propos qui preacutecegravedent (un
tregraves tregraves petit chaton tout mignon) Quant au SN deacutemonstratif de lrsquoexemple (111) il implique
via lrsquoacte de monstration qursquoil opegravere lrsquoappartenance agrave M de lrsquoobjet ainsi deacutesigneacute Pour rappel
(cf supra) la maniegravere dont est alimenteacutee M ne deacutetermine pas la nature de ses objets ceux-ci
relevant tous du mecircme type M a la proprieacuteteacute de laquo neutraliser les diffeacuterences de nature entre
ses multiples sources raquo (Berrendonner 1983 231) En drsquoautres termes les deux reacutefeacuterences
exeacutecuteacutees ci-dessus procegravedent fondamentalement de la mecircme faccedilon il srsquoagit drsquoinstancier la
variable introduite par lrsquoexpression en lrsquounifiant avec un objet preacutesenteacute comme valide dans M
Certes chaque expression implique une proceacutedure interpreacutetative speacutecifique dans le premier
cas via le preacutesupposeacute drsquoexistence drsquoun objet porteur drsquoun nom masculin dans le second cas
via la nature token-reacuteflexive du SN deacutemonstratif sans neacutegliger la prise en compte de sa
signification lexicale de son interpreacutetation meacutetonymique etc Neacuteanmoins le fait que tous les
objets-de-discours se situent au mecircme titre dans M ie lrsquoensemble eacutevolutif des connaissances
partageacutees rend caducs les critegraveres traditionnels reposant sur la localisation du reacutefeacuterent (cf
supra sect52) Aux yeux des chercheurs fribourgeois un seul meacutecanisme permet ainsi de
recouvrir le fonctionnement geacuteneacuteral des proceacutedeacutes reacutefeacuterentiels habituellement distingueacutes avec
zegravele les uns des autres
Il est fondamental de reconnaicirctre la nature infeacuterentielle des proceacutedeacutes de pointage agrave lrsquoinstar
drsquoailleurs de tout pheacutenomegravene interpreacutetatif (Sperber amp Wilson 1986) Dans lrsquoopeacuteration en
question cela concerne en particulier le processus de repeacuterage de lrsquoobjet pour lrsquoinstanciation
de la variable introduite par le pointeur et cela agrave partir des divers indices heacuteteacuterogegravenes en
preacutesence
Il nrsquoest agrave cet eacutegard pas rare que lrsquoobjet supposeacute manifeste soit en fait absent de M au moment
du pointage et que le recours aux calculs infeacuterentiels soit particuliegraverement solliciteacute Crsquoest par
exemple le cas lorsqursquoun pointeur renvoie agrave un reacutefeacuterent implicite dont lrsquoexistence mecircme est agrave
infeacuterer agrave partir drsquoindices concomitants (cf le cas de lrsquoanaphore associative preacutesenteacute infra
ChII sect41)
(112) BL Ah non et plutocirct que la agrave la Maison des saveurs comme tu dis jrsquoaime mieux
drsquoaller au Basilic ici agrave Chiegravevremont nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
E Ah ouinnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
BL Moi nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
E Nous on est alleacutes mais crsquoeacutetait une communion et crsquoeacutetait pas terrible mais (tu sais)
crsquoest pas la mecircme chose quand crsquoest un un repas pour beaucoup et ltBL Oui et
maintenantgt
BL crsquoest de nouveau plus la mecircme chose non plus parce que la femme sa femme
est partie elle la quitteacute (X) crsquoeacutetait un il paraicirct que crsquoeacutetait un coureur de jupon je nrsquoen
sais rien crsquoest leur problegraveme Mais elle manque au bazar elle nrsquoest plus lagrave (oral lt
pfc)
106
Il faut drsquoabord remarquer que cet extrait provient drsquoune conversation spontaneacutee entre proches
et comme crsquoest souvent le cas nous nrsquoavons accegraves qursquoagrave une quantiteacute minime de leur savoir
partageacute (leurs expeacuteriences et connaissances communes) de la situation drsquoeacutenonciation courante
et son environnement physique des relations que les participants entretiennent etc
On peut toutefois remarquer que reacutefeacuterence est ici faite agrave des objets qui vraisemblablement ne
figurent pas au preacutealable dans lrsquoeacutetat courant de la meacutemoire discursive Un lieu en
lrsquooccurrence un restaurant est reacutecupeacutereacute apparemment de la meacutemoire agrave long terme par le
locuteur BL au moyen drsquoun nom propre accompagneacute de coordonneacutees spatiales preacutecises (le
Basilic ici agrave Chiegravevremont) BL eacutevoque plus loin le deacutepart drsquoun individu deacutesigneacute via le SN la
femme reformuleacute sa femme le deacuteterminant possessif sa impliquant lrsquoexistence drsquoun tiers agrave
interpreacuteter en relation avec le premier et surtout agrave partir des sceacutenarios eacutevoqueacutes (Sanford amp
Garrod 1981) par exemple le fait que les restaurants se gegraverent par des tenanciers le fait que
les couples peuvent passer par des crises etc Diverses opeacuterations infeacuterentielles agrave partir de ces
eacuteleacutements devraient permettre agrave lrsquointerlocuteur de conclure que les individus deacutesigneacutes sont
quelque chose comme un ex-couple de patrons du restaurant On voit agrave travers cet exemple
que les opeacuterations de pointage induisent des tacircches de reconstitution ou catalyse111
pour les
destinataires et qursquoelles font intervenir des processus infeacuterentiels dont la fiabiliteacute par ailleurs
nrsquoest pas toujours garantie112
636 Strateacutegies reacutefeacuterentielles
On a deacutejagrave vu supra (sect463) que les opeacuterations reacutefeacuterentielles eacutetaient en fait des poly-
opeacuterations en ce sens que la proceacutedure de repeacuterage drsquoun objet srsquoaccompagne drsquoun acte de
deacutenomination qui est fonction de strateacutegies reacutefeacuterentielles particuliegraveres Le choix pour une
expression reacutefeacuterentielle repose ainsi sur la conjonction opportune de divers objectifs
communicationnels Le modegravele se distingue en cela drsquoapproches qui composent avec des
critegraveres drsquoadeacutequation au monde de deacutependance au texte ou encore drsquoordre essentiellement
cognitif Les chercheurs fribourgeois se sont pencheacutes sur le fonctionnement de ces strateacutegies
reacutefeacuterentielles agrave lrsquoœuvre au long drsquoun discours Sans toutefois en exposer un inventaire
exhaustif ils proposent ainsi certains principes geacuteneacuteraux sur les comportements des locuteurs
en matiegravere de reacutefeacuterence
En srsquoinspirant de la notion de pertinence de Sperber amp Wilson (1986) Berrendonner (1990a)
dissocie deux principes reacutegissant les activiteacutes locutoires Le premier correspond agrave une norme
sociale de coopeacuteration particuliegraverement visible dans les meacutetadiscours aussi bien
institutionnels que particuliers autrement dit il incombe au locuteur de preacutevenir toute
difficulteacute susceptible drsquoengendrer des coucircts interpreacutetatifs importants pour le destinataire Ce
111
[Reichler-]Beacuteguelin (1995a) et Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin (1996) empruntent en lrsquoadaptant la
notion de catalyse agrave Hjelmslev (1968) Elle leur sert agrave deacutecrire les tacircches interpreacutetatives de reconstitution
drsquoeacuteleacutements manquants dans M qui ont eacuteteacute laquo inducircment raquo preacutesupposeacutes par le locuteur via des coups de force
preacutesuppositionnels (Ducrot 1972 51) 112
Cf infra (ChII sect41) pour les parcours infeacuterentiels possibles
107
principe de coopeacuteration (appelons-le O1 conformeacutement aux abreacuteviations de Beacuteguelin 1997a
infra) privileacutegiant les inteacuterecircts de lrsquointerpregravete est geacuteneacuteralement invoqueacute comme celui qui reacutegit
les comportements des interlocuteurs en conversation (Grice 1975) si bien qursquoon a vite fait si
on lrsquoassimile aux regravegles mecircmes du langage de consideacuterer comme deacuteviant tout comportement
qui srsquoen eacutecarte (Berrendonner 1990a 151) Neacuteanmoins la communication ne vise pas la
quantiteacute ou lrsquoexactitude reacutefeacuterentielle mais bien comme le suggegraverent Sperber amp Wilson
(1986) la pertinence informationnelle Il srsquoagit degraves lors drsquoadapter la transmission
drsquoinformation aux objectifs communicationnels agrave atteindre Il arrive constamment que les
locuteurs produisent des eacutenonceacutes approximatifs (looseness) Sperber amp Wilson (1990)
donnent agrave cet eacutegard lrsquoexemple drsquoune rencontre entre deux individus nommeacutes Peter et Marie agrave
San Francisco Lrsquohomme demande agrave son interlocutrice ougrave elle habite agrave quoi celle-ci reacutepond
(113) I live in Paris (ibid)
Or il se trouve que la locutrice habite agrave Issy-les-Moulineaux juste en dehors des limites de
Paris Son but nrsquoest manifestement pas de tromper son interlocuteur mais plutocirct de lui fournir
une reacuteponse pertinente pour les infeacuterences qursquoil pourra en tirer Sa reacuteponse ne vise pas ainsi
un objectif de litteacuteraliteacute (literalness) ou de veacuteriteacute mais de preacutesomption de pertinence
Lrsquoapproximation peut ainsi refleacuteter un ajustement agrave ce principe comme dans lrsquoexemple ci-
dessous
(114) cest vrai que + agrave Paris cest cher quand mecircme tous les cafeacutes tout ccedila ccedila revient cher on
a pas trop les moyens (oral cfpp)
Lrsquoemploi du syntagme tout ccedila speacutecialiseacute dans la condensation et lrsquoindistinction reacutefeacuterentielles
(cf infra ch IV) est ainsi jugeacute suffisamment pertinent par le locuteur pour atteindre son but
On doit probablement consideacuterer eacutegalement la mise en œuvre drsquoune loi du laquo moindre effort raquo
incitant le locuteur agrave deacutepenser le moins drsquoeacutenergie possible en vue de la reacutealisation de ses
objectifs On peut donc deacutegager un second principe contrebalanccedilant le premier consistant agrave
meacutenager ses efforts en reacuteduisant ses coucircts de production (O2) que Berrendonner (1990a
150) appelle malicieusement laquo principe de nonchalance raquo Lrsquoactiviteacute interactionnelle se voit
donc guideacutee par un calcul constant de la pertinence informationnelle reacutesultant drsquoun
compromis effectueacute entre deux laquo principes raquo antagonistes agrave savoir drsquoune part lrsquooptimisation
de lrsquointerpreacutetation drsquoautre part lrsquoeacuteconomie des moyens mis en œuvre113
Beacuteguelin (1997a) se propose de compleacuteter les principes deacutegageacutes par Berrendonner (1990a) en
examinant le choix de certaines expressions reacutefeacuterentielles au deacutetriment drsquoautres marqueurs
possibles Elle relegraveve drsquoabord une strateacutegie consistant agrave proscrire les reacutepeacutetitions lexicales (O3)
pour eacuteviter certains effets de monotonie ou de saturation perceptive Une autre conduite
113
Le second principe est drsquoailleurs souvent neacutegligeacute par les chercheurs qui srsquoefforcent de deacuteterminer
exclusivement les conditions drsquointerpreacutetation des expressions reacutefeacuterentielles dans la seule perspective de
lrsquoallocutaire Nous nous efforccedilons drsquoaccorder une place tout aussi importante dans ce travail aux circonstances
de production des pointeurs
108
locutoire est celle qui vise agrave optimiser la mise agrave jour de M en surdeacuteterminant une expression
reacutefeacuterentielle par des informations encore ineacutedites (O4) Ainsi lrsquoexemple ci-dessous manifeste
ces deux objectifs au deacutetriment du principe de coopeacuteration (O2) qui reacuteclamerait lrsquousage de
pointeurs morphologiquement congruents
(115) On y trouve [ie dans mon sac] aussi bien des oursons broche ou barrette un requin ndash
mon mari qui est pourtant lrsquohomme le plus doux de la terre en raffole et les
collectionne ndash que des yeux de lion ou de chat en verre que jrsquoachegravete chez Deyrolle le
ceacutelegravebre empailleur de la rue du Bac (presselt Beacuteguelin 1997a 107)
Dans cet exemple lrsquoemploi pronominal laquo discordant raquo au pluriel les permet agrave la fois drsquoeacuteviter
une reacutepeacutetition lexicale (requin) susceptible drsquoecirctre stylistiquement sanctionneacutee et
drsquoimpleacutementer implicitement dans M la classe en tant qursquoobjet ineacutedit agrave laquelle lrsquoindividu
reacutecemment activeacute (lsquoun requinrsquo) appartient
Enfin Beacuteguelin repegravere la manifestation drsquoun comportement locutoire (O5) tendant au
laquo respect des regravegles de bienseacuteance et de sauvegarde de la face raquo (p 104) qursquoelle illustre par
lrsquoexemple suivant
(116) En reacuteponse laquo lui raquo et surtout laquo elle raquo (comme on dit en Roumanie pour eacuteviter de
prononcer les noms du dictateur et de sa femme)hellip (presse lt ibid108)
Lrsquousage des pronoms minimalement informatifs (donc contra O2) est explicitement justifieacute
par la parenthegravese comme strateacutegie de cryptage et drsquoeacutevitement par peur honte souvenir
deacutesagreacuteable ou encore pudeur associeacutes agrave lrsquoeacutevocation des individus dont il convient degraves lors
drsquoinfeacuterer lrsquoidentiteacute
Lrsquoobservation de donneacutees authentiques met ainsi en lumiegravere une gamme drsquoobjectifs
communicationnels avec lesquels jonglent les locuteurs en fonction de leurs besoins dans une
interaction donneacutee Les emplois reacutepondent donc agrave des strateacutegies plus diversifieacutees que
lrsquooptimisation du deacutecodage ou le maintien de la veacuteriteacute Le reacutesultat est clairement lrsquoœuvre drsquoun
compromis de la part du locuteur certains objectifs prenant momentaneacutement le dessus sur
drsquoautres Bien des cas reacuteputeacutes non standard (car enfreignant O1) srsquoexpliquent par cette gestion
des strateacutegies mises en place par les locuteurs
109
7 Conclusion
Lrsquoobjectif de ce chapitre eacutetait drsquoexposer la maniegravere dont sont traiteacutees quelques questions
centrales en matiegravere de reacutefeacuterence en linguistique afin drsquoen dresser un bilan critique Nous
avons ainsi mis en eacutevidence lrsquoheacuteritage logico-philosophique de la seacutemantique telle qursquoelle est
aujourdrsquohui largement pratiqueacutee mais aussi la preacutegnance drsquoautres modegraveles dans le vaste
domaine drsquoeacutetude des expressions reacutefeacuterentielles En les mettant agrave lrsquoeacutepreuve des faits
linguistiques que lrsquoon rencontre au quotidien nous avons degraves lors pu constater leurs limites agrave
plusieurs eacutegards
A lrsquoheure ougrave lrsquoaccegraves aux bases de donneacutees attesteacutees orales ou eacutecrites est consideacuterablement
faciliteacute ces modegraveles pourraient tirer profit de la multitude drsquoobservables deacutesormais agrave
disposition Ils pourraient beacuteneacuteficier drsquoajustements fondamentaux un peu agrave la maniegravere dont la
syntaxe du franccedilais a eacuteteacute renouveleacutee agrave lrsquoappui des ressources disponibles ndash notamment les
donneacutees orales ndash depuis plusieurs deacutecennies (cf les modegraveles du GARS et du Groupe de
Fribourg)
Partageant les hypothegraveses fondamentales du modegravele du discours fribourgeois nous proposons
ainsi drsquoexaminer ce que les faits sans preacutejuger de leur conformiteacute agrave une norme preacuteeacutetablie
reacutevegravelent sur le fonctionnement geacuteneacuteral de la reacutefeacuterence Nous nous deacutemarquons ainsi
drsquoapproches qui tendent agrave promouvoir ce qui devrait ecirctre en favorisant ce qui est
effectivement attesteacute Par lagrave nous entendons les faits dans leur diversiteacute qursquoils soient
freacutequents ou plus laquo insolites raquo
En inscrivant notre eacutetude dans le cadre fribourgeois nous pouvons en outre avantageusement
rendre compte du fait que les objets dont parlent les locuteurs ne sont pas des realia mais des
constructions discursives doteacutees drsquoune certaine malleacuteabiliteacute A travers les notions drsquoobjets-de-
discours et de meacutemoire discursive le modegravele met en avant la nature fondamentalement
cognitive eacutevolutive et construite des repreacutesentations communes des interlocuteurs Dans ce
cadre les opeacuterations reacutefeacuterentielles que ces derniers exeacutecutent permettent de tenir compte de
facteurs praxeacuteologiques aussi bien que de paramegravetres lieacutes aux aleacuteas de lrsquointeraction
110
111
Chapitre II
Fonctionnement de lrsquoanaphore pronominale
112
113
1 Introduction
Dans le premier chapitre nous avons dresseacute une synthegravese critique des notions en vigueur dans
les theacuteories de la reacutefeacuterence et des expressions reacutefeacuterentielles et en avons souleveacute quelques
inconveacutenients Ensuite nous avons formuleacute les avantages drsquoune approche constructiviste du
discours et avons preacutesenteacute dans le deacutetail le modegravele qui sert de cadre agrave la preacutesente eacutetude Nous
passons agrave preacutesent agrave un point consideacutereacute comme central dans lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes de reacutefeacuterence
agrave savoir le fonctionnement du pronom de 3e personne largement preacutesenteacute comme un
prototype en matiegravere de maintien de la reacutefeacuterence Cela nous permettra drsquoexaminer de plus pregraves
la notion drsquoanaphore deacutejagrave esquisseacutee supra (sect51) et de poser les bases de la reacuteflexion sur le
pronom de 3e personne en vue de lrsquoeacutetude empirique meneacutee au chapitre V sur lrsquoemploi de la
forme pluriel ils agrave valeur reacutefeacuterentielle sous-deacutetermineacutee
En effet le pronom personnel clitique (ou conjoint) de 3e personne il est consideacutereacute partout
comme le modegravele de lrsquoanaphore dont la reacutesolution reacutefeacuterentielle opegravere de maniegravere quasi-
automatique Crsquoest laquo lrsquoexpression anaphorique par excellence raquo (Kleiber 1990a 26)
deacutepourvu de tecircte lexicale il indiquerait la continuiteacute par deacutefaut Avant drsquoeacutevaluer ce point de
vue nous proposons de commencer par un rappel des proprieacuteteacutes morpho-syntaxiques du
pronom clitique de 3e personne (sect2) Seront ensuite preacutesenteacutees les principales conceptions de
lrsquoanaphore pronominale de ces derniegraveres deacutecennies drsquoabord les approches laquo anteacuteceacutedentistes raquo
(sect31 sect32) puis lrsquoapproche cognitive (sect33) agrave propos desquelles nous soulegraveverons les
problegravemes en suspens (sect34) Enfin nous aborderons le cas de lrsquoanaphore pronominale
indirecte (ou associative) (sect0) qui se montre reacutefractaire aux modegraveles dominants et qui ouvre
des pistes inteacuteressantes pour lrsquoanalyse des expressions reacutefeacuterentielles en geacuteneacuteral
114
115
2 Proprieacuteteacutes morphologiques et seacutemantiques du pronom clitique de 3e personne
Le pronom il et ses variantes allomorphiques appartiennent agrave la cateacutegorie des pronoms
conjoints (ou clitiques) du franccedilais ainsi appeleacutes parce qursquoils figurent toujours dans
lrsquoenvironnement immeacutediat drsquoun verbe (seule la neacutegation ne ou un autre pronom clitique
peuvent les en seacuteparer) et forment avec lui une mecircme uniteacute prosodique Ils diffegraverent en cela
des pronoms disjoints (cf supra sect 44) qui par leur caractegravere phonologique accentueacute (on les
appelle aussi toniques) peuvent constituer une eacutenonciation agrave eux seuls par exemple en
reacuteponse agrave une question (117) figurer en tant que sujet drsquoune cliveacutee ou encore ecirctre
disloqueacutes (118)
(117) La grandre precirctresse Qui va mrsquoescalader cette colline nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Les Amazones Moi moi (Gracq J Pentheacutesileacutee 1954 lt Frantext)
(118) Crsquoest vraiment lui qui mrsquoa initieacute agrave la musique jrsquoai envie de dire parce que crsquoest crsquoest
lui qui a commenceacute euh | _ | agrave faire du tambour deacutejagrave lui agrave la il avait il avait dix ans je
crois | quand il a commenceacute le tambour la percussion (ofrom)
Si les deux types de pronoms repreacutesentent des arguments du verbe seuls les pronoms disjoints
sont admis dans des positions typiques de SN Comme ils partagent la distribution des SN et
qursquoils commutent avec ceux-ci les pronoms personnels disjoints de la seacuterie Moi Toi Lui
Elle Nous Vous Elles Eux114
on peut les consideacuterer comme des Pro-SN115
(plutocirct que
comme des pronoms) au cocircteacute notamment des pronoms possessifs le mien le tien etc ou des
deacutemonstratifs celui-ci-lagrave cela De leur cocircteacute les clitiques personnels je tu il elle on nous
vous ils elles en deacutepit de lrsquoeacutetymologie du terme pronom ne constituent pas des substituts
syntaxiques (ni drsquoailleurs seacutemantiques voir infra sect3) de N ou de SN malgreacute lrsquoeacutetiquette qursquoon
leur attribue reacuteguliegraverement dans les grammaires scolaires ou dans certains courants
geacuteneacuterativistes (entre autres De Cat 2007 Laezlinger 2003 Rizzi 1986a)116
Du point de vue morphologique certaines formes se deacuteclinent selon leur fonction syntaxique
les clitiques ilelleilselles en position de sujet deviennent lelales en position drsquoobjet direct
luiluileur en position drsquoobjet indirect et en ou y aux reacutegimes obliques Outre leur capaciteacute agrave
marquer la personne verbale (1e 2
e 3
e 4
ehellip) le genre et le nombre les clitiques manifestent
ainsi une deacuteclinaison casuelle ainsi que le montre le tableau ci-dessous
114
La majuscule indique ici le caractegravere accentueacute des Pro-SN permettant le cas eacutecheacuteant de les diffeacuterencier des
clitiques 115
La notion de pro-forme sous-jacente est ici emprunteacutee agrave lrsquoApproche pronominale (Blanche-Benveniste et al
1984 1990) ougrave elle recouvre le concept de proportionnaliteacute syntaxique faisant ressortir un paradigme de formes
et partant un ensemble de contraintes de rection Le terme recouvre donc exclusivement une classe
distributionnelle et non un proceacutedeacute de deacutependance agrave une forme dans le contexte linguistique Pour une critique
de la notion de pro-forme comme substitut drsquoun segment mentionneacute voir Cornish amp Salazar Orvig (2016) Voir
infra (sect31) pour une mise au point agrave ce sujet 116
Pour un bilan de la controverse sur le statut des pronoms sujets voir Zumwald Kuumlster (2014)
116
Tableau 1 Flexion des pronoms personnels conjoints en franccedilais
Rang Nombre Sujet Reacutegime
accusatif
Reacutegime
datif
Reacutegime
locatif
Reacutegime
ablatif
1
Singulier
je me
2 tu te
3 il elle ce ccedila le la lui y en
Non marqueacute
on
4 nous
5 vous
6 Pluriel ils elles les leur
On voit que la plupart des personnes ont des deacuteclinaisons deacutefectives ou neutralisent tantocirct le
paramegravetre du genre (eg lui leur) tantocirct celui du nombre (on nous vous) Il est agrave noter que
ccedila clitique est agrave distinguer drsquoun Ccedila tonique (Creissels 1995 30) Le premier ne fonctionne
qursquoen position sujet et commute avec ce devant le verbe ecirctre tandis que le second commute
avec cela notamment en position de compleacutement (manger ccedila avec ccedila pour ccedila etc) ou en
position deacutetacheacutee (Ccedila crsquoest pas juste) Les clitiques ce et ccedila partagent avec on une deacuteclinaison
largement deacutefective
Le comportement morphologique et syntaxique des clitiques a depuis plusieurs deacutecennies
conduit certains chercheurs agrave les traiter comme des affixes verbaux (eg Strozer 1976 Rivas
1977 Jaeggli 1982 Miller 1992 Auger 1995 Roberge 1995 Miller amp Monachesi 2003
Culbertson 2010 Berrendonner 1993 2008 Zumwald Kuumlster 2014) servant agrave marquer les
diffeacuterents arguments syntaxiques du verbe En outre parmi les clitiques le fonctionnement
des laquo sujets raquo se distingue de celui des reacutegimes comme les suffixes verbaux des langues agrave
laquo sujet nul raquo les clitiques sujets du franccedilais ont pour caracteacuteristique de marquer lrsquoaccord du
verbe avec le sujet (Darmesteter 1877) Degraves lors de nombreux linguistes ont suggeacutereacute qursquoils
eacutetaient en fait (ou en passe de devenir) des preacutefixes verbaux marqueurs drsquoaccord (Auger 1995
Berrendonner 2008) Par ailleurs certains eacutetendent ce traitement aux clitiques objets (eg
Berrendonner 2008) tandis que drsquoautres mettent en eacutevidence les diffeacuterences de statuts entre
clitiques sujets et clitiques objets (eg Auger 1995) En tout cas lrsquohypothegravese du statut affixal
des clitiques laquo sujets raquo repreacutesente un parti-pris audacieux au vu des theacuteories dominantes car
elle remet en cause la pertinence du ceacutelegravebre pro-drop parameter117
obligeant agrave laquo recateacutegoriser
le franccedilais comme langue agrave sujet nul raquo (Berrendonner 2000 30)
Quoi qursquoil en soit nous laissons aux syntacticiens la tacircche de tirer les conseacutequences
theacuteoriques du comportement et de la distribution des clitiques du franccedilais et nous nous
concentrons agrave preacutesent sur chacun des traits morphologiques veacutehiculeacutes par les clitiques de 3e
personne
117
Crsquoest-agrave-dire le critegravere qui caracteacuterise les langues pouvant se passer drsquoun pronom sujet reacutealiseacute (Chomsky
1981)
117
21 La personne
Les pronoms se deacuteclinent en personne afin de marquer les rapports entre les actants impliqueacutes
dans le procegraves exprimeacute par le verbe Dans un eacutetat de langue ancien les personnes eacutetaient
marqueacutees par les deacutesinences verbales et le verbe repreacutesentait un laquo preacutedicat-sujet raquo (Moignet
1981 91) En franccedilais contemporain au contraire la personne srsquoexprime en grande partie
laquo en dehors raquo du verbe au moyen du pronom sujet conjoint sauf pour quelques verbes
freacutequents ougrave la morphologie est particuliegraverement discriminante quant agrave la personne (avoir
ecirctre aller etc) la deacutesinence verbale se montre de nos jours peu discriminante en particulier
agrave lrsquooral pour les trois premiegraveres personnes118
Crsquoest agrave ce titre que les pronoms conjoints
peuvent ecirctre perccedilus comme une forme drsquoaccord avec le verbe marquant avec la deacutesinence
verbale une concordance quant agrave la personne (cf ci-dessus)
Drsquoapregraves une conception heacuteriteacutee de la grammaire grecque on reconnaicirct geacuteneacuteralement trois
personnes une seacuterie au singulier et une au pluriel Parmi celles-ci Benveniste (1966 228-
230) traite je (celui qui parle) et tu (celui agrave qui je srsquoadresse) ensemble fonctionnant de
maniegravere reacuteflexive par rapport agrave lrsquoeacutenonciation ie renvoyant toujours aux mecircmes instances
eacutenonciatives (crsquoest leur laquo uniciteacute speacutecifique raquo p 230) respectivement au locuteur et agrave
lrsquointerlocuteur119
(cf supra ChI sect44) Il oppose agrave ces deux premiegraveres la laquo 3e personne raquo il
totalement exteacuterieure agrave la relation instaureacutee entre je et tu Moignet (1981 92) parle agrave cet
eacutegard du laquo deacutelocuteacute raquo personne laquo absente du systegraveme de lrsquointerlocution raquo Sa reacutefeacuterence se
montre pour sa part variable et deacutepourvue drsquoun trait drsquoanimation Crsquoest pour cette raison que
Benveniste remet en question son statut de personne laquo la 3e personne nrsquoest pas une
personne crsquoest mecircme la forme verbale qui a pour fonction drsquoexprimer la non-personne raquo
(1966 228) Crsquoest drsquoailleurs rappelle-t-il agrave celle-ci que lrsquoon recourt dans les tournures dites
impersonnelles
On deacutejagrave a vu supra aussi (ChI sect44) que Benveniste ne considegravere pas la seacuterie des personnes
dites laquo plurielles raquo comme une simple pluralisation des personnes du singulier En effet nous
ne consiste pas en une multiplication de je mais en laquo une jonction entre je et le non-je
quel que soit le contenu de ce non-je raquo (1966 233) La personne nous repreacutesente en
quelque sorte un laquo je dilateacute au-delagrave de la personne stricte agrave la fois accru et de contours
vagues raquo (p 235) Cela explique les emplois de nous de majesteacute ougrave je est amplifieacute rendu plus
solennel ou les emplois de modestie ougrave je srsquoestompe dans une expression plus laquo diffuse raquo De
mecircme vous exprime un tu amplifieacute par un ensemble indistinct de personnes ou par
meacutetaphore utiliseacute comme une forme de politesse En ce qui concerne le pluriel de la non-
personne ils Benveniste lui reconnaicirct deux interpreacutetations un pluriel laquo reacutegulier raquo donc
multiplicateur mais eacutegalement un fonctionnement diffus ougrave il laquo exprime la geacuteneacuteraliteacute
118
Par exemple les verbes du 1er
groupe (infinitif ndasher sauf aller) preacutesentent la mecircme forme acoustique pour 4
personnes sur 6 au preacutesent de lrsquoindicatif 119
Benveniste (1966) nuance toutefois cette conception qui correspond agrave lrsquoemploi ordinaire La 2e personne tu
(notamment dans ses emplois geacuteneacuteriques) se deacutefinit plutocirct comme laquo la personne non-je raquo ou laquo la personne non-
subjective raquo (p 232)
118
indeacutecise du on (type dicunt they say) raquo laquo Crsquoest la non-personne mecircme qui eacutetendue et
illimiteacutee par son expression exprime lrsquoensemble indeacutefini des ecirctres non-personnels raquo (ibid
235) Pour toutes ces raisons on se gardera de consideacuterer vous nous et ils comme de simples
correspondants pluriels des trois premiegraveres personnes il paraicirct degraves lors plus sage de leur
reacuteserver une position ordinale particuliegravere sous le nom de 4e 5
e et 6
e personnes
22 Le cas
Le marquage casuel des pronoms conjoints reflegravete la structure argumentale du verbe chaque
verbe impose agrave son environnement des configurations syntaxiques particuliegraveres Tesniegravere
(1959) parle de valence drsquoun verbe pour deacutesigner les diffeacuterents arguments qursquoil admet On
postule geacuteneacuteralement une correacutelation entre fonctions syntaxiques et rocircles seacutemantiques
(Tesniegravere 1959 Fillmore 1968 Jackendoff 1990) Ainsi agrave chaque argument syntaxique
correspondraient certains rocircles seacutemantiques lrsquoensemble de la structure argumentale refleacutetant
un scheacutema actanciel ou laquo petit drame raquo (Tesniegravere 1959)
(119) Il la lui a precircteacutee (Charolles 2002 190)
Les diffeacuterents arguments en (119) agrave savoir les clitiques sujet objet direct et objet indirect
expriment les rocircles respectifs drsquoagent (celui qui fait lrsquoaction agrave savoir le prime actant dans la
terminologie de Tesniegravere) de patient ou objet (actant qui supporte le procegraves ou second
actant) et de beacuteneacuteficiaire (celui au beacuteneacuteficedeacutetriment duquel se fait lrsquoaction ou tiers actant)
La liste des rocircles seacutemantiques varie drsquoune langue agrave lrsquoautre mais eacutegalement au sein drsquoune
mecircme langue et en fonction des cadres drsquoanalyse On peut par exemple eacutetablir un inventaire
tregraves deacutetailleacute des rocircles actantiels en affinant le plus possible les cateacutegories ou agrave lrsquoinverse
preacutetendre agrave un grand degreacute de geacuteneacuteraliteacute en ne notant que des oppositions minimales Du fait
qursquoelles reposent sur des critegraveres intuitifs de telles typologies ne peuvent donc pas eacutechapper agrave
une part drsquoarbitraire comme le relegravevent Riegel et al (2009 237)
A un mecircme argument syntaxique peuvent correspondre plusieurs rocircles seacutemantiques ce qui se
voit en franccedilais notamment agrave travers le cas des diathegraveses dans les constructions passives par
deacutefinition lrsquoargument sujet se voit doteacute drsquoun rocircle de patient par opposition agrave sa version active
ougrave le sujet repreacutesente un agent (eg le gacircteausujpatient a eacuteteacute mangeacute par les enfantscomplagent)
Quant aux constructions avec il dit impersonnel elles expriment des verbes sans agent (il
pleut) Sans mecircme envisager les diathegraveses la structure actantielle est lieacutee aux constructions
potentielles drsquoun lexegraveme verbal donneacute
(120) le jardinier a reccedilu un coup dans la figure (Lazard 1995 153)
Le SN le jardinier en position sujet deacutenote ici conformeacutement aux traits de seacutelection
manifesteacutes par le verbe recevoir un beacuteneacuteficiaire Lrsquointerpreacutetation de la structure actantielle
drsquoun eacutenonceacute est donc drsquoabord eacutetroitement lieacutee au sens lexical drsquoun verbe donneacute Cette
conception est sous-jacente agrave la notion de coercition (cf supra ChI sect32) pour rappel une
119
situation drsquoaccommodation ou de forccedilage de nature seacutemantique sur un eacuteleacutement dont les
proprieacuteteacutes sont en contradiction avec les traits seacutelectionnels drsquoun autre terme (voir par ex
Lauwers amp Willems 2011) Soit lrsquoexemple suivant (ou sa traduction en franccedilais)
(121) I began a book (ibid 1219) = Jrsquoai commenceacute un livre
Le verbe commencer seacutelectionne pour son reacutegime un objet de type lsquoprocegravesrsquo alors que le SN
lexical un livre deacutenote en principe un simple ouvrage eacutecrit La contradiction seacutemantique se
reacutesout ainsi par la reacuteinterpreacutetation du SN un livre comme un procegraves en lrsquooccurrence lrsquoactiviteacute
de lecture ou de reacutedaction drsquoun livre (ibid) Ce sont les traits seacutelectionnels du verbe
commencer qui imposent une telle interpreacutetation sur lrsquoargument objet On voit donc qursquoun
scheacutema actantiel deacutepend clairement drsquoun lexegraveme verbal donneacute
Degraves lors il vaut mieux eacuteviter de geacuteneacuteraliser une forme de correspondance entre arguments
syntaxiques et actants seacutemantiques indeacutependamment de la prise en compte drsquoun lexegraveme verbal
particulier On ne dira donc pas que la deacuteclinaison casuelle des pronoms code des rocircles
seacutemantiques mais plutocirct qursquoelle reflegravete la structure argumentale propre agrave un verbe donneacute ndash ou
mieux agrave lrsquoun de ses usages conventionnels La structure actantielle pour sa part reste lieacutee au
sens lexical du verbe en question (notamment agrave ses traits seacutelectionnels)
23 Le nombre
La plupart des clitiques du franccedilais sont en outre variables en genre et en nombre La variation
en nombre se manifeste en franccedilais agrave travers lrsquoopposition morphologique singulierpluriel
Selon la conception courante cette variabiliteacute reflegravete un trait de comptabiliteacute (Lauwers 2014
117) on associe agrave la marque du lsquosingulierrsquo un trait drsquouniciteacute tandis qursquoon dote le lsquoplurielrsquo
drsquoun trait de multipliciteacute (Corbett 2000 4) Dans le cas des noms Guillet (1978 2) rapporte
ainsi que laquo tout substantif N est donc a priori susceptible drsquoecirctre employeacute au singulier et au
pluriel avec les interpreacutetations respectives un seul N et plusieurs N raquo Le nombre serait
seacutelectionneacute selon que le locuteur projette de reacutefeacuterer agrave un ou une somme drsquoindividus dans son
discours Crsquoest ce qui fait dire agrave Cornish (1999 131) qursquoil est agrave interpreacuteter comme un indice
extensionnel par opposition au genre (voir infra sect24)
Or la question du nombre et de ses implications seacutemantico-reacutefeacuterentielles srsquoavegravere bien plus
complexe On a vu ci-dessus (sect21) avec Benveniste (1966) que pour les pronoms de 1egravere
et de
2e personnes les formes dites du laquo pluriel raquo srsquoexpliquent mal en termes de multipliciteacute au vu
des emplois de modestie de majesteacute ou de politesse Le pluriel est agrave envisager dans ce cas
comme laquo une personne amplifieacutee et diffuse raquo et comme un laquo facteur drsquoillimitation non de
multiplication raquo (ibid 235) Benveniste reconnaicirct eacutegalement la possibiliteacute drsquoune lecture
laquo amplifieacutee raquo du pluriel de la laquo non-personne raquo agrave savoir ils dont il rapproche lrsquointerpreacutetation
de celui du on Celui-ci se reacutevegravele drsquoailleurs particuliegraverement polyseacutemique apte agrave repreacutesenter
aussi bien un individu indeacutetermineacute qursquoun ensemble de personnes incluant ou non le locuteur
(cf infra ChV sect342)
120
Drsquoautre part on peut relever que certaines langues ne se limitent pas agrave un systegraveme du nombre
binaire mais integravegrent davantage de membres de lrsquoopposition agrave travers les nombres duel triel
quatriel (voire encore paucal pour certaines langues exotiques cf Corbett 2000) Ces
cateacutegories manifesteraient selon Guillaume (1964 1985) une forme de pluraliteacute interne
La pluraliteacute interne est celle qui sous une uniteacute enveloppante saisit un pluriel contenu plus ou moins apparent Le duel des langues anciennes est un vestige de la pluraliteacute interne Il consiste agrave saisir laquo deux raquo sous un seul regard unique De lagrave sa convenance avec les choses formant naturellement paire (Guillaume 1985 103)
Le pluriel interne srsquooppose ainsi au pluriel externe le seul dont on rend geacuteneacuteralement compte
qui pluralise par addition ou multiplication drsquouniteacutes Guillaume scheacutematise les concepts de
pluraliteacute interne vs pluraliteacute externe de la maniegravere suivante
Figure 6 Pluraliteacute interne drsquoapregraves Curat (1988)
Figure 7 Pluraliteacute externe drsquoapregraves Curat (1988)
La figure 7 illustre donc le mouvement de la laquo pluraliteacute arithmeacutetique raquo tandis que la figure 6
montre un mouvement de regroupement solidaire laquo qui aboutit agrave lrsquouniteacute raquo (ibid)
On peut eacutegalement voir la trace drsquoune pluraliteacute interne dans le cas de formations de collectifs
au neutre pluriel du grec ancien ou du latin par exemple agrave travers la fameuse laquo regravegle raquo Τὰ ζῷα
τρέχει120
selon laquelle de surcroicirct le verbe srsquoaccorde au singulier (Colombat 1993 30) Ce
type drsquoemploi ne serait pas voueacute agrave livrer laquo lrsquoimage drsquoune seacuterie additive mais plutocirct celle
drsquoune collection drsquoougrave le verbe au singulier lorsque le sujet de celui-ci apparaicirct srsquoidentifier agrave
120
Tagrave zỗia treacutekhei = les animaux courent Le verbe τρέχει est conjugueacute agrave la 3e personne du singulier et le sujet
Τὰ ζῷα est au neutre pluriel
121
une telle collection raquo (De Carvalho 1993 99) On associe ainsi geacuteneacuteralement la pluraliteacute
interne agrave une interpreacutetation dite collective et la pluraliteacute externe agrave une interpreacutetation appeleacutee
distributive Une interpreacutetation se reacutevegravele collective si un preacutedicat srsquoapplique agrave un ensemble
plutocirct qursquoagrave ses membres pris seacutepareacutement Elle apparaicirct au contraire distributive si une
proprieacuteteacute est attribueacutee agrave chacun des individus (Mari 2006)
(122) Les Suisses qui ont marqueacute lrsquoanneacutee 2014 sont nombreux (titre drsquoun article de presse
httpwwwillustrechpeopleNationalfil-de-linfo 24122014)
(123) Beaucoup de volontaires sont jeunes autour des 18thinspans (httpwwwlematinch
19092014)
Dans (122) le preacutedicat lsquoecirctre nombreuxrsquo ne peut srsquoappliquer qursquoagrave lrsquoensemble et non agrave chacun
des individus tandis qursquoen (123) le preacutedicat lsquojeunersquo par ailleurs speacutecifieacute apregraves coup (lsquoavoir
environ 18 ansrsquo) srsquoapplique agrave chaque individu et non au groupe lui-mecircme Neacuteanmoins les
contextes sont loin drsquoecirctre tous deacutesambiguiumlsants
(124) Suisse les politiciens chantent pour Noeumll (httpwwwrtschplaytv19h30video
25122014)
Dans ce cas-lagrave rien dans le titre ne permet de trancher entre une interpreacutetation collective (le
chœur ainsi constitueacute) ou une interpreacutetation distributive (chacun des politiciens a chanteacute lrsquoun
apregraves lrsquoautre) mecircme si veacuterification audio-visuelle faite crsquoest la seconde lecture que le
journaliste avait manifestement agrave lrsquoesprit
Le trait collectif ou de pluraliteacute interne peut aussi se manifester lexicalement En franccedilais
comme dans drsquoautres langues certains noms ont la particulariteacute de srsquoemployer presque
exclusivement au pluriel121
Pour cette raison on les appelle pluralia tantum ou pluriels
lexicaux (Lauwers 2014 Lammert 2015 Wierzbicka 1988 Wisniewski 2009) Selon certains
auteurs (Jespersen 1924 Furukawa 1977 citeacutes par Lauwers 2014) le pluriel repreacutesente dans
ces cas-lagrave paradoxalement la marque du non-nombre ce qui se traduit par la non-
deacutenombrabiliteacute des noms en question
En fait Lauwers (2014) remarque que les pluriels lexicaux ne manifestent pas tous le mecircme
degreacute de non-deacutenombrabiliteacute Il propose ainsi une typologie de ces N122
sur la base de leur
apparition respective dans un corpus drsquoeacutecrits du web avec des deacuteterminants de quantification
(les numeacuteraux cardinaux plusieurs divers diffeacuterents) et de jugements drsquoacceptabiliteacute avec
des expressions de reacuteciprociteacute (lrsquoun apregraves lrsquoautre les uns apregraves les autres) et des adjectifs
laquo deacutelimitatifs raquo ou laquo stubbornly distributive raquo (Schwarzschild 2011 citeacute par Lauwers 2014)
comme grand petit long Lauwers relegraveve ainsi du cocircteacute du minimalement deacutenombrable les N
121
Ou alors la variation en nombre ne correspond pas agrave lrsquoopposition entre uniteacute et somme drsquouniteacutes cf lunette vs
lunettes ciseau vs ciseaux etc 122
La seacutelection des N est baseacutee sur les N reacuteguliegraverement eacutevoqueacutes dans les eacutetudes anteacuterieures et sur les indices de
freacutequence opposant la forme au sing et au pl de la base Lexique de B New
(httpwwwlexiqueorgdocLexiquephp) (ibid 120)
122
lexicaux appeleacutes laquo compacts raquo (p 121) qui se montrent les plus reacutefractaires agrave la
deacutenombrabiliteacute Il srsquoagit de noms tels que oreillons alentours qui apparaissent
systeacutematiquement avec des deacuteterminants deacutefinis et dont le contenu seacutemantique se preacutesente
comme opaque ou compact Ensuite lrsquoauteur distingue les pluriels laquo denses raquo (p 122) comme
arrhes eacutepinards loisirs mœurs etc qui admettent la laquo quantification impreacutecise raquo avec des ou
quelques mais pas la quantification discregravete avec plusieurs diffeacuterents ou des numeacuteraux Ces N
repreacutesentent des entiteacutes seacutemantiquement homogegravenes Ils se deacutemarquent en cela de la cateacutegorie
des pluriels laquo agreacutegatifs raquo (p 123) tels que vivres viscegraveres frais donneacutees excreacutements
deacutechets etc qui apparaissent plus reacuteguliegraverement avec des deacuteterminants individuants
(plusieurs divers diffeacuterents et les numeacuteraux) et qui manifestent un plus grand degreacute
drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute seacutemantique entre les individus123
bien que conservant un trait [+collectif]
Lauwers mentionne pour finir une cateacutegorie agrave part celle des laquo pluriels internes transposeacutes raquo
(p 127) qui se laissent volontiers deacutenombrer par les marqueurs ci-dessus Crsquoest le cas de
toilettes archives pourparlers repreacutesailles etc Cependant le deacutenombrement opegravere au
niveau externe il intervient donc exclusivement au niveau du tout et non de ses membres
(laquo deux toilettes raquo laquo trois archives raquo laquo plusieurs pourparlers raquo p 127-128) Les eacuteleacutements qui
composent le tout demeurent ainsi inaccessibles agrave toute saisie quantifieacutee
On peut mettre les pluralia tantum en perspective avec les noms dits collectifs124
qui tout en
eacutetant au singulier deacutesignent un ensemble drsquoindividus dont les proprieacuteteacutes communes peuvent
ecirctre plus ou moins lacircches (Lecolle 2013) Ainsi en va-t-il des noms comme foule
constellation public bouquet peuple etc La laquo pluraliteacute interne raquo de ces N est
particuliegraverement visible agrave travers lrsquoapparition drsquoaccords dits laquo ad sensum raquo eacutetudieacutes par
Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin (1995)
(125) Le jeune couple tregraves eacutetonneacute remercia Mathias et lui dirent au revoir (copie drsquoeacutelegraveve
lt ibid 37)
Selon Lammert (2010 91) ce genre drsquoaccord entre un sujet collectif singulier et un verbe au
pluriel est freacutequent en ancien franccedilais mais disparaicirct peu agrave peu par la suite Elle rapporte un
exemple de Pascal en franccedilais classique
(126) Et ainsi ce peuple deacuteccedilu par lrsquoavegravenement ignominieux et pauvre du Messie ont eacuteteacute ses
plus cruels ennemis (Pascal Les Penseacutees lt Lammert 2010 91)
Neacuteanmoins Lammert juge cet accord impossible en franccedilais moderne Lrsquoattestation
drsquoexemples comme (125) de Berrendonner amp Beacuteguelin (1995) met donc agrave mal cette
preacutediction Drsquoun point de vue normatif drsquoaucuns soutiendront que ces donneacutees proviennent
de scripteurs malhabiles Cependant des donneacutees drsquoautres genres attestent la persistance de ce
type drsquoaccord au pluriel en franccedilais contemporain
123
Lauwers (2014) distingue en fait trois sous-classes manifestant des degreacutes drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute reacutefeacuterentielle
variables 124
Voir Lammert (2015) pour un examen de leurs diffeacuterences seacutemantiques
123
(127) bon apregraves y a des y a des affiniteacutes qui se font machin | _ | mais apregraves crsquoest crsquoest crsquoest
un groupe qui sont tout le temps tout le temps tout le temps tout le temps ensemble y a
pas des deacutechappatoire (ofrom)
(128) Jean Dujardin et Alexandra Lamy forment le couple qui font le plus recircver les Franccedilais
(web leacutegende drsquoune photo du couple httpwwwohmymagcom)
Lorsqursquoun tel pheacutenomegravene apparaicirct chez un eacutecrivain il reccediloit le statut de figure de style en
lrsquooccurrence de syllepse du nombre Ainsi en va-t-il de lrsquoexemple suivant drsquoAragon citeacute dans
le Bon usage
(129) Ce couple tenait peu de place dans leur coin (Aragon citeacute par Grevisse amp Goosse lt
Berrendonner amp Beacuteguelin 1995 24)
A noter qursquoavec le deacuteterminant possessif lrsquoaccord au pluriel dans des eacutecrits laquo surveilleacutes raquo
semble mieux toleacutereacute par la norme
(130) Le groupe Cartier espegravere donc que leurs collegravegues et concurrents reviendront sur leur
deacutecision lrsquoan prochain (presse [Reichler-]Beacuteguelin 1993a)
(131) Il va sans dire que la controverse a fait rage au sein dune bonne partie de la population
norveacutegienne lorsque le couple princier annonccedila en deacutecembre dernier leur intention de
se marier (presse Belga 23082001)
Berrendonner amp Beacuteguelin deacutecrivent le proceacutedeacute agrave lrsquoœuvre comme lrsquoassimilation drsquoun tout agrave la
classe de ses membres (ibid 39) qui repreacutesente une dualiteacute (cf supra ChI sect33) pour
rappel un type drsquoobjet agrave geacuteomeacutetrie variable appreacutehendable de deux points de vue diffeacuterents
ici au format drsquoindividu collectif et de classe
Quant agrave lrsquoanaphore collectif-classe via lrsquoindice de 6e personne elle est en geacuteneacuteral reacutepertorieacutee
par les linguistes pour certains selon des conditions strictes (cf infra sect411)
(132) y avait une soir un soir euh | _ | jeu de nuit donc cest un groupe qui a ducirc organiser des
un jeu de nuit dans la forecirct | _ | qui faisait assez peur dailleurs mais conduit | _ | hein |
_ | ben conduit organiseacute alors ils ont ducirc | _ | organiser donc des jeux de nuit (ofrom)
En somme au vu des diffeacuterentes situations preacutesenteacutees dans cette section (indices personnels
pluriels lexicaux N collectifs) la question du nombre en franccedilais ne peut se reacutesumer agrave une
simple opposition entre uniteacute et somme drsquouniteacutes La deacutefinition traditionnelle de lrsquoopposition
en nombre neacutecessite une reacuteelle remise en question Parmi les pistes inteacuteressantes qursquoon peut
eacutevoquer Lauwers (2014) attribue au pluriel de par lrsquoanalogie entre les pluriels lexicaux et les
N massifs un laquo effet massifiant raquo Drsquoautre part les notions drsquolaquo amplification raquo ou
drsquolaquo illimitation raquo de Benveniste (1966) concernant les indices personnels au pluriel
meacuteriteraient davantage drsquoattention pour drsquoeacuteventuelles geacuteneacuteralisations sur lrsquointerpreacutetation du
pluriel des N Enfin il nrsquoest peut-ecirctre pas inutile de faire un petit deacutetour par les fondements
matheacutematiques de la notion de pluriel inspireacutee de la notion drsquoensemble Un ensemble au sens
124
matheacutematique repreacutesente une collection drsquoeacuteleacutements qursquoon peut par exemple repreacutesenter par
les diagrammes de Venn Les eacuteleacutements sont lieacutes agrave lrsquoensemble par un rapport drsquoappartenance
On considegravere geacuteneacuteralement que le pluriel recouvre lrsquoensemble ou les eacuteleacutements qui le
composent Comme le cas le plus typique consiste en un ensemble contenant plusieurs
eacuteleacutements autrement dit dont le cardinal est supeacuterieur agrave 1 crsquoest la somme des eacuteleacutements qursquoon
retient geacuteneacuteralement pour lrsquointerpreacutetation du pluriel On laisse de cocircteacute le fait qursquoen
matheacutematique un ensemble peut contenir un seul eacuteleacutement (un singleton) voire aucun eacuteleacutement
(ensemble vide) On pourrait se demander si la langue permet de rendre compte drsquoun
ensemble agrave un ou zeacutero eacuteleacutement en langue par exemple au vu de faits comme celui-ci
(133) - Les planegravetes carreacutees ccedila nrsquoexiste pas (Brisson D Gros sur la tomate p 12)
Cet eacutenonceacute ne reflegravete-t-il pas la reacutefeacuterence agrave un ensemble (lsquoles planegravetes carreacuteesrsquo) agrave propos
duquel on nie lrsquoexistence des membres qui le composent
Un autre pheacutenomegravene inteacuteressant agrave envisager de ce point de vue est la notion de personne
amplifieacutee (Benveniste 1966) qui pourrait ecirctre regardeacutee comme un ensemble dont le cardinal
est eacutegal ou supeacuterieur agrave 1 (cf supra sect21 nous et vous de modestie de majesteacute etc) Dans tous
les cas une eacutetude empirique sur les marques du nombre en franccedilais meacuteriterait de voir le jour
pour remettre en cause lrsquoideacutee reacutepandue que le pluriel correspond agrave une simple addition
drsquoeacuteleacutements
Nous terminons par une bregraveve remarque sur le pluriel agrave lrsquooral Le trait du pluriel peut
demeurer non speacutecifieacute125
si les deacuteterminants les suffixes les preacutedicats ou encore le contexte
ne sont pas discriminants En teacutemoigne cet exemple ougrave Charles de Gaulle lors drsquoun discours
public opegravere une reformulation meacutetalinguistique pour deacutesambiguiumlser son propos
(134) laquo Je mrsquoadresse au(x) peuple(s)hellip aux peuples au pluriel raquo (de Gaulle lt Blanche-
Benveniste (2000 15)
Aucun indice ne permet en effet dans ce cas drsquoopter pour une interpreacutetation au pluriel
Blanche-Benveniste (ibid) note toutefois que si le discours nrsquoavait pas eacuteteacute preacutealablement
reacutedigeacute les propos auraient probablement eacuteteacute formuleacutes autrement pour garantir une
interpreacutetation au pluriel Quant agrave la marque du pluriel de lrsquoindice de 6e personne elle nrsquoest
audible que par le biais de la liaison stricte [iz] devant un eacuteleacutement vocalique (eg [iz ])126
Sans cela drsquoautres eacuteleacutements morphologiques (deacutesinence verbale suffixes adjectivaux etc)
125
Une bonne partie des substantifs et adjectifs sont homophones au singulier et au pluriel maison(s)
cheveu(x) bateau(x) grand(s) beau(x) bleu(s) etc 126
A noter que cette liaison nrsquoest pas stricte en franccedilais queacutebeacutecois ougrave la 6e personne peut ecirctre prononceacutee sans
liaison devant voyelle eg [j ]
125
pour autant qursquoils soient distinctifs127
lexicaux (preacutedicats collectifs reacuteciproques etc) ou
contextuels peuvent concourir agrave lrsquointerpreacutetation du nombre
24 Le genre
Contrairement au trait du nombre celui du genre grammatical est en principe inheacuterent agrave un
nom commun Le genre des noms est arbitraire souvent heacuteriteacute de lrsquoeacutetymon de ceux-ci (Riegel
et al 2009 329) Ainsi rien ne motive lrsquoopposition de genre entre veacutelobicyclette
fleuveriviegravere etc Neacuteanmoins pour ce qui concerne les noms drsquoanimeacutes en particulier
drsquohumains la question est plus deacutelicate comme en teacutemoigne le deacutebat toujours actuel autour
de la feacuteminisation du lexique qui a eacutemergeacute dans les anneacutees 1970 (Elmiger 2008 29 sqq) En
scheacutematisant un peu la probleacutematique nous constatons que le genre grammatical ne reflegravete
pas univoquement un trait biologique au vu des exceptions bien connues comme les noms
feacuteminins recrue estafette ou sentinelle qui repreacutesentent des rocircles geacuteneacuteralement deacutevolus au
sexe masculin De mecircme les noms masculins mannequin tendron laideron128
srsquoappliquent
typiquement agrave des femmes A cet eacutegard il faut distinguer entre le sexe biologique et le genre
social ou socioculturel (gender en anglais) Ce dernier tire ses fondements des rocircles activiteacutes
comportements expeacuteriences bref des traits typiquement associeacutes agrave un sexe donneacute (Elmiger
2008 47) On peut encore relever les noms feacuteminins du type personne vedette
connaissance etc qui ne se restreignent pas agrave la deacutesignation de lrsquoun des deux sexes ou genres
socioculturels
Drsquoun autre cocircteacute sexe naturel ou gender ne sont pas totalement sans rapport aussi indirect
soit-il avec les pheacutenomegravenes drsquoaccords grammaticaux dans le cas des noms eacutepicegravenes (ie des
noms qui nrsquoont pas de genre speacutecifieacute au niveau lexical mais qui en discours srsquoadaptent agrave des
accords aussi bien masculins que feacuteminins) tels que pianiste eacutelegraveve concierge En outre
certains suffixes sont speacutecifiquement deacutedieacutes agrave lrsquoopeacuteration drsquoune telle distinction (vendeuse
inspectrice etc) Nous verrons plus bas comment reacutesoudre cet apparent paradoxe
Il faut encore eacutevoquer le pheacutenomegravene du masculin non marqueacute qui concerne aussi bien la
reacutefeacuterence aux animeacutes qursquoaux inanimeacutes la coordination de deux SN dont les noms sont de
genres diffeacuterents entraicircne en principe un accord au masculin pluriel (le garccedilon et la fille sont
grands le verre et la tasse sont grands) Michard (1996) conclut des travaux de Jakobson
(1971) sur les correacutelations entre genres marqueacute et non marqueacute129
que laquo la signification
geacuteneacuterale du masculin est donc poseacutee comme premiegravere crsquoest celle qui srsquooppose au feacuteminin
127
Au preacutesent et agrave lrsquoimparfait la morphologie verbale des 3e et 6
e personnes sont freacutequemment homophones
pour les verbes en ndasher (il mange vs ils mangent il mangeait vs ils mangeaient) par opposition au passeacute composeacute
ou au futur (il a mangeacute vs ils ont mangeacute il mangera vs ils mangeront) Quant au pluriel des adjectifs attributs il
est souvent inaudible (ils semblent contents) 128
Mais laideronne est eacutegalement attesteacute 129
laquo La correacutelation est lrsquoopposition drsquoune cateacutegorie marqueacutee caracteacuteriseacutee par la preacutesence de A et dune cateacutegorie
non-marqueacutee caracteacuteriseacutee par le manque de signalisation de A raquo (Jakobson 1971 citeacute par Michard 1996 30)
126
comme genre non-marqueacute par rapport au genre marqueacute et crsquoest de cette signification geacuteneacuterale
que deacuterivent les significations speacutecifiques raquo (p 31)130
A propos des marques du genre dans le cas des pronoms conjoints on peut admettre que les 1e
et 2e personnes fonctionnent agrave la maniegravere des noms eacutepicegravenes animeacutes dans le sens ougrave ils sont
compatibles avec des accords au masculin et au feacuteminin visibles ailleurs dans le contexte
linguistique
(135) Comme tu es grande ma petite Louise (titre drsquoun livre pour enfant)
En (135) on observe une redondance des marques feacuteminines au sein de lrsquoeacutenonceacute via les
diffeacuterents suffixes et la forme du possessif elles srsquointerpregravetent ici manifestement comme le
reflet drsquoun genre biologique
Ci-dessous le pronom clitique pluriel nous apparaicirct de mecircme non speacutecifieacute en genre Seul le
suffixe de lrsquoadjectif attribut comporte une marque en lrsquooccurrence formellement le masculin
dans un usage qursquoon peut infeacuterer non-marqueacute
(136) Nous sommes loyaux envers nos clients dont les inteacuterecircts sont notre prioriteacute (slogan
drsquoune entreprise)
En effet il deacutesigne ici un reacutefeacuterent indiffeacuteremment homme ou femme Il en va drsquoailleurs de
mecircme pour le SN nos clients
Le cas des indices de 3e
(il elle) et 6e personne (ils elles) est diffeacuterent car ceux-ci sont
intrinsegravequement marqueacutes en genre En outre en tant que laquo non-personnes raquo ils srsquoattachent agrave
deacutesigner aussi bien des animeacutes que des inanimeacutes De nombreux auteurs se sont efforceacutes
drsquoidentifier le critegravere qui deacutetermine la marque de genre du pronom de 3e personne Nous
expliquerons ci-apregraves en quoi nous consideacuterons en reacutealiteacute cette question comme un faux
problegraveme Mais il est neacutecessaire pour cela de comprendre le fondement des hypothegraveses
avanceacutees afin de pouvoir ensuite nous en distancier
130
Dans le cas de la reacutefeacuterence aux animeacutes ce laquo masculin agrave valeur geacuteneacuterique raquo repreacutesente lrsquoune des cibles de la
critique feacuteministe du fait que son interpreacutetation neacutecessite des efforts cognitifs de deacutesambiguiumlsation pour savoir
srsquoil inclut ou non la reacutefeacuterence agrave des femmes en particulier dans lrsquoemploi des N lexicaux animeacutes Srsquoajoute
eacutegalement au deacutebat une dimension symbolique selon laquelle la langue est susceptible de refleacuteter les ineacutegaliteacutes
sociales entre hommes et femmes (Elmiger 2008 111-112) Diverses alternatives sont proposeacutees pour eacuteviter
lrsquoambiguiumlteacute du masculin geacuteneacuterique parmi lesquelles on peut mentionner les deacutefinitions leacutegales dans les textes agrave
caractegravere juridique du type laquo le masculin geacuteneacuterique est utiliseacute pour deacutesigner les deux sexes raquo Chancellerie
feacutedeacuterale 2000 (Elmiger 2008 123) lrsquoemploi des doublets inteacutegraux (laquo les eacutetudiants et eacutetudiantes raquo ibid 127)
ou abreacutegeacutes (laquo les traducteurs-trices raquo ibid 121) (jugeacutes fastidieux et peu lisibles par leurs deacutetracteurs) ou les
innovations graphiques (laquo les eacutetudiantEs raquo laquo illes raquo ibid 121) Neacuteanmoins ces aspects sortent du domaine
linguistique et concernent essentiellement les repreacutesentations sociales On peut agrave cet eacutegard relever la polyseacutemie
de la notion de laquo genre raquo (grammatical biologique sociologique sans oublier son acception en analyse du
discours) et le nombre de disciplines ainsi toucheacutees (linguistique sociologie anatomie psychologie sciences de
la communication peacutedagogie sciences politiques etc) conduisant ineacutevitablement agrave des traitements tregraves divers
de la question pouvant donner lrsquoimpression drsquoune confusion notionnelle
127
Certains invoquent la preacutesence drsquoun controcircleur linguistique autrement dit drsquoun anteacuteceacutedent
responsable de lrsquoaccord du clitique Lorsque le controcircleur explicite fait deacutefaut on invoque le
controcircle par un N absentee agrave reacutecupeacuterer de maniegravere implicite (Tasmowski-De Ryck amp
Verluyten 1982 1985)
(137) (John essaie de mettre une table dans le coffre de sa voiture Mary dit ) Tu
nrsquoarriveras jamais agrave la le faire entrer dans la voiture (Kleiber 1990a 36)
(138) (Mecircme situation mais avec un bureau ) Tu nrsquoarriveras jamais agrave le la faire entrer
dans la voiture (ibid)
Selon les partisans du controcircle linguistique ces exemples montrent que lrsquoadeacutequation du genre
deacutepend drsquoun nom mecircme si celui-ci nrsquoest pas introduit verbalement Cette thegravese srsquoavegravere
cependant moins convaincante dans le cas ougrave le clitique renvoie agrave un ecirctre humain
(139) Mon docteur vient drsquoagrandir son cabinet de reacuteception Elle avait trop de clients (lt
ibid 37)
(140) (un automobiliste fonce sur vous ) Mais il est fou (ibid 29)
Lrsquohypothegravese drsquoune reacutecupeacuteration nominale (femme pour (139) homme ou automobiliste )
pour (140) montre ici ses limites Degraves lors drsquoautres chercheurs proposent drsquoy voir agrave lrsquoinverse
un controcircle pragmatique se passant drsquoun intermeacutediaire linguistique (Lasnik 1976 Wiese
1983 Bosch 1986) le pronom en lrsquoabsence drsquoun anteacuteceacutedent explicite tirerait ses marques
directement des proprieacuteteacutes reacutefeacuterentielles en vertu drsquoun accord dit conceptuel ad sensum (ou
encore par syllepse) respectivement au sexe du reacutefeacuterent (cf aussi supra ChI sect44 et ci-dessus
sect23) Mentionnons drsquoembleacutee que cette notion seacutemantique de lrsquoaccord nous paraicirct tout agrave fait
inapproprieacutee le pheacutenomegravene de lrsquoaccord eacutetant confineacute au domaine des contraintes purement
formelles de cooccurrences
Mais plus geacuteneacuteralement le deacutebat autour de la question du controcircle que ce dernier soit
linguistique ou pragmatique est la conseacutequence drsquoune vision ougrave la langue est subordonneacutee agrave
des influences exteacuterieures en lrsquooccurrence le reacuteel dans cette perspective la langue est voueacutee
agrave reproduire la reacutealiteacute elle est deacutetermineacutee par celle-ci Ainsi les partisans de lrsquoun ou lrsquoautre
camp cherchent agrave prouver ce qui du sexe ou du N du reacutefeacuterent reacutegit lrsquoaccord grammatical
Comme nous lrsquoavons deacutejagrave exposeacute (supra ChI sect631) notre vision des choses prend le
contrepied de cette approche agrave nos yeux il srsquoagit de partir des usages de la langue et de les
deacutecrire pour observer la maniegravere dont les locuteurs configurent leur repreacutesentation du monde
qui nrsquoen est pas une simple reproduction fidegravele Nous ne nions pas toute influence du monde
reacuteel sur la maniegravere dont les locuteurs se le repreacutesentent il va de soi que notre perception du
monde reacuteel a un rocircle preacutepondeacuterant sur nos repreacutesentations en geacuteneacuteral Mais il faut prendre en
consideacuteration le fait que les usagers disposent drsquoune liberteacute de configuration des reacutefeacuterents
discursifs affranchie des seules contraintes de la reacutealiteacute Dans le domaine en question celui
128
des marques de genre nous partirons donc du principe que crsquoest le locuteur via les marques
morphologiques ad hoc qui attribue des traits en fonction de lrsquointerpreacutetation qursquoil souhaite
veacutehiculer Ainsi ce nrsquoest pas le reacutefeacuterent du monde qui deacutetermine univoquement lrsquoemploi du
genre mais crsquoest lrsquousager qui indique agrave travers la convocation drsquoun genre lrsquoappartenance de
lrsquoobjet agrave une cateacutegorisation nominale masculine ou feacuteminine
En outre une partie des problegravemes poseacutes par ces theacuteories pourrait ecirctre reacutesolue par une
conception alternative du pheacutenomegravene de lrsquoaccord (cf la notion supra de controcircle)
geacuteneacuteralement abordeacute comme une relation orienteacutee ougrave un terme (source) impose ses marques agrave
lrsquoautre (receveur) Ainsi dans une approche geacuteneacuterativiste-transformationnelle lrsquoaccord
observeacute en surface reacutesulte de lrsquoapplication en structure profonde drsquoune regravegle de copie des
traits du premier sur le second (Creissels 2006 24 sqq) Crsquoest ainsi que la theacuteorie du controcircle
linguistique postule que le pronom tire sa marque de genre drsquoun nom donneacute Or dans une
approche strictement descriptive on pourrait se contenter de constater que certaines
informations agrave propos drsquoun reacutefeacuterent se voient reacutepeacuteteacutees ou reacuteparties sur plusieurs formes sans
preacutejuger drsquoune quelconque deacutependance (ibid) a fortiori dans le cas des pronoms non reacutegis
comme (137) (138) (139) et (140) nullement soumis agrave des contraintes formelles
Blinkenberg (1950) soulignait deacutejagrave lrsquoincongruiteacute de la notion drsquoaccord pour lrsquousage des
pronoms conjoints
Un pronom personnel peut toujours se rapporter directement au sens qursquoil repreacutesente sans lrsquointervention preacutealable dans la chaicircne parleacutee drsquoun substantif Il ne srsquoagit plus drsquoun groupement syntactique constitueacute par des termes reacuteciproquement deacutependants au contraire le pronom personnel est un terme syntactiquement indeacutependant (p 17)
A deacutefaut drsquoun pheacutenomegravene drsquoaccord on peut observer dans lrsquousage des pronoms celui de
redondance des marques morphologiques Ainsi dans les cas de reacutefeacuterence pronominale on
observe souvent une congruence des marques de genre agrave travers le ou les pronom(s)
(successifs) sans que la preacutesence drsquoun SN lexical soit obligatoire comme le montrent (137)
(138) (140) De la sorte le locuteur reacuteitegravere le genre de lrsquoattribut de deacutenomination
(Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin 1995) du reacutefeacuterent sur ces divers eacuteleacutements linguistiques
(les pronoms et le cas eacutecheacuteant la reacutealisation effective de la deacutenomination) La congruence en
genre au fil drsquoun discours entre les pronoms successifs et eacuteventuellement un SN
coreacutefeacuterentiel131
srsquoexplique ainsi non pas en termes drsquoaccord mais par un principe
pragmatique drsquoisonymie les sujets parlants laquo conservent par deacutefaut la mecircme deacutenomination
courante et donc la mecircme cateacutegorisation aussi longtemps du moins que ces attributs
demeurent distinctifs et qursquoil nrsquoy a pas un inteacuterecirct strateacutegique particulier agrave proceacuteder
autrement raquo (Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin 1995 34) On peut illustrer ce principe par
cet exemple
131
Congruence traiteacutee ailleurs en termes de laquo chaicircne anaphorique raquo (Chastain 1975 Corblin 1995 cf supra
sect53) Nous renonccedilons agrave lrsquoemploi de cette notion du fait de la vision de deacutependance qursquoelle suppose
129
(141) sur les rochers en fait y a des des vers | _ | qui se sappellent des vers sapins de Noeumll | _
| ils ils sont vraiment en forme de sapin de Noeumll enfin cest drocircle | _ | un peu en spirale
comme ccedila | _ | et euh ils vivent ils vivent sur les cailloux | _ | et quand tu passes agrave cocircteacute
deux ou quand tu claques des doigts agrave cocircteacute deux | _ | euh ils rentrent hyper vite dans
leur trou | _ | cest trop drocircle quoi euh tu claques des mains pis bloup | ils sont ils sont agrave
linteacuterieur tu les vois plus ils disparaissent | _ | pis de pis si tattends un moment | _ | ils
remontent tout doucement (ofrom)
La laquo suite raquo pronominale coreacutefeacuterentielle au masculin pluriel nrsquoest pas grammaticalement reacutegie
par lrsquoanteacuteceacutedent en amont (des vers qui srsquoappellent des vers sapins de Noeumll) mais reacutepegravete
simplement le genre de lrsquoeacutetiquette lexicale (ver) associeacutee au reacutefeacuterent eacutevoqueacute Ce principe
pragmatique drsquoisonymie refleacutetant une strateacutegie drsquoeacuteconomie meacutemorielle permet drsquoexpliquer
avantageusement pourquoi les emplois coreacutefeacuterentiels des pronoms sont prototypiques
La situation complexe de la reacutefeacuterence aux animeacutes meacuterite qursquoon srsquoy attarde On reconnaicirct en
geacuteneacuteral que la cateacutegorisation biologique ou socio-culturelle communeacutement partageacutee est
particuliegraverement preacutegnante laquo crsquoest un fait bien connu appuyeacute par de nombreuses donneacutees
linguistiques qursquoune des cateacutegorisations premiegraveres opeacutereacutees par lrsquohomme est celle qui
discrimine parmi toutes les entiteacutes les ecirctres humains avec une subdivision perceptive directe
en hommes et femmes raquo (Kleiber 1990a 39) Sans entrer dans des consideacuterations
ontologiques [Reichler-]Beacuteguelin (1993a 345) remarque une forme de lexicalisation des
pronoms (conjoint ou disjoint) de 3e personne masculin et feacuteminin susceptibles de veacutehiculer
laquo le contenu descriptif de ecirctre humain du sexe masculin (il) ou ecirctre humain du sexe
feacuteminin (elle) raquo agrave lrsquoappui drsquoexemples de ce genre
(142) Si vous optez pour le rasoir eacutelectrique il vaut mieux en acheter un qui sera reacuteserveacute agrave
votre usage personnel laquo ils raquo ont horreur qursquoon leur emprunte leur rasoir (Bien-Etre-
Santeacute 070890 lt [Reichler-]Beacuteguelin 1993a 345)
Ici la marque de genre contribue agrave construire un reacutefeacuterent porteur drsquoune deacutenomination
masculine dont on peut infeacuterer au vu des preacutedications lsquoavoir horreurrsquo et lsquoavoir un rasoirrsquo une
identiteacute biologique132
Neacuteanmoins il arrive qursquoune situation de conflit survienne entre les
diffeacuterentes interpreacutetations possibles du genre (cf aussi supra (139) On peut invoquer la
volonteacute du locuteur de privileacutegier tantocirct lrsquoinfeacuterence drsquoun genre biologique ou social tantocirct le
marquage drsquoune deacutenomination speacutecifique Ci-dessous les deux exemples montrent des
strateacutegies inverses isonymie (143) vs changement drsquoappellation sous-jacente favorisant une
interpreacutetation biologique (144)
(143) Vendredi de la semaine passeacutee une recrue de lrsquoER inf 2-12 a soudain eacuteteacute victime drsquoun
arrecirct cardiaque agrave Biegravere Malgreacute les mesures de reacuteanimation qui avaient eacuteteacute prises sur-
le-champ la recrue est deacuteceacutedeacutee aujourdrsquohui au CHUV agrave Lausanne ougrave elle avait eacuteteacute
132
Mais rien nrsquoempecircche qursquoon en infegravere selon le contexte une classe de lsquobarbiersrsquo lsquomarchands de rasoirsrsquo etc
130
hospitaliseacutee (wwwnewsadminch 130712 drsquoautres meacutedias preacutecisent qursquoil srsquoagit
dans les faits drsquoun jeune homme)
(144) Le mannequin [Naomi Campbell] est ceacutelegravebre pour son comportement coleacuterique et
parfois violent En 2007 elle avait mecircme ducirc effectuer des travaux drsquointeacuterecirct geacuteneacuteral
apregraves avoir agresseacute une femme de chambre (httpwwwclosermagfr 040214)
Lrsquoattribut de deacutenomination dont le pronom reflegravete le genre preacutesente de facto les reacutefeacuterents
correspondants comme des reacutefeacuterents classifieacutes nommeacutes ou encore cateacutegoriseacutes (Kleiber
1990a 39) Lorsque la cateacutegorisation demeure implicite on suppose geacuteneacuteralement qursquoelle
correspond agrave un nom de niveau de base de la seacutemantique du prototype (Rosch et al 1976) qui
constitue le niveau utiliseacute par deacutefaut et preacutesentant une saillance reacutefeacuterentielle importante du
point de vue perceptif et fonctionnel comme le montrent de nombreux travaux sur les tacircches
de deacutenomination drsquoobjet (Cornish 1999 132) Au niveau seacutemantique il repreacutesente un
compromis entre la sous-speacutecification et la surcharge informationnelle (cf infra 42)
Lrsquoexemple de Cornish (ibid adapteacute en franccedilais) illustre cette question en voyant un chien
peacuteneacutetrer dans une maison par la porte drsquoentreacutee laisseacutee ouverte un locuteur sera susceptible de
srsquoeacutecrier Qursquoest-ce que ce chien fiche lagrave plutocirct que Qursquoest-ce que cet animal fiche lagrave
(niveau superordonneacute) ou Qursquoest-ce que ce golden retriever fiche lagrave (niveau subordonneacute)
(ibid) Neacuteanmoins avant de juger un emploi comme laquo marqueacute raquo sur la base de lrsquoeacutechelle de
Rosch et al (ibid) il convient de toujours tenir compte de chaque contexte drsquoeacutenonciation
crsquoest avant toutes choses lrsquoeacutetat de M agrave un moment donneacute du discours qui rend pertinent tel ou
tel emploi lexical plus ou moins speacutecifieacute en fonction des coucircts cognitifs et des effets
rechercheacutes par le locuteur
Nous terminons cette section sur le genre en eacutevoquant le cas des pronoms conjoints de 3e
personne ce ccedila (parfois aussi il laquo impersonnel raquo) et les pronoms compleacutements le (reacutefeacuterant agrave
des procegraves) en et y souvent qualifieacutes de neutres dans la mesure ougrave ils neutralisent
lrsquoopposition de genre (entre autres Brunot 1922 91 Grevisse 2011 sect461 sect240 Riegel et al
2009 377 Cornish 1991 Carlier 1996 Bartning 2006) A notre avis cette caracteacuterisation
precircte agrave confusion dans le sens ougrave le terme laquo neutre raquo fait croire agrave un fonctionnement drsquoun
systegraveme agrave trois genres masculin feacuteminin neutre Or le franccedilais ne connaicirct pas un tel
systegraveme133
les pronoms en question srsquoaccordent le cas eacutecheacuteant exclusivement au
masculin134
(145) La mer crsquoest beau (Titre de lrsquoarticle de Willems 1998)
(146) Jrsquoai toujours penseacute que cela finirait ainsi Et je lrsquoai espeacutereacute (Dumas Cl LrsquoHerbe
chaude)
133
Par ailleurs le seul cas ougrave il serait leacutegitime drsquoinvoquer une forme de laquo neutralisation raquo du genre serait celui
des noms eacutepicegravenes ougrave le trait demeure indeacutetermineacute au niveau lexical 134
Sur lrsquoexistence drsquoun genre neutre en ancien franccedilais voir Marchello-Nizia (1989)
131
(147) Il est certain que Constantin aimait le faste Il deacuteveloppa encore les comptes de la
Cour et il entendait que les hauts fonctionnaires lrsquoimitassent (Lot F La fin du monde
antique et le deacutebut du Moyen Acircge)
Quoique dans un emploi seacutemantiquement non marqueacute on a donc bien affaire agrave un accord au
masculin comme en teacutemoignent les eacuteleacutements avec lesquels les pronoms sont en relation
drsquoimplication drsquooccurrence Ce qui est plus inteacuteressant crsquoest le fait que contrairement aux
pronoms ilelle ceux-lagrave sont non-marqueacutes quant au trait drsquoindividuation ils nrsquoindiquent pas
comme il et elle lrsquoappartenance du reacutefeacuterent agrave une cateacutegorie nominale conventionnelle
individualisable De ce point de vue-lagrave ils demeurent donc non speacutecifieacutes ce qui les rend
productifs dans la reacutefeacuterence agrave toutes sortes drsquoobjets aux contours flous et sans deacutenomination
propre (cf infra ChIII sect522)
Signalons pour finir que certaines varieacuteteacutes connaissent des emplois de la 6e personne non-
marqueacutes en genre comme en franccedilais queacutebeacutecois ougrave la prononciation en usage ne distingue pas
entre ils et elles (les deux pouvant ecirctre prononceacutes [i] (ou [j] devant voyelle comme dans
ilselles ont prononceacutes sans liaison [j ]) De son cocircteacute Bauche (1920 111) mentionne les
prononciations dites laquo populaires raquo ma femme il est venu ou les vieilles femmes ils sont
toujours agrave causer La question drsquoune neutralisation peut eacutegalement se poser pour lrsquoexemple
SMS suivant135
(148) Non ici ils mettent tous des jupes et les mecs ils mettent des pantalons de survetment
(88milSMS136
)
On peut enfin remarquer que de maniegravere geacuteneacuterale agrave lrsquooral la distinction entre les clitiques [i]
et [ɛ] (reacuteguliegraverement prononceacutes sans [l] final) sans autres indices drsquoaccord nrsquoest pas toujours
eacutevidente agrave opeacuterer
25 Bilan
A travers cet exposeacute relatif aux marques morphologiques des pronoms conjoints notre
objectif eacutetait de mettre en eacutevidence la complexiteacute et la subtiliteacute de leur interpreacutetation en deacutepit
de lrsquoapparente simpliciteacute avec laquelle ils sont geacuteneacuteralement traiteacutes En ce qui concerne le
pronom reacutefeacuterentiel137
il (et dans une certaine mesure de sa laquo variante raquo au pluriel la 6e
personne) on peut retenir les points suivants
135
En lrsquoabsence de contexte suppleacutementaire (eg le message auquel celui-ci reacuteagit) on ne peut toutefois prouver
que ils renvoient ici agrave des individus de genre biologiquesocial feacuteminin 136
Panckhurst R Deacutetrie C Lopez C Moiumlse C Roche M Verine B (2014) http88milsmshuma-
numfrindexhtml 137
Nous excluons par lagrave eacutevidemment le il laquo impersonnel raquo qui ne commute avec rien Dans les constructions
dites laquo impersonnelles raquo laquo la position drsquoargument sujet nrsquoexiste pas Elle nrsquoest pas simplement vacante mais
impossible agrave instancier raquo (Berrendonner 2000 50) drsquoougrave lrsquoexplication de la vacuiteacute reacutefeacuterentielle du il Ce dernier
a tout lrsquoair drsquoy fonctionner comme un marqueur de diathegravese asubjectale On ne peut degraves lors lrsquointeacutegrer agrave la classe
des pronoms conjoints
132
i) Le clitique il signale une non-personne (au sens de Benveniste) un
laquo deacutelocuteacute raquo il repreacutesente un actant individueacute (par opposition agrave drsquoautres
indices de 3e personne) distinct des personnes du discours (je tu nous
vous)
ii) Son cas (ou reacutegime) reflegravete la structure argumentale drsquoun verbe donneacute agrave
mettre prudemment en rapport avec la structure actantielle du lexegraveme verbal
au niveau seacutemantique
iii) La variation en nombre ne signale pas tant une opposition purement
quantitative qursquoune diffeacuterence entre uniteacute et ensemble lrsquoensemble pouvant
ecirctre appreacutehendeacute de diffeacuterentes maniegraveres
iv) La marque de genre reflegravete le genre de lrsquoattribut nominal du reacutefeacuterent Le
masculin sert de genre non-marqueacute
Une caracteacuteristique eacutevidente et deacutefinitoire des indices personnels est leur nature non lexicale
A ce titre outre les caracteacuteristiques mentionneacutees les indices personnels sont pauvres en
indications laquo descriptives raquo Crsquoest la raison pour laquelle on les traite geacuteneacuteralement comme
des formes sous-speacutecifieacutees par rapport aux expressions lexicales Nous proposons agrave preacutesent
drsquoobserver le fonctionnement du pronom conjoint de 3e personne au-delagrave des marques
morphologiques autrement dit dans sa dimension anaphorique unanimement mise en avant
dans la litteacuterature sur la question
133
3 Approches de lrsquoanaphore pronominale
Etant donneacute la preacutegnance de lrsquoapproche laquo anteacuteceacutedentiste raquo de lrsquoanaphore (cf supra sect53) le
pronom de 3e personne nrsquoeacutechappe pas agrave une telle conception appreacutehendeacutee dans sa version
forte en termes de substitution comme en teacutemoigne lrsquoextrait du Bon usage ci-dessous
Les pronoms sont des repreacutesentants (ou des substituts) quand ils reprennent un terme se trouvant dans le contexte ordinairement avant parfois apregraves Ce terme est appeleacute anteacuteceacutedent [hellip] Vous demandiez les journaux drsquoaujourdrsquohui je vous les apporte (Grevisse amp Goosse 2011 sect650)
La conception substitutive reflegravete fidegravelement lrsquoeacutetymologie du mot (pronomen en latin
traduction du grec antonumia) et apparaicirct dans les traiteacutes de grammaire les plus anciens
(Denys le Thrace IIe s avant J-C Apollionius Dyscole IIe s apregraves J-C) en passant par la
Logique de Port-Royal laquo Lrsquousage des pronoms est de tenir la place des noms et de donner
moyen drsquoen eacuteviter la reacutepeacutetition qui est ennuyeuse raquo (Arnauld amp Nicole 1662=1874 109)
Nous allons voir agrave preacutesent quelles sont les theacuteories linguistiques sous-jacentes agrave la notion de
substitution (sect31) Cette conception sera toutefois abandonneacutee en linguistique (alors qursquoelle
perdure en grammaire scolaire) au profit drsquoune approche plus fonctionnelle drsquoabord
cantonneacutee agrave une perspective textuelle (sect32) puis reacuteameacutenageacutee agrave des fins de geacuteneacuteraliteacute dans
une optique cognitive (sect33) Enfin nous tirons un bilan de la conception en vigueur du
fonctionnement du pronom
31 Conception substitutive
Crsquoest lrsquoapproche en vigueur dans les grammaires classiques ou contemporaines ougrave la
vocation substitutive est eacutegalement appeleacutee suppleacuteance remplacement ou encore
repreacutesentation (eg Arriveacute et al 1986 63 Gardes-Tamine 1998 147 Grevisse 2011 sect220
amp sect650) Si lrsquoon peut admettre qursquoen ancien franccedilais les pronoms personnels sujets
fonctionnaient agrave la maniegravere de SN on ne peut pas en dire autant aujourdrsquohui au vu de leur
distribution distincte les apparentant comme on lrsquoa vu supra (sect1) agrave des affixes de la flexion
verbale lagrave ougrave une seule seacuterie de pronoms eacutetait en usage autrefois on observe de nos jours
deux classes distinctes de pronoms (Zumwald Kuumlster 2014) la classe atone des pronoms
clitiques (ou conjoints) 138
et la classe tonique des pronoms disjoints cette derniegravere seulement
occupant les positions de SN
La conception suppleacutetive des pronoms est eacutetayeacutee par les travaux des plus grands theacuteoriciens
de la linguistique qui font de la substitution un concept cleacute de leur modegravele quoique
138
Pour certains auteurs cette eacutevolution est le reacutesultat drsquoun processus de grammaticalisation (notamment Givoacuten
1976 Lambrecht 1981 Miller et Monachesi 2003 Culberston 2010) La notion de grammaticalisation est
toutefois agrave manipuler avec preacutecaution comme le souligne Zumwald Kuumlster (2014) du fait qursquoelle met en jeu
dans certaines conceptions des sceacutenarios diachroniques rigides impliquant un certain nombre drsquoeacutetapes et une
eacutevolution agrave sens unique Pour une remise en question de la notion voir Beacuteguelin Corminboeuf amp Johnsen
(2014)
134
diversement reacutecupeacutereacute par les grammaires139
Ainsi Bloomfield (1933) part de la deacutefinition
suivante
A substitute is a linguistic form or grammatical feature which under certain conventional circumstances replaces any one of a class of linguistic forms (Bloomfield 1933 247)
Parmi les diffeacuterents substituts140
Bloomfield appelle anaphoriques ceux qui remplacent une
expression deacutejagrave mentionneacutee (lrsquoanteacuteceacutedent) comme ci-dessous
Thus when we say Ask that policeman and he will tell you the substitute he means among other things that the singular male substantive expression which is replaced by he has been recently uttered (ibid 249)
Lrsquoauteur prend soin de preacuteciser qursquoun substitut ne deacutesigne pas directement un reacutefeacuterent du
monde tel que les expressions reacuteguliegraveres mais qursquoil eacutevoque une classe de formes
linguistiques
[hellip] substitutes are one step farther removed than ordinary forms from practical reality since they designate not real objects but grammatical form classes substitutes are so to speak linguistic forms of the second degree (1933 250)
Lyons (1977 659) et Bosch (1983 15-16) voient dans cette approche lrsquoorigine du traitement
initial des pronoms en grammaire transformationnelle lrsquoexistence implicitement admise par
Bloomfield de deux degreacutes de la langue se voit alors reacutecupeacutereacutee en termes de structures
superficielles vs profondes dans le modegravele transformationnel de Chomsky (1965) A partir de
ce modegravele Langacker (1969) eacutelabore la regravegle de pronominalisation qui permet de remplacer
un SN en structure profonde par un pronom en surface si elle maintient une identiteacute
reacutefeacuterentielle (coreacutefeacuterence) ou lexicale entre les deux (noteacutee agrave travers des indices reacutefeacuterentiels
identiques) Ainsi la phrase Pierre pense qursquoil est immortel (Zribi-Hertz 1996 37) ougrave le sujet
de la subordonneacutee repreacutesenterait Pierre est dite deacuteriveacutee drsquoune structure profonde de ce type
(149) Pierrei pense que Pierrei est immortel (ibid)
Neacuteanmoins des difficulteacutes de marquage de la coreacutefeacuterence des termes en structure profonde
conduisent rapidement les geacuteneacuterativistes agrave abandonner cette premiegravere analyse et agrave consideacuterer
que les pronoms sont geacuteneacutereacutes de maniegravere directe (Lyons 1977 663) Lrsquointeacuterecirct se porte alors
sur lrsquoidentification des contraintes syntaxiques et seacutemantiques de coreacutefeacuterence entre anteacuteceacutedent
et pronom agrave travers lrsquoeacutelaboration des concepts de c-commande de liage et gouvernement
139
Cf aussi Buumlhler (1934=2009 563) agrave propos de lrsquoanaphore laquo Si elles pouvaient parler toutes les flegraveches
anaphoriques srsquoexprimeraient agrave peu pregraves ainsi regarde devant ou derriegravere toi le long de la chaicircne du discours
actuel Il y a lagrave quelque chose qui a en fait sa place par ici agrave lrsquoendroit ougrave je me trouve de faccedilon agrave pouvoir ecirctre
relieacute avec ce qui suit raquo (nous soulignons) 140
A titre drsquoexemples Bloomfield integravegre dans cette classe les pronoms personnels anglais les adverbes spatio-
temporels (here there now etc) des quantifieurs tels que all some les pronoms deacutemonstratifs this that les
nombres cardinaux one two three des pro-verbes (do be have will musthellip) les anaphoriques zeacuteros etc
135
(Reinhart 1976 Chomsky 1981) Nous nrsquoentrerons pas dans les deacutetails de ces notions141
eacutetant
donneacute que la grammaire geacuteneacuterative dont le champ drsquoobservation est la phrase isoleacutee ne capte
qursquoune infime partie des emplois des pronoms ceux syntaxiquement contraints qui
possegravedent un anteacuteceacutedent dans le mecircme eacutenonceacute En effet seuls les cas drsquoanaphore dite lieacutee
crsquoest-agrave-dire soumis agrave la contrainte syntaxique de c-commande142
concernent le domaine en
question
En distinguant lrsquoanaphore libre de lrsquoanaphore lieacutee Reinhart fait de la c-commande la ligne de deacutemarcation entre lrsquoanaphore discursive et lrsquoanaphore syntaxique qui seule concerne la theacuteorie grammaticale Parce qursquoelle ignore la c-commande lrsquoanaphore libre peut unir un anaphorique agrave un anteacuteceacutedent situeacute dans une autre phrase Limiteacutee par la c-commande lrsquoanaphore lieacutee nrsquoest par contre a fortiori possible que dans les limites drsquoune phrase (Zribi-Hertz 1996 92)
En bref les limites drsquoune conception substitutive du fonctionnement pronominal se situent agrave
notre avis agrave deux niveaux i) drsquoune part dans lrsquohypothegravese critiqueacutee supra (ChI sect54) selon
laquelle le pronom remplace une expression preacutealablement mentionneacutee la relation entre un
laquo anteacuteceacutedent raquo (srsquoil en y a un) et un anaphorique nrsquoeacutetant pas comme deacutejagrave vu une meacutecanique
reacutegleacutee ii) drsquoautre part ndash et ce problegraveme concerne speacutecifiquement le franccedilais ndash dans lrsquoideacutee
erroneacutee que les pronoms conjoints partagent la distribution des SN (cf supra sect1) Pour
deacutesigner un ensemble de formes grammaticales (eg les pronoms disjoints) syntaxiquement
laquo proportionnel raquo agrave un autre crsquoest-agrave-dire qui partage la mecircme distribution (eg les SN) nous
eacuteviterons ainsi de parler de laquo substitution raquo pour la premiegravere raison invoqueacutee mais nous
emprunterons la notion de pro-forme agrave lrsquoapproche pronominale du GARS (Blanche-
Benveniste et al 1984 1990) qui permet de reacuteveacuteler en micro-syntaxe lrsquoexistence de
paradigmes drsquoeacuteleacutements eacutequivalents et de relations de rection
Au demeurant si les pronoms conjoints ont le statut drsquoaffixes on peut se demander srsquoils sont
capables drsquoassumer un proceacutedeacute reacutefeacuterentiel qursquoon associe typiquement aux expressions
nominales Autrement dit peut-on admettre qursquoun simple affixe supporte un proceacutedeacute
anaphorique En fait selon nombre de linguistes (entre autres Barlow 1988 Corbett 2006
Croft 2013 Siewierska 2004) il nrsquoy pas lieu de faire une distinction entre marques de
personne et expressions anaphoriques
Most scholars working on agreement acknowledge that there is no good basis for differentiating between person agreement markers and anaphoric pronouns (Siewierska 2004 121)
Siewierska montre que dans certaines langues le mecircme affixe (ici le preacutefixe -i) est utliseacute
tantocirct comme marque drsquoaccord du verbe tantocirct comme seul vecteur de valeur reacutefeacuterentielle
141
Par la suite certains repreacutesentants de la grammaire geacuteneacuterative ont avanceacute que les pronoms srsquoassimilaient non
pas agrave des SN mais agrave des deacuteterminants (pour un aperccedilu de la question voir Corblin 1995 27) 142
Deacutefinition de base selon Reinhart (1976) laquo Un nœud A est dit c-commander un nœud B si (1) A ne domine
pas B et inversement (2) le premier nœud agrave ramifications qui domine A domine eacutegalement B (Zribi-Hertz
1996 56)
136
(150) Gumawana143
Kalitoni i-paisewa nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Kalitoni 3SG-work nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
lsquoKalitoni workedrsquo
I-situ vada sinae-na
3 SG -enter house inside-3 SG (INAL)
lsquoHe entered the inside of the housersquo (ibid 122)
En fait on pourrait faire la mecircme analyse en franccedilais
(151) Kalitoni il a travailleacute nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Il est entreacute agrave lrsquointeacuterieur de la maison
Cet exemple montre que le franccedilais connaicirct le mecircme pheacutenomegravene lrsquoindice personnel pouvant
tantocirct ecirctre redondant sur le sujet et surmarquer la 3e personne tantocirct endosser seul le rocircle
reacutefeacuterentiel
Cette mise au point nous permet au final de rejeter la conception substitutive de lrsquoindice de
3e personne en franccedilais ndash agrave consideacuterer syntaxiquement comme un affixe verbal ndash sans que cela
remette en cause sa capaciteacute agrave assumer un fonctionnement reacutefeacuterentiel
32 Conception textualiste
On a vu supra (ChI sect53) le rocircle qursquoa joueacute lrsquoouvrage drsquoHalliday amp Hasan (1976) dans la
conception textualiste de lrsquoanaphore Les auteurs distinguent explicitement le processus de
substitution de la reacutefeacuterence
Substitution is a relation between linguistic items such as words or phrases whereas reference is a relation between meanings In terms of the linguistic system reference is a relation on the semantic level whereas substitution is a relation on the lexicogrammatical level the level of grammar and vocabulary or linguistic lsquoformrsquo
144 (p 89)
Situant le pronom de 3e personne parmi les proceacutedeacutes de reacutefeacuterence ils considegraverent son
fonctionnement comme anaphorique (au sens textuel) par deacutefaut et soulignent sa fonction
particuliegraverement coheacutesive dans les textes145
ougrave les occurrences pronominales sont
susceptibles de srsquoaccumuler pour renvoyer agrave un mecircme reacutefeacuterent
143
Langue austroneacutesienne parleacutee en Papouasie-Nouvelle-Guineacutee 144
Mecircme si certaines occurrences peuvent srsquointerpreacuteter des deux maniegraveres relevant drsquoun pheacutenomegravene agrave la fois
grammatical et seacutemantique (ibid 88) les auteurs situent par exemple lrsquoemploi de one do et so du cocircteacute de la
substitution (respectivement nominale verbale et clausale) et le cas des pronoms personnels deacutemonstratifs et
formes de comparaison du cocircteacute de la reacutefeacuterence Pour ce qursquoils appellent substitution on peut penser en franccedilais agrave
certains emplois de en celuicelle laquo mentionnels raquo ou faire parfois traiteacutes en termes drsquoanaphore laquo lexicale raquo
crsquoest-agrave-dire qursquoils nrsquointerviendraient qursquoau niveau de la deacutenomination (eg Riegel et al 2009 1031) (et non de
la reacutefeacuterence) Ce genre de pheacutenomegravene neacutecessiterait toutefois un examen plus approfondi 145
Pour le franccedilais Corblin (1995 194) note eacutegalement la fonction laquo maximalement coheacutesive raquo du pronom de
3e personne et sa capaciteacute agrave laquo monopoliser les chaicircnes de reacutefeacuterence raquo
137
One occurrence of John at the beginning of a text may be followed by an indefinitely large number of occurrences of he him or his all to be interpreted by reference to the original John This phenomenon contributes very markedly to the internal cohesion of a text since it creates a kind of network of lines of reference each occurrence being linked to all its predecessors up to and including the initial reference (p 52)
Or crsquoest preacuteciseacutement cette vision de connexiteacute segmentale opeacuterant agrave reculons qui a eacuteteacute
critiqueacutee supra (ChI sect54) Les objections on srsquoen souvient sont lrsquoinvraisemblance drsquoun
processus aussi reacutegleacute et analytique dans des genres de parole moins planifieacutes la difficulteacute
dans bien des cas de cerner un segment deacutelimitable ou encore le traitement agrave part du
fonctionnement laquo exophorique raquo des formes concerneacutees Malgreacute les limites et le deacutefaut de
geacuteneacuteraliteacute de la conception textualiste celle-ci reste sous-jacente aux recherches appliqueacutees
par exemple en TAL ou en psycholinguistique focaliseacutees sur le processus de reacutesolution
reacutefeacuterentielle reposant sur lrsquoidentification drsquoun anteacuteceacutedent susceptible de causer des
laquo deacutegradations de performance du systegraveme raquo ou des laquo coucircts de traitement raquo
33 Conception cognitive
Dans la fouleacutee des travaux cognitivistes sur lrsquoanaphore et les expressions reacutefeacuterentielles (supra
sect46 sect33) des hypothegraveses censeacutees parer aux inconveacutenients souligneacutes ont eacuteteacute formuleacutees agrave
propos du pronom de 3e personne
Ainsi pour eacuteviter un laquo traitement eacuteclateacute raquo lieacutee agrave lrsquoopposition traditionnelle anaphore-deixis
(cf supra sect52) Kleiber (1994b) propose de voir dans lrsquooccurrence pronominale ci-dessous la
manifestation drsquoune forme de continuiteacute theacutematique
(152) (en voyant une connaissance passer ) Je ne lrsquoai pas vu depuis des mois (p 103 traduit
de Bosch 1983)
A ses yeux il srsquoagit drsquoun prolongement non seulement de la reacutefeacuterence mais aussi de la
situation laquo manifeste ou saillante raquo (ibid 82) ougrave le reacutefeacuterent doit jouer laquo le rocircle drsquoun
argument raquo (ibid) Kleiber propose la glose suivante de la situation qui fait lrsquoobjet du
prolongement (en italiques)
(153) Crsquoest Paul qui passe Voici Paul Je ne lrsquoai pas vu depuis des mois (ibid 84)
Il ajoute que ce nrsquoest pas seulement la perception de lrsquoindividu en question qui rend celui-ci
ou la situation manifestes mais surtout le fait que les interlocuteurs connaissent preacutealablement
lrsquoindividu et il reacutesume son explication de la sorte
laquo [l]e pronom il dans cette nouvelle optique reste en somme un marqueur de continuiteacute theacutematique mais non pas drsquoune continuiteacute theacutematique simplement nominale il indique que le reacutefeacuterent est saisi en continuiteacute avec la situation manifeste raquo (p 123)
Nous avouons comme Demol (2010 51-52) une certaine gecircne agrave lrsquoeacutegard des notions
employeacutees en particulier agrave lrsquoeacutegard des notions intuitives de situation manifeste ou saillante
138
de continuiteacute theacutematique ou de de rocircle drsquoargument La premiegravere est expliqueacutee comme
renvoyant agrave une situation laquo disponible ou preacutesente dans le focus drsquoattention de
lrsquointerlocuteur raquo Cependant la notion reste vague et fait de surcroicirct appel agrave une autre notion
probleacutematique celle de focus Il en va de mecircme pour lrsquoexpression continuiteacute theacutematique
renvoyant agrave la notion de thegraveme habituellement opposeacutee agrave celle de focus (cf discussion infra
sect34) Quant agrave la notion drsquoargument issue de la tradition logique elle nrsquoest pas non plus
expliciteacutee On ne sait pas si elle est ici agrave fondement syntaxique (cf la valence verbale) si elle
repose seulement sur une seacutemantique intuitive ou si elle meacutelange les deux niveaux avec tous
les problegravemes que cela suppose Drsquoailleurs Kleiber (1994b) admet le caractegravere laquo provisoire raquo
de sa description et les questions ouvertes qursquoelle laisse laquo la question quand est-ce qursquoun
locuteur peut preacutesumer qursquoun reacutefeacuterent est manifeste pour son interlocuteur reste ouverte raquo
(p 130)
Lrsquoauteur souligne eacutegalement le rocircle joueacute par la phrase-hocircte dans la deacutetermination du laquo bon raquo
reacutefeacuterent
(154) Fred enleva son manteau Il eacutetait fatigueacute (p 87)
(155) Fred enleva son manteau Il eacutetait sale (ibid)
La preacutedication opeacutereacutee par la phrase-hocircte ou segment indexical (Cornish 1999 70) se reacutevegravele
donc cruciale pour lrsquointerpreacutetation du pronom (Gundel et al 2000 Yule 1982) a fortiori en
cas drsquoabsence drsquoanteacuteceacutedent
(156) Attention Tu vas le casser (Cornish 1999 77)
Le preacutedicat lsquocasserrsquo ne seacutelectionne pas nrsquoimporte quel type drsquoobjet mais un actant qui a
preacuteciseacutement la proprieacuteteacute de se casser et doteacute drsquoune classification usuelle au masculin
Cornish propose une vision similaire du fonctionnement du pronom de 3e personne se
traduisant par le maintien de lrsquoattention porteacutee sur le reacutefeacuterent en question
As far as ordinary third-person pronouns are concerned their chief discourse function is to signal referential and attentional continuity thereby marking the stability of a given referentrsquos existence within a given discourse model This is the case where they are unaccented in English and clitic in French raquo (ibid 63)
On se souvient eacutegalement (cf supra ChI sect461) que pour Ariel (1988 1990) les pronoms
marquent une haute accessibiliteacute autrement dit ils sont consideacutereacutes comme speacutecialiseacutes dans la
reacutefeacuterence agrave des entiteacutes tregraves accessibles en meacutemoire cette accessibiliteacute ne reposant pas
seulement sur des critegraveres textuels mais aussi sur le nombre de candidats potentiels et sur la
laquo topicaliteacute raquo (ou laquo saillance raquo) du reacutefeacuterent
Quant au modegravele de Gundel et al (1993 279) (cf supra ChI sect462) il requiert un statut en
focus pour lrsquoemploi des pronoms non accentueacutes crsquoest-agrave-dire que le reacutefeacuterent viseacute doit ecirctre situeacute
139
dans le centre drsquoattention des interlocuteurs (issu de la meacutemoire agrave court terme) Les objets en
laquo focus raquo sont agrave leurs yeux les plus susceptibles de constituer le laquo topique raquo des eacutenonceacutes
subseacutequents146
On pourrait multiplier les teacutemoignages en ce sens agrave lrsquoeacutegard du fonctionnement du pronom de
3e personne
147 reconnu de la sorte comme le marqueur typique de la continuiteacute qualifieacutee
tantocirct de theacutematique tantocirct de topicale ou encore drsquoattentionnelle etc Avant de mettre en
eacutevidence des faits qui srsquoy montrent reacutefractaires (sect42) nous preacutesentons ci-dessous quelques
reacuteserves agrave lrsquoeacutegard des notions invoqueacutees pour justifier celles que nous retenons pour la suite
de ce travail
34 Bilan
Il nous paraicirct agrave ce stade utile de formuler quelques remarques et mises au point sur des
problegravemes drsquoordre notionnel En effet la plupart des theacuteories invoquent des termes dont
lrsquoextension demeure passablement floue Crsquoest notamment le cas des notions de focustopique
(et leurs deacuteriveacutes)
On peut drsquoabord constater que la notion de focus est exploiteacutee dans plusieurs domaines dans
un sens psychologique le focus constitue le centre ou foyer drsquoattention des interlocuteurs
(Sanford amp Garrod 1981 Gundel et al 1993 Cornish 1999) Il repreacutesente le point de repegravere
en fonction duquel les participants gegraverent le flux drsquoinformations eacutechangeacutees au cours du
discours afin de srsquoassurer drsquoecirctre laquo sur la mecircme longueur drsquoondes raquo Dans une perspective
cognitive lrsquoanaphore et la deixis constituent preacuteciseacutement des moyens de geacuterer le focus en y
placcedilant ou en y maintenant des reacutefeacuterents Selon Cornish (1999 25) le focus drsquoattention est
reacuteactualiseacute agrave chaque nouvelle preacutedication par les interlocuteurs ceux-ci eacutetant ameneacutes agrave
deacuteterminer ce qui fait lrsquoobjet de chacune drsquoentre elles ndash et partant ce qui y figure Sidner
(1981 220) adopte une vision similaire agrave lrsquoeacutegard de la notion de focus laquo [t]he items in focus
are those that are talked about for a part of the discourse raquo On ne peut srsquoempecirccher de
remarquer ici des chevauchements avec la notion de topique ou de thegraveme envisageacutee par
Lambrecht (1994) en termes drsquoaboutness ou drsquoagrave-propos concept inspireacute par Strawson (1964
97) laquo we intend in general to give or add information about what is a matter of standing
current interest or concern raquo (nous soulignons) Le topique est en ce sens laquo the matter of
current interest which a statement is about raquo (Lambrecht 1994 119) Les notions de focus et
de topique se recouvrent donc chez certains auteurs laquo topics are referentially given in the
146
La notion de focus est visiblement utiliseacutee dans un sens psychologique et non en termes de structure
informationnelle ougrave topique et focus en principe srsquoopposent En fait les deux notions de focus ne seraient
apparemment pas sans rapport laquo elements tend to be linguistically focussed because the speaker wants to bring
them into the focus of attention raquo (Gundel et al 1993 279) Le terme topique semble quant agrave lui envisageacute ici en
terme drsquoaboutness au rang de la phrase laquo what the speaker intends a sentence to be primarily about raquo (ibid) 147
Cf Lambrecht (1994 132) laquo in coherent discourse the overwhelming majority of subjects are unaccented
pronouns ie expressions which indicate topic continuity across sentences raquo Voir aussi lrsquoeacutetat de la question de
Demol (2010 48-60) sur le marquage de la continuiteacute propre au pronom il Drsquoautres travaux vont dans le mecircme
sens entre autres Apotheacuteloz (1995a 280) Charolles (1997) Givoacuten (1983) Schnedecker (1997)
140
sense of being in the current focus of attention raquo (Gundel amp Fretheim 2004 180) Or dans le
domaine de la structure informationnelle les notions de topiquefocus sont supposeacutees
srsquoopposer du moins se montrer distinctes laquo Topic is what the sentence is about focus is
what is predicated about the topic raquo (Gundel amp Fretheim 2004 176) Du point de vue
psychologique la notion de focus recouvre celle de topique mais dans son acception
informationnelle elle srsquoy oppose
La notion de topique148
agrave son tour ne va pas sans poser problegraveme elle peut ecirctre appreacutehendeacutee
au niveau de lrsquoeacutenonceacute selon les modaliteacutes de livraison de lrsquoinformation laquo topic is given in
relation to focus and focus represents the new information predicated about the topic raquo
(Gundel amp Fretheim 2004 4 nous soulignons) En cela lrsquoopposition se superpose agrave celle de
thegraveme vs rhegraveme lieacutees agrave la structure informationnelle Le topique peut en outre ecirctre envisageacute
drsquoun point de vue positionnel comme le laquo point de deacutepart raquo de lrsquoeacutenonceacute (Demol 2010 172)
Au niveau syntaxique certains assimilent le topique au sujet de la phrase (Givoacuten 1984)
Drsquoautre part le topique peut ecirctre interpreacuteteacute au niveau discursif en tant que participant le plus
central du discours (Givoacuten 1983 1992) Kleiber (1994b) parle eacutegalement de topique discursif
en ne recourant paradoxalement qursquoagrave des exemples de deux phrases comme le relegraveve Demol
(2010 173) En deacutefinitive on constate que les deacutefinitions se montrent souvent intuitives et agrave
lrsquoorigine de problegravemes drsquoidentification (Grobet 2002 27-29) Par ailleurs les niveaux
drsquoanalyse du topique ndash syntaxique cognitif seacutemantique ndash sont freacutequemment confondus
(Demol 2010 173) Cette impreacutecision se reporte sans surprise sur le deacuteriveacute topicaliteacute Demol
(2010 141) calcule le degreacute de topicaliteacute par le nombre de renvois opeacutereacutes sur un mecircme
reacutefeacuterent Drsquoailleurs elle remplace indiffeacuteremment lrsquoexpression par celle de degreacute de saillance
agrave lrsquoimage drsquoAriel (1988 1990) qui recourt agrave tantocirct agrave la notion de topicaliteacute tantocirct agrave celle de
saillance comme fondement de lrsquoun des critegraveres drsquoaccessibiliteacute
Tout compte fait les conceptions concurrentes de focus et topique et leurs deacutelimitations tantocirct
superposeacutees tantocirct croiseacutees tantocirct distinctes contribuent agrave entretenir le flou scientifique
Pour cette raison nous preacutefeacuterons nous passer de ces notions dans nos analyses Lorsque nous
eacutevoquerons des questions strictement lieacutees agrave la structure informationnelle nous conserverons
lrsquoopposition thegraveme-rhegraveme ougrave le thegraveme est envisageacute exclusivement en termes drsquoaboutness (ce
dont on parle) et le rhegraveme deacutesigne lrsquoinformation nouvelle pertinente sur laquelle portent
notamment les modaliteacutes drsquoeacutenonceacute (neacutegation interrogation etc) ou dont la reacutealisation est
susceptible drsquoentrer dans un dispositif de clivage Pour ce qui concerne lrsquoimportance cognitive
accordeacutee agrave un objet-de-discours nous parlerons de son degreacute de saillance ou drsquoactivation
pour un eacutetat donneacute de M (Groupe de Fribourg 2012 126-127) La notion de saillance a le
meacuterite de jouer sur un seul tableau le niveau cognitif149
lagrave ougrave celles de topique et de focus se
rencontrent sur de nombreux terrains de maniegravere parfois indiffeacuterencieacutee et precirctant de la sorte agrave
confusion
148
Voir Demol (2010) pour un exposeacute reacutecent des diverses deacutefinitions proposeacutees 149
Selon Landragin (2004) la notion eacutemane drsquoune analogie avec le domaine de la perception visuelle
141
Landragin (2004) deacutefinit la saillance comme le caractegravere preacutepondeacuterant preacutegnant de certains
eacuteleacutements un eacuteleacutement saillant ressort en premier dans les repreacutesentations cognitives du sujet
parlant Il est vrai que la notion met en jeu une multipliciteacute de facteurs de niveaux drsquoanalyse
diffeacuterents (Kibrik 2011 390 sqq150
) dont certains se montrent difficilement mesurables et
impliquent forceacutement une part drsquointuition facteurs seacutemantiques prosodiques syntaxiques
infeacuterentiels perceptifs reacutecence drsquointroduction drsquoun reacutefeacuterent intentions et attention des
interactants scheacutemas culturels etc (Landragin 2004) Au vu de notre conception du discours
(cf supra ChI sect632) on doit supposer que toutes sortes de paramegravetres contextuels mecircme si
le linguiste nrsquoy a pas accegraves influent sur lrsquoattention porteacutee agrave un reacutefeacuterent en M Et parmi les
objets agrave la porteacutee des interlocuteurs dans un eacutetat donneacute de M il va de soi que certains
apparaissent relativement saillants alors que drsquoautres demeurent plus en retrait
On peut tenter de clarifier cette faccedilon intuitive de voir les choses en distinguant avec
Apotheacuteloz (1995a 169-170) deux sortes de saillance une saillance locale qui deacutepend de
facteurs laquo accidentels raquo de la situation immeacutediate tels que la reacutecence drsquoactivation (par des
moyens verbaux ou non) ou les proprieacuteteacutes perceptives particuliegraveres de lrsquoobjet etc La
saillance cognitive quant agrave elle recouvre la centraliteacute drsquoun objet sur le plan de lrsquoorganisation
des repreacutesentations cognitives en meacutemoire discursive et a trait agrave la notion de pertinence
lrsquoobjet le plus saillant cognitivement est alors celui qui occupe la position la plus centrale dans lrsquounivers drsquoobjets consideacutereacute crsquoest aussi vraisemblablement celui dont lrsquoeffet organisateur est le plus fort dans cet univers (ibid 170)
La saillance locale peut ecirctre repreacutesenteacutee comme une pile drsquoobjets au sommet de laquelle se
tient momentaneacutement le plus saillant drsquoentre eux tandis que la saillance cognitive srsquoapparente
davantage agrave une structure en graphe ou treillis au centre de laquelle se trouve lrsquoobjet le plus
saillant au niveau de lrsquoorganisation de M qui constitue le nœud vers lequel converge le plus
grand nombre de liens (Apotheacuteloz 1995a ibid) il devient ainsi le centre organisateur (cf
supra ChI sect634) La maniegravere dont ces deux types de saillance interagissent reste neacuteanmoins
assez floue et theacuteorique mais leur distinction peut deacutejagrave permettre drsquoaffiner et de nuancer
certaines situations
Nous proposons un exemple pour illustrer la maniegravere dont peut se manifester la saillance drsquoun
objet en M La devinette ci-dessous preacutesente la particulariteacute de jouer sur le caractegravere implicite
drsquoun reacutefeacuterent pourtant bien activeacute en M
(157) Qursquoest-ce que crsquoest nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- Lorsque je marche je mets parfois ma main dans la poche de mon pantalon pour le
tripoter - Il nrsquoest pas rare qursquoen mrsquoendormant je le touche nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- Il mrsquoarrive aussi de le soupeser involontairement quand je lis mon journal comme
150
Kibrik (2011) adopte une approche pluri-factorielle du degreacute drsquoactivation reacutefeacuterentielle Il deacutegage des facteurs
lieacutes agrave la preacutesence drsquoun anteacuteceacutedent (en termes de distance de syntaxe et de seacutemantique) et drsquoautres lieacutes aux
proprieacuteteacutes mecircmes du reacutefeacuterent (animation protagoniste etc) Nous nous distinguons toutefois de cette approche
qui se fonde essentiellement sur des paramegravetres propres agrave lrsquoeacutecrit et qui considegravere uniquement le degreacute
drsquoactivation pour le choix de lrsquoexpression reacutefeacuterentielle
142
pour mrsquoassurer qursquoil est toujours agrave sa place nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Ben mon teacuteleacutephone portable quoi A quoi ton esprit tordu trsquoa meneacute nnnnnnnnnnnn
(httpsfranswersyahoocomquestionindexqid=20111115232751AAKrGwU)
Dans cet exemple la question initiale introduit un objet momentaneacutement indeacutetermineacute le
placcedilant agrave ce moment-lagrave non seulement au laquo sommet de la pile raquo mais eacutegalement au vu du
genre de discours agrave lrsquoœuvre (une devinette) et des attentes agrave cet eacutegard directement au centre
drsquoun reacuteseau reacutefeacuterentiel agrave eacutelaborer Malgreacute la justification finale du locuteur se
deacuteresponsabilisant de lrsquointerpreacutetation laquo commise raquo par le destinataire de nombreux
paramegravetres contribuent agrave maintenir au plus haut lrsquoactivation de lrsquoobjet incrimineacute tout au long
du discours au genre de la devinette (dont lrsquoenjeu est la deacutecouverte drsquoun reacutefeacuterent) on peut
ajouter des facteurs culturels (le caractegravere tabou du reacutefeacuterent insinueacute dont lrsquoinfeacuterence est
appuyeacutee par les verbes tripoter x toucher x soupeser x etc induisant des scheacutemas drsquoactions
typiques) et surtout le nombre de renvois opeacutereacutes sur lui (ce le sa il) Ces eacuteleacutements
concourent agrave rendre le reacutefeacuterent implicite plus important que drsquoautres objets introduits dans cet
extrait comme la lsquomainrsquo le lsquopantalonrsquo ou le lsquojournalrsquo qui tout en modifiant tour agrave tour le
sommet de la pile au niveau local se greffent et gravitent ainsi autour de lui au niveau
cognitif faisant de lui le centre organisateur du reacuteseau reacutefeacuterentiel construit Cet extrait illustre
en outre une situation de deacutesaccord entre les interlocuteurs sur le contenu exact de M (cf
supra Ch sect634) lrsquoauteur de la devinette pousse deacutelibeacutereacutement son destinataire agrave infeacuterer un
type drsquoobjet en fonction des indices agrave disposition pour finalement mettre en cause
lrsquointerpreacutetation produite et fournir une solution alternative et insoupccedilonneacutee
Dans la section suivante nous allons voir que lrsquohypothegravese laquo cognitive raquo agrave savoir le maintien
de la reacutefeacuterence agrave un objet deacutejagrave saillant au-delagrave des problegravemes terminologiques pointeacutes
rencontre aussi des obstacles au niveau theacuteorique En effet certains faits srsquoy montrent
reacutefractaires en particulier les emplois laquo indirects raquo du pronom de 3e personne que nous allons
aborder ci-apregraves ainsi que lrsquoemploi laquo sous-deacutetermineacute raquo de la 6e personne (ils) eacutetudieacute au
chapitre V Certes il ne srsquoagit pas de remettre en cause lrsquoaptitude du pronom agrave fonctionner
dans des circonstances de continuiteacute appuyeacutee par nombre de donneacutees et drsquoeacutetudes151
Mais le
maintien de la saillance est une motivation ndash fucirct-elle la plus freacutequente ndash parmi drsquoautres
possibles au recours agrave la forme en question Notre ambition dans la section suivante est ainsi
de mettre en lumiegravere drsquoautres facteurs potentiels favorisant le choix du pronom
151
Voir Demol (2010) pour un eacutetat de la question et une eacutetude empirique de ilcelui-ci sur un corpus
journalistique
143
4 Lrsquoanaphore pronominale indirecte ou associative
Dans le cas ougrave aucun objet en meacutemoire ne correspond au pointeur linguistique
lrsquointerpreacutetation peut passer par lrsquoinfeacuterence drsquoun nouvel objet cible agrave partir drsquoun objet-support
deacutejagrave valide en M Pour deacutecrire cette proceacutedure on peut faire appel agrave la notion drsquoanaphore
associative parfois aussi appeleacutee indirecte Cornish (2001) en fournit la deacutefinition suivante
Ce terme [anaphore indirecte] deacutenote des configurations ougrave un anaphorique ne reprend pas le reacutefeacuterent eacutevoqueacute par son anteacuteceacutedent textuel mais pointe vers un autre qui pourra lui ecirctre associeacute drsquoune faccedilon ou drsquoune autre (relation laquo partie-tout raquo de meacutetonymie de laquo classe-ensemble raquo ou plus geacuteneacuteralement laquo associative raquo) (p 1)
Lrsquoorigine du concept drsquoassociation utiliseacute pour caracteacuteriser la relation reacutefeacuterentielle remonte agrave
Guillaume (1919) qui qualifie drsquoassociatives les expressions en italiques ci-dessous (Kleiber
et al 1994)
(158) Et comme le voyageur passait alors devant lrsquoeacuteglise les saints personnages qui eacutetaient
peints sur les vitraux parurent avoir de lrsquoeffroi Le precirctre agenouilleacute devant lrsquoautel
oublia sa priegravere (p 163)
Le caractegravere deacutefini de ces SN deacutecoule ainsi de leur association avec un reacutefeacuterent mentionneacute en
amont via le SN lrsquoeacuteglise Pour certains auteurs le terme drsquoanaphore associative est reacuteserveacute agrave
lrsquoemploi des SN deacutefinis lexicaux de ce type (cf infra Corblin 1987 Kleiber 1990a Kleiber et
al 1994) En ce qui concerne les pronoms leur aptitude agrave fonctionner de la sorte est tantocirct
contesteacutee (Erkuuml amp Gundel 1987 Sanford amp Garrod 1981 Ariel 1990) tantocirct reconnue
comme on le verra sous reacuteserve de conditions drsquoemploi strictes (Kleiber 1990a Cornish
2001 Cornish et al 2005) ou comme des laquo rateacutes de lrsquoeacutemission raquo (Charolles 1990 Gundel et
al 2000) Neacuteanmoins quelques auteurs srsquoefforcent de deacutegager les reacutegulariteacutes drsquoemploi des
pronoms associatifs (Beacuteguelin 1993a Johnsen 2013 Berrendonner 2014) Avant drsquoaborder la
question des pronoms de ce type (sect42) il est toutefois neacutecessaire drsquoexaminer de plus pregraves la
notion geacuteneacuterale drsquoanaphore associative (sect41) qui a en effet susciteacute une vive poleacutemique en
linguistique franccedilaise agrave la fin du XXe siegravecle qursquoil srsquoagisse de sa deacutelimitation ou du meacutecanisme
infeacuterentiel qursquoelle met en jeu
41 Lrsquoanaphore associative
Le proceacutedeacute reacutefeacuterentiel de lrsquoanaphore associative comprend des facteurs de diffeacuterents ordres agrave
savoir seacutemantiques formels cognitifs et pragmatiques Prenons des exemples canoniques tels
que
(159) Jrsquoai acheteacute un stylo hier mais la plume est casseacutee (Azoulay 1978)
(160) Il srsquoabrita sous un vieux tilleul Le tronc eacutetait tout craqueleacute (Fradin 1984)
(161) Nous arrivacircmes dans un village Lrsquoeacuteglise eacutetait situeacutee sur une hauteur (Kleiber 1992c)
144
Par sa nature laquo deacutefinie raquo le SN anaphorique introduit un reacutefeacuterent nouveau laquo sur le mode du
connu raquo Crsquoest en vertu drsquoune relation associative existant entre le reacutefeacuterent disponible et celui
agrave infeacuterer (ici la plume du stylo le tronc du vieux tilleul lrsquoeacuteglise du village dont on vient de
parler) que lrsquoon peut conclure agrave lrsquoexistence de ce dernier On reconnaicirct geacuteneacuteralement deux
eacuteleacutements en jeu dans le processus reacutefeacuterentiel une deacutependance interpreacutetative entre
lrsquoexpression reacutefeacuterentielle et le contexte preacutealable et une disjonction entre le reacutefeacuterent
implicitement introduit et celui qui a servi de point de deacutepart agrave lrsquoinfeacuterence (Charolles 1990)
Bien que mis au jour par Guillaume (1919) le pheacutenomegravene de lrsquoanaphore associative alimente
surtout au deacutebut les recherches sur lrsquoarticle deacutefini et nrsquoest pas eacutetudieacute pour lui-mecircme consideacutereacute
comme nrsquoayant laquo au fond rien de bien mysteacuterieux raquo (Kleiber et al 1994) Ce nrsquoest que vers la
fin du XXe siegravecle que lrsquoanaphore associative fait lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere (entre
autres Hawkins 1978 Azoulay 1978 Fradin 1984 Erkuuml amp Gundel 1987 [Reichler-]Beacuteguelin
1989 Charolles 1990 1994 1999 Kleiber 1990b 1992b 1999 2001a 2001b 2004
Berrendonner 1995 Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1999 Cornish 2001) et que se manifestent des
tentatives de deacutelimitation et de restriction en mecircme temps que des tentatives de geacuteneacuteralisation
du pheacutenomegravene deacutemarches aboutissant agrave des conceptions divergentes agrave lrsquoorigine drsquoun large
deacutebat
411 Conception eacutetroite
La conception qualifieacutee drsquoeacutetroite ou de standard par Kleiber et al (1994) dissocie les notions
drsquoanaphore associative et drsquoanaphore indirecte Ses tenants considegraverent que lrsquoanaphore
associative repreacutesente un cas particulier de lrsquoanaphore indirecte Ils font intervenir dans la
deacutefinition de lrsquoanaphore associative des critegraveres formels et seacutemantiques restrictifs (entre autres
Corblin 1987 Kleiber et al 1994) A noter qursquoau sein de cette approche les contraintes
peuvent varier drsquoun auteur agrave lrsquoautre Un aspect important se situe dans la diffeacuterence de
comportement des diverses expressions reacutefeacuterentielles lrsquohypothegravese eacutetant qursquoun changement de
cateacutegorie linguistique entraicircne un changement de configuration discursive (ibid) Aussi sur la
base de jugements drsquoacceptabiliteacute les auteurs soutiennent que toutes les formes ne sont pas
pareillement aptes agrave supporter une anaphore associative
(162) Nous arrivacircmes dans un village Cette eacuteglise eacutetait situeacutee sur une butte (ibid 48)
(163) Harry roulait vers Londres Elle tomba en panne agrave mi-chemin (ibid trad de Sanford
et al 1983)
Ces exemples sont supposeacutes reacuteveacuteler des restrictions drsquoemploi deacutefinitoires de lrsquoanaphore
associative reacuteserveacutee agrave lrsquoemploi des SN deacutefinis De ce point de vue il ne suffit pas que lrsquoon
comprenne de quel reacutefeacuterent il srsquoagit pour que lrsquoon puisse approuver de tels enchaicircnements Au
contraire leur malformation prouve aux yeux des auteurs lrsquoexclusion des SN deacutemonstratifs
et des pronoms en site associatif A leurs opposants qui exhibent des donneacutees authentiques
infirmant cette position (eg Il neige et elle tient lt [Reichler-]Beacuteguelin 1988 cf infra (185)
145
ils mettent en cause le caractegravere discutable des eacutenonceacutes reacutepliquant que laquo lrsquoauthenticiteacute nrsquoest
pas un gage de bonne formation sinon il nrsquoy aurait plus drsquoerreurs raquo Ils leur reprochent la
surpuissance de leur modegravele qui preacutedit laquo plus drsquoenchaicircnements mal formeacutes que
drsquoenchaicircnements bien formeacutes raquo (Kleiber et al 1994 50) On peut neacuteanmoins rappeler les
risques de circulariteacute drsquoun tel modegravele (cf supra ChI sect631) les auteurs jugeant eux-mecircmes
de lrsquoacceptabiliteacute des donneacutees inventeacutees par leurs soins srsquoimposant de la sorte comme les
garants du bon usage Lrsquoopeacuterationnaliteacute du modegravele en question srsquoexplique au fond par des
jugements de valeur et la mise agrave lrsquoeacutecart des donneacutees reacutecalcitranteshellip
Dans lrsquoapproche eacutetroite seules les opeacuterations infeacuterentielles de deacuteduction sont toleacutereacutees en
particulier celles qui vont laquo du tout vers la partie raquo car laquo une entiteacute se deacutefinit geacuteneacuteralement
par les ingreacutedients qui la constituent raquo (Kleiber et al 1994 42) Cela explique le monopole
du SN deacutefini impliquant selon les theacuteories dominantes au vu du preacutesupposeacute drsquoexistence et
drsquouniciteacute qursquoil veacutehicule que lrsquoon dispose des informations neacutecessaires agrave la saturation
reacutefeacuterentielle (Milner 1982 Corblin 1987 Kleiber et al 1994) Outre le caractegravere orienteacute de la
relation meacutereacuteonymique invoqueacutee celle-ci doit selon Kleiber et al (1994) ecirctre inscrite au
niveau lexical il peut srsquoagir drsquoun savoir conventionnel neacutecessaire (eg le lien entre une
lsquolamersquo et un lsquocouteaursquo) ou agrave caractegravere steacutereacuteotypique (eg le lien entre une lsquoeacuteglisersquo et un
lsquovillagersquo)
Ajoutons pour terminer152
un critegravere textuel agrave la deacutefinition eacutetroite de lrsquoanaphore associative
le caractegravere deacutelimitable de lrsquoanteacuteceacutedent ideacutealement repreacutesenteacute par un SN ou alors un
laquo preacutedicat raquo mais avec des conditions strictes153
(Kleiber et al 1994 Kleiber 1997b)
(164) Pierre se coupa du pain puis rangea le couteau (Corblin 1987)
Dans ce cas la relation exprimeacutee via lrsquoanteacuteceacutedent et lrsquoexpression anaphorique est de type
actantiel ougrave le reacutefeacuterent du SN le couteau repreacutesente un actant (lrsquoinstrument) du preacutedicat de
couper cette relation devant ecirctre preacuteconstruite au niveau lexico-steacutereacuteotypique laquo il suffit de la
mention du preacutedicat pour que ses arguments soient eacutegalement disponibles raquo (Kleiber 1997b
95)
En somme toutes les donneacutees qui srsquoeacutecartent des critegraveres invoqueacutes sont exclues du domaine de
lrsquoanaphore associative Parmi les faits refouleacutes on peut noter
- Les SN deacutefinis sous la porteacutee drsquoun restricteur de domaine
152
Deux contraintes seacutemantiques suppleacutementaires sont ajouteacutees par Kleiber et al (1994) et Kleiber (1999) agrave
savoir la condition drsquoalieacutenation du reacutefeacuterent agrave infeacuterer et le principe de congruence ontologique entre les reacutefeacuterents
mis en relation La premiegravere contrainte indique que le reacutefeacuterent agrave infeacuterer doit ecirctre envisageable comme laquo un
individu autonome raquo (Kleiber 1999 85) La seconde qui explique la difficulteacute drsquoinfeacuterer des entiteacutes
syncateacutegoreacutematiques comme les proprieacuteteacutes ou les eacuteveacutenements exige que les deux reacutefeacuterents impliqueacutes dans le
processus drsquoinfeacuterence soient du mecircme type ontologique selon lrsquoauteur il est ardu drsquoopeacuterer lrsquoalieacutenation agrave partir
de lrsquoexistence drsquoune voiture de sa couleur ou de sa course contrairement agrave son volant (ibid 89) 153
Eg le nom de lrsquoexpression anaphorique doit ecirctre de niveau basique comme couteau dans lrsquoexemple
subseacutequent par opposition agrave canif (hyponyme) ou instrument (hyperonyme)
146
(165) En France le preacutesident voyage beaucoup (Kleiber et al 1994)
- les emplois infeacuterables laquo situationnels raquo
(166) Ce trainil a toujours du retard (A agrave B qui attend comme lui le Vintimille sur le quai de
la gare Kleiber 2004 290)
- les SN deacutemonstratifs laquo textuellement raquo infeacuterables
(167) Jrsquoai planteacute un acacia parce que ces arbres ne craignent pas le froid (ibid)
- les SN deacutemonstratifs meacutemoriels
(168) Souviens-toi de nos vacances cette mer ce sable ce ciel (Wilmet 1986)
- les ils laquo geacuteneacuteriques textuels indirects raquo
(169) Paul a acheteacute une Toyota parce qursquoelles sont robustes (Kleiber 2004 290)
- les ils dits collectifs
(170) Paul a eacuteteacute agrave lrsquohocircpital Ils lrsquoont soigneacute eacutenergiquement (ibid)
Parmi ces proceacutedeacutes reacutefeacuterentiels certains (les quatre derniers) sont consideacutereacutes comme des
anaphores indirectes agrave deacutefaut drsquoecirctre des anaphores associatives (lrsquoanaphore associative se
reacuteveacutelant comme un sous-type de lrsquoanaphore indirecte) Sans entrer dans le deacutetail de chacune
de ces exclusions on peut percevoir dans lrsquoapproche eacutetroite la volonteacute de traiter seacutepareacutement
des faits en preacutesence sur la base de critegraveres seacutemantico-formels stricts que reacutevegravelent entre
autres les jugements drsquoacceptabiliteacute
412 Conception large
Dans une conception dite large (Kleiber et al 1994) au contraire les chercheurs observent
une varieacuteteacute de relations associatives154
mises en œuvre au moyen de diverses expressions
reacutefeacuterentielles (entre autres [Reichler-]Beacuteguelin 1989 1993a Berrendonner 1994 1995
Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin 1995 Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1999 Charolles 1990
Charolles amp Choi-Jonin 1995) Lrsquoun des points de deacutepart est le fait qursquoon nrsquoobserve pas de
diffeacuterence de nature dans lrsquointerpreacutetation drsquoune anaphore coreacutefeacuterentielle et celle drsquoune
anaphore associative si bien que si lrsquoon en venait agrave consideacuterer la freacutequence des donneacutees on
pourrait ecirctre ameneacute agrave laquo inverser lrsquoordre des preacuteseacuteances raquo (Charolles 1990 3)
Crsquoest drsquoailleurs le parti-pris risqueacute qursquoillustre le modegravele fribourgeois en mettant lrsquoanaphore
associative au premier plan et en ramenant la variante coreacutefeacuterentielle agrave un cas particulier
Berrendonner (1995) srsquoinspire de la notion abstraite drsquoingreacutedience de la meacutereacuteologie
lesniewskienne (1989) qursquoil adapte pour appreacutehender la relation associative de maniegravere
154
Voir aussi Erkuuml amp Gundel (1987) ainsi que Clark (1977) qui reacutepertorie de nombreux types de pontage
infeacuterentiel (inferential bridging)
147
flexible et non limiteacutee agrave un strict rapport partie-tout tel que le procircne la conception eacutetroite
ainsi le foncteur que Berrendonner (1995) nomme laquo ingreacutedient raquo caracteacuterise aussi bien des
liens entre actants et procegraves155
(171) des rapports de simple contiguiumlteacute (localisation matiegravere
etc) (172)156
et mecircme des relations drsquoidentiteacute (173) comme crsquoest le cas pour lrsquoanaphore
coreacutefeacuterentielle
(171) Une supposition que tu attrapes le diamant qursquoest-ce que tu ferais de tout cet argent
(M Aymeacute lt Berrendonner 1995 251)
(172) Il y avait une valise sur le lit Le cuir les vecirctements eacutetai(en)t tout tacheacute(s) (Charolles
1990)
(173) Marc baissa la tecircte croisa les bras brusquement calmeacute Il jeta un rapide regard vers la
cantatrice du front Ouest (F Vargas Debout les morts p 45)
Cette derniegravere situation illustre une conception large et reacuteflexive de la relation drsquoinclusion
dans une theacuteorie ensembliste en logique naturelle drsquoapregraves laquelle on peut consideacuterer que
laquo tout objet est ingreacutedient de lui-mecircme raquo (Berrendonner 1995 253) En bref les situations
drsquoidentiteacute autrement dit de coreacutefeacuterence ne repreacutesentent qursquoun cas particulier de la relation
drsquoingreacutedience ainsi conccedilue Charolles (1990) note eacutegalement de son cocircteacute la diversiteacute des
relations associatives parmi lesquelles laquo toute forme de contiguiumlteacute reacutefeacuterentielle raquo y compris
les rapports les plus vagues comme ci-dessous
(174) Sophie dormait lrsquoavion survolait lrsquoOceacutean indien (ibid 13)
Dans ce cas crsquoest le discours qui impose la relation drsquoassociation poussant lrsquointerpregravete agrave
infeacuterer que laquo lrsquoavion a agrave voir avec le sommeil de Sophie raquo157
Cette approche geacuteneacuteralisante de lrsquoanaphore srsquooppose agrave la deacutefinition laquo eacutetroite raquo par le fait
qursquoelle admet de nombreux parcours infeacuterentiels pour lrsquointerpreacutetation des anaphores
associatives On peut deacutejagrave remarquer que les opeacuterations cognitives agrave lrsquoœuvre preacutesenteacutees
exclusivement comme des deacuteductions dans la conception eacutetroite (eg (159) (160) et (161))
conformeacutement agrave une laquo regravegle raquo du genre lsquosi on a le tout on a la partiersquo sont sans doute
beaucoup plus complexes que cela impliquant plusieurs eacutetapes de diffeacuterentes natures dans le
raisonnement Or lrsquointeraction des divers facteurs cognitifs en jeu ne sont jamais
veacuteritablement deacutecrits dans les travaux Sans pouvoir combler entiegraverement ce manque nous
pouvons neacuteanmoins revenir sur le cas de (161) en signalant la neacutecessiteacute drsquoopeacuterer avant toute
deacuteduction une induction du type lsquoles villages de cette reacutegion comportent une eacuteglisersquo qui ne
155
Le processus interpreacutetatif se fonderait notamment sur lrsquoexistence de structures cognitives telles que les
sceacutenarios (Sanford amp Garrod 1981) cadres (frames lt Minsky 1975) ou encore scripts (Schank amp Abelson
1977) 156
Cf les pontages infeacuterentiels varieacutes chez Clark (1977) 157
Il reste toutefois difficile agrave notre avis drsquointerpreacuteter cet eacutenonceacute indeacutependamment de tout contexte Crsquoest
drsquoailleurs sur les questions qui touchent agrave la nature et au tri des donneacutees que se distinguent principalement
Charolles et le Groupe de Fribourg
148
repreacutesente pas forceacutement un steacutereacuteotype pour tout interpregravete si lrsquoon tient compte de facteurs
culturels Dans le mecircme ordre drsquoideacutees Berrendonner (1995) fournit cet exemple authentique
impliquant manifestement entre autres une opeacuteration drsquoinduction crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquointerpregravete
est ameneacute agrave construire un steacutereacuteotype agrave partir du discours mecircme (p 246)
(175) Hier soir vers 19h15 un incendie srsquoest deacuteclareacute dans la chemineacutee drsquoune ancienne ferme
agrave Neyruz158
[hellip] Le feu a pris au sommet de la borne dans la partie non tubeacutee (presse
lt ibid 238)
Crsquoest ici le discours qui permet agrave lrsquoallocutaire drsquoinfeacuterer une relation laquo agrave parfum geacuteneacuterique raquo
(Charolles 1990) en lrsquooccurrence que la borne (en tant que type) est une partie de la chemineacutee
dans les fermes fribourgeoises159
qui constitue ainsi la laquo preacutemisse nomologique raquo de
lrsquointerpreacutetation associative (Berrendonner 1995 246) Par ailleurs on peut noter par ce
raisonnement lrsquoenrichissement potentiel des connaissances de type geacuteneacuterique pour
lrsquointerlocuteur (ibid 247 Charolles 1990 1999)
Berrendonner (1995) relegraveve en outre agrave la suite de Charolles (1990) des parcours infeacuterentiels
de type abductif contesteacutes par drsquoautres (eg Kleiber 1992c)
(176) Le cheval drsquoYvain deacuteclencha un meacutecanisme qui fit tomber sur eux une porte de fer
Enfermeacute dans cette salle Yvain eacutetait complegravetement deacutesorienteacute (copie drsquoeacutelegraveve lt ibid
246)
Dans un exemple de ce type le parcours preacutesente une orientation inverse agrave celle de la
deacuteduction il obeacuteit agrave un calcul probabiliste du genre laquo si on a la partie on a le tout raquo dont la
validiteacute nrsquoest pas garantie En lrsquooccurrence on conclut agrave lrsquoexistence drsquoune salle agrave partir de
celle drsquoune porte de fer au deacutetriment drsquoautres hypothegraveses envisageables (eg lrsquoexistence drsquoun
jardin drsquoune cave etc) Ces deux derniers exemples montrent eacutegalement que le discours lui-
mecircme plutocirct qursquoun savoir lexico-steacutereacuteotypique peut ecirctre agrave lrsquoorigine de la construction de la
relation associative (Erkuuml amp Gundel 1987 Charolles 1990 1994 1999 Berrendonner 1995)
Crsquoest aussi le cas de lrsquoexemple suivant proposeacute par Charolles (1990) tireacute drsquoune fable de La
Fontaine
(177) Un pacirctre agrave ses brebis trouvant quelque meacutecompte nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Voulut agrave toute force attraper le larron (La Fontaine VI I lt ibid)
Selon Charolles un lsquomeacutecomptersquo nrsquoimplique pas lexicalement lrsquoexistence drsquoun larron Crsquoest
bien le contexte discursif par laquo preacutesomption de coheacuterence raquo qui permet de cautionner
lrsquoinfeacuterence et de promouvoir laquo des relations ineacutedites conjoncturelles qui peuvent nrsquoavoir
qursquoune validiteacute occasionnelle raquo (ibid 14) Cela montre non seulement que les relations
158
Neyruz est le nom drsquoun village du canton de Fribourg en Suisse 159
On pourrait toutefois objecter que pour le lecteur fribourgeois de la presse locale le steacutereacuteotype nrsquoa pas agrave ecirctre
construit car il fait deacutejagrave partie de ses connaissances culturelles Si le lectorat est en revanche plus vaste il y a en
effet des chances qursquoil ne soit pas au fait du steacutereacuteotype
149
drsquoassociation deacutepassent largement le savoir laquo a priori raquo (lexical steacutereacuteotypique) mais aussi que
laquo lrsquoinfeacuterence fonctionne agrave reculons pour eacutetablir un lien (un pont) qui ne peut pas ne pas ecirctre
puisqursquoil est manifeste raquo (ibid 4)
Comme en teacutemoignent (171) et (176) la conception large admet une diversiteacute de formes
supportant lrsquoanaphore associative A ce titre les chercheurs fribourgeois qualifient sans
scrupule drsquoassociatifs des indices de 3e personne ou des SN deacutemonstratifs fonctionnant de la
sorte160
(178) Le danger drsquoecirctre piqueacute par une abeille est le plus grand entre mai et juillet Pendant
cette peacuteriode elles essaiment le plus freacutequemment (circulaire meacutedicale [Reichler-
]Beacuteguelin 1993a 337)
(179) Il est vrai que lorsque nous lisons nous ne pensons pas que cette histoire est en train
de vivre de prendre forme gracircce agrave nous (copie de bac lt [Reichler-]Beacuteguelin 1989
312)
Lrsquoexemple (178) preacutesente lrsquointroduction drsquoun individu quelconque de type N (une abeille)
suivie du rappel de la classe extensionnelle correspondante via le pronom clitiques elles
Rappelons que Kleiber (2004 290) les traite comme des anaphores indirectes de type
geacuteneacuterique mais non associatives (cf ex (169) En (179) lrsquoexpression deacutemonstrative renvoie agrave
un reacutefeacuterent implicite repreacutesentant lrsquoobjet effectueacute du processus de lecture qui vient drsquoecirctre
eacutevoqueacute Aux yeux des Fribourgeois les deux exemples srsquoappliquent parfaitement agrave la
description du meacutecanisme de lrsquoanaphore associative Srsquoils reconnaissent des valeurs propres
aux diffeacuterentes formes drsquoexpression reacutefeacuterentielle ils en jugent lrsquoemploi relativement flexible
et en concluent laquo it would be vain to establish a strict correlation between types of
expressions and types of uses raquo (Apotheacuteloz amp Beacuteguelin 1999 369) Le choix des formes
drsquoexpressions reacutefeacuterentielles reacutepond davantage agrave la mise en œuvre de strateacutegies guideacutees par les
objectifs et besoins en cours des locuteurs et interlocuteurs (Beacuteguelin 1997a) Ainsi au
reproche de largesse du modegravele accuseacute de geacuteneacuterer des eacutenonceacutes deacuteviants les auteurs reacutepliquent
que la prise en compte des facteurs contextuels permet justement de fournir une explication
aux sentiments de laquo deacuteviance raquo des usagers Lrsquoapproche srsquoefforce ainsi de laquo favoriser
lrsquoeacutemergence de geacuteneacuteralisations en rapprochant sous le terme drsquolaquo associatives raquo toutes les
expressions reacutefeacuterentielles dont lrsquointerpreacutetation met en jeu des opeacuterations de raisonnement raquo
(Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin 1995 26)
Pour finir la contrainte drsquoun anteacuteceacutedent nominal est elle aussi battue en bregraveche Hawkins
(1977) Erkuuml amp Gundel (1987) Beacuteguelin (1997b) et Apotheacuteloz amp Beacuteguelin (1999) remarquent
que les sources solliciteacutees dans le processus infeacuterentiel ne sont pas exclusivement de nature
160
Charolles (1990) exploitant le critegravere drsquoacceptabiliteacute est plus nuanceacute sur ce point jugeant les exemples de
Beacuteguelin laquo agrave la limite de lrsquoacceptabiliteacute raquo ou alors concernant les pronoms comme laquo des rateacutes de lrsquoeacutemission raquo
Cependant il reconnaicirct que les pronoms laquo en syllepse [hellip] manifestent la quintessence du processus en œuvre
dans lrsquoanaphore associative puisque la force du rapport associatif qursquoexploite lrsquoanaphore pronominale est telle
que le support du nom (N2) devient implicitable raquo (p 10)
150
linguistique des indices de la situation environnante des comportements mimo-gestuels ou
des savoirs drsquoarriegravere-plan sont susceptibles de se combiner indistinctement comme ci-
dessous
(180) [L2 a le nez rouge et souffle dans un gros mouchoir] nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- L1 vous ecirctes grippeacute nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- L2 Oui jrsquoessaie de la garder pour moi (oral lt Beacuteguelin 1997b)
Cet exemple montre bien qursquooutre lrsquooccurrence de lrsquoadjectif grippeacute (duquel on peut infeacuterer
par principe drsquoisonymie la deacutenomination implicite du reacutefeacuterent impliqueacute) les percepts
situationnels (les indices mimo-gestuels exhibeacutes) et lrsquoexpeacuterience du monde (les effets de la
grippe) contribuent ensemble au processus drsquointerpreacutetation de maniegravere non discrimineacutee
413 Bilan
A lrsquoissue de cette preacutesentation des conceptions concurrentes de lrsquoanaphore associative on
peut constater une divergence manifeste des objectifs respectifs des deux approches
lrsquoapproche dite eacutetroite ou standard vise agrave inventorier et isoler des sous-types et ne retient
comme associatives que les cas jugeacutes consensuels avec souvent lrsquointuition du linguiste
comme garant du respect de la norme Lrsquoapproche large dans laquelle nous nous inscrivons
tend agrave promouvoir un modegravele geacuteneacuteral sur la base des usages observeacutes en faisant primer un
meacutecanisme unique qui englobe une diversiteacute de manifestations
Certes nous convenons que tous les types drsquoexpressions reacutefeacuterentielles ne srsquoutilisent pas
indiffeacuteremment dans les mecircmes contextes et que les composantes seacutemantiques jouent un rocircle
certain dans le choix de la forme Neacuteanmoins la prise en compte des paramegravetres discursifs et
contextuels dans le processus reacutefeacuterentiel nous paraicirct tout aussi deacutecisive dans lrsquoexplication du
choix des marqueurs (cf supra ChI sect636) En outre avec le deacuteveloppement exponentiel des
ressources pour la collecte de donneacutees il nous paraicirct indispensable de deacutepasser lrsquointuition
comme critegravere scientifique et drsquoaller agrave la rencontre des faits reacuteels deacutesormais disponibles
notamment oraux consideacuterablement marginaliseacutes dans les travaux sur lrsquoanaphore Dans le
domaine des expressions reacutefeacuterentielles en linguistique franccedilaise outre les travaux preacutecurseurs
fribourgeois peu de chercheurs srsquoy sont engageacutes161
et le preacutesent travail a pour ambition de
contribuer agrave combler ce manque en portant une attention particuliegravere aux emplois en contexte
drsquooral spontaneacute
Reste un point drsquoordre terminologique agrave clarifier Lrsquoapproche (laquo large raquo) que nous adoptons
ne fait pas de diffeacuterence entre les notions drsquoanaphore associative et anaphore indirecte
Neacuteanmoins afin drsquoeacuteviter toute sorte de confusion notamment celle qui associerait notre
position agrave la conception laquo standard raquo nous emploierons deacutesormais la notion drsquoanaphore
indirecte
161
On peut relever lrsquointeacuterecirct pour lrsquooral de quelques travaux sur la reacutesolution automatique des anaphores en TAL
comme Antoine (2004) et Muzerelle et al (2012)
151
42 Contextes drsquoapparitions des pronoms indirects
Dans leur eacutetude pragmatique sur lrsquoanaphore indirecte Erkuuml amp Gundel (1987) soutiennent que
celle-ci ne peut ecirctre reacutealiseacutee par des pronoms laquo the one formal property which appears to
distinguish all indirect anaphors from direct ones is the fact that they cannot be pronominal raquo
(p 541) Sanford amp Garrod (1981 154) puis Ariel (1990) partagent cette ideacutee laquo I suggest
that the reason why pronouns [hellip] cannot retrieve implied entites is that they mark too high
and automatic a retrieval raquo (p 185) Cependant lorsqursquoon se penche de plus pregraves sur les faits
cette position se voit deacutementie Dans cette section nous preacutesentons les travaux qui remettent
en question ces conclusions et qui cherchent agrave eacuteclairer les contextes drsquoapparition des pronoms
indirects Nous avons distingueacute les eacutetudes selon le type drsquoapproche agrave savoir celles qui
manifestent une optique laquo restrictive raquo et qui srsquoefforcent de deacuteterminer les contraintes
seacutemantiques ou cognitives pesant sur leur emploi (sect421) puis celles qui srsquoinscrivent dans
une perspective laquo descriptive raquo (sect422) en tentant de deacutegager les circonstances reacutecurrentes
favorables agrave leur occurrence
421 Restrictions drsquoemploi
Dans cette partie nous preacutesentons les deacutemarches et hypothegraveses drsquoauteurs qui reconnaissent
lrsquousage des pronoms indirects en eacutetablissant toutefois des conditions strictes drsquoemploi qui
font intervenir les notions de saillance de focus ou encore de centraliteacute
Dans son article de 1990a Kleiber admet lrsquoexistence de pronoms indirects qursquoil propose
drsquoenvisager selon un critegravere non pas textuel (avec ou sans anteacuteceacutedent) mais de preacutesence ou
drsquoabsence preacutealable (linguistique ou situationnelle) du reacutefeacuterent
a) Emplois in praesentia crsquoest-agrave-dire ougrave le reacutefeacuterent est laquo donneacute raquo par le contexte
(181) Fred enleva son chapeau Il avait trop chaud (ici une anaphore coreacutefeacuterentielle typique)
(182) Mais il est fou (face agrave un automobiliste qui fonce sur vous) = (140)
b) Emplois in absentia (ilils dits laquo infeacuterables raquo162
) (p 27)
(183) A Boston ils roulent comme des fous (ibid)
(184) Il va venir tout de suite [un censeur drsquoune eacutecole srsquoadressant agrave la megravere drsquoun eacutelegraveve qui
attend devant le bureau du proviseur] (p 33) = (75)
laquo Lrsquoacceptabiliteacute raquo drsquoexemples comme (183)-(184) srsquoexplique selon lrsquoauteur par le respect des
conditions seacutemantico-cognitives propres agrave lrsquoemploi de il pour rappel (cf supra sect33)
la neacutecessiteacute de renvoyer agrave un reacutefeacuterent conccedilu comme classifieacute et lrsquoindication de rechercher le reacutefeacuterent dans une situation qui est manifeste (ou saillante) et dans laquelle le reacutefeacuterent occupe une place drsquoargument (p 46)
162
Cf Prince (1981)
152
Il y oppose la malformation de (185) exemple reacutedigeacute par un eacutelegraveve
(185) Il neige et elle tient ([Reichler-]Beacuteguelin 1988)
Selon Kleiber il manque une eacutetape infeacuterentielle deacuteterminante agrave savoir le constat de la
preacutesence de la neige pour pouvoir appreacutehender un renvoi par le clitique elle conformeacutement agrave
la thegravese de la continuiteacute Il soutient qursquoen lrsquoeacutetat on nrsquoa pas affaire agrave une situation manifeste et
justifie sa deacutemarche par la volonteacute de
brider les possibiliteacutes de reacutecupeacuteration infeacuterentielle qursquoentraicircne un tel assouplissement pour ne pas donner lieu agrave lrsquoexcegraves contraire agrave savoir une prolifeacuteration incontrocircleacutee drsquoemplois infeacuterables de il (p 43)
Hormis la deacutemarche que nous avons deacutejagrave critiqueacutee sur le tri des donneacutees (cf supra sect631) un
aspect de lrsquoanalyse meacuterite une mise au point agrave savoir lrsquoimportance accordeacutee au critegravere de la
preacutesence vs lrsquoabsence du reacutefeacuterent agrave lrsquoorigine drsquoun traitement infeacuterentiel ou non du pronom (cf
lrsquoappellation il laquo infeacuterable raquo) Dans leur theacuteorie de la pertinence Sperber amp Wilson (1986)
montrent bien que la communication humaine fonctionne sur le mode infeacuterentiel et que tout
processus interpreacutetatif consiste pour le destinataire agrave infeacuterer un sens viseacute par le locuteur agrave
partir des indices agrave disposition dans le contexte La pertinence de ces inputs ne varie pas en
fonction de la nature (stimuli ostensifs tels qursquoeacutenonceacutes gestes ou inputs ordinaires tels que
percepts penseacutees buts souvenirs etc) mais en fonction des coucircts et effets produits par leur
traitement cognitif
On a deacutejagrave soutenu supra (ChI sect635) que tout pointage reacutefeacuterentiel y compris coreacutefeacuterentiel
implique une opeacuteration drsquoinfeacuterence qui megravene agrave lrsquounification du pointeur avec un objet en M
(que le reacutefeacuterent soit deacutejagrave valide ou non en M) Cela peut ecirctre illustreacute simplement en modifiant
lrsquoexemple (181)
(186) Fred enleva son chapeau Il eacutetait mouilleacute
Lrsquoambiguiumlteacute se reacutesout forceacutement agrave travers un pari probabiliste de type infeacuterentiel en fonction
des informations contextuelles agrave disposition En fait dans tous les cas le pointeur reacutefeacuterentiel
donne lrsquoinstruction drsquounifier son contenu avec un objet manifeste Si celui-ci est effectivement
valide dans M lrsquoinfeacuterence consiste agrave seacutelectionner le reacutefeacuterent viseacute tandis que srsquoil fait deacutefaut
lrsquoinfeacuterence consiste agrave lrsquointroduire sur le champ par coup de force pour parer agrave ce manque On
objectera ainsi agrave lrsquoanalyse de Kleiber (mais aussi agrave drsquoautres analyses eg Ariel 1990
invoquant une reacutecupeacuteration laquo automatique raquo par les pronoms en geacuteneacuteral) que les types releveacutes
qursquoils soient laquo in praesentia raquo ou laquo in absentia raquo impliquent de toute faccedilon un processus
infeacuterentiel interpreacutetatif
Gundel et al (2000) srsquointeacuteressent quant agrave eux au fonctionnement des pronoms indirects en
anglais relativement agrave la Hieacuterarchie du Donneacute (voir supra ChI sect462) Pour rappel un
pronom inaccentueacute requiert selon leur theacuteorie un statut en focus du reacutefeacuterent autrement dit il
signale que le reacutefeacuterent est deacutejagrave dans le centre drsquoattention de lrsquoallocutaire au moment ougrave il
153
apparaicirct Un tel pronom se reacutevegravele donc a priori ecirctre un mauvais candidat pour lrsquoanaphore
indirecte dans les cas ougrave lrsquoexistence mecircme du reacutefeacuterent est agrave infeacuterer Cependant les auteurs
constatent que leurs donneacutees reacutecolteacutees agrave partir drsquoun corpus drsquoanglais oral et eacutecrit ne satisfont
pas systeacutematiquement aux preacutedictions de la Hieacuterarchie eacutetant donneacute lrsquoattestation de pronoms
indirects qui ne reacutefegraverent pas agrave des objets laquo en focus raquo
(187) My mum bought an exercise tape and so Irsquoll go nuts and plays it in the morn and in the
afternoon and do the added things she says for those that want a more intense workout
(she = la femme sur la cassette de gym) [soutien alt deacutesordres drsquoalimentation p 96]
En effet Gundel et al reconnaissent que le reacutefeacuterent viseacute en (187) par she agrave savoir lsquola prof de
gymrsquo nrsquoest pas laquo en focus raquo pour lrsquoallocutaire au moment de lrsquooccurrence du pronom agrave
lrsquoinverse de lsquola megravere du locuteurrsquo agrave ce moment-lagrave bien meilleure candidate agrave une reacutefeacuterence
subseacutequente Ici crsquoest aussi bien la preacutedication lsquothe added things she says for those that want
a more intense workoutrsquo que le script (Schank amp Abelson 1977) eacutevoqueacute par la cassette de
gymnastique qui megravenent agrave lrsquointerpreacutetation du reacutefeacuterent adeacutequat
Gundel et al remarquent que dans leur corpus la plupart des exemples concerneacutes par
lrsquoanaphore pronominale indirecte sont des cas de reacutefeacuterence vague dont lrsquoidentification
reacutefeacuterentielle nrsquoapparaicirct pas pertinente
(188) The other therapy I had to say good-bye to was day treatment (where Irsquod been going
off and on since January) - - but it wasnrsquot my own decision They kicked me out
Why For being TOO SICK ([soutien alt deacutesordres drsquoalimentation] p 95)
Les auteurs notent agrave lrsquoeacutegard de cet exemple une quasi-eacutequivalence seacutemantique de lrsquoeacutenonceacute en
they avec une tournure au passif sans agent exprimeacute (I got kicked out)163
Afin drsquoexpliquer ces
exemples ils ont recours agrave la notion drsquoaccommodation (Lewis 1979) qui consiste en une
reacuteparation de ces laquo violations mineures raquo commises envers la Hieacuterarchie se traduisant par un
assouplissement des conditions drsquoemploi de la forme utiliseacutee La motivation de telles
laquo infractions raquo reacutesiderait soit dans lrsquoinsouciance du locuteur agrave lrsquoeacutegard des repreacutesentations
effectives de lrsquointerlocuteur (cf la maxime de nonchalance supra sect636) soit agrave lrsquoinverse
dans sa confiance envers les capaciteacutes infeacuterentielles de celui-ci Dans ce second cas le plus
freacutequent aux dires des auteurs le locuteur mise sur une laquo accommodation raquo de la part de
lrsquointerpregravete srsquoappuyant sur des facteurs tels que la reconnaissance de scripts (Schank amp
Abelson 1977) les connaissances drsquoarriegravere-plan leur connivence et surtout la preacutedication
hocircte du pronom On peut rapprocher la notion drsquoaccommodation de celle de catalyse que
[Reichler-]Beacuteguelin (1995a) et Berrendonner amp [Reichler-]Beacuteguelin (1996) empruntent agrave
Hjelmslev (1968) pour deacutecrire la tacircche interpreacutetative de reconstitution drsquoeacuteleacutements manquants
en M Ces traitements cognitifs peuvent ecirctre envisageacutes comme la conseacutequence drsquoun coup de
force preacutesuppositionnel (Ducrot 1972 51) qui deacutesigne lrsquoopeacuteration laquo illeacutegitime raquo de
163
Nous aurons lrsquooccasion de nuancer cette laquo eacutequivalence raquo infra (ChV sect341341)
154
preacutesuppostion de la part drsquoun locuteur crsquoest-agrave-dire la preacutesupposition drsquoeacuteleacutements
preacutealablement inexistants en M
Si le processus drsquointerpreacutetation deacutecrit par Gundel et al nous paraicirct pertinent agrave certains eacutegards
nous tenons agrave relever le caractegravere passablement contradictoire de lrsquoargumentation proposeacutee
reacutesidant dans le fait que les emplois vagues (selon eux la majoriteacute des exemples) sont
supposeacutes ne pas neacutecessiter de reacutesolution alors que le processus invoqueacute drsquoaccommodation
implique preacuteciseacutement lrsquoinfeacuterence drsquoun reacutefeacuterent adeacutequat
Enfin malgreacute lrsquointeacuterecirct des donneacutees reacutecolteacutees nous pouvons regretter que les auteurs ne
profitent pas de lrsquoattestation de ces faits pour reacuteviser les fondements de la Hieacuterarchie Cette
solution quoiqursquoesquisseacutee est finalement abandonneacutee au profit du maintien de laquo lrsquointeacutegriteacute raquo
de la theacuteorie Degraves lors les faits releveacutes sont releacutegueacutes au rang drsquoexceptions (laquo violations
mineures raquo) ndash aussi bien au niveau quantitatif (laquo relativement peu freacutequents raquo) qursquoau niveau
diaphasique (laquo registre relacirccheacute raquo)
Cornish (2001) revient justement sur le statut requis par les pronoms selon la Hieacuterarchie de
Gundel et al (1993) et propose drsquoenvisager la question en termes de centraliteacute des reacutefeacuterents agrave
lrsquoappui de donneacutees comme celle-ci
(189) Femme Why didnrsquot you write to me nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Homme I did Oslashhellip started to Oslash but I always tore lsquoem up ([dialogue du film Summer
Holiday] p 7)
Lrsquointerpreacutetation du pronom passe par la reacutecupeacuteration drsquoune information preacutealablement
disponible bien qursquoimplicite en meacutemoire En effet le lexegraveme verbal lsquowritersquo du premier
eacutenonceacute comprend seacutemantiquement dans sa structure actantielle lrsquoobjet effectueacute du procegraves agrave
savoir lrsquoobjet de lrsquoacte drsquoeacutecriture qursquoon peut infeacuterer drsquoapregraves le pointage pronominal et le
contexte comme repreacutesentant une classe de lsquolettresrsquo lsquomessagesrsquo ou autres lsquomots douxrsquo
Cornish juge lrsquoextension du statut en focus impreacutecise telle qursquoexigeacutee par lrsquousage des pronoms
inaccentueacutes drsquoapregraves la Hieacuterarchie du Donneacute Il introduit agrave cet effet le concept de centraliteacute
qui distingue entre entiteacute implicite nucleacuteaire et peacuteripheacuterique jugeant qursquoun pronom
inaccentueacute peut renvoyer agrave un reacutefeacuterent implicite nucleacuteaire comme les lsquolettresrsquo du preacutedicat
lsquoeacutecrirersquo en (189) mais non agrave un objet peacuteripheacuterique comme dans
(190) Mary dressed the baby They were made of pink wool (Sanford amp Garrod 1981
154)
En (190) Cornish explique lrsquoincongruiteacute de lrsquoenchaicircnement par le fait que lrsquoobjet viseacute ne
constitue qursquoun instrument du preacutedicat lsquodressrsquo Lrsquohypothegravese de Cornish (2001 2005) se voit
par la suite testeacutee expeacuterimentalement en franccedilais et en anglais dans Cornish et al (2005) au
moyen de mesures de temps de lecture de dialogues de ce genre
155
(191) L1 Cet artiste a peint toute la journeacutee hier nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 Oui et il les a vendu agrave bon prix aussi (implicite nucleacuteaire)
(192) L1 Cet artiste a peint toute la journeacutee hier Ses tableaux ont vivement inteacuteresseacute une
passante tregraves riche nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 Oui et il les a vendu agrave bon prix aussi (explicite nucleacuteaire)
(193) L1 Cet artiste a peint toute la journeacutee hier nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 Oui et il les a tous utiliseacutes du plus fin au plus eacutepais (implicite peacuteripheacuterique)
(194) L1 Cet artiste a peint toute la journeacutee hier Ses pinceaux eacutetaient nombreux et de
tailles diffeacuterentes nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 Oui et il les a tous utiliseacutes du plus fin au plus eacutepais (explicite peacuteripheacuterique)
Le design expeacuterimental permet aux auteurs de croiser deux facteurs celui de la centraliteacute et
celui du caractegravere explicite ou non du reacutefeacuterent les preacutedictions eacutetant que la reacutefeacuterence
anaphorique aux objets explicites et nucleacuteaires faciliterait la lecture des eacutenonceacutes En effet les
reacutesultats montrent que les eacutenonceacutes preacutesentant un pronom indirect sont lus plus lentement que
ceux contenant un pronom direct et que les eacutenonceacutes reacutefeacuterant agrave des objets dits peacuteripheacuteriques
sont lus plus lentement que ceux reacutefeacuterant agrave des objets dits nucleacuteaires En situation implicite la
reacutefeacuterence aux objets peacuteripheacuteriques provoque un temps de lecture plus long que la reacutefeacuterence
aux objets nucleacuteaires tandis qursquoil nrsquoy a pas de diffeacuterence significative agrave cet eacutegard en condition
explicite Il faut ajouter que les dialogues eacutetaient suivis drsquoune assertion dont les sujets
devaient juger la veacuteriteacutefausseteacute du genre agrave la suite de (191) Lrsquoartiste a pu vendre ses
tableaux (vrai) Ceci pour veacuterifier que la cible du pronom avait eacuteteacute bien interpreacuteteacutee en
particulier dans les conditions implicites A cet eacutegard les auteurs relegravevent un taux de bonnes
reacuteponses eacuteleveacute (93) et surtout aucune diffeacuterence significative entre les conditions implicites
nucleacuteaire vs peacuteripheacuterique sur ce taux Lrsquoexpeacuterience est reacutepeacuteteacutee pour lrsquoanglais et fournit des
reacutesultats similaires Les auteurs en concluent164
que ce nrsquoest pas tant le caractegravere explicite ou
implicite de lrsquointroduction du reacutefeacuterent en meacutemoire qui autorise ou non la reprise par un
pronom non accentueacute ainsi que le suggegraverent de nombreux travaux anteacuterieurs mais plutocirct la
centraliteacute relative du reacutefeacuterent Ils proposent une mise en perspective du concept scalaire de
centraliteacute avec la Hieacuterarchie du Donneacute et font figurer les reacutefeacuterents nucleacuteaires sur un intervalle
comprenant les statuts en focus et activeacute toleacuterant agrave leurs yeux une reacutecupeacuteration via un pronom
non accentueacute Les reacutefeacuterents peacuteripheacuteriques pour leur part se voient plutocirct attribuer le statut
familier stade jugeacute plus critique quant aux possibiliteacutes de rappels pronominaux
Les reacutesultats esquisseacutes montrent qursquooutre lrsquointroduction explicite drsquoun reacutefeacuterent le scheacutema
actantiel du verbe concerneacute ou le savoir conventionnel influent sur les capaciteacutes de rappel
pronominal Il est indeacuteniable en effet qursquoun objet neacutecessairement impliqueacute par un procegraves se
montre plus laquo accessible raquo qursquoun objet facultatif dont il faut potentiellement infeacuterer
164
A lrsquoeacutegard des travaux expeacuterimentaux en psycholinguistique en geacuteneacuteral il nous semble qursquoune reacuteflexion
pourrait ecirctre meneacutee sur lrsquointerpreacutetation qursquoon tire unanimement des mesures de temps de lecture
156
lrsquoexistence Il demeure agrave nos yeux cependant une certaine eacutequivoque autour de la notion de
centraliteacute conceptuelle du fait que les auteurs rattachent celle-ci aussi bien agrave la structure
lexico-seacutemantique du verbe qursquoagrave une dimension cognitive (cf le parallegravele fait avec les statuts
de Gundel et al 1993) Or il nous paraicirct difficile de preacutejuger de la centraliteacute cognitive des
reacutefeacuterents agrave partir de la seule structure actantielle drsquoun preacutedicat (ou eacuteventuellement drsquoun savoir
steacutereacuteotypique) lrsquoactivation cognitive drsquoun reacutefeacuterent eacutetant fonction comme nous lrsquoavons
eacutevoqueacute supra (sect34) drsquoune pluraliteacute de paramegravetres
Si les eacutetudes preacutesenteacutees ci-avant adoptent des meacutethodologies (intuitive empirique
expeacuterimentale) et des donneacutees (construites ou attesteacutees) diverses elles srsquoefforcent toutes de
tracer une limite entre emplois possibles ou non des pronoms indirects en fonction de la
preacutegnance du reacutefeacuterent dans la perspective du deacutecodage essentiellement Nous nous tournons agrave
preacutesent vers une maniegravere alternative drsquoenvisager la question qui met en eacutevidence les
strateacutegies mises en œuvre par le locuteur
422 Reacutegulariteacutes drsquoemploi
Lrsquooptique consiste agrave prendre acte des emplois reacuteels et agrave deacuteceler les reacutegulariteacutes de
fonctionnement observeacutees en contexte Beacuteguelin (1993a 1997a) inventorie pour sa part les
conditions pragmatiques qui favorisent lrsquoemploi des pronoms indirects en relevant les
routines infeacuterentielles reacutecurrentes Elle preacutecise drsquoabord la nature de la relation indirecte laquo le
pronom ne rappelle pas une information qui serait fournie explicitement dans le contexte
linguistique Son interpreacutetation reacutefeacuterentielle autant que morphosyntaxique neacutecessite le
recours agrave une information non dite agrave une forme lexicale infeacutereacutee raquo (1993a 327)
Lrsquointerpreacutetation se fait ainsi par le biais drsquoun calcul implicite qui permet la construction drsquoune
infeacuterence non stricte du genre laquo srsquoil y a x il y a aussi y raquo (p 335-336) Pour exposer les
rendements de lrsquoemploi des pronoms indirects nous pouvons invoquer les objectifs
communicationnels preacutesenteacutes supra (ChI sect636)
Beacuteguelin mentionne des strateacutegies drsquooptimisation de lrsquoencodage (cf O2) illustreacute ci-dessous agrave
travers un principe laquo nonchalant raquo drsquoeacuteconomie lexicale au deacutetriment drsquoO1 (pour rappel
lrsquooptimisation du deacutecodage)
(195) L1 Jrsquoai tout preacutepareacute pour la fondue nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 Tu as rempli le reacutechaud nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L1 Non pas ccedila mais par contre il y en a dans le tiroir (oral lt ibid 371)
La reconstitution du laquo coup de force raquo par catalyse (ou accommodation) du reacutefeacuterent de en
passe par la prise en compte drsquoun sceacutenario conventionnel (la preacuteparation drsquoun repas de fondue
et des ustensiles) visiblement bien connu des interlocuteurs Lrsquoinfeacuterence de la forme lexicale
sous-jacente peut neacuteanmoins demeurer incertaine comme dans ces exemples drsquooral que nous
avons releveacutes ci-dessous
157
(196) BM Il y a quand mecircme plus quun eacutepicier hein il faut pas quil lui arrive un coup dur
etun boulan il y a deux boulangers mais autrement ben il y a plus rien hein Avant il
y avait pff des eacutepiciers il y en avait quatre ou cinq euh euh la confection il y en avait
deux ou trois euh maintenant il y en a plus qursquoun pff un petit qui qui vivote hein
Cest vrai que ccedila ccedila fait mal quand mecircme (pfc)
(197) L1 ouais enfin ceci dit si on a ouvert le magasin agrave C- un magasin de jonglage agrave Caen
cest pas innocent hein cest quil y en a pas mal hein nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 ah + et q- s- et comment ccedila se fait euh comment tu peux expliquer lt ccedila nnnnnnnn
L1 alors gt lagrave rire lt ccedila je ne nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 cest inteacuteressant gt ccedila nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L1 ouais ccedila cest + je pense cest je pense que cest parce que depuis pas mal de temps
il y a un magasin qui en vendait + nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 daccord nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L1 donc forceacutement les gens euh se rassemblent autour dun endroit ougrave ils peuvent
avoir le mateacuteriel facilement quoi + puis nous on a plus ou moins pris la relegraveve quoi
ben cest du cest de lendroit dougrave je viens quoi (crfp)
Dans lrsquoexemple (196) on ne sait pas si le locuteur privileacutegie lrsquoindice morphologique pour la
cateacutegorisation implicite de son reacutefeacuterent (des confectionneurs lexegraveme toutefois peu courant)
ou srsquoil a agrave lrsquoesprit une classe de deacutenommeacutes artisans fabricants vendeurs etc Drsquoailleurs
lrsquoallocutaire nrsquoest pas obligeacute drsquoen infeacuterer une deacutenomination congruente il tacircchera drsquoinfeacuterer
un type de reacutefeacuterent qui soit le plus compatible avec les indices agrave disposition Il en va de mecircme
en (197) ougrave la deacutenomination sous-jacente du reacutefeacuterent de en tel que le conccediloit lrsquoencodeur
pourrait aussi bien ecirctre mateacuteriel eacutequipement articles instruments (de jonglage) etc mais ougrave
les indices contextuels ne permettent pas de trancher A noter que dans tous ces cas ougrave le
pointeur pronominal introduit implicitement un reacutefeacuterent nouveau on peut invoquer lrsquoobjectif
O4 pour rappel lrsquoapport drsquoinformations ineacutedites qui se greffe sur lrsquoacte reacutefeacuterentiel
proprement dit
Un parcours infeacuterentiel freacutequemment mis en œuvre via les pronoms indirects est celui qui
assimile un individu collectif agrave la classe de ses membres Ce proceacutedeacute permet lui aussi au
locuteur de srsquoeacutepargner via O2 une tacircche de recateacutegorisation lexicale du reacutefeacuterent
(198) JO1 Et euh bon ben javais pas de logement ni rien agrave Madrid ltE Tu es parti comme
ccedilagt Quest-ce que jai fait En fait oui Jai teacuteleacutephoneacute avant agrave agrave lAmbassade de
France agrave Madrid pour savoir si jamais bon ben ils pouvaient trouver quelque chose
sait-on jamais (pfc)
Dans ce cas-lagrave on peut invoquer la notion de dualiteacute (cf supra ChI sect33) car les indices
contradictoires de formatage de lrsquoobjet interviennent au sein drsquoune mecircme clause (cf supra
ChI sect633 pour rappel un icirclot de deacutependances morpho-syntaxiques) Outre lrsquoeacuteconomie agrave
lrsquoencodage on pourrait aussi se demander si le laquo deacutesaccord raquo morphosyntaxique ne
158
correspond pas agrave une strateacutegie de deacutesambiguiumlsation (O1) permettant de preacutevenir lrsquoinfeacuterence
drsquoune interpreacutetation biologique que pourrait induire la marque de genre drsquoun elle
Drsquoautres cas drsquolaquo eacuteconomie lexicale raquo srsquoexpliquent plutocirct par la volonteacute drsquoeacuteviter des reacutepeacutetitions
lexicales (O3) en privileacutegiant visiblement le maintien par isonymie de lrsquoattribut de
deacutenomination drsquoun reacutefeacuterent deacutejagrave introduit sans qursquoil y ait toutefois coreacutefeacuterence
(199) Il paraicirct peu probable qursquoune Suissesse srsquoimposera cette fois-ci Crsquoest regrettable
puisqursquoelles sont majoritaires (La Suisse courrier 290189 [Reichler-]Beacuteguelin
1993a 337)
En effet une redondance lexicale pourrait provoquer un effet de saturation perceptive Lagrave
eacutegalement en induisant subrepticement lrsquoinfeacuterence drsquoun nouvel objet en lrsquooccurrence la
classe (elles) agrave laquelle appartient lrsquoindividu membre (une Suissesse) le locuteur met en
œuvre le principe drsquoapport informationnel (O4)
Un peu dans le mecircme genre nous proposons lrsquoexemple suivant qui met en jeu plusieurs
occurrences de pronoms conduisant agrave consideacuterer lrsquoindividu type de la classe extensionnelle
preacutealablement introduite
(200) elle [la confreacuterie] venait surtout en aide agrave agrave lrsquoeacutepoque il y avait beaucoup de
malheureux + mais elle venait surtout en aide mecircme + aux eacutetrangers + qui pouvaient
mourir + euh dans notre village + et lesprit philanthropique de la confreacuterie + crsquoest que
il fallait le prendre en charge et lrsquoenterrer surtout srsquoil nrsquoavait personne (crfp)
Toujours dans une perspective de reacutegulation des reacutecurrences de signal (O3) on peut signaler
les rappels drsquoun actant morpho-seacutemantiquement impliqueacute par un preacutedicat-source
(201) Jrsquoai eacuteteacute tregraves toucheacute drsquoapprendre que jrsquoai une abonneacutee agrave mon journal qui dessine mais
jrsquoaimerais bien en recevoir (Journal de Johnny le Deacutesosseacute Genegraveve en = (des dessins)
[Reichler-]Beacuteguelin 1993a 359)
Lrsquoemploi du pronom permet ici au scripteur de se passer de lrsquointroduction explicite drsquoun
reacutefeacuterent en vue drsquoO4 tout en eacutevitant lrsquoeffet de saturation lexicale que cela pourrait engendrer
Beacuteguelin invoque eacutegalement des rendements eupheacutemiques au profit drsquoO5 lieacutes agrave lrsquousage de
pronoms indirects
(202) Ma megravere me dit qursquoil ne faut pas gacircter les enfants et elle me fouette tous les matins
quand elle nrsquoa pas le temps le matin crsquoest pour midi rarement plus tard que quatre
heures Mlle Balandreau mrsquoy met du suif (J Vallegraves Lrsquoenfant lt Beacuteguelin 1997a 109)
Le locuteur doit ici conjecturer quelle partie du corps manifestement a souffert des coups de
fouets La nature implicite du proceacutedeacute agrave lrsquoœuvre autorise drsquoailleurs le locuteur agrave deacutementir
159
lrsquointerpreacutetation agrave caractegravere tabou induite par le sceacutenario eacutevoqueacute comme ci-dessous par
lrsquointermeacutediaire drsquoune parenthegravese165
(203) En gros ndash je vous la fais courte ndash lrsquohomme marieacute avait un petit creacuteneau juste lagrave enfin
deux heures agrave tirer quoihellip et il se demandait si par tous les hasards du monde ce trou
dans son emploi du temps ne serait pas compatible avec les siens agrave elle Bon le hic ce
nrsquoeacutetait pas tant une question de morale Garance en avait tellement avaleacute (de
couleuvres) avec lui qursquoelle nrsquoen eacutetait plus agrave une humiliation pregraves le hic enfin les
deux hics crsquoest que lagrave maintenant elle avait plutocirct envie de discuter de ses doutes
existentiels que de baiser [hellip] (Gavalda Lrsquoeacutechappeacutee belle p 113)
Dans lrsquoexemple suivant on relegraveve eacutegalement la preacutesence drsquoune parenthegravese apregraves lrsquooccurrence
du pronom agrave fonction eupheacutemique cette fois pour faciliter la tacircche interpreacutetative du lecteur
(204) laquo [hellip] Il preacutevoyait ce qui allait se passer Crsquoest une affaire qui vient de Naples Ils (la
mafia) lrsquoont descendu parce qursquoil savait quelque chose [hellip] raquo (sic La Suisse
18011990 Beacuteguelin 1997a 108)
Lrsquoemploi drsquoun pointeur pronominal reacutevegravele une strateacutegie de sauvegarde de la face par
opposition aux risques encourus par une deacutesignation plus explicite A noter que la parenthegravese
(la mafia) a eacutegalement pour rocircle de distinguer deux situations drsquoeacutenonciation (Beacuteguelin
1997b) Les pheacutenomegravenes drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute sont justement un lieu propice agrave lrsquooccurrence de
pronoms indirects
(205) Et puis ce soir-lagrave vers 21h sortant du cineacutema du Grutli elle cheminait le long de
lrsquoavenue du Mail songeant au voyage qursquoelle projetait de soffrir en Egypte Elle avait
mis son sac en bandouliegravere bien serreacute sous son manteau Elle tenait fermement son
parapluie plieacute sous son bras nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Soudain elle se sentit pousseacutee agrave terre nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- Je suis tombeacutee sur le coude Jai vu les eacutetoiles Il mrsquoa pris mon sac Il a ducirc larracher
parce que je le tenais bien (Tribune de Genegraveve 23190 [Reichler-]Beacuteguelin 1993a
373)
Face agrave des faits de discours rapporteacute lrsquointerpregravete est naturellement ameneacute agrave faire des
conjectures sur le deacuteroulement de lrsquointeraction premiegravere et agrave distinguer de la sorte deux
univers de croyance Lrsquoemploi du pronom indirect en (205) dans le discours citeacute contribue
ainsi agrave marquer la discontinuiteacute entre les deux situations drsquoeacutenonciation imbriqueacutees et partant
agrave signaler le changement de point de vue adopteacute par la locutrice citeacutee Cette strateacutegie srsquooppose
agrave une strateacutegie de type laquo inteacutegrative raquo favorisant la continuiteacute des eacutenonciations en preacutesence
(ibid)
165
Noter eacutegalement ici le clitique objet la dans laquo lrsquoaphorisme lexicaliseacute raquo la faire courte Voir agrave cet eacutegard ChIII
sect5223
160
Un effet de point de vue est eacutegalement en jeu ci-dessous auquel il faut ajouter lrsquointervention
drsquoO4 surdeacuteterminant lrsquoopeacuteration reacutefeacuterentielle par lrsquoimplicitation drsquoune nouvelle eacutetiquette
lexicale traduisant ici la rectification implicite drsquoune appellation jugeacutee inadeacutequate
(206) [le gardien de prison arrive avec le repas] nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Premier prisonnier - Qursquoest-ce que crsquoest nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Gardien - Le potage du chef aux vermicelles nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
[les hommes commencent agrave manger] nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Second prisonnier - Elle nrsquoest pas mangeable (elle = la soupe) (script du film Le trou
lt Rosenberg 1970 citeacute par Cornish agrave par)
Dans ce dialogue le second prisonnier manifeste une rupture de point de vue sur le reacutefeacuterent
concerneacute il considegravere en effet la deacutenomination potage trop valorisante pour deacutesigner le
reacutefeacuterent en question Celui-ci se voit ainsi implicitement laquo reacutetrogradeacute raquo par une eacutetiquette de
registre plus commun voire peacutejorative (Cornish agrave par)
Mentionnons une derniegravere strateacutegie impliquant eacutegalement un changement de deacutenomination
sous-jacente qui consiste cette fois agrave preacutevenir des ambiguiumlteacutes au beacuteneacutefice de O1 (pour rappel
lrsquooptimisation du deacutecodage) et de O4
(207) Jrsquoorchestre mes deacutefileacutes moi-mecircme pour ecirctre sucircr drsquoecirctre bien compris Cette relation
avec les mannequins est tregraves importante Tout agrave coup elles deviennent mes interpregravetes
elles deviennent Montana elles sont extraordinaires (presse lt Beacuteguelin 1997a 107)
Dans (207) le sceacutenario eacutevoqueacute contient des actants humains deacutesigneacutes via une deacutenomination
masculine seacutemantiquement non marqueacutee Lrsquooccurrence du pronom indirect au feacuteminin
suppose un changement drsquoappellation agrave propos duquel on peut infeacuterer lrsquoallusion au sexe des
modegraveles Outre cet apport informationnel le changement de genre permet ainsi de preacutevenir
lrsquohypothegravese que le couturier produirait eacutegalement des vecirctements pour hommes
161
5 Conclusion
Contrairement aux ideacutees reccedilues deacutejagrave eacutevoqueacutees supra on peut donc bien relever
lrsquoopeacuterationnaliteacute des pronoms en site drsquoanaphore indirecte Cet aperccedilu des rendements
discursifs montre que le pheacutenomegravene deacutepasse largement le pur respect des contraintes
seacutemantiques ou cognitives supposeacutees encodeacutees dans le signifieacute des pronoms conjoints de 3e
personne Il montre aussi une part de la varieacuteteacute des routines infeacuterentielles agrave lrsquoœuvre souvent
restreintes en matiegravere drsquoanaphore associative agrave une opeacuteration de deacuteduction fondeacutee sur un
savoir a priori (lexical ou steacutereacuteotypique)
Parmi les opeacuterations infeacuterentielles mises en œuvre par les pronoms indirects il nous paraicirct
utile de distinguer quatre cas de figure distincts
- Les infeacuterences drsquoobjet ordinaires avec laquo disjonction reacutefeacuterentielle raquo (Charolles
1990) proprement dite ougrave le pronom indirect invite agrave infeacuterer lrsquoexistence drsquoun objet
agrave partir drsquoun autre objet comme en (195) en (204) ou en (199)
- Les cas ougrave le pronom est unifiable avec une laquo variable raquo deacutejagrave seacutemantiquement
impliqueacutee (quoiqursquoagrave ce moment-lagrave sous-deacutetermineacutee) comme en (201)
- Les cas ougrave le pronom signale un changement drsquoattribut de deacutenomination sans
disjonction reacutefeacuterentielle (ie il maintient la coreacutefeacuterence) comme en (206) (207)
- Les cas de dualiteacute (cf supra ChI sect33) ougrave lrsquoon peut envisager un mecircme objet sous
deux formats diffeacuterents (198)
Le cas des pronoms laquo indirects raquo produits dans des circonstances reacuteelles nous est apparu
comme un champ drsquoinvestigation pertinent car il reacutevegravele lrsquoexistence de facteurs et strateacutegies
reacutecurrents motivant le choix du marqueur qui passent souvent inaperccedilus dans les approches
seacutemantiques ou cognitives qui se concentrent sur la mise au jour de contraintes drsquoemploi
162
163
Chapitre III
La sous-deacutetermination reacutefeacuterentielle
164
165
1 Introduction
Une ideacutee communeacutement partageacutee par les sujets parlants est que la langue sert agrave exprimer la
penseacutee de maniegravere claire et univoque Tout flou seacutemantique ou toute interpreacutetation ambigueuml se
voient degraves lors jugeacutes inopportuns et agrave eacuteviter autant que possible Drsquoailleurs cette recherche
drsquounivociteacute du sens semble relever drsquoune sorte de reacuteflexe aussi bien chez les usagers que chez
les linguistes
Lrsquounivociteacute est trop profondeacutement et trop implicitement postuleacutee veacutecue comme une eacutevidence pour qursquoil soit senti neacutecessaire de lrsquoeacutenoncer pour que la foi qursquoon a en elle soit pleinement consciente A cet eacutegard la linguistique (crsquoest-agrave-dire ici la quasi-totaliteacute des linguistiques toutes eacutecoles confondues) participe de cette conviction des sujets parlants (Le Goffic 1982 84)
Preacutemisse inconsciente chez certains le postulat de clarteacute nrsquoest toutefois pas qursquoimplicite il
est reacuteguliegraverement revendiqueacute par les philosophes agrave lrsquoinstar de Descartes ou de Leibniz qui
recircvent drsquoune langue universelle ideacutealement univoque (Le Goffic 1981) Il srsquoensuit que lrsquoon
voit reacuteguliegraverement eacutemerger diverses tentatives de remeacutediation au flou ou agrave lrsquoambiguiumlteacute telles
que les propositions de deacutefinitions de noms (lat definitio nominis) drsquoArnauld amp Nicole
(1662=1874 87 sqq) le systegraveme de notation symbolique (Begriffschrift) instaureacute par Frege
(1971) ou encore le deacuteveloppement de structures sous-jacentes en grammaire geacuteneacuterative ougrave
les transformations sont responsables drsquolaquo effets de deacutegeacuteneacuterescence raquo par disparition
drsquoinformations en surface (Harris 1976 57 citeacute par Fuchs amp Le Goffic 1983)
Cette vision de la langue comme voueacutee agrave lrsquoexpression drsquoideacutees claires et univoques est pour le
moins simpliste ainsi que le regrette Lyons (1981 203)
Not only is it frequently and erroneously associated with the view that all sentences have precise and determinate meanings it is based on the equally erroneous assumption that clarity and the avoidance of vagueness and equivocation are always desirable regardless of what language game we are playing
En effet lrsquoobservation des faits langagiers montre que les pheacutenomegravenes drsquoambiguiumlteacute et de
sous-deacutetermination sont parties inteacutegrantes de la langue et du discours comme en teacutemoignent
les travaux de bon nombre de chercheurs (entre autres Crystal amp Davy 1975 Le Goffic 1981
1982 Fuchs amp Le Goffic 1983 Fuchs 1996 Channell 1994 Jucker et al 2003 Kaltenboumlck et
al 2010 Bat-Zeev Shyldkrot et al 2010 2014 2016)
Nous proposons donc drsquoapprofondir la question du laquo flou raquo qui peut concerner la reacutefeacuterence
aux objets-de-discours susceptible de poser problegraveme aux theacuteories de la reacutefeacuterence existantes
Apregraves une caracteacuterisation de la notion de sous-deacutetermination et une deacutelimitation de lrsquoeacutetendue
des faits qui nous inteacuteressent (sect2) nous prenons soin de la distinguer de pheacutenomegravenes
apparenteacutes (sect3) puis nous en deacutegageons les circonstances et modaliteacutes drsquoapparition et
eacutevoquons quelques hypothegraveses sur son traitement cognitif (sect4) Enfin nous preacutesentons un
inventaire des principales ressources linguistiques agrave la disposition des locuteurs pour exprimer
la sous-deacutetermination en franccedilais (sect5)
166
167
2 Caracteacuteristiques de la sous-deacutetermination
En matiegravere de reacutefeacuterence les approches traditionnelles supposent que lrsquoidentification des
reacutefeacuterents est lrsquoun des critegraveres drsquoune communication reacuteussie Neacuteanmoins les eacutechanges
conversationnels ordinaires montrent plutocirct que les locuteurs manient le degreacute de
deacutetermination reacutefeacuterentielle en fonction de leurs objectifs discursifs Ainsi la manipulation de
la granulariteacute reacutefeacuterentielle permet notamment de geacuterer le degreacute de saillance des objets
contribuant agrave la dynamique des repreacutesentations en M laissant certains objets en retrait et en
placcedilant drsquoautres au centre de lrsquoattention (Jucker et al 2003) Elle permet en outre comme on
le verra de creacuteer des effets discursifs particuliers
21 Sous-deacutetermination et pertinence
Si dans certaines situations de sous-deacutetermination le locuteur ne dispose tout simplement pas
drsquoinformations preacutecises agrave propos drsquoun reacutefeacuterent eacutevoqueacute (par simple ignorance oubli etc) on
peut supposer que dans drsquoautres situations il dispose de connaissances plus preacutecises mais
qursquoil renonce deacutelibeacutereacutement agrave les exploiter pour des raisons de pertinence (Sperber amp Wilson
1986) en effet il peut estimer les coucircts drsquoune telle deacutetermination trop eacuteleveacutes que ce soit agrave
lrsquoencodage ou au deacutecodage preacutesumeacute par rapport aux effets communicatifs escompteacutes
Inversement lrsquointerpregravete calcule de son cocircteacute sur le mecircme principe uniquement un ensemble
drsquoinfeacuterences rentables renonccedilant agrave drsquoautres qui seraient pourtant possibles Crsquoest donc surtout
sur un objectif de pertinence plutocirct que de veacuteriteacute que repose la variation du degreacute de
deacutetermination reacutefeacuterentielle
22 Une notion scalaire
La sous-deacutetermination srsquooppose agrave une situation de deacutetermination reacutefeacuterentielle crsquoest-agrave-dire
dans laquelle les objets eacutevoqueacutes sont identifieacutes et clairement opposables les uns par rapport
aux autres On parlera de sous-deacutetermination lorsque surgissent des difficulteacutes drsquoattribuer une
valeur agrave une variable Cela peut srsquoexpliquer au niveau des reacutefeacuterents par le manque drsquoattributs
distinctifs (en particulier une deacutenomination des proprieacuteteacutes typantes et discregravetes) En parlant
de sous-deacutetermination nous mettons en avant le caractegravere scalaire de la notion Srsquoil nous
semble intuitif drsquoenvisager une situation de deacutetermination laquo complegravete raquo ie lorsqursquoil est
possible drsquoattribuer une valeur agrave un objet il nous semble agrave lrsquoinverse plus probleacutematique de
concevoir un objet totalement indeacutetermineacute En effet tout acte seacutemiotique apportant au moins
une information minimale sur lrsquoobjet auquel il renvoie dans M nous jugeons plus adeacutequat de
recourir agrave une notion en adeacutequation avec ce point dans le cas drsquoun acte eacutenonciatif
lrsquoexpression au moyen de laquelle le reacutefeacuterent est introduit de mecircme que la preacutedication dont il
fait lrsquoobjet fournissent de fait des indications agrave son propos elles le deacuteterminent forceacutement
drsquoune certaine maniegravere aussi minimale soit-elle Crsquoest pourquoi nous recourons agrave la notion de
sous-deacutetermination plutocirct qursquoagrave celle drsquoindeacutetermination
168
Il faut rappeler qursquoen tant qursquoanalyste nous nrsquoavons accegraves qursquoagrave des traces du discours
effectivement produit par des interactants il nous est donc impossible de mesurer fiablement
le degreacute de sous-deacutetermination des objets en M Nous ne pouvons de ce fait que nous appuyer
sur les indications partielles agrave disposition comme les indices verbaux les infeacuterences qursquoon
peut en tirer et parfois les meacutetadonneacutees disponibles
23 Types de sous-deacutetermination
Dans cette eacutetude nous nous inteacuteressons exclusivement agrave la sous-deacutetermination susceptible
drsquointervenir dans le processus drsquounification drsquoune variable avec un objet-de-discours De fait
nous laissons de cocircteacute les proceacutedeacutes de sous-deacutetermination se situant agrave drsquoautres niveaux comme
ceux se rapportant agrave des quantiteacutes comme illustreacutes ci-dessous
(208) voilagrave alors jaimerais te poser quelques questions sur ton | _ | meacutetier denseignant
(ofrom)
(209) et moi jai travailleacute dans le deuxiegraveme eacutetage | _ | qui dans lequel y avait euh trente-trois
reacutesidents | _ | et puis on eacutetait environ huit aides-soignantes en temps normal (ofrom)
Dans lrsquoexemple (208) le quantificateur quelques exprime la sous-deacutetermination du nombre de
questions agrave poser (on sait qursquoil y en a plus qursquoune mais qursquoelles sont jugeacutees peu nombreuses)
Le marqueur environ en (209) fonctionne quant agrave lui comme un approximateur (cf infra sect32)
agrave lrsquoeacutegard du nombre drsquoaides-soignantes exprimeacutee conduisant drsquoembleacutee agrave en relativiser la
preacutecision
De mecircme nous ne nous inteacuteressons pas agrave la sous-deacutetermination affectant les proprieacuteteacutes
comme ci-dessous
(210) ouais pis crsquoest pas que je preacutefegravere lire que | _ | regarder un film mais pour les films qui
sont assez compliqueacutes et pis euh | _ | assez durs comme ccedila je trouve que crsquoest mieux
un livre parce que sinon apregraves crsquoest un peu | _ | ccedila crsquoest des fois un peu violent ou
comme ccedila (ofrom)
Les expressions assez et un peu indiquent ici aussi la neacutecessiteacute de relativiser les qualiteacutes
respectives eacutevoqueacutees Quant aux occurrences de (ou) comme ccedila crsquoest plutocirct sur leur
adeacutequation lexicale que semble porter la fonction mitigatrice (Beacuteguelin amp Corminboeuf agrave
par)
Drsquoautre part certaines expressions sont speacutecifiquement deacutedieacutees agrave lrsquointroduction drsquoune
variable sous-deacutetermineacutee ou quelconque Crsquoest le cas drsquoun certain nombre de pronoms dits
laquo indeacutefinis raquo (cf infra sect31)
(211) y a aussi lhabitude parce que quelquun qui travaille dune semaine agrave lautre | _ | de
temps en temps chez lui | _ | ou bien quelquun qui en fiche pas une et pis qui qui fait |
_ | que son travail agrave agrave la leccedilon ccedila sentend parce quen geacuteneacuteral on retrouve un petit peu
linstrument | aux mecircmes endroits quougrave on la laisseacute avant (ofrom)
169
Le pronom quelqursquoun (mais aussi quiconque quelque chose nrsquoimporte quiquoi quoi que ce
soit je ne sais quiquoi certains drsquoaucuns etc) manifeste agrave travers son signifieacute mecircme la
nature sous-deacutetermineacutee de la variable introduite et lrsquoinutiliteacute de saturer celle-ci
Bien que ces expressions soient au cœur du domaine de la sous-deacutetermination nous avons
choisi de nous pencher uniquement dans la preacutesente eacutetude sur le cas des pointeurs reacutefeacuterentiels
(ou deacutesignateurs) car ils ont ceci drsquointeacuteressant qursquoils donnent lieu agrave une forme de conflit entre
lrsquoinstruction drsquounification veacutehiculeacutee et lrsquoopeacuteration mecircme drsquounification
Avant de distinguer les diffeacuterents cas de figure de sous-deacutetermination preacutecisons ce que nous
entendons par laquo anaphore raquo Lrsquoopeacuteration anaphorique canonique correspond agrave un type
drsquounification non probleacutematique un objet deacutetermineacute est introduit agrave un moment donneacute en M
puis une eacutenonciation ulteacuterieure instancie une variable agrave unifier avec celui-ci (ce processus
reposant comme on lrsquoa vu sur un calcul infeacuterentiel agrave partir drsquoindices de divers ordres) En
dehors de cette situation on peut distinguer plusieurs types de dissension entre lrsquoinstruction
drsquounification de la variable et sa saturation
Berrendonner (2016) recourt agrave la notion de variables provisoires pour deacutesigner laquo une classe
particuliegravere de reacutefeacuterents sous-speacutecifieacutes qui ne satisfont pas agrave lrsquoexigence conventionnelle de
pertinence optimale et dont lrsquointroduction dans M creacutee par conseacutequent un eacutetat non stable du
savoir partageacute raquo Pour le cas des pointeurs reacutefeacuterentiels on peut en relever un premier type
traditionnellement appeleacute laquo cataphore raquo
(i) Lrsquounification de la variable sous-speacutecifieacutee est diffeacutereacutee
(212) Vous lrsquoavez tous remarqueacutehellip Comment drsquoailleurs ne pas le remarquer Dans
certaines zones drsquoEacutepinay-sur-Seine nos rues nos trottoirs et nos espaces publics sont
occupeacutes par drsquoimportants chantiers (ciculaire communale Eacutepinay-sur-Seine mai
2011)
Dans cet exemple la variable sous-deacutetermineacutee est introduite agrave travers deux occurrences
pronominales avant qursquoune eacutenonciation ulteacuterieure vienne lrsquoinstancier Le proceacutedeacute de
cataphore creacutee ainsi un eacutetat instable de M perccedilu comme un effet stylistique drsquoattente (ibid)
Dans ce cas lrsquoinstanciation de la variable provisoire est simplement diffeacutereacutee
Il existe un autre type de variable provisoire
ii) Lrsquoobjet faisant deacutefaut pour lrsquoidentification demande agrave ecirctre infeacutereacute mais le calcul agrave
partir des indices contextuels laquo nrsquoaboutit geacuteneacuteralement qursquoagrave cerner une classe floue
de valeurs possibles plus ou moins vraisemblables raquo (ibid)
(213) apregraves on deacutebarrasse apregraves nous on a une pause de vingt minutes on fait la | pause cafeacute
tout ccedila | _ | apregraves on se deacuteba on arrive on deacutebarrasse d les deacutejeuners (ofrom)
170
Dans ce cas il est possible drsquoinfeacuterer drsquoautres objets en relation avec lsquofaire la pause cafeacutersquo par
exemple hellip discuter fumer une cigarette aller aux wc faire des sudokus etc Cependant
dans le proceacutedeacute de reacutefeacuterence agrave lrsquoœuvre ci-dessus (qui fera lrsquoobjet du chapitre IV infra) il y a
de bonnes raisons de penser que lrsquoinfeacuterence des valeurs potentielles par lrsquointerpregravete soit court-
circuiteacutee par lrsquoapplication du principe de pertinence autant le locuteur en utilisant un tout ccedila
sur le mode allusif juge trop coucircteux de deacutetailler davantage le reacutefeacuterent en vue de ses objectifs
autant lrsquointerlocuteur estime le traitement infeacuterentiel cognitivement peu rentable En fait tout
ccedila eacutevoque ici un laquo faisceau drsquoobjet raquo au sens de Grize (1990 78) crsquoest-agrave-dire un ensemble
drsquoeacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes (proprieacuteteacutes relations et schegravemes drsquoaction) attacheacutes agrave un objet donneacute
(ici le reacutefeacuterent lsquopause cafeacutersquo) Grize considegravere que toute introduction drsquoobjet ouvre
simultaneacutement une classe-objet autrement dit les eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes qui lui sont attacheacutes
et qui ont laquo affaire raquo les uns avec les autres A cet eacutegard il faut noter que cette notion de
classe-objet se distingue radicalement de la conception matheacutematique de laquo classe raquo
impliquant des membres homogegravenes Quoi qursquoil en soit la reacutefeacuterence de tout ccedila tout en
srsquoapparentant allusivement agrave une classe-objet demeure ici relativement sous-deacutetermineacutee
On peut enfin relever un dernier type de difficulteacute surgissant dans le processus drsquounification
drsquoune variable qui se distingue des deux cas preacuteceacutedents par le fait qursquoil nrsquoimplique pas de
variable provisoire du moins dans le mecircme sens que preacuteceacutedemment
iii) Lrsquoobjet supposeacute manifeste se montre en fait preacutesent dans M au moment du pointage
mais lrsquoexpression reacutefeacuterentielle typiquement une expression dite laquo reacutesomptive raquo
renvoie agrave une partie mal deacutelimiteacutee du reacuteseau reacutefeacuterentiel en construction
(214) Bon moi jrsquoai travailleacute mais vous me direz euh Dans des conditions euh agreacuteables euh
jrsquoavais mes horaires je me rapportais du travail agrave la maison Tout ccedila eacutetait tellement
souple que jrsquoeacutetais quand mecircme beaucoup avec les enfants Mais euh je sais pas si ils
srsquoen sont tellement aperccedilus hein (pfc)
Le clitique oblique en166
renvoie bien agrave un objet preacutealablement introduit dans M mais cet
objet se montre composite lui-mecircme constitueacute drsquoindividus heacuteteacuterogegravenes et de relations entre
eux dont certain(e)s sont agrave infeacuterer (cf ici aussi la notion de classe-objet) il renvoie ainsi agrave un
sous-graphe de M dont pour rappel lrsquoarchitecture peut ecirctre repreacutesenteacutee sur le mode
laquo gravitationnel raquo (cf supra ChI sect463 et sect634) En tenant compte des indications
seacutemantiques veacutehiculeacutees par le verbe recteur (srsquoapercevoir de qqc) on peut interpreacuteter en non
seulement comme le temps passeacute par la locutrice avec ses enfants mais peut-ecirctre aussi
comme la flexibiliteacute de travail dont elle beacuteneacuteficiait le privilegravege de sa situation etc Dans ce
cas aussi une part drsquoincertitude demeure en particulier au niveau de la composition et des
limites du sous-graphe concerneacute Comme dans le cas preacuteceacutedent tout porte agrave croire que le
reacutefeacuterent est traiteacute en gros et que le calcul de la teneur deacutetailleacutee ou des frontiegraveres de lrsquoobjet
nrsquoest pas jugeacute pertinent
166
On pourrait faire une analyse similaire pour le tout ccedila aussi preacutesent
171
Dans la suite de ce travail nous nous concentrerons sur ces trois types de sous-deacutetermination
pour rappel i) le cas de mise en suspens de lrsquoinstanciation drsquoune variable (ii) le cas ougrave
lrsquoobjet avec lequel unifier la variable nrsquoest pas preacutesent et dont lrsquoinfeacuterence du fait de son
incertitude laisse lrsquoobjet sous-deacutetermineacute (iii) le cas ougrave lrsquoobjet est manifestement preacutesent
mais ougrave la sous-deacutetermination porte davantage sur sa composition et sa deacutelimitation
172
173
3 Notions voisines
Comme on a pu srsquoen apercevoir en restreignant le domaine drsquoobservation certaines notions se
rapprochent de celle de sous-deacutetermination sans toutefois que leurs extensions respectives se
recouvrent Crsquoest notamment le cas des notions de reacutefeacuterence indeacutefinie (sect31)
drsquoapproximation167
(sect32) drsquoambiguiumlteacute (sect33) et autres pheacutenomegravenes apparenteacutes agrave celle-ci
comme lrsquoambivalence (sect34) ou encore lrsquoopposition transparence vs opaciteacute (sect35) Dans un
sens courant toutes eacutevoquent en effet quelque chose de flou ou drsquoimpreacutecis et srsquoopposent
ensemble agrave lrsquoideacutee drsquounivociteacute du langage Il nous paraicirct degraves lors important de nous situer plus
preacuteciseacutement par rapport agrave ces notions
31 Reacutefeacuterence indeacutefinie
La notion de reacutefeacuterence indeacutefinie se rapproche de celle drsquoindeacutetermination reacutefeacuterentielle en ce
qursquoelles renferment toutes deux lrsquoideacutee qursquoon ne peut associer une valeur stable agrave une variable
Sur ce point les notions se recouvrent Mais la notion drsquoindeacutefini est en outre exploiteacutee pour
cerner des cateacutegories grammaticales traditionnelles agrave savoir des laquo articles raquo (une des) et
autres deacuteterminants (quelques plusieurs aucun chaque nul etc) ainsi que des pronoms du
type quelqursquoun quelque chose chacun personne rien on etc A ces derniers on peut encore
ajouter drsquoautres classes dites indeacutefinies comme les adverbes quelque part nulle part jamais
etc (Haspelmath 1997) Du fait de cette heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute la classe des indeacutefinis a souvent eacuteteacute
catalogueacutee de laquo fourre-tout raquo (entre autres Arriveacute Gadet amp Galmiche 1984 Flaux amp De
Mulder 1997 Schnedecker agrave par)
Notre enjeu eacutetant drsquoeacutetudier les pointeurs dont on ne parvient agrave unifier la variable malgreacute
lrsquoinstruction qursquoils comportent (cf supra sect23) la notion drsquoindeacutefini est agrave diffeacuterencier de notre
objet drsquoeacutetude En effet la plupart des formes dites indeacutefinies introduisent au contraire
explicitement une variable sous-deacutetermineacutee sans instruction de saturation Neacuteanmoins on
verra que lrsquousage de certaines expressions eacutetudieacutees dans les parties empiriques de ce travail168
se rapproche agrave certains eacutegards de lrsquoemploi de lrsquoune ou lrsquoautre forme dite indeacutefinie Dans ce
cas nous nrsquoheacutesiterons eacutevidemment pas agrave examiner de plus pregraves leurs rapports (cf infra ChV
sect342)
32 Approximation
Drsquoapregraves le TLFi une approximation est au sens matheacutematique une laquo opeacuteration par laquelle
on tend agrave se rapprocher de plus en plus de la valeur reacuteelle drsquoune quantiteacute ou drsquoune grandeur
sans y parvenir rigoureusement raquo Dans la langue courante elle repreacutesente une laquo eacutevaluation
approximative169
drsquoun nombre drsquoun chiffre drsquoune distance drsquoune date etc raquo et par extension
de sens simplement le laquo caractegravere drsquoune chose lorsqursquoelle nrsquooffre qursquoune exactitude
relative raquo
167
Cf infra (sect453) lrsquoutilisation drsquoet tout et tout ccedila comme marqueurs drsquoapproximation de paroles rapporteacutees 168
En particulier lrsquoemploi de tout ccedila ou du clitique sujet ils agrave valeur sous-deacutetermineacutee 169
Noter la circulariteacute de la deacutefinition
174
Selon Bat-Zeev Shyldkrot et al (2010 3) le point commun de ces significations est
laquo lrsquoapproche eacutevaluative ou impreacutecise et lrsquoeacutecart par rapport agrave une exactitude rigoureuse raquo
comme lrsquoillustrent les propos de Valeacutery ci-dessous
(215) Crsquoest faute de le savoir [le langage des dieux] que lrsquohomme ou que lrsquoecirctre de lrsquohomme
a creacuteeacute ces approximations les larmes le sourire le soupir lrsquoexpression du regard le
baiser lrsquoembrassement lrsquoillumination du visage le chant spontaneacute la danse (Valeacutery
Mauvaises penseacutees et autres 1942 lt TLFi)
Les eacutenonceacutes contenant des marqueurs drsquoapproximation posent des problegravemes aux logiciens
qui ne parviennent pas agrave leur attribuer une valeur de veacuteriteacute dans le systegraveme binaire vrai-faux
(216) Sam is approximately six feet tall (Sadock 1977 434)
Sadock (1977) eacutevoque la solution consistant agrave recourir agrave la theacuteorie des ensembles flous170
ougrave
la notion de veacuteriteacute est appreacutehendeacutee en termes scalaires le but eacutetant de deacuteterminer par des
algorithmes jusqursquoagrave quelle distance lrsquoestimation garantit la veacuteriteacute de lrsquoeacutenonceacute Lrsquoauteur reste
neacuteanmoins sceptique envers cette approche veacutericonditionnelle171
et privileacutegie une analyse
pragmatique selon laquelle le rocircle drsquoun marqueur drsquoapproximation est simplement de
relativiser le sens drsquoun eacutenonceacute
the role of an approximator in the pragmatic theory is to trivialize the semantics of a sentence to make it almost unfalsifiable to hedge in a genuine sense (ibid 437)
Autrement dit il attribue une fonction mitigatrice agrave ce type de marqueur une approximation
ne srsquoeacutevalue pas en termes de valeur de veacuteriteacute car elle est drsquoembleacutee preacutesenteacutee comme laquo a
purposely and unabashedly inaccurate statement raquo (ibid 434) Il traite lrsquoemploi
drsquoapproximateurs via la maxime conversationnelle de quantiteacute (Grice 1975) enjoignant de
nrsquoen dire ni plus ni moins que requis
Dans une approche pragmatico-interactionnelle les marqueurs drsquoapproximation ont ainsi eacuteteacute
consideacutereacutes comme reacuteduisant lrsquoengagement du locuteur agrave lrsquoeacutegard de son propos lui permettant
par la mecircme occasion de meacutenager sa face dans lrsquoeacutechange Les marqueurs drsquoapproximation
peuvent se reacutepartir en deux classes (Vaguer 2010) ceux qui srsquoappliquent agrave une quantiteacute la
preacutesentant comme non extensive (environ agrave peu pregraves presque etc) (cf supra lrsquoexemple
(209)) et ceux qui portent sur une deacutenomination (plutocirct sorte de genre de espegravece de plus
170
Cf Zadeh (1975 ix) laquo We have been slow in coming to the realisation that much perhaps most of human
cognition and interaction with the outside world involves constructs which are not sets in the classical sense but
rather lsquofuzzy setsrsquo (or subsets) that is classes with unsharp boundaries in which the transition from membership
to non-membership is gradual rather than abrupt Indeed it may be argued that the logic of human reasoning is
not the classical two-valued or even multivalued logic but a logic with fuzzy truths fuzzy connectives and fuzzy
rules of inference raquo (citeacute par Channell 1994 200) 171
Le traitement de lrsquoapproximation en termes de veacuteriteacutefausseteacute apparaicirct comme un reacuteflexe comme en teacutemoigne
ce commentaire de Guilbaud (1977 126) eacutevaluant lrsquoapproximation sous lrsquoangle du mensonge laquo [hellip] An
approximate value as common sense says is that which is not exact Is it a lie then I would not deny that
newspapers sometimes contain lies But there is not always so much malice No Talking and thinking by means
of lsquoaboutrsquo lsquonearlyrsquo is a necessity raquo
175
exactement etc) relativisant son adeacutequation Au vu de (210) nous ajouterions une troisiegraveme
classe de marqueurs qui porte sur les proprieacuteteacutes
Les marqueurs drsquoapproximation ont eacuteteacute rapprocheacutes des marqueurs de modaliteacute eacutepisteacutemique
(Le Querler 1996 74 sqq) tels que peut-ecirctre paraicirct-il je pense etc qui reacuteduisent le degreacute de
certitude agrave lrsquoeacutegard drsquoun contenu asserteacute
(217) ben voilagrave ben avec lui ben jai jai ducirc partir vraiment agrave zeacutero il savait pas tenir ses
baguettes il avait pas de batterie je crois mecircme | _ | agrave la maison (ofrom)
En modalisant son eacutenonceacute par lrsquousage drsquoun verbe parentheacutetique le locuteur en reacuteduit la force
illocutoire et par la mecircme occasion les risques drsquoobjection(s) qursquoil encourt contre son propos
Les deux types drsquoexpression (marqueurs modaux et marqueurs drsquoapproximation) relegravevent
ainsi drsquoune strateacutegie de mitigation ou drsquoatteacutenuation (Caffi 2007) au niveau du contenu drsquoun
eacutenonceacute au niveau de la relation entre un locuteur et son eacutenonciation et au niveau
interpersonnel On voit par lagrave que les faits qui relegravevent de lrsquoapproximation (ou la modaliteacute
eacutepisteacutemique) ne recouvrent pas a priori172
ceux que nous avons deacutelimiteacutes pour notre eacutetude de
la sous-deacutetermination qui concernent les objets-de-discours (et non leur quantiteacute ou leur
attribut de deacutenomination) Cela se traduit notamment par lrsquoexamen de classes de marqueurs
diffeacuterentes tandis que lrsquoapproximation est essentiellement appreacutehendeacutee agrave travers le cas de
modifieurs ou de quantificateurs nous nous inteacuteressons principalement agrave des marqueurs
nominaux ou pronominaux
33 Ambiguiumlteacute
Dans lrsquousage courant on recourt freacutequemment agrave la notion drsquoambiguiumlteacute pour deacutecrire une
situation discursive confuse vague dont lrsquointerpreacutetation est incertaine (Fuchs 1996 13) Or
en linguistique on srsquoefforce de mettre sous cette notion un contenu plus fonctionnel
Lrsquoambiguiumlteacute linguistique se caracteacuterise comme une alternative entre plusieurs significations mutuellement exclusives associeacutees agrave une mecircme forme au sein du systegraveme de la langue (ibid)
A partir de cette deacutefinition Fuchs distingue lrsquoambiguiumlteacute virtuelle ougrave le contexte linguistique
seacutelectionne lrsquointerpreacutetation adeacutequate parmi les significations potentielles concurrentes de
lrsquoambiguiumlteacute effective ougrave le destinataire est veacuteritablement confronteacute agrave un choix insoluble
Ainsi dans les eacutenonceacutes suivants le premier sera consideacutereacute comme un cas drsquoambiguiumlteacute
virtuelle reacutesolu par le contexte linguistique tandis que dans le second lrsquointerpreacutetation
demeure bloqueacutee jusqursquoagrave la fin de la phrase
(218) Les croque-morts deacuteposegraverent la biegravere dans le corbillard (ibid 12)
172
Neacuteanmoins les deux pheacutenomegravenes peuvent ecirctre agrave lrsquoœuvre en mecircme temps cf lrsquoemploi infra (ChIV sect453) de
tout ccedila fonctionnant comme marqueur drsquoapproximation de paroles rapporteacutees tout en introduisant une
repreacutesentation sous-deacutetermineacutee des propos implicites
176
(219) Comme il faisait tregraves chaud le jour de lrsquoenterrement on sortit la biegravere (ibid)
Selon Fuchs le nom biegravere dans lrsquoexemple (218) srsquointerpregravete hors contexte avec la
signification de lsquocercueilrsquo tandis que dans (219) il nrsquoest pas possible de trancher entre ce
mecircme usage ou celui du substantif homonyme signifiant un type de boisson alcooliseacutee Cette
distinction est toutefois discutable au vu de ces exemples la lecture proposeacutee pour (218)
nrsquoexcluant pas la possibiliteacute de lrsquoautre interpreacutetation A lrsquoinverse en (219) on peut reacutetorquer
que la structure argumentative oriente vers une lecture preacutefeacuterentielle (la relation de cause agrave
effet qursquoon peut deacutegager entre la chaleur et le fait de boire de la biegravere) En fait Channell
(1994) relegraveve agrave juste titre qursquoen discours les situations drsquoambiguiumlteacute effective ne sont pas
courantes les participants drsquoune conversation se rendent rarement compte que plusieurs
interpreacutetations sont possibles En effet le contexte au sens large ie linguistique ndash y compris
la prosodie ndash situationnel le savoir encyclopeacutedique ou les infeacuterences qursquoil est possible de
tirer oriente geacuteneacuteralement vers lrsquoune des interpreacutetations Drsquoailleurs Fuchs ramegravene
lrsquoambiguiumlteacute agrave un pheacutenomegravene propre au systegraveme de la langue tandis qursquoelle place la sous-
deacutetermination au niveau du discours (ibid 23)
Dans les deux cas neacuteanmoins on rencontre une situation drsquolaquo indeacutetermination raquo agrave un moment
donneacute dans le cas de lrsquoambiguiumlteacute effective en discours lrsquoindeacutetermination vient de
lrsquoimpossibiliteacute de choisir entre plusieurs significations elles-mecircmes deacutetermineacutees Dans les cas
que nous eacutetudions lrsquoindeacutetermination se situe dans la difficulteacute drsquoattribuer une valeur
reacutefeacuterentielle agrave la variable introduite Fuchs (1996 24) recourt agrave une comparaison parlante
pour distinguer les deux cas de figure elle rapproche lrsquoambiguiumlteacute drsquoimages susceptibles
drsquoecirctre perccedilues de plusieurs maniegraveres mutuellement exclusives telle la fameuse illusion
drsquooptique amenant agrave reconnaicirctre tantocirct le portrait drsquoune vieille femme tantocirct celui drsquoune
jeune fille Quant agrave la sous-deacutetermination elle est illustreacutee par le cas drsquoimages floues
repreacutesentant une seule situation mais aux contours indistincts On pourrait ecirctre tenteacute de
prolonger lrsquoanalogie de Fuchs en remarquant que lrsquoimage est geacuteneacuteralement reacutealiseacutee agrave dessein
dans le premier cas mais involontairement dans le second cas Cependant Fuchs relegraveve
nombre drsquoambiguiumlteacutes laquo non controcircleacutees raquo173
agrave lrsquoinverse la reacutefeacuterence agrave une situation floue peut
ecirctre deacutelibeacutereacutee et reacutepondre agrave certains besoins comme le remarque Wittgenstein (et comme on
le verra drsquoailleurs dans la suite de ce travail)
Ja kann man ein unscharfes Bild immer mit Vorteil durch ein scharfes ersetzen Ist das unscharfe nicht oft gerade das was wir brauchen (Wittgenstein 1953 = 2011 sect71)
173
Fuchs illustre cela par le titre laquo Marche silencieuse contre la violence agrave Bastia raquo (Le Monde lt Fuchs 1996
75) ougrave le journaliste nrsquoest probablement pas conscient de lrsquoambiguiumlteacute virtuelle creacuteeacutee (qursquoest-ce qui de la marche
ou de la violence a eu lieu agrave Bastia ) Neacuteanmoins en contexte cet eacutenonceacute nrsquoest sans doute pas ambigu pour
lrsquoauteur (ni drsquoailleurs pour le reacutecepteur) On peut donc se demander si cela fait sens de parler drsquoambiguiumlteacute non
controcircleacutee en discours
177
Nous nous relativiserons cependant dans la suite de ce travail lrsquoideacutee de laquo substitution raquo sous-
jacente eacutevoqueacutee par Wittgenstein une repreacutesentation sous-deacutetermineacutee nrsquoeacutetant pas (toujours) agrave
consideacuterer comme un substitut drsquoune repreacutesentation deacutetermineacutee
Mentionnons pour finir encore deux acceptions du terme laquo ambiguiumlteacute raquo releveacutees par Le Goffic
(1983 77) celle drsquolaquo incompleacutetude de la signification raquo notamment adopteacutee en analyse
litteacuteraire en psychanalyse ou en seacutemiotique ougrave laquo le potentiel de signification drsquoun eacutenonceacute ou
drsquoun texte nrsquoest jamais eacutepuiseacute raquo Ainsi une seacutequence donneacutee renfermerait un nombre
drsquointerpreacutetations infini Lrsquoauteur eacutevoque enfin une acception de lrsquoambiguiumlteacute situeacutee au niveau
de lrsquoeacutechange discursif appreacutehendeacutee comme le deacutecalage drsquoencodage et de deacutecodage entre le
locuteur et lrsquointerlocuteur on ne peut jamais ecirctre sucircr qursquoil y ait coiumlncidence entre le sens viseacute
par lrsquoun et celui interpreacuteteacute par lrsquoautre Dans ce cas nous ne parlerons pas drsquoambiguiumlteacute mais de
meacuteprise ou de dissension sur le contenu de M
En somme nous pouvons retenir de cette mise au point que lrsquoambiguiumlteacute en linguistique se
distingue de la sous-deacutetermination telle que nous lrsquoentendons par le fait qursquoelle se situe au
niveau seacutemantique et non au niveau reacutefeacuterentiel
34 Ambivalence
Le Goffic (1982) distingue lrsquoambivalence de lrsquoambiguiumlteacute pour les cas qui tout en preacutesentant
une pluraliteacute de significations se precirctent mal agrave lrsquoexclusiviteacute stricte drsquoune interpreacutetation au
deacutetriment de lrsquoautre Dans le cas de lrsquoambiguiumlteacute lrsquoactivation drsquoune signification annule la
possibiliteacute drsquoactiver lrsquoautre (les autres) signification(s) Selon Le Goffic dans certaines
situations il est pourtant difficile de distinguer entre deux interpreacutetations exclusives Il recourt
alors agrave la notion drsquoambivalence pour deacutecrire des cas ougrave des significations a priori distinctes
sont simultaneacutement en vigueur Issu de la psychanalyse le concept deacutesigne laquo la preacutesence
simultaneacutee de deux composantes de sens contraires raquo (p 86) dont le domaine de preacutedilection
est celui des sentiments
Exploiteacutee au niveau seacutemantique la notion permet de faire coexister plusieurs sens en principe
contradictoires soit en les activant chacun dans leur totaliteacute soit en en faisant un produit
mixte ou intermeacutediaire Lrsquoexemple des syllepses peut servir agrave illustrer cela comme dans Il nrsquoy
a pas de diffeacuterence entre un coiffeur et un peintre ils peignent tous les deux (p 93)
lrsquooccurrence peignent du fait de lrsquohomonymie qursquoelle manifeste est susceptible drsquoactiver
simultaneacutement le sens des verbes peindre et peigner Le Goffic eacutevoque encore lrsquoexemple
drsquouniteacutes lexicales agrave lrsquoorigine homonymes dont les sens ont fusionneacute (le verbe errer lt lat
errare et lt lat iterare (p 94) ou enfin le cas de lrsquoadverbe encore dont les valeurs durative et
reacutepeacutetitive peuvent se cumuler (jrsquoeacutecris encore deux pages et je te rejoins) (p 97) Autrement
dit le terme drsquoambivalence est employeacute dans des situations de plurivociteacute ougrave le principe
drsquoalternative ne srsquoavegravere pas adeacutequat Fuchs (1996) parle drsquoailleurs dans ces cas
laquo drsquoindeacutetermination raquo ou de laquo plurivociteacute sans ambiguiumlteacute raquo (p 31) pheacutenomegravene qursquoelle deacutecrit
ainsi
178
Plusieurs significations sont donneacutees agrave comprendre comme co-possibles [hellip] le contexte conduit agrave arrecircter lrsquointerpreacutetation en-deccedilagrave drsquoune distinction trancheacutee entre plusieurs significations de mecircme niveau ce qui est donneacute agrave comprendre se situe agrave mi-chemin entre plusieurs significations participe un peu de toutes neutralise leurs diffeacuterences (p 30)
On peut rapprocher ici la conseacutequence reacutefeacuterentielle des indices seacutemantiques contradictoires de
lrsquoambivalence qui peuvent contribuer agrave eacutevoquer des objets indiscrets (ChI sect33) Neacuteanmoins
la difficulteacute agrave attribuer une valeur reacutefeacuterentielle ne reacutesulte pas du deacutefaut drsquoattributs distinctifs
comme dans les cas de la sous-deacutetermination mais plutocirct drsquoun amalgame de proprieacuteteacutes
contradictoires
35 Interpreacutetation transparente vs opaque
On peut encore relever un cas particulier drsquoambiguiumlteacute dite parfois logique distinguant une
interpreacutetation transparente drsquoune interpreacutetation opaque (Quine 1960)
(220) Nancy veut eacutepouser un Norveacutegien (Fuchs amp Le Goffic 1983 112)
Dans son interpreacutetation transparente lrsquoeacutenonceacute dit de Nancy qursquoelle veut eacutepouser un individu
qui se trouve ecirctre norveacutegien dans une lecture opaque on comprend que Nancy veut devenir
femme-de-Norveacutegien Ces deux significations donnent lieu selon les cadres theacuteoriques
respectifs agrave des formes logiques distinctes de mecircme qursquoagrave des structures profondes
diffeacuterentes On explique geacuteneacuteralement la diffeacuterence drsquointerpreacutetation par le fait que le SN un
Norveacutegien peut ecirctre attribueacute agrave des eacutenonciateurs distincts agrave savoir le locuteur mecircme de
lrsquoeacutenonceacute (1egravere
interpreacutetation) ou le personnage de Nancy lui-mecircme (2e interpreacutetation) Dans le
premier cas on dit que lrsquoexpression est transparente puisqursquoelle laisse transparaicirctre le point
de vue du locuteur (comme dans le ceacutelegravebre Œdipe veut eacutepouser sa megravere) on dit qursquoelle est
opaque lorsque crsquoest lrsquoindividu concerneacute (ici Nancy) qui est responsable de lrsquoemploi du SN
(Charolles 2002 99)
Neacuteanmoins cette explication nrsquoest pas totalement convaincante eacutetant donneacute que lrsquoambiguiumlteacute
du SN un Norveacutegien demeure lorsqursquoil nrsquoy a qursquoun eacutenonciateur comme dans lrsquoeacutenonceacute je veux
eacutepouser un Norveacutegien Il faudrait plutocirct rechercher la source du problegraveme au niveau des types
de verbes concerneacutes et de leur capaciteacute agrave ouvrir des champs drsquointerpreacutetations varieacutes pour les
SN indeacutefinis du type un N En effet si lrsquoon fait par exemple commuter le verbe vouloir+inf
avec le verbe savoir+que P (Nancy sait qursquoelle eacutepouse un Norveacutegien) lrsquoambiguiumlteacute disparaicirct
Malgreacute lrsquointeacuterecirct de la probleacutematique nous laissons aux seacutemanticiens le soin drsquoapprofondir ce
champ drsquoeacutetude tregraves speacutecifique
179
4 Emergence et traitement de la sous-deacutetermination
Dans cette section nous tentons de cerner un certain nombre de facteurs deacuteterminants dans
lrsquoeacutemergence de la sous-deacutetermination (sect41) puis nous examinons le type de ressource
linguistique principale dans lrsquoexpression de la sous-deacutetermination agrave savoir la sous-
speacutecification seacutemantique (sect42) Pour finir nous preacutesentons quelques pistes sur le traitement
cognitif de ce type drsquoinformation (sect43)
41 Motivations de la sous-deacutetermination
On peut srsquointerroger sur les causes de lrsquointroduction en M drsquoune repreacutesentation sous-
deacutetermineacutee Crystal amp Davy (1975 111-112) mettent au jour un certain nombre de facteurs
pour expliquer le laquo vague lexical raquo dont ils constatent la freacutequence dans les conversations
familiegraveres et qursquoils jugent partie inteacutegrante du genre discursif Ils distinguent ainsi
a) La perte de meacutemoire
b) Lrsquoabsence de deacutenomination adeacutequate ou ignorance de la deacutenomination
c) Lrsquoabsence de pertinence de la preacutecision eacutetant donneacute le sujet de conversation
d) Le choix deacutelibeacutereacute drsquoun terme impreacutecis pour maintenir lrsquoatmosphegravere deacutecontracteacutee
Il nous semble que ces paramegravetres intuitifs peuvent ecirctre reacutepartis selon leur caractegravere accidentel
(en gros lrsquoignorance a b) ou strateacutegique (en lien avec la pertinence c d) Les facteurs
proposeacutes par les auteurs relegravevent simplement drsquoun constat geacuteneacuteral sur lrsquoeacutemergence du vague
lexical mais ne sont ni preacutesenteacutes comme le fondement drsquoune typologie eacutelaboreacutee ni
veacuteritablement argumenteacutes ni systeacutematiquement illustreacutes Il nous semble ainsi que cette liste
pourrait servir de base agrave une typologie plus rigoureuse coupleacutees agrave quelques-uns des
rendements mis au jour par Beacuteguelin (1997a et b) Nous proposons donc drsquoexaminer quelques
exemples reacuteveacutelateurs drsquoautres aspects deacuteterminants
(221) - Sous preacutetexte que jrsquoavais laisseacute entrer quelqursquoun qui ne faisait pas partie du
personnel votre ami Walter en lrsquooccurrence ils mrsquoont menaceacute de me licencier en
invoquant une faute professionnelle grave nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- Mais qui ccedila laquo ils raquo nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- Ceux qui financent lrsquoobservatoire notre gouvernement nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
- Enfin Martyn cette visite eacutetait parfaitement anodine et puis Walter et moi sommes
tous deux membres de lrsquoAcadeacutemie cela nrsquoa aucun sens (M Levy La premiegravere nuit
p 239-240)
Le locuteur de la premiegravere reacuteplique recourt au pronom sous-speacutecifieacute ils pour eacutevoquer lrsquoagent
impliqueacute dans un procegraves soit qursquoil juge agrave tort en lrsquooccurrence son identiteacute eacutevidente laissant
le soin agrave son interlocuteur de lrsquoinfeacuterer (O2 cf supra ChI sect636) soit qursquoil la juge non
pertinente preacutevenant drsquoeacuteventuels coucircts de deacutecodage (O1) Dans tous les cas il y a divergence
entre les interlocuteurs sur le contenu courant de M eacutetant donneacute la demande drsquoidentification
180
conseacutecutive agrave laquelle le locuteur satisfait mettant un terme agrave lrsquoeacutetat instable ainsi creacuteeacute Au vu
du climat de crainte deacutecrit (le rocircle menaccedilant du reacutefeacuterent) des infeacuterences qursquoon peut tirer agrave
partir de lrsquoidentiteacute reacuteveacuteleacutee apregraves coup du reacutefeacuterent ainsi que du genre discursif il y a de bonnes
raisons de consideacuterer que lrsquoemploi de ils procegravede drsquoune strateacutegie drsquoeacutevitement visant agrave taire le
nom drsquoun reacutefeacuterent jugeacute neacutefaste (conformeacutement agrave O5 pour rappel la sauvegarde des faces)
Dans le mecircme genre lrsquoexemple ci-dessous met en jeu la deacutesignation drsquoun reacutefeacuterent
momentaneacutement sous-deacutetermineacute manifestement eacutegalement au profit de O5
(222) [Quelques jours apregraves lrsquoannonce de la disparition imminente drsquoun hebdomadaire
romand] Depuis quelques jours tout le monde ne parle que de ccedila autour de moi De la
liste La nocirctre Nous sommes comme les autres et jrsquoimagine que ce serait la mecircme
chose dans un autre boulot [hellip] Mais piocher 37 noms crsquoest tellement laid ccedila doit
ecirctre un pari que lrsquoon a perdu sans mecircme savoir de quoi il srsquoagissait (Le Temps 08
feacutevrier 2017 Chronique Ma premiegravere fois)
Ce qui motive le caractegravere drsquoabord sous-deacutetermineacute du reacutefeacuterent deacutesigneacute par ccedila crsquoest son
caractegravere tabou qui srsquoexplique en aval par la reacuteveacutelation de son identiteacute agrave savoir une liste de
noms de personnes agrave licencier Le pronom est visiblement employeacute en laquo deixis
meacutemorielle174
raquo (Fraser amp Joly 1980) crsquoest-agrave-dire qursquoil renvoie agrave un reacutefeacuterent eacutevident dans
lrsquoesprit du locuteur ndash drsquoougrave un effet potentiel drsquoempathie ndash mais non disponible en M au
moment du pointage
Dans lrsquoexemple ci-dessous la locutrice justifie son inteacuterecirct pour les journaux degraves son plus
jeune acircge et deacutesigne dans un discours direct un objet dont elle nrsquoa au moment de
lrsquoeacutenonciation rapporteacutee pas connaisssance
(223) depuis toute petite tu sais il me semble que jai voulu minteacuteresser euh | _ | tout ce quy
avait dans les journaux enfin je prenais le journal je le lisais | | cest quoi ccedila enfin
(ofrom)
Ici lrsquoignorance responsable de la sous-deacutetermination ne se situe pas forceacutement au niveau
lexical seul niveau eacutevoqueacute par Crystal amp Davy (1975) mais probablement au niveau
encyclopeacutedique crsquoest parce que la locutrice ne connaicirct pas au moment du discours mimeacute tel
ou tel sujet concept fait etc eacutevoqueacute dans les journaux qursquoelle utilise les pointeurs crsquo et ccedila
pour le deacutesigner Drsquoailleurs lrsquoemploi de ces deacutesignateurs token-reacuteflexifs surmarquent ici la
discontinuiteacute entre le discours citant et citeacute (Beacuteguelin 1997b) permettant au destinataire
drsquoadopter le point de vue de lrsquoenfant qursquoeacutetait la locutrice au moment des faits rapporteacutes
La sous-deacutetermination en jeu dans lrsquoexemple suivant peut srsquoexpliquer par lrsquoabsence drsquoune
cateacutegorisation adeacutequate existante pour le reacutefeacuterent mais aussi par nonchalance (O2) ou non
pertinence drsquoune eacutetiquette plus speacutecifieacutee (O1)
174
Cf aussi la notion de recognitional deixis de Himmelmann (1996) ou celle drsquoanadeixis de reconnaissance de
Cornish (2010a)
181
(224) donc on a donc on sest deacuteplaceacutes avec nos valises pour trouver notre euh notre hocirctel | _
| et pis euh sinon | _ | apregraves avoir deacuteposeacute les trucs on a petit-deacutejeuneacute (ofrom)
Il est difficile de savoir si lrsquoemploi du SN les trucs ne fait que rappeler lrsquoobjet lsquoles valisesrsquo
anteacuterieurement activeacute ou srsquoil englobe plus de types drsquoobjets (toutes sortes drsquoaffaires
heacuteteacuteroclites par exemple) En tous les cas le N laquo postiche raquo175
a lrsquoavantage de recouvrir
potentiellement un ensemble non speacutecifieacute drsquoobjets contrairement agrave une autre forme lexicale
plus speacutecifieacutee (cf infra sect513) De plus son caractegravere passe-partout est particuliegraverement
avantageux en termes de coucircts drsquoencodage (O2) mais il signale eacutegalement au destinataire
lrsquoinutiliteacute drsquoen infeacuterer davantage (O1)
On remarque ainsi que la sous-deacutetermination peut ecirctre motiveacutee par de nombreux facteurs
susceptibles de se combiner entre eux certains accidentels (meacuteconnaissance du reacutefeacuterent
drsquoune deacutenomination) drsquoautres strateacutegiques (eacuteconomie sauvegarde de la face marquage drsquoune
heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute eacutenonciative ou autres effets de point de vue) Il va de soi que les conditions de
production propres aux diffeacuterents genres discursifs ont un impact sur la preacutesence des
marqueurs de sous-deacutetermination en particulier sur la gestion des causes accidentelles On
sait en geacuteneacuteral que les genres beacuteneacuteficiant de conditions de preacuteparation et supposant des
normes visant agrave preacutevenir des coucircts eacuteleveacutes de deacutecodage eacutevitent autant que possible ce que
drsquoaucuns perccediloivent comme des laquo accidents de performance raquo (cf supra ChI sect631) A
lrsquoinverse les discours produits sur le vif reflegravetent lrsquoeacutetat cognitif courant du locuteur y compris
toutes les laquo instabiliteacutes raquo qursquoil suppose
Ci-dessous lrsquoextrait drsquooral spontaneacute cumule les traces de sous-deacutetermination reacutesultant aussi
bien de causes accidentelles que strateacutegiques qursquoil est par ailleurs parfois difficiles de
distinguer
(225) le domaine lagrave | eacutelectronique lagrave ceacutetait agrave la | _ | 176
| _ | ougrave y a le maintenant le | _ |
comment ccedila sappelle | _ | le centre euh | _ | de recherche et tout ccedila | _ | euh | _ | ils ont
deacutemoli lusine pour construire un autre bacirctiment agrave la place | _ | jai assisteacute agrave
linauguration | de cette fabrique en quarante-sept (ofrom)
Le marqueur laquo spatial raquo lagrave vise manifestement agrave situer dans un espace supposeacute connu un
reacutefeacuterent (lsquole domaine eacutelectroniquersquo) dont la deacutenomination exacte fait deacutefaut (comment ccedila
srsquoappelle) Mais le marqueur convoque plutocirct qursquoune situation geacuteographique lrsquoespace
intersubjectif des interlocuteurs ainsi solliciteacute (cf infra sect524) La lacune lexicale est
visiblement aussi agrave lrsquoorigine de lrsquoemploi drsquoet tout ccedila conseacutecutif agrave la tentative de formulation
du locuteur (le centre de recherche) Outre lrsquoincompleacutetude ou lrsquoapproximation lexicale
lrsquoexpression et tout ccedila contribue agrave eacutevoquer grossiegraverement une classe-objet ie un ensemble
drsquoeacuteleacutements heacuteteacuteroclites rattacheacutes au reacutefeacuterent (eg son nom sa localisation sa fonction etc)
mais dont le contenu deacutetailleacute est jugeacute non pertinent A cela srsquoajoute au niveau interactionnel
175
Cf Kleiber (1987) et Halmoslashy (2006) sur le mot chose 176
Le signe repreacutesente une seacutequence anonymiseacutee remplaccedilant la plupart du temps un nom propre
182
un effet de connivence et tout ccedila servant drsquoappel agrave une repreacutesentation commune (qursquoon
pourrait gloser par tu vois ce que je veux dire je te passe les deacutetails) Pour finir on observe
lrsquousage drsquoun ils renvoyant agrave un agent sous-deacutetermineacute dont lrsquoidentiteacute nrsquoest pas fournie par le
contexte Outre lrsquoignorance potentielle du locuteur agrave cet eacutegard on peut lrsquoexpliquer agrave nouveau
par lrsquoabsence de pertinence de lrsquoidentification En effet agrave la faveur de cette sous-
deacutetermination crsquoest le procegraves deacutecrit agrave savoir la deacutemolition du bacirctiment qui est preacutesenteacute
comme lrsquoinformation pertinente On voit donc que les causes de lrsquoeacutemergence de la sous-
deacutetermination relegravevent de strateacutegies discursives varieacutees et cumulables faisant agrave ce titre de
celle-ci une veacuteritable ressource communicationnelle
Au vu de ces observations nous proposons de classer les motivations de la sous-
deacutetermination de la maniegravere suivante
a) facteurs accidentels lacune lexicale inexistence drsquoune cateacutegorisation lexicale
idoine meacuteconnaissance encyclopeacutedique culturelle ou perceptive du reacutefeacuterent
b) facteurs strateacutegiques i) en lien avec la pertinence reacuteduction des coucircts de
deacutecodage (O1) ou drsquoencodage (O2) gestion de la structure informationnelle ii) en
lien avec lrsquointeraction gestion des faces (O5) intersubjectiviteacute heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute
eacutenonciative et effets de point de vue
Preacutecisons que lrsquoopposition entre a) et b) nrsquoest que theacuteorique les marqueurs pouvant relever
des deux types En effet on a vu ci-avant qursquoun marqueur apparaissant en raison drsquoune
instabiliteacute cognitive accidentelle peut par la mecircme occasion ecirctre doteacute de rendements
pragmatiques et interactionnels
42 Sous-speacutecification seacutemantique
Comme on lrsquoa vu agrave travers les exemples preacuteceacutedents les ressources linguistiques couramment
exploiteacutees dans lrsquoeacutemergence de la sous-deacutetermination sont les expressions linguistiques sous-
speacutecifieacutees Preacutecisons agrave cet eacutegard que nous reacuteservons la notion de sous-speacutecification agrave la
description seacutemantique des expressions linguistiques et celle de sous-deacutetermination agrave celle des
objets-de-discours
Rappelons qursquoil est drsquousage en seacutemantique de situer les uniteacutes sur des eacutechelles de
geacuteneacuteraliteacutespeacutecificiteacute et drsquoy reconnaicirctre un degreacute intermeacutediaire dit de base (ou basique) qui
repreacutesente le niveau par deacutefaut et intuitif pour les sujets parlants (Rosch et al 1976) situeacute
entre les niveaux subordonneacute (ou speacutecifique) et superordonneacute (geacuteneacuteral) (cf supra ChII sect24)
Ainsi en va-t-il pour la seacuterie de noms chien (niveau de base) teckel (niveau subordonneacute
terme dit hyponyme) et animal (niveau superordonneacute terme dit hyperonyme) qui manifestent
entre eux des rapports drsquoinclusion seacutemantique le signifieacute du lexegraveme animal est inclus dans
celui du lexegraveme chien lui-mecircme inclus dans celui du lexegraveme teckel (signifieacute le plus speacutecifieacute)
183
La preacutedisposition pour le niveau de base srsquoaccorde bien au niveau pragmatique avec la
maxime de quantiteacute (Grice 1975) qui garantit un eacutequilibre communicationnel issu drsquoun
compromis entre le surplus drsquoinformations drsquoune part et le deacuteficit informationnel drsquoautre part
Il va de soi que tout recours au niveau superordonneacute nrsquoa pas pour effet de produire une
repreacutesentation sous-deacutetermineacutee en M En effet il arrive freacutequemment qursquoun hyperonyme
rappelle un objet deacutejagrave deacutetermineacute sans que celui-ci en perde pour autant ses proprieacuteteacutes
distinctives
(226) A cette eacutepoque Amazone nrsquoeacutetait qursquoun enfant et il habitait pregraves du port de Beacutelem lagrave
ougrave la neige la plus familiegravere eacutetait le coton dont les navires eacutetait chargeacutes Il nrsquoallait pas
encore agrave lrsquoeacutecole il restait agrave la maison avec sa megravere et commenccedilait deacutejagrave agrave jouer sur un
vieux piano qui traicircnait dans la cour et que son pegravere avait reacutecupeacutereacute Dieu sait ougrave
Lrsquoinstrument sonnait faux mais crsquoeacutetait deacutejagrave quelque chose de magique un piano qui
sonnait faux (M Fermine Amazone)
Il en va de mecircme pour les pronoms que contient lrsquoextrait qui sont pour leur part deacutepourvus de
tecircte lexicale (et donc de traits lexicaux inheacuterents) par conseacutequent moins speacutecifieacutes que les SN
lexicaux du point de vue seacutemantique177
leur emploi dans des situations de rappel drsquoobjets
deacutejagrave deacutetermineacutes nrsquoinduit en soi aucune sous-deacutetermination reacutefeacuterentielle comme on le voit ici
Les expressions sous-speacutecifieacutees qui nous inteacuteressent sont celles qui interviennent dans les cas
de sous-deacutetermination reacutepertorieacutes supra (sect23) ie les cas ougrave la variable qursquoelles introduisent
nrsquoest pas aiseacutement unifiable avec un objet en M celui-ci nrsquoeacutetant pas preacutesent ni facilement
infeacuterable ou alors sa deacutelimitation demeurant indistincte
43 Traitement cognitif de la sous-speacutecification
Au niveau cognitif on peut se demander comment le cerveau humain traite la sous-
speacutecification seacutemantique A lrsquoinstar de la linguistique la psycholinguistique se fonde en
geacuteneacuteral sur un postulat de traitement analytique et rigoureux du langage Cependant un
certain nombre de chercheurs penchent pour une approche plus reacutealiste et pragmatique de
lrsquointerpreacutetation du langage On admet de plus en plus lrsquoideacutee drsquoun traitement superficiel
(shallow processing) dans certaines circonstances pouvant se satisfaire drsquointerpreacutetations sous-
speacutecifieacutees (Sanford amp Sturt 2002) En effet un interpregravete peut se contenter drsquoun traitement
superficiel si lrsquoinformation explicitement communiqueacutee demeure lacunaire ou si une
interpreacutetation complegravete ne vaut pas la peine drsquoecirctre mise en œuvre Il peut manipuler des
repreacutesentations sous-deacutetermineacutees en srsquoabstenant de srsquoengager sur certains aspects du sens On
parle alors de minimal semantic commitment (Frazier amp Rayner 1990) Lrsquoideacutee est qursquoun
allocutaire adaptera son traitement interpreacutetatif en produisant des repreacutesentations
laquo suffisamment bonnes raquo (good enough representations) pour lrsquoobjectif de la communication
177
Rappelons que les pronoms ne sont pas totalement deacutepourvus de sens Leurs traits morphologiques (genre
nombre personne cas etc) notamment comportent des indications seacutemantiques Voir supra ChII sect2
184
en cours autrement dit pour geacuteneacuterer une reacuteaction approprieacutee au stimulus (Ferreira et al
2005) Le but nrsquoest pas de nier lrsquoexistence de traitements analytiques approfondis mais de
doter le processus de compreacutehension drsquoune dimension plus heuristique lui permettant drsquoopeacuterer
plus rapidement (Towsend amp Bever 2001) On reconnaicirct deacutesormais en psycholinguistique que
le systegraveme interpreacutetatif calcule une signification plausible avant mecircme que celle-ci soit
confirmeacutee par les informations explicites Les concepts drsquointerpreacutetation laquo suffisamment
bonne raquo (Ferreira et al 2005) ou de laquo traitement superficiel raquo (Sanford amp Sturt 2002)
illustrent le recours agrave un type drsquoheuristique visant agrave acceacuteder agrave une signification en faisant le
moins drsquoefforts possibles178
Diverses expeacuteriences psycholinguistiques mettant en scegravene des
inconsistances seacutemantiques ou logiques connues sous les noms de Moses illusion (Erickson
amp Mattson 1981) lsquosurvivorsrsquo anomaly (Barton amp Sanford 1993) corroborent lrsquoideacutee drsquoun
traitement rapide et superficiel dans certaines conditions
Il faut preacuteciser que ces reacutesultats portent sur des donneacutees de laboratoire souvent obtenues agrave
partir de stimuli visuels produits dans des conditions rigoureusement controcircleacutees et deacutepouilleacutees
de tout ancrage contextuel Certes crsquoest lagrave une condition neacutecessaire agrave la conduite de toute
eacutetude expeacuterimentale visant agrave veacuterifier telle ou telle hypothegravese au moyen de tests statistiques
appliqueacutes aux donneacutees reacutecolteacutees Mais malgreacute une volonteacute louable de deacutecrire de maniegravere plus
reacutealiste le traitement du sens par les interpregravetes lrsquoapproche demeure paradoxalement eacuteloigneacutee
des usages reacuteels et des conditions accidentelles et strateacutegiques (cf supra sect41) qui favorisent
la sous-deacutetermination
Drsquoautre part la perspective se concentre uniquement sur la tacircche drsquointerpreacutetation et ne
considegravere pas le processus de production ougrave des strateacutegies de simplification sont
manifestement aussi agrave lrsquoœuvre Enfin lrsquoapproche part implicitement du principe que le
traitement superficiel deacutepend du seul niveau seacutemantique (cf les inconsistances seacutemantiques
proposeacutees dans les stimuli respectifs179
) elle nrsquoenvisage pas le fait qursquoune telle interpreacutetation
puisse reacutesulter de la nature mecircme des reacutefeacuterents en tant que constructions cognitives
potentiellement floues et indistinctes (Berrendonner 2014) Comme toujours agrave deacutefaut de
pouvoir acceacuteder directement aux repreacutesentations discursives des interlocuteurs drsquoune
interaction (Grize 1993) nous sommes sur ce point reacuteduits en tant que linguistes agrave faire des
hypothegraveses agrave partir des indices lacunaires dont nous disposons Crsquoest neacuteanmoins la tacircche que
nous nous efforccedilons de poursuivre dans ce travail
178
Ces concepts gagneraient agrave ecirctre rapprocheacutes de la notion de pertinence de Sperber amp Wilson (1986) 179
Cf laquo How many animals of each sort did Moses put on the ark raquo (Erickson amp Mattson 1981)
laquo After an aircrash where should the survivors be buried raquo (Barton amp Sanford 1993) laquo If you donrsquot break the
rules then Irsquoll tell the authorities raquo (Fillenbaum 1974) laquo The dog was bitten by the man raquo (Ferreira et al 2005)
185
5 Inventaire des moyens drsquoexpression de la sous-deacutetermination
Apregraves avoir deacutefini ce que nous entendions par sous-deacutetermination deacutelimiteacute lrsquoobjet drsquoeacutetude et
deacutegageacute les conditions favorables et les meacutecanismes agrave lrsquoœuvre dans son eacutemergence nous nous
proposons drsquoexaminer les ressources linguistiques agrave travers lesquelles elle se manifeste dans
des genres varieacutes Cette section contient donc un inventaire des moyens drsquoexpression agrave la
disposition des usagers Rappelons que nous nous inteacuteressons exclusivement aux opeacuterations
de pointage reacutefeacuterentiel (et non drsquointroduction) (cf supra ChI sect635) dans le cadre desquelles
surgit un obstacle agrave lrsquounification de la variable introduite avec un objet valide en M drsquoune
part lrsquoobjet viseacute peut ecirctre absent soit momentaneacutement (verseacute en M lors drsquoune eacutetape
ulteacuterieure) (i) soit il doit ecirctre infeacutereacute de maniegravere non fiable eacutetant de ce fait susceptible drsquoecirctre
incarneacute par toute une gamme de reacutefeacuterents potentiels (ii) drsquoautre part lrsquoobjet peut ecirctre valide
mais ses frontiegraveres et sa composition exhaustive demeurent incertaines (iii)
Notre inventaire est organiseacute selon un critegravere lexical distinguant drsquoune part les ressources
lexicales (bien que sous-speacutecifieacutees) dont la signification se compose de traits conceptuels
inheacuterents (sect51) drsquoautre part les ressources non lexicales (sect52) deacutepourvues de ce type de
traits et dont la signification peut ecirctre deacutecrite comme fonctionnelle Il faut noter que la
distinction entre lexegravemes et morphegravemes (entendu grammaticaux) nrsquoest de loin pas toujours
claire comme le souligne Martinet (1967) certains eacuteleacutements relevant agrave la fois du lexique et de
la grammaire (il donne lrsquoexemple des preacutepositions pour ou avec) Crsquoest selon le linguiste
lrsquoaspect fonctionnel qui fait basculer un eacuteleacutement du cocircteacute des morphegravemes (grammaticaux)
(ibid 112)180
Nous verrons que cette distinction a ses limites notamment dans le cas des
termes postiches (sect513) Neacuteanmoins elle se montre suffisamment pertinente pour notre
propos qui est de fournir une vue drsquoensemble sur les ressources disponibles
51 Ressources lexicales
511 Hyperonymes
Nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute supra (sect42) la possibiliteacute de classer hieacuterarchiquement les uniteacutes
lexicales en termes drsquoinclusion seacutemantique et en distinguant diffeacuterents degreacutes de speacutecification
entre celles-ci Ainsi les hyperonymes ou termes superordonneacutes se caracteacuterisent par une sous-
speacutecification lexicale par rapport agrave leurs subordonneacutes ou hyponymes Leur sens est inclus
dans celui de ces derniers qui se montrent seacutemantiquement plus eacutetoffeacutes A lrsquoinverse
lrsquoextension des hyperonymes est plus large que celle de leurs hyponymes elle recouvre des
entiteacutes moins homogegravenes que celle des hyponymes (cf la diffeacuterence supra entre instrument vs
piano) Lrsquoexemple suivant met en jeu lrsquohyperonyme acte dans lrsquoexpression passer agrave lrsquoacte
180
Neacuteanmoins il existerait selon Martinet un critegravere distributionnel les lexegravemes apparaicirctraient agrave des places
susceptibles drsquoecirctre remplies par des classes ouvertes drsquoitems tandis que les morphegravemes grammaticaux
appartiendraient agrave des classes limiteacutees (ibid 119)
186
(227) laquo Mathieu est passeacute agrave lrsquoacte le pire moment de ma vie raquo (titre drsquoun article
httpwwwlapressecala-tribune 15112016)
La ritualisation du rendement eupheacutemique de lrsquoexpression passer agrave lrsquoacte fournit quelques
pistes drsquointerpreacutetation (eg la preacutedilection pour les domaines de la violence ou de la
sexualiteacute) mais il demeure agrave partir du titre impossible drsquoattribuer une valeur stable au
reacutefeacuterent eacutetant donneacute la diversiteacute des candidats potentiels (agression meurtre suicide acte
sexuel radicalisation etc) Outre son rendement eupheacutemique lrsquoexpression par ailleurs
imputeacutee agrave une instance eacutenonciative distincte de celle du journaliste vise agrave creacuteer un effet
drsquoattente auquel le contenu de lrsquoarticle met fin en reacuteveacutelant le type drsquoacte en question agrave savoir
le suicide drsquoun adolescent
Dans la reacutefeacuterence aux humains on peut mentionner lrsquoemploi du SN les gens le N gens
englobant dans son extension toutes sortes de sous-cateacutegories potentielles Cappeau amp
Schnedecker (2014) font lrsquohypothegravese drsquoune eacutevolution des SN les gens des gens vers un statut
pronominal au vu des reacuteanalyses auxquelles ils donnent lieu les inteacutegrant au paradigme des
pronoms indeacutefinis du franccedilais Dans lrsquoexemple ci-dessous il nrsquoest pas eacutevident de deacutecider si le
SN renvoie agrave un ensemble heacuteteacuterogegravene (les gens qursquoils croisaient quels qursquoils soient) ou agrave
lrsquoinverse srsquoil convient drsquoinfeacuterer une communauteacute particuliegravere agrave partir du contexte (les
eacutelegraveves les instituteurs)
(228) tandis que mon mari | _ | qui avait neuf ans de plus que moi | _ | entre eux et les
parents ils parlaient le patois depuis tout petits | _ | et quand ils ont eacuteteacute agrave leacutecole ils ont
eu beaucoup de peine | _ | et les gens ils se moquaient deux des fois | _ | parce que ils
avaient peine agrave parler franccedilais (ofrom)
Le SN ne semble toutefois pas requeacuterir un traitement plus approfondi laissant par lagrave mecircme le
reacutefeacuterent sous-deacutetermineacute
512 N sous-speacutecifieacutes laquo capsules raquo
On peut distinguer des hyperonymes les laquo noms sous-speacutecifieacutes raquo (Legallois 2006 2008) drsquoun
autre type appeleacutes aussi noms laquo capsules raquo (shell nouns lt Schmid 1997 2000) ou encore
laquo labels raquo (Francis 1994) parmi lesquels181
on trouve pour le franccedilais des noms comme ideacutee
objectif conseil aspect reacutesultat souhait fait chose problegraveme raison conseacutequence182
etc
Contrairement aux hyperonymes ces noms ne srsquoinscrivent pas au sein drsquoune hieacuterarchie
lexicale telle que les degreacutes de Rosch et al (1976) reposant sur des rapports drsquoinclusion
seacutemantique et leur interpreacutetation ne passe pas par la reconnaissance de traits prototypiques
assurant agrave ceux-ci une certaine stabiliteacute conceptuelle (Legallois 2008)
181
Pour un recensement sur un corpus journalistique voir Legallois (2008) 182
A noter que la plupart de ces termes sont polyseacutemiques et qursquoils nrsquoentrent pas dans cette cateacutegorie dans tous
leurs emplois (cf le mot chose qui peut fonctionner comme N postiche cf infra)
187
Pour deacutelimiter la cateacutegorie des noms sous-speacutecifieacutes Legallois (2006 2008) exploite le critegravere
drsquooccurrence dans des structures laquo speacutecificationnelles raquo ie des constructions du type N
(crsquo)ecirctre de infque P comme dans lrsquoobjectif est dequehellip 183
(229) Leur ideacutee a eacuteteacute de dresser le laquo portrait-robot raquo du patron performant (Libeacuteration lt
Legallois 2008)
Ce type de constructions vise agrave speacutecifier le N en question agrave travers la P qursquoil introduit
constituant agrave cet eacutegard sa laquo reacutealisation lexicale raquo (Winter 1992) Ces constructions ne sont
cependant pas celles qui nous inteacuteressent eacutetant donneacute que la P infinitive fournit justement
lrsquoidentiteacute reacutefeacuterentielle au SN leur ideacutee au sein drsquoune mecircme clause Mais une part de sous-
deacutetermination peut surgir dans le cas ougrave le SN renvoie par exemple selon le type (iii) agrave un
sous-graphe deacutejagrave preacutesent en M (sect634) comme ci-dessous
(230) Nous avons encore tous et toutes en meacutemoire les images graves du tremblement de
terre catastrophique de janvier en Haiumlti et nous savons que les habitants de ce pays
auront besoin drsquoaide encore tregraves longtemps Dans cet esprit le Deacutepartement de
Chimie de notre Universiteacute a pris linitiative dorganiser deux eacuteditions speacuteciales de son
spectaculaire cours expeacuterimental Harry Potter et le tournoi magique en faveur des
victimes du tremblement de terre (courrier eacutelectronique adresseacute agrave la communauteacute
universitaire 05022010)
Le SN cet esprit renvoie agrave lrsquoeacutetat mental ndash via sa composante lexicale ndash reacutesultant des
informations eacutevoqueacutees par le contexte preacutealable agrave savoir le souvenir des eacuteveacutenements en
question et la conscience du besoin drsquoaide qui en deacutecoule Il embrasse et construit par
anaphore reacutesomptive sous cette laquo eacutetiquette raquo (cf le terme laquo label raquo de Francis 1994) un
ensemble drsquoobjets heacuteteacuterogegravenes et de relations entre eux dont les limites ne sont pas poseacutees a
priori En outre il engage un positionnement meacutetadiscursif et argumentatif du locuteur
visible notamment dans son rocircle de connecteur conseacutecutif (dans cet esprit)
La capaciteacute drsquolaquo encapsulation raquo (Conte 1996) drsquolaquo empaquetage raquo ou drsquolaquo emballage raquo
(Legallois 2008) reacutesomptif susceptible de veacutehiculer un point de vue (Schmid 2001) ou un
aspect eacutevaluatif (Legallois 2008) a eacuteteacute maintes fois releveacutee dans la litteacuterature (Francis 1994
Conte 1996 Flowerdew 2003 Flowerdew amp Forest 2015) Lrsquoune des speacutecificiteacutes du proceacutedeacute
reacutefeacuterentiel releveacutee par Schmid (1997) est le caractegravere temporaire de la laquo reacuteification raquo opeacutereacutee
presque exclusivement deacutependante du contexte eacutetant donneacute que lrsquoidentification srsquoaffranchit
dans ce cas du recours agrave des traits stables du signifieacute Crsquoest ce qui fait dire agrave Legallois (2008)
que le locuteur libeacutereacute des contraintes seacutemantiques agit avec les N sous-speacutecifieacutes en
laquo deacutemiurge raquo opeacuterant agrave sa guise des cateacutegorisations drsquoobjets des laquo fictions raquo creacuteeacutees en
discours laquo libre de cateacutegoriser ce qursquoil veut comme il veut raquo
183
Cf aussi les contextes drsquoapparition de Schmid (2000 22) pour les shell nouns en anglais N-that N-to N-
wh th-N th-be-N (nous reprenons sa notation)
188
A notre avis cette vision des objets construits par le discours et cateacutegoriseacutes agrave leur guise par
les sujets parlants vaut au-delagrave des emplois de noms sous-speacutecifieacutes ou autres meacutetaphores elle
caracteacuterise le fonctionnement de tous les proceacutedeacutes reacutefeacuterentiels Ainsi lrsquoemploi de tout SN
reacutefeacuterentiel eacutevoque au moyen de ses traits seacutemantiques inheacuterents (certes en partie influenceacutes
par le monde exteacuterieur) une repreacutesentation discursive faccedilonneacutee par le locuteur laquo deacutemiurge raquo
Autrement dit lrsquousage des N sous-speacutecifieacutes ne doit pas ecirctre vu comme un cas particulier de la
creacuteativiteacute discursive du locuteur comme le suggegravere Legallois (2008) mais il confirme au
contraire le veacuteritable rocircle joueacute par le locuteur dans les opeacuterations de reacutefeacuterence en geacuteneacuteral
La caracteacuteristique des noms laquo capsules raquo reacuteside agrave nos yeux dans la preacutesence drsquoune
cateacutegorisation lexicale un peu particuliegravere conformeacutement aux vertus laquo reacuteifiantes raquo des N en
geacuteneacuteral (Schmid 1997) elle confegravere agrave lrsquoobjet une certaine coheacutesion sous couvert drsquoun point de
vue mais en eacutetant sous-speacutecifieacutee elle est par deacutefinition dans lrsquoincapaciteacute de deacutelimiter
clairement celui-ci Il sera inteacuteressant de mettre cette situation en perspective avec lrsquousage de
ressources non lexicales ayant un fonctionnement semblablement reacutesomptif (les pronoms ccedila
le en y (sect522)) ie capables de syntheacutetiser un mecircme sous-graphe de M sans pour autant
cateacutegoriser celui-ci
513 Termes postiches
Une cateacutegorie de termes sous-speacutecifieacutes se distingue enfin des preacuteceacutedentes par le fait que ses
membres ne srsquoinscrivent ni dans une hieacuterarchie lexicale ni dans un fonctionnement
drsquolaquo encapsulation raquo Bien que drsquoapparence laquo lexicale raquo (ou laquo semi-lexicale raquo Mihatsch 2006)
leur caracteacuteristique reacuteside dans leur emploi passe-partout en lieu et place de lexegravemes plus
speacutecifieacutes184
drsquoougrave la qualification de termes laquo postiches raquo ou laquo vicaires raquo Parmi ceux-ci on
relegraveve par exemple les N chose machin truc bidule zinzin schmilblick185
etc
Les
motivations principales de leur emploi semblent ecirctre la volonteacute de cryptage (par eupheacutemisme
par exemple) lrsquoindiffeacuterence drsquoune speacutecification (le N fonctionnant comme free choice item)
un deacuteficit lexical la complexiteacute du concept qursquoil laquo remplace raquo ou lrsquoinsignifiance du reacutefeacuterent
Les paroles drsquoune chanson drsquoHenri Degraves ci-dessous combinent ces diverses finaliteacutes ougrave un
papa-expert est mis en scegravene dans les reacuteponses qursquoil donne invariablement agrave son enfant sur
des questions drsquoordre technique (eg comment crsquoest fait dans un piano dans une fuseacutee
etc )
(231) Crsquoest le prsquotit zinzin qui passe par ici et qui va toucher le prsquotit machin et le prsquotit
machin qui repasse par lagrave et qui fait marcher le prsquotit zinzin (refrain de la chanson Dis
papa Henri Degraves)
184
Pour une description de ces noms postiches en lieu et place de noms propres voir Kerbrat-Orecchioni (2010)
et Schnedecker (2011) 185
La liste est vraisemblablement restreinte mais nous nrsquoexcluons pas des variantes de type reacutegional voire
drsquoautres types de variantes (idiosyncrasiques par exemple) A noter eacutegalement que certains items peuvent se
combiner (dans divers ordres) truc-machin-chose truc-bidule-chouette etc Il faut encore ajouter qursquoils ne
commutent pas aleacuteatoirement et possegravedent donc des conditions drsquoemploi variables A cet eacutegard voir les analyses
de Kleiber (1987) Halmoslashy (2006) Mihatsch (2006) Bidaud (2015)
189
Lrsquoeffet humoristique de la chanson repose notamment sur le proceacutedeacute parodique auquel
participent les termes postiches visant agrave ridiculiser le discours pseudo-savant du pegravere Il
repose surtout agrave la fin sur le caractegravere tabou de la derniegravere question du fils qui interroge son
pegravere sur la maniegravere de faire les beacutebeacutes La reacuteponse reste toujours la mecircme mais lrsquoembarras est
alors bien perceptible agrave lrsquooreille (raclement de gorge timbre et intensiteacute de la voix etc) On
peut consideacuterer que les deacutenominations postiches sont employeacutees en lieu et place dans un
premier temps de termes techniques compliqueacutes dont le pegravere ignore peut-ecirctre le nom ou dont
ils soulignent la futiliteacute dans un second temps en lieu et place de termes tabous autour du
mystegravere de la sexualiteacute Dans tous les cas il reste difficile drsquoen infeacuterer une identiteacute ou une
deacutenomination univoques en raison de leur occultation deacutelibeacutereacutee
52 Ressources non lexicales
521 Anaphores zeacutero
Il arrive que lrsquoinstruction reacutefeacuterentielle soit exprimeacutee au travers drsquoun laquo deacutesignateur raquo zeacutero
Crsquoest le cas par exemple avec des verbes transitifs dont le compleacutement nrsquoest pas reacutealiseacute laquo en
surface raquo
(232) [la locutrice 82 ans raconte agrave sa petite-fille ses souvenirs de famille] je faisais des
tartines pour euh | _ | enfin pour toute leacutequipe quoi | _ | et pis agrave la reacutecreacute ben ils
venaient au | | _ | pis une fois que quand ceacutetait passeacute que ceacutetait le | _ | quand | 186
|
allait arriver alors lagrave | _ | alors lagrave | _ | tout le monde fi filait parce quentre deux ils
avaient fait des crasses | _ | ils avaient casseacute des fenecirctres tu vois enfin | _ | je trsquoexplique
Oslash un peu en gros | _ | tes pas obligeacute de tout dire hein | _ | enfin voilagrave quoi (ofrom)
Le reacutegime direct du verbe expliquer nrsquoa pas ici de reacutealisation lexicale Outre lrsquoimplication
seacutemantique drsquoun actant187
lrsquoeacuteleacutement zeacutero donne lrsquoinstruction drsquounifier sa variable avec un
objet valide en M ici un sous-graphe de M deacutejagrave introduit ou en cours drsquointroduction dont la
nature aussi bien que les limites demeurent largement sous-deacutetermineacutees
Schnedecker (2014) relegraveve la disposition des anaphores zeacutero agrave apparaicirctre dans les recettes de
cuisine aptes agrave renvoyer agrave des reacutefeacuterents peu identifiables
(233) Mettre les leacutegumes (peleacutes et en cubes) le whisky et le bouillon dans une casserole
Couvrir Oslash drsquoeau et porter Oslash agrave eacutebullition Laisser cuire Oslash agrave feu moyen pendant 30
minutes
Retirer les clous de girofle et les graines de cardamome verte nnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Passer la preacuteparation au mixer hors du feu nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Une fois mixeacutee mettre la preacuteparation sur feu doux ajouter les eacutepices et le beurre nnnn
Laisser cuire Oslash au minimum 15 min (Plus ccedila mijote meilleur crsquoest ) nnnnnnnnnnnnn
Saler Oslash et poivrer Oslash agrave votre goucirct nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
186
Pour rappel signe drsquoanonymisation 187
Cf les emplois absolus du type Il y a toute une population qui casse pour casser (Noailly 1997)
190
Vous pouvez servir Oslash avec des croucirctons au beurre et des copeaux de parmesan
(texte 3 lt ibid 31)
Les formes zeacutero reacutefegraverent reacuteguliegraverement au reacutesultat de meacutelanges ou autre processus propres au
domaine en question (ibid) Le fait que les anaphores zeacutero puissent renvoyer agrave des objets mal
deacutelimiteacutes remet notamment en cause ndash ou du moins nuance ndash lrsquoideacutee qursquoelles encodent une
accessibiliteacute eacuteleveacutee ou autre faciliteacute de traitement (Ariel 1988 1990)
522 Pronoms conjoints
5221 Pronoms sujets ccedila ils
Le pronom clitique sujet ccedila (ou la forme ce devant le verbe ecirctre) possegravede une flexibiliteacute
reacutefeacuterentielle remarquable lui permettant de renvoyer agrave toutes sortes drsquoobjets (cateacutegoriseacutes ou
non animeacutes ou non etc) dans des circonstances tregraves diverses Nous nous limitons ici agrave un
aperccedilu de ces possibiliteacutes et renvoyons pour le reste infra (ChIV sect2) et aux nombreux travaux
consacreacutes agrave la question (Porquier 1972 Maillard 1989 1994 Cadiot 1988 Corblin 1991
Carlier 1996 etc) Le clitique ccedila srsquoutilise reacuteguliegraverement avec des preacutedicats agrave agent animeacute
pour mettre en eacutevidence un procegraves laquo deacutepourvu drsquoagent assignable raquo (Maillard 1985) Il se
rapproche en cela drsquoun emploi impersonnel (Maillard 1985 1989 1994)
(234) Ici crsquoest Fribourg Ccedila jase au bord de la Geacuterine Et ces remous ont pour effet de
pimenter la campagne eacutelectorale agrave Marly Leur cause le refus de la coopeacuterative locale
CRIC-Print drsquoimprimer 6000 tracts de lrsquoUDC marlinoise en vue des eacutelections
communales du 28 feacutevrier (La Liberteacute 040216 chapeau drsquoun article intituleacute Une
entreprise refuse de travailler pour lrsquoUDC)
Maillard (1991) explique que lrsquoemploi de ccedila au deacutetriment drsquoun on indeacutefini est favoriseacute par la
concurrence de lrsquoemploi personnel de ce dernier (asymp nous) Plus que on ccedila permet drsquoocculter
lrsquoagentiviteacute du verbe en placcedilant le procegraves au centre de lrsquoattention Selon Maillard (1985) on
peut consideacuterer ce genre de construction comme un eacutenonceacute theacutetique dans le sens ougrave il pose
lrsquoexistence drsquoun objet qui devient degraves lors disponible comme thegraveme pour une preacutedication
successive188
Crsquoest drsquoailleurs ce qursquoil se passe par la suite les lsquojaseriesrsquo se voyant rappeleacutees
meacutetaphoriquement via ces remous comme thegraveme du propos qui suit Selon cette analyse la
variable introduite par ccedila demeure une variable sous-deacutetermineacutee ie dont lrsquoinstanciation nrsquoest
pas reacutealiseacutee On peut donc se demander dans ce cas si cela fait encore sens de parler de
deacutesignateur (cf le cas du il dit impersonnel)
Outre sa productiviteacute dans laquo lrsquoimpersonnalisation raquo de verbes agrave agent animeacute (Maillard 1994)
lrsquoemploi de ccedila est un bon moyen de rendre compte drsquoune reacutefeacuterence indistincte lieacutee agrave un
contexte eacutenonciatif speacutecifique
188
Une construction theacutetique srsquooppose agrave une construction dite cateacutegorique dont la composition est binaire
constitueacutee drsquoun sujet et drsquoun preacutedicat ou en des termes informationnels drsquoun thegraveme et drsquoun rhegraveme
191
(235) [agrave propos drsquoun funiculaire muni de contrepoids agrave eaux useacutees] une fois jai | _ | je lai
pris pis y avait des Genevois qui eacutetaient en | _ | je sais pas genre en deacutecouverte ici pis
ils font | _ | mais | _ | ccedila pue | _ | quest-ce que cette odeur | _ | cest les eacutegouts | _ | cest
la merde | merde | pis apregraves jai | _ | jai dit ouais ben | _ | ccedila marche aux eacutegouts (ofrom)
Il faut tout drsquoabord noter que les deux occurrences de ccedila interviennent dans un discours direct
et qursquoelles donnent lieu agrave la faveur de leur token-reflexiviteacute agrave une reacutefeacuterence agrave interpreacuteter en
lien eacutetroit avec la situation drsquoeacutenonciation celle rapporteacutee par lrsquoeacutenonciateur citant Elles
srsquoinscrivent ainsi dans le jeu de mime du discours reproduit (Beacuteguelin 1997b) La premiegravere
occurrence de ccedila renvoie agrave lrsquoeacutemanation de la situation rapporteacutee dont lrsquoorigine est inconnue
et difficilement descriptible pour les eacutenonciateurs Srsquoensuivent quelques hypothegraveses des
eacutenonciateurs citeacutes visant agrave cateacutegoriser lrsquoodeur perccedilue au moment en question (crsquoest les eacutegouts
crsquoest la merde)
La seconde occurrence de ccedila sujet du verbe marcher reacutefegravere agrave un objet manifestement eacutetabli
en M dans le deacuteroulement de lrsquoeacutenonciation reproduite agrave savoir le funiculaire On peut degraves
lors se demander pourquoi la locutrice privileacutegie lrsquoemploi de ccedila au deacutetriment drsquoun il
supposant une classification deacutejagrave attribueacutee On peut faire lrsquohypothegravese que le preacutedicat
srsquoapplique au type dont on a eacutevoqueacute un ressortissant perceptible voire agrave sa classe
extensionnelle Ou alors le pronom ccedila vise agrave englober plus que le veacutehicule via sa capaciteacute
meacutetonymique (Corblin 1987b) par exemple lrsquoensemble complexe de son meacutecanisme plus
que le veacutehicule crsquoest le dispositif en place dont on deacutecrit le fonctionnement (aux eacutegouts)
qursquoil est difficile drsquoenvisager de maniegravere deacutelimiteacutee
Aux cocircteacutes de ccedila on peut ajouter le clitique ils reacuteguliegraverement employeacute dans des constructions
voueacutees agrave preacutesenter un procegraves dont lrsquoagent reste sous-deacutetermineacute
(236) Le dernier plaisir de ce fossile vivant consistait agrave deacutecortiquer une ou deux gambas Il
en mangeait dailleurs de moins en moins car la cuisine agrave lhuile ne lui reacuteussissait
pas Pauvre Tanabe Bientocirct tu seras accueilli au nirvana ils ont installeacute agrave lentreacutee
un stand de gambas frites ougrave tu te goinfreras agrave lœil et lagrave pas trop dhuile (Eric Faye
Nagasaki p17)
Contrairement agrave lrsquoemploi traditionnellement deacutecrit du clitique de 3e personne lrsquousage de la 6
e
personne apparaicirct ici ex nihilo sans reacuteel signe preacutecurseur de lrsquoexistence drsquoun reacutefeacuterent
preacutealable Tout au plus peut-on infeacuterer qursquoil srsquoagit drsquooccupants dudit lieu (le nirvana) mais
leur identiteacute nrsquoen est pas davantage infeacuterable Nous reviendrons largement sur le cas de ces
expressions deacutedieacutees agrave la reacutefeacuterence des agents sous-deacutetermineacutes dans les deux derniers chapitres
de ce travail
5222 Pronoms reacutegimes le y en
Un peu agrave la maniegravere de ccedila les clitiques reacutegimes le y et en sont susceptibles de renvoyer agrave des
entiteacutes non classifieacutees ie qui ne possegravedent pas de deacutenomination conventionnelle en
192
particulier des objets de type lsquoprocegravesrsquo eacutevoqueacutes par les constructions verbales Les diffeacuterentes
formes correspondent agrave leur flexion en cas respectivement agrave lrsquoaccusatif pour le au locatif
pour y189
et agrave lrsquoablatif pour en190
Le pointage peut opeacuterer sur des objets plus complexes comme on lrsquoa deacutejagrave vu supra (sect23 ex
(214)) reacutefeacuterant sur le mode reacutesomptif agrave un sous-graphe de M deacutejagrave valide en M mais dont la
deacutelimitation reste indistincte Cela nuance la caracteacuterisation souvent suppleacutetive qui est faite de
ce type de pronom191
Ainsi en va-t-il eacutegalement de lrsquoexemple suivant
(237) je vais vous raconter ce qui mest arriveacute le le quatre en- avril quatre-vingt-huit + ceacutetait
pas sympa + jarrivais de vacances ceacutetait sympa pour moi mais pas pour + pas pour
elle + jeacutetais parti seul + je sais pas comment je je v- + vais faire pour vous le raconter
mais + mais je vais essayer quand mecircme (crfp)
Cet exemple consiste en lrsquoouverture drsquoun eacutepisode narratif explicitement preacutesenteacute comme tel
par le locuteur (je vais vous raconterhellip) A la fin de lrsquoextrait le locuteur interrompt le deacutebut
de son histoire par un commentaire agrave fonction meacutetadiscursive consistant agrave eacutemettre des doutes
sur ses compeacutetences narratives Crsquoest agrave ce moment qursquoapparaicirct le clitique le objet du verbe
raconter Dans une vision substitutive le pronom le serait vraisemblablement consideacutereacute
comme un repreacutesentant du compleacutement ce qui mrsquoest arriveacute le quatre avril quatre-vingt-huit
Or dans une approche constructiviste du discours on interpreacutetera de preacutefeacuterence le pronom le
comme renvoyant agrave lrsquoeacuteveacutenement en cours de narration Certes il srsquoagit bien de lrsquoobjet
annonceacute via ledit compleacutement mais le pronom tient eacutegalement compte de son eacutevolution au fil
du discours en lrsquooccurrence des eacutevaluations eacutemises agrave son propos (sympa pour moi pas pour
elle) ainsi que de lrsquoeacutelaboration de la premiegravere eacutetape narrative (jrsquoeacutetais parti seul) Lrsquoobjet en
question est donc en cours drsquoeacutelaboration au moment ougrave le locuteur y fait reacutefeacuterence par
anticipation A cet eacutegard on peut consideacuterer le fonctionnement du pronom comme ana-
cataphorique (Kęsik 1989 79) non pas dans un sens textualiste mais dans un sens cognitif
il donne lrsquoinstruction drsquoidentifier sa variable avec un objet encore partiellement introduit en M
partant en attente de deacuteterminations ulteacuterieures (Johnsen 2008 2014a)
5223 Pronoms reacutegimes dans les laquo aphorismes lexicaliseacutes raquo
Certains pronoms clitiques reacutegimes ont la particulariteacute drsquoapparaicirctre dans des locutions
verbales du genre srsquoy mettre (asymp commencer) srsquoen sortir (asymp reacuteussir) la fermer (asymp se taire) se
les cailler (asymp avoir froid) etc (Beacuteguelin 2014a) Lrsquoanalyse accordeacutee agrave ces lexies ne recourt
pratiquement jamais agrave la notion de reacutefeacuterence probablement parce qursquoon les considegravere comme
des laquo idiomatismes raquo lexicaliseacutes dont le sens serait compositionnellement inanalysable (ibid
189
Le clitique y fonctionne eacutegalement au datif je lui ressemble vs jrsquoy ressemble Drsquoautre part le terme locatif
nrsquoa pas drsquoimplication seacutemantique y pouvant renvoyer agrave autre chose qursquoun lieu Crsquoest une simple eacutetiquette
casuelle 190
Le clitique en fonctionne eacutegalement agrave lrsquoaccusatif avec un sens partitif (eg jrsquoen ai bu) 191
Voir par ex Riegel et al (2009 369) laquo La forme invariable le repreacutesente un groupe verbal (compleacutement du
verbe faire) une proposition ou un attribut [hellip] raquo
193
156) Beacuteguelin examine neacuteanmoins les circonstances favorisant lrsquoeacutemergence de ce genre
drsquolaquo aphorismes192
lexicaliseacutes raquo qui proviennent agrave lrsquoorigine de situations reacutefeacuterentielles Elle
relegraveve agrave cet eacutegard des cas inteacuteressants de double analyse ougrave le clitique peut srsquointerpreacuteter
tantocirct de maniegravere reacutefeacuterentielle tantocirct de maniegravere laquo autarcique raquo (ibid 139 terme emprunteacute agrave
Damourette amp Pichon 1911-1946 VI) Nous avons eacutegalement rencontreacute ce type de situation
(238) il a mis tout de mecircme une bonne cinquantaine drsquoanneacutees agrave se ruiner dans lrsquoeacutedition et
encore il est pas ruineacute il srsquoen est tireacute assez bien (ctfp)
Dans cet exemple le clitique locatif en peut renvoyer agrave la situation deacutesastreuse eacutevoqueacutee (la
ruine dans le milieu de lrsquoeacutedition) dont lrsquoindividu srsquoest tireacute sans toutefois que le reacutefeacuterent soit
bien circonscrit Mais on peut aussi consideacuterer qursquoil srsquointegravegre pleinement agrave la locution
verbale celle-ci signifiant drsquoun bloc lrsquoaboutissement au succegraves de lrsquoindividu On conviendra
cependant que dans cette derniegravere interpreacutetation il est difficile drsquoomettre complegravetement lrsquoeacutetat
anteacuterieur de la reacuteussite
Beacuteguelin (2014a) propose eacutegalement une double analyse du reacutegime accusatif en ci-dessous
(239) Dites bien comme moi surtout et nrsquoen rajoutez pas nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Moins vous en direz mieux cela vaudra (Frantext Desnos 1943 lt Beacuteguelin 2014a
140)
Dans une interpreacutetation reacutefeacuterentielle en peut eacutevoquer en anaphore indirecte un reacutefeacuterent
comme des lsquoparolesrsquo des lsquoproposrsquo etc qursquoon peut infeacuterer en prenant appui sur la premiegravere
occurrence du verbe dire comportant dans son signifieacute un objet du dire Mais la locution en
rajouter dans son ensemble peut approximativement eacutequivaloir au sens drsquoexageacuterer Il en va
de mecircme pour en dire qui peut signifier simplement parler ou srsquoexprimer
Ces situations sont inteacuteressantes par le fait que le choix entre interpreacutetations reacutefeacuterentielle ou
laquo autarcique raquo nrsquoest au final pas trancheacute et qursquoil est agrave ce titre difficile de parler de reacuteelle
ambiguiumlteacute interpreacutetative On a plutocirct lrsquoimpression drsquoavoir affaire agrave une reacutefeacuterence
laquo eacutevanescente raquo (drsquoapregraves le terme de Beacuteguelin ibid 152)
523 Pronoms disjoints
5231 Les deacutemonstratifs ccedila ceci cela
Cette cateacutegorie se distingue de la preacuteceacutedente par sa distribution syntaxique On constate que
ccedila y figure agrave nouveau cette fois dans des positions non exclusivement sujet contrairement agrave
son emploi clitique On a depuis longtemps releveacute lrsquoaffiniteacute de la seacuterie des deacutemonstratifs ccedila
ceci cela avec les entiteacutes non classifieacutees (Kleiber 1984 Maillard 1989 Corblin 1987)
192
Beacuteguelin (2014a) emprunte le terme agrave Maillard (1974 56) lrsquoadjectif aphorique srsquoopposant agrave
anaphoriquecataphorique lorsque lrsquoeacuteleacutement laquo est parfaitement clos sur lui-mecircme et nrsquoimplique pas le texte raquo
194
Les formes neutres ce ceci cela srsquoemploient quand on nrsquoa aucun nom dans lrsquoesprit (Bonnard 1950 77 citeacute par Corblin 1987b)
Degraves lors ils sont reacuteguliegraverement exploiteacutes comme les pronoms reacutegimes le y en sur le mode
reacutesomptif renvoyant agrave des sous-graphes comportant nombre drsquoobjets et de relations certains
implicites A la diffeacuterence de ceux-ci ils preacutesentent en outre un fonctionnement token-
reacuteflexif
(240) oui alors | | euh il pratique la natation | donc il est il est meacutedaille dor je dirais que il
est tregraves doueacute | _ | agrave la natation | _ | et tout cela ben ccedila demande aussi de lentraicircnement
ccedila demande de la preacutesence | _ | ccedila demande euh beaucoup de | _ | de de motivation de
la part euh des parents et | de la maman puisque cest moi qui fais quand mecircme tout ccedila
(ofrom)
La locutrice reacutepond agrave une question concernant le sport que pratique son fils (dont le nom est
anonymiseacute via le signe ) Dans une position disloqueacutee tout cela dont sont preacutediqueacutees les
exigences (ccedila demandehellip) permet drsquoenglober lrsquoactiviteacute de son enfant (lsquola natationrsquo) de mecircme
que sa classe-objet par exemple son talent son niveau etc qursquoon peut infeacuterer de la seacutequence
argumentative Plus loin dans le discours on relegraveve aussi lrsquoemploi drsquoun tout ccedila compleacutement
du verbe faire Ici eacutegalement le SN renvoie globalement agrave lrsquoensemble des conditions et autres
ingreacutedients concomitants implicites mis en œuvre par la megravere pour la reacuteussite de son fils On
peut envisager lrsquointerpreacutetation comme impliquant une laquo expansion meacutetonymique raquo
accompagnant le laquo deacuteclassement raquo opeacutereacute par ccedila et cela (Corblin 1987b)
Un autre exemple ci-dessous montre que cela se dote drsquoune capaciteacute de synthegravese
remarquable les circonstances qursquoil reacutesume font lrsquoobjet drsquoun vaste deacuteveloppement dans le
discours preacutealable
(241) [hellip] le Mouvement de libeacuteration nationale (MLN) ma proposeacute de partir pour Paris
comme responsable reacutegionale des Jeunes du MLN Jeacutetais logeacutee avec cinq garccedilons
dans lappartement de leacutecrivain Robert Brasillach alors en prison pour Collaboration
Jamais je navais vu une telle bibliothegraveque moi qui adorais lire et qui avais toujours
eu peur de manquer de lectures jeacutetais eacuteblouie par tous ces livres que je pouvais
feuilleter sans contrainte Puis avec Riviegravere et un autre camarade nous avons
deacutemeacutenageacute pour nous installer agrave Montmartre dans lappartement de Le Vigan acteur
ceacutelegravebre agrave cette eacutepoque emprisonneacute lui aussi pour collaboration Nous avions de
lamour plein le coeur et plein les yeux nous parlions dans les congregraves nous eacutecrivions
dans les journaux Nous avions limpression decirctre investis de grands pouvoirs et
javais avec mes camarades lespoir fou de transformer la vie Nous allions changer le
monde Mais cela na pas dureacute tregraves longtemps non plus fin deacutecembre 44 le MLN
navait plus dargent pour nous payer et mes parents sonnaient le tocsin pour que je
revienne agrave Lyon reprendre mes eacutetudes et ma vie de jeune fille convenable
(Domenach-Lallich D Demain il fera beau journal drsquoune adolescente (novembre
1939-1944) 2001lt Frantext)
195
Le pointage via cela permet ici de saisir grossiegraverement tout un sous-graphe deacutejagrave eacutetabli M en
tant qursquoexpeacuterience ou eacutepisode de la vie de la locutrice
Signalons que les pronoms deacutemonstratifs de ce type fonctionnent eacutegalement volontiers de
maniegravere cataphorique crsquoest-agrave-dire en pointant sur un reacutefeacuterent encore non disponible en M
Crsquoest lrsquoun des emplois privileacutegieacutes de ceci laquo reacutesomptif raquo (Kęsik 1989 Theissen 2008)
(242) Donc davarice pas trace Ah si peut-ecirctre une petite chose leacutelectriciteacute [hellip] Et pour
en finir sur ce point ceci Lorsque Jean Rouaud reccediloit le prix Goncourt en 1990 nous
sommes un certain nombre dauteurs de la maison agrave recevoir une lettre de Jeacuterocircme
Lindon nous informant que ce succegraves agrave ses yeux ne serait pas complet si nous ny
participions pas Cette lettre est accompagneacutee dun chegraveque dont je ne me rappelle plus
le montant mais dont je me souviens quil est tout agrave fait substantiel (Echenoz J
Jeacuterocircme Lindon 2001lt Frantext)
Lrsquoauteur de ce texte eacutevoque lrsquoabsence drsquoavarice chez J Lindon Apregraves avoir reconnu une
exception qursquoil deacuteveloppe (pour des raisons de place nous avons eacutelimineacute ce passage) il
propose une illustration de son appreacuteciation via le pronom ceci Crsquoest alors toute une anecdote
qui est relateacutee pour soutenir le propos initial Au vu de lrsquoorientation argumentative du texte
ceci est capable agrave lui seul ndash sans mecircme faire lrsquoobjet drsquoune preacutedication (il fonctionne de
maniegravere syntaxiquement autonome) ndash de confeacuterer au reacutefeacuterent agrave venir via sa token-reacuteflexiviteacute
le statut drsquoeacutevidence de preuve
Ces pronoms apparaissent ainsi comme des moyens commodes de saisir laquo en gros raquo des sous-
graphes soit eacutetablis en M soit agrave venir agrave savoir un type drsquoobjets qui ne possegravede pas de
deacutenomination conventionnelle Comme ils partagent la distribution des SN on peut les mettre
en regard des noms sous-speacutecifieacutes (supra sect512) qui permettent pour leur part au locuteur de
cateacutegoriser subjectivement le mecircme genre drsquoentiteacutes Alors que les vertus reacuteifiantes (Schmid
1997) de la deacutenomination via un nom laquo coquille raquo srsquoaccompagnent de lrsquoattribution explicite
drsquoun point de vue sur lrsquoobjet lrsquoopeacuteration reacutefeacuterentielle via un pronom deacutemonstratif se borne agrave
reacuteunir momentaneacutement sans le nommer un sous-graphe concomitant agrave lrsquoeacutenonciation
Il va de soi que les trois deacutemonstratifs ne sont pas interchangeables en toutes circonstances
Notons drsquoabord que ceci et cela entrent reacuteguliegraverement dans des locutions comme cecicela dit
cela eacutetant fonctionnant comme connecteurs ou alors en correacutelation dans des expressions du
genre pour critiquer ceci cela (cfpp) ougrave ils se dotent drsquoune valeur postiche (cf supra sect513)
Drsquoautre part les emplois semblent diverger en termes de registre et de freacutequence Selon
Maillard (1989 34) cela est beaucoup plus rare que ccedila en franccedilais aussi bien agrave lrsquooral (il
relegraveve dans son corpus oral un 1 cela pour 100 ccedila) qursquoagrave lrsquoeacutecrit (il fait allusion aux statistiques
du TLF) Degraves lors plutocirct que de consideacuterer comme les grammaires que ccedila est une variante
familiegravere de cela Maillard juge plus adeacutequat drsquoinverser la perspective en regardant cela
comme une variante laquo guindeacutee raquo de ccedila lagrave ougrave ils commutent autrement dit comme le reacutesultat
196
drsquoune hypercorrection donnant laquo lrsquoimpression drsquoecirctre agrave cocircteacute de la langue raquo faisant laquo figure
de traduction maladroite ou de reacutecupeacuteration petite-bourgeoise du parler commun raquo (ibid)
Il convient neacuteanmoins de relativiser les chiffres donneacutes par Maillard qui comprennent les
emplois agrave la fois conjoints et disjoints de ccedila alors que cela est exclusivement disjoint
(lrsquoauteur signale drsquoailleurs que cela ne fonctionne jamais avec une valeur impersonnelle
comme ccedila dans ccedila bruine ce matin) Concernant ceci et cela Maillard (ibid 35) invoque agrave
nouveau une diffeacuterence sensible de freacutequence agrave lrsquooral (1 ceci pour 10 cela) Comme pour cela
il situe lrsquoemploi de ceci dans des contextes de franccedilais surveilleacute (ibid 35) Pour Corblin
(1987b) ceci preacutesente des contraintes drsquoemploi plus grandes que ccedila et cela bien que
partageant avec ces derniers lrsquoabsence drsquoun trait de classification il srsquoen distinguerait par la
neacutecessiteacute de reacutefeacuterer agrave un objet deacutelimiteacute Dans OFROM une requecircte rapide193
fournit 24 cela
(2 en locutions) pour 10 ceci (8 en locutions) La mecircme requecircte dans CFPP livre 33 cela (9 en
locutions) pour 32 ceci (31 en locutions principalement dans ceci dit) Pour lrsquoeacutecrit une
recherche sur Frantext de tous les textes posteacuterieurs agrave 1990 donne 20000 cela (19143 en
excluant cela dit et cela eacutetant) pour 1544 ceci (1470 sans ceci dit et ceci eacutetant) Une eacutetude
plus approfondie de la distribution de ces pronoms tenant compte des speacutecificiteacutes syntaxiques
(conjointes ou disjointes) et diaphasiques des expressions meacuteriterait drsquoecirctre meneacutee sur un
corpus agrave plus grande eacutechelle pour compleacuteter les reacutesultats de Maillard
5232 Les pronoms lrsquounhellip (lrsquoautre) les unshellip les autres
Lrsquoidentiteacute des reacutefeacuterents respectivement deacutesigneacutes par les formes lrsquounhellip (lrsquoautre) et les unshellip
les autres nrsquoest pas toujours aiseacutement infeacuterable Crsquoest le cas ci-dessous avec lrsquoemploi de lrsquoun
utiliseacute seul194
(243) Dans la cuisine il trouva trois de ses compagnons de beuverie preacuteparant du cafeacute et
des toasts et lrsquoun mecircme plus intreacutepide un petit deacutejeuner complet tous arborant des
traits deacutecomposeacutes et des yeux anormalement brillants (J Coe La maison du sommeil
lt Schnedecker 2003 99)
La forme pronominale lrsquoun comporte des instructions en apparence contradictoires dans sa
constitution morphologique qui combine laquo une forme associeacutee habituellement agrave
lrsquoindeacutefinitude un raquo et un deacuteterminant deacutefini (Schnedecker 2000) Elle requiert drsquoinstancier sa
variable avec un objet ici preacutesenteacute comme quelconque extrait de la classe preacutealablement
activeacutee (trois de ses compagnons de beuverie)
Dans lrsquoexemple suivant lrsquoemploi des correacutelats les unshellip les autres relegraveve manifestement
drsquoune strateacutegie de cryptage et de respect du politiquement correct
193
Au 15022016 194
Cela semble beaucoup moins freacutequent avec les uns (Schnedecker 2003 99) presque toujours suivi drsquoun
correacutelat en geacuteneacuteral les autres
197
(244) [le ministre belge Didier Gossuin srsquoexprime sur un congregraves organiseacute par son parti sur
le thegraveme de lrsquoeacutethique en politique suite agrave une affaire de conflits drsquointeacuterecircts] Je nirai pas
agrave ce congregraves car jaurais le sentiment de devoir sauver la face et crier en chœur laquo nous
ne sommes pas tous des pourris raquo nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
Quelques crapules issues du seacuterail nous ont deacuteshonoreacutes et ont contribueacute agrave miner notre
deacutemocratie Les uns avec leurs titres et fonctions ont frayeacute sans vergogne avec les
pires mafieux corrupteurs et corrompus de notre socieacuteteacute Les autres ont useacute de leurs
mandats pour extorquer agrave leur seul profit la collectiviteacute et le citoyen Pour les uns
comme les autres la seule motivation fut lenrichissement sans cause (12022017
httpwwwlesoirbe)
Le locuteur dans un laquo coup de gueule raquo introduit un ensemble explicitement sous-deacutetermineacute
(quelques crapules) qursquoil partitionne en deux sous-groupes via les uns et les autres dont sont
preacutediqueacutees certaines proprieacuteteacutes mais dont lrsquoidentiteacute reste deacutelibeacutereacutement implicite
524 Lrsquoadverbe lagrave
Nous terminons lrsquoinventaire par lrsquoemploi drsquoune forme sous-speacutecifieacutee agrave lrsquoorigine deacutedieacutee agrave
lrsquoexpression de lrsquoespace agrave savoir lrsquoadverbe lagrave (cf supra (225)) Lrsquoadverbe lagrave constitue en
quelque sorte le pendant tonique des pronoms reacutegimes locatif y et ablatif en Dans les
grammaires on oppose lagrave agrave ici relation tantocirct envisageacutee comme eacutequipollente (eacuteloignement vs
proximiteacute) privative (en faveur du trait de proximiteacute pour ici) ou encore synonymique (Smith
1995) Les linguistes admettent geacuteneacuteralement la seconde hypothegravese agrave savoir celle qui
considegravere lagrave comme le terme non marqueacute de lrsquoopposition (Barbeacuteris 1987 36)195
On sait
qursquoici et lagrave peuvent srsquoaffranchir drsquoun sens purement spatial196
pour se doter drsquoun trait en lien
avec lrsquoeacutenonciation ou la subjectiviteacute ougrave ici marque lrsquoengagement locuteur (Smith 1995) agrave
lrsquoinverse lagrave est au laquo chocircmage deacuteictique raquo laquo sa reacutefeacuterence spatiale est floue voire inexistante
et il ne sert plus qursquoagrave indiquer une absence drsquoengagement (ou le peu drsquoengagement) de la part
du locuteur raquo (ibid 52) Dans le mecircme ordre drsquoideacutee Barbeacuteris (1998 30) attribue agrave ici un
mouvement laquo centripegravete raquo laquo drsquoappropriation purement individuelle de lrsquoespace raquo saisi par le
locuteur sur le vif tandis qursquoelle associe agrave lagrave un mouvement drsquoexpansion laquo centrifuge raquo
engageant une laquo relation interpersonnelle raquo eacutevoquant un espace plus vague et deacutejagrave partageacute A
ses yeux ces caracteacuteristiques respectives mettent en lumiegravere une diffeacuterence drsquointerpreacutetation
entre les eacutenonceacutes suivants malgreacute leur ressemblance
(245) pasque depuis le temps que chuis lagrave (dans le quartier) euh sans les connaicirctre (les
habitants) je les connais d vue (Boulanger lt Barbeacuteris 1998 31 les contenus entre
parenthegraveses sont des explicitations de lrsquoauteur)
195
Smith (1995) montre qursquoaucune hypothegravese nrsquoest complegravetement satisfaisante les donneacutees reacuteveacutelant des
contextes respectivement communs aux deux adverbes des contextes ougrave ici ne se laisse pas substituer par lagrave et
des contextes incompatibles 196
A cet eacutegard Smith (1995 52) explique lrsquoeacutemergence de lagrave-bas dans le systegraveme pour reacutecupeacuterer la composante
spatiale drsquoeacuteloignement deacutesormais absente pour lagrave Sur le sens uniquement spatial de lagrave-bas voir Brault (2001)
198
(246) comme y a vingt ans que j suis ici (dans le quartier) jai du mal agrave faire du changement
hein (rire) (Boulanger lt ibid)
Dans le premier eacutenonceacute la locutrice envisage son lieu de reacutesidence dans sa relation aux
autres agrave lrsquoenvironnement ambiant alors que dans le second eacutenonceacute elle le preacutesente comme
priveacute comme laquo son espace eacutegotique raquo (ibid)
Drsquoapregraves nos observations lagrave manifeste davantage de possibiliteacutes reacutefeacuterentielles qursquoici Ainsi il
est capable de fonctionner de maniegravere reacutesomptive
(247) Mais aussi par la gestion intelligente drsquoun personnage nouveau le chœur repreacutesentant
le peuple de Marseille qui fait plus que commenter lrsquoaction qui y participe Gracircce
aussi aux magnifiques deacutecors de Dominique Pichou et aux costumes de Christian
Gasc lrsquoeacutepoque est eacutevoqueacutee sans ecirctre reconstitueacutee agrave lrsquoidentique Ce sont sans doute lagrave
les cleacutes de cette reacuteussite visuelle (httpwwwconcertonetcom 09042007 lt Corpus
franccedilais Universiteacute de Leipzig)
Cet extrait provient drsquoune critique drsquoun opeacutera-comique dans laquelle la journaliste eacutenumegravere
les qualiteacutes de la piegravece agrave divers niveaux (structure musique sceacutenario personnages deacutecors
etc) Difficile degraves lors de cerner clairement lrsquoeacutetendue de lrsquoadverbe lagrave Situe-t-il la reacuteussite
uniquement dans le rocircle des deacutecors tout juste mentionneacutes Comprend-il la fonction originale
du chœur Recouvre-t-il lrsquoensemble des aspects abordeacutes jusqursquoagrave ce point (ou davantage )
Il semble vain de srsquoorienter exclusivement vers lrsquoune de ces solutions Lrsquointerpregravete se
contentera vraisemblablement drsquoune repreacutesentation globale et positive des divers facteurs de
reacuteussite eacutevoqueacutes
Dans les genres improviseacutes il arrive freacutequemment que lagrave ne fonctionne plus comme
circonstant mais comme simple particule agrave fonction phatique (Barbeacuteris 1987 Smith 1995) en
particulier lorsqursquoil intervient en fin de syntagme Barbeacuteris (1987) appelle cet emploi laquo lagrave de
clocircture raquo
(248) non jai jai des nouvelles de temps en temps pis | _ | ah oui pis tu sais ccedila sest reacutegleacute
lhistoire lagrave tu sais que | _ | tu sais comme quoi javais pas reacutepondu au message |
message tu sais | ah cest vrai | ouais on a parleacute euh ben ceacutetait euh | _ | _ | ben quand
tavais pas pu venir agrave cause du souper justement (ofrom)
Dans cet exemple lagrave ne redonde pas par simple coreacutefeacuterence sur le reacutefeacuterent auparavant activeacute
en lrsquooccurrence lrsquolsquohistoirersquo Son emploi srsquointerpregravete de maniegravere eacuteminemment intersubjective
il convoque un espace commun agrave lrsquoexpeacuterience des interlocuteurs A cette fin la locutrice
laquo mime raquo (ibid 37) lrsquoexistence drsquoun univers partageacute agrave reconstituer elle fait appel agrave la
meacutemoire de son interlocutrice et recherche de sa part un signe drsquoapprobation (cf aussi le tu
sais) qui finit drsquoailleurs par arriver agrave travers ah crsquoest vrai de lrsquointerlocutrice Drsquoapregraves Smith
(1995) crsquoest la sous-speacutecification de lagrave qui lui permet drsquoacqueacuterir un tel fonctionnement
discursif
199
6 Conclusion
Lrsquoobjectif de ce chapitre eacutetait de montrer que la sous-deacutetermination est tout agrave fait courante
dans les eacutechanges mecircme lorsqursquoelle nrsquoest pas annonceacutee comme telle (par opposition aux
expressions dites laquo indeacutefinies raquo) lrsquoemploi de certains deacutesignateurs reacutevegravele qursquoil est
parfaitement possible de reacutefeacuterer agrave un objet qui nrsquoa pas de proprieacuteteacutes distinctives et que cette
situation reacutepond agrave des motivations discursives diverses accidentelles ou strateacutegiques qui se
laissent en tout cas difficilement expliquer par une quecircte de veacuteriteacute
A travers lrsquoinventaire des moyens linguistiques entrepris nous avons distingueacute les ressources
lexicales des ressources non lexicales Ces derniegraveres nrsquoimpliquant pas contrairement aux
premiegraveres un acte de deacutenomination explicite elles nous semblent susceptibles drsquoaller plus
loin dans le pheacutenomegravene de sous-deacutetermination Pour cette raison notamment elles se
montrent particuliegraverement freacutequentes dans les contextes de production spontaneacutee Nous
souhaitons par la suite porter une attention particuliegravere agrave ces contextes dans lesquels les
locuteurs produisent leur discours sur le vif et sans possibiliteacute de le modifier avec tous les
pheacutenomegravenes drsquoinstabiliteacute en M que cela suppose Ces conditions nous apparaissent en effet les
mieux agrave mecircme de refleacuteter les comportements effectifs des usagers affranchis de certaines
contraintes propres agrave des genres dominants plus laquo consensuels raquo ougrave le critegravere du coucirct de
deacutecodage est beaucoup plus important
Dans les limites de ce travail il nous est impossible drsquoexaminer dans le deacutetail le
fonctionnement de lrsquoensemble des formes non lexicales abordeacutees ci-dessus Nous avons
deacutecideacute de consacrer une premiegravere eacutetude de cas au fonctionnement du syntagme tout ccedila
particuliegraverement prolifique dans les contextes drsquooral en configuration drsquoeacutenumeacuteration ougrave il
reflegravete une gamme remarquable de strateacutegies discursives La seconde eacutetude porte sur lrsquoemploi
du pronom clitique de 6e personne ils exprimant un actant sous-deacutetermineacute qui se reacutevegravele
difficilement conciliable avec les descriptions en vigueur de la 3e personne en termes
drsquoanaphore et de continuiteacute reacutefeacuterentielle En seacutelectionnant ces champs drsquoeacutetude particuliers
nous sommes consciente de laisser de cocircteacute un certain nombre de chantiers ouverts qui
meacuteriteraient une attention semblable et une exploration drsquoenvergure sur la base de donneacutees
authentiques Crsquoest notamment le cas de la reacutefeacuterence des clitiques reacutegimes le en y ougrave de
lrsquoadverbe lagrave Nous avons neacuteanmoins lrsquointention de remettre ces questions agrave lrsquoordre du jour
dans le cadre de projets ulteacuterieurs
200
201
Deuxiegraveme Partie
Manifestations de la sous-deacutetermination deux
eacutetudes empiriques
202
203
Avant-propos la constitution des donneacutees
Le choix des deux objets drsquoeacutetude (tout ccedila et ils) de cette seconde partie tient avant tout agrave
lrsquointeacuterecirct qursquoils ont susciteacute chez nous en tant qursquousagegravere du franccedilais en immersion dans les
eacutechanges ordinaires En effet nous avons eacuteteacute frappeacutee au quotidien par la productiviteacute de ces
deux proceacutedeacutes de sous-deacutetermination productiviteacute confirmeacutee par les donneacutees examineacutees par
la suite Il nous a degraves lors paru pertinent drsquoexplorer plus avant ces ressources pour corroborer
lrsquoimpression que celles-ci nrsquoeacutetaient pas seulement le fait drsquoune ignorance du locuteur mais
qursquoelles participaient pleinement agrave lrsquoorganisation du discours
La premiegravere eacutetude sur tout ccedila (Ch IV) complegravete les travaux deacutejagrave abondants sur le pronom ccedila
(eg Porquier 1972 Maillard 1985 1989 1994 Cadiot 1988 Corblin 1991 Boivin 1992
Carlier 1996 Guerin 2006 Sales 2008 etc) et peut ecirctre mise en perspective avec les travaux
sur les particules drsquoextension de liste (eg Ward amp Birner 1993 Overstreet 1999 Ferreacute 2011
Secova 2014) Quant agrave la seconde eacutetude sur ils (Ch V) elle interroge la fonction anaphorique
que lrsquoon associe invariablement au pronom de 3e personne et suggegravere de rapprocher certaines
constructions avec ils drsquoautres proceacutedeacutes de sous-deacutetermination de lrsquoagent tels que lrsquousage du
on dit indeacutefini (eg Muller 1970 Franccedilois 1984 Viollet 1988 Leeman 1991 Rabatel 2001
Blanche-Benveniste 2003 Guerin 2006 Floslashttum et al 2007 Beacuteguelin 2014c etc) ou encore
la diathegravese passive (eg Berrendonner 2000 Muller 2000 Blevins 2003 Creissels 2006 etc)
Concernant les donneacutees analyseacutees hormis celles issues de travaux anteacuterieurs que nous
discutons dans les parties preacuteliminaires nous nous sommes principalement tourneacutee vers des
corpus de franccedilais parleacute en accegraves libre (cf supra Introduction geacuteneacuterale) agrave savoir la base de
donneacutees OFROM197
(env 69h de franccedilais parleacute en Suisse romande voir Avanzi Beacuteguelin amp
Dieacutemoz 2012-2015) la base PFC198
(une trentaine de points drsquoenquecircte dans toute la
francophonie voir Durand et al 2002 2009) ainsi que le corpus CFPP2000199
(environ 48h
de franccedilais parleacute agrave Paris voir Branca-Rosoff Fleury Lefeuvre Pires 2012) Nous avons
conserveacute pour les exemples retenus les conventions de transcription propres agrave chaque
corpus une tacircche drsquouniformisation srsquoaveacuterant trop laborieuse Si les moteurs de chaque base de
donneacutees ont permis drsquoextraire aiseacutement les seacutequences concerneacutees un traitement manuel srsquoest
neacuteanmoins reacuteveacuteleacute indispensable par la suite conformeacutement agrave nos principes drsquoanalyse En
effet en plus des critegraveres purement segmentaux nous accordons une large place aux facteurs
contextuels Pour ce faire nous avons reacuteguliegraverement eu recours agrave la lecture simultaneacutee
197
httpwwwuninechofrom 198
httpwwwprojet-pfcnet 199
httpcfpp2000univ-paris3fr
204
texteson drsquoenregistrements inteacutegraux200
agrave disposition dans les bases afin de tirer parti drsquoun
empan textuel maximal pour chaque occurrence examineacutee
Dans lrsquoimpossibiliteacute de traiter de la sorte les dizaines de milliers de reacutesultats nous avons
orienteacute notre recherche sur des critegraveres qualitatifs en privileacutegiant les exemples qui preacutesentaient
une reacuteelle valeur heuristique Bien que nous fournissions ponctuellement quelques indications
chiffreacutees nous ne preacutetendons donc pas agrave un panorama exhaustif des items eacutetudieacutes
Drsquoautres raisons nous poussent agrave renoncer agrave la deacutelimitation drsquoun sous-corpus drsquoune part les
trois bases de donneacutees exploiteacutees sont des corpus ouverts crsquoest-agrave-dire qursquoelles sont
reacuteguliegraverement alimenteacutees de nouvelles donneacutees dont nous nrsquoavons pas voulu nous priver
Drsquoautre part agrave lrsquoheure actuelle malgreacute des projets de grande envergure en cours dans ce
sens201
il nrsquoexiste pas encore de vaste corpus de franccedilais eacutechantillonneacute et eacutequilibreacute disponible
qui permette de mener agrave bien des analyses quantitatives exhaustives202
(Benzitoun amp Cappeau
2010)
Signalons pour terminer que nous avons releveacute ponctuellement des occurrences dignes
drsquointeacuterecirct au greacute de nos conversations ou lectures ou puiseacutees dans drsquoautres genres discursifs
(SMS Frantext etc) que nous avons jugeacute bon drsquointeacutegrer aux analyses pour eacutetablir le cas
eacutecheacuteant des parallegraveles reacuteveacutelateurs Cela nous donnera lrsquooccasion de deacutegager quelques
diffeacuterences de conditions de production entre les genres de lrsquolaquo immeacutediat raquo et ceux de la
laquo distance raquo communicative (Koch amp Oesterreicher 1985)
200
Par laquo inteacutegraliteacute raquo nous entendons la totaliteacute de lrsquoextrait mis agrave disposition en ligne et non lrsquointeacutegraliteacute de
lrsquoenregistrement drsquoorigine dont souvent seule une partie est audible et a eacuteteacute transcrite 201
Par exemple le projet CRFC (Siepmann Buumlrgel amp Diwersy 2016) pour le franccedilais en geacuteneacuteral consultable agrave
partir de fin 2018 et le projet ORFEO pour le franccedilais parleacute (httpwwwprojet-orfeofr) disponible en principe
courant 2017 202
A noter que la base PFC comporte reacuteguliegraverement des problegravemes de doublons dans les reacutesultats
205
Chapitre IV
Fonctionnement reacutefeacuterentiel
et pragmatique de tout ccedila
- Sacreacute Valentin Alors raconte-moi Le mariage Le commerce Tout
ccedila Ccedila gaze Ccedila boume
- Ccedila va ccedila va
- Cest vague ccedila va (Queneau R Le dimanche de la vie 1951)
206
207
1 Introduction
Outre le caractegravere reacutefeacuterentiellement eacutevasif du syntagme tout ccedila celui-ci agrave la particulariteacute de
manifester des proprieacuteteacutes seacutemantiques en apparence contradictoires tout marquant une
forme drsquoexhaustiviteacute associeacute agrave ccedila pronom largement sous-speacutecifieacute Ce paradoxe que nous
tenterons de reacutesoudre soulegraveve la question de la possibiliteacute drsquoenvisager le parcours exhaustif
drsquoun ensemble sous-deacutetermineacute Cette probleacutematique sera en particulier eacutetudieacutee agrave travers la
disposition du marqueur agrave apparaicirctre dans les contextes eacutenumeacuteratifs
Nous deacutebutons par une synthegravese des emplois du pronom ccedila sur la base des nombreux travaux
anteacuterieurs sur le sujet et de nos propres observations nous illustrons ainsi sa maniabiliteacute qui
se reflegravete agrave travers la gamme de reacutefeacuterents auxquels il est susceptible de srsquoappliquer (sect2) Nous
eacutetendons le champ drsquoeacutetude agrave tout ccedila dont lrsquoinconsistance seacutemantique eacutevoqueacutee ne se reacutevegravele
qursquoapparente en reacutepertoriant ses diffeacuterents contextes drsquoemploi (sect3) En clocircture de liste tout
ccedila se distingue des autres emplois par son affiniteacute avec les contextes drsquooral spontaneacute nous
nous penchons donc pour finir sur son fonctionnement reacutefeacuterentiel dans ce genre tregraves
laquo immeacutediat raquo et sur son aptitude agrave ecirctre au service drsquoun eacuteventail de rendements pragmatiques
(sect4)
208
209
2 Les emplois de ccedila
Le pronom ccedila appartient morphologiquement agrave la cateacutegorie des deacutemonstratifs par deacutefinition
token-reacuteflexifs et posseacutedant aux cocircteacute de ceci cela celui-ci celui-lagrave une distribution de
pronom disjoint (tonique) En mecircme temps il fonctionne aussi comme un pronom clitique
sujet et entre agrave ce titre dans le paradigme des pronoms conjoints de 3e personne aux cocircteacutes de
ilelleon Il importe donc de distinguer deux formes homonymes du pronom ccedila (Creissels
1995 Sales 2008) lrsquoune conjointe ougrave ccedila fonctionne exclusivement comme sujet lrsquoautre
disjointe ougrave ccedila peut occuper toutes les positions deacutevolues aux SN (cf supra ChII sect2)
Comme tout pronom ccedila se caracteacuterise par lrsquoabsence de contenu lexical et donc par un sens
particuliegraverement sous-speacutecifieacute davantage encore que le pronom conjoint ilelle car il srsquoen
distingue par lrsquoabsence de tout trait de cateacutegorisation (Corblin 1991 Kleiber 1994b Carlier
1996 Guillot 2006) Au niveau seacutemantico-reacutefeacuterentiel ces caracteacuteristiques rendent son emploi
tregraves peu contraint et lui permettent de se comporter de maniegravere particuliegraverement polyvalente
on lui impute la capaciteacute de reacutefeacuterer agrave laquo nrsquoimporte quel type de segment de reacutealiteacute raquo (Carlier
1996) que les objets deacutesigneacutes prennent leur source dans la situation immeacutediate ou dans le
contexte verbal
Mais son fonctionnement va au-delagrave certains attribuent eacutegalement agrave ccedila clitique un emploi
impersonnel (Maillard 1989 Guillot 2006) comme dans ccedila craint dans ce quartier Dans les
eacutetudes qui lrsquoenvisagent selon nous agrave tort203
comme un laquo substitut raquo (Porquier 1972 Dubois
1965 Maillard 1989) il pose ineacutevitablement des difficulteacutes de deacutelimitation et de restitution
reacutefeacuterentielle En effet on relegraveve sa capaciteacute agrave mettre en œuvre des reacutefeacuterences diversement
caracteacuteriseacutees comme indistinctes (Corblin 1991) vagues (Bartning 2006) propositionnelles
(Cadiot 1988) ou indeacutefinissables (Carlier 1996) parfois accompagneacutees drsquoun effet
meacutetonymique (Corblin 1991 Willems 1998) Sa souplesse reacutefeacuterentielle lui vaut en particulier
une grande productiviteacute dans les deacutesignations qui posent en geacuteneacuteral des difficulteacutes de
description la reacutefeacuterence agrave des objets de type procegraves (que la tradition seacutemantique sous-
cateacutegorise en eacuteveacutenements faits propositions situations etc cf supra ChI sect32) la reacutefeacuterence
geacuteneacuterique la deixis textuelle (cf supra ChI sect43) etc dont nous fournirons des illustrations
De nombreux travaux sont consacreacutes agrave la description de ccedila qursquoil srsquoagisse de monographies
(Maillard 1989 Boivin 1992 Guerin 2006 Sales 2008) ou drsquoarticles scientifiques (Porquier
1972 Cadiot 1988 Corblin 1991 Maillard 1994 Carlier 1996 Guerin 2007 etc) A partir
des reacutesultats de ces nombreuses recherches nous proposons une vue drsquoensemble des
principaux emplois de ccedila (y compris la variantendash combinatoire ou stylistique ndash ce de la forme
clitique Maillard 1989 32) pour illustrer sa flexibiliteacute reacutefeacuterentielle agrave la faveur de sa sous-
speacutecification Cet inventaire ne se veut pas exhaustif204
aussi laissons-nous de cocircteacute un certain
nombre drsquoemplois dans des contextes speacutecifiques ougrave le pronom est (quasiment)
reacutefeacuterentiellement deacutemotiveacute et qui neacutecessiteraient chacun un examen particulier les cliveacutees
203
Cf la critique de la conception substitutive supra ChII sect31 204
Pour un inventaire de tous les emplois attesteacutes nous renvoyons aux monographies indiqueacutees ci-dessus
210
(crsquoest hellip quique) le dispositif temporel ccedila fait hellip que les pseudo-cliveacutees ce quiquehellip crsquoest
les redoublements de CV (ccedilahellip de Vinfquesi CV eg laquo ccedila fait du bien de parler raquo) Nous
eacutecartons eacutegalement les cas ougrave ccedila ne fonctionne pas comme un pronom mais se rapproche
drsquoune particule ou drsquoun adverbe drsquoeacutenonciation (Sales 2008)205
et peut se combiner agrave des
eacuteleacutements exclamatifs comme dans ccedila alors ccedila par exemple ah ccedila etc En effet la prise en
compte de tous ces eacuteleacutements deacutepasserait lrsquoenjeu de ce chapitre
21 ccedila conjoint
211 ccedila pointe sur un objet cateacutegoriseacute
Malgreacute son deacutefaut de trait de cateacutegorisation ccedila peut servir agrave reacutefeacuterer agrave un objet qui a deacutejagrave eacuteteacute
cateacutegoriseacute par ailleurs dans le discours Nous nous inteacuteressons ici agrave deux situations (qui ne
srsquoexcluent pas mutuellement) drsquoabord le cas ougrave lrsquoobjet a eacuteteacute preacutealablement cateacutegoriseacute via un
SN deacutetacheacute que vient laquo redoubler raquo le clitique ccedila ensuite le cas ougrave ccedila est impliqueacute dans la
reacutefeacuterence humaine
2111 ccedila redouble un sujet
La situation de redoublement est illustreacutee par les exemples suivants
(249) [agrave propos du besoin en eau des fleurs] ce brouillard ccedila mouille pas mal et pis | ouais |
pis | pis maintenant ben | _ | _ | la terre eacutetait aussi pas assez segraveche (ofrom)
(250) [le locuteur raconte les difficulteacutes rencontreacutees en tant que pilote drsquoavion] agrave Londres y
avait vraiment un vent tregraves tregraves fort tempeacutetueux en | plus de de travers qui eacutetait pas
dans dans laxe de la piste | donc ceacutetait tregraves difficile datterrir des des choses comme ccedila
la neige ccedila peut ecirctre difficile mais surtout les orages et le vent je dirais (ofrom)
A la diffeacuterence drsquoun pronom personnel ilelle qui preacutesente lrsquoobjet de maniegravere
individueacutee on remarque avec ccedila une deacutesignation plus floue du reacutefeacuterent donneacute agrave voir plutocirct
comme un pheacutenomegravene (ici meacuteteacuteorologique) diffus non comptable que comme un individu
bien deacutelimiteacute Dans lrsquoexemple (250) ccedila peut renvoyer de maniegravere plus geacuteneacuterale agrave lrsquoexpeacuterience
du locuteur dans laquelle lrsquoobjet mentionneacute entre agrave titre drsquoingreacutedient glosable (non
exhaustivement) par lsquopiloter par temps de neigersquo lsquoatterrir par temps de neigesur la neigersquo
etc (Cadiot 1991) Outre le SN deacutetacheacute crsquoest surtout la preacutedication attribueacutee agrave ccedila qui joue un
rocircle consideacuterable dans la maniegravere drsquoenvisager le reacutefeacuterent Il est agrave remarquer que le sujet
lexical peut ecirctre instancieacute agrave droite du verbe autrement dit que la deacutenomination peut ecirctre
ulteacuterieure agrave la deacutesignation pronominale par ccedila
(251) si si ils annoncent encore un petit peu beau | _ | _ | ccedila doit commencer la foire euh la
foire drsquoautomne agrave Bacircle (ofrom)
205
Sales relegraveve des zones de recouvrement entre ccedila pronominal et ccedila adverbial ougrave lrsquoon peut heacutesiter entre les
deux analyses Qui ccedila laquo lui raquo (ibid 229)
211
Dans ce cas aussi ccedila permet au contraire du pronom elle de preacutesenter lrsquoobjet sous une forme
plutocirct globale (Cadiot 1991) qursquoindividueacutee malgreacute lrsquoexistence drsquoun nom tout deacutesigneacute
identifiant lrsquoeacuteveacutenement en question (la foire drsquoautomne agrave Bacircle) Une autre interpreacutetation
possible est que lrsquoeacutetiquette lexicale nrsquoest pas encore disponible (lacune lexicale) pour le
locuteur au moment de la deacutesignation par ccedila (cf le euh drsquoheacutesitation) En effet on a deacutejagrave vu
supra (ChIII sect41) que ccedila est particuliegraverement propice en situation de recherche lexicale
Le pronom conjoint ceccedila peut proceacuteder agrave des reacutefeacuterences drsquoordre meacutetalinguistique comme ci-
dessous ougrave crsquo renvoie dans un premier temps au signe typewriter
(252) premiegraverement jrsquoai conccedilu un site internet en fait qui srsquoappelle typewriters of art [hellip]
typewriter cest non cest pas un choix qui est anodin | _ | le typewriter cest une figure
du street workout vous verrez tout agrave lheure | _ | et en mecircme ccedila fait reacutefeacuterence euh au
processus ethnographique et agrave lactiviteacute deacutecriture (ofrom)
En effet le choix en question concerne lrsquooccurrence autonymique typewriter (Authier-Revuz
2003) Mais la deuxiegraveme occurrence du pronom (crsquoest une figurehellip) pointe quant agrave elle sur le
type (Berrendonner 2002) introduit par le SN deacutefini le typewriter Le preacutedicat attribueacute agrave crsquo
consiste agrave fournir une caracteacuterisation (est une figure du street workout) au type en question Il
sert ainsi de relais entre lrsquoobjet et une laquo deacutefinition raquo agrave caractegravere identificatoire (Burston amp
Monville-Burston 1981) On peut enfin remarquer que le ccedila qui prolonge ulteacuterieurement la
reacutefeacuterence (ccedila fait reacutefeacuterence) ramegravene la reacutefeacuterence au signe au vu de la preacutedication qui lui est
assigneacutee crsquoest bien au nom typewriter qursquoon attribue la proprieacuteteacute de faire reacutefeacuterence agrave tel et tel
aspect Cet exemple illustre la flexibiliteacute du pronom ccedila qui se reacutevegravele totalement adapteacute aux
situations de reformatage drsquoobjet (ici entre le type et le signe)
2112 ccedila et la reacutefeacuterence humaine
Contrairement agrave certaines ideacutees reccedilues ccedila nrsquoest pas reacuteserveacute agrave la reacutefeacuterence [- animeacute]
(253) si je regarde avec mon fregravere | _ | lui il avait une phase | _ | ougrave il parlait seulement
franccedilais | _ | pis les Suisses allemands ccedila ccedila existait pas pour lui | et maintenant il a la
phase seulement suisse allemand (ofrom)
Dans cet exemple ccedila206
ne renvoie pas aux usagers suisses-allemands pris dans leur
individualiteacute comme pourrait lrsquoinduire un ils distributif mais il engage plutocirct une
interpreacutetation collective de lrsquoensemble eacutevoqueacute (les Suisses allemands) (Carlier 1996) voire
une reacutefeacuterence au type auquel cette classe ressortit Cette affiniteacute avec la geacuteneacutericiteacute est souvent
observeacutee dans les eacutetudes sur ccedila ougrave le SN deacutetacheacute peut prendre diverses formes (un zizi ccedila
sert agrave faire pipi debout la pieles pies ccedila jacasse lt Maillard 1989 Carlier 1996)
206
Lrsquoeacutecoute de lrsquoenregistrement confirme que le redoublement est ducirc agrave un pheacutenomegravene de bribe involontaire
plutocirct qursquoagrave une veacuteritable structure de deacutetachement agrave gauche drsquoun premier ccedila tonique redoubleacute drsquoun ccedila clitique
Crsquoest pourquoi nous consideacuterons qursquoil y a simple pieacutetinement drsquoun ccedila conjoint sur la position sujet
212
Mais ccedila impliqueacute dans la reacutefeacuterence humaine nrsquoapparaicirct pas exclusivement dans les contextes
geacuteneacuteriques Ci-dessous crsquoest est utiliseacute pour pourvoir un individu humain speacutecifiquement
nommeacute (cf le ) drsquoun attribut typant laquo en le rangeant dans la classe des objets ou des ecirctres qui
partagent ce type raquo (Boone 1987 96)207
(254) | jrsquoai connu | | _ | qui eacutetait euh qui donnait des des cours de batterie cest un batteur
donc (ofrom)
Pourquoi recourir agrave ce lorsque lrsquoindividu en question est deacutejagrave par ailleurs identifieacute (via le nom
propre masqueacute) Une alternative serait lrsquoemploi drsquoune structure il est N (il est batteur)
neacuteanmoins celle-ci nrsquoexprimerait plus un processus de classification mais laquo lrsquoattribution au
sujet des proprieacuteteacutes deacutefinitoires du type N1 raquo (Riegel 1985 198) Pour Cadiot (1988 177) la
structure en crsquoest un N invoque laquo la mise en œuvre drsquoun deacutecrochement entre une reacutefeacuterence
assureacutee et une reacutefeacuterence agrave effectuer raquo Le pronom conjoint ce apparaicirct comme lrsquoinstrument de
relais ideacuteal pour faire entrer lrsquoindividu dans une cateacutegorie donneacutee (un batteur) (cf aussi supra
(252))
Lrsquoexemple suivant illustre un cas de reacutefeacuterence humaine ougrave lrsquoon peut heacutesiter entre deux
interpreacutetations
(255) [le locuteur reacutepond agrave une question sur la taille de son neveu de 2 mois] il est il est il
non non donc pour son acircge il est assez grand justement | _ | bon il est neacute agrave cinquante
centimegravetres ce qui est pas mal | _ | pis lagrave je sais pas combien il fait mais euh ccedila grandit
agrave vue drsquoœil lagrave on a fait le weekend de Pacircques en Provence | _ | ouais | _ | et je lai pas
revu depuis toute la semaine jai vu il a changeacute quoi en une semaine (ofrom)
On peut drsquoune part consideacuterer que la preacutedication ccedila grandit concerne une classe prise dans
son ensemble celle des nourrissons exprimant ainsi un commentaire agrave caractegravere geacuteneacuterique
Drsquoautre part on peut interpreacuteter le pronom comme renvoyant speacutecifiquement agrave lrsquoenfant en
question208
mais avec une appreacutehension particuliegravere lrsquoaspect token-reacuteflexif simulant la
preacutesence effective du reacutefeacuterent combineacute au trait non individueacute de ccedila (mise en avant du
processus plutocirct que de lrsquoindividu marquage du caractegravere laquo inacheveacute raquo du beacutebeacute etc)
contribuent agrave produire un discours empreint de subjectiviteacute (attendrissement)
On peut noter agrave cet eacutegard que les grammaires ne relegravevent souvent que lrsquoeffet peacutejoratif de ccedila
pour la reacutefeacuterence humaine (Riegel et al 2009 377) comme dans
(256) ccedila court partout ccedila cavale avec tous les gars du coin ccedila srsquofait engrosser agrave tour de
bras (Maillard 1989 60)
Mais les divers exemples de cette section montrent bien que ce nrsquoest qursquoun effet possible
207
La diffeacuterence avec il est batteur semble ecirctre qursquoavec ce dernier on attribue simplement une proprieacuteteacute au
reacutefeacuterent en question mais non une cateacutegorisation agrave viseacutee identificatoire (cf Burston amp Monville-Burston 1981) 208
Cf lrsquoemploi de it en anglais ou es en allemand pour deacutesigner un beacutebeacute dans des contextes speacutecifiques
213
212 ccedila pointe sur un objet non cateacutegoriseacute
Le pronom ccedila par deacutefinition est particuliegraverement adapteacute agrave la reacutefeacuterence aux objets auxquels
on nrsquoa pas explicitement octroyeacute de classification nominale Nous en preacutesentons ci-dessous
les types de reacutefeacuterence majeurs
2121 ccedila se rapporte agrave lrsquoexpeacuterience du locuteur
Ces objets peuvent avoir pour origine la situation environnante comme lrsquoincident rapporteacute ci-
dessous par le locuteur
(257) [un plat vient de glisser des mains drsquoun essuyeur de vaisselle] ccedila a glisseacute (Maillard
1989 68)
Le clitique ccedila se reacutevegravele dans cette situation particuliegraverement eacuteconomique il est utiliseacute par
deacutefaut et nrsquoimplique pas contrairement agrave il drsquoeacutetiquette lexicale sous-jacente Il reacutevegravele agrave ce
titre que le locuteur nrsquoa pas assigneacute agrave lrsquoobjet un attribut de deacutenomination particulier
Dans le domaine des sens ccedilace peut renvoyer agrave une cible diffuse se mecirclant agrave lrsquoexpeacuterience
sensorielle proprement dite
(258) Mmh crsquoest bon (sur un bavoir pour beacutebeacute)
Pour reacutefeacuterer indistinctement agrave (un aspect de) la situation courante crsquoest agrave ccedila qursquoon recourt
(259) Ccedila suffit ccedila commence agrave bien faire (ibid 71)
A cet eacutegard il devient difficile de distinguer le reacutefeacuterent sur lequel opegravere la preacutedication
lrsquoeacutenonceacute dans son ensemble exprime globalement lrsquoexaspeacuteration du locuteur vis-agrave-vis drsquoune
situation
2122 ccedila laquo impersonnel raquo
De la mecircme maniegravere il apparaicirct impossible de restituer lrsquoagent du procegraves invoqueacute dans les
contextes ci-apregraves ie impliquant les domaines respectivement physiologique climatique ou
interactionnel
(260) [agrave propos de processus abdominaux involontaires] Ccedila gargouille (ibid )
(261) Ccedila caille ce matin ccedila pleut (ibid)
(262) Ccedila boumeccedila baigne ccedila gaze (ibid)
Maillard (1985 1989 1994a) propose de traiter ces cas comme des impersonnels ou plutocirct
comme des SV laquo asubjectaux raquo au vu de lrsquoimpossibiliteacute drsquoy cliver le pronom ccedila (crsquoest ccedila qui
boume) ou drsquoinstancier la place drsquoargument sujet (par exemple par le pronom tonique cela cf
Sales 2008 115) A ce titre ils contribuent seacutemantiquement agrave une laquo baisse drsquoagentiviteacute et agrave
une deacutetheacutematisation de lrsquoagent raquo le procegraves se voit degraves lors laquo mis en vedette au deacutetriment de
214
ses participants raquo (Maillard 1994a 5) Corblin (1991) leur refuse neacuteanmoins le statut
drsquoimpersonnel consideacuterant que ccedila nrsquoy est pas complegravetement expleacutetif mais qursquoil possegravede tout
de mecircme un contenu reacutefeacuterentiel aussi indistinct soit-il Il note agrave cet eacutegard la capaciteacute
drsquolaquo expansion meacutetonymique raquo des constructions en ccedila+V
(263) Ccedila dort lagrave-dedans (ibid 46)
Dans cet eacutenonceacute le verbe seacutelectionne un trait humain imputeacute de ce fait agrave un reacutefeacuterent
indistinct laquo le sommeil semble diffuseacute dans la situation et nrsquoecirctre plus une proprieacuteteacute
drsquoeacuteleacutements discrets et classifieacutes raquo (ibid) Selon Maillard crsquoest au final chaque emploi verbal
qui est responsable drsquoune lecture reacutefeacuterentielle ou non du pronom
Crsquoest le sens du verbe en contexte qui vide ou non de sa capaciteacute reacutefeacuterentielle le morphegraveme preacuteverbal qursquoil srsquoagisse du es allemand du it anglais du il ou ccedila franccedilais A priori tous ces morphegravemes sont preacutesumeacutes reacutefeacuterentiels ndash exophoriques ou endophoriques ndash et seul tel preacutedicat particulier a le pouvoir de les reacuteduire agrave lrsquoeacutetat de formes postiches (Maillard 1994a 4)
Il faut reconnaicirctre que la limite est teacutenue entre ccedila agrave reacutefeacuterence indistincte et ccedila areacutefeacuterentiel Srsquoil
est clair que pour (261) ccedila ne recouvre aucun agent on peut agrave lrsquoinverse admettre qursquoil
renvoie agrave lrsquoorigine (impreacutecise) des gargouillements en (260) Ou plutocirct on pourrait consideacuterer
dans ce dernier cas que lrsquoexemple fait lrsquoobjet de deux analyses concurrentes agrave savoir une
interpreacutetation reacutefeacuterentielle indistincte et une interpreacutetation areacutefeacuterentielle ougrave ccedila est employeacute
comme forme postiche pour mettre en avant un procegraves sans agent Maillard remarque
drsquoailleurs que ccedila contrairement agrave il impersonnel permet de creacuteer de nouveaux preacutedicats
asubjectaux
[hellip] ccedila ne cesse de srsquoaccoupler avec des formes verbales nouvelles (ccedila boume ccedila cartonne ccedila bouchonnehellip) tandis que il est aujourdrsquohui frappeacute de steacuteriliteacute (1989 37)
2123 ccedila renvoie agrave un procegraves ou agrave un objet laquo indiscret raquo
Parmi les reacutefeacuterences agrave des objets non cateacutegoriseacutes figure eacutevidemment en bonne place le renvoi
aux procegraves que la langue peut exprimer au moyen de constructions verbales En effet on a
deacutejagrave vu (supra ChI sect34) que ce type drsquoobjets avait en commun la caracteacuteristique de ne pas
posseacuteder de deacutenomination usuelle Le clitique ccedila repreacutesente un bon moyen de reacutefeacuterer agrave des
objets de ce genre et drsquoailleurs le seul moyen de laquo redoubler raquo en position sujet209
une
construction infinitive deacutetacheacutee210
(Cadiot 1988)
(264) ah ouais parce quagrave | qursquoagrave leacutepoque euh | _ | marier211
un eacutetudiant ben ccedila se faisait pas
hein enfin | _ | agrave part justement si on eacutetait obligeacutes (ofrom)
209
En fait peut-ecirctre pas tout agrave fait cf la structure inverseacutee en -il avec infinitif du type marier un eacutetudiant se
faisait-il agrave lrsquoeacutepoque 210
En position drsquoobjet on trouve eacutegalement le en y cf supra Ch III sect522 211
Ici drsquoapregraves le contexte au sens drsquoeacutepouser et non au sens de donner un eacutepoux (agrave qqn) ou de consacrer une
union
215
Lrsquoobjet viseacute par ccedila nrsquoest cependant pas toujours aussi clairement identifiable agrave travers le
contexte linguistique Ci-dessous ccedila renvoie vraisemblablement agrave la tacircche de reacutepondre au
teacuteleacutephone solliciteacutee par le locuteur ou eacuteventuellement agrave sa demande de faire autrement dit agrave
lrsquoacte de langage rapporteacute (cf la notion de deixis textuelle supra ChIII sect43)
(265) ouais il serait capable de tout faire si il sinvestissait un peu plus | _ | non cest juste que
| _ | genre euh y a le teacuteleacutephone qui sonne je lui dis ben prends | _ | pis euh | _ | ccedila lui
fait chier ou bien euh | _ | genre on doit aller faire un deacutepannage | _ | il me dit ouais
mais je sais pas comment faire (ofrom)
Le pronom ccedila peut eacutegalement se rapporter agrave un sous-graphe de plus grande laquo envergure raquo en
M comme une seacuterie de peacuteripeacuteties
(266) ben moi jeacutetais au stade jai vu jeacutetais juste derriegravere celui qui a jeteacute la torche | _ | alors tu
te dis super tu sais le gars super intelligent qui a tout compris | et allez tiens si on jetait
une torse une torche sur le gardien adverse hein | _ | et pis donc il balance sa torche
apregraves | _ | comme cest un grand courageux il va se planquer dans les gradins pis ccedila a
provoqueacute une bagarre | entre les groupes et les ex les ex groupe (ofrom)
Le pronom fonctionne ici de maniegravere reacutesomptive212
(Maillard 1989 61) reacutesumant toute une
seacutequence narrative agrave propos de laquelle la locutrice preacutedique la conseacutequence (ccedila a provoqueacute
une bagarre) La succession des eacutenonceacutes peut donner lrsquoimpression que leurs contenus sont
mis bout agrave bout dans M ainsi engrangeacutes au fil du discours et potentiellement disponibles pour
les opeacuterations de pointage Mais il ne faut pas oublier que les procegraves ne font pas que
srsquoaccumuler ils se combinent par diverses relations (temporelles causales oppositives etc)
et peuvent aboutir agrave des sous-graphes inanalysables des repreacutesentations au contenu
partiellement implicite et aux contours vagues eacutemergeant de multiples inputs
Ci-dessous un locuteur raconte son seacutejour aux Eacutetats-Unis et son inteacutegration difficile faute de
moyens linguistiques suffisants
(267) cest vrai que pendant | _ | 213
| _ | un bon mois | _ | jai pas vraiment compris ce quon
me racontait | _ | alors cest ccedila peut paraicirctre long | surtout que jeacutetais pas en cours en
mecircme temps que les gens | _ | et jeacutetais lagrave pour faire mon travail de diplocircme donc euh |
du coup euh javais deacutejagrave je voyais deacutejagrave peu de monde | _ | euh la personne que je
voyais le plus ceacutetait le concierge | de linstitut | _ | qui navait quune dent | _ | et qui
parlait euh | _ | ceacutetait un peu particulier ouais | _ | alors je lai pas compris lui
pendant | pendant un an et demi au moins il me parlait tous les jours euh | il venait
fumer sa clope avec moi et pendant ouais | pendant un an et demi jai pas compris ce
quil ma raconteacute | _ | ceacutetait sympa (ofrom)
212
Neacuteanmoins nous nous distancions de lrsquoapproche segmentale de Maillard pour lequel ce sont des laquo fragments
discursifs raquo qui sont laquo repris par ccedila raquo (ibid 61) 213
Le signe signale dans ofrom un eacuteleacutement inaudible
216
Dans les deux preacutedications en crsquoeacutetait le pronom ce renvoie vraisemblablement au reacutesultat
global des eacuteleacutements rapporteacutes par le locuteur214
dont on peut infeacuterer lrsquoincongruiteacute en
mobilisant des compeacutetences drsquointerpreacutetation adeacutequates il capte la conjonction de divers
eacuteleacutements agrave savoir le deacutefaut de ressources linguistiques du locuteur sa solitude sa rencontre
avec un personnage atypique qui deviendra son compagnon malgreacute la barriegravere de la langue
etc Le pronom ce permet ainsi drsquoeacutevoquer grossiegraverement le bilan de ces ingreacutedients divers
qursquoon ne peut ramener agrave une simple addition drsquoeacuteleacutements
2124 ccedila renvoie agrave une quantiteacute
Le pronom conjoint ccedila se montre encore productif en contexte drsquolaquo estimation quantitative raquo
(Maillard 1989 70) agrave travers des formules comme ccedila faithellip ccedila donnehellip crsquoesthellip
(268) les gens qui sont vraiment ce quon appelle des | _ | pratiquants cest dix-huit pour cent
| _ | et puis y a ce quon appelle les laiumlcs ccedila fait environ | treize quatorze pour cent
(ofrom)
En (268) ce et ccedila srsquointerpregravetent comme le reacutesultat drsquoun calcul en lrsquooccurrence des
proportions
22 ccedila disjoint
Nous nous penchons dans cette section sur deux situations la reacutefeacuterence du pronom ccedila en
position de compleacutement dont le fonctionnement reacutefeacuterentiel est en partie semblable aux
emplois reacutefeacuterentiels de ccedila conjoint Et nous envisageons ensuite le fonctionnement reacutefeacuterentiel
de ccedila en position deacutetacheacutee ougrave il apparaicirct tirer totalement parti de sa valeur token-reacuteflexive
mise au service drsquoeffets drsquointensiteacute ou de contraste
221 ccedila compleacutement
Dans la mesure ougrave le fonctionnement reacutefeacuterentiel de ccedila compleacutement nrsquoest pas si diffeacuterent du ccedila
clitique reacutefeacuterentiel nous nous limitons agrave illustrer quelques situations caracteacuteristiques
Outre son affiniteacute avec les objets de type procegraves ccedila compleacutement peut eacutegalement reacutefeacuterer
reacutesomptivement agrave un objet indiscret constitueacute de nombreux ingreacutedients heacuteteacuterogegravenes
(269) [agrave propos de la conduite automobile en Australie] donc euh la voiture cest cest
quelque chose dassez indispensable | _ | dailleurs euh ils peuvent | _ | avoir leur
permis | _ | agrave seize ans | _ | mais ccedila pose deacutenormes problegravemes [hellip] ils ont ils avaient
tendance agrave tous avoir des voitures de sport | _ | et y avait enfin | _ | un taux de mortaliteacute
dingue [hellip]avec les kangourous qui traversent la route rien agrave voir euh ccedila aide pas non
plus | _ | tas meilleur temps215
de pas aller trop vite | _ | mais alors maintenant ils ont
instaureacute des nouvelles lois | genre euh ils ont pas le droit davoir de trop grosses
214
A noter une autre interpreacutetation possible pour le premier ce ougrave celui-ci peut renvoyer agrave la maniegravere de parler
du concierge (a fortiori du fait qursquoil nrsquoavait qursquoune dent) 215
Locution utiliseacutee en Suisse romande signifiant laquo avoir inteacuterecirct agrave raquo
217
cylindreacutees | _ | heureusement | _ | euh | _ | ils ont pas le droit decirctre plus que deux dans
une voiture apregraves neuf heures le soir | _ | pour pas quils euh | _ | enfin pas quils aillent
faire la foire euh | _ | agrave plusieurs remplir une voiture y en a un qui | _ | conduit quil
boive ou quil boive pas euh | _ | agrave seize ans tu rentres agrave une heure du matin tes fatigueacute
euh | tas les copains qui te poussent agrave aller vite enfin cest aussi le truc agrave faire des
conneries | _ | mais euh | _ | bon voilagrave ils ont mis des restrictions par rapport agrave ccedila
(ofrom)
On interpregravete ccedila dans ce contexte reacutecapitulatif (noter le bon voilagrave) comme renvoyant
globalement agrave la situation probleacutematique des jeunes conducteurs en Australie dont le deacutetail a
eacuteteacute preacutealablement rapporteacute
Le pronom compleacutement peut reacutefeacuterer agrave un objet dont la deacutenomination lexicale fait
momentaneacutement deacutefaut (cf aussi (225))
(270) quand on va dans un museacutee | y a beaucoup de choses tandis que lagrave | ouais | lagrave | _ |
quand je vais voir justement ces | _ | euh comment on appelle ccedila l les vernissages | oui
| comme ccedila | _ | mais | oui | bon ils sont | _ | souvent plusieurs | _ | ouais | y a | _ | tregraves
tregraves peu de choses (ofrom)
On rencontre eacutegalement des ccedila compleacutements portant reacuteflexivement sur lrsquoeacutenonciation en cours
comme dans lrsquoexemple suivant ougrave il reacutefegravere agrave lrsquoun de ses aspects para-verbaux agrave savoir la
hauteur de la voix de la locutrice
(271) le petit garccedilon qui chantait en soprano il est reparti de chez moi euh | _ | avec une voix
comme ccedila | _ | et pis vraiment euh et il eacutetait tregraves content (ofrom)
Le pronom ccedila apparaicirct dans une structure comparative ougrave la locutrice enseignante de chant
contrefait sa voix en en reacuteduisant sensiblement la freacutequence sur le segment avec une voix
comme ccedila pour imiter celle de lrsquoeacutelegraveve devenu grand A noter la productiviteacute de la seacutequence
comme ccedila agrave lrsquooral spontaneacute qui peut fonctionner comme lrsquoexpression de la simple
approximation (quantitative comme ci-dessous ou lexicale) (Beacuteguelin 2016 Corminboeuf
2016)
(272) et puis ben voilagrave ccedila fait quoi une dizaine danneacutees douze ans comme ccedila ben | _ | je suis
partie lagrave-dedans (ofrom lt ibid)
Dans cet exemple il nrsquoy a pas lieu de restituer analytiquement les eacuteleacutements de la
comparaison216
le syntagme comme ccedila sert simplement agrave mitiger la dureacutee indiqueacutee agrave la
maniegravere drsquoun adverbe drsquoapproximation (eg environ agrave peu pregraves etc)
Dans le domaine de lrsquoestimation quantitative Maillard (1989 70) rapporte dans des
contextes commerciaux lrsquousage drsquoexpressions confirmatives comme crsquoest (bien) ccedila ougrave ccedila
216
Sur lrsquoemploi reacutefeacuterentiellement laquo deacutemotiveacute raquo de ccedila dans les expressions gros comme ccedila haut comme ccedila etc
voir Beacuteguelin (2016)
218
disjoint renvoie au montant demandeacute Lrsquoexpression peut eacutegalement servir agrave laquo lrsquoappreacuteciation
qualitative raquo par exemple drsquoune expeacuterience perceptive
(273) [un chef de chœur agrave ses choristes] crsquoest pas encore tout agrave fait ccedila (ibid)
Le pronom clitique crsquo renvoie au reacutesultat effectif de lrsquointerpreacutetation tandis que le pronom
attribut deacutesigne le reacutesultat souhaiteacute entre lesquels le locuteur signale lrsquoeacutecart qualitatif
222 ccedila deacutetacheacute
Le pronom ccedila disjoint intervient reacuteguliegraverement en position deacutetacheacutee ougrave il se voit redoubleacute par
un ccedila clitique en position sujet ou un autre pronom en position objet217
(274) il faut euh il faut pas regarder les hommes | _ | ou alors si on les regarde il faut pas les
voir il faut avoir le regard qui passe agrave travers | _ | ccedila ccedila marche assez bien mais | _ | on
nrsquoa pas forceacutement lrsquohabitude en Suisse (ofrom)
(275) peut-ecirctre que je faisais pas bien la vaisselle cest un truc que je deacutetestais faire | _ | mais
euh | _ | mais agrave la base jeacutetais pas lagrave pour ccedila jeacutetais lagrave pour moccuper de sa fille pis ccedila
je le faisais tregraves bien (ofrom)
Dans ces exemples ccedila renvoie respectivement agrave un comportement (274) et agrave une activiteacute
(275) En tant que pronom accentueacute il exploite ici pleinement sa valeur token-reacuteflexive
responsable drsquoun veacuteritable geste ostensif eacuteventuellement accompagneacute drsquoun effet contrastif
(277) (cf supra sur les pronoms disjoints ChI sect44) qui apparaicirct moins manifeste si le
clitique est employeacute seul
(276) ou alors si on les regarde il faut pas les voir il faut avoir le regard qui passe agrave travers |
_ | ccedila marche assez bien (exemple modifieacute agrave partir de (274))
(277) jeacutetais pas lagrave pour ccedila jeacutetais lagrave pour moccuper de sa fille pis je le faisais tregraves bien
(exemple modifieacute agrave partir de (275))
Cet acte drsquoostension marqueacute ne preacutesente pas de contraintes reacutefeacuterentielles particuliegraveres Outre
la reacutefeacuterence aux procegraves illustreacutee ci-dessus ccedila deacutetacheacute renvoie volontiers aussi agrave un objet
indiscret ci-dessous une eacutetape drsquoun exposeacute scientifique comme lrsquoillustre cet exemple de
Maillard (1989)
(278) [hellip] alors ccedila crsquoeacutetaient nos constatations sur le terrain socio-linguistique (ibid 61)
Il est eacutegalement compatible dans cette position avec la reacutefeacuterence humaine
(279) Yves Montand ccedila crsquoeacutetait un chanteur (Leeman 1994 146)
217
Nous nrsquoabordons pas la question du statut syntaxique de ces structures deacutetacheacutees ou disloqueacutees qui selon
lrsquohypothegravese de Berrendonner (2008) ne relegravevent pas toutes du mecircme type Il nous suffit pour notre propos de
comparer la preacutesence agrave lrsquoabsence drsquoun redoublement pour mettre en eacutevidence les diffeacuterences reacutefeacuterentielles
219
(280) et pis y avait donc euh les enfants y avait | 218
| _ | la fille | _ | et pis | | _ | pis ccedila
ceacutetait des enfants que monsieur | | avait adopteacutes qui eacutetaient agrave son fregravere
On voit agrave nouveau que lorsqursquoon veut ranger un reacutefeacuterent dans une cateacutegorie ad hoc crsquoest agrave ccedila
qursquoon recourt (cf supra sect211)
A la faveur de sa nature fonciegraverement ostensive ccedila deacutetacheacute est productif dans la deacutesignation
drsquoeacuteleacutements de la situation ambiante (cf avec les emplois clitiques supra (235) (258)) comme
ci-dessous ougrave la locutrice est en train de montrer les photographies drsquoun mariage agrave son
allocutaire
(281) ccedila crsquoest dans lrsquoeacuteglise des Invalides ccedila crsquoest la agrave la maison ici (pfc)
La deacutesignation peut concerner un aspect de lrsquoeacutenonciation elle-mecircme
(282) L1 je me suis souvent poseacute la question | est-ce quy a ce est-ce quon rencontre ce
pheacutenomegravene est-ce que par exemple tu lui montres un exercice | _ | lui il aura tendance
agrave il va peut-ecirctre ne pas comprendre ce quil doit faire corporellement mais il va essayer
de | copier un petit peu euh le son quil a entendu | _ | euh est-ce que |
L2 alors ccedila cest cest un cest une question absolument pertinente (ofrom)
La cible de ccedila au vu de sa preacutedication constitue autant lrsquoobjet du dire que lrsquoacte locutoire lui-
mecircme
Lrsquoextrait suivant qui implique un discours rapporteacute direct montre que la limite traditionnelle
traceacutee entre sources verbale et situationnelle est probleacutematique (cf supra lrsquoexemple (180))
(283) [la locutrice raconte la faccedilon dont elle a illustreacute sous forme de scheacutema les problegravemes
que se creacuteait une amie] jai dit parce que tu tes mis des bacirctons dans les roues toute
seule | _ | oui |tu tes fait une montagne pour rien | _ | et pis lagrave elle me regarde elle me
dit oui | _ | et jai dit mais ccedila | _ | ccedila lagrave cette montagne ce mur fais | _ | une croix dessus
(ofrom)
La reacutepeacutetition disjointe de ccedila deacutesigne un objet deacutejagrave preacutealablement introduit par des moyens
verbaux (des bacirctons dans les roues une montagne) Mais dans le discours direct reproduit
lrsquoobjet incrimineacute est convoqueacute gestuellement il fait lrsquoobjet de six pointages successifs (ccedila ccedila
lagrave cette montagne ce mur dessus) chacun accompagneacute de proeacuteminences prosodiques
produites avec une scansion rythmique remarquable Lrsquoacte drsquoostension est plus qursquoinsistant
se manifestant agrave plusieurs niveaux (parole gestes dessins) Drsquoailleurs lrsquoenregistrement capte
le bruit reacutepeacuteteacute (sur croix et dessus) de ce qui pourrait ecirctre le choc drsquoun doigt ou autre objet sur
une surface La locutrice est veacuteritablement en train de mimer cette eacutenonciation anteacuterieure (cf
aussi (235) supra) Lrsquointeraction de ces divers paramegravetres contextuels (verbaux gestuels
iconographiques) ainsi que lrsquoimbrication des eacutenonciations hocircte et rapporteacutee illustrent ainsi
bien les difficulteacutes qursquoil y a agrave vouloir distinguer leur nature agrave tout prix
218
Pour rappel signe drsquoanonymisation dans OFROM
220
En somme ce qui nous paraicirct significativement diffeacuterent entre les structures agrave redoublement
avec ccedila deacutetacheacute et les structures sans redoublement219
crsquoest lrsquoacte de confirmation
reacutefeacuterentielle qursquoopegravere le geste ostensif avec ccedila deacutetacheacute sur la validiteacute du reacutefeacuterent en M lagrave ougrave
la preacutesence du seul clitique peut consister en une reacutefeacuterence par deacutefaut ccedila deacutetacheacute contribue
ainsi agrave augmenter la saillance cognitive de lrsquoobjet deacutesigneacute
23 Bilan sur les emplois de ccedila
Pour la majoriteacute des emplois de ccedila la nature conjointe ou disjointe du pronom nrsquoa pas de
conseacutequence sur le fonctionnement reacutefeacuterentiel au vu de sa sous-speacutecification et du deacutefaut de
trait de cateacutegorisation reacutefeacuterentielle ccedila srsquoillustre dans un eacuteventail de reacutefeacuterences que les objets
soient deacutepourvus de deacutenomination ad hoc appreacutehendeacutes de maniegravere non strictement individueacutee
ou qursquoils se montrent ouverts agrave de nouvelles cateacutegorisations On peut neacuteanmoins relever deux
aspects sur lesquels pronom disjoint et pronom conjoint divergent sauf dans des lexies
particuliegraveres agrave pointeur deacutemotiveacute le pronom disjoint exploite toute sa potentialiteacute
reacutefeacuterentielle agrave cet eacutegard en particulier en position deacutetacheacutee il met en œuvre un veacuteritable
geste ostensif qui contribue agrave consolider la place cognitive du reacutefeacuterent dans la meacutemoire
discursive (supra sect222) Drsquoautre part lrsquooccurrence de ccedila dans les structures dites
laquo impersonnelles raquo concerne exclusivement ccedila conjoint (supra sect212) Dans ces emplois la
valeur reacutefeacuterentielle de ccedila srsquoestompe agrave la faveur drsquoune mise en avant du procegraves exprimeacute par le
verbe
219
A noter qursquoil ne fonctionne pas par deacutefinition comme sujet deacutetacheacute drsquoune construction impersonnelle ou
laquo asubjectale raquo
221
3 Les emplois de tout ccedila
31 Le quantificateur tout
Dans le syntagme tout ccedila tout fonctionne comme preacutedeacuteterminant (Grevisse amp Goosse 2011
sect638) devant ccedila disjoint celui-ci occupant une position de SN
toute la compagnie
tout le reste
toutes les choses
tout ccedila
Le quantificateur tout exprime la totaliteacute ou lrsquoexhaustiviteacute qursquoil srsquoagisse drsquoune laquo absence
drsquoexception raquo (= lat omnis) lorsque tout srsquoapplique agrave une classe ou du caractegravere laquo entier raquo (=
lat totus) quand il concerne un individu (Grevisse amp Goosse 2011 sect638) Pour rendre
compte de la premiegravere conception (omnis) on parle geacuteneacuteralement de quantification
universelle Kleiber (1998) formule deux conditions agrave lrsquoeacutegard de lrsquoappreacutehension de la totaliteacute
par tout
[hellip] tout parce qursquoil indique la totaliteacute neacutecessite drsquoune part un domaine de quantification borneacute et drsquoautre part une structuration interne partitive de ce domaine (ibid 90)
Aux yeux de Kleiber envisager soit une entiteacute dans sa totaliteacute soit des entiteacutes dans leur
totaliteacute implique la deacutelimitation de lrsquoensemble envisageacute
(284) Jrsquoai mangeacute toute la saucisse (Kleiber 2011 143)
(285) Jrsquoai mangeacute toutes les saucisses (ibid)
(286) Jrsquoai mangeacute toute une saucisse (ibid)
(287) Jrsquoai mangeacute toute de la saucisse (ibid)
Le dernier exemple montre que le quantificateur est incompatible avec le deacuteterminant partitif
exprimant le caractegravere non deacutelimiteacute du reacutefeacuterent Drsquoautre part la totaliteacute implique que
lrsquoensemble se compose de parties agrave savoir les occurrences de N pour une classe220
(285) ou
des subdivisions internes pour un individu singulier (284) (286) Enfin Kleiber ajoute que
contrairement agrave tout N distributif (eg dans tout homme est mortel) tout SN donne lieu agrave une
saisie externe de la totaliteacute drsquoougrave une exhaustiviteacute perccedilue de maniegravere collective et non
distributive221
Il nous semble que quelques aspects de cette conception meacuteritent drsquoecirctre nuanceacutes La plupart
des eacutetudes sur tout SN se concentrent essentiellement sur son occurrence avec des SN deacutefinis
220
Encore que lrsquoon puisse se demander si les eacuteleacutements drsquoun ensemble en constituent les laquo parties raquo 221
Une lecture distributive nrsquoest pas exclue pour autant (eg tous les enfants ont une voiture) mais elle serait
alors due agrave lrsquoattribution drsquoun preacutedicat individuel (Kleiber 2011 150)
222
et donnent agrave penser que lrsquoensemble exhaustivement perccedilu comporte des eacuteleacutements homogegravenes
et deacutenombrables par analogie agrave la notion matheacutematique drsquoensemble Le cas de tout ccedila
soulegraveve agrave cet eacutegard un laquo paradoxe raquo inteacuteressant car le marqueur se montre susceptible de
renvoyer agrave des sous-graphes (ou reacuteseaux reacutefeacuterentiels) mal deacutelimiteacutes en M Drsquoautres
expressions avec tout posent eacutegalement problegraveme agrave cette approche
(288) laquo Elle raquo avait aussitocirct abordeacute lIndienne qui rasait les murs et apregraves une bregraveve lecture
de son regard noir en amande lrsquoavait embrasseacutee chaleureusement en guise de
bienvenue laquo Tu peux me demander tout ce que tu veux raquo avait-elle souri sous les
spots comme si le monde eacutetait aussi grand (Feacuterey C Mapuche 2012 lt Frantext)
Cet exemple montre eacutegalement la difficulteacute de deacutenombrer les eacuteleacutements de maniegravere exhaustive
comme ceux-ci sont en quantiteacute manifestement indeacutefinie Il en va encore de mecircme ci-dessous
au vu de lrsquoapplication de lrsquoopeacuterateur tout agrave une notion reacuteputeacutee infinie
(289) Tous les nombres premiers sont impairs agrave lexception de 2 (web
httpeducationtoutcommentcom consulteacute le 16092016)
Schnedecker (2008) signale un autre contexte ougrave tout met agrave mal la deacutenombrabiliteacute et
lrsquoexhaustiviteacute du domaine Il srsquoagit de son emploi pronominal qui se rapproche selon lrsquoauteur
drsquoun terme massif du fait qursquoil se combine avec les marqueurs ad hoc le partitif de
lrsquoanaphore par en le quantifieur un peu de dont nous fournissons une illustration ci-dessous
(290) Que nous conseillez-vous Un menu pour les bons clients Ah Preacuteparez-nous
lrsquoassiette du chef ce que vous voulez je vous fais confiance Avec un peu de tout
tregraves bien (Mreacutejen Eau sauvage 2004 lt ibid 2165)
Selon Schnedecker lrsquoabsence de N restreignant son domaine rend celui-ci laquo ouvert
heacuteteacuterogegravene et massif raquo (ibid 2169) Elle relegraveve eacutegalement sa disposition agrave la reacutecapitulation
(291) Agrave cause de haut-parleurs crsquoest la musique qui vous attire et puis plus pregraves voilagrave les
paroles dialogues et bruitages lrsquohistoire On entend tout (Bon Meacutecanique 2001 lt
ibid 2162)
Dans ce cas il va de soi que la reacutefeacuterence de tout englobe les eacuteleacutements eacutenumeacutereacutes Mais elle
srsquoouvre agrave drsquoautres possibiliteacutes reacutefeacuterentielles Selon Schnedecker le fait que tout pronominal
puisse reacutefeacuterer agrave des entiteacutes factuelles contrefactuelles ou potentielles empecircche la reacutealisation
effective du parcours du domaine de quantification La solution choisie est de consideacuterer le
parcours en question non pas comme exhaustivement reacutealiseacute mais comme seulement
virtuellement eacutebaucheacute ou simuleacute
Nous preacutefeacuterons consideacuterer pour notre part que lrsquoensemble eacutevoqueacute par tout SN est agrave interpreacuteter
non pas au sens matheacutematique mais qursquoil recouvre plus geacuteneacuteralement une classe-objet (Grize
1990 cf supra ChIII sect23) dont les eacuteleacutements ne sont pas obligatoirement homogegravenes
223
discrets ou deacutenombrables Crsquoest en tout cas ce que suggegravere lrsquoemploi de tout ccedila comme on va
le voir
Venons-en aux diffeacuterents contextes drsquoapparition de la seacutequence tout ccedila celui-ci peut se
retrouver en relation de deacutependance grammaticale avec son entourage on le trouve aussi en
position deacutetacheacutee redoubleacute par un pronom clitique il peut encore fonctionner comme
apposition et pour finir il apparaicirct en clocircture drsquoeacutenumeacuteration
32 tout ccedila reacutegi
Au niveau micro-syntaxique il peut occuper toutes les places reacutegies deacutevolues aux SN comme
ci-dessous en position de reacutegime direct drsquoun verbe
(292) Aussi on lrsquoaimait et les jours de reacutejouissance nombreux eacutetaient les compegraveres qui se
pressaient autour de lui heureux drsquoentendre ses calembredaines ses histoires ses
drocircleries les provoquant au besoin et le ramenant sans en avoir lrsquoair aux sujets de
conversations qursquoil preacutefeacuterait Ou bien ils commentaient ses reacutecits drsquoun petit clignement
drsquoyeux agrave lrsquoadresse de la socieacuteteacute comme pour en faire valoir la saveur toute la verve
rare et puissante Sacreacute Poloche on ne savait pas ougrave il allait chercher tout ccedila
(Moselly E Terres lorraines 1907 lt Frantext)
Dans cet exemple tout ccedila fonctionne non seulement de maniegravere reacutesomptive mais suggegravere
mecircme plus que les reacutefeacuterents preacutealablement introduits En outre il participe agrave la faveur de son
caractegravere token-reacuteflexif agrave lrsquoexpression drsquoun discours indirect libre rendant compte de
lrsquoexpeacuterience drsquoauditeur du narrateur
33 tout ccedila deacutetacheacute
Le segment tout ccedila peut apparaicirctre comme eacuteleacutement deacutetacheacute redoubleacute par un pronom ici le
clitique ccedila en position sujet
(293) parce quon avait en geacuteneacuteral huit vaches | _ | le mulet | _ | deux deux chegravevres | _ | et
souvent | | un ou deux moutons | _ | et tout ccedila ccedila mange | _ | il faut emmagasiner du
foin pour tout lrsquohiver
Dans ce cas tout ccedila englobe notamment les objets preacutealablement introduits mais envisage
ouvertement le deacutetail de cet ensemble avec une certaine latitude (en geacuteneacuteral souvent un ou
deux)
A noter qursquoon trouve sans problegraveme des deacutetachements dans lrsquoeacutecrit litteacuteraire
(294) [Yersin un meacutedecin suisse est en fonction en Indochine] Yersin heacutesite parce qursquoil
craint de devoir se mettre en regravegle un de ces jours avec les autoriteacutes franccedilaises Il a
solliciteacute sa naturalisation et depuis nrsquoa jamais effectueacute son temps sous les drapeaux
Mais tout ccedila pour lui crsquoest fini Crsquoest son ancienne vie (Deville P Peste et Choleacutera
2012)
224
Le syntagme tout ccedila reacutecapitule les preacuteoccupations du personnage agrave lrsquoeacutegard de sa situation
irreacuteguliegravere mais semble suggeacuterer en mecircme temps lrsquoexistence drsquoautres tracas implicites tout
en participant lagrave aussi agrave lrsquoexpression drsquoun discours indirect libre
34 tout ccedila appositif reacutegissant un circonstant
Le syntagme tout ccedila se retrouve eacutegalement dans une position qursquoon pourrait analyser comme
appositive y reacutegissant un compleacutement subseacutequent
(295) ben euh ben mecircme si tes juste financiegraverement tu peux tinscrire et pis on tenvoie | et
pis sinon tas la possibiliteacute dimprimer chez toi les documents et puis euh | _ | et pis au
moins la secreacutetaire elle est pas obligeacutee de passer deux semaines avant euh | _ | plein
dheures agrave la photocopieuse euh | _ | enfin voilagrave | _ | tout ccedila pour dire | _ | que euh je
suis tregraves contente de cette commission parce que on parle vraiment de | _ | moi jaime
bien tout ce qui est euh | _ | systegravemes eacutelectoraux (ofrom)
Dans lrsquoexemple ci-dessus tout ccedila fonctionne en apposition drsquoune succession drsquoeacutenonceacutes dont
la deacutelimitation syntaxique se montre par ailleurs indeacutecise La seacutequence tout ccedila pour dire
illustre bien lrsquoexploitation argumentative de tout ccedila en contexte reacutecapitulatif (cf enfin voilagrave)
qui consiste agrave mettre fin au deacuteveloppement preacuteceacutedent dans le but drsquointroduire la conclusion
jugeacutee pertinente On retrouve le mecircme scheacutema ci-dessous produisant des rendements
discursifs analogues
(296) donc on travaille beaucoup en interdisciplinariteacute | avec des ergotheacuterapeutes des
physiotheacuterapeutes des assistantes sociales | _ | des dieacuteteacuteticiennes | _ | donc on a
plusieurs corps de meacutetiers | _ | il faut deacutejagrave quon trouve une harmonie entre nous entre
des cultures bien diffeacuterentes | _ | et tout ccedila pour converger vers un vers une personne
dans le but de la maintenir agrave domicile (ofrom)
Dans lrsquoexemple preacuteceacutedent tout ccedila permet de reacutecapituler le deacuteveloppement pour introduire la
finaliteacute du propos Le compleacutement introduit par le biais de tout ccedila nrsquoexprime cependant pas
toujours la finaliteacute Il illustre toutes sortes de fonctions circonstancielles par exemple ci-
dessous la caracteacuterisation drsquoune maniegravere de parler
(297) Alors ma megravere se levait sapprochait du fauteuil deacutesignait les arriveacutees de gaz de
chaque cocircteacute de la glace et entamait un petit cours dhygiegravene dougrave il ressortait que
jeacutetais une enfant que bien souvent la clientegravele adulte est porteuse de germes et que de
toute faccedilon les becs de gaz nrsquoeacutetaient pas lagrave pour les chiens Tout ccedila avec une politesse
exquise Puis elle allait se rasseoir (Signoret S La nostalgie nest plus ce quelle
eacutetait 1976lt Frantext)
Dans cet exemple tireacute de lrsquoeacutecrit litteacuteraire tout ccedila enchaicircne comme auparavant sur un
deacuteveloppement ici agrave la suite drsquoun discours narrativiseacute
225
Enfin lrsquoexemple suivant nous permet de faire la transition avec la derniegravere partie de la
section car il illustre un cas de tout ccedila enchaicircnant sur une liste tout en servant de relais agrave
lrsquoexpression drsquoune cause
(298) alors tu aurais eacutetudieacute six ans tu aurais eacuteteacute au collegravege tu aurais eacuteteacute au gymnase tu
mrsquoaurais coucircteacute tant drsquoargent tout ccedila (il reacutepeacuteta le mot) tout ccedila pour des
enfantillages (Ramuz F Aimeacute Pache peintre vaudois 1911 lt Frantext)
La premiegravere occurrence de tout ccedila peut dans un premier temps ecirctre interpreacuteteacutee comme une
particule drsquoextension de la liste (cf ci-apregraves) Mais le prolongement de la structure deacutement
cette analyse et en fait un eacuteleacutement recteur agrave lrsquoinstar des exemples preacuteceacutedents servant agrave
introduire une cause ici sur le ton du reproche
35 tout ccedila dans les listes
On relegraveve enfin un dernier contexte drsquooccurrence pour tout ccedila la configuration de liste
principalement en derniegravere position de lrsquoeacutenumeacuteration222
(299) Et ccedila se fait comment que lrsquointernet est arriveacute si tard en France Parce que en geacuteneacuteral
la France est un pays qui adore le progregraves la technique les avions tout ccedila Alors euh
pourquoi crsquoeacutetait pas comme ccedila pour lrsquointernet (pfc)
Dans cet extrait tout ccedila intervient agrave la suite drsquoeacuteleacutements lexicaux occupant la position de
compleacutement drsquoobjet direct du verbe adore On est en droit drsquoinvoquer comme dans ses autres
emplois un fonctionnement reacutesomptif il comprend dans sa reacutefeacuterence les objets mentionneacutes
dans le cadre de lrsquoeacutenumeacuteration qursquoil clocirct Mais comme dans les cas preacuteceacutedents il fait bien
plus que ccedila tout en se preacutesentant comme constituant postiche de la liste (cf supra sect513) il
signale justement qursquoil y a davantage agrave consideacuterer que les ingreacutedients explicitement listeacutes il
pousse lrsquointerlocuteur en simulant une certaine connivence agrave envisager une classe-objet
heacuteteacuteroclite dont il reacutevegravele lrsquoampleur
36 Bilan sur les emplois de tout ccedila
Dans tous ses emplois le syntagme tout ccedila a pour vocation de renvoyer agrave une classe-objet
floue ie dont les membres heacuteteacuterogegravenes sont infeacuterables agrave des degreacutes de certitude divers agrave
laquelle appartiennent pour sucircr certains membres explicitement introduits en amont Il semble
donc cumuler une fonction reacutesomptive et laquo extensible raquo
Neacuteanmoins nous avons deacutecideacute de restreindre la suite de notre investigation au dernier
contexte drsquooccurrence de tout ccedila ndash la configuration de liste ndash pour plusieurs raisons
contrairement aux premiers contextes de tout ccedila que nous nrsquoavons pas eu de peine agrave
rencontrer agrave lrsquoeacutecrit laquo travailleacute raquo la position de fin de liste y figure plus rarement Nous lrsquoy
222
Cette position semble privileacutegieacutee mais non exclusive En effet tout ccedila est eacutegalement attesteacute en tecircte de liste (il
est dans ce cas clairement reacutegi) ou alors dans une position intermeacutediaire (voir aussi Bilger 1989 100)
jrsquocommenccedilais agrave en avoir marre de faire le feu de de bois tout ccedila charbon les cendres et tout (cfpp)
226
avons releveacute ponctuellement mais presque exclusivement dans des discours directs ou des
eacutecrits agrave la premiegravere personne
(300) Je dis lagrave des choses tregraves neacutegatives sur moi mais je nai pas du tout lesprit Mai 68 Je
ne partage pas du tout cette utopie reacutevolutionnaire la poeacutesie dans la rue tout ccedila Jai
horreur de la laquo fecircte raquo ccedila ne mrsquointeacuteresse pas Je suis un homme drsquoordre (Grenier C
La vie possible de Christian Boltanski 2007 lt Frantext)
Si nous nous tournons vers sa variante laquo prestigieuse raquo tout cela (cf supra sect523) on constate
une semblable retenue en position de liste agrave lrsquoeacutecrit223
alors que les trois autres contextes y
sont bien repreacutesenteacutes224
Tout porte ainsi agrave croire que lrsquooccurrence de tout ccedila dans les listes est assez speacutecifique de
lrsquooral spontaneacute (Bilger 1989 Ferreacute 2011 Secova 2014) ou du moins des genres de
lrsquoimmeacutediat ougrave il commute non pas tant avec des SN comme dans les autres environnements
syntaxiques mais plutocirct avec des particules drsquoextension de liste comme et cetera Cette
diffeacuterence de paradigme nous pousse degraves lors agrave explorer en deacutetail son fonctionnement
reacutefeacuterentiel dans cette configuration et le deacuteveloppement des rendements pragmatiques et
interactionnels qui lrsquoaccompagne
223
Quant agrave tout cela agrave lrsquooral il est sans surprise plutocirct rare dans la base OFROM il apparaicirct quatre fois
(contre 282 tout ccedila) jamais dans CFPP (contre 333 tout ccedila) et six fois dans PFC (contre 1381 tout ccedila) (en date
du 19072016) Parmi ces six occurrences quatre proviennent drsquoune mecircme locutrice belge et les deux autres de
deux locuteurs drsquoAfrique (Algeacuterie et Reacutepublique centrafricaine) Et dans les trois corpus oraux confondus seul
un tout cela pourrait faire lrsquoobjet drsquoune analyse en contexte de liste encore que son statut syntaxique demeure
ambigu Les Pygmeacutees ils mangent seulement ce quils quils trouvent dans la forecirct les gibiers et puis mecircme les
inyams tout cela ce que nous mangeons eux aussi ils mangent aussi (pfc RCA Bangui) On peut y voir le
dernier constituant drsquoune liste ou alors un compleacutement drsquoobjet deacutetacheacute 224
En voici trois exemples 1) La salle eacutetait sombre et parcourue en tous sens par des gens se deacutepecircchant
malfaiteurs policiers hommes de loi precirctres et journalistes je suppose Tout cela faisait sombre de sombres
formes se pressant dans un espace sombre (Beckett S Molloy 1951 lt Frantext) 2) Cest Mme Badiou qui ma
fait aimer Montaigne Mes copines trouvaient cela austegravere Montaigne cest la toleacuterance louverture aux autres
le goucirct des autres cest la raison Il essaie de se mettre agrave la place des autres pour penser pour voir comment ils
pensent Tout cela cest Montaigne (Dupuy A Journal [hellip] 2013 lt Frantext) 3) Jrsquoeus aussi le peacutenible devoir
de remettre au Geacuteneacuteral deux photographies de sa megravere sur son lit de mort (Il neut pas le bonheur de la
retrouver vivante agrave son retour en France) Il les prit avec une sorte de brutaliteacute ougrave je vis de la pudeur et les mit
de cocircteacute Tout cela sans inteacuterecirct et sans que jy precircte une grande attention (Mauriac C Aimer de Gaulle 1978 lt
Frantext)
227
4 Etude de tout ccedila dans les listes agrave lrsquooral
Comme on vient de lrsquoeacutevoquer le marqueur tout ccedila integravegre un paradigme de marqueurs
drsquoextension de liste parmi lesquels on peut mentionner et cetera et ainsi de suite et autres N
et compagnie et consorts et tout (et tout) et tout le toutim le tremblement le reste le
tralala le bastringue etc) (et) patati et patata (et) machin ou comme ccedila SN comme ccedila ou
nrsquoimporte quoi etc Des eacutetudes sur drsquoautres langues attestent lrsquoexistence drsquoune cateacutegorie
similaire225
qui a reccedilu plusieurs deacutenominations generalized list completers (Jefferson 1990
Selting 2007) set-marking tags (Ward amp Birner 1993) general extenders (Overstreet 1999
Secova 2014) En franccedilais elle reccediloit les noms de particules drsquoextension (Dubois 1993 Ferreacute
2011) ou encore de clocirctureurs (Kahane amp Pietrandrea 2012)
Malgreacute la diversiteacute des formes possibles ce sont les marqueurs et tout tout ccedila et et cetera226
qui dans lrsquoensemble sont les mieux attesteacutes agrave lrsquooral dans les releveacutes des travaux anteacuterieurs227
(Ferreacute 2011 Secova 2014) et dans les bases que nous avons examineacutees Figurent eacutegalement
en bonne place quoique dans des proportions plus faibles les variantes en comme ccedila du type
(ou) truc(s)chose(s) comme ccedila et le cas de (etou) machin228
(Secova 2014) Quant aux autres
marqueurs ils semblent intervenir de maniegravere beaucoup plus ponctuelle voire pas du tout
pour certains dans les bases de donneacutees examineacutees229
Si notre objet drsquoeacutetude principal est tout
ccedila il nous arrivera de le mettre en perspective avec et tout au vu de leur parenteacute
morphologique (quantificateur de totaliteacute) et drsquoun fonctionnement pragmatique tregraves proche
(301) alors on sarrecirctait quand on voulait euh | _ | quand ccedila nous plaisait et tout (ofrom)
La seacutequence tout ccedila est elle aussi reacuteguliegraverement mais non systeacutematiquement preacuteceacutedeacutee du
coordonnant et
(302) bon ben ccedila pose des problegravemes de mainten- enfin de maintenance euh de de mise agrave
jour et tout ccedila euh voilagrave (pfc)
On peut signaler que lrsquoon trouve de faccedilon eacuteparse drsquoautres coordonnants devant tout ccedila
(303) Non mecircme au Canada on peut aller si on va agrave Vancouver ou en Californie ou tout
ccedila230
ouais (pfc)
225
Pour lrsquoanglais and all (that stuff) and stuff or something and everything or whatever etc pour
lrsquoallemand und so (weiter) oder so (was) etc (Overstreet 2005) 226
La particule connaicirct de nombreuses variantes graphiques et cetera etcetera et caetera et caeligtera et ceacuteteacutera
etceacuteteacutera etc 227
Voir Dubois (1992) et Secova (2014) pour une analyse distributionnelle la premiegravere agrave partir de deux corpus
de franccedilais queacutebeacutecois la seconde agrave partir de trois corpus de franccedilais de lrsquoHexagone 228
Sur machin et ou comme ccedila voir Beacuteguelin amp Corminboeuf (agrave par) 229
A noter qursquoil ne faut pas neacutegliger les facteurs diatopiques A partir drsquoun corpus de franccedilais queacutebeacutecois Dubois
(1992) relegraveve des particules semblant speacutecifiques agrave cette aire geacuteographique du genre les variantes en affaire (des
affaires de mecircme toutes ces affaires-lagrave une affaire comme ccedila etc) ou en patente (toutes ces patentes-lagrave des
patentes comme ccedila des patentes de mecircme etc) 230
Rare devant tout ccedila (cf aucune attestation dans OFROM) au contraire de la preacutesence freacutequente de ou devant
comme ccedila (Corminboeuf 2016 Beacuteguelin amp Corminboeuf agrave par)
228
(304) Moi ccedila serait plutocirct le tricot la couture la broderie tout ce qui est feacuteminin dans le
fond hein Mais pas tellement des loisirs autrement de ni dans le sport ni tout ccedila
(pfc)
Enfin mentionnons la possibiliteacute drsquooccurrence drsquoun tout laquo pronominal raquo non preacuteceacutedeacute drsquoun
coordonnant
(305) cest cest cest par rapport agrave la mutuelle euh bon tout et comme ici en plus il a il a
changeacute de de domicile (pfc)
Lrsquoanalyse comme marqueur drsquoextension du morphegraveme tout isoleacute reste neacuteanmoins beaucoup
plus difficile agrave identifier que les autres
Cette section est envisageacutee de la maniegravere suivante nous proposons un aperccedilu des travaux
existants sur les marqueurs drsquoextension et en particulier sur tout ccedila (sect41) Apregraves quelques
preacutecisions sur les donneacutees (sect42) nous nous penchons sur la configuration de liste ndash eacutetudieacutee
sous les angles syntaxique prosodique seacutemantico-pragmatique et interactionnel ndash
configuration qui offre un moule particuliegraverement propice agrave lrsquoeacutemergence des marqueurs
drsquoextension (sect43) Nous nous inteacuteressons ensuite en deacutetail au fonctionnement respectivement
reacutefeacuterentiel (sect44) puis pragmatique de tout ccedila (sect45)
41 Travaux anteacuterieurs
411 Les particules drsquoextension
Les particules ndash ou marqueurs ndash drsquoextension ont pour caracteacuteristique de figurer en clocircture de
syntagme ou de clause marquant agrave cet eacutegard la reacutefeacuterence agrave lrsquoensemble auquel appartien(nen)t
entre autres le ou les membre(s) ainsi introduit(s) en amont (Dubois 1992 Overstreet 2005)
Ils sont souvent composeacutes drsquoun coordonnant (facultatif) drsquoun quantifieur ou drsquoune marque de
comparaison (facultatifs) et drsquoun N geacuteneacuteral Leur usage est en outre reconnu comme un
proceacutedeacute fondamentalement interactionnel veacutehiculant une fonction interpersonnelle creacuteatrice
drsquoeffets drsquointersubjectiviteacute et mettant en œuvre des strateacutegies de politesse ou drsquoatteacutenuation
(Overstreet 1999) Les particules drsquoextension sont vues comme des manifestations typiques de
la langue parleacutee spontaneacutee bien qursquoelles soient eacutegalement attesteacutees dans des proportions bien
plus faibles agrave lrsquoeacutecrit formel (Secova 2014) A cet eacutegard elles sont perccedilues sans surprise
comme des deacutefauts de langage dans lrsquoopinion collective jugeacutees impreacutecises et deacutepourvues de
sens (Dines 1980)
Etant donneacute les fonctions typiquement pragmatiques qursquoelles sont susceptibles de deacutevelopper
et leur sens plus proceacutedural que reacutefeacuterentiel on les ramegravene geacuteneacuteralement agrave la cateacutegorie des
laquo marqueurs discursifs raquo (Dubois 1993 Overstreet 1999 Secova 2014) le seul critegravere qui les
en distingue eacutetant leur position contrainte (position terminale drsquoun syntagme)
229
412 tout ccedila particule drsquoextension
En ce qui concerne plus particuliegraverement le marqueur (et) tout ccedila en franccedilais Bilger (1989)
srsquoy inteacuteresse dans le cadre de lrsquoapproche pronominale du GARS Remarquant qursquoil est
susceptible de clore un paradigme de reacuteiteacuterations lexicales elle souligne toutefois le caractegravere
implicite de la liste entameacutee dont la (ou les) reacutealisation(s) lexicale(s) donne(nt) un indice sur
le champ seacutemantique agrave infeacuterer En comparant la preacutesence avec lrsquoabsence du coordonnant et
elle distingue un effet de sens respectivement additif vs appositif et englobant pour le second
(ibid 100-101)
Secova (2014) compare les types de marqueurs drsquoextension en franccedilais dans trois corpus
distincts afin drsquoy eacutetudier les facteurs diachronique et geacuteneacuterationnel sur la distribution des
marqueurs Dans son propre corpus de jeunes adultes parisiens enregistreacutes dans les anneacutees
2007-2009 crsquoest clairement la variante et tout qui est la plus freacutequente (76) suivie agrave eacutegaliteacute
de tout ccedila (4) machin (4) et truc(s) comme ccedila (4) le reste des occurrences se
reacutepartissant entre huit autres formes Dans le corpus CFPP des anneacutees 2000 dont les locuteurs
sont issus de toutes les cateacutegories drsquoacircge et cetera est le mieux repreacutesenteacute (28) suivi de et
tout (22) tout ccedila (16) et et tout ccedila (9) parmi 28 formes attesteacutees Enfin le dernier
corpus composeacute drsquoenregistrements des anneacutees 1980 de locuteurs franccedilais drsquoacircge variable
indique tout ccedila comme la variante preacutefeacutereacutee (33) suivie drsquoet cetera (18) drsquoet tout (10) et
choses comme ccedila (10) parmi 16 formes utiliseacutees
Lrsquoanalyse met ainsi en lumiegravere une preacutefeacuterence indeacuteniable drsquoet tout dans le corpus le plus
reacutecent et parmi les jeunes adultes (confirmeacutee eacutegalement par le sous-groupe de jeunes dans
CFPP) au deacutetriment de la forme tout ccedila qui eacutetait preacutedominante dans le corpus le plus ancien
Secova srsquointeacuteresse donc de plus pregraves agrave et tout et deacutegage les diverses fonctions pragmatiques
qursquoil assume (rocircle de ponctuant drsquointensificateur ou agrave lrsquoinverse de mitigateur mise en œuvre
de strateacutegies argumentatives etc) Au vu de ces indices lrsquoauteur soutient lrsquohypothegravese drsquoun
processus de grammaticalisation le concernant se traduisant par un blanchiment seacutemantique
et la diminution de sa valeur reacutefeacuterentielle au profit drsquoun fonctionnement pragmatique dont le
stade le plus abouti est celui de ponctuant du discours Au contraire elle considegravere la variante
tout ccedila comme conservant un fonctionnement davantage reacutefeacuterentiel qui maintient lrsquoindication
de lrsquoextension drsquoun ensemble
413 Bilan
Ce bref exposeacute des travaux anteacuterieurs appelle plusieurs commentaires et nous conduit agrave
preacuteciser nos positions
Drsquoune part des reacuteserves peuvent ecirctre eacutemises agrave lrsquoeacutegard de la notion de marqueur discursif
(aussi appeleacute marqueur pragmatique) dont voici une deacutefinition couramment citeacutee
A pragmatic marker is defined as a phonologically short item that is not syntactically connected to the rest of the clause (ie is parenthetical) and has
230
little or no referential meaning but serves pragmatic or procedural purposes (Brinton 2008 1)
Pour le franccedilais on retient dans cette cateacutegorie selon leur contexte drsquooccurrence des items
aussi varieacutes que ben enfin donc quoi tu vois tu sais voilagrave en fait etc
Le problegraveme que pose ce genre de deacutefinition est que les caracteacuteristiques qui sont attribueacutees
aux marqueurs231
ne sont pas speacutecifiques aux eacuteleacutements invoqueacutes elles srsquoappliquent en effet agrave
toutes sortes drsquoautres items de la langue Par exemple le critegravere de reacuteduction phoneacutetique se
retrouve dans je sais gt jrsquosais gt chsais gt chais sans pour autant qursquoon traite celui-ci comme
un marqueur discursif contrairement agrave certains emplois de tu sais gt trsquosais Il en va de mecircme
concernant le critegravere de mobiliteacute syntaxique qui caracteacuterise toutes sortes de constituants
divers (circonstants adverbes drsquoeacutenonciation appositions verbes recteurs faibles etc) Ainsi
malgreacute un vague faisceau de proprieacuteteacutes communes celles-ci ne peuvent ecirctre rigoureusement
tenues pour deacutefinitoires On a par ailleurs souvent reprocheacute le caractegravere laquo fourre-tout raquo de la
cateacutegorie (Kerbrat-Orecchioni 2005 49) mettant degraves lors seacuterieusement en cause sa
pertinence Aussi preacutefeacuterons-nous nous passer de la notion sans toutefois nier le
fonctionnement pragmatique des items qui nous inteacuteressent Preacutecisons que nous approuvons agrave
lrsquoinverse la reconnaissance drsquoune classe de marqueurs drsquoextension pour autant qursquoon y fasse
entrer des eacuteleacutements partageant la mecircme distribution
Drsquoautre part des reacuteserves peuvent ecirctre formuleacutees agrave propos du cadre theacuteorique de la
grammaticalisation adopteacute par Secova (2014) qui comporte en effet plusieurs postulats
discutables parfois contradictoires (Beacuteguelin Corminboeuf amp Johnsen 2014) Parmi ceux-ci
citons par exemple les principes de gradualiteacute et drsquounidirectionnaliteacute qui situent les formes
concerneacutees sur des parcours eacutevolutifs graduels agrave sens unique Bien que ces theacuteories admettent
la possibiliteacute de coexistence simultaneacutee de deux usages drsquoune mecircme forme qui repreacutesenterait
un indice de changement en cours il nous paraicirct plus prudent drsquoexaminer les facteurs
contextuels motivant les emplois respectifs plutocirct que de mettre cela au compte drsquoune
hypothegravese deacuteterministe Par ailleurs ce point de vue sur le changement linguistique occulte
complegravetement la dimension idiosyncratique des emplois alors qursquoil va de soi que le recours agrave
certaines expressions peut ecirctre reacutecurrent chez certains locuteurs comme on va le voir mais
totalement inexistant chez drsquoautres Bien que nous soyons geacuteneacuteralement en accord avec
lrsquoidentification des fonctions pragmatiques et les analyses interpreacutetatives de Secova nous
tenons donc agrave prendre nos distances avec lrsquohypothegravese sous-jacente de grammaticalisation drsquoet
tout Nous allons drsquoailleurs voir que les diffeacuterents rendements observeacutes sont eacutegalement
imputables agrave tout ccedila
42 Remarques sur les donneacutees
La meacutethodologie de reacutecolte des donneacutees ayant deacutejagrave eacuteteacute preacutesenteacutee dans lrsquoavant-propos de cette
partie nous nous limitons agrave quelques preacutecisions speacutecifiques au marqueur eacutetudieacute Nous avons
231
Voir agrave cet eacutegard Fernandez (1994) Brinton (1994) Dostie (2004) Dostie amp Push (2007) Denturck (2008)
231
donc rechercheacute dans les bases indiqueacutees les suites tout ccedila (ainsi que les suites et tout) parmi
lesquelles nous retenons apregraves veacuterification manuelle celles qui srsquoinscrivent dans la
configuration souhaiteacutee de liste Avec toute la prudence que ce genre de releveacute suppose
signalons agrave titre indicatif que nous avons recueilli sur des versions anteacuterieures et plus
restreintes des bases de donneacutees232
35 tout ccedila en configuration de liste sur les 67 reacutesultats233
de la requecircte de la seacutequence sur OFROM (52) 166 sur 297 dans CFPP (56)234
43 Proprieacuteteacutes des listes
Nous envisageons dans ce travail les listes ou eacutenumeacuterations ndash notions que nous consideacuterons
synonymes ndash comme des structures visant agrave lrsquoeacutelaboration reacutefeacuterentielle drsquoune classe-objet et
qui se caracteacuterisent par des paralleacutelismes agrave diffeacuterents niveaux agrave savoir les niveaux lexico-
syntaxique seacutemantico-pragmatique et prosodique Toutefois lrsquoactivation de tous ces
paralleacutelismes nrsquoest pas systeacutematiquement requise pour qursquoon interpregravete une liste de la sorte
mais il semble que plus nombreux et visibles sont les paralleacutelismes mieux reconnue en tant
que telle est la liste (Johnsen amp Avanzi agrave par) On verra drsquoailleurs qursquoune liste si tant est
qursquoon puisse la consideacuterer comme telle peut nrsquoecirctre eacutebaucheacutee que par un seul item suivi drsquoune
particule drsquoextension Avant drsquoobserver le fonctionnement de tout ccedila dans ces configurations
il nous paraicirct important de caracteacuteriser plus preacuteciseacutement ces structures aux diffeacuterents niveaux
signaleacutes pour comprendre pourquoi elles sont favorables agrave lrsquoaccueil du marqueur
431 Aspects lexico-syntaxiques
Au niveau micro-syntaxique on peut consideacuterer la liste comme une seacuterie additive drsquoitems
lexicaux occupant une mecircme position syntaxique sur un axe paradigmatique
(306) Et ccedila se fait comment que lrsquointernet est arriveacute si tard en France Parce que en geacuteneacuteral
la France est un pays qui adore le progregraves la technique les avions tout ccedila Alors euh
pourquoi crsquoeacutetait pas comme ccedila pour lrsquointernet (pfc)
La liste comprend ainsi plusieurs eacuteleacutements instanciant la place drsquoargument objet du verbe
adore Lrsquoapproche du GARS repreacutesente ce genre de pheacutenomegravene sous la forme de laquo grilles raquo
disposeacutees sur lrsquoaxe paradigmatique vertical (Blanche-Benveniste 1990a Blanche-Benveniste
et al 1990) que nous illustrons avec lrsquoexemple preacuteceacutedent
232
En octobre 2012 env 15h drsquoenregistrement sur OFROM et 39h sur CFPP Pour rappel nous avons renonceacute agrave
des comptages sur PFC en raison de problegravemes de doublons dans les reacutesultats Mais nous ne nous privons pas
pour autant du recours aux donneacutees de la base en question 233
Les suites non Pro-SN incluses comme pas du tout ccedila 234
Quant agrave et tout nous en avons releveacute 71 occurrences clocircturant une liste sur 88 dans OFROM (80) et 154 sur
182 occurrences dans CFPP (85) A titre indicatif et tous emplois confondus on relegraveve au 16022017 307
(et) tout ccedila 392 et tout (sans et tout ccedila) dans OFROM 333 (et) tout ccedila et 194 et tout dans CFPP On constate
que le corpus OFROM le plus reacutecent (enregistrements agrave partir de 2008) ne confirme pas le deacuteseacutequilibre releveacute
entre et tout et tout ccedila dans le corpus personnel de Secova (2014) Il est vrai cependant que lrsquoacircge des locuteurs
drsquoOFROM est beaucoup moins homogegravene
232
(307) la France crsquoest un pays qui adore le progregraves nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
la technique nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
les avions nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
tout ccedila (pfc)
Nous prenons cependant nos distances avec la conception aixoise de la liste qui integravegre les
pheacutenomegravenes de laquo bribes du discours raquo (Blanche-Benveniste 1990a 14) comme les
laquo bredouillages heacutesitations maladresses reprises raquo (Blanche-Benveniste et al 1990 20)
(308) on mettait oh mecircme pas la moitieacute drsquoune cuillegravere agrave soupe nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
drsquoune cuillegravere agrave cafeacute (ibid 21)
Srsquoil est vrai qursquoil nrsquoest pas toujours eacutevident de distinguer entre seacuterie additive et
laquo disfluences raquo drsquoougrave lrsquoeacutemergence drsquoambiguiumlteacutes drsquoanalyse (Blanche-Benveniste 2011 Kahane
amp Piertrandrea 2012) nous consideacuterons que les secondes ne relegravevent pas du mecircme
pheacutenomegravene car elles ne sont pas voueacutees au niveau reacutefeacuterentiel agrave la creacuteation deacutelibeacutereacutee drsquoune
classe-objet et elles ne se distinguent pas par des paralleacutelismes reacutecurrents aux autres niveaux
(seacutemantico-pragmatiques prosodiques) Drsquoailleurs sur le plan syntaxique un eacuteleacutement
distinctif semble neacutegligeacute dans lrsquoapproche aixoise lrsquoapparition reacuteguliegravere de coordonnants dans
les seacuteries additives (en ce qui nous concerne la preacutesence possible de et devant tout ccedila) vs leur
absence notoire dans le cas des disfluences Preacutecisons que nous admettons toutefois dans la
cateacutegorie des listes le cas de formulations multiples (Blanche-Benveniste 2011) visant par
exemple agrave lrsquoadeacutequation de la deacutenomination ou agrave la recherche de nuances parce qursquoelles
contribuent contrairement aux disfluences agrave proprement parler235
agrave creacuteer une classe (de
deacutenominations de proprieacuteteacutes etc) En teacutemoigne ci-dessous la caracteacuterisation nuanceacutee drsquoun
mecircme objectif
(309) par exemple jai pas tout agrave fait fini ce que je dois faire ben voilagrave | _ | jarrecircte pour euh |
_ | pour ecirctre en forme le lendemain pour pouvoir euh bien suivre les cours bien
eacutecouter tout ccedila236
(ofrom)
Les eacutenumeacuterations se rencontrent eacutegalement au niveau macro-syntaxique ougrave les items mis en
parallegravele repreacutesentent cette fois des laquo eacutenonciations raquo
(310) daccord ces jeunes | _ | jouent le jeu ils sont | _ | ils sont enthousiastes ils ils ont de
leacutenergie ils ont des ideacutees tout ccedila ce qui est bien | _ | mais franchement pas agrave pas agrave
Berne | _ | pas agrave cet acircge-lagrave et pas agrave Berne (ofrom) = (3)
Il nous semble leacutegitime drsquointeacutegrer ces successions drsquoeacutenonciations drsquoordre macro-syntaxique
aux pheacutenomegravenes de liste drsquoune part au vu de la reacutepeacutetition des patrons lexico-syntaxiques et
235
Kahane amp Piertrandrea (2012) les traitent tous deux dans la mecircme cateacutegorie celle des entassements qursquoils
appellent de dicto 236
Une eacutecoute de lrsquoextrait sonore met en eacutevidence une proeacuteminence prosodique sur la syllabe [te] de eacutecouter qui
oriente vers une interpreacutetation de tout ccedila comme particule plutocirct que comme reacutegime direct du verbe cf infra
sect433
233
prosodiques drsquoautre part du fait preacuteciseacutement qursquoon y trouve les mecircmes particules drsquoextension
qursquoau niveau micro-syntaxique (aussi bien tout ccedila et tout qursquoet cetera) leur fonctionnement
ne semblant ainsi pas diverger selon le niveau syntaxique (cf aussi Bilger 1989)
Un fait remarquable et reacutegulier dans nos donneacutees est que la liste est susceptible de ne contenir
qursquoun eacuteleacutement lexical preacuteceacutedant tout ccedila (ou et tout) (Bilger 1989 Johnsen 2011) Un
comptage anteacuterieur sur OFROM237
bien que statistiquement non significatif car portant sur
un nombre restreint de donneacutees reacutevegravele les proportions suivantes tout ccedila est preacuteceacutedeacute drsquoun
seul item dans 13 listes sur 35 (37) et et tout drsquoun seul item dans 48 cas sur 71 (68)
Dans ces cas-lagrave crsquoest la seule preacutesence du marqueur qui constitue lrsquoindice drsquoune liste
eacutebaucheacutee En outre il nrsquoest pas toujours eacutevident de deacuteterminer sur quel constituant ou
operand (Dubois 1992 181) envisager le paradigme suggeacutereacute Dans lrsquoexemple ci-dessous on
peut ainsi se demander si la liste srsquoinscrit sur la place de la subordonneacutee causale ou sur celle
de lrsquoadjectif attribut comme lrsquoillustrent les extensions potentielles de liste entre parenthegraveses
(311) mais je pense aussi que jrsquoai un tempeacuterament agrave me disperser quand je parle parce que
comme je suis assez euh enthousiaste tout ccedila degraves que jrsquoai jrsquoai une ideacutee qui me passe
par la tecircte jrsquoai envie de le dire tu vois (pfc)
(312) parce que comme je suis assez euh enthousiaste nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
(comme jrsquoaime parler) nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
tout ccedila
(313) parce que comme je suis assez euh enthousiaste nnnnnnnnnnnnnnnnnnn
(spontaneacutee)
tout ccedila
Lrsquoanalyse syntaxique demeure ambigueuml Cela dit on peut noter qursquoune analyse syntaxique
univoque nrsquoest pas deacuteterminante du point de vue de la pertinence communicative agrave lrsquoœuvre
432 Aspects seacutemantico-pragmatiques
On note reacuteguliegraverement une isotopie seacutemantique entre les eacuteleacutements de la liste (Schiffrin 1994
Bilger 2003 Selting 2007 Paveau amp Rosier 2009 Groupe de Fribourg 2012) illustreacutee ci-
dessous par la reacutecurrence du segraveme [+marin]
(314) Jrsquoai toujours et deacuteploreacute que personne de mes aicircneacutes de ma famille tout au moins
nrsquoeacutetait pas eacuteteacute capable de mapprendre la mer la pecircche les poissons les bateaux et
tout ccedila (pfc)
Dans lrsquoexemple suivant la coheacutesion seacutemantique se manifeste au niveau du script (Schank amp
Abelson 1977) ou du sceacutenario (Sanford amp Garrod 1981) crsquoest-agrave-dire drsquoune seacuterie drsquoactions
steacutereacuteotypiques ici les activiteacutes musicales drsquoun groupe
237
Mai 2013 (sur env 15h drsquoenregistrement)
234
(315) on se retrouve comme ccedila des week-ends pour faire un peu de la musique on compose
on joue on a des concerts en Valais tout ccedila (ofrom)
La notion drsquoisotopie demande neacuteanmoins agrave ecirctre assouplie la laquo cateacutegorie creacuteeacutee raquo (Schiffrin
1994) par la liste ne manifestant pas toujours un segraveme geacuteneacuterique preacuteinscrit dans le contenu
lexical ou dans des scheacutemas drsquoactions types mais eacutetant susceptible drsquoeacutemerger drsquoun point de
vue laquo subjectif raquo sur le monde (Schiffrin 1994) ou de facteurs contextuels (Dubois 1992
Johnsen 2011) Lrsquoexemple suivant illustre ainsi une seacutequence drsquoarguments eacutemanant drsquoune
instance tierce et subjective
(316) puis lui cest lagrave quil sest lanceacute en disant que ceacutetait terrible euh au Pakistan parce que
le | _ | le gouvernement laiumlc agrave leacutepoque euh | _ | ceacutetait inacceptable que ceacutetait
beaucoup mieux en Iran tout ccedila tout ccedila | _ | donc un type euh un fanatique de
lrsquoislam (ofrom)
La liste intervient dans le cadre drsquoun discours rapporteacute et entame une seacuterie de critiques agrave
lrsquoeacutegard du gouvernement laiumlc au Pakistan autrement dit elle reflegravete le point de vue subjectif
de lrsquoeacutenonciateur citeacute Il est par conseacutequent difficile de reconnaicirctre un scheacutema drsquoactions
preacutedeacutefini qui engloberait typiquement les items formuleacutes eacutetant donneacute qursquoils eacutevoquent ici des
jugements de valeur (lsquolrsquoaberration drsquoun gouvernement laiumlc au Pakistanrsquo lsquoles conditions plus
favorables de lrsquoIranrsquo)
Au niveau pragmatique on peut srsquointerroger sur la relation que le locuteur eacutetablit entre les
diffeacuterents items eacutenumegravere-t-il des reacutefeacuterents distincts ou procegravede-t-il agrave des deacutesignations
multiples drsquoun mecircme reacutefeacuterent (Blanche-Benveniste 2011) Dans la liste suivante il est
eacutevident que chaque membre de la liste renvoie agrave un individu distinct
(317) teacutetais dans lcouloir en train dparler avec Madame Chauvel Madame Beaumont
Madame Cardeacutemont tout ccedila (cfpp)
Dans drsquoautres cas le locuteur semble plutocirct viser un mecircme reacutefeacuterent pour lequel il cherche la
formulation approprieacutee
(318) par exemple jai pas tout agrave fait fini ce que je dois faire ben voilagrave | _ | jarrecircte pour euh |
_ | pour ecirctre en forme le lendemain pour pouvoir euh bien suivre les cours bien
eacutecouter tout ccedila (ofrom) = (309)
Comme le souligne Blanche-Benveniste (2011) on ne peut pas toujours savoir si le locuteur
tente de reformuler un mecircme concept ou srsquoil cherche plutocirct agrave dissocier diffeacuterents objets par
des nuances fines
Certains auteurs distinguent le caractegravere fermeacute ou ouvert drsquoune liste (Paveau amp Rosier 2009
Selting 2007) En effet une liste peut se preacutesenter comme fermeacutee lorsque des eacuteleacutements du
contexte linguistique (annonce reacutecapitulation) indiquent le nombre drsquoitems concerneacutes ou
lorsque les items sont eux-mecircmes deacutenombreacutes dans la proceacutedure de liste Un coordonnant
235
preacuteceacutedant directement le dernier eacuteleacutement peut eacutegalement constituer lrsquoindice que lrsquoauteur
preacutesente sa liste comme exhaustive
(319) on eacutetait nomades | _ | on avait | _ | une maison agrave | | _ | une maison agrave | | _ | et une
maison agrave | | _ | et partout on avait | _ | des champs (ofrom)
On ne peut neacuteanmoins tirer la mecircme conclusion de la preacutesence du coordonnant dans et tout
(ccedila) Si celui-ci peut servir agrave indiquer au niveau segmental la fin de la structure de la liste le
syntagme dans son ensemble indique au niveau reacutefeacuterentiel la non-exhaustiviteacute des ingreacutedients
de lrsquoensemble eacutevoqueacute (Bilger 1988 Overstreet 1999 Ferreacute 2011 Johnsen 2011)
Enfin au niveau interactionnel la construction de listes a eacuteteacute consideacutereacutee comme une activiteacute
volontiers collaborative (Jefferson 1990 Erickson 1992 Selting 2007) un interlocuteur peut
facilement prendre part agrave lrsquoactiviteacute en ajoutant un ou des membres agrave la liste deacutemarche
aboutissant agrave une laquo co-production of a list in progress raquo (Jefferson 1990 89) Nos donneacutees
attestent ce genre de collaboration
(320) L1 dtfaccedilon cest toujours pareil dans une eacutecole hein va y avoir un peu euh les
racailles
L2 ltouais nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L1 lesgt gothiques euh nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 les les nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L1 les shals nnnnnn nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 voilagrave [rires] + les bourges voilagrave lttout ccedila ouais nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L1 voilagrave gt (cfpp)
Nous aurons lrsquooccasion de revenir sur cet exemple infra (sect451) car le marqueur tout ccedila
permet ici des manœuvres intersubjectives particuliegraverement inteacuteressantes
433 Aspects prosodiques
La prosodie des listes agrave lrsquooral spontaneacute nrsquoa pas fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes systeacutematiques Le travail
le plus approfondi agrave notre connaissance est celui de Selting (2007) A partir de lrsquoobservation
drsquoun corpus de conversations en allemand lrsquoauteur met en eacutevidence les contours intonatifs
des syllabes accentueacutees des membres de listes Elle distingue plusieurs patrons prosodiques
selon que la liste est fermeacutee ou ouverte Dans le cas des listes fermeacutees elle note que les
eacuteleacutements composent geacuteneacuteralement une seule uniteacute prosodique doteacutee drsquoun contour descendant
se terminant dans le grave sur un scheacutema de downstep238
crsquoest-agrave-dire un abaissement tonal
progressif sur chaque item A lrsquoinverse dans le cas des listes ouvertes les membres sont
prononceacutes dans des uniteacutes prosodiques distinctes avec un paralleacutelisme remarquable entre les
deux premiers membres de la liste reacutepeacutetition des contours intonatifs intensiteacute et dureacutee
238
Selting (2007) donne la deacutefinition suivante laquo lsquoDownsteprsquo here as in most of recent intonology denotes that
successive pitch peaks in an intonation unit are produced on successively lower pitch height ie on a descending
line raquo
236
comparable ceci sans downstep Selting relegraveve sept types de contours pour les syllabes
accentueacutees finales des listes ouvertes La plupart se terminent par une freacutequence haute ou
moyenne souvent atteinte apregraves un palier montant (upward staircase) se terminant par un
plateau haut (ou leacutegegraverement descendant) (ibid 506-507)
welcher BAND welches SCHEInungsjahr und so weiter (p 509)
ou alors via un contour montant continu
fuumlr die rEIfen und so wEIter einige reparaTURN (p 517)
Malgreacute la diversiteacute des types reacutepertorieacutes crsquoest surtout la reacutepeacutetition du contour qui rend la liste
remarquable En ce qui concerne le dernier membre drsquoune liste ouverte Selting remarque
qursquoil peut ecirctre prononceacute soit sur le mecircme scheacutema que les membres preacuteceacutedents srsquoauto-
deacutesignant preacuteciseacutement comme eacuteleacutement non final soit avec une prosodie distincte souvent un
contour descendant signalant la compleacutetude non pas du contenu de la liste mais de lrsquoactiviteacute
mecircme de liste
Pour le franccedilais parleacute une eacutetude drsquoAuchlin amp Simon (2004) est consacreacutee agrave quelques extraits
de listes Lrsquohypothegravese des auteurs est que la reconnaissance drsquoun scheacutema de liste se fonde
essentiellement sur deux composantes le rythme caracteacuteriseacute ainsi laquo reacutegulariteacute du retour des
temps accentueacutes espacement reacutegulier des attaques accents initiaux par eacuteleacutement mis en
liste raquo et la modulation laquo dynamisme accru dans la reacutealisation des tons eacutelargissement du
registre tonal allongement (ou reacuteduction) de la dureacutee des syllabes accentueacutees etc raquo (ibid
188) Les auteurs remarquent agrave juste titre que les listes sont tregraves perceptibles pour un
participant drsquoune interaction mais paradoxalement beaucoup moins lorsqursquoon ne se fie qursquoagrave
sa transcription prosodique Les auteurs accordent une attention particuliegravere agrave la prosodie du
premier eacuteleacutement drsquoune liste Celui-ci peut ecirctre prosodiquement marqueacute comme tel doteacute ainsi
drsquoune valeur de projection (annonccedilant lrsquoinitiation drsquoune eacutenumeacuteration) ou alors nrsquoacqueacuterir le
237
statut de premier eacuteleacutement drsquoune liste qursquoa posteriori de par la similitude syntaxique
prosodique etou seacutemantique qursquoil entretient avec les items ulteacuterieurs Lorsqursquoil se deacutemarque
il peut le faire sur son attaque (pause prise de souffle) ou sur sa syllabe finale (proeacuteminence
exageacuteration du contour) (ibid 190) En principe la syntaxe et la prosodie fonctionnent de
maniegravere compleacutementaire ou redondante Auchlin amp Simon (2004) relegravevent cependant des cas
de laquo conflit entre les instructions donneacutees par la syntaxe et lrsquoempaquetage prosodique raquo
(ibid 190) et illustrent des cas ougrave la prosodie prend le dessus sur la syntaxe pour imposer un
scheacutema de liste sur des structures qui sur le plan strictement syntaxique nrsquoen auraient pas le
statut (voir aussi Selting 2007 519) Ils relegravevent toutefois que toutes les listes ne sont pas
marqueacutees sur le plan intonatif certaines preacutesentent simplement des groupes intonatifs
juxtaposeacutes (contour continuatif bas rehausseacute ou haut en position drsquoaccent final) domineacutes par
le dernier drsquoentre eux (ton plus haut ou alors infra-bas) marquant la clocircture Cela nrsquoempecircche
pas le respect de contraintes drsquoeurythmie alignement des attaques ajustement syllabique ou
de tempo visant agrave la reacutegulariteacute rythmique scansion par des prises de souffles etc Les auteurs
mettent en relation la prosodie plus ou moins marqueacutee des listes avec lrsquoengagement de ceux
qui les produisent lrsquoeacutenergie manifesteacutee tout comme les efforts de reproduction du pattern
sont interpreacuteteacutes comme des signes iconiques de lrsquoinvestissement des locuteurs dans leur
discours
Une eacutetude que nous avons meneacutee (Johnsen amp Avanzi agrave par) sur un corpus de franccedilais parleacute
de Suisse romande montre que les contours des syllabes terminales des eacuteleacutements initiaux ou
internes drsquoune liste manifestent un contour de type continuatif HH239
avec trois variantes
possibles un contour plat et haut (HH) un contour haut montant (LHH) et un contour
plat et haut avec monteacutee effectueacutee sur la syllabe peacutenultiegraveme du membre de lrsquoeacutenumeacuteration
(H+HH) On en conclut donc comme Selting (2007) qursquoon a bien une reacutepeacutetition du type
de contour sur les eacuteleacutements de la liste mais pas systeacutematiquement de la mecircme variante bien
qursquoon observe une reacutealisation dans 61 des cas de la combinaison HH + HH Un
aspect plus caracteacuteristique de la liste se situe au niveau temporel des syllabes terminales des
items de la liste Sans surprise les dureacutees des syllabes finales des eacuteleacutements de la liste sont
comme toute syllabe accentueacutee plus longues que la dureacutee syllabique moyenne de la liste
Mais chose plus inteacuteressante la syllabe du premier membre de la liste est pregraves de deux fois
plus longue que la dureacutee syllabique moyenne sachant qursquoune syllabe accentueacutee laquo ordinaire raquo
est en principe une fois et demie plus longue que les autres (Delattre 1965) Nous avons
montreacute que cette longueur spectaculaire pouvait ecirctre due soit au sur-marquage de lrsquoactiviteacute de
liste par projection agrave partir du premier membre de la liste agrave venir soit agrave lrsquoinverse agrave
lrsquoheacutesitation du locuteur du fait de la recherche lexicale en cours des eacuteleacutements agrave suivre
Quant agrave la prosodie de lrsquoitem tout ccedila ou et tout elle est diversement reacutealiseacutee selon qursquoelle
mime le contour des eacuteleacutements qui preacutecegravedent qursquoelle se fonde de maniegravere atteacutenueacutee dans une
239
Conventions de transcription selon le modegravele F-ToBI (Delais-Roussarie et al 2015) L = ton bas H
= ton haut = accent lexical = frontiegravere prosodique majeure
238
peacuteriode tout en signalant la continuation ou agrave lrsquoinverse qursquoelle corresponde agrave une fin de
peacuteriode Quoiqursquoavec des interpreacutetations diffeacuterentes des nocirctres Ferreacute (2011) observe une
mecircme diversiteacute de reacutealisations des contours prosodiques pour les laquo particules drsquoextension raquo et
cetera (et) tout ccedila et et tout
Signalons pour finir que la prosodie peut parfois deacutesambiguiumlser une analyse syntaxique Ainsi
en va-t-il de lrsquoexemple suivant accompagneacute de son prosogramme240
(321) y a des trucs qui reviennent tout ccedila je me suis remis sur une lettre jrsquoai fait la lettre jrsquoai
corrigeacute tout ccedila et je suis parti agrave six heures six heures et quart peut-ecirctre (pfc)
Figure 8 Prosogramme 1
Dans cet exemple la scansion rythmique par le retour de syllabes exageacutereacutement accentueacutees
(dont les contours sont entoureacutes) est tregraves manifeste La syllabe finale de tout ccedila reproduit le
contour intonatif des proeacuteminences des items preacuteceacutedents de la liste (cf la freacutequence
fondamentale en trait fin agrave laquelle se superpose une version styliseacutee en trait eacutepais) Le
syntagme constitue agrave cet eacutegard un groupe intonatif agrave lui seul de la mecircme faccedilon que les
membres preacuteceacutedents Si lrsquoon ne se fiait qursquoagrave la transcription orthographique on pourrait
interpreacuteter tout ccedila comme le compleacutement du verbe jrsquoai corrigeacute Si tel avait eacuteteacute le cas on
aurait vraisemblablement noteacute une absence de proeacuteminence sur la derniegravere syllabe de jrsquoai
corrigeacute permettant ainsi de regrouper le syntagme tout ccedila avec ce qui preacutecegravede le tout formant
ensemble un groupe intonatif Or la seacuteparation entre les deux groupes est au contraire bien
nette agrave lrsquoeacutecoute (avec des proeacuteminences sur [Ze] de corrigeacute et sur [sa] de tout ccedila) tout ccedila est
de ce fait clairement exhibeacute comme le dernier constituant drsquoune liste ici composeacutee drsquoune
succession drsquoeacutenonciations qursquoon pourrait scheacutematiser ainsi ( indiquant une relation de
continuation entre les eacutenonciations)
240
Outil deacuteveloppeacute par Mertens (2004)
_ja de tRyk ki R vjE n tu sa ZmsHiRmi sy Ryn lE tRZe fE la lE tRZe kO Ri
_yadestrucsqui reviennent tout ccedila je mesuis remissur une lettre jrsquoai fait la lettre jrsquoai corrigeacute
0 1 2 3
70
80
90
100 vow-nucl G=032T2 DG=20 dmin=0035
Prosogram v27g13apd1lg_356692
150 Hz
Ri Ze tu saeZSHi paR ti a si z9 R2 si z9 Re kaR p2 tE tR _
corrigeacute toutccedilaetje suis parti agrave six heures euh six heures et quart peut-ecirctre _
4 5 6 7
70
80
90
100 vow-nucl G=032T2 DG=20 dmin=0035
Prosogram v27g13apd1lg_356692
150 Hz
239
(322) y a des trucs qui reviennent tout ccedila je me suis remis sur une lettre jrsquoai fait la
lettre jrsquoai corrigeacute tout ccedila et je suis parti agrave six heures six heures et quart peut-
ecirctre
Il nrsquoen va pas de mecircme pour lrsquoexemple suivant ougrave la reacutealisation de tout ccedila nrsquoest pas
accompagneacutee des traits caracteacuteristiques drsquoune liste comme en teacutemoigne la figure
correspondante
(323) comme ici en plus il a il a changeacute de de domicile bon savoir srsquoil allait malgreacute tout
rester domicilieacute agrave la maison enfin tout ccedila crsquoest vrai que c crsquoest beaucoup de choses agrave
penser (pfc)
Figure 9 Prosogramme 2
En lrsquooccurrence tout ccedila ne paraicirct pas entrer dans un scheacutema rythmique particuliegraverement
reacutegulier ni preacutesenter les caracteacuteristiques accentuelles drsquoune liste En effet le syntagme crsquoest
vrai qui le suit prolonge naturellement le groupe intonatif auquel il appartient (pas de pause
pas de marque particuliegravere drsquoinitiation drsquoun nouveau groupe la freacutequence fondamentale agrave
lrsquoinitiale de la syllabe [sE] se situe au mecircme niveau que la freacutequence de la syllabe [sa] qui
preacutecegravede) Par conseacutequent tout ccedila est inteacutegreacute dans un groupe intonatif de plus grande
envergure dont le signal de regroupement est une syllabe accentueacutee subseacutequente ([se] de
penser en trait fin) qui domine les syllabes preacuteceacutedentes depuis [fε~] On en conclut que tout
ccedila nrsquoest pas aligneacute sur le paradigme du SV savoir srsquoil allait malgreacute tout rester domicilieacute agrave la
maison mais constitue tregraves vraisemblablement le sujet redoubleacute de crsquoest beaucoup de choses
agrave penser
44 Fonctionnement reacutefeacuterentiel
Nous pouvons agrave preacutesent nous concentrer sur le fonctionnement de tout ccedila dans ces contextes
eacutenumeacuteratifs en nous interrogeant en particulier sur deux proprieacuteteacutes apparemment
contradictoires agrave savoir son fonctionnement reacutesomptif et sa capaciteacute agrave eacutevoquer une classe-
objet de plus grande envergure
bo~ sa vwaR si la lE mal gRe tu REs te dO mi si lje a lamE zo~ fe~ tu sa sEvre
bon savoir srsquoil allait malgreacute tout rester domicilieacute agrave la maison -fin tout ccedila crsquoestvrai
0 1 2 3
70
80
90
100 asyll G=032T2 DG=20 dmin=0035
Prosogram v27gmutuelle
150 Hz
vre ksE sE bo ku tSo z a pa~ se
vraiqu-crsquoestcrsquoestbeaucoupd- choses agrave penser
4 5 6
70
80
90
100 asyll G=032T2 DG=20 dmin=0035
Prosogram v27gmutuelle
150 Hz
240
441 Un pointage reacutesomptif
Au vu de la position terminale de tout ccedila dans les listes et du fonctionnement volontiers
reacutesomptif de ses emplois en geacuteneacuteral (cf supra sect3) il y a de bonnes raisons de consideacuterer qursquoil
englobe dans sa reacutefeacuterence les divers objets preacutealablement introduits Drsquoailleurs drsquoautres
indices de reacutecapitulation se combinent reacuteguliegraverement agrave tout ccedila ainsi que lrsquoillustrent les
exemples ci-dessous via les particules bon voilagrave quoi et enfin
(324) L1 ouais + et les filles cest le le sac aussi cest important nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L2 Vanessa Bruno nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn
L1 Vanessa Bruno euh Geacuterard Darel euh tout ccedila bon voilagrave quoi (cfpp)
(325) on soccupait au deacutebut de tout c qui eacutetait lmateacuteriel donc extrecircmement multiple puisque
y avait aussi bien des des couleurs des pastels des clous des enfin tout ccedila (cfpp)
Dans lrsquoexemple (324) la locutrice L1 entreprend lrsquoeacutenumeacuteration de marques de sacs agrave main agrave
savoir Vanessa Bruno puis Geacuterard Darel et clocirct sa liste via le syntagme tout ccedila accompagneacute
des ponctuants bon voilagrave quoi qui permettent de reacutecapituler et de finaliser le propos
Lrsquoexemple (325) illustre lrsquoeacutelaboration drsquoune liste de mateacuteriel (des couleurs des pastels des
clous) termineacutee par tout ccedila lui-mecircme preacuteceacutedeacute de la particule enfin jouant eacutegalement un rocircle
de synthegravese (Bertrand amp Chanet 2005)
Mais on voit bien que lrsquoanalyse uniquement reacutesomptive du marqueur est insuffisante Trois
arguments viennent appuyer ce point de vue Il y a drsquoabord le fait que la liste se voie parfois
prolongeacutee agrave la suite du marqueur tout ccedila Crsquoest le cas de lrsquoexemple (324) ci-dessus que nous
avions deacutelibeacutereacutement abreacutegeacute et dont voici le contexte posteacuterieur
(324rsquo) L1 Vanessa Bruno euh Geacuterard Darel euh tout ccedila bon voilagrave quoi
L2 que dla marque quon paye cher
L3 Longchamp Seacutequoia et compagnie quoi
L1 ouais voilagrave quoi + (cfpp)
Ce prolongement par ailleurs effectueacute par une autre locutrice et approuveacute (ouais voilagrave quoi)
par la premiegravere inclut explicitement drsquoautres membres agrave lrsquoensemble deacutesigneacute par tout ccedila
Drsquoailleurs le syntagme et compagnie rencheacuterit sur cette extension Cet extrait illustre bien le
fait que le reacuteseau eacutevoqueacute ne se limite pas aux membres citeacutes en amont
Drsquoautre part certains exemples contiennent une reformulation lexicale agrave la suite de tout ccedila
indiquant explicitement un ensemble plus vaste que celui constitueacute des seuls items
preacutealablement introduits
(326) donc jrsquoai eu la chance lagrave de euh de voir ccedila sinon bon apregraves crsquoest les petites
vacances qursquoon passe quand on eacutetait jeunes avec les parents en eacuteteacute bon ben en
lrsquooccurrence crsquoeacutetait Nice Cannes enfin tout ccedila toute la Cocircte dAzur (pfc)
241
Ainsi tout ccedila deacutesigne allusivement un ensemble sous-deacutetermineacute comprenant Nice et Cannes
que le locuteur juge bon de speacutecifier via la reformulation toute la Cocircte dAzur On remarque
qursquoenfin nrsquoest ici pas agrave interpreacuteter comme une marque de synthegravese finale mais plutocirct comme
un indice de changement au niveau de la planification discursive qursquoon pourrait gloser par
laquo jrsquointerromps le deacutetail de ma liste pour aller droit au but raquo
Par ailleurs on a deacutejagrave signaleacute supra (ex (311)) que les listes pouvaient ecirctre structurellement
constitueacutees drsquoun seul eacuteleacutement lexical preacuteceacutedant tout ccedila Il paraicirct degraves lors peu vraisemblable
qursquoils soient voueacutes agrave reacutecapituler via un marqueur de totaliteacute un ensemble composeacute en tout et
pour tout drsquoun seul objet-de-discours
Au final il nous semble qursquoon peut admettre une analyse reacutesomptive de tout ccedila dans la
mesure ougrave il comprend dans sa reacutefeacuterence celle des items (de lrsquoitem) preacutealablement
mentionneacute(s) Mais il indique en mecircme temps que la liste entreprise ne reflegravete pas
exhaustivement sa reacutefeacuterence qui va bien au-delagrave Crsquoest drsquoailleurs cet aspect que mettent en
eacutevidence les appellations general extenders (Overstreet 1999 Secova 2014) ou particules
drsquoextension (Dubois 1993 Ferreacute 2011)
442 Lrsquoinfeacuterence drsquoun ensemble
Dans le cadre de la theacuteorie de la pertinence (Sperber amp Wilson 1986) on pourrait consideacuterer
que tout ccedila convie le destinataire agrave enrichir par infeacuterence le contenu drsquoun message agrave partir des
informations explicites et contextuelles agrave disposition dans le but drsquoatteindre le sens que le
locuteur cherche agrave communiquer Drsquoune part le syntagme tout ccedila clocirct une liste au niveau
structurel drsquoautre part il deacutesigne un ensemble dont la teneur est partiellement implicite au
niveau reacutefeacuterentiel Ce faisant il incite agrave en infeacuterer drsquoautres membres potentiels
(327) cest vrai que + agrave Paris cest cher quand mecircme tous les cafeacutes tout ccedila ccedila revient cher on
a pas trop les moyens (cfpp)
(328) cest vrai que + agrave Paris cest cher quand mecircme tous les cafeacutes les boutiques les
restaurants ccedila revient cher on a pas trop les moyens (exemple modifieacute)
En effet en fonction du contexte et de lrsquoorientation argumentative du discours on peut
reacutecupeacuterer lrsquoisotopie de deacutepart et en infeacuterer drsquoautres eacuteleacutements congruents (Bilger 1989 Ward
amp Birner 1993) Ainsi en ne nommant qursquoun eacuteleacutement de la liste le locuteur reacutealise une
eacuteconomie de moyens au regard des effets escompteacutes241
Mais agrave lrsquoinverse la theacuteorie de la pertinence permet eacutegalement de rendre compte du fait qursquoun
traitement infeacuterentiel peut srsquoaveacuterer trop coucircteux conduisant lrsquointerpregravete agrave se contenter drsquoun
reacutefeacuterent sous-deacutetermineacute pour les besoins de lrsquoeacutechange (Berrendonner 1990a Overstreet 2005
Jucker et al 2007) Lrsquoexemple suivant teacutemoigne de cette situation
241
On peut aussi invoquer la maxime de quantiteacute de Grice (1975) qui enjoint de ne pas fournir plus
drsquoinformation que neacutecessaire
242
(329) SC Et puis autrement euh bon bah je sais pas il ma demandeacute un truc sur le euh Il il
redemande le euh le cholesteacuterol et puis alors les euhEt puis un ionogramme
E Un quoi
SC Ionogramme cest les ltE Cest quoi gt Bah lrsquoionogramme cest les euh Euh
cest les chlorures les euh Les chlorures euh tout ccedila oui les euh
E Et ccedila se(X) je connais pas Je sais pas agrave quoi ccedila sert (pfc)
Lrsquointerlocutrice SC eacutevoque ici visiblement une classe-objet du reacutefeacuterent lsquoionogrammersquo dont
elle est capable de mentionner lrsquoun des ingreacutedients agrave savoir lsquoles chloruresrsquo Etant donneacute la
complexiteacute de ce que la notion de ionogramme recouvre (elle deacutesigne un examen meacutedical
analysant la teneur drsquoun liquide organique en eacutelectrolytes) la locutrice utilise tout ccedila de
maniegravere allusive pour srsquoeacuteviter drsquoen formuler le deacutetail (visiblement inconnu) tout ccedila deacutesigne
ainsi lrsquoobjet laquo indiscret raquo dont lsquoles chloruresrsquo repreacutesente lrsquoun des composants heacuteteacuteroclites au
demeurant indeacutenombrables On peut remarquer agrave cet eacutegard que lrsquointerlocutrice E ne se
satisfait pas de cette allusion srsquoattendant agrave une explication plus preacutecise sa reacuteaction nuance
lrsquoobservation de Dines (1980) selon laquelle lrsquoemploi des general extenders geacutenegravere
drsquohabitude des marques drsquoapprobation de la part de lrsquointerlocuteur Lrsquointerlocutrice E en
lrsquooccurrence ne laquo joue pas le jeu raquo Cette situation illustre un cas de dissension sur lrsquoeacutetat de
M en traccedilant minimalement un reacutefeacuterent un locuteur nrsquoest pas agrave lrsquoabri drsquoeacuteventuelles
demandes de clarification
On reconnaicirct ici le comportement nonchalant de la locutrice (Berrendonner 1990a) qui pour
des raisons drsquoeacuteconomie mais eacutegalement pour eacutepargner agrave son interlocutrice des deacutetails jugeacutes
non pertinents se contente drsquoune eacutevocation vague
une repreacutesentation apparaicirct drsquoautant plus eacuteconomique agrave manipuler qursquoelle est moins complexe et moins analytique Crsquoest pourquoi il peut ecirctre avantageux de ne laquo tracer raquo discursivement la penseacutee que par un minimum de repegraveres cognitifs vagues [hellip] (ibid 150)
Par conseacutequent le destinataire a tout avantage agrave se contenter de lrsquoindication minimale drsquoune
classe drsquoobjets entretenant des rapports entre eux sans chercher agrave la compleacuteter (voir aussi
Jucker et al (2003)
En somme on constate que selon les circonstances et le calcul de la pertinence tout ccedila invite
ou non lrsquointerpregravete agrave infeacuterer drsquoautres objets laquo de la mecircme sorte raquo que celui ou ceux
introduit(s) En tout cas il nrsquooblige pas systeacutematiquement agrave une restitution a fortiori dans les
cas ougrave le reacutefeacuterent deacutesigneacute srsquoapparente agrave une classe-objet au contenu inanalysable
45 Fonctionnement pragmatique
Dans cette section nous observons quelles sont plus preacuteciseacutement les fonctions assumeacutees par
tout ccedila quelles strateacutegies du locuteur son emploi reflegravete et agrave quels effets discursifs il donne
lieu
243
451 Marquage de lrsquointersubjectiviteacute
Le marquage de lrsquointersubjectiviteacute est reacuteguliegraverement invoqueacute pour lrsquousage des particules
drsquoextension (Dubois 1992 Overstreet 1999 2005 Secova 2014) en ce qursquoelles sollicitent de
lrsquointerlocuteur une participation active agrave la construction de repreacutesentations communes
Overstreet (2005 1851) deacutefinit lrsquointersubjectiviteacute comme laquo the process by which individuals
manage to achieve interpersonal understanding despite subjective differences raquo Lrsquoauteur
insiste sur la preacutesomption de cette communauteacute de savoir et drsquoexpeacuterience plutocirct que sur sa
reacutealiteacute On constate freacutequemment un effet drsquoempathie voire de connivence qursquoon pourrait
gloser par laquo tu vois ce que je veux dire raquo Ci-dessous lrsquoexemple (330) illustre lrsquoeacutebauche drsquoune
liste de lieux interrompue par lrsquoeacutevocation de repreacutesentations via tout ccedila accompagneacute de
lrsquoadverbe lagrave ce dernier fonctionnant non seulement comme un marqueur proprement spatial
mais aussi comme un deacutesignateur de lrsquoespace mental partageacute (cf supra ChIII sect524)
(330) ils ont fait des dans j sais plus quelle anneacutee mais dans quelles anneacutees ceacutetait + tout
plein de plein de HLM en bas du cimetiegravere + dans la rue Gaston Leriaux tout ccedila lagrave
(cfpp)
La combinaison tout ccedila lagrave de par sa nature token-reacuteflexive srsquoappuyant sur la situation
drsquoeacutenonciation invite les interlocuteurs agrave partager leurs repreacutesentations cognitives leurs
espaces mentaux Il en va de mecircme ci-dessous
(331) ceacutetait un un ensemble dusines + et dateliers + qui eacutetait tregraves freacutequentes agrave Montreuil +
dans les anneacutees cinquante + mecircme + derriegravere lagrave242
ougrave ils ont construit ougrave y a une partie
de de de de de ladministration qui sest installeacutee lagrave au truc des immigreacutes lagrave tout ccedila
(cfpp)
De nouveau lrsquoadverbe lagrave est utiliseacute agrave plusieurs reprises pour mobiliser les repreacutesentations
communes et se figurer mentalement la scegravene et fonctionne agrave ce titre comme particule de
clocircture ou ponctuant (cf supra ChIII sect524 et infra sect452) Avec tout ccedila ils contribuent
ensemble agrave solliciter lrsquoactiviteacute de co-construction discursive
Comme on lrsquoa deacutejagrave mentionneacute supra (sect432) tout ccedila est susceptible drsquointeacutegrer des listes co-
construites par plusieurs locuteurs Pour meacutemoire
242
Contrairement aux suivantes cette occurrence est principalement spatiale et accompagne drsquoautres expressions
contribuant agrave situer un lieu particulier (derriegravere lagrave ougravehellip)
244
(332) L1dtfaccedilon cest toujours pareil dans une eacutecole hein va y avoir un peu euh les
racailles
L2 ltouais
L1 lesgt gothiques euh
L2 les les
L1 les shals
L2 voilagrave [rires] + les bourges voilagrave lttout ccedila ouais
L1 voilagrave gt (cfpp) = (320)
Le syntagme tout ccedila eacutevoque ainsi lrsquoensemble amorceacute collaborativement par les participants et
continuant dans un espace commun implicite A noter qursquoon rencontre des co-eacutenonciations de
listes termineacutees par et tout eacutegalement
(333) L1 moi jhabite dans des banlieues jai toujours habiteacute dans des banlieues ougrave y a
dplus en plus de de Noirs de gens meacutetisseacutes
L2 ltmmh mmh de meacutelange ouigt
L1 et tout + et moi au contraire ccedila mplaicirct hein (cfpp)
Tous ces exemples illustrent avantageusement lrsquoinvitation ou la participation des
interlocuteurs agrave la construction de repreacutesentations communes
452 Rocircle de ponctuant
A sa fonction drsquoextension implicite on peut ajouter le rocircle de ponctuant qursquoest susceptible
drsquoendosser tout ccedila Vincent amp Demers (1994) deacutefinissent un ponctuant comme un eacuteleacutement
prosodiquement et pragmatiquement rattacheacute agrave ce qui preacutecegravede243
qui se dote drsquoune fonction de
structuration du discours il agit en cela au niveau de la segmentation des uniteacutes syntaxiques
et prosodiques mais aussi aux niveaux interactionnels et argumentatifs (Vincent 1993)
Secova (2014) insiste sur la vocation de ponctuant du marqueur et tout contrairement agrave tout
ccedila Ce rocircle de ponctuant est bien illustreacute ci-dessous
(334) et pis y a une euh donc y a tout le monde qui part dans | _ | tout le FBI et la CIA qui
partent dans tout dans toutes les hy les hypothegraveses possibles et tout [hellip] ils sont de de
sortie dans un restaurant et tout et pis euh | elle monte dans sa voiture et tout | _ | pis
elle se prend un petit peu la tecircte avec son son amant (ofrom)
Tout en signalant qursquoelle passe sous silence une partie des deacutetails du sceacutenario policier en
question la locutrice emploie de maniegravere reacutecurrente le marqueur et tout agrave la fin de clauses
syntaxiquement complegravetes En tant que ponctuant le syntagme et tout sert non seulement de
signe de deacutemarcation syntaxique mais il contribue eacutegalement agrave maintenir le rythme et la
fluiditeacute du reacutecit de mecircme que sa progression informationnelle en se permettant de
laquo reacuteduire raquo de la sorte les peacuteripeacuteties deacutecrites la locutrice manifeste sa volonteacute de passer agrave
autre chose (laquo je te passe les deacutetails raquo) et preacutesente celles-ci comme deacutependantes drsquoun
243
Cf aussi le ponctuant quoi situeacute selon Teston-Bonnard Lefeuvre amp Morel (2011) en fin de rhegraveme (ou noyau)
et portant sur celui-ci contrairement agrave drsquoautres particules comme enfin ou bon qui focalisent ce qui suit
245
deacutenouement agrave venir (Secova 2014 291) Dans lrsquoexemple (334) la seacutequence narrative dont
nous nrsquoavons pas reproduit la suite se conclut comme attendu par une chute (lrsquoeacutechec drsquoune
tentative de meurtre) ainsi qursquoun commentaire global sur lrsquointrigue et son auteur
Le marqueur et tout se rapproche drsquoautres particules discursives servant agrave scander le discours
comme le ponctuant quoi244
Il serait inteacuteressant de mettre en perspective les emplois de
plusieurs types de ponctuants On remarque que ces particules peuvent srsquoaveacuterer totalement
absentes chez certains usagers mais au contraire particuliegraverement productives chez
drsquoautres245
comme chez la locutrice ci-dessus ou encore chez celle-ci
(335) on avait gardeacute contact et tout et puis euh | _ | comme javais eu loccasion | _ | enfin il il
mavait demandeacute si je voulais | _ | si je voulais y aller et tout et puis comme jai eu
loccasion une fois alors je me suis dit | pourquoi pas pourquoi pas profiter et tout et
puis lagrave justement ceacutetait vraiment| _ | ceacutetait tregraves inteacuteressant parce que il est | _ | enfin il
a fait presque deux semaines euh | _ | avec moi et tout il ma fait visiter euh | _ | euh
quelques villes [hellip] si jeacutetais alleacutee seule en touriste vraiment europeacuteenne et tout euh| _ |
on maurait voilagrave on maurait fait vraiment deacutecouvrir les trucs touristiques et tout ce
que jai eu aussi (ofrom)
Dans ce genre drsquooccurrences la position syntaxique du paradigme de la liste eacutebaucheacutee nous
eacutechappe et tout enchaicircnant sur un seul item souvent au rang drsquoune clause si bien que la
structure en liste nrsquoest mecircme plus perceptible (Secova 2014)
Si la fonction de ponctuant est bien illustreacutee par et tout on remarque que tout ccedila nrsquoest pas en
reste Il intervient ci-dessous de maniegravere analogue en tant que laquo tic stylistique raquo chez une
locutrice246
(336) cest vrai que + agrave Paris cest cher quand mecircme tous les cafeacutes tout ccedila ccedila revient cher on
a pas trop les moyens [hellip] la photographie tout ccedila qui nous inteacuteresse plus enfin agrave notre
acircge + + ou voilagrave ou des trucs sur les groupes sur des artistes et tout ccedila lagrave on ira voir
[hellip] + oui voilagrave les tableaux d Picasso tout ccedila voilagrave pas peut-ecirctre pas enfin [hellip] y a la
MJC pas loin y a les conservatoires tout ccedila [hellip] ouais anniversaires alors les
eacutevegravenements tout ccedila toutes les soireacutees on est au courant [hellip] ben + cest plus enfin ccedila
cest enfin si jamais j vais XX cest plus quand mecircme sur la reacuteforme pour les lyceacutees et
cetera tout ccedila les suppressions de postes tout ccedila et cest aussi en geacuteneacuteral parce que y a
quand mecircme enfin plein dineacutegaliteacutes tout ccedila enfin mecircme pour les immigreacutes tout ccedila
enfin cest pour plein d choses (cfpp)
244
Voir agrave cet eacutegard Chanet (2001) Beeching (2007) et Teston-Bonnard Lefeuvre amp Morel (2011) 245
Cf aussi la reacutecurrence de quoi chez certains usagers je dois rendre un truc mec mais | _ | totalement
ininteacuteressant je dois faire un film avec ccedila quoi | _ | sur la base de rien mon gars mais comme cest chaud quoi ils
mont dit ouais tu te deacutemerdes quoi ils mont | il y a genre ma cheffe elle ma donneacute tout le projet elle ma dit
tiens quoi | _ | demain je dois faire le storyboard tu sais des petites des petites tu dessines une petite BD quoi |
puis genre ce que ccedila va ecirctre le film quoi image par image (ofrom) 246
Afin de faire ressortir la reacutecurrence de tout ccedila chez une mecircme locutrice nous nrsquoavons reproduit que ses
interventions mais il faut imaginer qursquoelles srsquoinsegraverent dans une conversation agrave plusieurs dont les tours
interviennent dans les passages non retranscrits que symbolise le signe [hellip]
246
Si lrsquoon compare cet exemple avec les deux preacuteceacutedents il faut reconnaicirctre avec Secova (2014)
que tout ccedila se positionne agrave la suite drsquoun laquo operand raquo mieux identifiable (souvent un parfois
deux SN) plutocirct qursquoentre deux clauses qui se succegravedent dans une routine narrative Selon
Secova lrsquoidentification de la structure de liste rend le fonctionnement de tout ccedila plus
reacutefeacuterentiel que celui drsquoet tout Il nous semble que la preacutesence du deacutesignateur token-reacuteflexif ccedila
joue eacutegalement un rocircle dans cette interpreacutetation reacutefeacuterentielle du marqueur Mais agrave notre avis
cela nrsquoempecircche pas tout ccedila drsquoassocier agrave sa fonction reacutefeacuterentielle des rendements pragmatiques
apparenteacutes agrave celui drsquoun ponctuant
453 Approximation de paroles rapporteacutees
Overstreet (2005 1855) note lrsquoaffiniteacute des particules drsquoextension avec le discours rapporteacute et
Secova (2014 291) relegraveve en particulier lrsquoadeacutequation drsquoet tout dans ce genre de contexte ougrave
il manifeste eacutegalement un rocircle de ponctuant
(337) cest vrai que ccedila eacuteteacute vraiment un accompagnement parce que au deacutebut il me disait | _ |
ouais moi au deacutebut jaimais eacutecouter que les voix de femmes mais maintenant jaime
bien les voix dhommes et tout pis | _ | il a commenceacute agrave sinteacuteresser lui-mecircme | _ | agrave ccedila
(ofrom)
(338) elle m a dit elle voulait venir me chercher elle me dit ouais jpasse te prendre et tout
oh non non cest bon jprends jprends les transports et agrave chaque fois ceacutetait comme ccedila
ouais mais attends mais tu tu fais trente minutes de train et tout tu prends l RER euh
trois changements [hellip] (cfpp)
Cet emploi permet de hieacuterarchiser les types de discours (respectivement les discours hocircte et
rapporteacute) tout en signalant lrsquoincompleacutetude et lrsquoapproximation des paroles rapporteacutees
Contrairement agrave une ideacutee reccedilue247
le discours direct ne garantit nullement la fideacuteliteacute des
propos effectivement tenus Le marqueur et tout est donc particuliegraverement reacuteveacutelateur de cette
contrefaccedilon des paroles par le locuteur citant qui marque de la sorte ses distances agrave leur eacutegard
et se preacutemunit par ce biais drsquoun eacuteventuel reproche drsquoinfideacuteliteacute Il indique ainsi la neacutecessiteacute de
relativiser le caractegravere litteacuteral exact ou cateacutegorique des propos On reconnaicirct ici la fonction de
mitigation dont Sadock (1977) dote les marqueurs drsquoapproximation (environ agrave peu pregraves
approximativement)
the role of an approximator in the pragmatic theory is to trivialize the semantics of a sentence to make it almost unfalsifiable to hedge in a genuine sense (p 437)
Secova (2014 291) justifie lrsquoavantage drsquoet tout dans ces contextes par sa briegraveveteacute jugeant
plus fastidieux le recours agrave des marqueurs plus longs comme et cetera ou et tout ccedila Mais
crsquoest oublier que tout ccedila nrsquoest pas plus long agrave prononcer qursquoet tout et qursquoil se retrouve
eacutegalement aux confins de discours directs
247
Par exemple Grevisse amp Goosse (2011 sect414a) laquo Le rapporteur les [les paroles] reproduit censeacutement telles
quelles sans les modifier Crsquoest le discours (ou style) direct raquo
247
(339) donc elle sest dit elle seacutetait dit oui je travaillerai pour avoir de largent pour faire ccedila agrave
mes enfants tout ccedila et voilagrave donc euh (cfpp)
(340) ben ils essayaient ils essayaient de s plaindre en disant aux policiers enfin vous avez
pas le droit tout ccedila ils disaient mais mais tu veux que jtembarque donc bon (cfpp)
Il est par ailleurs inteacuteressant de remarquer qursquoil demeure une incertitude sur la prise en charge
eacutenonciative des marqueurs248
En effet on peut se demander si lrsquoon doit mettre lrsquooccurrence
drsquoet tout et de tout ccedila au compte de lrsquoeacutenonciateur citant ou de lrsquoeacutenonciateur citeacute En eacutecoutant
les extraits on remarque que la contrefaccedilon meacutelodique du discours direct est volontiers
maintenue sur la particule et tout mais non sur tout ccedila Cela suggegravere qursquoet tout fait partie
inteacutegrante des paroles mimeacutees consciemment deacuteformeacutees et reacuteduites il se fond dans les
propos rapporteacutes A lrsquoinverse tout ccedila semble traduire un comportement davantage
meacutetadiscursif de la part du locuteur citant qui signale par ce biais qursquoil y a drsquoautres propos
analogues agrave consideacuterer
454 Eupheacutemisme
Le rocircle de mitigation ou drsquoatteacutenuation deacutejagrave eacutevoqueacute ci-dessus (Overstreet 2005 1855 Secova
2014 289) peut srsquoaccompagner de rendements eupheacutemiques contribuant agrave adoucir la cruditeacute
de certaines reacutealiteacutes ou propos Ci-dessous lrsquoemploi de tout ccedila preacuteceacutedeacute drsquoun enfin agrave fonction
rectificative atteacutenue la vulgariteacute exprimeacutee via lrsquoexpression mrsquoentuber
(341) moi la coopeacute je la paie donc les gens | qui me tapent sur la gueule je leur donne du fric
pour le faire les g- enfin | je les paie pour aller faire des seacuteances agrave Berne je les paie
pour reacutefleacutechir | agrave comment mentuber enfin tout ccedila je les paie et puis je les paie bien
(ofrom)
Dans lrsquoexemple suivant tout ccedila eacutevoque allusivement toute la classe-objet du sujet tabou de la
maladie
(342) Ben crsquoeacutetait bien parce que bon crsquoeacutetait des handicapeacutes il y avait beaucoup de malades
tout ccedila [hellip] des fois on connaicirct qursquoil y a des gens qui sont malades tout ccedila [hellip] Et
puis il y a plein de malades de cancer et tout qui souffrent eacutenormeacutement (pfc249
)
Enfin signalons un dernier exemple agrave rendement eupheacutemique avec et tout
(343) [L2 vient de confier agrave L1 qursquoelle a entretenu une relation passagegravere avec une
connaissance mutuelle]
L1 (ah ouais)A (et vous vous ecirctes embrasseacutes)
S (et tout et tout)
Q
L2 (on srsquoest embrasseacutes)S (mais pas et tout et tout)
A250 (oral au vol)
248
Dans CFPP les guillemets sont le fait des transcripteurs 249
Locutrice de la Reacuteunion dont la langue maternelle est le creacuteole et le franccedilais la langue seconde 250
Les exposants reproduisent sommairement la fonction de lrsquointonation des eacutenonceacutes telle qursquoelle a eacuteteacute perccedilue
selon lrsquoapproche fribourgeoise S = intonation continuative Q = intonation interrogative A = intonation
exclamative F = intonation conclusive
248
Lrsquointention de L1 est de suggeacuterer implicitement via et tout et tout une succession drsquoactes
typiques (entameacutee explicitement par la phase du baiser) appartenant au script drsquoune relation
amoureuse passagegravere manifestement orienteacutee vers un aboutissement plus intime Autrement
dit L1 cherche agrave se renseigner sur la tournure des eacuteveacutenements agrave propos duquel un
questionnement explicite passerait pour indiscret Ici L1 invite clairement L2 agrave une reacutesolution
de la sous-deacutetermination par ailleurs aussitocirct opeacutereacutee pour preuve la reacuteplique immeacutediate et
symeacutetrique de L2 qui concegravede une partie du script tout en niant subtilement lrsquoeacutepilogue
preacutesumeacutehellip Dans ce cas il faut reconnaicirctre le fonctionnement fondamentalement reacutefeacuterentiel
drsquoet tout et tout dont la vocation est bien de deacutesigner un reacutefeacuterent tabou
455 Emphase
Comme on vient de le voir le marqueur et tout est susceptible de se voir reacutedupliquer pour
marquer une forme drsquoemphase de lrsquoincompleacutetude (laquo et bien plus encore raquo) par laquo iconiciteacute raquo
(Overstreet 2005 1853251
) En effet nous avons observeacute qursquoet tout est particuliegraverement
propice au redoublement252
comme lrsquoillustre encore lrsquoexemple suivant
(344) et euh jrsquosuis revenu et puis y a le chef de service qui m regarde il fait ouais non euh
cest pas drsquosa faute il est comme ccedila et tout et tout jfais ouais mais + XXX non cest
pas des des [hellip] cest pas des excuses jlui dis cest pas + cest pas une faccedilon
dapprendre + on crie pas sur les gens on est pas des animaux [hellip] (cfpp)
Outre lrsquoincompleacutetude des propos la reacuteduplication souligne ici lrsquointensiteacute de lrsquoexcuse citeacutee
dans la tentative de sauver in extremis laquo la peau raquo drsquoun collegravegue Nous avons releveacute le
pheacutenomegravene avec tout ccedila eacutegalement
(345) puis lui cest lagrave quil sest lanceacute en disant que ceacutetait terrible euh au Pakistan parce que
le | _ | le gouvernement laiumlc agrave leacutepoque euh | _ | ceacutetait inacceptable que ceacutetait
beaucoup mieux en Iran tout ccedila tout ccedila | _ | donc un type euh un fanatique de lrsquoislam
(ofrom) = (316)
Dans cet exemple la locutrice rapporte une partie des paroles drsquoun individu (cette fois au
discours indirect) et glose le reste par la reacuteduplication de tout ccedila qursquoon peut interpreacuteter
iconiquement comme lrsquoabondance des arguments deacutelibeacutereacutement passeacutes sous silence agrave lrsquoeacutegard
desquels on infegravere contextuellement la distanciation de la locutrice citante Bien que cet
exemple soit la seule occurrence trouveacutee avec tout ccedila dans les bases examineacutees le pheacutenomegravene
ne semble pas pour autant isoleacute Nous avons en effet retrouveacute ce genre de reacuteduplication dans
des dialogues drsquoouvrages de fiction
251
Elle relegraveve ce pheacutenomegravene avec und so en allemand et etcetera en anglais 252
Voire agrave une reacutepeacutetition plus importante comme en teacutemoigne cet exemple drsquoun locuteur algeacuterien jai
abandonneacute carreacutement agrave leacutepoque je sortais avec une fille son pegravere ceacutetait un opticien bon ceacutetait une belle fille
quand mecircme donc euh Euh elle eacutetait dAlger ils eacutetaient dAlger Ce qui fait jai jai jai eu quand mecircme une
petite ideacutee sur le sur loptique et tout mais jai jai jamais penseacute que je pouvais ecirctre un opticien et tout et tout et
tout et tout (pfc Chlef Algeacuterie)