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Liaison sous tensionLiaison sous tension

KIMBERLY LANG

Titre original :

THE MILLIONAIRE’S MISBEHAVING MISTRESS

Traduction française de :

MARIEKE MERAND-SURTEL

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RésuméRésumé

Embauchée par le richissime Will Harrison pour parfaire l'éducation de sa jeune sœur, Gwen tombe immédiatement sous le charme de son nouveau patron. Et elle a beau savoir qu'elle ne devrait pas mélanger travail et plaisir, elle ne peut résister au désir qui la pousse vers cet homme dont le regard brûlant la trouble plus que tout. Mais, après plusieurs nuits de passion, l'orage éclate quand Will l'accuse de coucher avec lui pour faire avancer sa carrière...

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Chapitre 1Chapitre 1

—Evie est la fille de Bradley Harrison. Je ne peux tout de même pas l’enfermer dans le grenier et faire comme si elle n’existait pas !

—Tu ne peux pas non plus continuer à la laisser se balader telle quelle en société, William. Elle représente une gêne pour la famille autant que pour l’entreprise.

Will Harrison se reversa deux doigts de scotch puis inclina la bouteille en direction de Paulus Heatherton, le plus ancien ami de feu son père, et également conseiller juridique de HarCorp. Bon, le déjeuner d’hier au club avait mal tourné ? Ce n’était pas la fin du monde.

Paulus lui tendit son verre pour qu’il le resserve.

—Evangeline est une gentille fille, reprit-il, mais Rachel lui a lâché la bride après la mort de ton père. Tu vois le résultat. Cette enfant est totalement discourtoise.

Voilà une expression qu’on n’entend guère tous les jours. Discourtoise, pensa Will. Cela sonnait quand même mieux que mal élevée, asociale ou garçon manqué — termes qui, hélas, avaient tous été appliqués à sa demi-sœur.

Le sourire qu’il avait esquissé au choix lexical de Paulus s’évanouit. Et l’image d’un petit four voltigeant de la main gesticulante d’Evie pour atterrir comme un petit chapeau sur la tête du toutou de Mme Wellford traversa son esprit. La chose avait été drôle. Et la régurgitation consécutive dudit petit four sur les genoux de Mme Wellford après que son Shu-shu chéri l’ait gobé d’un coup... eh bien, avait conclu sur un couac la dernière incursion en date d’Evie dans le beau monde de Dallas.

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A soixante-dix ans, Paulus avait des idées vieux jeu et bien arrêtées sur l’éducation « comme il faut » des jeunes filles, mais vieux jeu ou pas, il avait raison. Evie, quinze ans, ne possédait ni bonnes manières ni savoir-vivre et, ainsi que le lui répétait Paulus depuis une demi-heure, Will devait absolument faire quelque chose pour y remédier.

Faute de quoi, le nom des Harrison alimenterait une fois de plus la rubrique à ragots de la presse locale.

Lorsque son père avait annoncé ses fiançailles avec une secrétaire de l’entreprise deux fois plus jeune que lui, tout le monde avait catalogué Rachel comme la croqueuse de diamants qu’elle était. Bradley, néanmoins, ne voyait rien ou s’en moquait, et souriait avec bienveillance tandis que Rachel virevoltait autour de lui, claquant son argent comme si elle risquait d’en manquer le lendemain, et faisant de lui la risée du milieu qu’elle s’était acharnée à infiltrer.

Quand Rachel s’était lassée de Dallas, Bradley avait officiellement pris sa retraite et déménagé avec elle et la petite Evie âgée de cinq ans aux Caraïbes, laissant l’entreprise familiale aux soins de Will, à l’âge avancé de vingt-six ans.

Et pendant que Will consacrait les dix années suivantes à diriger et développer l’entreprise pour en faire une puissance internationale, son père et Rachel batifolaient sur les plages autour de St Kitts et voyageaient à travers le monde, mais n’entreprenaient rien pour préparer Evie à tenir sa place dans la bonne société de Dallas — ou le monde civilisé en général, selon Paulus.

Will n’avait guère eu de nouvelles de Rachel au cours des deux dernières années — après la mort de son père, elle avait surtout posé un sérieux problème au comptable — mais suite à l’accident qui avait laissé sa sœur orpheline le mois précédent, il s’était retrouvé avec la garde d’Evie.

Jusque-là, ça n’avait pas été de la tarte. Et pour Paulus, la séance de la veille s’avérait la goutte qui fait déborder le vase.

Will s’éclaircit la gorge.

—Mme Gray et ses précepteurs..., commença-t-il.

—Mme Gray est une gouvernante, coupa Paulus. Elle est gentille avec Evangeline et fait en sorte que tous deux mangiez correctement et ayez du linge propre, mais elle n’est en aucun cas la personne

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adéquate pour prendre en mains l’éducation de cette enfant. Quant aux précepteurs d’Evangeline, même s’ils sont qualifiés, ils ont besoin de se focaliser sur ses études, afin qu’elle soit prête pour entrer à Parkline Academy à l’automne.

Paulus pouvait parfois se montrer remarquablement obstiné et agaçant, mais il était l’unique pilier inébranlable de la vie de Will, entièrement dévoué à l’entreprise comme à la famille Harrison. L’arrivée d’Evie avait chamboulé l’ordre des priorités dans la liste du vieil homme, ce dont Will lui était reconnaissant. Sa propre vie sentimentale et la nécessité de créer une génération fraîche de Harrison étaient restées bien trop longtemps l’objectif majeur Paulus. Au moins avait-il abandonné l’idée que Will se marie afin de donner à Evie un modèle féminin. Pour le moment. Mais la soirée commençait juste, donc il devait réfléchir vite.

—William ?

—D’accord, je vais engager quelqu’un dont le rôle spécifique sera de travailler cela avec elle, comme lui apprendre les bonnes manières et comment se comporter avec le beau monde.

—Il faut que tu le fasses tout de suite, William. Les gens demandent déjà où est Evangeline et pourquoi tu ne l’as pas présentée à d’autres amis de ton père ou présentée dans le cercle de sa propre génération. Ça fait maintenant des semaines que je fais patienter tout le monde, prétendant qu’elle a encore besoin de temps pour surmonter la mort de sa maman.

—Elle a effectivement besoin de temps, rétorqua Will.

Lui-même avait perdu sa mère à douze ans. Il pouvait donc comprendre le chagrin d’Evie. Et encore, il n’avait pas perdu ses deux parents si tôt dans sa vie. Son père avait peut-être été distant, mais il avait été présent pour l’essentiel.

—Certes, répliqua Paulus, mais elle a aussi des responsabilités qu’il ne faut pas dédaigner, à présent qu’elle est rentrée aux États-Unis.

—Des responsabilités ? Bonté divine, elle n’a que quinze ans. Elle n’a aucune responsabilité.

—Laisse-moi te dire ceci, William Harrison. Evangeline doit être introduite dans la bonne société et y prendre la place qui lui revient. Tout le monde espère la rencontrer au gala de bienfaisance de

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l’hôpital.

Après cette déclaration, Paulus se carra dans son siège et fit tournoyer son verre de scotch, manifestement amusé de voir Will bafouiller :

—Le gala de bienfaisance ? C’est dans trois semaines !

—Alors tu ferais mieux de te dépêcher de trouver quelqu’un, tu ne crois pas ?

« Chère Miss Bonnes Manières,

» J’ai dit à ma meilleure copine que j’espérais que le gars qui nous plaît à toutes les deux m’invitera au concert avec lui. Eh bien elle est allée acheter deux billets et ensuite elle lui a demandé de l’accompagner ! Je lui en veux à mort, mais elle dit que s’il m’aimait bien, il n’aurait pas accepté d’y aller avec elle. Maintenant elle veut m'emprunter mon blouson de cuir et le mettre pour sortir avec lui. Elle dit que ce serait « poli » de ma part vu qu’elle m'a prêté des boots la dernière fois que j’avais un rencard. A mon avis c’est elle qui est malpolie. Puisqu’on adore toutes les deux votre rubrique, je lui ai dit que je vous laisserais décider. Est-ce que je dois lui prêter mon blouson pour sortir avec le mec qui me plaît ?

» Merci

» Cendrillon »

Gwen tendit la main vers sa tasse de café. Vide. Il lui fallait en avaler au moins une autre avant d’être assez réveillée pour prendre en charge l’angoisse existentielle juvénile. Elle quitta sa chaise pivotante et alla dans la cuisine chercher une nouvelle dose de fortifiant.

Depuis neuf mois qu’elle servait de Miss Bonnes Manières, spécialiste en convenances ados sur le site Web TeenSpace, elle s’était mêlée d’assez de mélodrames pour écrire son propre feuilleton sur cette tranche d’âge. Elle s’était engagée en pensant répondre à des questions simples comme qui invite qui au bal de fin d’année ou qui paye l’addition au resto. Quelle erreur de sa part ! La

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complexité des plans de table était un jeu d’enfant comparée aux tragi-comédies lycéennes quotidiennes.

La cafetière était encore à moitié pleine lorsqu’elle se servit une nouvelle tasse format géant. En ce qui la concernait, son expérience en polémiques adolescentes relevait du vécu par procuration. Elle-même avait été la « bonne » fille, laissant sa sœur Sarah essuyer le courroux de leur mère pour son comportement extravagant. Marrant comme aujourd’hui, tant d’années plus tard, elle se tenait encore aux bords de l’arène et essayait de négocier la paix.

Un miaulement avertit Gwen juste avant que Leticia bondisse pour attaquer les oreilles de lapin ornant ses pantoufles, mais la chatte noir et blanc atterrit à la place sur sa cheville, toutes griffes en avant. Du café déborda de sa tasse alors qu’elle sursautait, éclaboussant le sol autour de l’animal. Leticia cracha devant les flaques brunes, flanqua un dernier coup de patte aux pantoufles et détala de la cuisine.

—Tu finiras brûlée à faire ça, espèce d’idiote !

Brûlée, ou les griffes arrachées. C’était le nouveau truc de Leticia, qui s’était montrée jusque-là une bête calme. Les pantoufles à oreilles, un cadeau de sa sœur, rendaient la chatte timbrée. Après cinq jours de ce régime, on aurait dit que les chevilles de Gwen avaient été attaquées par une horde de vampires voraces. Les pantoufles avaient beau être jolies et confortables, cette bagarre incessante ne valait pas le coup. Elle les laissa dans la cuisine à disposition des envies guerrières de Leticia et retourna à son ordinateur.

Réprimant l’envie de commencer par : « Avec des amis pareils, qui a besoin d’ennemis », Gwen tapa sa réponse à Cendrillon, fit de même avec les cinq autres questions du jour et expédia le tout sur le site. Ensuite, elle se déconnecta de son compte « Miss Bonnes Manières » et porta son attention au courrier posé sur le bureau. Le succès internet de sa rubrique avait été immédiat, triplant les connexions sur le site TeenSpace au cours des derniers six mois. Cette popularité profitait aussi à son activité de conseil dans la vraie vie. Même si ça l’horripilait parfois, presque chaque débutante de Dallas possédait ses coordonnées en numérotation abrégée dans son répertoire téléphonique.

Outre des factures et quelques chèques indispensables à son

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compte bancaire, la poste lui apportait ce matin une nouvelle plaque de remerciements de la Guilde victorienne, pour son travail avec la classe des débutantes de l’année. Plaque qu’elle avait largement méritée, ce groupe ayant été le pire qu’elle ait jamais eu jusqu’ici. Le simple fait d’obtenir que ces filles crachent leur chewing-gum et éteignent leurs portables avait presque épuisé toute sa patience.

Elle parcourut la pièce des yeux, cherchant un endroit où accrocher la plaque de cuivre. L’espace sur les murs était limité, compte tenu de l’abondance de photos de classes de débutantes, plaques de remerciements et autres souvenirs. Il restait bien un peu de place au-dessus de ses diplômes provenant de certaines des meilleures écoles de protocole du pays, mais elle n’avait vraiment pas envie de coller quoi que soit en rapport avec son travail actuel à côté.

Gwen soupira. Si ses camarades de promotion la voyaient... Ces diplômes, dont beaucoup lui décernaient aussi les honneurs de la meilleure élève, pendaient près de celui de l’université George Washington, tous recouverts de poussière. Elle était formée à travailler avec des personnages politiques, des chefs d’État ou des pontes d’entreprises ; au lieu de quoi, elle passait son temps avec des débutantes et dans des clubs de danse de salon.

Un jour, elle pourrait arrêter d’apprendre à manger sans poser les coudes sur la table à de riches ados pourries-gâtées, et retournerait faire du travail sérieux auprès d’adultes.

Mais en attendant, les jeunes Texanes lui permettaient de payer son loyer. Elle sortit le fichier des membres de la Junior Ligue qui emmèneraient leurs filles à Washington le mois prochain. Allons, organiser une rencontre entre ces débutantes et des sénateurs la rapprochait déjà de la bonne voie.

La sonnerie de sa ligne professionnelle détourna son attention. Elle se redressa sur son siège, sourit et décrocha.

—« Protocole au quotidien », bonjour. Gwen Sawyer à votre service, je vous écoute.

—Mademoiselle Sawyer, je suis Nancy Tucker, et je vous appelle du bureau de William Harrison HarCorp International, annonça une voix calme, incontestablement professionnelle.

Le pouls de Gwen s’accéléra. Cela faisait des mois qu’elle

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cherchait à mettre un pied chez HarCorp. Le dragon des ressources humaines semblait tellement s’acharner à ignorer ses propositions, qu’elle avait presque laissé tomber. Refoulant un glapissement de jubilation, elle s’éclaircit la gorge et se concentra pour adopter un ton aussi pro que cette Mme Tucker.

—Oui, madame, que puis-je pour vous ?

—M. Harrison souhaiterait vous rencontrer afin de discuter d’un contrat de prestations. Il est conscient de l’extrême justesse du délai, mais 14 heures cet après-midi lui conviendrait, si vous êtes disponible.

Un flot d’adrénaline la traversa. Disponible ? Elle annulerait un enterrement pour s’y rendre. Au diable le dragon de la DRH. Le patron en personne voulait la voir.

—14 heures sera parfait.

—Formidable. Je vais prévenir la réception de votre venue, conclut la femme d’un ton toujours aussi mesuré.

—Merci. A tout à l’heure, en ce cas.

Gwen attendit d’avoir soigneusement reposé le combiné pour laisser échapper son cri de joie.

Ça y était ! Son séjour dans l’enfer des débutantes se terminait enfin. Après cinq longues années de pénitence, elle décrochait enfin l’occasion de redémarrer sa carrière. Mme Tucker n’avait pas précisé quel type de prestations souhaitait HarCorp, mais Gwen s’en moquait. Si Will Harrison désirait lui parler, ça devait être quelque chose d’important. Ne venait-elle pas récemment de lire un article évoquant l’entrée de HarCorp dans le marché asiatique ? Quelqu’un aurait-il fait passer ses offres de service au patron lui-même ?

Quand un rêve devient réalité... Le dossier de la Junior Ligue retourna dans le tiroir du bureau, et elle le remplaça par celui de HarCorp et ses propositions jusqu’alors ignorées. Il lui restait peu de temps pour se préparer, mais il y avait au moins une chose qu’elle savait, au plus profond de son âme.

Cette réunion allait changer sa vie.

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Gwen vérifia sa montre. 13 h 30. Parfait. Elle tua les cinq dernières minutes dans les toilettes dames du quatorzième étage de HarCorp, ne voulant pas arriver trop tôt. Un ultime coup d’œil critique au miroir lui confirma qu’elle se présentait sous le meilleur jour possible. Le vent sur le parking avait bien arraché quelques mèches folles au sévère chignon banane dans lequel elle avait emprisonné sa chevelure un peu plus tôt, mais Dieu merci, les dégâts n’étaient pas catastrophiques. Elle poudra une dernière fois les taches de rousseur sur son nez, espérant que la rougeur nerveuse de ses joues allait s’estomper. Tout en appliquant une nouvelle couche de gloss sur ses lèvres, elle étudia avec soin son reflet dans la glace. A défaut de gagner un prix de beauté, elle avait l’air responsable et mature — l’image adéquate pour une consultante en protocole.

Tailleur beige. Chemisier de soie pêche. Escarpins coordonnés au porte-documents. Les perles de grand-mère aux oreilles, pour porter chance. Gwen ferma les yeux et inspira à fond, désireuse de dégager un professionnalisme tranquille, serein, assuré.

Même si intérieurement, elle tremblait au point de se sentir presque mal.

A trente-cinq, elle poussa les portes vitrées menant aux bureaux de la direction et se présenta à la réceptionniste.

—Je suis Gwen Sawyer. J’ai rendez-vous à 14 heures avec M. Harrison.

Le comptoir de la réception ressemblait au cockpit d’une navette spatiale : boutons clignotants, claviers et écrans d’ordinateurs, tous à portée de main de l’occupante du poste. Une plaquette la désignait comme Jewel Madison, détail que Gwen enregistra afin de l’ajouter plus tard au dossier HarCorp. La Mme Tucker qu elle avait eue au bout du fil devait être la secrétaire personnelle de M. Harrison.

Jewel consulta un écran, puis annonça :

—M. Harrison a été retenu en réunion, il aura donc quelques minutes de retard. Il vous prie de l’excuser. Vous pouvez patienter là-bas, ajouta-t-elle en indiquant un espace salon. Voulez-vous une tasse de café ?

Du café était bien la dernière chose dont son estomac tourneboulé avait besoin. Comme elle déclinait l’offre, un appareil bipa sur le

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bureau et détourna l’attention de Jewel. Évincée, Gwen alla s’asseoir. Le canapé de cuir, plus beau que chez la plupart des gens, lui parut trop moelleux pour pouvoir s’en extirper avec grâce, aussi opta-t-elle pour un fauteuil moins confortable mais plus digne. Des exemplaires du rapport annuel de HarCorp jonchaient la petite table basse et, faute d’autre chose à faire, Gwen en prit un qu’elle feuilleta d’un œil absent tout en répétant mentalement une dernière fois son boniment.

A mesure que les « quelques » minutes devenaient vingt, puis trente, son irritation augmenta. A 15 h 40, une femme brune d’une quarantaine d’années, en tailleur vert citron, surgit à l’angle du couloir et se présenta comme la Nancy Tucker du coup de téléphone.

—Désolée que vous ayez dû attendre. M. Harrison va pouvoir vous recevoir.

« Il serait temps, songea Gwen avant de se ressaisir. Respire. Garde ton calme. L’événement était trop important pour s’énerver sur des questions de ponctualité. »

Nancy était cent pour cent pro. Elle pilota Gwen le long du couloir sans échanger la moindre banalité, et la livra devant le bureau de William Harrison. Après un léger coup frappé à la porte, elle l’ouvrit et invita Gwen à la précéder à l’intérieur.

Elle fut accueillie par une vue spectaculaire de Dallas, à défaut de l’être par l’occupant des lieux. Sans interrompre sa conversation téléphonique, ce dernier lui fit signe d’entrer.

Nancy la guida vers un des sièges face au bureau massif, puis ressortit avec la même discrétion silencieuse. Gwen posa son porte-documents sur le sol, croisa un pied derrière l’autre, plia ses mains sur ses genoux, et attendit.

Leçon numéro 1 : ne discutez pas au téléphone si une personne se trouve devant vous. Inspirant à fond, elle masqua son agacement. Il était un homme très occupé, et il avait au moins pris acte de sa présence. Aussi patienta-t-elle sans un mot mais avec embarras tandis que l’échange se prolongeait. Elle s’efforça de laisser son regard sur le panorama de la ville, car il aurait été grossier de dévisager Will Harrison.

Car elle savait qu’il s’agissait de Will Harrison. Elle avait assez

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souvent vu sa photo dans les journaux pour le reconnaître. Bien qu’elle ne frayât pas dans les mêmes milieux que lui, c’était assurément le cas de ses clients, et en tant que l’un des célibataires les plus convoités de Dallas, de nombreuses débutantes et leurs mères s’avéraient assez obnubilées par lui.

Elle comprenait sans peine pourquoi elles se pâmaient à ce point. Si elle avait été moins énervée, elle-même aurait éprouvé un petit semblant de pâmoison adolescente. Aucune de ses photos ne lui rendait justice. En chair et en os, il ne ressemblait pas du tout à un riche P.-D.G. guindé. En fait, son col et ses poignets étaient déboutonnés, sa cravate dénouée, et ses manches roulées sur ses avant-bras. Brun, il avait les cheveux un peu plus longs que ceux de la plupart des cadres supérieurs, et son teint bronzé prouvait qu’il ne passait pas toute sa vie en salle de réunion. Gwen l’imaginait du genre sportif au grand air, et sa large carrure comme ses bras musclés indiquaient qu’il pratiquait des activités bien plus rudes que du golf entre managers. Mais laquelle, alors ? Elle tenta de balayer la pièce d’un regard désinvolte, à la recherche d’un indice sur ses loisirs, se persuadant qu’elle le faisait dans un but strictement professionnel...

Un petit rire rauque la ramena à l’homme assis derrière le bureau. Cette fois, il lui sourit. Le sourire faillit la faire tomber à la renverse. Ce type avait une fossette, nom d’une pipe, et le tout avait de quoi faire monter la tension de n’importe quelle femme de chair et de sang.

Et de fait, à en croire sa tension, elle était extrêmement vivante en ce moment même. Miséricorde. Un sacrément beau parti, oui. L’atmosphère devint soudain un peu trop étouffante, et elle réprima le besoin de s’éventer.

Il contournait le bureau et lui tendait la main avant qu’elle se soit rendu compte qu’il avait raccroché.

—Navré de vous avoir fait attendre, mademoiselle Sawyer. Je suis Will Harrison.

De près, l’homme était d’une beauté encore plus ravageuse. A cette distance, Gwen constata que Will avait les yeux noisette — pas le même noisette terne qu’elle, un noisette translucide, parfait. La main qu’il offrait était chaude et solide, et transmis une légère décharge électrique le long de son bras quand elle la toucha. La

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fameuse pâmoison devenait de plus en plus plausible à chaque instant.

« Concentre-toi, Gwen, s’enjoignit-elle. Tu n’es pas une groupie venue baver devant ce type. Reprends tes esprits, car c’est le moment d’entrer en piste. »

—Oh, ce n’est rien, monsieur Harrison.

Elle ouvrit son porte-documents et en sortit plusieurs dossiers qu’elle avait préparés sur HarCorp.

—La réputation de « Protocole au quotidien »...

Will regagna son siège et l’interrompit.

—Nancy m’assure que vous êtes la meilleure dans votre domaine, donc je ne doute pas que vous réussirez avec Evie. Cependant, comme notre délai est très court, je dois être sûr que vous pouvez travailler vite. Et bien entendu, votre discrétion est primordiale.

Le compliment tempéra l’agacement d’avoir été coupée au milieu de sa phrase. Oui, elle était la meilleure, ça ne faisait pas un pli ; il était temps qu’on s’en aperçoive. Mais comment le savait Nancy ? Et qui était Evie ? Discrétion ? De quel genre de formation avait donc besoin HarCorp ?

—Le gala de bienfaisance de l’hôpital se tiendra dans moins de trois semaines, reprit Will. Ce sera le lancement officiel d’Evie, si l’on peut dire.

Gwen nageait en pleine confusion. Elle savait fort bien quand avait lieu ce bal — principal sujet de discussion de ses classes de débutantes, actuellement. Mais qu’avait HarCorp à faire là-dedans, à part signer un chèque ? Elle s’éclaircit la voix, se maudissant de n’avoir pas réclamé davantage de précisions à Nancy au téléphone.

—Monsieur Harrison, Mme Tucker ne m’a fourni aucune information particulière sur les services que nécessite HarCorp, aussi je crains de plutôt mal vous suivre.

Les sourcils bruns de son interlocuteur se levèrent en signe de surprise, mais alors son ordinateur couina, et il détourna son attention vers l’écran.

—Zut, grommela-t-il, faisant voler ses doigts au-dessus du clavier. Evie est ma sœur — enfin, ma demi-sœur, en fait.

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Ah, l’insaisissable Evangeline dont elle avait entendu parler. Les rubriques mondaines spéculaient à qui mieux mieux sur son cas... « Pitié, non. » Un mauvais pressentiment remonta le long de son échine.

—Elle vit à présent avec moi, poursuivit Will en lâchant son clavier, et ses manières sont épouvantables. Je veux que vous lui appreniez à se comporter en dame. C’est bien ce que vous faites, n’est-ce pas ?

« Faites que je me trompe, s’il vous plaît... »

—Vous souhaitez enseigner le savoir-vivre à votre sœur ?

—Comment se tenir à table. Mener une conversation polie. Se conduire en société, à une soirée — un nouveau cliquetis de son ordinateur ramena encore ses yeux sur l’écran. Il lui faudra aussi de l’aide pour sa garde-robe.

Bon Dieu. Le cœur de Gwen se plombait tandis que s’envolaient ses derniers espoirs. Ce n’était pas HarCorp qui nécessitait ses services, mais une autre débutante trop gâtée. Par acquit de conscience, elle demanda :

—Quel âge a Evie ?

—Quinze ans.

Elle s’efforça de masquer sa déception.

—C’est un peu jeune pour former une débutante, vous ne trouvez pas ? Vous pourriez attendre quelques années avant de...

Voilà qui retint enfin la pleine attention de Will Harrison. Elle laissa le reste de sa phrase en suspens tandis qu’il plantait ses magnifiques yeux noisette dans les siens, et rétorquait d’une voix glaciale :

—Evie n’est pas une débutante. Elle est une héritière et une Harrison — il prononça le nom comme si c’était un synonyme d’« altesse royale ». Malheureusement, ni mon père ni ma belle-mère ne se sont occupés de lui apprendre à se comporter correctement en société avant leur décès. Evie a besoin que quelqu’un le lui enseigne, et elle a besoin d’en savoir assez pour ne pas se mettre elle-même ou la famille dans l’embarras au gala de l’hôpital. C’est tout simple.

Cette fois, ce fut le téléphone sur son bureau qui sonna. Il décrocha après un vague « excusez-moi », et Gwen ne put empêcher

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l’irritation de la gagner de nouveau. Plantant ses ongles dans ses paumes, elle se mordit la langue. La bienséance lui interdisait de le tancer sur sa grossièreté et, homme occupé ou pas, il commençait vraiment à taper sur les nerfs de Miss Bonnes Manières.

La bienséance voulait également qu’elle n’écoute pas sa conversation, mais de toute façon, elle devait réfléchir et rassembler ses idées.

Il ne fallait pas qu’elle se vexe si Will Harrison lui demandait une formation en savoir-vivre. Après tout, cela représentait sa principale source de revenus pour l’instant, et elle y excellait. Simplement, sa fierté en avait pris un petit coup parce qu’elle était venue ici en espérant ardemment autre chose. Autant accepter de travailler avec sa sœur... Il pourrait profiter de quelques leçons, par la même occasion.

Cette pensée ranima ses espoirs. Peut-être était-ce le moyen de mettre un pied dans HarCorp. Par la petite porte, certes, mais elle prendrait ce qu’elle pouvait obtenir. Oui, elle travaillerait avec la sœur et escomptait que le frère serait si impressionné qu’il écouterait ensuite ses propositions pour de la formation professionnelle.

—Alors, mademoiselle Sawyer ?

Will lui rendait son attention, et Gwen se redressa. Malgré son agacement, elle admettait que sa façon de sauter ainsi d’une activité à l’autre sans perdre le fil la bluffait.

—Je serais ravie de travailler avec votre sœur, monsieur Harrison, mais trois semaines, c’est peu...

—Exact. Chaque minute avec Evie comptera.

Il saisit un stylo et griffonna quelque chose sur un bout de papier avant de contourner de nouveau le bureau. Mais cette fois, il y appuya les hanches pour lui tendre la feuille.

S’arrachant à la vision de ces longues jambes étendues sous son nez, Gwen essaya de se concentrer sur ce qui était écrit dessus.

Une adresse dans le quartier huppé de Turtle Creek.

—J’ai demandé à Mme Gray, notre gouvernante, de préparer la chambre d’amis. Vous pouvez emménager ce soir et commencer avec Evie dès demain.

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L’idée autant que son impertinence la rendit écarlate.

—Em-m-ménager ? bredouilla-t-elle. Vous êtes... je veux dire, ce n’est pas du tout...

Elle inspira à fond pour calmer ce bégaiement peu professionnel.

—J’ai une société à faire tourner, reprit-elle, d’autres clients, des responsabilités.

« Sans compter que les journaux s’en donneraient à cœur joie », compléta-t-elle en son for intérieur.

—Evie passe plusieurs heures par jour à rattraper son niveau scolaire avec des précepteurs, répliqua Will. Cela vous laissera du temps pour vos autres obligations. Je suis tout disposé à vous dédommager.

Gwen dut faire appel à des années de pratique pour ne pas réagir au montant outrageusement élevé qu’il mentionna. Apparemment, il prenait la chose très au sérieux.

—Et, comme je l’ai dit plus tôt, votre discrétion est essentielle, mademoiselle Sawyer.

Discrétion ? Pour cette somme, il pouvait acheter le silence de la chroniqueuse à cancans du Dallas Lifestyles.

Elle était plus jeune qu’il ne l’aurait cru. Plus jolie, aussi, dans le genre fille toute simple. Il lui manquait ce côté cassant qui accompagnait souvent la sophistication — ce qui contrastait agréablement avec les filles auxquelles il était habitué.

Il s’était attendu à une sorte de mamie rondouillarde et grisonnante, ou au pire, à Mary Poppins. Pour lui, n’importe qui se proclamant spécialiste dans un domaine quelconque était forcément d’âge mûr. Mais malgré son apparence juvénile, Gwen Sawyer dégageait une sorte d’élégance tranquille qui le fascinait, et serait des plus profitable à Evie.

Bien qu’elle se comportât avec un calme et un professionnalisme parfaits, il la devinait moins détachée qu’il n’y paraissait. Si Mlle Sawyer savait garder un visage impassible, elle ne parvenait pas à maîtriser ses grands yeux noisette, lesquels exprimaient ses

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moindres sentiments au moment où elle les éprouvait. Et plusieurs l’avaient traversée durant leur conversation. Calcul, stupéfaction, confusion, tout y était passé. Il avait même décerné au moins une fois de l’irritation, mais sans comprendre pourquoi. En tout cas, quelque chose l’avait déstabilisée tout au début de leur entretien, et il lui avait fallu plusieurs minutes pour se ressaisir. Il ne voyait pas non plus de quoi il s’agissait.

Il pensait que la somme proposée la prendrait au dépourvu. C’était bien davantage que ne devait coûter ce type de services, mais cela garantirait qu’elle consacre toute son attention à Evie et reste bouche cousue devant Tish Cotter-Hulme, qui tenait la rubrique locale de ragots mondains.

Gwen reprit ses esprits plus rapidement cette fois, cachant son embarras sous une politesse décontractée. Pas mal. Pourvu qu’elle sache apprendre ça à Evie.

—Il m’est impossible d’emménager chez vous, dit-elle.

—Vous êtes mariée ?

Il baissa les yeux vers ses doigts enlacés sur ses genoux. Les jointures blanches trahissaient autant sa nervosité que ses yeux, mais de sa place, il ne pouvait voir si elle portait une alliance.

Choquée, elle s’empourpra une fois de plus.

—Pardon ?

—Vous êtes mariée ? Vous avez des enfants, ou autre ?

Gwen inspira à fond, et il se rendit compte que sa réponse l’intéressait un peu trop.

—Non, mais...

Il relâcha le souffle qu’il avait retenu.

—Bien. Je comprends que la requête vous semble bizarre, mais Evie se remet encore de la mort de sa mère. Elle est parfois fragile, et a du mal à s’adapter. Elle a besoin qu’on puisse lui accorder une attention totale. Ce sera plus facile pour elle si vous êtes présente à plein temps.

Il vit Gwen s’adoucir. Elle joua avec son collier de perles, attirant son attention sur la rougeur qui montait de son décolleté.

—Je suppose que je pourrais...

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—Parfait, trancha-t-il.

Elle inspira de nouveau, et laissa retomber sa main. Lorsqu’elle reprit la parole, elle avait recouvré son vernis de professionnalisme froid. Cela le déçut, d’une certaine façon ; une Gwen légèrement déconcertée était bien plus piquante...

—Je vais préparer un contrat et le faxer à votre secrétaire cet après-midi.

—De mon côté, j’ai un accord de confidentialité à vous faire signer aussi. Je n’ai pas envie qu’Evie soit gênée que je vous aie engagée ou que ma vie privée soit étalée dans les journaux.

—Bien entendu. Je comprends totalement.

Puis elle se leva, et il en fit autant. Bien qu’il la dominât d’une bonne dizaine de centimètres, elle rejeta les épaules en arrière et le regarda droit dans les yeux, pour la première fois depuis qu’il l’avait déconcertée avec sa proposition anticonformiste.

—Je vais aller rassembler mes affaires, et me rendrai chez vous vers 18 h 30 ce soir. Cela conviendra-t-il ?

La formulation le fit sourire. Il ne connaissait pas grand-chose à l’étiquette, mais cette Mlle Sawyer ferait une responsable d’entreprise d’enfer pour peu qu’elle s’y mette. Il était impatient de la voir à l’œuvre avec Evie.

—A merveille. Je vais dire à Mme Gray de servir le dîner aux alentours de 19 heures.

—Je vous verrai à ce moment-là, déclara-t-elle en tendant la main. Ravie de vous avoir rencontré, monsieur Harrison.

—Appelez-moi Will.

—Moi, c’est Gwen. A ce soir, alors.

Avec un nouveau petit sourire froid et poli, Gwen Sawyer se dirigea vers la porte, ce qui lui permit d’observer ce qu’il avait manqué lors de son arrivée en étant au téléphone. De longues jambes. Des courbes harmonieuses presque camouflées par un tailleur sévère. Une démarche gracieuse.

Pourvu qu’Evie en prenne de la graine.

Il ne put s’empêcher de repenser à cette soirée de l’avant-veille. Après le départ de Paulus, il avait découvert Evie en larmes dans

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l’escalier. Si elle ressemblait à Rachel avec ses cheveux auburn et ses pommettes hautes, elle avait les yeux de son père — de leur père. Ne sachant comment aborder une ado éplorée, il s’était assis près d’elle sur les marches, mais sans dire un mot.

Evie avait brisé le silence la première.

—Je suis désolée d’être un tel boulet pour toi.

Elle avait dû surprendre les propos de Paulus.

—Tu n’es pas un boulet. Simplement, tu ne sais pas comment ça se passe, ici.

Il lui tapota l’épaule, mal à l’aise. Jouer le grand frère était une nouveauté pour lui.

—Je suis prête à apprendre, Will. Je promets de travailler vraiment dur. Mais, poursuivit-elle en ravalant ses larmes, je t’en prie, ne m’envoie pas là-bas.

—Où ça ?

—En pension. J’ai entendu oncle Paulus en parler la semaine dernière. Je ne veux pas y aller. S’il te plaît, Will.

Le simple fait d’avoir envisagé la suggestion de Paulus le rendit affreusement coupable.

—Tu n’iras pas en pension. Tu es une Harrison et ta place est ici, Evie.

Un immense sourire illumina le visage baigné de larmes de la jeune fille, qui se jeta dans ses bras.

Élever une adolescente le désarçonnait encore, mais ce soir-là, un fossé avait été comblé entre Evie et lui. Il la connaissait à peine — d’une part en raison de leur différence d’âge, et d’autre part parce qu’il avait tout simplement été trop occupé pour s’intéresser à une gamine vivant à des milliers de kilomètres de lui. Mais ils commençaient à en apprendre un peu l’un sur l’autre, et arrivaient à un modus vivendi agréable.

Tout compte fait, il ne se débrouillait pas trop mal. En intégrant Gwen Sawyer à l’équipe, sa vie allait pouvoir redevenir normale.

Et, pour en être bien sûr, il serait rentré à temps pour l’arrivée de Gwen à la maison ce soir.

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Chapitre 2Chapitre 2

—Tu te fiches de moi, pas vrai ? Will Harrison t’a embauchée ? Je ne savais même pas qu’il avait une sœur.

—C’est parce que tu ne lis pas d’assez près la rubrique mondaine. Et ne prends pas ce ton surpris. Comme on ne cesse de me le rappeler depuis quelque temps, la formation en savoir-vivre est mon gagne-pain, répliqua Gwen en coinçant le téléphone sur son épaule afin de pouvoir fourrer son ordinateur portable dans sa housse.

Sarah passa en mode « sœur soutien ».

—Gagne-pain temporaire, Gwennie, juste temporaire. Même si cette gamine mange avec ses pieds, tu en feras une Jackie Onassis en un rien de temps. Et après, son grand frère sera bien obligé d’écouter tout ce que tu peux apporter à sa boîte.

—Je l’espère.

Gwen consulta sa liste : ordinateur, kit dîner, kit thé, manuels d’étiquette, valise. Elle cocha chaque ligne.

L’augmentation du fond sonore dans le combiné indiqua que sa sœur n’était plus seule. Elle ajouta hâtivement :

—Dis, tu n’en parles à personne, hein ? Ma « discrétion est primordiale », souviens-toi.

Sarah bascula à l’allemand pour poursuivre, tactique que les sœurs utilisaient depuis des années quand elles ne voulaient pas que d’autres comprennent leur conversation.

—Ich verstehe. Il est aussi beau que sur les photos ?

« Mieux que sur les photos. Carrément canon, en fait. »

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—Oh, Sarah, grandis un peu, tu veux bien ?

—C’est le meilleur parti de Dallas, tu sais.

—L’un d’entre eux, du moins, esquiva-t-elle.

—Sérieusement, Gwen, il est comment?

—Occupé. Un peu cavalier. Il aurait bien besoin d’un de mes cours de rattrapage.

Gwen prit son carnet d’adresses et ses dossiers en cours, et les ajouta à la pile déjà conséquente. Will Harrison avait beau être le plus gros client qui l’ait engagé, elle n’en devait pas moins s’occuper des autres.

—Eh bien, peut-être que tes leçons avec sa sœur déteindront sur lui.

Gwen éluda tout commentaire par un grognement peu élégant en traînant sa valise le long du couloir.

—Encore une chose. Tu peux te charger de Leticia quelque temps ?

—Bien sûr, Gwennie. Pourquoi ?

—C’est là que ta discrétion entre en jeu. Je vais vivre chez les Harrison durant les deux prochaines semaines.

Et Gwen écarta le téléphone de son oreille, anticipant la réaction de Sarah.

—Tu quoi ?

Malgré l’appareil à quinze centimètres, elle entendit sans peine la rafale de questions glapies par sa sœur.

—Du calme, Sarah. Seigneur, on dirait vraiment maman quand tu fais ça.

—Mais Gwen, c’est tout à fait inconvenant, voyons.

—Je n’ai pas vraiment le choix.

—Tu comprends bien que si cette chroniqueuse du Dallas Lifestyles l’apprend, elle s’en donnera à cœur joie.

—Il ne se passe rien de malsain. J’emménage dans la chambre d’amis pour avoir Evie à portée de main. Si mon sens hyper développé de la propriété peut s’en accommoder, le tien le pourra aussi. D’ailleurs, depuis quand tu t’inquiètes de ce que pensent les

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autres ?

Elle jeta un dernier coup d’œil à sa liste. En principe, elle avait tout ce qu’il lui fallait. Après tout, elle ne partait pas en Sibérie.

Sarah soupira.

—Justement. Moi, je m’en fiche, mais toi, tu ne devrais pas. Je te rappelle que la plupart de tes clients sont extrêmement conventionnels. Une formatrice de débutantes convenable ne vit pas avec un homme auquel elle n’est pas apparentée.

—Je sais, je sais. Raison pour laquelle tu dois te taire à ce sujet. Si quelqu’un le découvrait...

—Tu sais que ce sera le cas, Gwennie, la coupa Sarah. Will Harrison est l’un des sujets favoris de la Hulme pour sa chronique. Tu crois vraiment pouvoir t’installer chez lui sans que personne ne s’en rende compte ?

Ce fut au tour de Gwen de soupirer.

—On verra bien. Il s’agit d’un arrangement professionnel, rien de plus. Personne ne se poserait de question s’il embauchait une gouvernante qui habite sur place. C’est plus ou moins la même chose.

—Si j’étais toi, je m’entraînerais à dégainer cet argument. A mon avis, tu vas en avoir besoin.

—Inutile de prendre ce ton catastrophé. Ce n’est pas comme si les paparazzis campaient au pied de son immeuble, quand même. Si je me tiens à carreau et n’attire pas l’attention sur moi, ça devrait passer inaperçu.

—Eh bien, bonne chance, railla Sarah.

—Ah, merci de ton soutien.

—Je te soutiens à fond, Gwen, et tu le sais. Je sais aussi à quel point tu as travaillé pour bâtir quelque chose ici, et si tu perdais du terrain, j’en serais malade.

—Oui. Mais j’ai vraiment le sentiment que c’est la bonne chose à faire. Que c’est ma chance ou jamais. Je dois tenter le coup. Sinon, j’ai bien peur de passer encore cinq ans à m’amuser avec des plans de table.

—Bon, alors je vais croiser doigts et orteils pour toi.

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—Merci. Donc je peux te confier Leticia jusqu’à ce que j’aie fini avec Evie ?

—Bien sûr.

—Et à propos d’Evie, je peux te l’amener cette semaine ? Il semblerait qu’elle ait besoin d’une garde-robe.

Un cliquetis de clavier lui indiqua que Sarah consultait son emploi du temps. Sa sœur finit par annoncer :

—Je suis libre vendredi après-midi. Ça ira ? Ou lundi matin, si tu préfères. Tiens-moi au courant.

—Super. Il faut que j’y aille, je suis déjà en retard. J’ai mon portable, si tu dois me joindre. Et souviens-toi, discrétion, d’accord ?

—Genau, répondit Sarah avant de repasser à l’anglais. Appelle-moi demain. J’exige de connaître tous les détails croustillants.

« Il n’y aura pas de détails croustillants, cette fois », songea Gwen en raccrochant.

La brève incursion en allemand lui rappela de retourner dans son bureau chercher son dictionnaire et son logiciel de japonais. Si elle voulait s’ériger en experte en relations asiatiques, elle devait récupérer sa maîtrise parfaite de cette langue. Avec un peu de chance, Evie saurait manger avec des couverts et lui laisserait du temps pour pratiquer.

En chargeant la voiture, elle s’interrogea une dernière fois sur sa santé mentale. Si les choses se passaient bien, tout changerait pour elle. Si elle réussissait à satisfaire HarCorp, toutes les entreprises de Dallas feraient la queue pour décrocher ses services. Nom d’une pipe, HarCorp pouvait lui ouvrir des portes dans tout le Texas.

Mais si Evie n’était pas prête à temps, elle pourrait dire adieu au plus gros de sa clientèle. Sarah n’avait pas tort en arguant que si la presse à ragots se mettait à la décrire comme une grue immorale, ses affaires en pâtiraient sérieusement. Mais le pire cas de figure serait de ne pas obtenir les résultats escomptés par Will Harrison. Décevoir les Harrison anéantirait à coup sûr l’ensemble de son activité professionnelle. Plus personne ne voudrait l’engager si les Harrison la mettaient à l’index. L’élite de Dallas formait un groupe très soudé. S’en aliéner un signifiait se les aliéner tous.

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Ça passait ou ça cassait.

« Bon, restons positive », songea Gwen en démarrant.

Sur un plan, l’immeuble où habitait Will Harrison ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de son quartier branché, mais en termes de fortune, elle eut l’impression d’avoir traversé la galaxie.

Elle s’arrêta sous le porche, et un portier s’avança jusqu’à sa voiture, se présentant comme Michael. Elle déclina son identité, s’attendant presque à ce qu’on lui demande de déplacer sa modeste Honda vers une zone moins riche.

—Mademoiselle Sawyer, bien sûr. M. Harrison nous a prévenus de votre venue. Laissez-moi vous aider à prendre vos affaires, et Ricky conduira votre voiture au garage.

Très serviable, il prit son matériel dans le coffre et l’escorta vers l’ascenseur en bavardant aimablement.

—Les Harrison sont au dernier étage.

L’appartement avec terrasse. Évidemment. Où ailleurs ?

L’ascenseur monta à une vitesse vertigineuse au sommet de l’immeuble et les déposa devant la porte.

—Je n’arrive pas à croire que je fais ça, marmonna-t-elle.

—Pardon ? demanda Michael dans son dos.

—Oh, rien.

Et après une claque mentale, elle pressa le bouton de la sonnette.

Une voix cria : « J’y vais ! » derrière la porte, qui s’ouvrit à la volée sur une adolescente qu’elle supposa être Evie.

Sa chevelure roux sombre était tressée à l’africaine, avec des petites nattes plaquées contre le crâne et terminées par des perles multicolores qui virevoltaient dangereusement tandis qu’elle se retournait en clamant : « Will, la voilà ! » Puis elle invita Gwen à entrer et sourit à Michael, qui repartit vers l’ascenseur.

L’allure désinvolte et les manières décontractées d’Evie contrastaient avec le marbre froid et élégant du vestibule. Grande et mince comme seules peuvent l’être les ados, elle portait un jean délavé et effrangé sous une blouse paysanne blanche. Malgré ses pieds nus et son visage juvénile, Gwen devina la beauté éblouissante qu’elle deviendrait une fois débarrassée de la gaucherie

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dégingandée de l’adolescence. Elle se remémora la photo de Bradley Harrison suspendue dans le hall de HarCorp ; Evie tenait sans doute son incroyable ossature de sa mère. Ni elle ni Will ne ressemblaient à leur père, hormis pour les yeux.

Pile au moment où elle l’évoquait, Will surgit d’une autre pièce. Elle en resta le souffle coupé. Le costume et la cravate avaient disparu, remplacés par un jean également délavé et un T-shirt moulant bleu qui soulignait les épaules qu’elle avait admirées plus tôt dans son bureau. Des muscles bronzés saillirent tandis qu’il aidait Gwen à rentrer ses bagages.

Lui aussi marchait pieds nus, et elle se sentit affreusement déplacée, trop habillée avec son tailleur et ses souliers sages, et moche comme un pou, plantée ainsi à côté de ces specimens parfaits de beauté.

—Gwen, je vous présente ma sœur, Evangeline. Evie, voici Mlle Sawyer.

Reprenant ses esprits, Gwen tendit la main à Evie.

—Je suis ravie de te rencontrer, Evangeline. Je veux t’appeler Evie aussi ?

—Oh mon Dieu, vous êtes vraiment Miss Bonnes Manières, n’est-ce pas ?

Gwen ignora le haussement de sourcils de Will.

—Oui, c’est moi. J’en déduis que tu lis ma rubrique ?

Evie sautilla sur ses pieds nus.

—Chaque jour sans exception depuis que Mme Gray m’a dit que je devais apprendre à bien me tenir. Plus tous les anciens sujets, bien sûr. J’ai déjà appris plein de trucs. Je n’arrive pas à croire que Will vous ait engagée comme ma prof ! Super cool !

—Alors recommençons, suggéra Gwen en tendant de nouveau sa main. Je suis ravie de te rencontrer, Evangeline.

Evie comprit l’allusion et, avec un coup d’œil en biais à son frère, fit un nouvel essai.

—Je suis également ravie de vous rencontrer, mademoiselle Sawyer. Je vous en prie, appelez-moi Evie.

Puis elle lui serra la main, mais d’une poigne timide. Elles

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s’exerceraient là-dessus dès le lendemain, décida Gwen.

—Puisque nous allons travailler étroitement ensemble, pourquoi ne pas m’appeler Gwen ?

Devant le sourire d’Evie, elle sut qu’elle avait gagné.

—Evie, porte les affaires de Gwen dans sa chambre, ordonna Will.

La petite disparut à l’angle du couloir en traînant la valise de Gwen, et Will leva un sourcil étonné.

—Miss Bonnes Manières ?

—Sur le site TeenSpace. Un genre de Miss Étiquette, si vous voulez.

Il la guida enfin vers un salon doté d’une autre vue spectaculaire de Dallas. Cet homme devait vraiment aimer regarder par-dessus la ligne d’horizon.

—C’est pour cela qu’elle a su réagir dans le vestibule, poursuivit Gwen. Nous avons étudié les présentations la semaine dernière.

Il hocha la tête et changea brutalement de sujet.

—Bon. Mme Gray sera prête pour le dîner dans quelques minutes. Vous voulez un verre en attendant ?

« Désespérément ». Mais elle refusa d’un signe de tête. Elle devait garder l’esprit clair, et un verre ne l’y aiderait pas. Perchée avec précaution sur un fauteuil opposé au sien, elle tenta de faire la conversation. Pas facile.

Will prit son verre sur la table et fit tournoyer le liquide ambré. Scotch ? Bourbon ? se demanda-t-elle furtivement, avant de perdre le fil de ses pensées lorsqu’il se carra dans son fauteuil et posa ses pieds nus sur le bord de la table. De grands pieds bronzés qui, pour des raisons qu’elle refusait de creuser, la fascinaient bizarrement.

Elle se sentit rougir de honte. Elle était en train de regarder ses pieds, bonté divine ! Quelle mouche la piquait ?

—Vous pourrez vous installer après le dîner, reprit Will. Faites comme chez vous, s’il vous plaît. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, demandez-le à Mme Gray.

—Merci.

—Maintenant, parlons d’Evie.

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Nouveau changement radical. Will ne perdait pas de vue le motif de sa présence.

—Qu’est-ce qu’il y a, à propos de moi ?

Evie entrait dans la pièce et s’affalait sur le canapé.

—Je veux savoir comment Gwen va te transformer miraculeusement en dame avant le bal de bienfaisance. Tu ferais bien de te tenir plus droite et d’écouter avec attention.

Evie se redressa et les deux Harrison dardèrent sur Gwen un regard plein d’expectative.

« Mon Dieu, dans quoi me suis-je fourrée ? »

—Eh bien..., commença-t-elle.

Mme Gray choisit ce moment pour les appeler à table, et Gwen lui adressa un remerciement muet. C’était la plus étrange situation de sa carrière, et elle ne savait pas du tout comment procéder. Le dîner rendrait les choses plus faciles.

Grossière erreur. Evie jacassa comme une pie, abordant tous les sujets qui lui passaient par la tête, du site TeenSpace et la rubrique de Gwen à combien elle détestait la nourriture américaine. Will parla peu, lâchant parfois un commentaire quand sa sœur interrompait son monologue pour reprendre son souffle, et lorsque son BlackBerry bipa dans la pièce voisine, il alla le chercher et le rapporta à table.

Gwen observait tout cela, assez choquée.

—Alors, comment on devient spécialiste en savoir-vivre, Gwen ? Il existe une école ou une fac pour ça ? finit par demander Evie, le menton posé sur le poing, pleinement attentive pour la première fois du repas.

Will lui-même releva les yeux de son Blackberry pour écouter la réponse.

—En fait, il y a plusieurs établissements. J’ai une licence en affaires internationales, et j’ai fréquenté des écoles de protocole sur les deux côtes. Mais mon père était diplomate, donc j’ai passé toute ma vie...

—C’est vrai ? Super cool ! Vous avez habité où ?

Evie enchaînait les points d’exclamation, ce qui aurait été moins

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grave si elle cessait un peu de couper la parole.

—Washington, Allemagne, Angleterre, Japon, énuméra Gwen. La culture asiatique me passionne particulièrement.

Tant qu’elle avait l’attention de Will, elle s’interrogea sur l’opportunité de développer ce point, dans l’espoir qu’il ferait le lien avec ce qu’elle pourrait apporter aux projets de développement d’HarCorp. Mais cette occasion s’évanouit presque aussitôt, car Evie sautait déjà au sujet suivant de ce qui commençait à ressembler à un interrogatoire.

—Vous avez dû suivre des cours spéciaux ou des trucs comme ça, pour ne pas mettre vos parents dans l’embarras ?

—Euh, ça m’est arrivé. Ma mère est très à cheval sur les bonnes manières, et elle m’a inculqué l’essentiel. Sinon, je n’aurais pas eu le droit d’apparaître en public.

Elle souligna ses propos d’un sourire, mais Evie se raidit et jeta un regard à Will. D’accord, elle avait touché une zone sensible, mais la remarque était censée être drôle. La mâchoire crispée de Will lui confirma que sa tentative d’humour était tombée à plat. Elle se hâta de dépasser ce moment épineux.

—Cela dit, beaucoup peut s’apprendre dans les livres, et je suis venue avec un peu lecture pour toi.

Evie leva les yeux au plafond.

—Encore des devoirs, souffla-t-elle.

Will repoussa sa chaise et se mit debout.

—Mesdemoiselles, vous allez devoir m’excuser. J’ai une conférence téléphonique dans dix minutes. Je vais vous laisser faire plus ample connaissance.

Une seconde après, il avait disparu.

Evie retourna à son dîner sans autre réaction qu’un hochement de tête. Gwen, cependant, n’en revenait pas. On pouvait tolérer un certain laxisme au cours des repas en famille, mais là, ça dépassait les bornes. Cette famille n’avait donc aucune éducation ? Elle chercha ses mots avec soin.

—Ce genre de chose se produit souvent ?

—Pas vraiment, répondit Evie en poussant d’un air désœuvré ses

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petits pois autour de son assiette.

—A la bonne heure.

Toute à ses petits pois, Evie ne parut pas remarquer le soulagement de Gwen. Elle poursuivit :

—D’habitude, Will dîne dans son bureau quand il est à la maison. Parfois, on regarde la télé ou un film en mangeant. Vous savez, ajouta-t-elle en observant la salle à manger avec curiosité, je crois que c’est la première fois que je dîne ici.

Gwen faillit avaler de travers, puis réprima son laïus sur l’importance des repas en famille pris à table. Ses propres parents avaient été intraitables sur ce point, notamment parce que la seule idée d’un plateau télé faisait horreur à sa mère. Un des premiers actes de Gwen en emménageant seule avait été de souper dans le salon, brûlant d’appeler chez elle pour se vanter de sa petite rébellion.

Evie s’assit toute droite, la ramenant au présent.

—Comment je m’en sors ? Mon cas est désespéré ?

Son regard grave, plein d’espoir, était si différent de celui des ados qui enduraient ses cours, son désir de plaire si évident, que le cœur de Gwen se serra.

—Ton cas n’a rien de désespéré. Il faut juste arrondir un peu les angles. Tu veux qu’on commence les leçons ce soir ?

L’acquiescement impatient d’Evie aurait été comique sans la soif de satisfaire qu’elle venait de montrer.

—Bon, alors redresse-toi, les pieds par terre...

—C’est réglé, Paulus. Les leçons d’Evie commencent aujourd’hui.

—Qui as-tu engagé ? Tu as vérifié ses références ?

Non, Will ne l’avait pas fait, il payait sa secrétaire pour cela. Mais inutile de le mentionner à Paulus. Le vieil homme se montrait parfois si casse-pieds...

—Gwen Sawyer a de très bonnes recommandations. Elle forme des débutantes.

Nancy entra avec sa troisième tasse de café et une brassée de

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rapports qu’elle déposa sur le bureau, lui donnant une excuse pour écourter la conversation sans trop culpabiliser.

—Bon, à moins que tu aies des points professionnels à voir...

—Non, retourne travailler. Je viendrai jeudi soir rencontrer cette Mlle Sawyer.

Voilà le problème, quand on travaillait avec des gens qu’on connaissait depuis toujours, songea Will en raccrochant. Ils ne vous considéraient jamais comme des adultes. Il était parfaitement capable d’embaucher une préceptrice pour sa sœur sans que Paulus le supervise !

En tout cas, Evie était aux anges avec Gwen. Il l’avait croisée ce matin, et elle n’avait cessé de babiller à sa façon non-stop sur tout ce que Gwen lui avait enseigné après qu’il avait quitté la table le soir précédent. Et elle l’avait de nouveau remercié d’avoir engagé la seule, l’unique et merveilleuse Miss Bonnes Manières.

L’enthousiasme d’Evie expliquait pourquoi il surfait présentement sur TeenSpace au lieu de se concentrer sur les rapports de Tokyo qui jonchaient son bureau. Il devait admettre que la Gwen Sawyer personnelle l’intéressait un peu aussi. Dommage qu’il ait dû quitter la salle à manger la veille pour cette conférence, car il s’amusait bien.

Se persuadant qu’il était de sa responsabilité, en tant que tuteur d’Evie, de se renseigner sur Gwen, il était allé sur le site qu’elle avait cité. TeenSpace flanquait le tournis avec une débauche de couleurs et de dessins sur des stars de télé et des groupes musicaux dont il n’avait jamais entendu parler. Dans l’angle supérieur droit de la page d’accueil, il trouva le lien qu’il cherchait. La page « Miss Bonnes Manières » se téléchargea et la photo de Gwen lui sourit au-dessus de la phrase : « Plus qu’une affaire de fourchettes et de tasses de thé... L’étiquette au XXIe siècle. »

« Étiquette » semblait un terme plutôt large pour le contenu de la rubrique. Drames et angoisses existentielles occupaient cinq fois plus de place que l’étiquette proprement dite. Mais Gwen faisait son possible pour répondre à toutes les questions, pas de doute. Outre le courrier de ses lecteurs, sa chronique enchaînait les recommandations de conduite basiques, des conseils solides que ses lecteurs paraissaient prendre au pied de la lettre, et elle se montrait,

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ma foi, polie à propos de tout. Les réserves qu’il aurait pu avoir s’envolèrent. Gwen était vraiment le bon choix pour Evie. Par curiosité, il tapa « Miss Bonnes Manières » sur Google. Un article du Tribune apparut.

Ce n’est pas la Miss Bienséance de votre mère.

Miss Bonnes Manières, la nouvelle spécialiste en étiquette sur le site TeenSpace, remporte un succès foudroyant qui dépasse Dallas. Les connexions au site dédié aux adolescents ont triplé depuis son arrivée il y a neuf mois, et elle y reçoit plus de mails que n’importe quel autre chroniqueur. Mi-professeur de savoir-vivre, mi-confidente, ses réponses aux dilemmes de convenances des ados d’aujourd’hui sont impertinentes, succinctes et justes. Dans la vraie vie, Miss Bonnes Manières s'appelle Gwen Sawyer, une consultante en protocole prisée des débutantes de Dallas.

Nancy interrompit sa lecture par l’interphone.

—Monsieur Harrison, Mlle Sawyer est sur la ligne 1.

Déjà ? Evie avait réussi à la pousser à bout en moins de vingt-quatre heures ?

—Gwen ?

—Je suis désolée de vous déranger, et ne vous retiendrai qu’une minute, mais je dois dire à Mme Gray à quelle heure prévoir le dîner ce soir. 19 heures vous convient ?

—Je prendrai juste un truc en route, donc...

—Je crains que cela ne soit pas possible, reprit Gwen après un soupir. J’espérais aborder le sujet avec vous hier soir durant le dîner, mais vous, hum, avez été réclamé avant que je puisse le faire.

Elle semblait agacée. Evie devait lui poser des problèmes.

—Et ?

—Si vous désirez qu’Evie progresse, elle va devoir pratiquer. Mais elle a besoin de pratiquer avec une autre personne que moi, or le dîner représente une occasion parfaite. Tous les soirs, ce serait mieux, mais il faudrait que vous rentriez au moins un soir sur deux.

—Je suis très occupé.

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—Je le sais, mais nous n’avons que trois semaines avant le bal. Vous voulez qu’Evie soit prête ou pas ?

—Bien sûr que je le veux.

—Donc nous vous verrons au dîner ce soir. 19 heures. Au revoir, Will.

Les poils se hérissèrent dans sa nuque. Pour qui se prenait-elle ? Elle travaillait pour lui, non ? Il pressa l’interphone, avec l’intention de prier Nancy de lui repasser Miss Bonnes Manières afin qu’il mette deux ou trois choses au point.

Un sentiment inhabituel l’arrêta. Cette affaire était importante pour Evie. Par conséquent, importante pour lui. Et après tout, où était le mal ? Cela ne durerait qu’une quinzaine de jours, et les repas de Mme Gray étaient bien meilleurs que les plats à emporter du bistrot du coin.

—Oui, monsieur Harrison ? fit Nancy.

—Trouvez Mitchell et avancez notre réunion à 17 heures. Je dois partir avant 18 h 30 aujourd’hui.

—Bien, monsieur.

—Et, Nancy ?

—Monsieur ?

Il n’arrivait pas à croire qu’il faisait ça.

—Prenez mon agenda et déplacez tous mes rendez-vous qui dépasseraient 18 heures au cours des trois prochaines semaines.

—Euh... d’accord. Pas de problème.

Oh, si ! Il percevait sa confusion. La pauvre n’était pas sortie de l’auberge. Son agenda n’était pas aussi flexible que ça. Mais au moins serait-il en mesure de constater les progrès d’Evie et de faire régulièrement un rapport à Paulus.

Et il ne lui déplairait pas non plus de voir Gwen à l’œuvre.

—Parfois, on place la cuillère à entremet au-dessus de l’assiette, à côté de la fourchette à dessert.

Pour la millième fois, Evie eut l’air déroutée, mais Gwen était

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contente qu’elle ne manifeste pas sa lassitude.

—Les couverts sont toujours disposés dans l’ordre où ils seront utilisés. On commence par l’extérieur et on avance à mesure de chaque plat. Et tu peux toujours attendre un instant pour voir lequel prennent les autres convives, ajouta Gwen devant le regard maussade de l’adolescente.

—Je vais y arriver, répliqua celle-ci.

Raide comme un piquet et le menton déterminé, Evie recommença son énumération. Même si les leçons de Gwen couvraient également des réceptions a priori bien plus protocolaires que celles auxquelles son élève serait confrontée, elle savait par expérience que si Evie maîtrisait toutes les possibilités de mise en place, dresser la table pour n’importe quel dîner courant lui paraîtrait un jeu d’enfant.

—Eau, champagne, vin rouge, vin blanc, les verres vers la droite, récita-t-elle en touchant chaque élément. Fourchette à poisson, à entrée, fourchette de table, assiette à pain, couteau à beurre...

—Seigneur, qu’est-ce qu’on va avoir au dîner ?

Relevant la tête, Gwen découvrit Will dans l’encadrement de la porte, cravate dénouée, son attaché-case à la main.

—Poulet rôti et haricots verts, répondit Evie avant de poursuivre. Plat de service, assiette à soupe, cuillère à soupe, fourchette à huîtres.

Gwen s’écarta de la table et expliqua :

—Je lui apprends à reconnaître chaque couvert. Mais je pense que Mme Gray fera plus simple ce soir.

Elle surprit un pli amusé au coin de la bouche de Will.

—Eh bien, me voilà rassuré.

—Hé, Will, tu savais qu’il existait une fourchette spéciale rien que pour les huîtres ? J’ai toujours cru qu’on les gobait comme ça, mais Gwen dit que ça ne se fait pas. Tu le savais ?

—A mon avis, gober n’importe quoi est contraire aux bonnes règles. Mais comment on attrape ce petit machin visqueux avec la fourchette dépasse mon entendement.

Evie gloussa, et il ajouta :

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—J’emmène Gwen dans le salon prendre un verre sans doute bien mérité, pendant que tu vois avec Mme Gray quelles fourchettes il faut mettre sur la table ce soir.

Devant sa moue, Gwen se demanda si Evie avait déjà aidé à disposer le couvert dans sa vie. Un regard de son frère l’expédia en vitesse dans la cuisine.

—Je vous préviendrai quand le repas sera prêt.

—Un verre, Gwen ? offrit Will.

—Volontiers, mais pas parce qu’Evie m’a épuisée. Elle s’est très bien débrouillée aujourd’hui.

—Excellente nouvelle.

Il l’invita d’un geste à passer devant lui dans le couloir. Après avoir jeté son attaché-case sur une console, il lui emboîta le pas. Elle sursauta en le sentant poser la main au creux de ses reins, la chaleur de sa paume la brûlant à travers son chemisier. Prise d’un soudain vertige, elle vacilla.

« Ce n’est qu’un geste de politesse, rien de plus. » N’empêche qu’elle préféra s’écarter pour faire les derniers pas.

Une fois dans le salon, elle prit place dans le canapé de cuir soyeux et observa Will remplir deux verres de vin au bar. Il lui en tendit un et recula. Elle but une gorgée, soulagée de constater que la distance lui rendait son équilibre.

Will semblait inconscient de son malaise. Il s’assit dans le fauteuil opposé et s’abandonna contre le dossier.

—Jamais je n’ai vu quelqu’un d’aussi excité par des fourchettes à huîtres et des cuillères à soupe, remarqua-t-il.

—Evie est simplement avide de faire plaisir. Tout est nouveau pour le moment, donc amusant. Ça passera dans quelques jours. Croyez-moi.

—Vous êtes bien installée ?

Il passa une main dans ses cheveux, ce qui les dressa comiquement en l’air. Elle avait encore du mal à concilier le Will Harrison des tabloïds avec celui qu’elle voyait en personne. Le P.-D.G. ne collait pas avec l’homme qui se tenait devant elle, celui qu’un couvert protocolaire décontenançait et qui taquinait sa petite

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sœur à propos d’huîtres.

—Oui, merci. Vous avez un très bel appartement.

Bizarre comme cette pièce semblait plus petite que quand elle s’y trouvait avec Evie tout à l’heure. « Bavardage poli. Allez, Miss Bonnes Manières, tu sais faire ça, non ? »

—Votre journée était bonne ? demanda-t-elle après une nouvelle gorgée de vin.

—On peut le dire comme ça, répondit Will.

Il ôta sa cravate, la lança sur l’accoudoir, puis déboutonna les trois boutons supérieurs de sa chemise blanche, découvrant un large pan de peau bronzée. Bien qu’il continuât de parler, Gwen s’avéra incapable de fixer son attention sur ses propos. « Une activité de plein air, oui, pas de doute. » L’absence de marque de bronzage à la base de son cou signifiait que, quelle que soit cette activité, il la pratiquait torse nu.

Elle interdit à ses pensées de poursuivre dans cette voie. La proximité de cet homme lui était décidément néfaste. Pourtant, elle savait depuis sa réaction dans son bureau la veille qu’aménager chez lui était une mauvaise idée. Et elle avait aggravé le problème en insistant pour qu’il rentre dîner chaque soir ! A force de la voir le manger des yeux, il ne tarderait pas à la virer. Non seulement c’était affreusement mal élevé, mais également très peu professionnel.

Cette béatitude adolescente devait cesser. Pas question de reproduire la même erreur. Elle avait appris la leçon à ses dépens. Du moins, elle l’espérait. Manifestement, sa libido était lente à comprendre. Peut-être parce qu’elle vivait une période d’abstinence totale.

Bon, dès le lendemain du gala de l’hôpital, elle recommencerait à sortir. Elle laisserait Sarah l’entraîner dans les bars, essayer un site de rencontres, peu importe. Il lui suffisait de tenir jusque-là sans faire l’idiote.

« Concentre-toi sur Evie, et oublie son frère. » Plus facile à dire qu’à faire, quand le souvenir de sa main sur ses reins restait aussi cuisant qu’un tison.

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Will était installé sur la terrasse, les jambes étendues sur la rambarde, un verre à la main. Les lumières de Dallas s’étalaient devant lui, scintillant dans l’obscurité.

Evie et Gwen étaient toutes deux dans leurs chambres, et Mme Gray depuis longtemps repartie chez elle. L’appartement se trouvait donc silencieux. Au début, ce calme l’avait perturbé ; il s’attendait à entendre la chaîne stéréo d’Evie ou Mme Gray entrechoquer des casseroles dans la cuisine. Marrant comme il s’était vite habitué à avoir du monde autour de lui. Mme Gray, Evie, et maintenant Gwen.

Le balcon de Gwen jouxtait le sien, et la lumière entre les rideaux indiquait qu’elle ne dormait pas. Il avait perçu le cliquetis caractéristique de son clavier en regagnant un peu plus tôt sa chambre. Était-elle une droguée de travail, qui profitait de la soirée tranquille pour répondre aux questions d’étiquette de ses jeunes lecteurs ? Ou bien, s’il frappait à sa porte, accepterait-elle de le rejoindre pour un verre ?

Lorsqu’il avait franchi le seuil de l’appartement et entendu Evie réciter la disposition du couvert, il s’était rendu dans la salle à manger, pensant trouver Miss Bonnes Manières en bonne et due forme. Au lieu de quoi, la surprise l’avait laissé sans voix. Le tailleur strict de Gwen avait disparu, remplacé par une simple robe à bretelles qui ondoyait de manière fascinante sur ses courbes. Ses cheveux tombaient librement autour de ses épaules et, quand elle était passée devant lui dans le couloir, il avait senti un léger effluve de lavande.

Ce parfum lui allait bien : élégant, un peu vieux jeu et très féminin. Il avait pris une profonde inspiration, et le reste de la tension de sa journée s’était aussitôt envolé. Au point que si Gwen lui avait paru légèrement à cran durant leur petite conversation, lui-même avait estimé presque superflu son verre de vin relaxant.

Elle l’avait enchanté au cours du dîner. En acceptant de rentrer pour les repas en famille, il ne s’attendait pas à y prendre tant de plaisir. La présence d’Evie semblait dissiper la réserve qu’il sentait d’ordinaire en Gwen, et il avait découvert une jeune femme cultivée et bourrée d’opinions intéressantes.

Et que dire d’Evie ! Gwen avait beau dire qu’il était trop tôt pour en juger, quels changements, déjà ! Elle possédait un charme

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naturel et, guidée par Gwen, apprenait à s’en servir.

La lumière qui s’éteignit dans la chambre de cette dernière lui signifia qu’il avait raté l’occasion de lui offrir un ultime verre avant de se coucher.

C’était probablement aussi bien. Une liaison avec la préceptrice de sa sœur ne lui attirerait sans doute que des ennuis. Si la tardive aventure amoureuse de son père lui avait bien appris une chose, c’était bien qu’il était stupide de chasser sur les terres de l’entreprise. Au moins, les femmes que Paulus essayait de lui coller comme compagnes éventuelles ne causeraient jamais les mêmes problèmes que Rachel. Dotées de leurs propres fortunes et de leurs propres relations, elles n’avaient pas besoin des siennes pour grimper l’échelle sociale.

Non, il valait mieux qu’il profite de cette soirée tout seul.

Alors, pourquoi regrettait-il tant de ne pas l’avoir invitée plus tôt à ce dernier verre ?

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Chapitre 3Chapitre 3

Travailler dans ces conditions était un vrai bonheur.

La chambre d’amis de Will était pourvue de son propre balcon, et Gwen avait emporté son ordinateur dehors. Regarder par-dessus la rambarde du haut de vingt étages lui donnait le vertige, mais tant qu’elle restait à l’écart du bord, tout allait bien. Il y avait assez de place sur la petite table et les sièges pour son matériel et ses dossiers, et elle pouvait profiter de la brise estivale tout en travaillant.

Mme Gray lui apporta du thé et des petits gâteaux lorsque Evie descendit pour sa leçon de tennis. Le silence régnait dans l’appartement, exception faite du jazz que diffusait son lecteur CD dans sa chambre. Certes, elle adorait sa petite maison des années vingt et le charme de son quartier, mais elle s’habituerait sans peine à ce type de vie.

Elle expédia sa chronique à TeenSpace et répondit à quelques mails. Pour l’essentiel, elle avait pu reporter ou caser ses clients dans les créneaux horaires où Evie se trouvait avec ses professeurs ou à un cours, mais elle en avait envoyé certains à une amie et ancienne camarade de classe qui faisait de la formation de débutantes à côté. La scandaleuse somme d’argent que lui payait Will pour ce job couvrait plus que largement le manque à gagner de ces quelques classes.

Elle fermait son ordinateur quand son portable sonna.

—Tu ne m’as pas appelée hier, et je brûle de tout savoir, lança la voix de sa sœur, à peu près aussi excitée qu’Evie.

—Oui, mais mon installation m’a pas mal occupée, et Evie et moi

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avons travaillé une bonne partie de la journée.

Comme la brise l’empêchait de bien entendre, Gwen rentra à l’intérieur et se jeta sur le lit divinement moelleux.

—Bon, je t’écoute..., l’encouragea Sarah.

—Cette chambre d’amis est plus chouette qu’un cinq étoiles. La salle de bains, tout en marbre, fait la taille du salon chez moi. La chambre est immense, et j’ai mon propre balcon. C’est carrément fabuleux.

—Même l’employée mène la belle vie, hein ?

—Tu parles, renchérit-elle, roulant sur le dos pour étudier le plafond décoré. Je me sens comme une princesse ici.

—A ce propos, que donne la véritable princesse ?

—Evie n’est pas du tout si mal que ça. Elle manque un peu de confiance en elle et de raffinement dans ses manières, mais c’est loin d’être aussi catastrophique que je ne m’y attendais. Je te l’amènerai vendredi, si ça te convient toujours. Je pense qu’elle te plaira.

—Vendredi sera parfait. Envoie-moi sa photo et ses mensurations par e-mail. Et maintenant, cesse de tourner autour du pot et parle-moi du beau Will Harrison.

Gwen se mit à mordiller son ongle.

—Il n’y a pas grand-chose à dire.

—Gwennie ! protesta sa sœur d’un ton exaspéré. Des détails, allez. Je te rappelle que je tiens ta chatte en otage.

Un tri des infos s’avérait nécessaire. Pas question de révéler à Sarah qu’elle vivait avec un homme débordant de sex-appeal, ni l’effet que cela produisait sur son état mental.

—Bon, bon. Il est encore plus séduisant qu’en photo et peut se montrer charmant quand il veut. Crois-moi, le charme n’est pas ce qui manque dans cette famille. Et il est vraiment sympa avec Evie, bien qu’ils se connaissent encore mal.

—J’entends un « mais ».

—Mais il est parfois brusque, et a toujours l’air de penser à autre chose quand je lui parle. Et si son satané BlackBerry sonne une fois de plus à table, je...

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Un soupir de Sarah l’interrompit.

—Tout le monde n’est pas aussi braqué que toi sur les téléphones, Gwen. C’est probablement un homme très occupé, et le BlackBerry fait partie de la panoplie. Tu devrais peut-être adapter tes règles d’étiquette à ce siècle, ma chérie.

—Voilà que tu renies ton éducation, maintenant. Bravo !

Elle était consciente de paraître trop sur la défensive.

—Admettons que Will Harrison dépasse les bornes en apportant son appareil à table, concéda sa sœur. La belle affaire. Il est beau, charmant, et riche comme Crésus. Tu peux passer sur quelques défauts, non ?

—Sarah, ses défauts ne me regardent même pas. C’est Evie qui m’intéresse, pas Will.

« Ça devrait devenir mon nouveau mantra », songea-t-elle.

—Et alors ? Tu vis chez lui, à présent. Vous êtes tous deux adultes, et on ne sait jamais...

Oh, Sarah allait la rendre folle avec ses idées saugrenues !

—Il y a vingt-quatre heures, tu me disais qu’emménager ici était une mauvaise idée. Tu changes vite d’avis, non ?

—Je voulais juste m’assurer que tu avais bien réfléchi à la question, rétorqua sa sœur. Mais maintenant que tu es sur place, n’est-ce pas... Bref, tu affirmais avoir l’intuition que c’était la bonne chose à faire. Que c’était la chance de ta vie. Peut-être que ça ne l’est pas uniquement sur le plan professionnel. Ça ne coûte rien de laisser la porte ouverte à autre chose.

—Tu vas bien trop vite en besogne, Sarah. D’accord, Will est carrément canon, mais...

—Canon ? Vraiment ?

—... mais il s’agit de boulot, et de l’avenir de mon activité professionnelle. Tu l’as dit toi-même, je rame depuis des années, et je ne vais pas tout saborder une fois de plus avec un stupide béguin pour mon patron.

—Donc, il est susceptible de susciter le béguin.

Seigneur ! Gwen avait envie d’enfouir la tête sous les oreillers de satin et hurler.

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—Écoute, Sarah, cette conversation est grotesque. Will Harrison sait à peine que j’existe. Je ne suis que la personne qu’il a embauchée pour donner des cours particuliers à sa sœur. Je doute que la prof de français d’Evie ait ce genre de discussion avec sa propre sœur.

—Ouais, mais il n’a pas demandé à la prof de français de s’installer chez lui, si ?

Gwen distingua alors le claquement de la porte d’entrée, suivi d’une galopade dans le couloir. Ouf. Rien ne pouvait tomber mieux. Elle remercia mentalement le ciel.

—Evie est rentrée de sa leçon de tennis. Je dois y aller.

—Mais tu ne m’as rien raconté ! protesta Sarah.

—Le devoir m’appelle. On va travailler les présentations et la poignée de main.

—Ah, quel pied.

—Le sarcasme ne sied pas aux dames, tu le sais. Bon, poursuivit-elle en entendant Evie s’approcher de sa chambre en criant son nom. A vendredi ?

—Cette conversation n’est pas terminée, je te préviens.

—Si, elle l’est.

—Pense au moins à ce que je t’ai dit, insista Sarah. Ne laisse pas tes erreurs passées fausser ta perception et t’empêcher de saisir une chance.

—Ce sont mes erreurs passées qui me rendent lucide, au contraire. Mais je vais réfléchir à ce que tu m’as dit, ajouta-t-elle comme Sarah recommençait à protester. Salut ma biche.

Et elle raccrocha sans lui laisser le temps de répliquer. Sa sœur traversait la vie comme s’il s’agissait d’un film — ce qui était souvent le cas, la concernant. Il suffisait à Gwen de s’en souvenir afin de ne pas se laisser entraîner dans ses délires et risquer de perdre son job. Si elle limitait ses coups de fil avec Sarah au cours des deux prochaines semaines, elle serait plus à même de se concentrer sur son travail.

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Konichiwa. Sa langue lui donnait l’impression d’être trop épaisse pour prononcer un tant soit peu ce mot comme la voix sur le cours par ordinateur. Apprendre des rudiments de japonais en trois semaines allait être coton.

Will examina les notes préparées par Nancy sur la manière de traiter des affaires avec les Japonais. Le rituel des cartes de visite ne posait aucun problème ; la coutume des courbettes non plus. Mais il avait bien saisi à quel point faire l’effort d’apprendre quelques mots de la langue — même mal prononcés — contribuerait considérablement à créer des sentiments favorables chez ses interlocuteurs.

Et des sentiments favorables seraient bienvenus. Développer le département luxe de HarCorp sur le marché asiatique était son objectif personnel depuis trois ans.

Si l’origine de HarCorp était liée au bétail texan, la famille Harrison n’avait aucune racine dans l’élevage. L’arrière-grand-père de Will avait ouvert une des premières tanneries de la région, approvisionnant en cuir les fabricants de selles et de bottes. Lorsque la demande de selles avait décliné, les Tanneries Harrison avaient changé de nom et commencé à fournir les constructeurs automobiles, avant de se mettre ensuite à exporter du cuir de l’autre côté de l’océan.

La branche « articles de luxe » avait été un projet particulier de Will depuis son entrée dans la société familiale. Et ce, contre l’avis unanime du conseil d’administration. Il lui avait fallu attendre le départ de son père pour pouvoir consacrer à son idée toute l’attention nécessaire, mais le département affichait aujourd’hui des bénéfices supérieurs à tous les autres, et ses détracteurs lui fichaient désormais la paix. Maintenant que les Cuirs Harrison s’étaient fait un nom en produisant des articles d’une qualité exceptionnelle, il était temps d’étendre leur diffusion aux nouveaux pays prospères d’Asie et à leurs classes sociales supérieures en pleine expansion. Kiesuke Hiramine était son moyen d’accès à ce marché. La réunion programmée le mois suivant constituerait un moment décisif qui couronnerait ou ruinerait trois années de travail intensif.

—Konichiwa, tenta-t-il de nouveau. Dochirahe.

L’interphone bourdonna sur son bureau.

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—Monsieur Harrison, vous êtes disponible à présent ?

Il consulta sa montre. Déjà 15 h 30 ! Le temps filait à une allure...

—Venez, Nancy.

Un instant plus tard, son assistante entrait. Avec son efficacité habituelle — qu’il rétribuait généreusement —, elle fit le point sur son emploi du temps des jours prochains tandis qu’il signait la pile de papiers qu’elle avait apportée.

—Et enfin, Dallas Lifestyles aimerait savoir si vous pouvez prévoir une interview et une séance photo.

Un ricanement lui échappa à la mention du journal. Des ragots en quatre couleurs sur papier glacé restaient obscènes, quand bien même le magazine s’efforçait de se présenter comme autre chose qu’un torchon à choux gras. Il releva les yeux du contrat qu’il était en train de parapher pour voir un pli amusé relever le coin de la bouche de Nancy.

—Et pourquoi je ferais une chose pareille ?

Nancy feignit l’innocence.

—Ça fait partie du lot « célibataire le plus convoité de Dallas ». Chaque beau parti a droit à son article. Il ne reste plus que vous. Vous êtes certain de vouloir refuser ?

Ça lui manquait, tiens, d’encourager des chasseuses d’héritage supplémentaires ! Comme s’il n’avait pas assez à faire, entre diriger HarCorp et élever Evie. En aurait-il eu envie qu’il n’en avait pas le temps.

—C’est bien ce que je pensais, grommela Nancy. Mais j’ai promis de vous poser la question quand même. Ils vont peut-être cesser de nous appeler, maintenant.

—On peut toujours rêver, hein ?

Nancy ramassa le parapheur signé. Sachant qu’ils en avaient terminé, Will retourna à son ordinateur et rouvrit le dossier de protocole professionnel japonais.

—Autre chose, monsieur ? demanda encore Nancy.

Sans quitter l’écran des yeux, il s’esclaffa.

—Oui. Trouvez-moi un spécialiste du Japon pour assurer cette fichue réunion.

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L’interphone résonna de nouveau, indiquant cette fois que le standard voulait lui passer directement une communication — ce qui signifiait Paulus ou Evie. Nancy s’éclipsa.

—Bonjour Will. Désolée de vous déranger.

Il fut pris au dépourvu d’entendre la voix de Gwen. Jewel, la réceptionniste, avait dû recevoir des instructions pour que les appels de Gwen lui soient transmis. Il n’y avait pas pensé, mais Nancy oui, selon toute vraisemblance.

—Vous ne me dérangez pas — et bizarrement, c’était vrai. Tout va bien ?

—Oh oui, répondit-elle. Paulus Heatherton a appelé Evie pour lui dire qu’il venait dîner ce soir.

Zut, il avait oublié ça.

—J’aurais dû vous prévenir, j’imagine. Paulus vient nous inspecter.

—M’inspecter moi, vous voulez dire, corrigea Gwen.

Il percevait le sourire dans sa voix. Décidément, elle avait l’esprit vif.

—Comment le savez-vous ?

—Après tout ce que m’a raconté Evie, je m’étonne même qu’il ait attendu si longtemps.

La situation semblait l’amuser, ce qui le surprit. Paulus était connu pour être à cheval sur les principes. Gwen avait à coup sûr entendu parler de lui par ses débutantes.

Son ordinateur couina, annonçant l’arrivée d’un e-mail. Il jeta un coup d’œil au message et expédia une réponse rapide.

—En tout cas, Mme Gray est à cran, reprit Gwen sur le même ton. Il parait que M. Heatherton est impossible à satisfaire sur le plan culinaire.

—Oh, il y a bien eu un rôti trop cuit, une fois...

—La soirée risque d’être intéressante, alors !

Elle émit un petit gloussement conspirateur, plutôt contagieux. Cet aspect de la jeune femme lui plaisait. Elle paraissait souvent tendue en sa présence, et c’était une des rares fois où il la sentait se dégeler.

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—Oh, c’est certain.

—En fait, je voulais vous informer que M. Heatherton compte arriver vers 18 h 30. J’espère que vous pourrez rentrer un peu plus tôt ce soir ?

Le commentaire le fit éclater de rire.

—Je constate que vous savez à qui on a affaire. Rassurez-vous, je serai à la maison bien à temps pour vous défendre.

—Ce n’est pas ce que je sous-entendais...

Nom d’un chien, depuis quand n’avait-il pas eu de conversation normale et plaisante avec une femme ? Des années, peut-être. Il posa les pieds sur le bureau.

—Si. Mais Paulus sera forcément impressionné par vous, c’est-à-dire, par ce que vous avez déjà obtenu avec Evie.

—Je l’espère. Evie est un peu nerveuse. Vous lui avez bien promis qu’elle n’irait pas en pension, n’est-ce pas ;?

—Oui, répondit-il tout en regardant son écran, où s’affichait un nouveau message — bien que cette discussion le ravisse, il était temps de retourner au travail. Je peux autre chose pour vous, hormis annuler Paulus ?

—A vrai dire, oui. Vous aviez mentionné le souhait que je m’occupe de la garde-robe d’Evie. Je l’emmène chez Neiman Marcus demain.

De l’argent. Évidemment. Tout dans sa vie le ramenait à l’argent. Son argent. Non qu’il rechignât à le dépenser pour Evie, mais que Gwen soulève le sujet le refroidit. L’espace d’un moment, il avait oublié qu’il achetait ses services et son attention. Son attention envers Evie, bien entendu.

—Je vais m’en occuper. Autre chose ?

—Non. Alors à ce soir.

Il entendit la voix d’Evie en arrière-plan, puis celle de Gwen, étouffée tandis qu’elle masquait le combiné. Son interphone bourdonna. Bon, le temps pressait, à présent.

—Ah, Will ? reprit-elle. Evie vous demande d’être à l’heure. M. Heatherton déteste le retard, et ce serait grossier.

Le rire contenu dans sa voix le piégea une fois de plus.

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—O.K. Et dites à Evie de mettre une robe.

Il pressa la touche de l’interphone, qui se faisait insistant. Nancy s’impatientait.

—L’assistant de M. Hiramine sur la ligne trois.

—Formidable. Tamishi, c’est ça ?

—Non, Takeshi.

—Merci. Et demandez à Davis de m’envoyer les chiffres par mail. Paulus dîne à la maison ce soir et je les regarderai chez moi. Je partirai plus tôt aujourd’hui.

Nancy hoqueta presque de surprise, mais il n’avait pas le temps de lui expliquer.

—Konichiwa, monsieur Takeshi.

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Chapitre 4Chapitre 4

Paulus Heatherton essuya délicatement sa courte barbe blanche à l’aide d’une serviette brodée.

—Paul Angeron assure que ton revers s’améliore, Evangeline, déclara-t-il en lui adressant un sourire de fierté.

Rayonnante, Evie se lança dans une interprétation fougueuse de l’ancien champion de tennis décrivant ses prouesses. Gwen baissa les yeux et dissimula un sourire. Evie avait apprivoisé M. Heatherton au point qu’il lui mangeait dans la main. Un rapide coup d’œil au visage amusé de Will confirma son opinion.

Après avoir beaucoup ronchonné, Mme Gray avait mis les petits plats dans les grands. Bien que simples, les mets étaient servis dans de la porcelaine fine à liséré d’or. La nappe damassée ivoire et le cristal étincelant semblaient un peu excessifs pour un dîner familial composé de saumon et de pommes de terre, mais la gouvernante avait insisté pour sortir le grand jeu afin qu’Evie produise le meilleur effet.

Toutes les inquiétudes de cette dernière concernant le jugement de Paulus sur ses manières s’étaient apparemment évanouies. Même si elle monopolisait encore un peu trop la conversation, elle n’avait interrompu personne, et prouvé qu’elle savait divertir ses hôtes.

Pas de doute, Evie s’en tirerait à merveille.

Le rire de Will ramena Gwen à la conversation, et elle se demanda ce qu’elle avait loupé en rêvassant ainsi. Bel exemple de la part d’une préceptrice en étiquette ! Qui mieux qu’elle savait que laisser errer sa pensée lors d’une discussion était d’une grossièreté

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absolue ? Si seulement les Harrison ne lui fournissaient pas autant matière à réflexion !

Avec Evie, elle avait une excuse : c’était son travail de la corriger, l’encourager, l’évaluer et décider de la prochaine étape de sa préparation, à l’approche du gala de bienfaisance. Mais concernant Will... eh bien, rien ne le justifiait, hormis son étrange fascination pour le bonhomme. Par certains côtés, il était exactement l’homme auquel elle s’attendait — sérieux, occupé et souvent distant. Il lui arrivait de ne pas savoir très bien quoi dire ou faire en sa présence. En outre, elle n’arrivait pas à déterminer si son impolitesse occasionnelle et l’usage incessant de son BlackBerry étaient délibérés ou non.

Quoi qu’il en soit, suivre sa règle cardinale du « contact visuel permanent » lui coûtait, car regarder Will Harrison dans les yeux risquait de liquéfier le cerveau de n’importe quelle femme. Et quand il souriait... Seigneur ! Mais il savait aussi parfois se montrer gentil, drôle et totalement accessible. Comme lorsque...

—Gwen ?

Elle releva les yeux et s’aperçut que tout le monde l’observait. M. Heatherton fronçait les sourcils devant sa distraction. Evie la dévisageait ouvertement, un peu choquée, et Gwen l’entendait presque repasser dans sa tête ses discours sur la nécessité de prêter attention aux autres. Quant à Will, il paraissait simplement amusé, pour une raison quelconque. Les joues en feu, elle s’éclaircit la gorge.

—Excusez-moi. Je réfléchissais à l’expédition shopping d’Evie, demain.

—La sœur de Gwen est acheteuse chez Neiman Marcus, expliqua Evie. On va renouveler ma garde-robe. A votre avis, oncle Paulus, quelle couleur serait la mieux adaptée pour ma robe de bal ?

—Blanc ou pastel, ma chérie. Tu es bien trop jeune pour autre chose. Et rappelle-toi qui tu es ; évite toute teinte vive.

Gwen aurait embrassé Evie de l’avoir ainsi sauvée de sa piètre posture. M. Heatherton s’était lancé dans un effroyable exposé sur les tenues de soirées convenables pour les jeunes filles. Evie faisait un boulot admirable, feignant de boire ses paroles comme s’il était l’oracle de la mode.

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Entendant un petit rire sur sa droite, Gwen pivota et vit Will prétendre étudier avec soin le contenu de son assiette. Sans la regarder, il se pencha un peu vers elle et murmura :

—Tss tss, Miss Bonnes Manières.

Plutôt que de lui envoyer son pain à la figure, elle attendit qu’il se tourne dans sa direction et lui fit un clin d’œil. Il haussa un sourcil étonné, puis, à sa grande surprise, elle le sentit la pousser du pied sous la table.

Elle lui rendit la pareille, mais Will avait reporté son attention sur Paulus, l’air captivé par son cours sur l’importance d’un décolleté décent.

Lorsque de l’autre côté, Evie heurta son pied à son tour, Gwen braqua la tête vers elle, juste pour sentir Will passer son propre pied par-dessus le sien afin d’atteindre sa sœur. Elle faillit éclater de rire. Les deux Harrison feignaient un profond intérêt tout en se donnant mutuellement des coups de pied sous la table, comme des enfants.

Qui aurait cru Will Harrison assez joueur pour livrer ce genre de bataille puérile avec sa sœur au cours d’un dîner ? Certes, pour le bien pédagogique d’Evie, elle devrait y mettre un terme, mais ce n’était pas très grave, et Paulus ne se rendait visiblement compte de rien.

Nouvelle chiquenaude de Will. Cette fois, Gwen répondit avec plus de vigueur, mais rata son coup et heurta le pied central de la table. Le cristal tinta, et M. Heatherton s’interrompit au milieu d’une phrase.

Elle se sentit redevenir écarlate.

—Désolé, s’excusa Will à sa place, récoltant sa reconnaissance éternelle et un froncement désapprobateur de Paulus.

« Voilà qui était fort galant. » Gwen s’imagina entendre sa mère la réprimander pour son comportement. Bon, ça suffisait. Il était temps de se souvenir qu’elle était une adulte, et de se conduire comme telle.

—Monsieur Heatherton, lança-t-elle, assisterez-vous au gala de l’hôpital, cette année ?

—Bien entendu, ma chère. J’essaye de m’y rendre tous les ans, ne serait-ce que pour une brève apparition. Cette année, néanmoins,

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j’aurai le bonheur de présenter la ravissante fille de Bradley aux amis de la famille.

Il tapota affectueusement la main d’Evie, dont le visage s’éclaira en entendant cette reconnaissance indirecte de ses compétences mondaines, puis poursuivit.

—Et toi, William, escorteras-tu Grâce Myerly ?

Evie comme Gwen braquèrent le même regard stupéfait sur Will, qui semblait avoir soudain quelque difficulté à avaler son saumon. Gwen pensait être au courant des moindres faits et gestes du gratin local grâce aux bavardages de ses élèves, mais elle ne se rappelait pas avoir entendu le nom de Will associé à l’exemplaire Grâce Myerly.

—Non, répondit-il d’un ton bref. Grâce et moi ne nous voyons plus.

—Quel dommage ! Vous formiez un couple magnifique, et vos familles se fréquentent depuis longtemps.

Gwen assimilait encore l’information concernant la connexion entre Will et Grâce lorsque M. Heatherton se tourna vers elle.

—Vous connaissez les Myerly, n’est-ce pas ?

Elle se redressa sur son siège.

—Oui. Pas de manière intime, bien sûr, mais leurs deux dernières filles ont suivi mes cours de débutantes il y a quelques années.

—Naturellement. Adorables l’une et l’autre, d’ailleurs.

« Si vous le dites. » Personnellement, Gwen trouvait les jeunes Myerly des chipies gâtées et égocentriques, qui avaient fait de ses cours un cauchemar pour toutes les participantes. L’attitude suffisante de leur aînée n’avait pas arrangé la situation. Mais elle se contenta de hocher la tête.

—Je n’ai encore jamais rencontré Grâce, même si je sais qui elle est.

Tout le monde connaissait Grâce Myerly. Elle faisait constamment la une des tabloïds pour ses œuvres de bienfaisance et les fêtes fabuleuses qu’elle donnait. Grande, svelte, superbe et d’apparence charmante, elle incarnait la bonne société du Sud et, à tous points de vue, l’exemple de l’épouse parfaite pour Will.

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Une impression désagréable se tapit dans son estomac.

—Pourquoi tu n’emmènes pas Gwen alors, Will ? suggéra Evie d’une voix flûtée.

Paulus en lâcha sa fourchette, et Will se renfrogna, intimant à Gwen du regard de faire quelque chose, mais, trop occupée à s’étrangler avec son vin, elle en était bien incapable.

Inconsciente du changement d’ambiance, Evie ajouta :

—Comme ça, Gwen pourra m’aider à ne pas faire de boulettes, et tu n’auras pas à te coltiner, comment tu les appelles, déjà ?... les pathétiques mondaines défraîchies. Ben quoi, qu’est-ce que j’ai dit ? demanda-t-elle alors que tous se taisaient.

La confusion d’Evie semblait sincère. Will voulait venir à sa rescousse, mais ne savait comment s’y prendre. Paulus avait l’air horrifié, et Will le savait capable d’émettre d’un instant à l’autre une remarque rétrograde et désobligeante vis-à-vis de Gwen, ce qui ne ferait qu’empirer la situation.

Le tic-tac de la vieille horloge dans l’entrée emplit le silence tandis que les larmes se formaient dans les yeux d’Evie, totalement dépassée.

Gwen fut la première à réagir, et elle posa une main sur celle de l’adolescente. Will se rappelait avoir vu cette expression sur son visage lors de leur première rencontre — l’instant critique était passé, et Gwen reprenait les commandes. Elle saurait exactement quoi dire.

Et il mourait d’envie de l’entendre.

—Ma petite Evie chérie, ce n’est pas convenable de dire à quelqu’un d’en inviter une autre à une réception mondaine de ce type. Cela met tout le monde dans une position embarrassante. Will se retrouve obligé de me demander de l’accompagner, sous peine de se montrer insultant à mon égard ou de heurter mes sentiments, alors qu’il a peut-être une autre personne en tête. Moi, je risque de le blesser si je dois refuser pour une raison quelconque, sans compter le désagrément pour les gens concernés de devoir discuter de ces questions personnelles devant les autres. Tu comprends ?

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Evie acquiesça.

« Chapeau, Gwen », songea-t-il.

—Souviens-toi, reprit-elle du même ton doux, sans l’ombre d’un blâme. Un des principaux objets de l’étiquette est de faire en sorte que chacun se sente à l’aise. Interroger les gens sur les personnes avec qui ils sortent ou essayer de leur arranger un coup est toujours très gênant.

« Et ça, Paulus, c’était pour toi. » Miss Bonnes Manières marquait deux points. Avec un peu de chance, Paulus ne mettrait plus le sujet Grâce Myerly sur le tapis. Seul le hasard avait permis cette fois que la conversation dévie avant que Paulus ne réunisse HarCorp et Myerly Bétail en un unique empire familial grâce à l’alliance entre Will et Grâce. Peter Myerly et lui poussaient la stupide et superficielle Grâce dans ses bras depuis les débuts de la jeune femme dans le monde.

Comme Evie ouvrait la bouche, l’expression calme de Gwen changea, lui signifiant que le reste de la discussion attendrait. Evie indiqua d’un signe de tête qu’elle saisissait le message, puis adressa à chacun le sourire flamboyant qu’elle tenait de sa mère.

—D’accord. Je suis vraiment désolée de vous avoir tous mis dans l’embarras.

Gwen dirigea adroitement la conversation dans une nouvelle direction, et l’incident parut oublié. Paulus se remit à pontifier sur un thème quelconque. Will perdit vite le fil.

Il eut l’impression d’un poids en moins sur les épaules. Gwen s’avérait une bénédiction. Paulus était ravi. Evie, une nouvelle personne. En trois jours, Gwen avait non seulement grandement amélioré ses manières, mais la gamine souriait davantage. Pour la première fois depuis des semaines, il lui semblait que tout cela allait fonctionner. Il devait penser à récompenser Nancy de lui avoir dégoté Miss Bonnes Manières.

Pendant que Mme Gray servait le dessert et le café, il redonna un petit coup au pied à Gwen sous la table, et la remercia d’un sourire. Elle sembla comprendre.

Son BlackBerry stridula dans sa poche, indiquant l’arrivée d’un mail. Sans doute enfin le rapport de ventes de Davis. Il le sortit afin de vérifier.

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La voix d’Evie l’arrêta avant qu’il ouvre le message.

—Tu n’es pas censé faire ça, Will.

Relevant les yeux, il vit sa sœur secouer la tête d’un air de reproche.

Gwen s’exclama : « Evie ! », mais celle-ci l’ignora et continua.

—Gwen dit qu’on ne doit pas apporter de téléphones portables et ce genre de trucs à table. Les gens en chair et en os sont toujours prioritaires sur n’importe quel message sur n’importe quel support technologique. Pas vrai, Gwen ?

Celle-ci semblait dans ses petits souliers.

Bien qu’un peu tard, il dut reconnaître qu’Evie — et par extension, Gwen — avait raison. A force de vivre seul depuis si longtemps, il avait pris plein de mauvaises habitudes. Il remit le gadget dans sa poche et s’apprêta à s’excuser.

Paulus le prit de vitesse.

—Evangeline, William est un homme très occupé, et son travail exige beaucoup de son attention.

—Mais Gwen dit que les règles s’appliquent à tout le monde et dans n’importe quelles circonstances. Peu importe qui on est.

Gwen pâlit légèrement et intervint.

—Evie, on ne doit pas corriger les autres.

—Mais vous me corrigez tout le temps !

—Parce que c’est mon travail, plaida Gwen. Ce qui est grossier, c’est de corriger les autres en public. Surtout ses aînés, ajouta-t-elle à voix basse.

—Mais Gwen..., protesta Evie, les joues en feu.

Paulus ajusta ses manchettes et se pencha vers elle.

—Ma petite Evangeline...

—Pourquoi n’importe qui ici a le droit de me dire quoi faire ou que je fais tout de travers alors qu’il ne respecte pas les règles non plus ? explosa l’adolescente. Will a son BlackBerry, oncle Paulus tient mal sa fourchette, et c’est moi qu’on gronde ! C’est un comble !

Elle avait raison. Et elle avait aussi le fameux caractère de leur père. Il savait comment le gérer.

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—Evie...

Mais Evie reposa avec soin sa serviette sur la table, repoussa sa chaise et se leva. Elle prit une grande inspiration pour retrouver sa maîtrise de soi. Puis déclara :

—Oncle Paulus, Will, je vous demande pardon d’avoir perdu mon calme et de m’être montrée impolie. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai mal à la tête et besoin de m’allonger. Bonsoir tout le monde.

Sur ce, elle quitta pièce en trombe. Quelques instants plus tard, la porte de sa chambre claqua.

Un silence suivit son départ. Gwen semblait abasourdie, et Paulus fronçait de nouveau les sourcils.

—Eh bien, commenta Will, dans une tentative d’alléger l’atmosphère, elle a appris l’art de la sortie théâtrale.

Ainsi qu’un peu des ruses d’extrême politesse de Gwen. Laquelle paraissait faire appel aux mêmes ruses.

—Je vous présente également mes excuses, dit-elle. Et si vous le permettez, je vais aller lui parler.

Il la retint par la main au moment où elle se mettait debout, et une petite décharge électrique le traversa.

—Laissez-la un moment. Elle doit d’abord se calmer.

—Elle a le tempérament des Harrison, pas de doute, gloussa Paulus. William a raison, Gwen, je suis bien placé pour le savoir, pour y avoir eu affaire moi-même, autant avec Bradley que William, remarquez. Elle a besoin de mijoter quelque temps avant de s’apaiser. Inutile d’essayer de parler à un Harrison tant qu’il est en colère. Mais je vais vous laisser tous les deux régler ça.

Et il se leva à son tour, puis serra la main de Gwen avec chaleur.

—Ce fut un plaisir de vous rencontrer, ma chère. Vous faites un travail remarquable avec Evangeline.

Will le raccompagna à la porte.

—Je dois dire, William, que c’était le plus intéressant dîner que j’ai eu chez toi depuis des années.

Lorsque Will revint dans le salon, Gwen débarrassait la table, malgré les protestations de Mme Gray.

—Venez, Gwen, dit-il, je vais nous préparer un verre et nous irons

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nous asseoir sur la terrasse.

Elle le suivit dans le salon mais déclina le verre. « Pas question de balcon non plus, je parie. » Elle resta debout et lui fit face, le dos raide et les mains nouées.

—Je suis sincèrement navrée de tout ça, Will, lâcha-t-elle. Je m’attendais bien à ce qu’Evie craque à un moment donné... mais pas devant vous et M. Heatherton. Je pensais qu’elle s’en prendrait à moi.

—Vous saviez qu’elle piquerait une crise ?

—Oui. Vous savez, c’est dur d’avoir sans cesse quelqu’un sur le dos, en train de vous corriger. Sur votre façon de marcher, de tenir votre verre. De critiquer vos moindres gestes, que vous ne parvenez jamais à faire correctement. Croyez-moi, je sais ce qu’Evie ressent, ajouta-t-elle avec un rire amer.

Il devinait une histoire là-dessous, mais sentait que Gwen refuserait de l’approfondir. Sa main au feu que Miss Bonnes Manières n’avait pas toujours tenu sa fourchette comme il le fallait. Il s’assit et l’invita à en faire autant. A sa grande surprise — et son grand plaisir —, elle prit place sur le sofa.

—Cela dit, reprit-elle, faites-moi confiance : je vous assure qu’Evie y arrivera très bien, au gala et en général.

—J’en suis sûr. Comme Paulus, je trouve ses progrès considérables. Je suis... enfin, nous sommes très contents. Paulus a dit en partant qu’il s’agissait du plus intéressant dîner auquel il ait assisté ici.

Les épaules de Gwen se relâchèrent enfin, sans doute de soulagement.

—« Intéressant » est une façon de l’exprimer, oui.

—Allez, Gwen, détendez-vous, vous l’avez mérité. Hormis l’explosion d’Evie, la soirée a été un succès, grâce à vous. Donnons congé à Miss Bonnes Manières pour le reste de la nuit et parlons d’autre chose.

* * *

Se détendre ? Il plaisantait ou quoi ? Elle venait de vivre le plus

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étrange dîner de sa carrière, voire de sa vie, et il voulait qu’elle se détende ? Les Harrison allaient la rendre folle.

Elle n’avait pas menti en affirmant qu’elle s’attendait à l’éclat d’Evie, mais sur le moment, elle avait cru friser l’arrêt cardiaque. Quand Evie avait souligné les problèmes de fourchette de M. Heatherton, elle avait clairement vu sa carrière s’envoler en fumée. De nouveau. Et cette fois, sans que ce soit sa faute.

Mais Paulus comme Will avaient paru prendre la chose avec bonne humeur. Bien que soulagée, ses nerfs restaient à vif. Et être assise aussi près de Will n’arrangeait rien. Il affichait un sourire tranquille qui plissait de manière adorable le coin de ses yeux, et creusait cette fossette ravageuse qui menaçait son équilibre mental. Elle inspira à fond pour tenter de se calmer, mais récolta l’effet inverse en emplissant ses poumons de son eau de toilette épicée, qui lui noua le ventre.

Bon, maintenant, il voulait qu’ils boivent un verre et parlent d’autre chose qu’Evie et l’étiquette. Ça laissait quoi ? HarCorp ? Elle doutait qu’il la croie intéressée par ses affaires, et voyait mal comment amener d’un ton léger le sujet sur ses propres formations en entreprise. Non, sa carrière avait déjà failli s’écrouler ce soir, inutile de flirter une fois de plus avec la catastrophe. Alors, parler de la pluie et du beau temps ? De politique ? Les idées se figèrent dans sa tête lorsque Will se cala plus confortablement et lui adressa un sourire tout à fait ravageur.

—Vous êtes certaine de ne rien vouloir ? Un peu de vin ?

Un verre ? Sur la terrasse ? Une discussion badine ? Will était-il en train de la draguer ? Un frisson d’excitation la parcourut, vite tempéré par le bon sens. Elle travaillait pour lui, et ne devait pas s’imaginer une seule seconde qu’il séduisait ses employées. Certes, elle s’avérait une employée un peu particulière, vu qu’elle vivait là, et tout...

Oh, pitié, non. Voilà qu’elle recommençait. Comme si elle n’avait pas déjà emprunté cette voie auparavant, laquelle s’était terminée en désastre, cœur brisé, disgrâce professionnelle... Elle n’avait nullement l’intention de récidiver. Le fantasme de Sarah avait dû contaminer un coin de son cerveau, la faisant redevenir une parfaite idiote à la merci de sa libido. Elle devait remettre cette soirée sur un plan strictement professionnel, et elle fouilla son cerveau à la

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recherche d’un sujet approprié et surtout neutre.

Will disait quelque chose, mais le sang gronda dans ses oreilles, recouvrant ses paroles, tandis qu’il se penchait vers elle. Le canapé parut chavirer, le rapprochant davantage encore, et la température de la pièce grimpa en flèche. Comment avait-elle échoué si près de lui ? Assez près pour qu’elle puisse voir son regard s’obscurcir ?

Son pouls s’accéléra. Des pensées rationnelles tentèrent de franchir la barrière de sa conscience, vite balayées par la caresse veloutée de ces yeux noisette, ébranlant ses sens. Lorsqu’il tendit la main pour frôler son bras, elle éprouva une sensation électrique avant même qu’il la touche.

—Gwen ?

Ce fut un chuchotement de ses lèvres à deux centimètres des siennes et, au lieu de répondre, elle ferma les yeux.

—Will ? Gwen ? Vous êtes où ?

La voix d’Evie les écarta l’un de l’autre et les expédia à chaque extrémité du sofa, juste une seconde avant qu’elle ne passe la tête à l’angle de la porte.

Zut. Le cœur de Gwen battait à tout rompre. Désir ou adrénaline, elle l’ignorait. Tandis que ses hormones protestaient contre cette interruption brutale, la partie sensée de son cerveau récupérait du terrain et remerciait mentalement Evie d’avoir surgi au moment opportun.

Celle-ci prit un air embarrassé.

—J’ai interrompu quelque chose ?

« Rien que ma dernière tentative de suicide professionnel. »

Will toussota et fourragea dans ses cheveux. Gwen se secoua et se colla un sourire serein sur la figure.

—Bien sûr que non, répondit-elle.

—Je suis venue m’excuser de m’être énervée. J’espère que je n’ai pas gâché le dîner de tout le monde. Est-ce qu’oncle Paulus est fou furieux ?

Gwen laissa la parole à Will. Après tout, il était le parent, et elle, une simple employée. « Ne l’oublie pas, Gwennie. »

—Personne ne t’en veut, Evie. On est juste un peu choqués.

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N’empêche que tu devrais éviter de t’emporter comme ça, à l’avenir. Ça ferait mauvais effet au club.

—Mais Will, j’ai raison, tu le sais. Tu ne dois pas avoir ton BlackBerry à table. Si je dois bien me tenir, toi aussi.

Gwen s’éclaircit la gorge, impatiente de s’échapper.

—Bon, je me sens épuisée, et vu la journée chargée qui nous attend demain, Evie et moi, je vais aller me coucher.

Elle voulait surtout partir avant Evie, se sentant incapable de faire face à ce qui avait failli se passer. Elle courut donc se réfugier dans sa chambre sans qu’aucun des Harrison ne puisse dire quoi que ce soit.

Ça avait failli. Vraiment failli...

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Chapitre 5Chapitre 5

Sur le moment, Gwen avait trouvé excellente l’idée d’emmener Evie faire du shopping. Elle avait même pris plaisir aux activités de la matinée — coiffeur, manucure, pédicure, déjeuner au restaurant du magasin Neiman Marcus. Le besoin de compagnie féminine d’Evie, le plaisir évident que lui procurait une telle journée entre filles la faisaient sourire.

Mais le presque événement de la veille ne cessait de la hanter. Will aurait moins occupé son esprit si Evie pouvait rester plus de dix minutes sans le mentionner. Ou si le mimétisme avec son frère était moins flagrant, et que la moindre de ses expressions ne l’incitait pas à penser à lui.

Déjà qu’elle avait passé des heures à fixer le plafond la nuit dernière, refaisant défiler dans sa tête chaque seconde de sa très courte aventure avec Will, essayant de comprendre quand sa relation professionnelle avec cet homme était partie en vrille. Alors s’efforcer de ne pas rêvasser sur lui tout en étant avec sa sœur s’avérait une torture d’un genre nouveau.

Et la torture était loin d’être terminée. L’affinité immédiate entre Evie et Sarah aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Elles s’étaient reconnues sur-le-champ comme deux âmes sœurs en shopping, et Gwen se résignait à passer un après-midi interminable.

Sarah avait retenu un salon privé, en principe réservé aux acheteuses personnelles de l’élite de Dallas. A partir des informations fournies par Gwen, elle avait monté une sorte de boutique spécifique pour Evie, où chaque article avait la couleur, la taille et la forme adaptées à son type de silhouette. Des tenues

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complètes, chaussures et accessoires compris, pendaient à des portants alignés contre les murs.

Evie commença par hésiter, apparemment indécise sur le style à opter, et submergée par l’abondance de choix. Mais il ne fallut pas longtemps pour éveiller la fashionata en elle et bientôt, elle triait les portants comme une pro. Accueillie à bras ouverts par l’univers de la haute couture, Evie tenait toujours le choc trois heures plus tard.

Elle avait même réussi à épuiser Sarah, que Gwen croyait pourtant jamais fatiguée de shopping !

Réfugiée dans un sofa à l’écart, Gwen surveillait d’un œil la pile des effets choisis par Evie, afin d’éviter toute entorse à la liste des tabous en matière de mode décrétée par Paulus et Will, et passait le temps à ruminer. Hélas, elle ne trouvait aucune explication plausible à son comportement.

Sarah finit par confier Evie à une de ses assistantes et rejoignit sa sœur en traversant le fouillis coloré.

—Cette gamine est une acheteuse née, constata-t-elle en ôtant ses escarpins violets pour masser ses orteils endoloris. Elle a un sens inné du style, et l’œil pour ce qui lui va et pour le coordonner. Elle donnera le ton dans quelques années.

Gwen éclata de rire.

—Rien qu’à la regarder, je suis éreintée. Heureusement que les élèves portent l’uniforme à Parkline Academy, sinon je devrais rester assise ici durant des années.

—On a bientôt fini, assura Sarah en lui tendant une bouteille d’eau. Dis-moi, elle a une limite de budget ?

—Pas que je sache. Vous livrez, j’espère, ajouta-t-elle en voyant les grands sacs de vêtements s’entasser.

—On s’arrangera, va. Bon, comment ça se passe avec le séduisant et pourtant exaspérant Will Harrison ?

Super. Pile la conversation qu’elle voulait éviter.

—A peu près pareil. Evie lui a reproché d’utiliser son BlackBerry à table.

—Non !

—Oh si ! Et devant Paulus Heatherton.

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Les yeux de Sarah s’écarquillèrent d’horreur.

—Tu devais être au bord du suicide.

—Presque.

—Et alors, qu’est-ce qu’il a dit ?

—Qui ? Paulus ou Will ?

—Will, patate. Je me fiche de ce vieux schnoque.

—Rien, en fait. La remarque d’Evie s’est plus ou moins noyée dans la crise qu’elle a piquée.

—Mais après le dîner, l’un de vous a bien réagi ?

Ses joues s’empourprèrent au souvenir de Will s’inclinant vers elle sur le canapé.

—Euh, pas vraiment. On a parlé, hum... d’autre chose.

Sarah se lova sur le sofa et se pencha vers elle.

—Gwennie... tu rougis. Qu’est-ce que tu me caches ?

Zut, sa sœur la connaissait trop bien.

—Rien.

—Si. Je le vois bien. Tu ne sais pas mentir.

Enervée, Gwen déboucha la bouteille et but une gorgée.

Sarah jeta un regard rapide autour d’elle, mais les assistantes avaient disparu, et Evie bavardait toujours avec Liza, un peu plus loin dans la pièce. Elle chuchota :

—Est-ce que Will et toi avez... tu vois ?

—Non ! s’exclama Gwen, écarlate à présent. Je le connais à peine, Sarah. Enfin, tu as de ces idées !

—En tout cas, il s’est passé un truc, sinon tu ne serais pas aussi rouge qu’une tomate. Will t’a fait des avances ?

—Non. Enfin, pas vraiment. Ou si, après tout ?

Sarah adopta son ton « sœur pleine d’expérience ».

—J’en déduis qu’il n’y a eu aucun contact physique réel ?

Gwen acquiesça.

—Mais à ta voix, que la chose ne t’aurait pas déplu, n’est-ce pas ? poursuivit Sarah. Oui ou non, Gwennie ?

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Lassée de s’être posé la même question, Gwen renonça à tenter d’éviter l’interrogatoire de sa sœur et céda à l’envie de décharger son malaise sur quelqu’un.

—Parfois, j’y pense, avoua-t-elle. Attends, ne m’interromps pas. Dieu sait si ce type est séduisant et capable de tourner la tête de n’importe quelle femme. Mais je commettrais une bêtise monstrueuse en flirtant avec Will. Car néfaste pour moi. Pour ce travail. Pour toute ma carrière, même.

—Mais on ne sait jamais, rétorqua Sarah. Peut-être que tu lui plais aussi, tout compte fait.

Gwen fit la moue.

—Penses-tu ! Aucune chance. Je ne suis là que pour former la princesse. Le prince charmant n’est pas pour moi.

—Tout peut arriver.

—On sait toutes les deux ce qui est arrivé la dernière fois. J’ai eu une aventure avec mon patron. Et j’ai perdu mon boulot. J’ai dû quitter la ville, nom d’une pipe. Je ne suis pas assez idiote pour répéter la même bêtise.

—Non, objecta Sarah. Tu as laissé David t’offrir en sacrifice tel l’agneau expiatoire afin de sauver sa propre peau, et tu as fui Washington, la queue entre les jambes.

—Ma réputation était grillée. Plus personne ne m’aurait engagée après ce fiasco.

—Tu exagères. Mais bon, cela n’a plus d’importance. Désormais, tu t’es installée ici, tu es plus âgée et plus sage, avec une réputation en béton. Je ne vois pas ce qui t’empêche d’envisager une relation amoureuse avec un bel homme.

—Qui se trouve être mon employeur ?

Sarah avait vraiment perdu la tête ou quoi ?

—Justement, ça fait une petite différence. David était ton patron. Will Harrison est ton client.

—Tu chipotes, protesta Gwen. De toute façon, le résultat sera le même : désastreux. En fait, il faudrait juste que je recommence à sortir. Tu aurais un homme à me proposer ?

—Tu veux dire, en dehors de Will ? railla sa sœur.

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—Oh, je t’en prie !

—Je vais y réfléchir. En attendant...

Une silhouette vêtue de bleu vif les fit se détourner. Evie. Depuis combien de temps se tenait-elle là ? Gwen chercha sur son visage un signe indiquant qu’elle avait entendu leur discussion, mais la gamine semblait absorbée par son reflet dans le miroir.

Le regard de Sarah lui signifia que cette conversation n’était pas terminée, et Gwen se promit d’éviter ses appels durant les jours à venir. Elle n’avait pas besoin de grossir la liste de ses préoccupations avec les velléités d’entremetteuse romanesque de sa sœur.

Néanmoins, Sarah avait raison sur un point : elle n’était plus la même fille naïve que cinq ans plus tôt. Elle pouvait — devait — oublier l’étrange parenthèse avec Will la veille.

Will savait qu’il devait compatir à la maladie de Nancy et se montrer moins irrité que cela semât le désordre dans son existence ; mais c’était difficile, vu la nullité de l’intérimaire qu’on lui avait fournie. Nancy le chouchoutait avec son efficacité et sa capacité à anticiper ses moindres besoins sans qu’il ait besoin de les formuler. Tandis que la seule tâche que Jenni, l’intérimaire, avait réussi à accomplir en cinq heures, avait été de commander des fleurs pour Nancy. Tout le reste attendait à divers stades d’avancement sur son bureau.

A présent, Jenni ne répondait pas à l’interphone. Jurant entre ses dents, il rédigea une liste de tout ce qui devait absolument être réalisé dans la journée, et alla la coller sur l’écran d’ordinateur de Nancy. Jenni serait obligée de la voir lorsqu’elle reviendrait de l’endroit, quel qu’il soit, où elle avait disparu.

Sur le bureau de Nancy, un dossier intitulé « G. Sawyer » attira son attention. Qu’est-ce que ça faisait là ? Il l’ouvrit et tomba sur des copies du contrat et de la clause de non concurrence, ainsi qu’un chèque du montant total des prestations de Gwen, sur son compte personnel. Nancy l’avait sans doute rédigé la veille, sans avoir eu le temps de le lui faire signer. Il le prit et le remplaça par une note pour Nancy, expliquant qu’il le remettrait en main propre. Puis,

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après avoir rangé le dossier, il regagna son bureau.

Il était 15 h 30, vendredi après-midi. Sans Nancy, une bonne partie de ses tâches quotidiennes étaient réduites à néant, et il était inutile de tenter de travailler sur quoi que ce soit d’important. Le soleil de fin d’été entrait à flots par la cloison de baies vitrées.

Oh, et puis zut ! Sa boîte de messagerie était vide. Le silence dans le couloir indiquait que la plupart des autres cadres étaient partis tôt. Pourquoi n’en ferait-il pas autant, pour une fois ? Il pourrait emmener Evie et Gwen dîner.

Tout en sifflotant, il considéra que cela suffisait pour aujourd’hui et rassembla ses affaires. La réceptionniste répondit par un bredouillement stupéfait lorsqu’il passa devant elle et lui souhaita bon week-end. Le vigile dans l’entrée consulta sa montre, l’air étonné. Depuis combien de temps n’avait-il pas quitté le bureau si tôt ?

Il appela chez lui, mais Mme Gray l’avertit qu’Evie et Gwen n’étaient pas encore rentrées de leur virée shopping. Il lui donna congé pour la soirée et essaya de joindre Evie sur son portable.

—Tu t’es bien amusée ? lui demanda-t-il.

—C’était génial, Will ! J’ai trouvé une robe terrible pour le bal de l’hôpital, et Sarah et Liza avaient préparé dans le petit salon genre tout le magasin dans ma taille, et moi j’avais juste à essayer les trucs.

Elle débordait d’excitation. Voilà autre chose dont il était redevable à Gwen : faire sourire Evie.

—Qui sont Sarah et Liza ?

—Sarah est la sœur de Gwen. Elle est super, mais pas autant que Gwen. Et Liza est ma nouvelle acheteuse personnelle.

Acheteuse personnelle ? Seigneur.

—Rappelle-moi de te réclamer ma carte de crédit.

—Oh, pas de problème. Liza m’a créé mon propre compte dans le magasin.

Gwen riait en arrière-plan, et Evie continua de jacasser. Il profita qu’elle s’interrompait pour respirer.

—Vous avez terminé pour la journée ?

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Comme Evie, relayant la question à Gwen, répondait par l’affirmative, il poursuivit.

—Et si on allait dîner dehors, ce soir ? Et se faire un film après ? J’ai donné sa soirée à Mme Gray.

—Gwen peut venir aussi ?

—Si elle le souhaite.

Il entendit Evie l’inviter à se joindre à eux, et ne se rendit compte qu’il retenait son souffle que lorsqu’elle revint en ligne.

—Gwen dit d’accord, mais pas un endroit trop chic. Elle n’a pas emporté de tenue habillée.

La façon dont se déroulaient les choses lui plaisait étrangement.

—Ça marche. Je suis en route pour la maison, alors à tout de suite.

—Tu rentres déjà à la maison ?

Evie paraissait sidérée.

—Ben oui. Ça pose un problème ?

—Non. Mais tu ne quittes jamais le bureau si tôt !

Elle parlait de lui comme d’un bourreau de travail. Il l’était peut-être à ses yeux, tout compte fait.

La circulation était fluide et il arriva en un temps record. Le portier de l’immeuble parut surpris de le voir et demanda si tout allait bien. D’accord, il travaillait vraiment trop.

Le calme de l’appartement lui fit un drôle d’effet, alors que par le passé, il ne remarquait jamais le silence. Il alluma la télévision pour le meubler et, les pieds sur la table, une bière fraîche à la main, attendit le retour des filles devant un documentaire sur John Lennon.

Il n’eut pas à attendre longtemps. Evie franchit en trombe la porte d’entrée, sans cesser de parler à toute allure de quelque chose appelé « espadrilles » à Gwen, puis s’interrompit pour crier :

—Will ! On est rentrées ! Viens voir tout ce que j’ai !

Juste après, toutes deux pénétrèrent dans le salon, les bras encombrés de ce qui constituait sans doute une bonne partie du stock de Neiman Marcus. Ricky, le portier, suivait, lui aussi chargé comme une mule.

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Dans la mémoire de Will surgit l’image quasi similaire de la mère d’Evie revenant d’un marathon shopping au début de son mariage, les bras à peu près aussi pleins de sacs griffés. Rachel avait dû transmettre ce gène à sa fille.

—Il reste quelque chose dans le magasin ?

—Juste ce qui a besoin de retouches, répondit Evie, sans saisir l’ironie. Ça sera prêt la semaine prochaine.

Elle plongeait déjà la tête la première dans les sacs et en sortait vêtements et chaussures pour les lui faire admirer.

Avec un sourire las, Gwen déposa son fardeau par terre avant de débarrasser Ricky.

—Merci infiniment de nous avoir épargné un second voyage, lui dit-elle.

—Je vous en prie, mademoiselle, répliqua l’homme, rougissant. Miss Evie a dû bien s’amuser aujourd’hui.

—Je le pense aussi.

—Vous avez l’air épuisée, remarqua Will après avoir donné un pourboire royal au portier.

Gwen s’effondra sur le canapé et retira ses souliers.

—Evie est une bête de shopping. Pas moi. Plus jamais ça.

—De toute évidence, elle n’aura plus besoin de refaire des achats de toute sa vie.

—Attendez que la collection de printemps sorte et vous verrez, dit-elle en soupirant et en posant la nuque sur le dossier, les yeux clos.

Evie continuait de farfouiller dans ses achats, et les vêtements s’amoncelaient autour d’elle.

—Evie, ordonna Will, commence à porter tout ça dans ta chambre.

—D’accord. Gwen, vous... ? Non, laissez tomber. Restez ici et euh... détendez-vous.

Puis elle souleva un premier tas et disparut.

Gwen ouvrit un œil.

—D’où vient cette soudaine gentillesse ?

—Du remords, peut-être ? suggéra Will en s’asseyant à côté d’elle.

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—Croyez-moi, les acheteuses d’élite n’ont aucune compassion pour les personnes qui les suivent dans leur quête. Ma sœur assure qu’elle a l’œil pour le style, ajouta-t-elle avec un sourire. Elle fera sensation plus tard.

Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Gwen paraissait décontractée. Puisqu’elle fermait les yeux, il en profita pour l’observer, laissant vagabonder son regard sur l’arc délicat de ses sourcils bruns, la courbe de sa joue, la ligne de sa mâchoire. Ses cheveux s’étalaient en éventail derrière sa tête, dans un foisonnement de boucles lâches. Elle avait un beau profil, élégant et gracieux, et il le suivit mentalement le long de son visage, de sa gorge délicate, jusqu’au pendentif niché au creux de son décolleté.

Il n’avait pas à la lorgner ainsi, mais cette femme l’intriguait, l’enthousiasmait comme aucune avant elle. Incapable de se retenir, il toucha la mèche de cheveux la plus proche, en éprouva la sensation soyeuse sous les doigts avant de la replacer derrière son oreille.

—Ma sœur à moi assure que vous êtes la meilleure. Je suis d’accord avec elle.

Gwen ouvrit les yeux à ces mots prononcés d’une voix douce, et un frisson la parcourut en sentant les doigts de Will contre son oreille. Elle tourna la tête, étonnée de l’intensité qu’elle découvrit dans son regard.

Sensation de déjà-vu. Même canapé. Même désir au fond de son ventre, mêmes palpitations dans sa poitrine. Elle avait beau essayer de ne considérer la scène de la veille que comme un moment d’égarement, impossible de nier qu’elle ressentait la même incandescence la traverser encore lorsque les yeux de Will brillaient ainsi, et que la pièce se rétrécissait au point que l’air semblait manquer.

La main de Will glissa sur sa joue, et ses doigts enveloppèrent son menton. La peau brûlante, elle ne désira soudain rien d’autre que se lover au creux de sa paume.

« Mauvaise idée, souviens-toi. » Oh, ce serait si facile de tomber dans les bras de Will, et chaque cellule de son corps lui criait de le faire, mais elle ne pouvait pas.

Il n’en sortirait rien de bon.

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« Oh si ! » plaida son corps.

Le pouce de Will caressa la peau sensible sous son menton, lui arrachant un frisson. Elle suivit son regard sur sa poitrine, qui se soulevait et s’abaissait au rythme précipité de sa respiration, et constata avec horreur que ses pointes de seins se durcissaient.

Elle fit appel à toutes ses forces pour s’écarter.

—Will, je... euh, dois aller voir ce que fait Evie. Excusez-moi.

« Poule mouillée, va. »

L’expression troublée de Will ne lui échappa pas tandis qu’elle s’enfuyait dans le couloir. De la musique s’échappait de la porte close d’Evie, aussi ne prit-elle pas la peine de s’arrêter.

Une fois à l’abri dans sa propre chambre, elle se jeta sur son lit et s’efforça d’apaiser les battements affolés de son cœur. Fixant le plafond, elle se récita la liste des raisons pour lesquelles embrasser Will serait une mauvaise idée.

A force, elle parvint presque à y croire. Dès qu’elle aurait fini de former Evie et regagné sa maison, il fallait à tout prix qu’elle se remette à sortir, décida-t-elle.

Elle ignorait combien de temps elle resta allongée là, mais cela lui parut à peine quelques minutes lorsque Evie frappa à sa porte.

—Entre.

—Ça va ? s’enquit l’adolescente, les sourcils froncés en la voyant sur le lit.

—Oui, très bien. Je me reposais juste de ta virée shopping.

Soulagée, Evie sourit.

—Sarah m’a prévenue que vous ne faisiez pas le poids. Mais c’était génial, et je ne vous ai pas encore remerciée.

—C’était un plaisir, ma puce.

—Will m’envoie vous dire qu’il a réservé au restaurant et qu’on doit partir dans une demi-heure. Alors si vous voulez vous changer, par exemple...

Gwen hésita. Elle avait complètement oublié ce dîner. Vu ce qui venait de se passer, il valait peut-être mieux rester ici. Voire faire ses bagages et rentrer chez elle.

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—Vous venez toujours avec nous, hein ? s’alarma Evie, qui avait remarqué son hésitation. On va manger une pizza chez Milano. Je dois aussi choisir un film. Allez, Gwen, s’il vous plaît.

—Tu ne préfères pas y aller seule avec Will ? Une petite sortie en famille ? Tu m’as déjà sur le dos toute la semaine !

—Ce sera plus sympa avec vous.

Comment refuser devant sa mine si impatiente ?

—D’accord. Donne-moi deux minutes pour me rafraîchir et j’arrive.

—Chouette ! Will est parti se changer aussi. A tout’.

Gwen retomba en soupirant sur son lit. Elle se faisait une montagne de pas grand-chose. Sans doute ne représentait-elle guère plus qu’un petit point lumineux sur le radar de Will — un simple objet de flirt. Elle était capable de maîtriser ses hormones le temps d’un dîner et d’un film, sans compter que la présence d’Evie ferait tampon.

Et Gwen se releva puis entreprit de dénicher une jolie tenue dans son placard.

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Chapitre 6Chapitre 6

—Bon, alors comment je suis censée manger ça ? Avec un couteau et une fourchette ?

Evie fronçait les sourcils devant sa part de pizza.

—Facile. Tu la prends et tu mords dedans.

—Ah, enfin, gloussa Evie. Quelque chose que je peux manger avec les doigts.

Gwen prit son ton de Miss Bonnes Manières.

—Mais fais-le quand même avec du style, s’il te plaît.

Tandis qu’Evie attaquait sa pizza avec appétit, Will glissa une autre part sur une assiette et la tendit à Gwen. Elle le remercia d’un sourire, prenant garde à ne pas frôler ses doigts lorsqu’elle s’en empara.

Au temps pour la maîtrise de ses hormones ! Après l’avoir harcelée pendant qu’elle fuyait vers sa chambre tout à l’heure, elles se déchaînaient depuis son retour dans le salon, une fois changée. Evie avait beau l’avoir prévenue que Will enfilait lui aussi une tenue plus décontractée, rien ne l’avait préparée à ce qui l’attendait.

Elle parvenait sans trop de peine à se souvenir de la distance qu’elle devait garder avec Will en costume et cravate, mais trouva cela bien plus difficile quand il lui apparut, un simple T-shirt noir glissé dans un jean délavé moulant. Sa bouche s’était desséchée à cette vision. Il ressemblait à un héros de série télévisée, le genre de type qui passait son T-shirt par-dessus sa tête avant de se lancer dans un truc sexy et viril sur une musique hard-rock.

Il riait avec Evie, ses cheveux bruns tombant en cascade sur son

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front. Lorsqu’il se tourna vers elle avec ce sourire si particulier, elle se récita mentalement la liste des raisons pour lesquelles ce serait une mauvaise idée, jusqu’à ce que les palpitations cessent dans son ventre. Et elle persista à se répéter la liste chaque fois que Will la regardait, et que les palpitations recommençaient.

Globalement, ça marchait. Evie faisait un bon chaperon, parlant sans arrêt et n’abordant que des sujets neutres. Le temps d’arriver au restaurant, elle avait l’impression de contrôler les choses. Tant qu’elle évitait le contact visuel direct avec Will, et gardait une distance décente entre eux, son comportement restait à peu près normal.

Alors qu’elle entamait sa deuxième part de pizza, Gwen se rendit compte qu’elle prenait un plaisir fou à ce dîner.

Ils mangèrent beaucoup, parlèrent de tout et de rien, rirent aux larmes des imitations de Paulus par Will. Le cinéma se trouvait un pâté de maisons plus loin, et Evie suggéra qu’ils s’y rendent à pied, histoire de digérer un peu le monstrueux repas et faire de la place pour le pop-corn.

Tandis qu’elle les précédait afin d’acheter les billets, Will aligna son pas sur celui de Gwen. Ils marchèrent un moment dans l’air tranquille et tiède de cette soirée de fin d’été. Il faisait un temps divin. Le silence entre eux s’étira, passant d’amical à gêné.

Cherchant quelque chose à dire, Gwen lança :

—Merci pour ce dîner.

—Mais je vous en prie. Je suis content que vous soyez venue avec nous.

Il fourra les mains dans ses poches arrière et rentra les épaules, un geste qui ressemblait si peu à l’homme un peu arrogant qu’elle pensait connaître qu’elle s’y prit à deux fois pour le vérifier. Il ne la regardait pas, mais suivait Evie des yeux, et elle eut un bel aperçu de son profil vigoureux.

—Il me semble que je vous dois des excuses pour tout à l’heure, lâcha-t-il. Je suis désolé de vous avoir embarrassée.

Pourquoi fallait-il qu’il ramène le sujet sur le tapis ? Elle se débrouillait si bien jusque-là... Elle inspira à fond.

—Ne vous en faites pas. Oublions ça, d’accord ?

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Il se tourna pour lui faire face, le visage impénétrable, l’obligeant à s’arrêter.

—Pourquoi ?

Pourquoi ?

—Parce que ce sera plus simple pour tout le monde de prétendre que cela n’a pas eu lieu.

Will se rapprocha, et elle se retrouva avec les yeux à la hauteur du petit creux palpitant en bas de sa gorge.

—Non, je veux dire, pourquoi étiez-vous embarrassée ?

Oh, pour des centaines de raisons, dont aucune ne lui semblait appropriée ! Elle choisit une version de la vérité.

—Parce que je travaille pour vous, souvenez-vous.

—Et alors ?

Quoi, ça ne suffisait pas ? Bon, peut-être Will était-il effectivement du genre à chasser sur les terres de l’entreprise.

—Et alors ça risque aussi de rendre mon travail avec Evie plus difficile. Vous voulez que je lui accorde mon entière attention, non ? De plus, c’est un comportement incorrect.

Will ne bougeait pas et, dès qu’elle inspirait, son parfum l’emplissait.

—Je suppose qu’il est inutile de discuter cet argument, rétorqua-t-il d’un ton neutre.

Comme il reculait enfin, elle put respirer normalement.

—Venez, Evie nous attend.

Et il l’entraîna en posant la main dans le bas de son dos, ce qui lui donna l’impression d’avoir le ventre en fusion.

Bon, affaire classée. Cela avait été plus facile que prévu. Will semblait d’accord avec elle et, tant qu’elle gardait ses distances, tout irait bien. Elle canaliserait ce béguin ridicule. Il lui suffisait de tenir encore deux semaines.

Avec un peu de chance, il serait débordé de travail et le temps passerait vite.

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* * *

Will se demandait s’il devait se vexer que Gwen lui suggère « d’oublier » la façon dont elle avait réagi à son toucher et le désir qu’il avait lu dans ses yeux, ou s’amuser qu’elle se replie derrière ce mur de politesse et des âneries sur ce qui était « correct » ou pas.

Cela dit, il ne pouvait pas insister davantage en pleine rue, ni avec Evie à quelques mètres. Celle-ci brandit des billets pour un thriller dont il n’avait jamais entendu parler. Il laissa Gwen s’éloigner de lui et alla acheter des boissons et du pop-corn pendant qu’elles entraient en bavardant dans la salle.

Evie choisit une rangée au milieu et s’assit la première. Gwen passa devant elle pour s’installer de l’autre côté. Will se glissa dans le siège voisin de sa sœur et lui colla le seau de pop-corn sur les genoux. Durant les bandes-annonces, Evie se mit à gigoter sur son siège.

—Will, je vois rien. Tu changes avec moi ?

La personne devant elle ne paraissait pas assez grande pour lui barrer la vue, mais il haussa les épaules et inversa les places. Evie lui tendit le pop-corn et chuchota :

—Pense à en offrir à Gwen.

Quelques leçons de subtilité ne lui feraient pas de mal, songea-t-il. Son coude sur l’accoudoir frôla celui de Gwen, qui s’écarta en murmurant une excuse.

—Du pop-corn ?

—Non merci, répondit-elle.

Elle fixa l’écran et l’ignora tandis que le film commençait. Bon, il ne pouvait jurer qu’elle l’ignorait, vu qu’ils étaient là pour regarder un film, mais elle ne se tourna plus vers lui.

Il perdit très vite tout intérêt pour le thriller, ce qui n’était pas gênant, étant donné qu’il en éprouvait bien plus pour la femme assise aussi loin de lui que le permettait un siège de cinéma. Le magnétisme que dégageait Gwen échappait un peu à son entendement, mais, comme il l’avait déjà constaté, il était incapable d’y résister. Sa résolution de ne pas avoir de liaison avec la préceptrice de sa sœur — et encore moins une femme en dehors de

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son milieu habituel — s’érodait à la vitesse grand V. Tous deux étaient adultes, et l’attirance manifestement réciproque. Tant qu’ils restaient discrets, il ne voyait aucune raison de ne pas explorer cette attraction, peu importe à quel niveau cela se plaçait sur l’échelle de correction de Miss Bonnes Manières.

Gwen continua de lui infliger ce qu’il appelait le « traitement de politesse » sur le chemin du retour. Un étranger n’aurait jamais rien soupçonné d’anormal entre eux, et il ne pouvait pas l’accuser d’être autre chose qu’une invitée parfaite. Simplement, elle se cantonnait à un registre de stricte civilité qu’il savait parfaitement étudié.

A peine entrée dans l’appartement, Evie étira les bras et bâilla bruyamment.

—Je suis claquée et je vais me coucher. A demain. Bonne nuit, Will. Bonne nuit, Gwen.

Cette gamine était décidément une piètre actrice. Mais elle claqua la porte de sa chambre dans la minute, et il se retrouva seul avec Gwen pour la seconde fois de la journée.

—Je suis moi-même plutôt éreintée, déclara Gwen d’un ton un peu trop jovial. Je vais me coucher aussi. Merci p...

Il l’interrompit, sachant fort bien que couper la parole caracolait en tête de liste des bêtes noires de Gwen, mais il n’y avait pas moyen de l’éviter. Il ne comptait pas la laisser se réfugier tout de suite derrière une porte close.

—J’ai deux ou trois choses à mettre au point avec vous.

—Vraiment ? répliqua Gwen. De quoi s’agit...

Ses mots moururent tandis qu’il franchissait la distance entre eux, et elle recula de deux pas, mais se heurta au mur du vestibule. Un éclat traversa ses yeux comme il en profitait pour se rapprocher à deux centimètres d’elle.

Il tendit la main et s’empara de la mèche soyeuse qui retombait une fois de plus sur son épaule. L’enroulant autour de son doigt, il joua avec jusqu’à ce que Gwen se mette à respirer avec difficulté et demande :

—Quoi, Will ?

—Premièrement, le travail et le plaisir sont deux choses totalement séparées. Je ne suis pas du genre à les confondre, et je ne

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vais certainement pas me priver de l’un à cause de l’autre. Je vous ai engagée pour travailler avec Evie. Et ceci — il posa la main sur la ligne gracile de son cou, ravi d’y sentir battre son pouls affolé — n’a rien à voir avec cela.

Les yeux de Gwen s’élargirent alors qu’il glissait l’autre main sur sa gorge et remontait vers sa joue. Elle s’inclina vers lui, et il sentit son propre cœur s’accélérer.

—Deuxièmement, Miss Bonnes Manières, je me contrefiche totalement de ce qui est correct ou pas.

Seigneur ! Les pensées de Gwen se brouillèrent, et sa libido se réveilla avec enthousiasme. Le visage de Will s’avança à un cheveu du sien et, pour la première fois depuis longtemps, elle aussi se contrefichait de ce qui était correct.

Sa conscience tenta bien de protester, pour la forme, mais fut vite réprimée par le désir qui avait couvé toute la soirée et s’emballa au contact de ses doigts sur sa peau.

Elle leva la main vers le torse de Will, où son cœur martelait d’excitation. Sa paume remonta, apparemment de son propre chef, sur le coton noir du T-shirt, et rencontra la peau tiède à son encolure. La respiration de Will se précipita lorsqu’elle glissa les doigts sur ses épaules musclées et sa nuque, puis les enfouit dans ses cheveux.

Rien qu’un petit baiser, pas plus...

Il prit cette infime sollicitation pour une permission suffisante, et referma ses lèvres sur les siennes. Toute une existence de pratiques civiles ne l’avaient guère habituée à l’intensité sauvage de son baiser, ni au torrent de sensations qui déferla en elle. Fièvre. Convoitise. Désir.

Il glissa la langue dans sa bouche, l’enroula autour de la sienne, gourmande, appétissante, exigeante. Elle répondit en sentant comme un éclair jaillir dans sa colonne vertébrale, et son corps s’embrasa. Sa main se crispa sur les cheveux de Will, le pressant contre elle.

Dieu, qu’il embrassait bien ! songea-t-elle avant qu’il entreprenne de semer des baisers brûlants le long de sa joue, jusqu’au creux

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délicat sous son oreille. Le peu d’esprit rationnel qui lui restait s’évapora lorsqu’il mordilla doucement la chair sensible de son lobe, et elle s’abandonna totalement au frisson charnel qu’il lui procurait.

Et sa manière de la toucher... Les mains de Will massèrent en douceur les muscles tendus de sa nuque, de son dos, gagnant peu à peu le creux de sa taille, que ses doigts enveloppèrent avant de l’attirer complètement contre lui.

Cuisses dures. Poitrine puissante. Bras solides qui la serraient fort. Elle se hissa sur la pointe des pieds, mettant son bassin à la hauteur du renflement sur le devant de son jean. Il gémit, plaqua une main sur ses reins pour la maintenir en place. Un désir foudroyant la transperça, la fit vaciller sur des jambes en coton.

—Will, murmura-t-elle contre sa bouche.

Il interrompit leur baiser, le souffle court, et baissa vers elle des yeux aux paupières alourdies. Un quart de seconde plus tard, il l'éloignait de lui, laissant les mains sur ses hanches afin qu’elle garde l’équilibre.

—Je sais, souffla-t-il, le front posé sur le sien. Je me suis laissé un peu emporter, là.

Elle n’arrivait pas à penser de manière cohérente. De quoi parlait-il ? Pourquoi parlait-il ? Son cerveau brumeux refusait de fonctionner, et elle essayait de donner un sens à ses paroles. Will lui prit la main et la conduisit à sa chambre.

Parvenus devant la porte, il noua ses doigts aux siens, embrassa leurs jointures, puis effleura ses lèvres.

—Bonne nuit, Gwen. A demain.

Bonne nuit ? Non ! Son esprit s’éclaircit enfin, trop tard, tandis qu’elle regardait Will disparaître dans sa propre chambre, à l’autre bout du couloir.

Non, non et non ! Tout son corps hurlait de désir, lui hurlait de le rappeler, de tambouriner à sa porte et d’exiger qu’il poursuive ses caresses là où il en était resté. Sa peau électrisée frissonnait, et son cœur puisait à un rythme survolté. Elle fit un pas vers la porte de Will.

Dieu merci, son bon sens choisit ce moment pour revenir. Quelle mouche la piquait ? Était-elle devenue folle, pour se frotter

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lascivement à Will Harrison dans le vestibule, à quelques mètres à peine de sa petite sœur adolescente ? Et vouloir continuer ? Sans même parler du désastre que ce serait de coucher avec son patron. Un seul baiser avait suffi à lui faire perdre le peu de neurones en état qu’il lui restait.

Un seul baiser ravageur, extraordinaire, incroyable.

Elle recula vers sa chambre et referma la porte. Envoyant valser ses chaussures, elle se rua dans la salle de bains au sol de marbre frais. L’eau glacée dont elle s’aspergea le visage l’aida à revenir à la réalité, et le film de ce qui venait de se passer défila en couleur dans sa tête.

Elle ferma les yeux et gémit. Seigneur, elle l’avait pratiquement escaladé, comme un arbre...

Gwen s’obligea à rouvrir les yeux, chassant la grisante vision du corps de Will, et grimaça devant son reflet dans le miroir. Ses cheveux partaient dans tous les sens. La fièvre colorait ses joues. Sa bouche était gonflée, ses tempes moites.

Elle percevait des bruits d’eau dans la salle de bains jouxtant la sienne. Will prenait une douche. Exactement ce qu’il manquait à sa libido — la pensée de Will nu, sa peau chaude, mouillée, luisante de savon...

Il fallait que ça cesse. Elle s’efforça de visualiser un repas de gala comportant sept plats et, fixant fermement son esprit sur cette image, énuméra les couverts nécessaires à chaque service, dans l’espoir que ce soit assez anti-érotique pour bannir les baisers de Will de sa mémoire immédiate.

—Assiette à pain, couteau à beurre, fourchette à poisson..., détailla-t-elle tout en attaquant sa toilette.

Six plats plus tard, elle avait réussi à se brosser les cheveux et les dents et à enfiler son pyjama sans trop fantasmer. Elle éteignit les lumières et se glissa sous les couvertures. Mais dans le noir, l’argenterie ne parvint guère à la distraire, elle dut revenir à la liste des raisons pour lesquelles ce serait une mauvaise idée et se focalisa sur la première : suicide professionnel potentiel. De nouveau.

Avec David aussi, les choses avaient commencé de manière excitante. Bon, il n’était pas aussi fascinant que Will, mais à vingt-deux ans, elle était bien plus naïve et David semblait si parfait.

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Séduisant, brillant, charmant. En tant que meilleure étudiante de sa classe, elle avait décroché le plus convoité des stages possibles : travailler pour le plus prestigieux groupe d’intérêt à Washington. Lorsque David lui avait offert une chance de bûcher sur un projet en or, elle avait sauté sur l’occasion, même si cela signifiait passer de longues heures supplémentaires dans l’intimité de son bureau — rien que tous les deux.

Elle était tombée amoureuse, persuadée que David ressentait la même chose, du moins jusqu’à ce que son patron à lui les découvre dans une position compromettante dans le cagibi à fournitures, et qu’elle devienne en deux secondes chrono un stéréotype de la stagiaire prête à tout pour réussir. Elle avait alors mesuré l’étendue de « l’amour » que lui portait David. Il s’était débrouillé pour sauver sa carrière en la dépeignant comme une opportuniste pratiquant la promotion canapé pour obtenir un super job, et quand le projet tomba à l’eau quelques jours plus tard, il la laissa porter le chapeau, bien qu’il fût le seul responsable. Elle avait le cœur trop brisé pour se battre — pour peu qu’elle ait su comment s’y prendre — et, entre les ragots sur sa vie privée et les spéculations sur la façon dont elle avait réussi à couler un projet aussi important, ses pistes de futur emploi étaient devenues caduques.

Son chagrin d’amour avait vite guéri par la vertu de la colère qu’elle éprouvait à l’idée d’avoir été ainsi utilisée, mais il lui avait fallu plus de temps pour surmonter sa honte, et après cinq ans à Dallas à se bâtir une réputation sans tâche, elle voyait cette sordide affaire sous un jour différent. Désormais, elle restait prudente.

Alors pourquoi était-elle tombée dans les bras de Will, le suppliant presque de l’emmener dans son lit ?

Elle devait faire attention. A supposer que son cœur soit capable de supporter un nouveau coup, sa carrière ne le pouvait pas.

Le sommeil risquait de tarder à venir.

Dans les films et les livres, les douches froides marchaient toujours miraculeusement. Mais les personnages des films et des livres ne devaient pas avoir embrassé Gwen, car même une interminable douche glacée n’avait chassé ni l’empreinte de son

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corps, ni l’odeur entêtante de sa peau.

Will termina de se sécher, et essaya de penser à autre chose que la sensation de la langue de Gwen glissant sur la sienne comme une promesse.

Il se rendit subitement compte qu’il lui avait pour ainsi dire sauté dessus dans le vestibule, et qu’il ne devrait s’en prendre qu’à lui-même si Gwen emballait ses kits de bonnes manières et déménageait dès la première heure dès le lendemain. Il n’avait pas eu l’intention d’aller si loin dans ce baiser. En fait, il n’avait pas prévu d’être submergé par un tel désir en la goûtant.

N’empêche que si elle ne l’avait pas ramené à la raison, il serait encore en train de la tripoter avec bonheur dans l’entrée. A moins qu’ils aient fini par atteindre la chambre...

Gwen ressentait leur attirance mutuelle. Il en était certain. Elle avait participé avec enthousiasme à ce baiser, même si elle se le reprochait sans doute à présent pour son inconvenance.

A condition que Gwen ne fiche pas le camp à l’aube, il se chargeait de la faire changer d’avis sur ce qui était convenable ou pas. Ce n’était pas souvent que le destin lui livrait une femme attirante et intéressante devant sa porte, comme un cadeau d’anniversaire, et il n’allait pas laisser passer une telle chance.

Il songea vaguement qu’il ferait mieux de profiter du calme de la soirée pour travailler un peu, mais, pour une fois, HarCorp et les affaires ne retenaient pas une once de son attention. Il gloussa. Il fallait bien une première fois à tout.

Il préférait réfléchir à une stratégie concernant Gwen. Et très vite, eut besoin d’une nouvelle douche froide.

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Chapitre 7Chapitre 7

Comment pourrait-elle reprendre sa vie normale dans deux semaines ? Gwen, assise au bord de la piscine sur le toit de l’immeuble de Will — piscine privée réservée aux résidents des trois étages supérieurs —, tentait de se détendre en lisant.

Une cabine de toile rayée la protégeait du soleil, et elle était adossée aux coussins assortis, avec une boisson fraîche à portée de main.

Allongée sur le ventre, Evie se faisait bronzer juste à côté, bougeant les pieds au rythme de la musique de son iPod, tout en révisant sa grammaire française. Près d’elle, un cahier de géométrie marquait le sommet d’une pile de livres scolaires. Les extravagances de la veille, shopping, dîner et cinéma, avaient dû la retarder dans son travail. Un manuel d’étiquette dépassait également de la pile.

De petits nuages blancs parsemaient à peine un ciel d’azur, et la brise faisait voleter les pages du livre que Gwen tenait sur ses genoux. Tous les critères d’une journée parfaite étaient réunis. Elle se serait détendue, plongée dans sa lecture, sans les clapotements incessants provenant de la piscine.

Ce n’était pas le bruit qui la gênait. Mais la cause des clapotements. Si elle levait les yeux du livre qu’elle ne lisait pas vraiment, elle verrait le bassin et le corps puissant qui y enchaînait les longueurs. Will fendait l’eau comme un pro, d’une nage vigoureuse et assurée. La vision de l’eau glissant sur son corps lui rappela ses pensées de Will sous la douche, la veille, et la ramena à leur baiser dans le vestibule.

Encore qu’elle n’ait pas besoin de piqûre de rappel. La sensation

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des mains de Will était encore gravée sur sa peau, et le goût de sa bouche sur ses lèvres. Le peu de sommeil qu’elle avait trouvé au cours de la nuit avait juste permis à son esprit de porter dans ses rêves ce baiser à des extrêmes érotiques.

Après une nuit si peu reposante, elle s’était traînée chez Sarah pour boire un café et câliner sa chatte. Leticia s’était lovée en ronronnant sur ses genoux, refusant de bouger, la clouant sur son siège et sous le feu inquisiteur de sa sœur. Elle ne saurait jamais comment celle-ci avait deviné que ce sublime baiser avait eu lieu. Mais Sarah ne l’avait pas lâchée avant d’en connaître et disséquer tous les détails.

Gwen était toutefois incapable de fournir la moindre réponse concrète à ses questions — pourquoi elle avait embrassé Will, ce qu’elle comptait faire ensuite — et avait fini par échapper à Sarah, qui ne l’aidait vraiment pas, il fallait bien le dire, pour regagner l’antre du loup.

Elle n’avait pas pensé à demander comment Evie et Will passaient leurs week-ends et, en rentrant à l’appartement, elle les avait trouvés en route pour la piscine. Tout en sachant que c’était une erreur, elle s’était laissé convaincre de les accompagner. Elle regretta sa décision dès que Will se dévêtit et se présenta en maillot de bain noir. Dieu merci, ses lunettes de soleil cachaient la façon peu élégante dont ses yeux s’étaient écarquillés à la vue de cette peau musclée et de ces muscles durs. Elle s’était aussitôt réfugiée sous la cabine de toile, soulagée que Will plonge droit dans l’eau au lieu de prendre la chilienne voisine.

A présent, Evie était absorbée dans ses devoirs, et elle-même luttait pour ne pas constamment regarder Will.

« Il est mal élevé d’observer quelqu’un de cette façon. » Mais presque impossible à éviter, songea-t-elle. Elle avait depuis longtemps perdu le compte de ses longueurs, mais il ne montrait aucun signe de fatigue. Ce qui expliquait la peau bronzée. Et la largeur des épaules. Et celle du torse... Gwen saisit sa bouteille d’eau, la fit rouler sur son front brûlant avant d’en avaler une gorgée, dans l’espoir d’apaiser la fièvre qui la taraudait. Elle soupira, s’efforça de se concentrer sur sa lecture, contente que ni Evie ni Will ne lui accorde la moindre attention.

De l’eau éclaboussa ses pieds et elle releva les yeux pour voir Will,

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superbe et trempé, debout du côté peu profond du bassin, prêt à envoyer une nouvelle giclée à sa sœur.

—Hé ! protesta Evie. Tu mouilles mes bouquins !

—Vous ne venez pas, toutes les deux ?

Des gouttes d’eau dégoulinaient de ses cheveux sombres, dessinant de petites rigoles sur son torse puissant et son ventre plat. Gwen se sentit défaillir.

Evie referma son cahier et piqua une tête dans la piscine. Aussi gracieuse, voire plus, que son frère, elle la traversa en quelques brasses et refit surface non loin de lui.

Mettant sa main en coupe, elle lui expédia une brassée d’eau en plein visage. Il se secoua comme un chien fou, et entreprit de lui rendre la pareille. Durant quelques minutes, tous deux s’aspergèrent comme des enfants, au milieu de grands éclats de rire. Pour Gwen, ce fut un moment de distraction bienvenu, qui l’arracha à sa rêvasserie amoureuse sur Will. Evie finit par crier grâce, et regagna rapidement le côté de la piscine où se trouvait Gwen.

Will recula le bras, prêt à continuer.

—Vaudrait mieux pas, Will. Gwen sera toute mouillée.

Celle-ci s’esclaffa.

—Ah non, ma puce. Ne viens pas chercher ma protection. Débrouille-toi.

Et elle enveloppa ostensiblement son livre d’une serviette afin de lui épargner tout dommage intempestif.

—Traîtresse, rétorqua Evie avant de disparaître sous une vague qui éclaboussa Gwen.

La fraîcheur de l’eau lui coupa le souffle. Entre ses cils trempés, elle aperçut Will, un sourire narquois sur les lèvres.

Quelque chose s’allégea dans sa poitrine, et elle saisit la sensation à bras-le-corps.

—Vous êtes cuit, Will Harrison. Allez, Evie !

Ce fut le seul avertissement qu’elle lui accorda avant de sauter à son tour dans la piscine et de se joindre à Evie pour le mitrailler. Elle ne valait pas le frère et la sœur à ce petit jeu, mais à deux contre un, les filles réussirent à prendre le dessus quelques minutes. Puis

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Evie décida de changer de camp, et Gwen se retrouva seule contre les Harrison, acculée au mur de la piscine, sous un tir d’eau permanent.

Il fallait qu’elle regagne le centre du bassin. Elle calcula le moment opportun, et se propulsa sur la gauche, avec l’intention de se donner de l’élan d’un coup de pied contre la paroi puis de se glisser entre eux.

Raté. Will choisit le même moment pour se déplacer, et son élan la jeta littéralement vers lui. Ses bras vigoureux se refermèrent par-derrière autour d’elle et l'attirèrent à la surface, plaquée contre lui.

Contre son torse puissant, mouillé, nu, affolant.

Le cri de Gwen mourut dans sa gorge, tandis que la peau de son dos la brûlait à ce contact. Le baiser de la veille, suivi de son cortège de fantasmes, surgit dans sa mémoire.

—Tu l’as eue, Will !

—Eh oui, renchérit-il avant de baisser la voix et lui murmurer : que dois-je faire de vous, maintenant ?

Ces paroles la firent frissonner autant que son souffle dans son oreille. Will riposta à sa réaction en resserrant son étreinte. Tétanisée par la sensation de son corps contre le sien, elle laissa s’étirer les secondes. Mais la sensation du membre durci niché au creux de ses reins ramena violemment son attention à la question.

— Je demande une trêve, balbutia-t-elle.

Amusé, Will lui chuchota : « Poule mouillée » mais la relâcha. Elle se laissa glisser au fond de l’eau, avide d’apaiser sa peau en feu. Après lui avoir jeté un clin d’œil entendu, qui ne fit qu’embrouiller davantage ses pensées, Will rejoignit sa sœur en quelques brasses.

Gwen grimpa l’échelle sur des jambes tremblantes et se retira sous la cabine de toile. Chaussant fermement ses lunettes de soleil, elle enfouit son nez dans son livre et essaya de calmer sa respiration.

Evie ayant sorti un Frisbee, les deux Harrison se lancèrent dans une partie endiablée, ce qui lui donna à point nommé l’occasion de rassembler ses esprits et réfléchir.

Ce matin, Sarah s’était montrée brutale dans son analyse de la situation : « Il me semble que l’attirance est réciproque. »

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Bon, peut-être était-ce vrai. Impossible de nier ou ignorer qu’elle ne laissait pas Will indifférent, et il allait sans dire que lui l’attirait au plus au point.

Sarah avait écouté sa liste des raisons, mais opposé à chaque scénario catastrophe des éventualités archi-romantiques. N’empêche que rien ne pouvait contrer la raison majeure, qui prenait rapidement la tête de la liste.

Cette raison était le risque qu’elle s’attache trop à Will. Car il lui plaisait. Lui plaisait vraiment. Malgré l’agaçant BlackBerry, les insupportables accès d’arrogance et tout le reste, elle avait découvert un homme à qui elle aimait parler. Qui savait la surprendre, la faire rire pour des choses étonnantes. Tout ce qu’elle croyait savoir de lui s’était révélé faux. A la place, elle avait trouvé un beau gars charmant et drôle, brillant, intelligent, préoccupé de sa petite sœur.

Grâce aux journaux et à ses élèves débutantes, elle connaissait une bonne partie de sa vie amoureuse. Sans être un réel play-boy, il enchaînait les liaisons avec des filles en vue. Ceci, ajouté à ses tendances de bourreau de travail et soutenu par des commentaires désinvoltes lâchés par Evie, rendait dangereux le fait de bien aimer Will. Peut-être lui-même ne cherchait-il rien de durable, mais ce qu’il avait à offrir lui plairait-il ? Il s’agirait d’une fabuleuse balade — le temps que ça durerait. Mais son cœur et son ego y résisteraient-ils ?

Néanmoins, Evie restait un problème crucial. Gwen ne voulait pas que l’adolescente fût blessée. Will s’était-il seulement demandé à quel point sa technique de séducteur professionnel pourrait affecter une gamine de quinze ans ?

Et elle-même, supporterait-elle d’être le prochain numéro de cette série ? Elle se remémora la sensation de la peau de Will contre la sienne, le goût de ses lèvres sur sa bouche. La chair de poule qui hérissa ses bras répondit à la question : son corps était plus que disposé à tenter le coup.

—Gwen ?

Gwen sortit de sa rêverie. Campés devant elle, Evie et Will l’observaient, la même expression perplexe sur le visage. Evie avait un sarong enroulée sur ses hanches minces et Will, une serviette sur

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les épaules. Ses yeux suivirent malgré elle la fine bande de duvet qui disparaissait sous l’élastique de son maillot, et sa bouche s’assécha.

Oh, oui, son corps ne demandait même que ça...

—Le livre est nul ? lança Evie.

—Pardon ?

Elle détourna le regard des abdos de Will et tenta de se concentrer. Tous deux étaient à peine mouillés, ce qui signifiait qu’ils étaient sortis depuis un moment de l’eau.

—Vous ne lisiez pas. Vous fixiez le livre seulement.

—Vous avez l’air plutôt dans les nuages, ajouta Will.

—Ah, euh..., bredouilla-t-elle. Je somnolais, en fait. J’ai mal dormi cette nuit.

Les sourcils de Will se dressèrent, et elle comprit ce qu’il déduisait de sa remarque. Zut.

Evie, cependant, la prit pour argent comptant.

—Vous avez faim, alors ? On va commander un truc.

—D’accord. J’arrive.

Tandis qu’Evie se dirigeait vers l’ascenseur, Gwen rassembla ses affaires, consciente du regard de Will.

—Vous sembliez réfléchir dur, commenta-t-il. Vous êtes arrivée à des conclusions satisfaisantes ?

Seigneur, comment l’avait-il devinée ? Elle était donc si transparente ? Mais il ne parlait peut-être pas de « ça ». Après tout, elle aurait très bien pu méditer sur divers problèmes dans sa vie. Elle décida de le laisser dans l’expectative.

Au cas où il ait bien eu « ça » en tête.

—Peut-être bien.

Depuis le jour où il avait ramené Evie à la maison, jamais il n’avait souhaité qu’elle reparte. Pas une seule fois. S’il avait brièvement envisagé de la mettre en pension, c’était parce qu’il ne se sentait pas la personne indiquée pour élever une adolescente, et non à cause d’elle. A certains moments, il l’aurait volontiers étranglée, mais

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force était d’admettre qu’il adorait cette gamine.

Aussi assuma-t-il sans complexes le sentiment de culpabilité qui le titilla lorsqu’il souhaita qu’Evie fût ailleurs ce soir. Non pas au diable, mais pas dans la même pièce que lui et Gwen. Dans sa chambre, par exemple. Mais à 21 heures un samedi soir, il n’avait aucune raison de l’y expédier.

Quand bien même il en trouverait une, il hésitait. Evie passait un si bon moment. Lui aussi. Gwen avait également fini par se détendre et semblait s’amuser. Sandwichs et films sur DVD, suivis de plats chinois et à présent une partie de Monopoly sans fin en vue. Il n’avait pas touché son BlackBerry de la journée, et la réunion avec les Japonais lui paraissait fort lointaine. Il s’agissait sans conteste de son meilleur samedi depuis des lustres, et qui, dès qu’Evie irait se coucher, deviendrait encore meilleur. Il n’en doutait pas.

Gwen avait beau essayer de se retrancher derrière sa façade polie de Miss Bonnes Manières, il savait que ladite façade commençait à s’effriter. Leur baiser de la veille, la façon dont elle l’avait caressé des yeux toute la journée... La prochaine étape était inévitable. Il le savait, et était certain qu’elle le savait également.

Bien qu’ayant hâte de le vérifier, il prenait son mal en patience, content de se détendre, adossé au canapé avec une bonne bière, pendant qu’Evie les battait à plates coutures.

Gwen était elle aussi assise par terre, de l’autre côté du plateau de jeu, ses pieds nus aux orteils peints glissés sous elle. Après sa douche, elle avait enfilé un jean et un T-shirt blanc, et laissé ses cheveux libres. Sans maquillage, elle avait l’air encore plus jeune, et il s’interrogea sur son âge. Il se rendit alors compte qu’il ne savait pas grand-chose d’elle.

Evie, bien entendu, devait maintenant tout connaître de la vie de Gwen ; dommage qu’il ne puisse pas le lui demander. Il se rabattit sur quelque chose de plus inoffensif.

—Gwen, comment êtes-vous devenue Miss Bonnes Manières ?

Elle leva la tête, visiblement surprise par la question.

—Eh bien, c’est une longue histoire.

Il décocha un coup d’œil à Evie, qui comptait ses piles de billets avec jubilation.

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—Je pense que vous pouvez la raconter, le temps que Mademoiselle Picsou tripote son magot mal acquis.

Evie lui tira la langue.

—Mauvais perdant, va. Je vais me chercher un truc à boire. Quelqu’un veut quelque chose ?

Gwen refusa d’un signe et s’appuya contre un fauteuil.

—Je suis venue m’installer à Dallas il y a cinq ans, quand ma sœur Sarah a décroché son poste chez Neiman Marcus. J’avais terminé ma formation en protocole à Washington, effectué un stage, et je devais me fixer quelque part. Je ne viens d’aucune ville en particulier, étant donné nos nombreux déménagements, et puisque nos parents parlaient d’aller vivre au Texas, cela m’a paru un bon choix.

—Et comment avez-vous fini sur un site Web ?

Elle eut un petit rire.

—Par accident, en fait. Je n’avais pas prévu de faire quelque chose avec des ados. Mais en arrivant à Dallas, il me fallait un travail. J’ai commencé en donnant un coup de main à une amie qui entraînait des débutantes, et ça a plutôt bien marché. Je me suis fait un nom sans vraiment le chercher. Il y a quelques années, mes élèves m’avaient surnommée Miss Bonnes Manières, et quand l’une d’elles a lancé le site TeenSpace, elle m’a appelée et proposé de tenir une rubrique. Voilà.

—On dirait que vous êtes tombée sur le bon job.

—Peut-être, admit-elle. Mais je ne peux pas être Miss Bonnes Manières toute ma vie.

—D’après Sarah, intervint Evie qui revenait, Gwen veut laisser tomber les débutantes et retourner travailler avec des adultes.

—Des adultes ? répéta Will, étonné.

—Sarah devrait tenir sa langue, marmonna Gwen.

—Sarah dit que Gwen fera des choses mieux et plus importantes un jour, mais que pour le moment elle a besoin des débutantes pour payer son loyer, continua Evie.

Cela lui rappela qu’il avait toujours son chèque...

—Merci, Evie. Ça suffira, trancha Gwen d’un ton sec.

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Il rit sous cape. Voir Gwen se draper dans sa politesse le ravissait chaque fois.

—Gwen parle japonais, tu sais, reprit Evie.

—Evie ! protesta Gwen, soudain mal à l’aise.

Pourquoi donc ? se demanda Will.

—Ben quoi, c’est vrai, pourtant, grommela Evie. Je ne savais pas que c’était un secret.

—Tu as raison, ça n’en est pas un — Gwen se tourna vers lui : Je ne le parle pas tout à fait couramment, mais je me débrouille. Je parle aussi l’allemand et le français. A ce propos, Evie, tu as fini d’apprendre tes listes d’exceptions ?

Un autre aurait pu ne pas remarquer la manière dont Gwen écarta le sujet d’elle-même, mais cela n’échappa pas à Will. Et bien que plus curieux que jamais d’en savoir plus sur elle, il respecta son désir de vie privée, du moins pour l’instant. A moins qu’elle n’ait voulu donner à Evie une forme de leçon sur les limites d’une conversation polie...

En tout cas, un peu d’aide pour ses propres cours de japonais ne serait pas du luxe. Peut-être Gwen serait-elle disposée à lui enseigner quelques phrases. L’idée de leçons particulières en sa compagnie le ramena aussitôt à son désir initial qu’Evie aille se coucher.

Comme si elle lisait dans ses pensées, celle-ci bâilla et déclara :

—Si vous admettez avoir perdu la partie, je vais aller réviser mon français avant de dormir. Je suis morte.

Gwen consulta la pendule d’un air surpris. Il était encore tôt, mais Will ne comptait pas contrarier le projet de sa sœur.

Evie partie, Gwen se mit à ranger le plateau de jeu, tout en se mordillant la lèvre. Il se demanda à quoi elle pensait.

Ensuite, elle reprit son verre et se rassit par terre, le dos contre un fauteuil, les jambes étendues. Le silence tomba entre eux en l’absence d’Evie, l’air devint électrique.

Quelques pas seulement les séparaient, qu’il franchit en observant les yeux de Gwen s’élargir, puis s’assombrir d’une indéniable lueur intéressée.

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Will glissa une main sur son bras satiné, et noua ses doigts aux siens. Elle ne résista pas lorsqu’il l’attira doucement vers lui et, en la voyant darder une langue rose pour humecter ses lèvres, son sang s’embrasa.

Gwen s’éclaircit la gorge.

—Cette journée a été formidable, dit-elle.

Il inclina la tête pour effleurer la peau tiède de son cou, et la sentit frémir en réponse.

—Elle n’est pas encore terminée, tu sais.

Elle savait que cela allait se produire. Elle n’était pas certaine que ce fût la meilleure ligne de conduite, mais la tension qui l’habitait avait atteint son comble. Will ne l’avait pas touchée depuis ce moment dans la piscine, mais ses longs regards caressants l’avaient mise à cran tout l’après-midi.

Deux choix s’offraient à elle : prendre ses jambes à son cou ou saisir la balle au bond. Si battre en retraite était la solution la plus sûre et la plus raisonnable, et préserverait son cœur ainsi que sa carrière, elle risquait de passer à côté de l’homme le plus sensationnel qui ait jamais croisé sa route. Des années d’attitude prudente, de sage évaluation des bénéfices et des risques, ne lui avaient rien rapporté en dehors d’un job qui ne la satisfaisait pas et une existence qui semblait soudain creuse et fade.

La sensation des lèvres de Will sur son cou était tout sauf fade, elle, et Gwen jeta la tête en arrière pour lui faciliter l’accès. La fièvre la gagna tandis qu’il faisait courir sa bouche le long de sa joue et emprisonnait ses lèvres.

Oh oui, le risque en valait la peine !

Elle se plaqua avidement contre lui, ravie de sentir son corps et son baiser enflammer ses sens. Puis elle mit les bras autour de sa nuque et s’abandonna à la montée du désir.

Écartant sa bouche pour reprendre son souffle, elle la posa sur son cou, au même endroit que lui un instant plus tôt, et savoura sa peau, remerciée par un soupir de plaisir.

Les mains sur ses hanches, il la pressa vers lui, et elle se

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rapprocha encore en passant une cuisse par-dessus sa jambe. Will répondit en l’entraînant dans un nouveau baiser vertigineux, et la souleva pour la poser sur ses genoux.

« Ouiii », songea-t-elle tandis qu’il glissait les mains sous ses fesses. Sa nouvelle position lui permettait de mieux sentir le siège brûlant de son désir, mais aussi de caresser à loisir les contours vigoureux de son torse, de ses épaules larges, puis d’enfouir les doigts dans ses cheveux afin de maintenir sa bouche contre la sienne.

Will grogna pendant que leurs langues se mêlaient, et sa main se referma sur un de ses seins. Elle se cambra avec un hoquet tandis qu’il frottait le mamelon sous le coton.

Chaque cellule de son corps réclamait qu’il la touche, et elle avait l’impression que de la lave en fusion coulait dans ses veines. Elle tremblait des pieds à la tête, folle de désir. Elle voulait sentir sa peau, ses mains partout sur elle, ses doigts l’explorer, et se délecter de leur magie avant qu’il apaise l’envie croissante et presque douloureuse qui la consumait.

Mais pas ici. Une pensée saine se fraya un passage dans son esprit embrumé.

Comme sur la même longueur d’onde, Will murmura :

—Pas ici. Evie pourrait...

Elle acquiesça mais il ne la lâcha pas pour autant.

—Accroche-toi, ordonna-t-il.

Et il la prit dans ses bras, se mit debout et l’emporta d’un pas vif dans sa chambre, tout au bout du couloir.

Il ralentit à peine pour y entrer, referma la porte d’un coup d’épaule, traversa ce qui parut à Gwen une immense étendue de moquette, et la déposa au pied du lit le plus luxueux et le plus gigantesque qu’elle ait jamais vu.

« C’est ta dernière chance de reculer », lui rappela sa conscience. Elle la refoula très vite. Peu importe ce qui arriverait demain — ou après-demain. Elle voulait juste profiter de Will le temps qu’elle l’avait, et devrait se faire confiance pour arranger le reste.

Ce fut sa dernière pensée lucide, tandis que Will saisissait l’ourlet de son T-shirt et le faisait passer par-dessus sa tête. Il dégrafa son

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soutien-gorge, le jeta au sol. Fit suivre jean et culotte, et elle se retrouva nue dans la lumière douce.

Elle respira par à-coups pendant qu’il la dévorait du regard, et tendait les mains vers ses seins.

—Magnifique. Tu es magnifique, dit-il, la voix rauque.

Enhardie, Gwen l’aida à se débarrasser à son tour de ses vêtements, qui rejoignirent les siens par terre. Puis répéta son geste, caressant la toison soyeuse de son torse.

Will gémit sous ses doigts, qui trouvèrent ses mamelons plats. Lorsqu’elle se pencha pour poser sa langue dessus, il la saisit par les épaules en frémissant.

Puis elle fut allongée sur le lit frais, recouverte du corps brûlant et dur de Will. Voilà. C’était le paradis sur terre, et elle se réjouissait d’avoir concédé à l’explorer.

Elle suivit du bout des doigts ses muscles longs et fermes, s’imprégnant de leur jeu sous la peau plaquée à la sienne. Des ombres masquèrent le visage de Will pendant qu’il parcourait lentement son corps avec sa langue, allumant des incendies érotiques sur sa chair sensible. Les yeux clos, elle laissa les sensations l’envahir. Puis il écarta doucement ses cuisses, et ses lèvres se rapprochèrent du siège secret de sa féminité. Prise de vertige, elle agrippa les draps.

Un baiser aussi léger qu’une plume fut le seul signal avant qu’il referme la bouche sur elle, et que le sang s’embrase dans ses veines.

Elle tremblait de désir lorsqu’il la pénétra enfin d’une seule poussée. Un gémissement de plaisir lui échappa tandis qu’il allait et venait, la maintenant d’une main sur la hanche.

Will cueillit son cri de jouissance sur ses lèvres, et le lui rendit quelques secondes plus tard, lorsqu’il atteignit l’orgasme à son tour. Il s’effondra sur elle, et elle sentit son cœur marteler contre sa poitrine. Le cœur battant aussi, le souffle court, elle savoura le poids de son corps.

—Tu arrives à respirer ? demanda-t-il enfin.

Incapable de parler, elle hocha la tête.

—Tant mieux, reprit-il. Car je risque de ne jamais vouloir changer de place.

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Une chaleur exquise l’emplit, mais elle se rappela bien vite de ne pas prêter trop d’attention à ses paroles. Elle referma donc les yeux et profita de cet instant béni.

Plus tard, Will roula sur le dos et l’attira contre lui.

—Gwen ?

—Hmm ?

—Tu ne t’endors pas, hein ?

Elle réussit à soulever une paupière. Le sourire de Will, ses yeux mi-clos chassèrent sa langueur bienheureuse.

—Non, pas encore.

Le sourire s’élargit avant qu’il s’empare de sa bouche et l’installe à califourchon sur lui.

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Chapitre 8Chapitre 8

Gwen étala de la crème sur le coup de soleil qui colorait son nez et ses joues. Ça ne faisait pas encore vraiment mal, mais elle ne perdait rien pour attendre. Et elle savait qu’il était vain d’espérer que cela se mue en bronzage. Sa peau de blonde se contentait de brûler puis de peler. Le hâle était réservé aux gens mieux lotis qu’elle sur le plan génétique.

Dans la pièce voisine, la sonnerie d’appel de sa sœur retentit pour la troisième fois en une heure. Gwen l’ignora, examinant dans le miroir de la salle de bains le rouge qui flamboyait sur ses bras. Sarah allait devoir patienter. Elle devinerait qu’il s’était passé quelque chose au son de sa voix, et Gwen n’avait pour l’instant aucune envie de décortiquer les dernières vingt-quatre heures avec elle.

Bien entendu, cela supposait qu’elle sût quoi en penser. Ce qui n’était pas le cas. Loin de là.

Ce matin, elle avait dormi tard, n’ouvrant les yeux que lorsque Evie, de retour de la piscine, avait tambouriné à sa porte en lui demandant si elle était vivante.

Gwen se souvenait vaguement de Will la raccompagnant à l’aube dans sa chambre. Épuisée et toute ramollie par cette nuit d’amour, elle s’était glissée sous les draps et endormie comme une masse. Une masse capable de rêves érotiques.

Tandis qu’elle s’extirpait du lit et se traînait sous la douche, la perspective d’affronter Will en plein jour l’avait minée. Comment réagir ? Que lui dire ? Et si Evie devinait comment ils avaient passé la nuit ?

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Mais elle s’était inquiétée pour rien. Will se montra amical mais pas trop dragueur, et Evie, comme d’habitude, fit très bien tampon. Son bavardage empêchait tout silence gênant, et Gwen s’étonna de se sentir de plus en plus à l’aise avec les deux Harrison.

Aussi, lorsque Will lui tendit une tasse de café en demandant si elle aimait les Rangers, elle répondit sans réfléchir et en toute honnêteté :

—Je ne connais pas grand-chose au base-ball.

Will et Evie la dévisagèrent d’un air outré. Will, fan absolu, avait converti sa sœur. Evie allait assister à son premier match, et Gwen se retrouva embarquée dans l’aventure et soumise à une tentative d’endoctrinement à leur sport favori.

Elle avait donc passé l’après-midi devant les Rangers, et ce, non dans la loge HarCorp comme elle le pensait. Pas question. Car pour son premier match de base-ball américain, Evie avait droit aux vraies tribunes, sous un soleil de plomb, afin de goûter l’expérience intégrale — hot dog, pop-corn et immense mascotte en mousse à agiter.

Exception faite des coups de soleil, Gwen s’était autant amusée qu’Evie — bien que pour des raisons différentes...

Le téléphone sonna de nouveau, et elle se demanda si elle pourrait encore prétendre longtemps ne pas l’entendre.

—Pardon, Sarah, marmonna-t-elle en éteignant l’appareil.

Elle l’appellerait demain, lorsque sa sœur serait au bureau et aurait moins de temps pour analyser sa vie.

Assoiffée, Gwen alla chercher à boire dans la cuisine. Puis elle passa la tête dans le salon. Will et Evie occupaient chacun un coin opposé du canapé, tous deux en train de pianoter comme des fous sur leurs ordinateurs portables.

Sans doute ferait-elle bien d’en faire autant, et tâcher de travailler un peu. Mais l’image de la grande baignoire de sa salle de bains s’imposa dans son esprit. Pile ce qu’il lui fallait.

Après avoir enclenché son lecteur de CD, Gwen se glissa avec un soupir voluptueux dans la mousse tiède. Elle resta là, bercée par la musique, essayant de comprendre le tour délirant que sa vie venait de prendre.

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« N’analyse pas trop. Ne réfléchis pas trop non plus. Prends les choses au jour le jour. » Elle avait fait son choix et, si elle ne regrettait rien — bien au contraire —, elle ignorait ce qui arriverait ensuite, si tant est qu’il arrive quoi que ce soit.

Elle laissa ses pensées dériver jusqu’à ce que l’eau devienne trop froide. Elle s’enduisait les jambes de lait lorsqu’elle entendit toquer à sa porte.

Enfilant un peignoir informe, elle consulta sa montre.

22 h 30. Seigneur, combien de temps était-elle restée dans ce bain ?

Elle ouvrit, s’attendant à voir Evie. Mais c’était Will. Il souriait, et son cœur s’accéléra. Un coup d’œil dans le couloir lui confirma que la porte d’Evie était fermée.

—J’ai besoin de te parler d’Evie, annonça Will.

Ah ! Donc il était venu pour le travail, pas le plaisir. Elle refoula sa déception, ajusta sa ceinture et demanda :

—Quelque chose ne va pas ?

—Si, tout va bien. Je voulais juste t’apprendre qu’Evie est allée se coucher il y a trois quarts d’heure. Elle a une leçon de tennis tôt demain matin.

Tout en parlant, Will jouait avec le col de son peignoir. Elle regretta de ne pas en avoir apporté un moins moche. Celui-ci datait de ses études. Certes confortable, mais aussi glamour qu’un sac à patates. Les chats brodés sur les bords n’arrangeaient rien. Pas le genre de tenue dans laquelle elle voulait que Will la surprenne un soir.

Troublée et mal à l’aise, elle l’incita à poursuivre.

—Et... ?

—Et ça.

Il referma la main sur les chatons brodés du col et l’attira vers lui. Puis captura sa bouche en un baiser torride.

Baiser qui fit remonter en surface chaque sensation érotique de la nuit précédente, dans leurs moindres et plus merveilleux détails.

Dans la seconde qui suivit, Will avait refermé la porte derrière lui et, plaquant Gwen contre le battant, tirait sur la ceinture du

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peignoir pour le faire glisser. Il émit un murmure d’appréciation en la découvrant nue, et se laissa tomber à genoux pour dessiner un chemin de baisers sur son corps.

Les jambes de Gwen tremblaient, ses doigts agrippèrent les épaules de Will pour rester debout, puis le griffèrent tandis qu’il la savourait, et que sa langue la faisait rapidement basculer dans un vertige inouï.

Will attendit que ses spasmes s’apaisent, puis l’embrassa avec passion. Elle l’entendit fermer le verrou, et il dit :

—Maintenant, viens au lit.

Le lendemain matin, Gwen se réveilla d’excellente humeur, mais personne n’était là pour la partager. Evie se trouvait à son cours de tennis, Will partait toujours travailler vers 7 h 30, et Mme Gray s’apprêtait à quitter l’appartement, les bras chargés de linge à porter au pressing, lorsque Gwen sortit de sa chambre.

—Bonjour, Miss Gwen. Je vous ai laissé du café et du pain frais dans la cuisine. Je vais faire des courses. On dirait que Miss Evie a vidé les placards pendant le week-end. Vous avez besoin que je vous rapporte quelque chose ?

—Non merci. Mais c’est gentil de votre part.

Il lui fallait bien deux ou trois bricoles, mais Gwen ne pouvait s’habituer à l’idée que Mme Gray s’en charge. D’ailleurs, il ne valait mieux pas. A moins d’entraîner Leticia à courir les magasins, elle devrait de toute façon le faire elle-même d’ici dix jours. Quand Evie serait avec ses professeurs cet après-midi, elle s’occuperait de ses achats.

L’édition matinale du Tribune tramait sur le comptoir de marbre, près de la cafetière, avec le numéro du lundi de Dallas Lifestyles. En temps normal, elle aurait pris le temps de les feuilleter en buvant son café, mais elle s’était levée si tard qu’elle devait se dépêcher pour travailler d’abord.

Sa tasse fumante à la main, Gwen retourna s’habiller dans sa chambre. Le café chassa les dernières bribes de sommeil et, lorsqu’elle eut enfilé un jean et un T-shirt, elle était complètement réveillée. Se surprenant à chantonner, elle noua ses cheveux en

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queue-de-cheval. Cette incroyable bonne humeur devait sans doute beaucoup à la nuit passée.

Ah, la nuit passée ! Sa peau s’enfiévra tandis que des images jaillissaient dans son esprit. Elle s’efforça de penser à autre chose. Il le fallait, sinon elle serait incapable de travailler.

Sur un petit bureau dans un angle de la pièce, son ordinateur attendait qu’elle se connecte et devienne Miss Bonnes Manières. Une enveloppe blanche était posée dessus.

Une main virile, qu’elle supposa celle de Will, y avait inscrit son nom. Une sensation confuse lui chatouilla le creux du ventre à la pensée qu’il lui avait laissé un mot.

Elle inséra le doigt sous le rabat, mais au lieu d’une lettre, elle trouva un chèque. D’un montant énorme.

La sensation disparut et Gwen s’effondra sur un siège.

Sur le plan rationnel, son esprit savait que le chèque était le règlement pour la formation d’Evie. Après tout, elle avait un contrat avec Will, et ceci payait la totalité de ses services.

Sur le plan émotionnel, toutefois, elle avait l’impression d’avoir reçu un coup dans l’estomac. Lui laisser un chèque dans sa chambre après le week-end, après la nuit qu’ils venaient de passer, la fit se sentir minable. Comme si Will payait pour une tout autre sorte de services.

« Et encore, je devrais m’estimer heureuse qu’il ne l’ait pas mis sur la table de chevet. »

La partie rationnelle de son cerveau refit une tentative. « Il fallait bien qu’il le dépose quelque part. Pourquoi l’expédier par la poste si tu habites ici ? Il ne te paye pas pour le sexe. Souviens-toi, il a dit que le travail et le plaisir étaient deux choses totalement séparées. Ressaisis-toi, file à la banque et encaisse ce chèque pour pouvoir payer tes factures. »

Ce petit discours intérieur n’apaisa guère son malaise. Avec un soupir, elle glissa le chèque dans son sac. Voilà une raison supplémentaire pour laquelle elle n’aurait pas dû entamer de liaison avec Will.

Après s’être servi une nouvelle tasse de café, elle ralluma son portable. Elle devait vraiment rappeler Sarah avant que celle-ci

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alerte la police. Sa bouche s’arrondit. Quoi ? Vingt-deux appels manqués ? Douze nouveaux messages ? Huit textos ? Mon Dieu, quelqu’un était mort ? Elle commença à parcourir la liste des appels, notant que la plupart dataient des deux dernières heures, et faillit lâcher le téléphone lorsqu’il se mit à sonner dans sa main.

—Salut, Sar...

—Pourquoi tu ne décroches pas ! Tout va bien ? débita sa sœur à toute allure sans la laisser répondre. J’ai essayé de t’appeler hier, et ensuite, en voyant Lifestyles...

—Hé, doucement. J’ai coupé... je veux dire, je n’avais plus de batterie, et je viens juste de vérifier mon portable.

—Alors tu n’as pas encore vu le Dallas Lifestyles d’aujourd’hui ?

Le ton de Sarah l’alerta.

—Non. Pourquoi ?

—Page trois, Gwennie. Tu fais la page trois.

Oh, non... Gwen se rua dans la cuisine et attrapa la revue de papier glacé. La page trois était celle de Tish Cotter-Hulmes. Chaque lundi et jeudi, Tish y rapportait les rumeurs et colportait les pires cancans. Personne n’avait envie de figurer dans sa page. Cela n’amenait jamais rien de bon.

Dès le titre, son cœur s’arrêta.

« MISS BONEES MANIERES RELACHE-T-ELLE LES SIENNES

AVEC LE MEILLEUR PARTI DE DALLAS ? »

—Je te rappelle, dit-elle, et elle raccrocha, coupant court aux protestations de Sarah. Mon Dieu. Oh, mon Dieu.

« Le bruit court que notre Miss Bonnes Manières pourrait bien postuler pour un nouveau titre. Selon nos sources, Gwen Sawyer s’est installée la semaine dernière dans le superbe appartement de Will Harrison, et à coup sûr pas seulement pour garder la maison en son absence. En fait, Gwen et Will ont été vus en ( compagnie de l’énigmatique Evangeline, la jeune sœur de Will tout récemment arrivée), en train de dîner au Milano puis de partager un seau de pop-

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corn au cinéma. On a aussi surpris Gwen et Evangeline vendredi, s'offrant une journée entre filles avec shopping et coiffeur. Pareille intimité nous intrigue, et à notre avis, il y a anguille sous roche. Comment les chemins de Gwen et Will se sont-ils croisés, et quand ? Comment ont-ils réussi à rester assez discrets pour que les choses progressent autant à notre insu ? Will serait-il désormais un célibataire moins disponible ? Ou bien Miss Bonnes Manières n’est que sa tocade du mois ? Que quiconque à même de nous éclairer sur les débuts de cette romance nous contacte au plus vite !

» Autre info en rapport, on dit qu’Evangeline aurait dépensé en quelques heures une petite fortune chez Neiman Marcus, sous la houlette d’une acheteuse personnelle et l’œil de Gwen. Cela signifie-t-il que nous allons enfin bientôt rencontrer l’héritière Harrison ? »

Plusieurs autres paragraphes du même tonneau suivaient, spéculant à qui mieux mieux et montant chaque détail en épingle. Maudite Tish ! Gwen mourait d’envie de tordre le cou défripé au Botox de la journaliste. Soudain, elle comprit la raison de cet afflux d’appels manqués.

La colère s’estompa, remplacée par un frisson d’angoisse. Non. Ça n’allait pas recommencer !

Tocade du mois ? Sa réputation pouvait encaisser qu’on lui prête une liaison amoureuse, mais la dépeindre comme une passade parmi une longue série d’autres, c’était autre chose ! Surtout qu’elle avait emménagé sur place... Une fois de plus, elle se faisait avoir — Will s’en sortait avec une réputation intacte, tandis que la sienne se dédorait vitesse grand V.

En tout cas, romance ou passade, une chose ne changeait pas : le gratin de Dallas verrait d’un mauvais œil qu’elle vive sous le toit d’un homme à qui elle n’était pas mariée. Peu importait qu’on fût au XXIe siècle. En tant que formatrice pour débutantes, sa moralité devait être irréprochable. C’était injuste, mais tant pis, elle l’acceptait.

Quant à Will, il allait être furieux. Même si ses affaires — personnelles et professionnelles — finissaient souvent dans les journaux, elle avait remarqué au cours de la semaine à quel point il s’efforçait d’éviter les feux de la rampe. Par le passé, Tish s’était contentée de quelques potins sur sa vie sociale, mais là, elle se

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répandait en insinuations.

Au moins limitait-elle les allusions sur Evie. C’était un point en sa faveur, mais tout cela restait quand même un sale coup. Le milieu des fortunes familiales, petit et fermé, avait le pouvoir de faire et défaire les carrières de ceux qui gravitaient en marge de cette société tellement attachée à ses prérogatives.

Zut, trois fois zut ! Sarah avait raison depuis le début. Elle aurait mieux fait d’y réfléchir à deux fois avant d’accepter ce contrat. Maintenant, elle se trouvait dans le pétrin.

Gwen arpenta un moment la cuisine en se traitant d’idiote, puis tenta de se calmer. Allons, ça pourrait être pire. Rien ne prouvait la véracité de ces rumeurs — passade ou autre — entre Will et elle. Personne, pas même Sarah, ne savait que leur relation professionnelle avait franchi la ligne jaune. Bon, Evie pourrait bien se douter de quelque chose...

Les incidents accumulés du chèque de Will et de l’article de Tish lui donnaient envie de retourner se coucher aussi sec et reprendre la journée depuis le début.

Mais elle ne le pouvait pas. Elle avait eu cinq ans pour réfléchir à ce qu’elle aurait dû faire lorsque David l’avait lâchée, et sa fuite en disgrâce avait été le pire choix possible à l’époque. Elle ne commettrait pas cette erreur deux fois. Au contraire, il fallait limiter les dégâts. Elle frémit à l’idée de ce qui l’attendait dans sa messagerie vocale et e-mail. Et sur son répondeur professionnel à la maison.

Elle prit une grande inspiration, la relâcha lentement. Marcus Neiman, la pizzeria et le cinéma étaient des lieux publics. N’importe qui avait pu les remarquer et le rapporter à Tish. Plein de gens avaient pu la voir entrer et sortir de l’immeuble de Will. Tout pouvait aisément se défendre — à condition qu’elle trouve un moyen de s’expliquer sans rompre sa clause de confidentialité.

Elle allait devoir appeler Will. Ce qui ne l’emballait pas.

Will ne voulait pas exposer Evie à l’embarras qu’impliquait le fait d’avoir une préceptrice personnelle en bonnes manières. Alors, comment allait-elle justifier qu’elle vivait ici et emmenait Evie faire du shopping ? Elle devait trouver une explication rationnelle sinon chacun accepterait la raison la plus évidente à leur arrangement

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actuel. Ce qui était la dernière chose dont elle avait besoin.

Avant tout, elle rappellerait Sarah pour voir de quel côté soufflait le vent. Ensuite, elle vérifierait ses messages et estimerait l’étendue des dégâts.

Cette fois, elle ne capitulerait pas sans se battre.

—Nous devrons organiser un dîner après la réunion. Dans un endroit typique, par exemple.

Nancy, enfin rétablie, essayait de l’impliquer dans divers projets, notamment les derniers détails de sa réunion avec Kiesuke Hiramine. Et tout en sachant qu’il devrait accorder davantage d’attention à cette discussion, il se sentait bizarrement peu intéressé. Trop d’autres choses occupaient son esprit. Comme le souvenir de Gwen parmi les draps froissés ce matin. Ou le regard entendu d’Evie au petit déjeuner. Même s’il ignorait ce qu’elle pensait exactement.

—Bonne idée. Ensuite ?

Nancy lui décocha un coup d’œil impatient.

—J’ai appris que M. Hiramine adore le golf. J’ai pris des dispositions pour qu’il puisse jouer à votre club.

—Parfait. Dites à Matthews de l’accompagner. Il saura mieux que moi faire semblant de perdre.

Son portable sonna. Comme il avait déjà eu son échange quotidien avec Paulus, il devait s’agir soit d’Evie soit de Gwen.

—C’est déjà fait, répliqua Nancy. M. Matthews est aussi prêt à vous soumettre les projections budgétaires.

—Très bien. Autre chose ?

Evie devait être avec sa prof de français. Cela réduisait encore les possibilités.

—Votre téléphone sonne, fit remarquer Nancy en rassemblant ses notes pour quitter la pièce. Je vous laisse les bilans pour que vous les regardiez plus tard.

—Will, c’est Gwen. Tu as une minute ?

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La tension qu’il percevait dans ses paroles dissipa la chaleur qui le traversa au son de sa voix.

—Bien sûr.

—Tu as lu le Dallas Lifestyles d’aujourd'hui ?

—Je n’ouvre jamais ce torchon, mais...

—Tish Cotter-Hulme a fait la moitié de sa rubrique sur nous. Je veux dire toi, moi et Evie, et pourquoi on nous voit ensemble. Je suis vraiment désolée, Will. Tish fait toutes sortes d’allusions à notre sujet...

—Calme-toi. Je suis au courant. Je n’ai pas besoin de le lire moi-même pour savoir ce qu’elle dit sur moi. J’ai des gens pour ça. Mais ne t’inquiète pas pour ça.

—Ne pas m’inquiéter ? Tu as perdu la tête ? rétorqua Gwen, dont la voix était montée d’une octave. Tu ne peux pas imaginer le nombre de coups de fil que j’ai reçus ce matin. Entre les gens qui veulent savoir si les rumeurs de Tish sont vraies et mes clients...

—C’est là que la phrase « Pas de commentaire » tombe à pic. Il ne s’agit que de ragots, Gwen, voyons !

Pourquoi des tabloïds la mettaient-ils dans un état pareil ?

—Mais les ragots ruinent des carrières comme la mienne, Will. Tu ne lis peut-être pas la rubrique de Tish, mais d’autres le font. Et ceux-là n’aiment pas l’idée qu’une catin enseigne à leurs petites filles si impressionnables.

—Une catin ? Tu plaisantes ?

—Je vis dans ton appartement. Cela sous-entend qu’on couche ensemble.

—Mais c’est le cas !

—Ce n’est pas le sujet, bafouilla presque Gwen.

—Ah bon.

—Je dois dire quelque chose à mes clients. Leur donner une raison pour laquelle je vis avec Evie et toi.

—Ne leur dis rien du tout. Ça ne les regarde pas.

—Hélas, si. La réputation est essentielle dans ce métier, et on traîne la mienne dans la boue. Je suis censée...

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—Gwen, calme-toi. Tu peux leur dire que tu travailles pour moi, je m’en fiche. Mais je ne veux pas qu’ils sachent les détails de ce que tu fais. Ce serait gênant pour Evie.

—Et à part lui donner des cours particuliers de maintien, qu’est-ce que je pourrais bien faire, mon cher ?

—J’en sais rien. Tu réalises aussi des séminaires en entreprise, non ? Prétends que c’est en rapport avec HarCorp.

Gwen émit un drôle de son. Il supposa qu’elle réfutait ce petit mensonge.

—On sponsorise le gala de l’hôpital, après tout, ajouta-t-il, donc ce n’est pas très loin de la vérité.

—Et pourquoi j’habiterais chez toi, alors ?

—Facile. Tu habites chez nous pour te consacrer pleinement à ce projet. D’accord ?

—D’accord, concéda Gwen, à moitié convaincue.

—Bon, ça va mieux ? Tu as fini de t’affoler ?

—Je crois. Les ragots de Tish n’ont pas l’air de te déranger beaucoup.

—Il y a longtemps que j’ai appris à dédaigner les spéculations sur moi et ma vie privée.

Bien que sa tolérance se limitât considérablement lorsque sa sœur était en jeu, songea-t-il.

—Je pensais que tu serais furieux, avoua Gwen.

—Oh, ça m’agace quand même. Il n’en sort jamais rien de bon. Cela dit, j’essaye autant que possible d’éviter de nourrir la rubrique de Tish. Et si on parlait d’autre chose ?

—Tu ne dois pas travailler ?

—Si, mais j’ai bien deux minutes pour toi.

—Je suis flattée.

—Tu peux. Je suis un homme très occupé, tu sais.

D’ailleurs son e-mail couinait. Mais le petit rire de Gwen mit son sang en ébullition et embrasa son bas-ventre. Difficile de croire qu’une semaine plus tôt, il ignorait l’existence de cette femme. Sept jours plus tard, c’était HarcCorp qu’il ignorait, pour le simple plaisir

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de lui parler.

—Eh bien, il se trouve que je suis une femme très occupée aussi. Tu as peut-être le temps de bavarder, mais moi j’ai des clients à apaiser et des ados à conseiller.

—Bonne chance, alors. A ce soir.

Will se sentait étrangement déçu. Après avoir raccroché, il ouvrit son e-mail. Encore un dossier de Nancy sur les rituels japonais en matière d’affaires. Il soupira. Il avait vraiment besoin que Gwen lui donne un coup de main pour ses cours.

Gwen parlait japonais. Cela lui rappela leur premier dîner. Qu’avait-elle dit, déjà ? Une histoire de diplôme en affaires internationales. Ah, et une passion pour la culture japonaise.

Pourquoi n’avait-il pas fait le rapprochement plus tôt ? « Parce qu’à l’époque, seule Evie te préoccupait. »

Il demanderait à Gwen si elle acceptait de l’aider pour cette réunion avec Hiramine. Cela lui épargnerait une tonne de travail. Moins de travail signifiait plus de temps avec Gwen. Sans compter le temps passé avec elle sur ce projet... la frontière entre le travail et le plaisir qu’il se vantait de savoir préserver s’amenuisait de minute en minute.

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Chapitre 9Chapitre 9

Les jours suivants s’écoulèrent dans une sorte de brouillard pour Gwen. Parfois, on aurait dit un brouillard aux couleurs de l’arc-en-ciel, si parfait qu’elle avait l’impression d’être entrée dans la vie idyllique et excitante de quelqu’un d’autre.

Pour commencer, Will était rentré le lundi avec une proposition professionnelle : qu’elle conseille HarCorp sur la réunion avec l’entreprise japonaise à laquelle il souhaitait s’associer dans le cadre de son expansion en Asie. Elle avait eu envie de hurler de joie.

D’un coup, les journées ne lui suffirent plus pour être à la fois Miss Bonnes Manières, la préceptrice d’Evie, consultante et professeur de japonais pour Will. Mais les deux Harrison réussissaient avec brio tous les devoirs qu’elle leur imposait.

Si Gwen ne doutait pas une seconde qu’Evie brillerait en société, l’adolescente surprit tout le monde en s’intéressant à l’entreprise familiale, et montra vite que le sens des affaires était héréditaire. Les dîners passèrent du b.a.-ba des manières à table à de véritables exposés sur l’actualité de HarCorp. Evie réussit à conserver son charme et son exubérance naturelle tout en acquérant assez de raffinement pour plaire aux plus critiques des membres de l’élite sociale de la ville. Avec sa beauté et son intelligence, Evie allait mettre Dallas à ses pieds.

Tandis que Will progressait en japonais à une vitesse qui l’épatait, il butait davantage contre les contraintes de l’étiquette nipponne, agacé de ne pouvoir en venir au fait directement. Mais Will était un homme d’affaires avisé, et n’avait guère besoin d’aide dans ce domaine. Hormis qu’on lui rappelle d’éteindre son BlackBerry, bien

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entendu.

Le frère comme la sœur représenteraient de beaux succès sur son curriculum vitæ.

Mais pour quelqu’un dont le bonheur avait toujours été tributaire de ses succès professionnels, Gwen ne pouvait nier que le meilleur de sa journée venait une fois qu’Evie était couchée. Sitôt la porte de sa chambre fermée, Will se muait de patron charmant et frère attentionné en amant infatigable.

Et elle n’avait pas la naïveté de croire qu’Evie ne se rendait pas compte de leur relation amoureuse. Aucune gamine de quinze ans ne se couchait si tôt que ça chaque jour. Bien que Will et elle fassent leur possible pour ne pas trahir le côté physique de leur relation, Gwen savait qu’Evie leur laissait volontairement le champ libre tous les soirs.

Gwen ignorait où cette liaison les mènerait — si tant est qu’elle les mène quelque part — mais se persuadait qu’elle s’en fichait. Will n’évoquait jamais de futur au-delà de la fin de son contrat, mais comme toute la maisonnée était focalisée sur les événements des prochaines semaines, cela ne voulait peut-être rien dire. Elle vivait et profitait de chaque instant comme il se présentait, tant que c’était possible, suivant le conseil de sa sœur. Cela dit, si elle adorait Evie, ses sentiments pour Will se compliquaient chaque jour.

Un seul problème ternissait sa félicité : les ragots de Tish. Les retombées de son article bourré d’insinuations avaient été désagréables. Deux clients avaient déjà annulé leurs contrats, et Gwen avait dû faire des pieds et des mains pour calmer les responsables des clubs de débutantes qui constituaient l’épine dorsale de son entreprise de formation. Mais à force de cajoleries, elle avait réussi à apaiser ses clients les plus conformistes, au moins temporairement.

Elle avait profité de l’occasion pour faire un cours à ses lecteurs de TeenSpace sur l’inconvenance de colporter des rumeurs et les conséquences néfastes que cela pouvait avoir.

Le vendredi, le tapage causé par la rubrique de Tish s’était à peu près tassé. La vie était belle. Et lorsqu’Evie revint d’un après-midi à la piscine avec un grand sourire et une non moins grande faveur à lui demander, Gwen ne put refuser.

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Ce soir-là, Will rentra assez tard, pour la première fois en deux semaines.

—Il n’y a personne ? héla-t-il depuis la porte d’entrée.

Gwen l’appela depuis le salon, où elle regardait les infos, un verre de vin à la main.

Comme il la rejoignait, légèrement débraillé et tout à fait craquant, elle sentit son cœur bondir devant son sourire.

—Quel calme ! Que se passe-t-il ?

—Rien de grave. Mme Gray devait partir tôt, donc ton dîner chauffe dans le four. Et Evie est dans sa chambre.

—Ah oui ? Alors je peux faire ça...

Puis sans prévenir, il se pencha et l’embrassa. Un simple baiser façon « bonsoir ma chérie » parfaitement adapté au moment, et qui la remplit de joie.

—Tu as passé une bonne journée ?

—Formidable. Et toi ?

Il répondit par un grognement de lassitude.

—A ce point ? Tu veux que je te serve un verre ?

Will acquiesça et pendant qu’il dénouait sa cravate et s’effondrait sur le canapé, Gwen se dirigea vers le bar, avec l’impression de jouer un rôle terriblement conjugal.

—Evie est malade ? demanda Will.

—Non, je pense qu’elle est au téléphone — elle en était même certaine, à vrai dire. Pourquoi ?

—Parce je me doute qu’il y a une raison au fait qu’elle soit si tôt dans sa chambre, non ?

Cet homme s’avérait perspicace. Gwen inspira à fond.

—Evie voulait que je te parle de quelque chose.

Il prit le verre qu’elle lui tendait et la remercia d’un signe.

—Ah. Et ça ne va pas me plaire, n’est-ce pas ?

—Qu’est-ce qui te faire croire ça ?

—Sinon, elle serait ici, en train de me casser les pieds, s’il s’agissait juste d’une bricole ou de vêtements. Tandis que là, elle

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t’envoie à sa place. Elle est maline, tu sais, ajouta-t-il en regardant Gwen s’asseoir près de lui. Tu es capable de me persuader de presque n’importe quoi. En plus, elle suppose que si tu es de son côté, je céderai, quelle que soit sa demande. Alors tu ferais aussi bien de me cracher le morceau. Je promets de ne pas frapper la messagère.

Elle croisa mentalement les doigts et se jeta à l’eau.

—Evie a rencontré un garçon à la piscine aujourd’hui. Il l’a invitée à aller au cinéma demain soir.

Will posa délicatement son verre et se frotta les yeux.

—Et ?

Comment ça « et ? ». Il était bouché ou quoi ?

—Un garçon a demandé à sortir avec elle et elle veut savoir si tu la laisseras y aller, c’est tout.

—Qui est ce môme ?

—Peter Asbury. Evie dit qu’il a seize ans et qu’il vit deux étages plus bas.

Il hocha la tête, mais son visage sans expression empêcha Gwen de deviner comment il prenait la chose.

—Je connais son père. Il a un gros poste à la fac.

—Doyen des études, précisa-t-elle. Alors ?

Will fit tournoyer le liquide dans son verre.

—Evie est trop jeune pour sortir avec un garçon.

—Elle a quinze ans, plaida Gwen. Rien d’anormal à ça.

Le ton dépourvu d’émotion de Will la déconcertait. Evie s’attendait à ce qu’il saute au plafond à l’idée de ce rendez-vous, raison pour laquelle elle avait chargé Gwen d’aborder le sujet. Mais cette absence de réaction était fâcheuse.

—Qu’est-ce que tu as dit quand elle t’en a parlé ?

—Rien — ce qui était inexact : elle avait partagé l’allégresse adolescente d’Evie comme Sarah la sienne des années auparavant. C’est à toi de donner ton accord, pas à moi.

—Mais je te demande ton avis, Gwen. Tu penses qu’elle devrait y aller ? Ce genre de truc est nouveau pour moi.

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« Eh bien, habitue-toi, mon vieux. Evie va faire des ravages, et tu devras éloigner les garçons à coups de bâton jusqu’à la fin de tes jours. »

—Est-ce que je la trouve assez âgée ? Sans doute. Prête ? Difficile à dire. Mourant d’envie d’y aller ? Oui, absolument.

Will soupira, comme soupirerait un homme résigné à l’implacable réalité d’une petite sœur en passe d’être obnubilée par les garçons.

—J’imagine que ça devait finir par arriver, grommela-t-il. Mais je veux le rencontrer d’abord.

Gwen cacha son sourire derrière son verre. Enfin, Evie pourrait se faire des amis de son âge.

—Invite-le à dîner demain avant le cinéma, suggéra-t-elle. Tu pourras le cuisiner sur ses intentions et lui inculquer la crainte de Dieu avant qu’ils ne partent.

—Bon. Evie ! appela-t-il d’une voix tonnante. Aucune raison qu’elle croie que ce sera facile, expliqua-t-il à Gwen.

Evie passa la tête par la porte.

—Oui, Will ?

—Viens donc me parler du petit Asbury.

—Je vous laisse, dit Gwen, chuchotant « bonne chance » au passage à Evie qui s’approchait, les épaules raides.

Et elle fila dans sa chambre, où elle esquissa quelques pas de danse joyeuse. Elle était contente pour Evie. Se sentant la championne des adolescents, elle se connecta sur son site de Miss Bonnes Manières, prête à régler toutes les angoisses existentielles adolescentes du monde. Cela l’occupa durant une demi-heure, jusqu’à ce qu’Evie frappe à sa porte.

—Il a dit que je pouvais y aller ! clama-t-elle, folle de joie, avec un sourire contagieux.

—Je suis si contente pour toi, ma puce.

Evie l’étouffa entre ses bras.

—Oh, merci, Gwen. Je vais appeler Peter et essayer de trouver ce que je vais mettre demain. Bonne nuit.

—Bonne nuit, ma chérie.

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Puis, sans cesser de sourire, Gwen attaqua sa prochaine rubrique — sur les premiers rendez-vous amoureux, en l’honneur d’Evie — et ne releva la tête qu’en entendant un nouveau coup frappé à sa porte.

Bien qu’elle s’attendît presque à Evie, les bras chargés de vêtements, elle ne fut guère surprise de voir Will.

Il referma la porte, s’y adossa.

—Tu n’es pas revenue dans le salon, grogna-t-il.

Elle ne l’avait jamais vu si maussade.

—Pardon. J’ignorais que tu voulais de la compagnie.

—Evie a filé dans sa chambre pour téléphoner à ce garçon, et toi, tu es restée ici toute la soirée. Je me suis ennuyé. Et j’ai dû dîner tout seul.

Cette fois, elle éclata franchement de rire.

—Tu trouves ça drôle ? demanda-t-il, vexé.

—Oui, pour quelqu’un qui mangeait soit seul, soit en compagnie de son BlackBerry, il y a encore quelques jours.

Il haussa les épaules.

—Que veux-tu que je te dise ? Je me domestique.

Domestique. Son cœur tressaillit à ce mot. Cela faisait tellement « foyer », et Will ne semblait pas le moins du monde troublé par l’idée. Lorsqu’il sourit et traversa la pièce pour la prendre dans ses bras, ce petit coin chaud au fond de son cœur, qu’elle entretenait mais jugulait soigneusement, s’épanouit en quelque chose qu’elle ne pouvait plus nier.

Son esprit rationnel argua que cela risquait d’être la plus grosse erreur de sa vie, et ne lui apporterait que chagrin et regrets. Mais aucun raisonnement cartésien ne pouvait retenir ce qui la traversait avec la clarté d’une évidence.

Que le ciel lui vienne en aide. Elle était en train de tomber amoureuse de Will Harrison.

Intimider le jeune Asbury s’avéra follement amusant. Will ne doutait pas une seconde qu’Evie serait rentrée pour le couvre-feu.

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Elle partit en le foudroyant du regard, et il avait certainement les tibias couverts de bleus, dus aux nombreux coups de pied que lui avait lancés Gwen au cours du repas, chaque fois qu’elle trouvait qu’il exagérait.

Mais si c’était le prix à payer pour que Peter Asbury ne touche pas sa petite sœur, ça valait la peine.

Il aida Gwen à débarrasser la table. Tout en chargeant le lave-vaisselle, elle lui lança :

—Tu devrais avoir honte, Will Harrison.

—De quoi ?

—Tu le sais très bien. J’espère qu’Evie trouvera comment se venger de ton attitude ce soir.

—Hé, elle n’a qu’à éviter de fréquenter des garçons !

Gwen essuya ses mains et s’appuya contre le comptoir.

—Tu ne fais qu’entamer la longue et douloureuse traversée de l’adolescence d’Evie. Et je commence à penser que c’est tout ce que tu mérites.

Elle tendit le torchon et lui indiqua de le passer sur le plan de travail. A son grand amusement, il s’exécuta.

Grands dieux, oui, il se domestiquait. Jamais auparavant il n’avait discuté dans une cuisine avec une femme avec qui il couchait. Et encore moins aidé aux tâches ménagères en même temps.

Mais Gwen était bien différente des chasseuses de maris dont il avait l’habitude. Au lieu de robes griffées et de diamants, elle portait un jean usé et un collier de coquillages offert par Evie. Et au lieu des sujets de conversation normaux auxquels il était accoutumé, elle le taquinait et lui parlait de l’ado. Bref, une scène domestique ordinaire comme il s’en jouait probablement dans des milliers de foyers à travers la planète.

C’était bizarre. Étrange. Cela aurait dû l’horrifier, mais ce n’était pas le cas. Au contraire, il trouvait ça curieusement intime et confortable, et quelque part, assez naturel.

—Tu étais vraiment obligé de faire tout ce cinéma de grand frère des cavernes ? demanda-t-elle, un sourcil haussé.

—Ne me dis pas que tu es du côté d’Evie. Nous devons lui

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présenter un front uni en matière d’autorité.

A son regard, il comprit qu’il avait sorti une bêtise.

—Je n’ai aucun droit à la parole ici, même si au fond, je soutiens Evie. Mais jamais je ne saperai ton autorité. Evie et toi devez arriver à vous entendre tous les deux.

Pour quelqu’un qui se sentait plutôt domestiqué un instant plus tôt, c’était presque une claque...

—N’empêche que ton opinion compte pour moi, Gwen.

—Merci. Mais il est plus important qu’Evie apprenne à te parler de ses problèmes, et que toi, tu apprennes à les gérer. Je ne serai pas toujours là pour jouer les intermédiaires. Evie semble refuser de l’admettre, mais toi, sûrement pas.

Will n’était pas novice en matière de femmes. Bon nombre, bien plus rusées que Gwen, avaient cherché à l’accrocher de toutes les manières possibles. Il l’observa avec attention, mais ne décerna aucune fourberie en elle. Elle ne semblait pas pêcher quoi que ce soit. En fait, à son ton, elle aurait pu être en train de discuter de son contrat. Ce qu’elle faisait effectivement, d’une certaine façon, admit-il.

C’était sans doute pour cela que ses paroles lui laissèrent une drôle d’impression au creux de l’estomac.

Il avait réussi sa vie jusqu’ici en sachant mesurer et prendre des risques. Il était temps de savoir où il en était de ces émotions nouvelles que Gwen suscitait sans cesse en lui. Même si elles le mettaient encore mal à l’aise, il était disposé à voir où cela le mènerait. Il franchit la distance qui les séparait, la prit dans ses bras et captura sa bouche.

Les bras de Gwen se nouèrent derrière sa nuque et elle émit un petit soupir. La plaquant contre le réfrigérateur, il l’embrassa passionnément, tandis qu’une sensation plus primitive que physique s’élevait en lui.

—Peut-être suis-je autant dans le déni qu’Evie, murmura-t-il à son oreille.

Il la sentit se raidir, et elle ouvrit les yeux pour le fixer avec une intensité à laquelle il ne s’attendait pas.

Elle posa une main contre son cœur qui battait à tout rompre.

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Puis lui sourit avec un air de défi.

—Alors vous avez tous les deux besoin d’un psy.

Elle seule pouvait se moquer de lui à un moment pareil.

—A moins que toi aussi, tu sois dans le déni, railla-t-il.

—Peut-être bien, répliqua-t-elle en se hissant sur la pointe des pieds pour mieux se coller à son corps.

La réplique le décontenança un instant, mais leurs langues qui se mêlaient avec fougue chassèrent ces pensées. Discuter devant un frigo était une chose, le sexe en était une autre. Sans rompre leur baiser, il la souleva dans ses bras et la porta dans le couloir.

Ils avaient plusieurs heures devant eux avant qu’il se plante à la porte pour guetter le retour d’Evie. Avoir du temps libre avec Gwen valait presque la peine de laisser la petite sortir avec un garçon.

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Chapitre 10Chapitre 10

—Tu es encore en page trois, Gwennie, annonça Sarah. J’aimerais vraiment briser les doigts de cette sorcière pour qu’elle se taise à ton sujet, tu sais.

Gwen changea le téléphone de main et s’installa plus confortablement sur le canapé. Déjà énervée que sa sœur ne l’appelle pas plus souvent, Sarah semblait à présent catastrophée par ce nouvel article. La discussion risquait d’être longue.

—Merci, mais l’idée de te sortir de prison pour agression ne m’enchante pas, répliqua-t-elle en jetant un coup d’œil sur le dernier exemplaire de Lifestyles et sa cargaison de rumeurs la concernant. Ce ne sont que des ragots, va.

—Ça ne te bouleverse pas plus que ça ? bafouilla Sarah.

Gwen réprima un rire. Elle repensa à sa conversation avec Will et Evie au petit déjeuner, ce matin-là, et rectifia :

—Je suis agacée, pas bouleversée. Laissons-la spéculer. Mais je serais curieuse de savoir où elle trouve ses infos.

La rubrique de Tish se contentait surtout de ressasser les insinuations du lundi précédent, évoquait le match des Rangers et ajoutait d’autres commentaires sur leurs conditions de vie actuelle, mais cette semaine, elle avait aussi réussi à dénicher des renseignements sur le contrat de Gwen.

—Pas auprès de moi, Gwennie. Tu le sais, non ?

—Évidemment. Ça ne m’a même pas traversé l’esprit.

—Il y a des retombées ?

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—En fait, Tish m’a rendu un immense service en dévoilant les détails de mon contrat. Mes clients prétendent maintenant comprendre pourquoi je me suis installée ici et, malgré ses efforts pour donner un tour scandaleux aux faits, ça passe pour une décision professionnelle. Je devrais également l’appeler pour la remercier d’avoir cité le montant « exorbitant » de mes honoraires payé par Will. Je peux désormais augmenter mes tarifs.

—Eh bien, voilà au moins un aspect positif aux saletés de Tish, constata Sarah. Evie prend les choses comment ?

—Plutôt bien. Elle a d’abord été gênée que tout Dallas apprenne que son frère lui avait engagé une prof de bonnes manières, mais après avoir compris que ce n’était pas si différent que de suivre une formation pour débutante comme n’importe quelle autre fille, elle s’en est remise. De toute façon, elle plane encore de son rendez-vous de l’autre soir. Il en faudrait plus pour rompre cette bulle de bonheur.

—Et toi ? Comment va ta bulle, aujourd’hui ? Vu ton message sur mon répondeur, tu planes toujours aussi.

Un voile de chaleur enveloppa Gwen, et son ventre picota.

—Je n’ai jamais été aussi heureuse, reconnut-elle.

—Tu es amoureuse de lui.

—Oui, j’en suis sûre.

Il lui en coûtait de l’admettre à voix haute, mais après cet aveu, le picotement dans son ventre s’étendit.

—Et le sentiment est réciproque ? demanda Sarah.

—Will n’a rien dit d’aussi direct, mais je suis prudemment optimiste. La situation est un peu étrange, puisque mon emménagement sous son toit nous a fait sauter les premières étapes habituelles d’une relation, mais jusqu’ici tout est parfait.

—Donc cette histoire mène quelque part ?

Gwen sourit, mais répondit sans trop s’avancer.

—Avec un peu de chance, oui.

—Vers quelque chose de définitif, tu crois ?

Au plus profond de son cœur, elle le pensait un peu, mais ce serait idiot de partager si tôt cet espoir, surtout avec Sarah. Sa sœur

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risquait de lui organiser un essayage de robe de mariée dès qu’elle aurait raccroché.

—N’allons pas trop vite en besogne, d’accord ? Ça ne fait jamais que quinze jours. Je promets que tu seras la première au courant si cela, euh...

—Justifiait de plus amples projets ?

—Voilà. En plus, il y a Evie, et...

—Elle t’adore. Je suis certaine qu’elle serait folle de joie si Will et toi faisiez, hum, « de plus amples projets ».

Comme un génie convoqué par l’énoncé de son nom, Evie franchit en trombe la porte de l’appartement. Gwen sursauta au vacarme. Depuis le temps qu’elle enseignait aux débutantes l’art et la manière d’entrer avec délicatesse dans une pièce, jamais elle n’aurait cru être reconnaissante de l’incapacité des adolescents à ouvrir une porte sans faire de bruit. Même Sarah l’entendit.

—Quand on parle du loup...

—Oui. Je te rappellerai plus tard.

—Au revoir. Et Gwennie ? Je suis si heureuse pour toi.

—Merci. Moi aussi.

Un regard au visage radieux d’Evie lui apprit que sa séance de natation ne s’était pas déroulée en solitaire.

—Comment va Peter, aujourd’hui ? demanda-t-elle d’un ton désinvolte.

Evie répondit du gloussement caractéristique de l’ado amoureuse qui se sait aimée en retour. Gwen connaissait bien cette impression, sentant elle-même un gloussement identique prêt à lui échapper en permanence depuis quelque temps.

« Rien de tel qu’un nouveau béguin pour faire resurgir ses quinze ans. »

—Va te changer. Tu me raconteras en prenant le thé.

Il avait une tonne de travail, et ce n’était vraiment pas raisonnable de quitter le bureau si tôt dans l’après-midi, mais HarCorp avait perdu le monopole de son temps et de son attention. Il faisait un

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temps sublime, pas trop chaud, et il avait envie de faire à Gwen et Evie la surprise de les emmener dîner et au cinéma.

Les récentes velléités de délégation que manifestait Will laissaient Nancy bouche bée et terrorisaient ses directeurs commerciaux, mais c’était l’un des avantages à être le patron. Au besoin, il embaucherait une assistante pour Nancy, ou un autre directeur commercial pour prendre le relais. Mais il comprenait enfin ce qui avait arraché son père à la monotonie quotidienne de HarCorp, et heureusement pour lui, il le comprenait vingt ans plus tôt que ne l’avait fait Bradley, ce qui lui épargnerait de gaspiller toutes ces années avec l’entreprise alors que des gens l’aimaient à la maison.

Le silence l’accueillit lorsqu’il ouvrit la porte de l’appartement. Pas de musique s’échappant de la chaîne d’Evie, pas de télé dans le salon, pas de bavardage des filles.

Où étaient-elles ? A la piscine ? En train de faire les boutiques ? En suivant le couloir, il perçut le rire assourdi d’Evie. Il bifurqua vers le salon, vit les baies coulissantes donnant sur la terrasse ouvertes. Evie et Gwen se trouvaient dehors, et ne l’avaient manifestement pas entendu rentrer.

Gwen avait les pieds posés sur la rambarde, avec ces machins roses que les femmes se mettent entre les orteils pour se vernir les ongles. La table qui jouxtait son siège était jonchée de matériel de beauté. Debout derrière elle, un peigne entre les dents, Evie lui tressait des nattes africaines pendant que Gwen se faisait les ongles.

Il avait entendu parler de ces séances entre filles, mais n’y avait jamais assisté. Gwen saisit à l’aveuglette une bouteille d’eau tandis qu’Evie agrippait la mèche qu’elle tenait.

—Ouille ! Ne tire pas si fort, Evie !

—Pardon, articula Evie entre ses dents serrées sur le peigne. Mais ne gigotez pas tant, sinon je vais la lâcher.

Aucune des deux ne sembla remarquer qu’il se glissait sur la terrasse. Il s’adossa à la baie vitrée, étrangement fasciné par cette scène d’intimité féminine.

Evie enroula un élastique coloré sur la petite tresse, et en attaqua une autre.

—Alors je vais quand même devoir aller dans une classe de

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débutantes ?

—Oui, mais pas pendant les deux ans de formation complète. Tu veux bien faire ton entrée officielle dans le monde, non ?

Il n’y avait pas pensé, mais Gwen avait raison. Evie devait faire ses débuts comme toutes les filles de la bonne société. Heureusement qu’il avait une spécialiste sous la main !

—Tenez-moi ça, reprit Evie en coinçant le peigne sur l’épaule de Gwen. N’empêche que c’est un peu ridicule. Je veux dire, je comprends pourquoi j’avais besoin d’éducation maintenant. Dallas n’a rien à voir avec chez moi. Mais qu’est-ce que j’apprendrais de plus en classe de débutante que ce que vous m’avez déjà appris ?

—Ah, être débutante ne se résume pas à savoir marcher en se tenant droite. En plus, tu t’amuserais bien.

—Quoi d’autre, alors ?

—Je ne peux pas te le dire. C’est une info top secrète qu’on ne dévoile qu’en classe de débutante.

—Menteuse ! Vous vous fichez de moi. Mais c’est vous qui me formerez ? poursuivit Evie d’un ton plus grave.

—Ça dépend. Il faudra demander à Will où la famille Harrison présente d’habitude ses débutantes. Si c’est à son club, alors non. C’est Therera Hardin qui s’occupe de cette classe.

—Will pourrait leur dire de vous engager à sa place.

Il venait d’avoir la même pensée, et fut étonné que Gwen balaye la proposition.

—Merci, Evie, mais non. Je ne cherche plus à prendre de nouvelles classes de débutantes.

—Oh, j ’avais oublié que vous vouliez les laisser tomber.

—Ce n’est pas que je veuille les laisser tomber. Mais j’ai envie de faire autre chose. Je suis formée à travailler avec des entreprises et des professionnels, et c’est ça que j’aimerais vraiment faire davantage.

—Comme le truc pour la réunion de Will ?

—Tu pourrais cesser de dire « truc » à tout bout du champ, Evie ? La langue anglaise comporte des centaines de mots plus précis que « truc ». Oui, exactement, comme ce que je fais pour la réunion de

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Will. D’ailleurs, cela faisait des mois que je harcelais HarCorp de propositions quand Will m’a engagée pour travailler avec toi.

Ah bon ? s’étonna-t-il. Il n’en avait jamais rien su.

—C’est vrai ?

—Oui. En fait, je me suis rendue au premier rendez-vous avec Will persuadée que ce serait ma grande chance de m’introduire sur le marché des entreprises. Mais c’est toi que j’ai eue à la place.

Will repensa à leur première entrevue. Eh bien, voilà qui expliquait les réactions de Gwen ce jour-là.

Evie éclata de rire.

—Vous avez dû être drôlement surprise !

—Tu parles. Mais j’ai accepté le poste quand même. Parce que j’espérais que cela entraîne d’autres missions avec HarCorp. Et ça a fini par marcher. Le succès de la réunion de Will sera une aubaine en or pour mon curriculum. Travailler pour HarCorp va m’ouvrir beaucoup de portes.

Il sentit un énorme poids lester soudain son estomac. Non, il avait sûrement mal compris, elle ne cherchait pas qu’un tremplin professionnel, n’est-ce pas ?

—Vous abandonnerez les classes de débutantes, alors ?

—On verra. Mais ton succès, ma chère, sera indiscutablement perçu comme le résultat de mon excellente formation, et je vais être très sollicitée pour les préparations privées. Accoler le nom des Harrison à mes services va me hisser au sommet.

Will n’en croyait pas ses oreilles.

—Je croyais que vous étiez déjà la meilleure, dit Evie.

—Une des meilleures, peut-être, rectifia Gwen. Comme tu as pu le remarquer, les riches forment une classe sociale fermée qu’il est difficile de pénétrer. Maintenant que la nouvelle se répand que c’est moi qui forme Evangeline Harrison, d’autres gens voudront m’embaucher uniquement parce que Will l’a fait. Je devrais envoyer à Tish un mot de remerciements pour avoir diffusé l’info.

Evie se mit à rire et ajouta quelque chose, mais Will avait cessé d’écouter. Le poids dans son estomac s’était propagé et lui glaçait le cœur. Les poings serrés, il recula dans le salon.

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Sale petite garce intrigante ! Elle le menait en bateau depuis le premier jour. Il n’avait pas été suffisamment attentif. Les croqueuses de diamants qui en avaient après son argent et les arrivistes, après son nom, il les connaissait. Il avait appris à les repérer à leurs sourires hypocrites. Mais une femme qui se servait de lui pour développer son réseau professionnel, c’était nouveau. Il n’y aurait pas pensé.

Quelle actrice remarquable ! Son personnage de bonne fille aux bonnes manières l’avait berné. Et quand il avait bêtement permis à son sexe de penser à la place de sa tête, elle avait dû se dire qu’elle avait gagné le gros lot. Jamais il ne l’aurait crue capable de coucher pour décrocher un meilleur boulot. Comme un abruti, il l’avait prise pour la réponse à tous ses problèmes — d’abord Evie, et maintenant les Japonais.

Mon Dieu. Pauvre Evie. Elle adorait Gwen. La vénérait presque. Elle allait être effondrée quand celle-ci les plaquerait pour des portefeuilles plus garnis ou des contacts plus rentables.

—Monsieur Will ! Je ne vous ai pas entendu rentrer !

Il sursauta et regarda Mme Gray, qui se tenait sur le seuil de la pièce. Mais reporta rapidement son attention sur la terrasse, afin de voir comment on y réagissait. Mme Gray avait parlé assez fort pour que Gwen et Evie l’entendent.

Toutes deux se tournèrent vers lui. Evie le salua en agitant les trois doigts non occupés à tresser les cheveux de Gwen. Le visage de cette dernière s’illumina d’un sourire qui aurait encore eu un sens quelques minutes plus tôt. Il savait à présent que c’était du cinéma.

—Hé, Will ! Gwen me laisse lui faire des nattes comme moi. C’est mignon, non ?

—Si tu le dis, marmonna-t-il, mal à l’aise.

—Vous rentrez bien tôt ce soir, constata Gwen en essayant de pivoter davantage vers lui.

La sensation glacée poursuivait son avancée à travers tout son corps.

—J’ai beaucoup de travail. Je vais dans mon bureau, répliqua-t-il d’un ton polaire.

Evie acquiesça d’un signe de tête, mais il remarqua l’expression

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troublée de Gwen. « Parfait. Qu’elle s’interroge. »

Et il se réfugia dans son bureau, bien qu’il n’ait rien à y faire du tout.

Le dîner se déroula dans une ambiance silencieuse et gênée. Presque aussi désagréable que le premier qu’elle avait partagé avec Evie et Will — le BlackBerry et les mauvaises manières d’Evie en moins. Mais le premier soir, Will avait au moins une raison d’être muet et renfermé.

Quelque chose le chiffonnait, et elle ne savait absolument pas quoi. Tout allait bien — mieux que bien — lorsqu’il était parti travailler ce matin. Evie était venue lui demander ce qui clochait, et elle n’avait pu que suggérer une mauvaise journée au bureau. Sans convaincre l’adolescente. Will ne s’était pas montré avant que sa sœur l’appelle pour le dîner, et avait à peine adressé dix mots à Gwen depuis, et encore, uniquement quand elle lui posait une question. Sinon, il se contentait de monosyllabes ; il faisait des efforts avec Evie, mais c’était si laborieux qu’elle aussi avait laissé tomber ses tentatives de conversation et se taisait depuis dix minutes.

« Bon, décida Gwen. Essayons les banalités. »

—J’ai parlé avec M. Heatherton aujourd’hui.

Evie disposa ses petits pois en rond et Will grommela.

Ça s’annonçait plus difficile que prévu.

—Il voulait savoir où en étaient les progrès d’Evie, poursuivit-elle. Je l’ai assuré qu’il serait enchanté de ceux qu’elle a faits. Non seulement avec moi, mais avec tous ses professeurs. Son français s’améliore vraiment.

Au moins obtint-elle un petit sourire d’Evie. Will garda le silence. Evie, en bonne élève, saisit la balle au bond.

—J’aime bien le français. Mais je cale en géométrie.

Will s’éclaircit la gorge et déclara :

—Je sais que tu travailles dur, ma puce. Je suis certain que tu y arriveras.

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Bravo. Deux phrases complètes. C’était un début.

—M. Heatherton voudrait dîner avec nous mercredi soir, reprit-elle. J’ai déjà prévenu Mme Gray. D’ailleurs, ajouta-t-elle avec un clin d’œil à Evie, on n’a pas vraiment le choix.

—Paulus est toujours le bienvenu ici, rétorqua sèchement Will.

Gwen faillit s’étrangler.

—Bien sûr, Will. Je ne disais pas le contraire.

Evie refit un essai. Que cette enfant soit bénie. Elle avait bien compris son enseignement.

—Je suis contente qu’oncle Paulus vienne. Je lui dois des excuses pour la dernière fois. J’espère qu’il sera épaté.

Gwen laissa à Will le temps de répondre, mais comme le silence s’étirait, elle renonça.

—J’en suis certaine, Evie.

Bon, sujet clos. Super. Gwen en chercha un autre.

—Je t’ai pris rendez-vous chez le coiffeur vendredi. Patrick veut te faire un chignon avec des brillants pour aller avec ta robe de bal.

Enfin, quelque chose éveillait l’enthousiasme d’Evie.

—Dire que c’est bientôt ! Je n’arrive pas à y croire. Vous pensez que je serais prête, Gwen ? On a beaucoup travaillé, mais le truc de se mêler aux autres invités et tout...

—Pas de panique. Souviens-toi de rester toi-même et tout ira bien. Tu es aussi prête que possible, ma chérie. Tu vas être la reine du bal. Je te le promets.

Et elle pressa la main de l’adolescente par-dessus la table.

—Vous avez raison, Gwen, intervint Will d’un ton coupant, les faisant tressaillir toutes les deux. Evie est effectivement prête pour le gala, et je ne vois pas ce que vous pourriez lui apprendre de plus.

Une nuance déplaisante teintait ses paroles, et Gwen sentit son ventre se nouer.

—Vous avez fait votre travail, et même davantage, poursuivit-il. Il me semble donc que vos « services » — il cracha presque le mot — ne sont plus nécessaires. Je sais que vous avez hâte de retourner à votre vie et vos occupations habituelles, aussi nous ne vous

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retiendrons pas plus longtemps ici.

Elle eut l’impression de recevoir une gifle. Elle ouvrit la bouche mais aucune parole n’en sortit.

Evie écarquilla des yeux horrifiés.

—Will !

—Co-comment ? parvint-elle enfin à bredouiller.

—Oh, soyez tranquille, Gwen. Vous avez fait un excellent travail avec Evie, et je suis sûr qu’elle ne verra pas d’inconvénient à être une référence vivante de vos compétences professionnelles. Mais vous n’utiliserez pas plus longtemps ma sœur ou la renommée de mon entreprise à votre profit. Allez écrire à Tish votre mot de remerciements.

Seigneur, non ! Malgré l’adrénaline qui se déversa dans ses veines, elle se sentit paralysée en prenant la pleine mesure de ce que signifiait le discours de Will.

—C’est terminé, Gwen, conclut-il. Tout est terminé. Emballez vos affaires et décampez.

Puis il jeta sa serviette de table et quitta la pièce.

Sa poitrine serrée l’étouffait, et elle tenta d’inspirer à fond. Des larmes brûlaient au coin de ses yeux. Elle les ferma, mais le visage furieux de Will resta gravé sous ses paupières.

—Gwen, ne partez pas. S’il vous plaît, ne partez pas.

Elle ouvrit les yeux. De grosses larmes roulaient sur les joues d’Evie.

—Tout va bien, ma puce. Ne pleure pas.

Si seulement elle pouvait s’en empêcher aussi.

Will avait surpris sa conversation avec Evie. Sa remarque sur Tish et le mot de remerciements lui indiquait au moins cela. Elle essaya de se rappeler ses paroles exactes. Tandis qu’Evie sanglotait, elle se remémora la scène sur la terrasse, donnant le pire tour possible à ses propos, et comprit comment Will en était venu à les interpréter.

Intriguée par le changement d’ambiance dans la salle à manger, Mme Gray vint voir ce qui se passait. Elle vit la chaise vide de Will, enferma Evie dans une étreinte maternelle et demanda ce qui n’allait pas.

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« J’ai l’impression de mourir. » Gwen sécha ses joues, s’efforça de respirer correctement et répondit :

—Mon travail ici vient de prendre fin. Merci pour votre dîner, madame Gray. Je dois faire mes bagages à présent.

—Non ! cria Evie, pleurant de plus belle.

Gwen lui sourit avec gentillesse, espérant désamorcer une nouvelle crise. Mais l’adolescente quitta la pièce en trombe.

—Je le déteste ! Tu entends, Will Harrison ? Je te déteste ! Je te déteste !

Puis la porte de sa chambre claqua, et le son résonna dans l’appartement comme un coup de feu.

—Je suis navrée que vous partiez, Miss Gwen. Vous avez été si bonne pour Miss Evie.

—Merci, madame Gray. Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi.

Elle n’avait pas grand-chose à emballer. Quelques robes, sa trousse de toilette. Son ordinateur portable. Ses manuels de savoir-vivre. Tant mieux. Ces gestes machinaux lui évitaient de devoir faire appel à son esprit bouillonnant.

La douleur dans son cœur la ravageait. Indépendamment de ce qu’il croyait savoir de ses motifs à travailler pour lui, il avait coupé les ailes à leur relation en plein envol.

Soit il avait simplement profité de la situation pour la séduire, soit il tenait moitié moins à elle qu’elle ne tenait à lui. Quoi qu’il en soit, elle s’était fait avoir. Une fois de plus.

Et elle allait le payer cher.

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Chapitre 11Chapitre 11

« Chère Miss Bonnes Manières,

» J’étais avec une bande de mon école et ils disaient des vacheries sur une fille (qui fait partie d’un autre groupe). Cette fille a appris certaines de ces vacheries, et maintenant elle est super fâchée contre moi. Je la connais depuis l’école primaire et on est amies. Je voulais pas la blesser. Comment m’excuser d’un truc comme ça et lui demander pardon ?

Pie Bavarde. »

Gwen soupira. C’est la question à mille dollars de la semaine. « J’aurais bien voulu t’aider, ma biche, mais tu devras te débrouiller sans moi sur ce coup-là. »

Lundi soir, elle avait appelé Sarah pour lui annoncer qu’elle pouvait lui ramener Leticia, et aussitôt fondu en larmes. Après être restée sans voix face à ce brusque revirement de situation, Sarah était arrivée une demi-heure plus tard avec la chatte dans un panier et un pot géant de glace vanille-brownie à la main.

La présence de sa sœur l’avait un peu réconfortée, mais pas assez pour apaiser la douleur vrillée dans son cœur. Le mardi matin, les miaulements de Leticia réclamant sa pitance l’avaient tirée du lit, lui rappelant que la vie continuait.

Gwen s’était jetée dans le travail. Cela faisait passer le temps mais apportait peu de satisfactions. Plusieurs clients potentiels l’appelèrent, mais les mots haineux de Will — « vous n’utiliserez pas plus longtemps ma sœur ou la renommée de mon entreprise à votre profit » — résonnaient dans sa tête et écorchaient sa fierté. De fait,

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les clients en question s’étaient adressés à elle en mentionnant son travail auprès des Harrison — tel que l’avait rapporté Tish.

Elle était sans doute la consultante en étiquette la plus populaire du moment, mais affreusement malheureuse. Et également tout à fait consciente que si Tish venait à apprendre d’autres détails la concernant, sa popularité passerait en un éclair à l’état de néant.

Le mercredi, sa déprime commença à céder le pas à la colère. Will avait tiré ses conclusions sans même lui laisser une chance de s’expliquer. Prise de court par son brusque emportement, elle n’avait pas été en mesure de se défendre.

Certes, rien de ce qu’elle avait dit à Evie sur la terrasse n’était faux, mais il l’avait jugée coupable de machiavélisme sans lui donner l’occasion de justifier ses propos. Il les avait pris hors du contexte.

N’empêche, en admettant qu’elle ait donné à ses mots le sens qu’il leur avait prêté, il la pensait stupide au point d’avouer cela à sa sœur, elle plus que n’importe qui d’autre ?

La colère lui fournit l’énergie de chasser sa culpabilité et cesser de s’apitoyer sur elle-même. Elle n’était pas la seule en tort dans cette histoire. Les prétentions de Will à séparer travail et plaisir s’avéraient nulles. Elle lui en voulait de lui avoir fait gober ça, et elle s’en voulait de l’avoir avalé.

En outre, elle se méprisait d’être tombée amoureuse de lui, et d’avoir bêtement cru que c’était réciproque.

Ces sentiments l’empêchaient d’appeler Will et de tenter de lui expliquer. Il devait bien mal la connaître, pour l’avoir soupçonnée du pire à partir d’une preuve aussi mince. Et elle comptait visiblement peu pour lui s’il était prêt et capable de la chasser de sa vie si simplement, sans un regard en arrière.

Elle se trouvait donc coincée, ne pouvant ni se résoudre à appeler Will et risquer qu’il lui raccroche au nez, ni à avancer et passer à autre chose, car elle l’aimait.

Ce qui la rendait terriblement malheureuse.

Evie lui envoyait des e-mails deux fois par jour, la tenant au courant de ses progrès en français, ses difficultés en géométrie, des essayages de sa robe, et surtout, de l’évolution de sa romance avec

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Peter Asbury. Néanmoins, elle donnait peu de nouvelles de Will, et toujours accompagnées d’une remarque désobligeante. Evie en voulait toujours autant à son frère, et si elle le traitait dans la vie courante avec la même hargne qu’elle mettait dans ses mails, l’ambiance chez les Harrison devait être tendue !

Leticia entra dans le bureau avec une des oreilles de lapin provenant de ses pantoufles. La chatte la déposa aux pieds de Gwen et miaula, fière d’avoir tué la vilaine bête.

—Un cadeau pour moi ? Oh, merci. Et bravo.

La chatte bondit sur ses genoux et se lova en ronronnant de contentement. Gwen lui gratta les oreilles.

—Gentille minette. Toi au moins tu m’aimes.

« Seigneur, je suis en train de devenir une de ces affreuses mémères à chats. Je finirai vieille et seule, entourée d’une meute de félins puants. »

Effondrée, elle s’accorda une bonne dose de crème glacée. Elle n’avait rien de mieux à faire que d’engraisser. Qui s’en souciait, après tout ?

Sur ce, elle éclata en sanglots. Une fois de plus.

Will parcourut les documents que lui avait faxés Paulus, et sentit le poids dans son estomac s’alourdir encore.

Il n’était pas le premier homme avec qui Gwen avait couché pour réussir. Paulus avait fouillé le passé de Gwen. Et découvert quelque chose : David Seymore, son ancien patron et amant. Au téléphone, Paulus avait donné l’impression du plus gros scandale depuis le Watergate, mais en examinant les faits, ça semblait d’une banalité effarante. Gwen avait plutôt été le bouc émissaire du comportement grossier et déplorable de son patron. Peu lui importait l’envergure de ce prétendu scandale, mais apprendre que Gwen avait déjà fait ce coup-là auparavant l’écœurait. Sa première tentative s’était terminée en désastre, mais ne l’avait pas empêchée de tirer profit de la situation quand elle s’était de nouveau présentée. Et cette fois, elle avait réussi son coup — c’était même peu de le dire ! Malgré les ragots, Gwen semblait être retombée sur ses pieds en obtenant une

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sacrée pub.

Il entendit la porte d’entrée claquer. Evie revenait de son dîner chez les parents de Peter. Elle passa devant le salon sans lui accorder le moindre regard et gagna sa chambre.

Cela ne le surprenait pas. En plus du caractère des Harrison, Evie était sacrément rancunière. Depuis le départ de Gwen, elle évitait de lui adresser la parole sauf si c’était indispensable. Mais après trois jours de silence, le bavardage incessant de sa sœur lui manquait. Les repas se passaient sans un mot, et Evie refusait de se trouver dans la même pièce que lui en dehors de ces moments-là.

Lassé de cette impasse, il la suivit et la rattrapa à la porte de sa chambre avant qu’elle puisse la lui fermer au nez.

—Tu vas me faire la tête jusqu’à quand ?

—Tant que tu seras un crétin, répliqua Evie en se jetant théâtralement sur le lit et en lui tournant le dos.

—Gwen se servait de nous deux. Il valait mieux arrêter ça tout de suite, plaida-t-il.

Elle se redressa, les yeux flamboyants de colère.

—Ne dis pas ça. C’est faux !

—Crois-moi, Evie, c’est vrai. Tu penses qu’elle est la première femme à essayer de s’immiscer dans ma vie ? Elle ne sera pas non plus la dernière, va. Tu devrais en prendre de la graine. Les manipulateurs et les aventuriers viendront bien assez tôt tourner autour de toi et de ta fortune. Je regrette juste de ne pas m’en être aperçu à temps. Avant que tu ne t’attaches trop à elle.

« Et moi aussi », ajouta-t-il en son for intérieur.

—Non seulement tu es un crétin, mais un crétin idiot.

—Ça suffit, Evangeline.

—Ne me parle pas comme ça. Tu n’es pas mon père.

Il l’aurait volontiers étranglée.

—Mais je suis ton frère et ton tuteur et tu vis sous mon toit.

—J’aurais préféré aller en pension, finalement, grogna Evie.

—Il n’est pas trop tard, tu sais. Je demanderai à Paulus qu’il me passe les brochures.

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Evie fit une grimace, puis pinça les lèvres.

—Je te déteste !

—Tant mieux. Ça te fera un sujet de discussion avec ton psy quand tu seras plus âgée.

—Je ne comprends pas ce que Gwen te trouvait. Tu es un tel...

—Crétin. Je sais.

Bon Dieu, comment la discussion avait-elle dérapé à ce point ? Décidément, les ados faisaient des ravages sur les neurones adultes. Il inspira et tenta de reprendre le contrôle.

—J’essaye de t’expliquer que Gwen, bien que tu la croies merveilleuse, se servait de nous à son profit. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’elle alimentait elle-même la source de tous ces ragots dans Lifestyles.

—Et moi, je te dis que c’est faux. Elle ne nous utilisait pas et ne fournissait aucune info à Tish, rétorqua Evie.

Bien que l’idée lui déplut, peut-être que révéler à Evie ce qu’il venait d’apprendre l’aiderait à voir la vérité.

—Evie, ce n’est pas la première fois qu’elle faisait ça.

Elle darda sur lui un regard aigu.

—Tu parles de ce qui s’est passé à Washington avec son patron ?

—Tu es au courant ?

—Bien sûr. C’est pas un truc dont elle est fière, mais elle dit qu’il est important de tirer des leçons de ses erreurs.

—Erreurs ? Il ne s’agissait pas d’une erreur. Mais d’un premier exemple de...

Un soupir emphatique l’interrompit.

—Tu sais, Will, j’ai entendu Gwen expliquer à sa sœur qu’avoir une liaison avec toi serait une idée catastrophique. Eh bien je pense qu’elle avait raison.

Là-dessus, elle lui tourna le dos.

—Paulus sera là dans une demi-heure. Change-toi et colle-toi un sourire sur le visage avant qu’il arrive, compris.

Evie se contenta d’un vague « pfff ».

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—Et je te jure, ajouta-t-il, que si tu me traites de crétin ou que tu ne m’adresses pas la parole pendant le dîner, tu vas vraiment regretter de ne pas être allée en pension.

Et à son tour, il claqua la porte de la chambre. A présent, il avait besoin d’un verre.

Au final, il préférait se disputer avec Evie, même si c’était énervant, que de ruminer sur Gwen. Elle s’était payé sa tête et avait fait souffrir Evie au passage. Il se demandait quel était le pire crime des deux.

A en croire la rubrique de Tish, il avait brisé un paquet de cœurs. Le destin se chargeait apparemment de lui rendre la monnaie de sa pièce. Les querelles avec Evie devaient faire partie de sa punition.

Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’elle se comporte correctement pendant le dîner. Il n’avait aucune envie de remettre le sujet sur le tapis devant Paulus.

Avec un soupir écœuré sur la pagaille qu’une petite brune mettait dans sa vie, il alla se changer.

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Chapitre 12Chapitre 12

Afin d’arrêter l’automédication à base de crème glacée avant qu’elle n’entre plus dans ses vêtements, Gwen passa à la thérapie « claque-thune ». Grâce à la remise dont bénéficiait Sarah, elle s’offrit chez Neiman Marcus des draps en satin horriblement chers — le genre dont elle avait pris l’habitude durant ces dernières semaines chez Will. Ce soir, elle dormirait dans le luxe.

Sarah ajouta un sac plein d’échantillons de produits de beauté, dont ses sels de bain favoris.

Elle allait macérer un bon moment dedans. Puis dormir. Cette affreuse semaine prendrait fin, et elle repartirait d’un nouveau pied, quoi qu’elle décidât de faire ensuite.

Ouvrant sa porte, elle bloqua Leticia qui cherchait à s’échapper, et entendit son téléphone au fond de son sac. C’était la sonnerie d’Evie. Comme son grand soir avait lieu dans quelques heures, Gwen avait attendu son appel toute la journée. La pauvre chérie devait être un peu nerveuse. D’ailleurs, elle-même se sentait nerveuse pour elle, mais s’était abstenue de l’appeler, afin qu’Evie n’imagine pas qu’elle doutait de sa capacité à briller ce soir.

—Salut, toi ! Tu es fin prête ? demanda-t-elle.

—Noooon, pas du tout. Je ne vais jamais y arriver...

Evie semblait au bord des larmes.

—Ma puce, qu’est-ce qui ne va pas ?

—Je vais tout rater. Je le sens. J’ai besoin de vous, Gwen. S’il vous plaît, venez avec moi.

Gwen laissa tomber ses sacs par terre et cala mieux le téléphone

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contre son oreille.

—C’est impossible, tu le sais bien. Je ne fais pas partie des donateurs du gala. Et Will serait furieux de ma présence.

—Vous pourriez être mon chaperon, sanglota Evie. Will a une réunion et n’arrivera que tard, oncle Paulus doit y aller plus tôt et je ne peux pas entrer là-dedans toute seule !

—Mais si, tu le peux, chérie. Tu es tout à fait au point. C’est inné chez toi, tout le monde va t’adorer.

—Gwen, je vous en prie, insista Evie, dont la panique augmentait. Je vous en supplie, venez avec moi. J’ai besoin que vous soyez là. Ne me laissez pas seule.

—Evie...

—S’il vous plaît...

Que dire ? Les prières d’Evie lui fendaient le cœur. La pauvre enfant avait toutes les raisons d’être angoissée, et au train où ça allait, elle serait une épave en arrivant au bal.

« Je vais le regretter », songea-t-elle. C’était une mauvaise idée, elle le savait. Bon, cela ne l’avait jamais arrêtée jusqu’ici. C’étaient même des mauvaises idées qui l’avaient mise dans la situation actuelle.

—D’accord. Calme-toi. Tu vas être toute bouffie et marbrée de rouge si tu continues de pleurer.

—Vous viendrez avec moi, alors ? s’exclama Evie avec un soulagement bouleversant.

—Je t’accompagnerai, mais juste un moment, jusqu’à ce que tu te sentes à l’aise.

« Avec un peu de chance, ce sera avant que Will décide de se montrer. »

—Oh, merci, merci, merci, merci, Gwen.

—Remercie-moi en te ressaisissant et en leur en mettant plein la vue ce soir, O.K. ?

« Seigneur, et comment je vais m’habiller, moi ? »

—Promis. Vous serez fière de moi ! jura Evie.

—Je le suis déjà, ma puce. Bon, à quelle heure ?

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—Oncle Paulus m’envoie une voiture à 19 heures. Je demanderai au chauffeur de passer vous prendre en chemin ?

—Ça marche. A tout à l’heure, alors.

—Au revoir, Gwen. Et merci mille fois.

19 heures? Flûte, il était déjà 17 heures passées. Gwen remplit d’une main la gamelle de Leticia et composa un numéro de l’autre. Sarah répondit dès la première sonnerie.

—J’ai besoin d’une robe du soir, lui annonça-t-elle sans lui laisser le temps de placer un mot. Mais pas trop sophistiquée. Plus des chaussures, si possible, à moins que la robe n’aille avec mes escarpins à bride noirs, tu sais, ceux qui ont des brillants incrustés. Ah, et quelques bijoux aussi.

Tout en parlant, elle se ruait vers la salle de bains.

—Gwennie, qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Sarah.

—Écoute, contente-toi de me dénicher tout ça. Et tu pourrais me coiffer ? ajouta-t-elle en s’extirpant de son jean.

—Bien sûr, Gwen. Tout ce que tu voudras. Bon, quel jour t’arrange ? On pourrait en profiter pour une manucure, et...

Gwen coinça le téléphone de manière à pouvoir ôter sa chemise. Elle tourna les robinets de la douche à fond et rectifia par-dessus le vacarme de l’eau :

—Non, tu n’as pas compris. Il me faut ça maintenant. Ce soir. Nom d’un chien, dans cinq minutes à tout casser.

—Hein ? Pourquoi ?

—Trouve-moi une robe et apporte-la vite. S’il te plaît. Je vais au gala de l’hôpital, j’ai moins de deux heures pour me préparer et je n’ai rien à me mettre.

—Au gala ? C’est vrai ? Oh, Gwennie, c’est fantastique ! Donc Will et toi...

—Non. Evie et moi. Écoute, je file sous la douche, dit-elle, interrompant Sarah. Je t’expliquerai quand tu seras là. Grouille, par pitié.

—J’arrive. J’ai justement la robe qui...

—Génial. A tout de suite.

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Puis elle referma le téléphone et le jeta sur la pile de ses vêtements au sol. A un moment donné, entre l’exfoliant et l’épilation, elle se rendit compte que ce n’était pas le bain relaxant qu’elle avait prévu. Et que cette soirée... n’allait pas être la cure de détente et de reprise en main programmée.

Elle remettrait Evie à Paulus, traînerait le temps que l’adolescente s’habitue et comprenne que tout irait bien, puis prendrait un taxi. Une heure, maxi. Avec un peu de chance, Will ne pointerait pas son nez plus tôt que prévu pour lui faire une scène. Son ego ne supporterait pas ses sarcasmes deux fois dans la même semaine.

Son cœur non plus.

—Gwen ! Vous êtes sublime !

Gwen tournoya devant Evie et remercia une fois de plus mentalement Sarah. Sa conseillère particulière en mode était arrivée trois quarts d’heure après son appel, porteuse d’un fourreau bleu nuit et prête à la coiffer. Même la petite voix qui ressassait « Mauvaise idée ! » à l’arrière de son crâne avait baissé d’un ton devant le résultat fourni par Sarah.

—Bon, laisse-moi te regarder aussi.

Comme Evie pivotait à son tour sur elle-même, Gwen eut le souffle coupé.

—Fais-moi confiance, ma belle, c’est toi qui es sublime. Personne ne croirait que tu étais un garçon manqué au look de surfeuse il y a encore quinze jours.

Evie lissa la soie bleu glacier de sa robe. Puis tapota l’échafaudage compliqué de boucles sur sa tête.

—Je sais. Et vous aimez mes cheveux ?

—C’est ravissant. Comme toi. Mais je pense que tes petites nattes africaines me manquent.

—A moi aussi, déclara Evie en soupirant d’un air exagéré.

—Eh bien moi, je vous trouve superbes toutes les deux, s’exclama Sarah en les mitraillant avec son appareil photo, aussi fière qu’une maman avant le bal de fin d’année.

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Cette réflexion suscita une pointe de déception chez Gwen. Si les choses s’étaient passées autrement, elle aurait aidé Evie à se préparer. Au lieu de quoi, la petite s’était habillée toute seule pour son grand soir. C’était injuste.

—Allons-y, déclara-t-elle avec un sourire forcé.

On croisait peu de limousines dans son quartier, et celle garée devant sa porte avait attiré ses voisins stupéfaits. Evie se glissa à l’intérieur, et remarqua :

—Je suis bien contente qu’on se soit entraînées à se tenir, s’asseoir, monter et descendre de voiture avec élégance.

—Tu vois, je te l’avais bien dit.

Evie gloussa, mais sans nervosité. Au contraire, il émanait d’elle une assurance et une grâce juvénile que Gwen aurait aimé pouvoir inoculer à toutes ses débutantes. La gamine stressée qui l’avait appelée deux heures plus tôt avait disparue, remplacée par une splendide jeune femme qui semblait prête à conquérir le monde. Ou au moins Dallas.

Tandis que la limousine ralentissait devant l’hôtel, Evie lui pressa la main.

—Vous guetterez mon signe et vous interviendrez dès que j’aurais besoin de vous, hein ?

—Je ne te quitterai pas des yeux, mais sois sans crainte, tu n’auras pas besoin de moi.

Evie sourit, et son visage illumina l’habitacle de la voiture.

—Encore merci d’être venue avec moi. Ça m’aide.

—Tu vas leur en mettre plein la vue, ma puce.

Un instant plus tard, le chauffeur aida Evie à sortir de la limousine et elle s’avança vers l’assemblée.

Se sentant dans la peau d’une duègne chaperonnant une infante, Gwen marcha dans le sillage de l’adolescente. Elle parcourut la foule du regard, constatant qu’elle connaissait la plupart des gens : débutantes qu’elle avait formées, parents des actuelles et de celles à venir, célébrités locales. La tête haute, Evie sourit lorsque Paulus Heatherton se détacha d’un groupe de piliers mondains et vint à sa rencontre.

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—Evangeline ! Tu es ravissante, ma chère !

Radieuse, Evie lui présenta une joue à embrasser.

—Vous-même avez fière allure, oncle Paulus. Et vous vous souvenez de Gwen, bien sûr, ajouta-t-elle en saisissant la main de Gwen et en l’attirant doucement vers eux.

Gwen se mordit la lèvre devant la mine horrifiée de Paulus. Will lui avait sûrement raconté le pire sur son compte. Se plaquant un sourire sur le visage, elle lança crânement :

—Ravie de vous revoir, monsieur Heatherton.

Paulus se reprit et afficha vite une bienveillance amicale.

—Quelle surprise, mademoiselle Sawyer ! J’ignorais que vous escorteriez Evangeline.

Evie intervint avant que Gwen réplique.

—J’ai dû la supplier de venir, à vrai dire. Je ne serais pas ici ce soir sans l’aide de Gwen, et je voulais qu’elle voie comme je m’en sortais bien, grâce à elle.

Oh, la petite assurait vraiment ! Paulus ne pouvait rien répondre à ça sans passer pour un snob de première classe.

—Je suis certain que Mlle Sawyer connaît beaucoup de monde ici et sera ravie de les saluer. Si vous voulez bien nous excuser, j’aimerais présenter Evangeline à certains amis de son père.

« Ma foi, ça aurait pu se passer plus mal. » Congédiée, elle regarda s’éloigner Paulus et Evie, puis réclama d’un signe une coupe de champagne à un serveur. Peu après, des visages familiers l’entourèrent, ceux de ses anciennes élèves qui l’accueillaient avec effusion et brandissaient sous son nez d’énormes bagues de fiançailles.

Tish Cotter-Hulme ne fut pas longue à la trouver, elle aussi. La petite foule chaleureuse se dispersa rapidement, personne n’ayant envie d’alimenter sans le vouloir sa chronique du lundi suivant. Les cheveux gris de Tish étaient tirés en arrière, révélant son visage remodelé par la chirurgie esthétique, qui bougeait à peine quand elle souriait.

—Chère Gwen, quelle joie de vous voir enfin à une de ces réceptions mondaines !

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Son sourire factice ne leurrait pas Gwen, dont la bonne humeur s’assombrit. Elle tenta de prendre un ton léger.

—Pas de commentaire, Tish. J’ai suffisamment fait votre fameuse page trois ces temps-ci, merci beaucoup.

—Oh Gwen, ne soyez pas si sévère avec moi. On dirait que je ne suis qu’à l’affût d’un article.

En douce, Gwen surveillait Evie, laquelle paraissait pour le moment s’en sortir à merveille. Les amis et relations d’affaires de Bradley Harrison affichaient des sourires enchantés et, comme la plupart avaient des petits-enfants de l’âge d’Evie, Gwen ne serait pas surprise que l’agenda de l’adolescente se remplisse dès la fin de la soirée.

—Si ce n’était pas le cas, rétorqua-t-elle à Tish, vous ne seriez pas plantée là. Pour votre gouverne, il n’y a rien de croustillant à raconter. Vous le savez, j’ai été engagée pour aider Evie à faire la transition entre son ancienne vie et la nouvelle. Comme vous voyez, elle réussit admirablement. Je ne suis ici que parce qu’elle m’a demandé de venir, car elle pensait que cela m’amuserait. Je me suis vraiment attachée à elle au cours de ces dernières semaines, et je suis très heureuse qu’elle se soit si bien adaptée. Perdre ses parents et déménager fait beaucoup pour une si jeune fille, et elle s’en tire extraordinairement bien.

« Voilà, colle ça dans ta page trois, sale fouineuse. »

Tish haussa un sourcil épilé.

—Et Will Harrison ? Vous vous êtes aussi attachée à lui ?

Gwen haussa également un sourcil.

—Je trouve que vous vous êtes assez acharnée sur ce sujet comme ça. Oh, je sais combien la vérité est fade comparée aux présomptions, mais vous n’écrivez que des fadaises ces temps-ci.

A présent, Evie était présentée à la présidente de la Junior Ligue, également directrice de Parkline Academy. Lorsqu’elle rejeta en riant la tête en arrière, Gwen comprit que la soirée serait un succès total. Dans quelques minutes, elle pourrait tranquillement rentrer chez elle.

—Mais vous... commença Tish.

L’inspiration jaillit. Elle prit un ton conspirateur.

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—Tenez, voilà ce qu’on va faire. Vous me dites comment vous avez eu les infos sur mon contrat, et moi, je vous révèle un scoop pour votre article de lundi.

—Quel est votre intérêt là-dedans ? répliqua Tish, méfiante.

—Simple curiosité de ma part.

—Vous êtes prête à violer votre clause de confidentialité juste pour satisfaire votre curiosité ?

Comment connaissait-elle aussi ce détail ?

—Disons que je sais certaines choses sur les Harrison qui ne me feront rien violer du tout.

—Ne me racontez pas de sottises, Gwen. Les rumeurs sont meurtrières dans votre métier.

—Oh, je suis au courant, croyez-moi ! Et grâce à vous.

—Bon. Will Harrison avait une intérimaire pendant que sa secrétaire habituelle était malade. La fille a trouvé votre contrat sur son bureau, avec le chèque. Elle m’a appelée.

Intéressant. Elle s’assurerait que Nancy l’apprenne dès lundi matin. Le service des ressources humaines de HarCorp allait sentir le vent passer.

—Alors, qu’est-ce que vous avez pour moi ? Continua Tish, salivant presque à l’idée du ragot bien salé qu’elle saurait cuisiner en savoureux choux gras.

Gwen réfléchit à toute vitesse, puis se pencha vers la journaliste avec un sourire doucereux.

—J’ai entendu dire que Will Harrison ne sortait plus avec Grâce Myerly.

Tish blêmit.

—C’est tout ? Mais tout le monde sait qu’ils se sont quittés il y a des mois. Vous datez, Gwen.

—Ah bon ? fit-elle, affectant l’innocence. Moi, je l’ignorais. Cela m’a vraiment étonnée.

—Rassurez-moi, vous avez autre chose ?

—Eh bien non. Désolée. Je ne dois pas être aussi intime avec les Harrison que vous l’avez insinué, Tish.

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—Ne me prenez pas pour une idiote. Ça ne vous ressemble pas. Oh, tiens, reprit la chroniqueuse, dont le visage s’éclairait soudain en regardant par-dessus l’épaule de Gwen. Voilà votre patron, maintenant.

Gwen se figea. « Oh non », gémit-elle intérieurement. Pourquoi n’était-elle pas partie plus tôt, au lieu de rester à se bagarrer avec la Hulme ? Elle se tourna et vit Will se diriger droit vers le groupe entourant Evie. Il l’embrassa sur la joue, mais la réponse d’Evie fut plus froide. Par bonheur, il fallait bien les connaître tous les deux pour s’en apercevoir.

S’ensuivirent maintes poignées de main et claques dans le dos. Evie affichait à présent un petit sourire satisfait, et Gwen devina qu’on félicitait Will sur le charme absolu de sa jeune sœur. Puis quelqu’un dit quelque chose, suscitant un regard provocateur d’Evie à l’attention de Will, qui se raidit.

Il sait que je suis là.

Lorsqu’il commença à balayer la foule des yeux, Gwen comprit qu’il la cherchait. Or elle n’avait aucune envie que leur première rencontre ait lieu ici, au milieu de cette foule. Elle ne savait pas encore quoi lui dire.

—Je me demande qui il cherche ? ironisa Tish.

Gwen sursauta. Elle avait complètement oublié la journaliste, et son ton insidieux lui donna envie de la gifler.

—Hum, je n’en sais rien, Tish, marmonna-t-elle, avant d’ajouter, pressée de s’éloigner de cette vipère : si vous voulez bien m’excusez, je vais aller remplir mon verre.

Sans attendre sa réponse, elle fila vers le bar, traversant la piste de danse où des couples évoluaient au son de l’orchestre, souriant à des gens comme si de rien n’était.

Elle inspira à fond, s’efforça de calmer les battements de son cœur. Elle n’était pas prête. Pas prête à le voir. Sa poitrine lui faisait mal, et elle oscillait entre le désir de le frapper et celui d’aller se cacher aux lavabos. Il était trop tard pour quitter les lieux, bien que ce fût la solution la plus simple. Même si personne ne croyait les commérages de Tish sur une romance entre eux, tout le monde était au courant de leurs relations professionnelles. La bonne éducation exigeait au moins qu’elle lui parle.

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Parfois, l’étiquette tombait vraiment mal.

Le barman lui tendit une nouvelle coupe de champagne, mais la gorgée qu’elle but avidement lui parut amère.

—Gwen ? Vous êtes toute pâle. Ça va ?

Il lui fallut un instant pour reconnecter son cerveau et voir qui lui parlait. Il s’agissait de Megan Morris, l’ancienne débutante qui lui avait donné son surnom de Miss Bonnes Manières, et qui la dévisageait avec inquiétude.

—Oui, ça va mieux, Megan, mentit-elle. J’avais juste un peu chaud dans l’autre salle.

—C’est un peu la cohue là-dedans. En plus, j’ai remarqué que Tish Cotter-Hulme vous a coincée un moment. Ça suffirait à donner un coup de chaud à n’importe qui.

Elle lui sourit, et le cœur de Gwen commença à retrouver un rythme normal.

—Bon, reprit Megan, venez avec moi, il y a des gens que j’aimerais vous présenter.

Impossible de refuser, aussi se laissa-t-elle conduire vers des personnes de son âge, avec lesquelles elle échangea des propos futiles. Elle tenta de garder un œil sur Evie, au cas où, mais celle-ci avait pris ses marques et se lançait sur la piste de danse. Elle se détendait à peine lorsqu’elle vit du coin de l’œil Will s’approcher de leur groupe.

Comme ses interlocuteurs l’accueillaient chaleureusement, elle se crispa de nouveau. Puis Will se tourna vers elle.

« Il ne fera pas de scène en public », se rappela-t-elle tout en se préparant à l’affronter.

—Gwen, je ne m’attendais pas à vous voir ici.

Son cœur se serra à la froideur de son ton, bien que poli. Elle observa les gens autour deux, mais personne ne semblait avoir remarqué quoi ce soit d’anormal.

—Cela s’est fait à la dernière minute, expliqua-t-elle. Evie m’a demandé de venir. Je suppose qu’elle passe un bon moment, puisque je n’ai pas eu l’occasion de lui adresser la parole depuis notre arrivée.

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—En effet, elle semble bien s’amuser, et les amis de mon père sont sous le charme. Je peux vous parler un instant ?

—Bien entendu. Excusez-moi, ajouta-t-elle à l’attention des autres, espérant qu’ils ne trouvent rien d’anormal au comportement de Will.

—Je peux savoir ce que tu fiches ici ? gronda-t-il.

Au temps pour le ton poli. Il était devenu glacé.

—Paulus devait arriver plus tôt, toi plus tard, et Evie ne voulait pas faire son entrée toute seule. Vous n’auriez pas dû la laisser dans une telle situation. Je ne pouvais pas lui refuser une chose aussi simple et compréhensible.

La venue du directeur de l’hôpital les interrompit, et elle l’écouta avec un sourire courtois remercier à profusion Will et HarCorp pour leur généreux soutien financier.

Lorsqu’il les laissa, Will la saisit par le bras.

—Allons danser.

—Quoi ? glapit-elle.

—Du calme. J’aimerais continuer cette conversation sans être dérangé, et le seul endroit où ça me paraît possible est cette satanée piste de danse. Alors allons-y.

Gwen réussit à le suivre jusqu’à ce qu’il trouve une place au milieu des danseurs et la prenne dans ses bras.

Son ventre se noua, et tout son corps lui fit mal en le sentant si proche. Son smoking le rendait encore plus beau que d’habitude, soulignait ses épaules larges, sa musculature élancée et sa haute taille. Elle respira son eau de toilette, et posa sur son épaule une main qui brûlait de caresser la peau douce si proche. C’était une véritable torture.

Si Will s’en rendit compte, il n’en montra rien et, de toute évidence, ne ressentait pas la même chose. Il garda une distance convenable entre eux, et poursuivit leur discussion.

—Ainsi, il s’agissait de l’idée d’Evie.

—Évidemment. Pourquoi je serais ici, sinon ?

Gwen coula un regard autour d’eux. Jusqu’ici, personne n’avait l’air de prêter d’attention particulière à leur présence sur la piste,

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mais encore une fois, compte tenu de leurs relations professionnelles, cela n’avait rien de surprenant.

Du moins, elle l’espérait.

—Je comprends Evie, répliqua Will en suivant la musique avec aisance. Elle te défend bec et ongles.

Gwen se raidit.

—Je n’ai rien fait qui justifie qu’on me défende.

Il ignora son commentaire.

—Te faire venir est une tentative à peine voilée de sa part pour nous obliger à nous réconcilier.

—Tu crois que je...

—Je ne veux même pas essayer de savoir comment tu fonctionnes, Gwen, la coupa-t-il d’un ton méprisant.

—C’est injuste ! protesta-t-elle, se figeant.

—Continue à danser, ordonna-t-il en lui serrant la taille. Tu ne vas pas faire une scène devant tout ce monde, si ?

Elle fulminait, mais il avait raison. Jamais elle ne se disputerait avec lui en public. Elle força ses pieds à bouger. Le morceau ne durerait encore que deux minutes, ensuite elle pourrait quitter les lieux sans trop attirer l’attention.

—Alors, tu nies avoir pris ce travail avec Evie uniquement pour gagner des affaires supplémentaires ?

—Cela s’appelle du bon sens professionnel, Will. Chaque dirigeant espère que le contrat en cours en amènera d’autres. Ne me dis pas que toi, tu ne le comprends pas.

—En général, il s’agit de contrats dans le même domaine, rétorqua-t-il. Tu as décidé d’utiliser ma sœur pour t’introduire chez HarCorp. J’ai vérifié, Gwen. Le service des ressources humaines avait un dossier avec tes propositions.

—Je ne nie pas avoir approché HarCorp par le passé.

—Et en fait, je t’ai offert la chance de t’infiltrer.

—Mais je n’en ai jamais profité ! J’ai accepté de travailler avec Evie, et je l’ai fait. C’est toi qui es venu me proposer ce boulot de conseil avec les Japonais !

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—Ce qui était exactement ce que tu voulais.

—Bien sûr. C’était le genre d’occasion que j’attendais depuis des années. Je répète, dit-elle en le voyant serrer les mâchoires, que j’ai fait pression sur HarCorp, pas sur toi.

—Ce n’était pas la peine. Il t’a suffit d’entrer dans mon lit pour obtenir ce que tu désirais.

« Assez, maintenant. » Pareille insulte lui donnait envie de le gifler. Elle se plaqua un sourire factice sur le visage afin de ne pas alerter l’assistance.

—Tu es une belle ordure, Will Harrison, siffla-t-elle. Tu n’es pas le seul à savoir séparer le travail du plaisir, tu sais. Et juste pour te rafraîchir la mémoire, je te rappelle que c’est toi qui es entré dans mon lit.

—Tu n’as toujours pas répondu à ma question.

—Qui était ?

—Est-ce que tu as pris le boulot avec Evie afin de mettre un pied dans HarCorp ?

—Absolument pas...

Elle s’interrompit, repensant à ce jour dans le bureau de Will. Elle s’était presque persuadée d’accepter ce contrat pour l’éventuel tremplin vers HarCorp avant de connaître l’histoire complète d’Evie et de se décider. Mais cet instant avait été si fugace, et elle s’était si vite attachée à Evie...

Will remarqua sans doute son hésitation, et le prit pour un aveu de culpabilité. Elle vit son regard s’assombrir et comprit que quoi qu’elle dise, elle était condamnée.

—Et à quel moment coucher avec moi est entré dans tes plans d’expansion professionnelle ?

—Si tu te souviens bien, je t’ai dit que ce serait une mauvaise idée, riposta-t-elle.

—Les choses ont l’air d’avoir plutôt bien tourné pour toi. Mais il est vrai que tu as acquis un certain savoir-faire, hein ?

Elle en eut le souffle coupé. Faisait-il allusion à David ? Son ton sarcastique était déjà une réponse. Comment était-il au courant ? Mon Dieu, tout cela tournait à l’horreur !

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—Tu as failli réussir ton coup, reprit Will. Si tu n’avais pas été trop sûre de toi, tu m’aurais encore plus exploité.

Elle s’arrêta de danser, consciente des regards qu’ils attiraient, mais peu lui importait désormais. Rien dans son éducation ou ses études ne lui servait devant le fait d’être traitée de garce opportuniste.

Habituée à ce que Will la considère avec gentillesse et un sourire craquant, sa dureté de ce soir lui brisait le cœur. Mais lorsqu’il eut un rictus moqueur, elle eut envie de hurler.

—Tu es bonne à ce petit jeu, mais pas tant que ça, conclut-il enfin avant de tourner les talons et de la planter là, seule sur la piste de dance, anéantie et choquée.

Evie apparut dans son champ de vision, livide, les yeux écarquillés. Horrifiée, Gwen examina l’assistance. Si la plupart des gens feignaient une attitude nonchalante, comme si rien ne venait de se passer, le langage des corps lui indiqua que chacun avait vu Will la laisser en plan. Et nul besoin de boule de cristal pour deviner la suite. Une femme en robe rouge se pencha vers sa voisine et chuchota à son oreille. Tous ceux qui n’avaient pas assisté à l’acte grossier de Will l’apprendraient en un rien de temps.

Écarlate, mortifiée, Gwen quitta la piste de danse en essayant de garder la tête haute. Elle essaya même de sourire mais cela ne marcha pas. Les mines choquées ou compatissantes le lui démontrèrent.

L’orchestre parut percevoir le besoin de changer au plus vite d’ambiance et attaqua un morceau endiablé. Gwen se faufila entre les couples et chercha la sortie.

Tish l’arrêta au passage, et lâcha avec un sourire mauvais :

—Vous m’aviez promis quelque chose de chouette pour ma rubrique de lundi, et vous me l’avez fourni. Merci !

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Impossible de riposter par une remarque concise et bien élevée. De toute façon, rien de ce qu’écrirait Tish ne serait plus humiliant sur le plan personnel ni accablant sur le plan professionnel que la scène qu’elle venait d’offrir à tout le monde.

—Allez vous faire voir, Tish.

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Elle ne prit pas le temps de savourer l’expression offusquée de la journaliste, et choisit de faire sa sortie sur cette apothéose.

Le portier héla un taxi, à qui Gwen aboya son adresse. Durant le trajet, elle se plongea dans ses pensées.

Jamais elle n’aurait dû laisser Evie l’embarquer au gala de l’hôpital. A la lumière de ce qu’avait dit Will sur les velléités d’entremetteuse de l’adolescente, elle se demandait même si sa crise de panique n’avait pas fait partie de son complot.

« Je n’apprendrai jamais, hein ? » La débâcle de ce soir lui prouvait à quel point elle était stupide. Au moins les retombées ne se feraient-elles pas attendre. Tish contribuerait à répandre la nouvelle auprès de tous ceux qui ne se trouvaient pas au bal — et à voir son air, Gwen allait payer cher sa dernière réflexion. Dès lundi après-midi, son humiliation serait totale. Et si ses clients avaient été au bord de la laisser tomber lors de la première bouffée de scandale quinze jours plus tôt, le fait qu’elle soit désormais brouillée avec les Harrison l’évincerait définitivement de leur cercle.

Des larmes brûlaient sous ses paupières. Pourvu qu’il reste de la crème glacée dans son freezer.

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Chapitre 13Chapitre 13

Evie le traitait par un silence total, et Will avait quasiment l’impression de vivre de nouveau seul. Si lors du bal, elle avait donné le change, ne lui jetant que quelques regards noirs après le départ de Gwen, elle s’était complètement fermée durant le trajet du retour. Remarques, questions, tentatives de conversation banale, tout se heurtait à un mutisme absolu. Jamais dans sa vie on ne l’avait ignoré à ce point. Elle s’était ruée dans sa chambre sans un mot, et depuis, n’en sortait que pour les repas. Mme Gray ne travaillait pas le week-end, et Will errait comme une âme en peine dans l’appartement.

Cela le rendait fou.

Il travaillait dans son bureau, la porte ouverte au cas où Evie déciderait de faire une trêve. Même si c’était l’occasion de rattraper son retard dans les documents qu’il avait délaissés depuis deux semaines, il puisait peu de réconfort dans le travail. Sans compter que le plus gros concernait sa prochaine réunion avec les Japonais, laquelle réunion le faisait penser à Gwen.

Il avait été estomaqué de la voir au gala de l’hôpital. Il s’était habitué à ses tenues décontractées — jean moulant délavé ou robe bain-de-soleil en corolle autour de ses jambes sublimes. Il s’était même habitué à ses tailleurs mal fagotés de Miss Bonnes Manières, qu’elle persistait à porter. Mais Gwen en mondaine, les cheveux relevés pour exposer la ligne exquise de son cou, dans une robe bleue brodée de perles, juste assez décolletée pour rester classique tout en le faisant saliver... voilà qui l’avait scotché sur place, le sang en ébullition.

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Il tenta de chasser l’image de Gwen de son esprit et de se concentrer sur le travail préparatoire qu’ils avaient réalisé pour la réunion. Il devait reconnaître, même à contrecœur, quelle était davantage qu’un joli visage et un corps superbe : un excellente professionnelle. Toutes les notes de Gwen, qui allaient de l’ordre de présentation des participants aux schémas montrant où chacun devrait être placé à la table de conférence, étaient d’une précision incroyable. Des annotations en marge de sa synthèse, rédigées de son écriture soigneuse, démontraient quelle comprenait autant les aspects humains que commerciaux d’une réunion réussie.

Lorsqu’il parvint à la page où elle suggérait quelle couleur de cravate lui et ses directeurs généraux devraient porter, il éclata de rire. Aucun détail ne lui semblait superflu !

Il se demanda si Gwen offrait cette qualité de service à tout le monde. Si c’était le cas, ses honoraires étaient trop bas. En repensant à certaines réunions ou manifestations antérieures, l’expérience de Gwen aurait été utile à HarCorp. Bizarre que les ressources humaines n’aient jamais donné suite à aucune de ses propositions...

« J’ai fait pression sur HarCorp, pas sur toi. »

Les paroles de Gwen résonnèrent dans sa tête. Cela au moins avait été la vérité.

Pour être honnête avec lui-même, il méritait sans doute le régime de silence que lui imposait Evie. Il avait été d’une grossièreté invraisemblable avec Gwen vendredi soir. Un de ses cours à Evie lui revint à la mémoire : « Tu n’es pas obligée d’être chaleureuse, ni gentille. Mais tu dois être polie. Rien n’excuse un comportement carrément grossier. Peu importe à quel point tu es fâchée. »

Il s’était laissé emporter par la colère, et voilà où cela l’avait mené. Gwen l’avait blessé, et il avait voulu lui rendre la monnaie de sa pièce. Elle l’avait utilisé au profit de ses propres ambitions — en tout cas, il l’avait cru. Durant les nuits suivant son départ, il était revenu sur les événements des jours et semaines précédents, se demandant s’il n’avait pas tiré des conclusions hâtives. Mais tomber sur elle au bal de charité avait ravivé sa colère. Il ne voyait qu’une femme de plus se servant de son nom — ou en l’occurrence, des sentiments d’Evie — pour son propre bénéfice. Aussi l’avait-il accostée et attaquée à boulets rouges avec ses pires soupçons.

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L’expression de Gwen quand il l’avait plantée sur la piste de danse le poursuivrait longtemps. Quoi qu’elle ait fait d’autre, quelles que soient les raisons pour lesquelles elle avait travaillé pour lui, elle n’avait pas couché avec lui dans un intérêt professionnel. Personne ne pouvait simuler le choc et la douleur qu’il avait vus dans ses yeux.

Mais si elle était innocente et ne les avait pas manipulés, Evie et lui, alors pourquoi ne s’était-elle pas défendue ? Elle n’avait jamais hésité à le prendre à partie. Tandis que ce soir-là, elle avait quitté les lieux sans un mot, et depuis, n’avait pas cherché à prendre contact avec lui. En principe, son silence devrait indiquer qu’elle était coupable à tous points de vue.

Mais à présent qu’il était calmé, il se rendait compte qu’il ne pouvait avoir aussi mal jugé le personnage de Gwen. Son instinct le trompait rarement. En fait, blessé dans ses sentiments, il avait réagi sans réfléchir, par défense.

Ce qui signifiait qu’il risquait d’avoir cette fois tout gâché, et fait fuir la seule femme qu’il ait jamais eue dans la peau.

Autrement dit, il était vraiment le crétin qu’Evie l’accusait d’être.

—J’espère que tu es content maintenant, Will.

Les premiers mots d’Evie depuis vendredi soir lui explosèrent au visage alors qu’il entrait dans la cuisine prendre une dernière tasse de café avant de partir au bureau. Elle se tenait devant un bol de céréales et le dernier numéro de Dallas Lifestyles.

Le terme était on ne peut plus erroné. Content n’entrait pas dans son répertoire émotionnel ces temps-ci. Mais quelque chose avait enfin brisé le silence de sa sœur, même si elle restait en colère. Il remplit sa tasse et répliqua :

—Bonjour à toi aussi. Je suis heureux de constater que tu me reparles.

Evie eut un reniflement dédaigneux.

—A peine. Je vais à mon cours de tennis. Tiens, ajouta-t-elle en poussant vers lui le journal déployé sur le comptoir. Tu devrais être fier de toi.

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Elle quitta la pièce en trombe puis il entendit la porte d’entrée claquer.

Il sirota son café tout en lisant pour la première fois de sa vie la rubrique mondaine. Comme prévu, l’article relatait qui portait quoi et autres potins sur le gala de l’hôpital, mais passait très rapidement à un sujet bien plus croustillant.

« J’ai beau détester l’expression “Je vous l’avais bien dit”, elle n'en est pas moins vraie s’agissant du cas Miss Bonnes Manières/Will Harrison, que je suis avec attention depuis ces deux dernières semaines. Bien qu’on ait protesté du contraire de tous côtés, je n’en démordais pas en affirmant qu’il se passait quelque chose entre Gwen Sawyer et Will Harrison lorsqu’elle a emménagé chez lui. Les choses ont certainement pris un tour intéressant, et l’actualité les éclaire sous un nouveau jour. D’abord, il paraîtrait que Gwen a déménagé de manière très soudaine la semaine dernière, et que les relations “amicales” de part et d’autre se sont considérablement refroidies. Le fait de ne plus les apercevoir ensemble en ville semble le confirmer. L’arrivée de Miss Bonnes Manières en compagnie d’Evangeline Harrison au gala de l’hôpital aurait pu tout remettre en question, mais la confrontation Sawyer/Harrison dont bibi a été témoin, ainsi que les trois cents autres invités du bal, n’était rien de moins qu'une prise de bec entre amoureux. Personne n’a pu me rapporter ce qui s’est dit, mais une chose était parfaitement claire quand Will a planté Gwen toute seule au milieu de la piste de danse : ses services, quelle que soit leur nature, n'étaient plus nécessaires ni bienvenus. On dirait que Miss Bonnes Manière a perdu la formule magique. »

Écœuré, il poursuivit sa lecture. Tish Cotter-Hulme était un vampire assoiffé de sang — surtout celui de Gwen, pour une raison quelconque. Tandis qu’elle réduisait au minimum les hypothèses sur le côté de l’histoire qui le concernait, Gwen était traînée dans la boue tant sur le plan personnel que professionnel.

Pas étonnant qu’Evie ait brisé son vœu de silence juste pour le condamner. Si Gwen avait bénéficié de retombées lors des précédentes rumeurs, celles-ci seraient terribles.

Le dernier paragraphe attira son attention.

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« Toute la bonne société a enfin rencontré l’insaisissable Evangeline Harrison au gala de l’hôpital, et elle représente la famille Harrison avec style et classe. Evie, comme l’appellent ses proches et ses amis, est une bouffée d’air frais et une charmante jeune fille. Revêtue de soie bleu azur... »

Non qu’il ait douté du succès d’Evie, mais il était inscrit là noir sur blanc, à la portée de tous. Evie aurait dû se réjouir de ces commentaires élogieux et s’amuser de briller dans la rubrique mondaine. Mais l’adolescente n’avait pas dit un mot là-dessus. Après la mise à mort de Gwen dans le paragraphe précédent, il comprenait pourquoi.

Les embouteillages matinaux lui donnèrent le loisir de réfléchir. Plus il le faisait, plus il soupçonnait qu’il avait non seulement jugé Gwen durement et injustement, mais aussi aggravé le problème en l’humiliant en public.

Il aurait volontiers tordu le cou de cette faiseuse de ragots. Même si ses hypothèses étaient justes, Tish n’avait pas à les rendre publiques. De plus, ses attaques vicieuses contre Gwen dépassaient le simple désir de faire vendre. Elles étaient personnelles ; Gwen avait fait de cette femme son ennemie, d’une façon ou d’une autre.

Légalement, il ne pouvait pas faire grand-chose, vu que la médisance n’était pas un crime, et il ne ferait qu’envenimer la situation en passant un coup de fil au journal. Mais le département juridique de HarCorp trouverait sûrement un moyen de leur attirer assez d’ennuis pour que cette commère y pense à deux fois avant de calomnier de nouveau Gwen. Cela la tiendrait aussi à l’écart d’Evie.

L’idée de jeter ses gens sur Tish Cotter-Hulme et les ordures de son espèce lui procura un immense sentiment de satisfaction. Sentiment qui lui fit prendre conscience d’un fait qu’il n’était pas encore prêt à assumer.

Il n’avait pas Gwen uniquement dans la peau.

—Cesse tout simplement de répondre au téléphone, Gwennie.

« Dans ce cas, tu cesseras de téléphoner aussi ? » Gwen ne

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manifesta pas son agacement à voix haute, car elle savait que Sarah ne cherchait qu’à l’aider et la consoler en l’appelant toutes les dix minutes.

Mais sa sœur n’était pas responsable de la migraine qui la martelait, aussi Gwen puisa-t-elle dans ses ultimes réserves de patience pour l’écouter une fois de plus.

—Je ne peux pas ne pas décrocher, Sarah. Mon silence serait perçu comme un aveu de culpabilité. Si je veux sauver ce qui reste de ma réputation et de mon boulot, je dois fournir des explications convenables aux accusations de Tish. Au moins, conclut-elle en voyant l’arrivée d’un nouveau message dans sa boîte aux lettres, je peux répondre avec le même copier-coller aux mails que je reçois.

Dire que la matinée avait été infernale était un doux euphémisme. Si elle parvenait à rappeler à tout le monde combien Tish aimait donner des proportions démesurées au plus minuscule des problèmes, et donc faire apparaître sa « confrontation » avec Will comme sortie du contexte juste pour l’effet dramatique sur le papier, elle pourrait peut-être conserver sa carrière intacte. Par chance, nombre de ses clients avaient eux-mêmes été à un moment donné traînés dans la boue par Tish, et ils se montraient compatissants à l’égard de Gwen. Quelques commentaires soigneusement formulés et un ton détaché facilitaient les choses.

L’aspect infernal de la matinée venait donc plus de son chagrin que de l’article de Tish. Certes, ses nerfs étaient mis à rude épreuve, mais c’était l’allusion permanente à Will qui la faisait souffrir.

—Tu tiens le coup, Gwennie ?

—Mieux que toi, on dirait.

—Je ne peux pas m’empêcher de m’inquiéter pour toi.

Sarah semblait au bord des larmes, et Gwen regretta aussitôt la sécheresse de son ton.

—Je sais, et ça me touche, Sarah. Mais ça ne change rien.

—Appelle-le. Appelle Will et explique-lui.

—C’est que je voulais faire, au début, expliqua Gwen. Mais je n’ai pas eu le courage. Et maintenant, je suis en colère. Attends, il tire des conclusions dans son coin et me fait une scène, il se comporte comme un imbécile et m’humilie en public, et pourtant c’est moi qui

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me prends tous les coups de griffe ? Même s’il a droit à une explication, je n’en ai plus envie. Je ne suis même pas sûre de vouloir encore lui adresser la parole.

—Je ne te crois pas une seconde.

—Tu verras.

Un autre e-mail annonça son arrivée, et elle vit le nom de la présidente de la Junior Ligue sur la ligne de l’expéditeur. Elle grimaça, ferma sa messagerie et se rendit dans la cuisine.

—Alors, reprit Sarah, tu préfères t’éloigner de ce qui pourrait bien être l’homme que tu as attendu toute ta vie à cause de ça ?

Gwen ne savait quoi répondre. Leticia se frotta contre sa cheville tandis qu’elle se versait une énième tasse de café.

—Au moins, quand David m’a abandonnée à mon triste sort, il avait une raison de le faire — même s’il s’agissait d’une raison égoïste. En plus, ma naïveté n’a rien arrangé. Mais là... il n’y a aucune excuse. Will n’a pas confiance en moi. Il m’a crue capable du pire, m’a jugée et condamnée sur une preuve nullissime et ensuite humiliée en public.

Elle s’était laissé guider par son cœur et ses hormones, embarquée par Will. Mais elle devait se rendre à l’évidence, et cela la tuait. Son cœur et sa voix se brisèrent.

—Il n’est pas celui que j’ai attendu toute ma vie.

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Chapitre 14Chapitre 14

—Monsieur Harrison, je crains qu’il y ait un problème.

Will releva la tête des rapports trimestriels de HarCorp et vit Nancy penchée à la porte séparant leurs deux bureaux, le visage préoccupé.

—Dites-moi qu’il ne s’agit pas de Kiesuke Hiramine, la réunion, ou quoi que ce soit de japonais, ironisa-t-il.

L’avion d’Hiramine avait déjà décollé, et il arriverait avec son équipe le lendemain. Tout était en place pour la réunion de vendredi, du hall d’entrée fleuri à la table de conférence briquée comme un miroir.

—J’ai bien peur que si.

Nom d’un petit vélo...

—Qu’est-ce qui se passe, Nancy ?

—Il y a deux semaines, vous m’avez demandé de vous trouver un spécialiste en culture et affaires asiatiques pour vous épauler sur la réunion. Lorsque vous avez engagé Mlle Sawyer comme conseil, j’avais supposé qu’elle serait présente et que vous n’auriez besoin de personne d’autre — Nancy prit une grande inspiration avant de poursuivre : je me suis rendu compte lundi que ce ne serait plus le cas, mais j’ai beaucoup de mal à trouver un remplaçant en si peu de temps. J’ai bien déniché un traducteur qui est disponible vendredi, mais ses compétences ne vont pas au-delà.

Nancy ne se tiendrait pas devant sa porte si elle pensait qu’un traducteur ferait l’affaire, et elle ne lui sortirait pas tout ce laïus si elle n’avait pas une solution en tête. Il lui fit signe d’entrer et recula

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dans son siège.

—Alors, qu’est-ce que vous proposez ?

—Faire revenir Mlle Sawyer est la solution la plus simple et la plus évidente. Elle connaît déjà bien la situation et a certainement toutes les capacités nécessaires. A moins, bien entendu, que votre..., hum, relation personnelle avec elle ne rende cette option hors de question.

—Je vois.

Oui, Gwen était LA solution évidente. La question était : accepterait-elle ?

—Je dois rappeler le traiteur, donc je vous laisse décider. Faites-moi savoir si vous voulez que je téléphone à Mlle Sawyer ou que je réserve simplement M. Michko comme traducteur.

Will tapota son stylo sur le bureau. Réembaucher Gwen résoudrait sans aucun doute son problème professionnel immédiat. Et aurait également d’autres bénéfices. Ça ne dégèlerait peut-être pas complètement Evie, mais elle risquait de s’adoucir un peu. Cela aiderait aussi Gwen à contredire les ragots autour d’elle et de son activité. Revenir travailler pour HarCorp ferait de ce qui s’était passé au gala de l’hôpital un incident mineur sorti de son contexte — personne ne croirait au pire si lui et HarCorp la considéraient toujours comme la personne adéquate pour cette mission.

Et enfin, plus important, cela lui donnerait une excuse pour la revoir.

A défaut de réparer le gâchis de sa vie personnelle, il pourrait régler leurs ennuis professionnels mutuels rien qu’en brandissant un rameau d’olivier. Les affaires, c’était son rayon, et faire appel à Gwen serait un choix professionnel sensé et bénéfique aux deux parties.

Il cliqua sur « nouveau message » et sélectionna ses mots avec soin. Ce qui arriverait ensuite... eh bien, cela dépendrait vraiment de Gwen. Lui garderait l’esprit ouvert et optimiste.

Gwen,

La réunion avec Hiramine se tient toujours vendredi à 13 heures. Après tout le travail préparatoire que tu as réalisé sur ce projet,

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j’imagine que tu aimerais le mener à terme. Tes compétences seraient utiles à HarCorp pour que cette réunion soit une réussite, et je considérerais comme une faveur professionnelle que tu acceptes de mettre nos différends de côté et d’y assister comme prévu au départ.

Gwen étudiait le visage de Sarah pendant qu’elle lisait une sortie papier du mail de Will. Elle attendait son verdict en tambourinant avec impatience sur l’antique table de sa salle à manger. Sa sœur avait prévu un dîner « retour sur terre » excluant toute mention du nom de Will. Raté, depuis que Gwen avait sorti son mail. Elle avait besoin d’échanger des avis sur ce rebondissement, mais nom d’une pipe, comme Sarah était lente à lire !

—Alors, qu’est-ce que tu en penses ?

Sarah tourna la feuille, comme si le verso en disait davantage, puis lui lança un regard stupéfait.

—C’est tout ? Pas d’explication ? Ni de coup de fil ?

—Rien. C’est tombé sur ma messagerie cet après-midi.

Elle soupira et repoussa les pommes de terre sur son assiette. Certes, elle appréciait les efforts de sa sœur, mais ce soir, elle n’avait guère d’appétit.

—Tu crois qu’il s’agit d’une sorte de tentative de réconciliation ? demanda Sarah en lui rendant le mail.

Gwen effleura les mots imprimés des doigts, comme si la réponse s’y trouvait, inscrite en braille.

—Je ne sais pas quoi croire. Raison pour laquelle je n’ai pas encore répondu. D’un côté, il me rappelle presque mes obligations contractuelles, ce qu’il est parfaitement en droit de faire, mais la semaine dernière, mon contrat semblait n’avoir aucune importance. Et de l’autre...

Sarah opina.

—Pas facile de dire ce qu’il pense, en fait.

—Impossible, même, marmonna Gwen en ôtant l’agaçant e-mail de la table.

—Je veux dire, le message est tellement vague, poursuivit Sarah.

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Je n’arrive pas à déterminer si c’est uniquement professionnel ou s’il essaye de s’excuser.

—Bienvenue dans mon monde.

—Tu vas le faire ?

—Je n’en sais rien. J’ai bien signé un contrat, mais je n’ai pas encore été payée. Si je n’allais pas jusqu’au bout, je ne remplirais pas les termes de ce contrat, mais à part perdre le chèque, le préjudice professionnel ne peut pas être pire. Il va faire quoi ? Refuser de me fournir des références ? Peuh, de toute façon, on est loin de m’en réclamer pour le moment !

Le regard direct de Sarah la cloua sur son siège.

—Mais tu as envie de le faire. Sur le plan purement professionnel, j’entends.

—Oui. C’est sûr. Ce serait chouette de suivre ça de bout en bout, et ça ferait une jolie plume à mon chapeau. En plus, ça montrerait qu’indépendamment de ce qui se passe par ailleurs, je continue de pouvoir travailler.

—Ce qui n’avait pas été le cas auparavant ?

—Auparavant on ne m’en a pas donné la possibilité. Quand le scandale a éclaté, j’étais partie avant que les autres projets sur lesquels je travaillais se concrétisent.

—C’était entièrement ta faute. Tu as laissé David...

Elle n’avait pas besoin que Sarah lui rebatte les oreilles avec ça.

—Oui, je sais, la coupa-t-elle. Je le sais maintenant. Ce qu’il y a, c’est que personne n’a encore vu de quoi je suis vraiment capable. Si j’arrive à garder ma réputation intacte les deux prochaines semaines, le succès de cette réunion pourrait m’ouvrir bien des portes supplémentaires.

—Et sur le plan personnel ? demanda Sarah.

Voilà cette fichue migraine qui revenait...

—J’en ai envie, et en même temps pas du tout. J’aime cet homme, mais je ne vais pas aller là-bas pour qu’il me blesse de nouveau. Me trouver dans la même pièce que lui serait un cauchemar.

Sarah hocha la tête en signe de compréhension.

—Mais je sais aussi combien cette réunion est importante pour

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lui, continua Gwen, et je ne le hais pas assez pour souhaiter qu’il se plante.

Elle soupira, rongée par l’indécision.

—Tu vas y aller, Gwennie, n’est-ce pas ? Tu as tout à y gagner. Ce serait une excellente décision sur le plan professionnel, et pour ton compte en banque aussi. Tu dois le faire parce que c’est une bonne chose pour toi, pas parce que tu es amoureuse de lui.

—Oh, je n’envisage pas de le faire parce que je l’aime. Au contraire. Il m’a accusée de me servir de lui. A présent, on dirait que c’est lui qui se sert de moi. Alors chacun se servira de l’autre et nous en sortirons gagnants tous les deux.

—Et si cette offre dépasse l’aspect professionnel ?

Gwen haussa les épaules.

—Rien ne me dit que ce soit le cas, et je refuse de me bercer de nouvelles illusions.

—Tu as raison, ma chérie, répliqua Sarah en lui tapotant la main. Mais n’en rejette pas complètement la possibilité.

—Je suppose que ma décision est prise, hein ?

—Ça m’en a tout l’air.

—Je peux t’emprunter ton ordi une minute ?

Sarah haussa un sourcil.

—En plein milieu du repas, Miss Bonnes Manières ?

—C’est Miss Bonnes Manières ou ta sœur que tu as invitée à dîner ?

Sarah agita la main en direction de son bureau.

—Bon, très bien. Mais puisque c’est comme ça, la prochaine fois que mon portable sonnera, je répondrai, na.

Mais Gwen rédigeait déjà mentalement son mail. Il devait être aussi vague et professionnel que celui de Will.

Evie ne pouvait retenir éternellement son exubérance naturelle, et Will se réjouissait de constater qu’elle daignait lui reparler. Bien qu’elle restât encore un peu froide, le dîner de ce soir ne s’était pas

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déroulé dans le silence habituel des jours précédents. Cette trêve dans leurs relations et le mail poli de Gwen annonçant sa présence à la réunion du lendemain amélioraient nettement son horizon.

—La journée portes ouvertes de Parkline a lieu lundi, dit-il. Tu devras t’inscrire dans certaines matières et rencontrer tes futurs professeurs.

—Formidable, répondit Evie en coupant sa viande avec des gestes délicats. Et la semaine prochaine, il faudra que j’aille chercher mon uniforme.

—Le conseil d’administration au grand complet sera là, ajouta-t-il d’un ton léger. Y compris Mme Wellford.

Evie commença par opiner, puis se figea, les yeux ronds.

—La dame au chien ? bredouilla-t-elle.

—Oui, la dame au chien. Il s’appelle Shu-shu, et tu devrais te préparer à présenter tes excuses.

L’air horrifiée, Evie déglutit avec peine.

—C’était un accident, Will, et je ne ferais plus une chose pareille aujourd’hui. Mme Wellford ne va pas m’en garder rancune, si ?

Luttant pour ne pas éclater de rire, Will se remémora la scène qui avait illustré les premières tentatives d’Evie pour pénétrer la bonne société de Dallas, et le haut-le-cœur de Shu-shu sur le chemiser de dentelle immaculée de Mme Wellford.

—Si, elle m’en veut à mort, reprit Evie, effondrée. Oh, je crois que je hais ce chien.

—Tu n’es pas la seule, rassure-toi, gloussa Will. Mais prépare-toi à faire amende honorable, ça vaudra mieux.

—Selon Gwen, il est impoli de rappeler ses erreurs passées à quelqu’un, donc ce serait grossier de la part de Mme Wellford d’y faire allusion. Mais je m’excuserai encore quand même. Gwen disait que cela ne faisait pas de mal.

L’évocation de Gwen l’incita à se demander s’il devait informer Evie de sa participation à la réunion du lendemain. Sa sœur en serait ravie, bien sûr, et qu’il fasse la paix avec Gwen ne pouvait que contribuer à réchauffer leurs rapports, mais il ne voulait pas qu’elle s’imagine aussi sec que Gwen ferait partie de son — de leur —

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avenir.

—Juste pour que tu saches, Gwen a accepté de nous aider avec les Japonais demain, lâcha-t-il.

La façade d’Evie se craquela, et son visage se fendit de l’immense sourire qui lui manquait tant ces temps-ci.

—C’est vrai ? Vous êtes réconciliés ? Tu t’es excusé ? Elle va...

—Du calme, Evie. Il s’agit strictement de travail. Gwen possède des compétences dont j’ai besoin pour cette réunion, et nous suivons juste les termes de son contrat.

Le sourire d’Evie disparut.

—Will, ne sois pas un crétin sur ce coup-là.

—Evangeline, si tu me traites encore une fois de crétin, tu seras une vieille dame ratatinée avant de pouvoir remettre un pied dans une cabine d’essayage de Neiman Marcus.

L’adolescente referma la bouche. « Enfin une menace efficace », songea-t-il. Il faudrait qu’il la retienne.

—Pardon. Je voulais juste dire que c’est super que tu aies décidé de faire cette réunion avec Gwen. Je la connais assez bien, et je sais qu’elle fait un travail formidable pour toi. Mais, ajouta-t-elle en posant ses couverts avant de lever sur lui un regard plus mûr que son âge, je te connais assez bien aussi. Si tu continues à agir comme un cré... euh, comme ça, tu la feras fuir et elle ne reviendra plus jamais.

—Je sais que Gwen te manque et que tu espères qu’elle fasse partie de la famille, mais il ne s’agit pas de toi, là.

—Oh, je m’en doute. Mais je sais que Gwen tient à toi. Je crois même qu’elle t’aime. C’est l’occasion pour toi de lui montrer à quel point tu tiens à elle aussi. Parce que tu tiens à elle, pas vrai ?

La perspicacité de sa jeune sœur le stupéfia. Bien que désireux de la diriger vers un sujet moins embarrassant, il pressentait que cette discussion risquait de marquer un tournant essentiel dans sa relation avec elle.

—Oui, je tiens à elle, admit-il. Et tu seras sans doute contente d’entendre que je me suis rendu compte que je l’ai peut-être jugée un peu durement. Ma seule défense est que je cherchais à te

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protéger et à me protéger moi-même. Il existe plein de gens qui ne pensent qu’à eux, tu sais.

Evie sourit à son aveu.

—Je sais, oui. Mais Gwen ne fait pas partie de ces gens.

—J’espère que non, répliqua-t-il en souriant à son tour.

—Donc tu t’excuseras ?

—Ouaip. « Dès que la réunion sera terminée et uniquement si elle se montre disposée », compléta-t-il en pensée.

—Et tu lui demanderas de revenir vivre ici ?

—Hé, doucement, là...

—Mais Will...

—On verra comment ça se passe.

Vendredi matin, Gwen s’habilla avec soin. Jupe bleu marine qui s’arrêtait aux genoux, blouse de soie bleu clair, escarpins fermés et bijoux sobres. Elle commença par relever ses cheveux en chignon strict, mais avec cette tenue archi classique, on aurait dit une vieille bibliothécaire célibataire.

En principe, cette tenue correspondait très bien à une réunion de ce genre, mais la présence de Will changeait tout. Elle secoua sa chevelure et la laissa onduler sur ses épaules. Will préférait ses cheveux ainsi, mais les Japonais trouveraient ça bizarre. Elle trouva un compromis en les attachant sur sa nuque avec une jolie barrette.

Gwen prépara son porte-documents et consulta sa montre. Elle devait d’abord voir Nancy pour vérifier tous les détails de dernière minute. Puis elle retrouverait Will et ses directeurs pour un ultime briefing avant l’arrivée de M. Hiramine et sa troupe.

Elle inspira à fond, inspecta une fois de plus son rouge à lèvres. Une sinistre impression de déjà-vu l’écrasait. La dernière fois qu’elle avait franchi les portes de HarCorp, elle était si excitée et convaincue que sa rencontre avec Will Harrison allait changer le cours de son existence !

Comme elle avait raison. Cela avait failli la détruire.

Le même sentiment devrait l’habiter aujourd’hui — et c’était le

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cas. Le sentiment que cette réunion pouvait tout changer, sauf qu’aujourd’hui, il manquait l’excitation et les attentes pleines d’espoir.

En tout cas, contrairement à la dernière fois, elle savait — plus ou moins — où elle mettait les pieds.

Et cette fois, elle saurait protéger son cœur.

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Chapitre 15Chapitre 15

—Où est Gwen, nom d’un chien ?

L’œil sur sa montre, Will arpentait son bureau de long en large. Plus que vingt minutes avant le coup d’envoi, et Gwen restait introuvable.

Nancy entra dans la pièce en portant sa veste de costume.

—Elle est en salle de réunion, en train de briefer les autres. Vous êtes en retard, monsieur Harrison.

Il enfila la veste et ajusta sa cravate.

—Alors allons-y.

La grande salle de conférence de HarCorp occupait tout l’angle du dernier étage et, à travers la cloison vitrée, Will vit ses directeurs généraux en rang comme des écoliers devant Gwen, qui les sermonnait avec entrain. Nancy ouvrit la porte, et il entendit les derniers conseils qu’elle leur prodiguait.

—Souvenez-vous, pas de grands gestes pendant que vous parlez. Ils ne vous appelleront pas par votre prénom, donc ne le leur demandez pas. Et n’oubliez pas de leur donner du « monsieur ». Ce n’est pas le moment de créer une fausse familiarité en ne les appelant que par leur nom de famille. D’accord ?

Des hochements de tête muets lui répondirent. Will les comprenait. Quand Gwen était sur mode Miss Bonnes Manières, on ne pouvait guère faire mieux. Elle dégageait une sorte d’aura qui incitait les gens à se tenir à carreau. Comme plusieurs hommes remarquaient sa présence et le saluaient d’un signe, Gwen se retourna.

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Une lueur vacilla brièvement dans ses yeux noisette, lui donnant l’espoir fugace que cette réunion pourrait ne pas être uniquement bénéfique aux profits de HarCorp. Un quart de seconde plus tard, la lueur avait disparu, et la bouche de Gwen esquissa un sourire réservé.

—Bonjour, monsieur Harrison. Nous étions juste en train de vérifier quelques détails de dernière minute.

La froideur de son accueil l’irrita, mais il se reprit en se rappelant brutalement qu’il ne s’agissait que de travail. « Tu t’attendais à quoi, abruti ? Un gros baiser ? » se reprocha-t-il avant d’incliner légèrement la tête.

—Mademoiselle Sawyer.

Gwen lui indiqua un des sièges.

—Vous serez assis ici, monsieur Harrison. M. Hiramine et M. Takeshi seront de ce côté.

Il la regarda placer les gens et les verres d’eau à sa convenance. Tandis qu’elle observait tout d’un œil critique, il se rendit compte qu’elle était tendue, mais personne d’autre dans la salle ne l’aurait remarqué. Matthews, du service marketing, tenta d’engager une conversation, et il lui répondit d’un air absent.

Il la dévorait des yeux, se rappelant avec force combien son lit lui semblait vide dernièrement. Alors qu’elle riait à une réflexion d’Andrews, il sentit une pointe de jalousie transpercer son cœur. Il mourait d’envie de l’entraîner dans son bureau, lui dire qu’il lui pardonnait et passer les deux heures suivantes à lui prouver à quel point elle lui manquait.

Mais il devait d’abord mener cette réunion à bien. Il vit Gwen montrer à son directeur financier comment saluer en s’inclinant, et il sut qu’il avait eu raison de l’engager. Même accoutrée en vieille fille, elle débordait d’assurance.

La pression de la réunion s’allégea sur ses épaules. Sous la houlette de Gwen, il ne doutait pas de son résultat. La simple vision de la jeune femme le remplissait de certitude à ce sujet. Gwen connaissait son affaire et avait tout et tout le monde bien en main. Heureusement qu’il avait décidé de se servir d’elle pour cette rencontre avec les Japonais !

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Sorties de nulle part, ses propres paroles lui revinrent à la mémoire. « Elle se servait de nous. » La culpabilité l’envahit. Est-ce qu’il faisait mieux ? Est-ce que ceci était différent ? Il se servait d’elle en ce moment même, après tout.

Cette prise de conscience le heurta de plein fouet. Utiliser les talents de quelqu’un n’était pas exploiter la personne. La défense de Gwen — « j’ai fait pression sur HarCorp, pas sur toi » — prenait à présent tout son sens. Elle avait pu utiliser la situation à son avantage, mais pas forcément se servir de lui. Et tirer profit d’une situation n’était pas non plus un mal. Si ça l’était, il s’avérait aussi coupable qu’elle.

Comprendre cela lui permettait enfin d’admettre qu’il avait vraiment Gwen dans la peau sans avoir l’air d’un pauvre naïf. A un moment donné de cette histoire, il était tombé amoureux d’elle.

Il se levait, avec la ferme intention d’emmener Gwen pour un tête-à-tête privé hors de la salle de réunion lorsqu’elle se raidit soudain et claqua dans ses mains afin d’attirer l’attention de tous. Elle inclina légèrement la tête vers le couloir, ce qui le ramena aussitôt au présent.

—En piste, messieurs. Les voilà.

Trois ans de travail étaient sur le point d’être tranchés et tout à coup, il s’en fichait comme d’une guigne.

Gwen savait que la réunion se passait bien. Aucune gaffe majeure susceptible d’offenser les hôtes japonais, et les directeurs de HarCorp s’abstenaient d’utiliser leurs tactiques commerciales agressives, si typiquement américaines. M. Takeshi, l’assistant de M. Hiramine, servait de traducteur en cas de besoin, laissant à Gwen le loisir d’aider à mener la rencontre comme il le fallait. Elle était aux anges.

Mais son ventre restait noué, et ce depuis que Will était entré dans la salle, et que chaque cellule de son corps s’était mis à le réclamer. Les longs regards qu’il ne cessait de lancer dans sa direction étaient indéchiffrables, et l’incertitude que cela lui causait la rendait vaguement nauséeuse.

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Être assise à sa gauche lui mettait les nerfs en pelote, et son attention se détournait trop souvent des affaires traitées autour d’elle vers le parfum de son eau de toilette, et cet endroit du cou où il aimait être embrassé. Sa concentration s’envolait chaque fois qu’il lui effleurait le bras du sien, ou que sa jambe heurtait la sienne sous la table massive. Elle devait faire appel à toute sa fierté, son professionnalisme ou son entraînement pour garder un sourire sur ses lèvres et son esprit dans la partie en train de se jouer.

Et ensuite ce fut terminé. Tout le monde s’inclina et se serra la main, puis la file d’hommes en costumes sombres quitta la pièce à la queue leu leu. Will les suivit jusqu’à la porte, qu’il referma derrière eux. Maintenant que la réunion était achevée et qu’une distance sécurisante les séparait, Gwen s’autorisa à inspirer à fond, pour la première fois depuis des heures. En expirant, elle se rendit compte qu’elle venait de commettre une ultime erreur. Elle indiqua la porte à Will et chuchota :

—Tu devrais les escorter jusqu’à l’ascenseur.

—Ils survivront, rétorqua-t-il, tout en s’appuyant sur la table. Alors, comment ça s’est passé, à ton avis ?

—Bien. Vraiment bien.

—Tu ne les as pas trouvés peu enthousiastes ?

—C’est normal. Je t’ai prévenu que les Japonais peuvent se montrer très réservés et cérémonieux. Ça ne veut pas dire que l’idée ne les intéresse pas. Bien au contraire, même. J’ai le sentiment que tu auras bientôt de leurs nouvelles.

Elle tenta un grand sourire, mais échoua.

Will hocha la tête, sans rien dire. Son silence, combiné à ce même regard qu’il lui avait adressé durant toute la réunion, noua davantage encore son estomac.

—Merci de ton aide, lâcha-t-il enfin. Ça n’aurait pas aussi bien marché sans ta participation. Je t’en suis reconnaissant.

—Je t’en prie.

Cet échange courtois, guindé, la rendait folle. Dès qu’elle serait sortie d’ici, elle s’offrirait un truc costaud à boire.

Will coula deux doigts dans sa poche et y pécha un morceau de papier. Il le glissa sur la table vers elle.

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—Tiens, voilà ton chèque.

Bien que ce fût affreusement embarrassant, elle était bien obligée de le prendre.

—Merci. Tu aurais pu me le faire simplement envoyer par Nancy. Je...

Elle perdit le fil en voyant le montant inscrit. C’était bien davantage que ce que stipulait son contrat. Au moins vingt pour cent de plus. Elle interrogea Will du regard.

—Tu as fait un boulot formidable, Gwen. Surtout compte tenu des... hum, antécédents entre nous.

La colère bouillonna au creux de son ventre. Au moins, ça changeait de la nausée.

—HarCorp a toujours mis un point d’honneur à récompenser les bons services de ses employés. Considère ceci comme une prime.

Quoi ? Il parlait d’elle comme d’une employée lambda alors que deux secondes avant il évoquait leur histoire ? La colère poursuivit son chemin dans ses veines, échauffant sa peau. Elle lui aurait volontiers coller sa « prime » où elle pensait.

—Pardon ?

Will semblait sidéré. Trop tard, elle se rendit compte qu’elle avait formulé sa pensée à haute voix. Seigneur. Son premier instinct fut de faire machine arrière, mais la colère prit le dessus. Elle déchira le chèque en confettis, tirant une immense satisfaction de l’expression de Will.

—Tu m’as bien entendue. Je ne veux pas de ta prime. Tu m’as humiliée en public et insultée personnellement, et tu essayes d’arranger tout ça avec un gros chèque ? Nom d’un chien, tu t’imagines pouvoir régler tes problèmes en jetant de l’argent à la figure des gens. Grandis, mon vieux.

—Je ne...

—Si, c’est exactement ça que tu fais. D’abord avec Evie, et maintenant moi.

Elle criait à présent, mais s’en moquait. Cela faisait tellement de bien de se défouler. Elle rassembla ses dernières affaires et les fourra dans son sac avant de continuer.

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—Je ne suis pas une catin, alors il est inutile de me payer pour le sexe, et si tu cherches à te donner bonne conscience pour une raison ou une autre, ce n’est pas la peine du tout. Demande à Nancy de m’envoyer un chèque du montant correct. J’ai rempli mon contrat — mes deux contrats, à vrai dire — et puisque je ne travaille plus pour toi, je peux enfin te dire que tu es une ordure de première.

Elle le toisa et pour conclure, cracha presque :

—Je ne veux pas de ta sale prime.

Le téléphone retentit sur la table de conférence. A sa grande surprise, Will l’ignora.

—Je ne te paye pas pour le sexe, rétorqua-t-il, avant de sourire. Je ne dispose quand même pas d’autant d’argent.

C’était une sorte de compliment ? Et qu’est-ce qu’il pouvait bien trouver de si drôle ?

—Mais oui, peut-être que je cherchais à sauver ma conscience, poursuivit-il en s’avançant vers elle. Je sais que mon comportement t’a coûté quelques clients. J’essayais juste de compenser.

Le téléphone retentit de nouveau. Gwen y jeta un coup d’œil et remarqua que le voyant rouge de la ligne intérieure clignotait. Sans doute Nancy. Will continua comme s’il ne l’entendait pas.

—En tout cas, je ne cherchais pas à t’insulter davantage.

Il se trouvait près d’elle — bien trop près — et Gwen oublia le téléphone tandis que, une fois de plus, la présence de Will parvenait à réduire sa perception du monde à uniquement eux deux. Le feu de sa colère s’apaisa un tantinet, la laissant aux prises d’un mélange confus d’émotions et de pensées.

Le demi-sourire de Will réapparut.

—Tu sais, je ne crois pas t’avoir jamais entendue crier comme ça. Miss Bonnes Manières désapprouverait.

En se calmant, elle fut rétrospectivement gênée de s’être énervée. D’une voix douce, et étonnée d’être capable d’exprimer ses sentiments, elle murmura :

—Eh bien, ce n’est pas Miss Bonnes Manières que tu as blessée. C’est moi.

—Je le sais. Et j’en suis désolé.

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Il se rapprocha encore, et elle cessa de respirer.

Le fichu BlackBerry sonna alors dans la poche de Will. A aucun instant il ne détourna les yeux des siens.

—Gwen ?

La stridulation reprit, et cela, ajouté à l’absence de réaction de la part de Will, lui vrilla les nerfs. Comme il ne faisait pas un geste, elle demanda d’une voix sèche :

—Tu ne réponds pas ? Nancy cherche sans doute à...

—Ça attendra. Ceci est plus important.

Hein ?

—Les gens en chair et en os sont toujours prioritaires sur n’importe quel message sur n’importe quel support technologique, cita-t-il.

Sa stupéfaction devait se lire sur son visage, car il éclata de rire.

—Comme tu vois, j’ai été attentif à tes leçons. Et en moment même, tu es certainement ma priorité.

Il leva la main pour caresser sa joue. La sensation, outre ses paroles, l’ébranla complètement.

—Tu me manques, reprit Will. J’aimerais une chance de repartir de zéro, si tu acceptais de me l’offrir.

Son cœur lui faisait mal...

—Tu m’as civilisé, domestiqué, Gwen. Je voudrais que tu m’aimes.

Les dernières bribes de fierté froissée érigées en défense s’émiettèrent, et un espoir joyeux se gonfla dans sa poitrine.

—Mais je t’aime.

Le visage de Will s’éclaira.

—C’est vrai ?

—Oui, répondit-elle, se sentant sourire jusqu’aux oreilles.

Et alors Will l’embrassa avec fougue, et tous les sentiments qu’elle avait essayé d’enfouir en elle remontèrent à la surface et explosèrent. Son corps se moula contre le sien, une impression de justesse l’envahit. Le baiser de Will se fit pressant et elle y répondit, ignorant l’étrange toc-toc...

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—Monsieur Harrison ?

Gwen écarta sa bouche et vit Nancy debout devant la porte maintenant ouverte. Horrifiée, elle remarqua ensuite M. Hiramine et son entourage derrière l’assistante. Oh, Seigneur. Ils l’avaient tous vue s’enrouler autour de Will...

Ce dernier ne fit même pas semblant de paraître embarrassé. Bon, mais elle était écarlate pour deux.

—Oui, Nancy, un problème ?

Gwen tenta de s’éloigner de Will, mais il l’arrêta d’une main sur son bras. A moins d’avoir l’air d’une idiote en cherchant à se dégager, elle était obligée de rester là.

—Vous n’avez pas répondu à mes appels.

Nancy était l’image même du saisissement, mais Gwen n’aurait su dire si c’était à cause de la scène qu’elle venait de surprendre ou du fait que Will ignore son BlackBerry.

—J’étais occupé, répliqua-t-il.

—Je le comprends à présent. Mais M. Takeshi souhaitait vous parler.

Gwen s’avança autant que le permettait le bras de Will.

—Je vous prie de bien vouloir nous excuser pour la scène que vous..., hum, avez surprise. M. Harrison et moi...

—Ne vous excusez pas, s’il vous plaît, mademoiselle Sawyer, la coupa M. Takeshi, le visage aimable et légèrement amusé. M. Hiramine était bien conscient que vous et M. Harrison aviez quelques bricoles à régler, et nous sommes navrés d’avoir interrompu votre... réconciliation, dirions-nous ?

M. Hiramine se pencha et dit quelque chose dans un japonais rapide, dont Gwen ne saisit que quelques mots.

Son assistant traduisit.

—M. Hiramine dit qu’il a hâte de nouer d’autres relations commerciales avec HarCorp, mais que nous vous laissons à présent régler vos propres affaires. Nous reprendrons contact avec vous.

Puis, après une petite courbette, il tourna les talons et ramena sa troupe en direction de l’ascenseur.

Nancy formula silencieusement un : « Désolée » en refermant la

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porte derrière eux.

Gwen s’effondra dans un siège, les jambes en compote en songeant à quel point cette scène aurait pu saper tout le dur travail qu’elle avait réalisé. Visiblement, elle était destinée à être surprise dans des positions compromettantes.

—Mon Dieu, dit-elle dans un soupir, que c’était gênant !

Will haussa les épaules et s’agenouilla devant elle. Il caressa ses jambes, la couvrant de frissons.

—Tu t’occupes trop de ce que pensent les autres.

Autant qu’elle mette tout sur le tapis, tant qu’à faire.

—Tu sais ce qui est arrivé à Washington, rétorqua-t-elle.

—Oui. Mais ce n’était pas entièrement ta faute. Et à mon avis, tu aurais pu réparer le mal si tu n’avais pas quitté la ville aussi vite.

Sarah avait dit la même chose cent fois, mais pour une raison ou une autre, l’entendre de la bouche de Will la convainquit que c’était exact.

—Néanmoins, tu as bien fait de partir.

Elle sentit sa mâchoire tomber.

—Quoi ?

Il éclata de rire.

—Parce que sinon, tu ne serais pas ici, et je n’aurais pas une alliance commerciale majeure à fêter.

—Oh, c’est vrai, où avais-je la tête ? Je dois te féliciter.

Le sourire de Will accéléra ses battements de cœur.

—Avec toi aux manettes, qui aurait eu un doute ?

—Tu as de la chance de ne pas tout perdre à la fin, avec ce spectacle que nous leur avons donné. Je crois que nous avons brisé au moins cinquante règles de bienséance.

Il se releva et lui saisit les mains.

—Encore une fois, tu te préoccupes trop, Miss Bonnes Manières. En fait, une seule règle m’intéresse actuellement.

—Laquelle ?

—Celle qui stipule qu’une personne en chair et en os compte plus

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que tout, répondit-il en la prenant dans ses bras.

Pressée contre lui, elle ressentait sans problème l’importance de cette notion de « en chair et en os »...

—Tu veux téléphoner ? railla-t-elle. Ou vérifier ton BlackBerry ?

—La seule chose que je veuille vérifier est que la porte est bien fermée, cette fois, rétorqua-t-il en emprisonnant tendrement ses lèvres dans un baiser plein de promesses.

Puis, avec un grognement rauque, il souleva Gwen par les hanches et l’installa sur la table. Debout entre ses cuisses, il se pencha pour piqueter son cou d’un long chemin sensuel tracé avec ses lèvres.

Gwen adopta son plus beau et plus guindé ton de Miss Bonnes Manières.

—Faire l’amour sur une table de conférence pendant les heures de travail n’est guère recommandé par l’étiquette. Je croyais que tu étais devenu civilisé.

Comme Will n’interrompait pas ses baisers, elle rejeta la tête en arrière pour lui faciliter les choses.

—Eh bien, il est peut-être temps de redéfinir ce qu’est un comportement civilisé, répliqua-t-il. Certaines de tes règles de bienséance semblent un peu dépassées. Tu pourrais en créer de nouvelles.

Son argument habituel mourut au fond de sa gorge tandis que Will atteignait le coin sensible derrière son oreille. Pour une fois, Miss Bonnes Manières était d’accord avec lui.

—Tu sais quoi ? Laisse tomber les règles de bienséance.