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L’INTERPRETATION DES CONTRATS : REGARD SUR L’ACTUALITE DES ARTICLES 1156 ET SUIVANTS DU CODE CIVIL. par Vincent EGEA Allocataire-Moniteur Institut d’Etudes judiciaires – Faculté de droit d’Aix- Marseille « L’office du juriste peut s’appeler interprétation ». M. Villey 1 . Dans le Code civil, au sein du chapitre relatif à l’effet des obligations, une section V est consacrée à « l’interprétation des conventions ». Que signifie précisément interpréter une convention ? Pour Messieurs les professeurs Malaurie, Aynés, et Stoffel-Munck, « l’interprétation d’un contrat est la recherche de la volonté des parties » 2 , nécessaire pour l’appliquer. Interpréter un contrat consiste donc à « en rechercher la signification » 3 . Pour M. le professeur Sériaux, l'interprétation est "l'opération juridique qui consiste à définir quels sont exactement les droits et les obligations des parties aux contrats". 1 M. VILLEY, Archives de Philosophie du Droit T. XVII, 1972 : L’interprétation dans le droit, page 3. 2 P. MALAURIE, L. AYNES, Ph. STOFFEL-MUNCK, Droit civil, Les obligations, Paris, éd. Defrénois, 2004, n° 772 3 A. SERIAUX, Droit des obligations, Paris, éd. PUF, 1998 (2 ème éd.), n° 43, coll. Droit fondamental 1

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L’INTERPRETATION DES CONTRATS : REGARD SUR L’ACTUALITE DES ARTICLES 1156 ET SUIVANTS DU CODE CIVIL.

par Vincent EGEAAllocataire-Moniteur

Institut d’Etudes judiciaires – Faculté de droit d’Aix-Marseille

« L’office du juriste peut s’appeler interprétation ».

M. Villey1.

Dans le Code civil, au sein du chapitre relatif à l’effet des obligations, une section V est consacrée à « l’interprétation des conventions ». Que signifie précisément interpréter une convention ? Pour Messieurs les professeurs Malaurie, Aynés, et Stoffel-Munck, « l’interprétation d’un contrat est la recherche de la volonté des parties »2, nécessaire pour l’appliquer. Interpréter un contrat consiste donc à « en rechercher la signification »3. Pour M. le professeur Sériaux, l'interprétation est "l'opération juridique qui consiste à définir quels sont exactement les droits et les obligations des parties aux contrats".

L’interprétation est un office particulier du juge4. En effet, il ne s’agit pas seulement ici de trancher un litige, le juge doit donner du sens. Interpréter un contrat est donc une tâche particulièrement noble, puisqu’il s’agit de rendre clair un acte flou et obscur. En interprétant un contrat, le juge exerce un premier office « ordinaire » : il tranche un litige, une contestation5. Il le fait en exerçant une jurisdictio6, qui peut être ordinaire, quand elle porte la loi, norme générale7. Cela étant, en matière 1 M. VILLEY, Archives de Philosophie du Droit T. XVII, 1972 : L’interprétation dans le droit, page 3. 2 P. MALAURIE, L. AYNES, Ph. STOFFEL-MUNCK, Droit civil, Les obligations, Paris, éd. Defrénois, 2004, n° 7723 A. SERIAUX, Droit des obligations, Paris, éd. PUF, 1998 (2ème éd.), n° 43, coll. Droit fondamental 4 Sur l’idée d’offices (au pluriel) du juge, voir l’article de Mme. M-A. FRISON-ROCHE, Les offices du juge, in Mél. J. FOYER, Paris, éd. PUF, 1997, page 4635 Il ne sera tenu compte dans le présent exposé de la seule interprétation judicaire du contrat. Celle arbitrale, également riche d’enseignement, révèle souvent une similitude avec la démarche judiciaire. Pourtant, elle ne sera pas étudiée ici, par soucis de clarté et de synthèse du propos. 6 Sur les deux pouvoirs du juge : jurisdictio et imperium, Cf. J-L. BERGEL, Théorie générale du droit, Paris, éd. Dalloz, 1985, n° 2927 Il s’agit ici d’une interprétation des plus classiques, prévue à l’article 4 du Code civil qui dispose que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Face à une loi obscure, il est évident que lu juge doit procéder à une interprétation ! On songe ici à un passage du discours préliminaire où PORTALIS décrit l'interprétation par voie de doctrine qu'il définit comme celle qui "consiste à saisir le vrai sens des lois, à les appliquer avec discernement, et à les suppléer dans les cas qu'elles n'ont pas

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d'interprétation, cette jurisdictio porte aussi sur une norme individuelle, issue de la volonté des parties8 : le contrat. C’est sur ce point que l’office du juge en matière d’interprétation est particulier et dépasse une mission étriquée. Cet office nécessite un juge particulièrement actif et impliqué. En effet, il participe ici d’un affinement du principe de liberté contractuelle, en complétant la carence des parties, afin de garantir la vigueur du lien contractuel. C’est en ce sens que l’on peut parler de noblesse de la mission interprétative, qui consiste à donner du sens, de la cohérence, de la précision à un acte obscur. L’interprétation est donc le triomphe du rationalisme sur l’absurdité. Pour aider le juge dans cette tâche, le Code civil de 1804 a prévu toute une série de directives d’interprétation, dans ses articles 1156 et suivants9.

Le lecteur contemporain qui se limiterait à une lecture rapide de ces textes serait bien peu renseigné sur la manière dont les contrats sont interprétés en droit français. La jurisprudence a, en effet, joué ici un rôle considérable. En matière d’interprétation du contrat, on songe à la pertinence de la maxime de Portalis qui considérait que « l’office de la loi est de fixer par des grandes vues des maximes générales du droit, d’établir des principes féconds en conséquence, et non de descendre dans le détail de chaque question. C’est au magistrat et au jurisconsultes, pénétrés de l’esprit général des lois, à en diriger l'application »10.

Les règles contemporaines d’interprétation du contrat ne peuvent se comprendre et s’analyser qu’en tenant compte de l’apport essentiel de la jurisprudence. Si ce constat s’impose aussi bien dans la délimitation du champ de l’interprétation (I), que dans la précision de ses méthodes (II), il est particulièrement patent dans l’étude de la portée de l’interprétation (III).

I. Le domaine de l’interprétation : le pouvoir souverain des juges du fond strictement encadré.

Plusieurs grands principes d’interprétation du contrat, que l’on peut qualifier de « classiques » ont été altérés par la pratique jurisprudentielle de l’interprétation. Le premier de ces principes concerne le domaine de l’interprétation. Par une présentation

réglés. Sans cette espèce d'interprétation pourrait-on concevoir la possibilité de remplir l'office du juge ?", in Discours préliminaire à la rédaction du Code civil, reproduit in La naissance du Code civil, sous la direction de F. EWALD, Paris, éd. Flammarion, 1989, pages, 45 et 468 En l’occurrence, les parties sont devenus litigants. 9 Pour une analyse de ces textes V. J. DUPICHOT, Pour un retour aux textes : défense et illustration du « petit guide-âne » des articles 1156 et suivants du Code civil, Etudes FLOUR, éditions Defrénois, Paris, 1979, pages 179s. V. également, avec une analyse jurisprudentielle : M-H. MALEVILLE, Pratique de l'interprétation des contrats, Etude jurisprudentielle, Publication de l'université de Rouen, n° 164, 1991. 10 PORTALIS, "Discours préliminaire à la rédaction du Code civil", in La naissance du Code civil, op. cit., pages 41 et 42

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volontiers simplificatrice, on aborde souvent la question de manière très dichotomique : les juges du fond interprètent souverainement le contrat, et cette interprétation échappe au contrôle de la Cour de cassation11. Cette vision ne reflète plus la pratique contemporaine de l’interprétation contractuelle, qui connaît une grande prégnance de la Cour de cassation. Si les juges du fond jouissent toujours d’un pouvoir souverain d’interprétation, le domaine d’exercice de ce pouvoir est très strictement encadré. Cet encadrement se manifeste dans le double contrôle de nécessité interprétative et de dénaturation d’une part (A), et d’autre part dans la multiplication d’exceptions au profit d’un contrôle par la haute juridiction (B).

1A. Un double contrôle La pratique jurisprudentielle révèle une emprise plus importante de la Cour

de cassation, que ne laissait pas entrevoir une vision dichotomique de la question. Lorsque les juges du fond ont donné une interprétation du contrat, qui est contestée, la Cour de cassation vérifie qu’il y avait bien une nécessité interprétative, et que les juges n’ont pas dénaturé le contrat. Dans ce double contrôle, un truchement régulier de la Cour de cassation dans la mission d’interprétation, se manifeste.

- Contrôle de la nécessité interprétative. Les juges ne peuvent, bien évidemment, pas interpréter n’importe quel

contrat. Ils doivent respecter la volonté des parties lorsque celle-ci est évidente12. L’interprétation est intimement liée à l’article 1134 du Code civil. Le contrat étant la loi des parties, l’expression de leurs volontés souveraines, le juge ne saurait s’immiscer dans l’exécution contractuelle en interprétant le contrat. La « primauté de la loi contractuelle passe par sa clarté »13. A contrario, le contrat obscur ouvre le champ à l’intervention judiciaire. Pour MM. Malaurie, Aynés, et Stoffel-Munck, l’obscurité peut découler soit d’une ambiguïté du contrat, soit d’une contradiction entre des clauses14. Pour M. le Doyen J. Mestre et Mme. A. Laude, l’interprétation se fait lorsque les documents sont ambigus, obscurs, équivoques15. L’étude de la jurisprudence de la Cour de cassation fait apparaître la notion-clef de « nécessité » interprétative. Cette nécessité interprétative est ici le critère du litige interprétatif16. La formule employée par la cour de cassation est devenue quasi-systématique, voire rituelle, et illustre le double contrôle

11 Cette présentation est directement issue du célèbre arrêt Lubert, Cass. Ch. réunies, 2 février 1808, in Les grands arrêts de la jurisprudence civile, par F. TERRE et Y. LEQUETTE, éditions Dalloz, 2000 (11ème éd.), n° 15912 J. MESTRE et A. LAUDE, L'interprétation "active" du contrat par le juge, in "Le juge et l'exécution du contrat", Colloque IDA, 28 mai 1993, publié par les éd. PUAM, 1993, coll. IDA, p.9s. 13 Ibidem14 V. P. MALAURIE, L. AYNES, P. STOFFEL-MUNCK, op. cit., n° 772. 15 J. MESTRE et A. LAUDE, op. cit., spéc. page 1316 Sur la terminologie et la théorie du litige, V. G. CORNU et J. FOYER, Procédure civile, Paris, éd. PUF, 1996 (3ème éd.), pages 35 à 44

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qu’elle opère. Quand elle approuve les juges du fond, la Cour souligne systématiquement qu’ils ont procédé à « une interprétation, exclusive de dénaturation, rendue nécessaire par… » l’ambiguïté des termes, ou encore par la contradiction entre des clauses… La cour de cassation s’attache finalement peu à une définition de l’ambiguïté, ou de l’imprécision, n’en dégage pas des critères d’appréciation, mais se fonde sur l’idée plus fédératrice de nécessité interprétative. La méthode est inductive. Quelques exemples jurisprudentiels récents illustrent ce propos. Par cette formule quasi-rituelle, la Cour de cassation a pu relever une ambiguïté des termes17 du contrat préliminaire « rendant nécessaire l’interprétation souveraine des juges du fond ». Ou encore, que cette fameuse interprétation était rendue nécessaire par « une rédaction ambiguë »18. Ailleurs, c’est « l’ambiguïté des termes du contrat »19 qui rendait nécessaire l’interprétation souveraine des juges du fond. Enfin, en utilisant la même formule, la Cour approuve les juges du fond d’avoir procédé à une interprétation « en l’état de ces stipulations contradictoires et ambiguës qui rendaient nécessaires une interprétation de l’acte pour permettre sa qualification »20.

La constance de la Cour de cassation dans l’appréciation de cette « nécessité interprétative » ne laisse guère de doute quant à l’office des juges du fond. Pour procéder à une interprétation, ceux-ci doivent préalablement en caractériser la nécessité, issue d’une obscurité, d’une ambiguïté, d’une contradiction, ou d’une mauvaise rédaction21. Cette solution qui encadre les pouvoirs du juge est évidemment bienvenue. En effet, pouvoir souverain ne signifie pas pouvoir arbitraire, et le contrat clair demeure avant tout la loi des parties. Sur ce point, l’idée de nécessité interprétative ne suscite que l’approbation.

En revanche on peut s’interroger sur la portée de ce contrôle. L’idée de contrôle de la nécessité interprétative semble ambiguë. Comment la Cour de cassation peut-elle apprécier cette nécessité si ce n’est en s’arrogeant un droit de regard sur des éléments éminemment factuels22 ? Alors qu’elle devrait simplement contrôler que les

17 Cass. Civ. 3ème, 6 fév. 2002, n°00-12.675, Genovese / Société civile immobilière du rivage. 18 Cass. Civ. 1ère, 5 fév. 2002, n° 00-10.250, Société Press Labo Service / Chignard. 19 Cass. Civ. 3ème, 13 mars 2002, n° 00-17.665, Berger / Cabinet Jammet et Sigot.20 Cass. Com., 22 mai 2002, n° 99-11.052, Bonardi / SA Sofal21 Dans un autre arrêt la Cour d’appel approuve les juges du fond d’avoir interprété les clauses d’un contrat de bail conformément aux dispositions d’ordre public du décret du 30 sept. 1953, la cour ayant relevé que ces clauses étaient « mal rédigées ». Cass. Civ. 3ème, 13 mars 2002, n° 99-14.152, Société civile immobilière BE / société les vergers des balans. Pour une appréciation de cette nécessité par les juges du fond, V. par exemple, CA Aix-en-Provence, 26 juin 2002, JCP. G. 2004, II, note V. EGEA qui interprète l’avenant à un contrat de bail commercial après avoir relevé que la clause litigieuse était « ambiguë ». 22La lecture de certains arrêts est révélatrice de l’impossibilité de s’abstraire des faits, dans ce type d’affaire. La Cour de cassation énumère de nombreux éléments factuels, certes pour approuver les cours d’Appel, mais il est évident qu’en cas d’erreur flagrante, la dénaturation (cf. plus bas) serait prononcée. La rédaction de certains arrêts prouve cette prégnance des faits. Ainsi, la Cour de cassation approuve une Cour d’Appel d’avoir relevé que la lettre litigieuse contenait l’engagement ferme de la société mère de

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juges ont caractérisé la nécessité, la Cour frôle un contrôle au fond du contrat23. En effet, la nécessité interprétative est fondamentalement une notion de droit, et spécialement de droit processuel, qui s’avère tellement liée aux faits que l’on ne peut s’en abstraire. D’ailleurs le pendant de cette notion, la dénaturation, illustre depuis longtemps l’emprise de la Cour de cassation sur ces questions24.

- Le contrôle de dénaturation. Depuis longtemps la Cour de cassation exerce un contrôle de dénaturation

fondé sur l’article 1134 du Code civil25. Quand l'acte est clair et précis, les juges du fond ne peuvent pas l'interpréter26. Quelques exemples récents illustrent ce contrôle de la dénaturation. Ainsi, dans une affaire de vente immobilière de lots de copropriété entre un centre hospitalier et un syndicat de copropriétaires, l’alimentation de l’immeuble en eau et en électricité avait été mise à la charge de l’hôpital. L’acquéreur d’un des lots assigne le centre hospitalier en paiement du coût de conformité de l’installation électrique. Le jugement rendu en premier et dernier ressort estimait que la convention ne fixait pas clairement les parties sur l’étendue de leurs droits. La Cour de cassation censure ici les juges du fond estimant que l’engagement était clair : l’hôpital s’engageait à prendre à sa charge l’installation pour chaque lot d’une ligne électrique et d’une canalisation en eau distinctes de celles alimentant le centre hospitalier27. Il y avait donc ici une violation de l’article 1134 du Code civil, la dénaturation est prononcée. Autre exemple28 : dans une affaire d’assurance garantie décès, le contrat dans son article 1er

prévoyait le versement d’un capital « en cas de décès ou d’invalidité absolue ou

faire le nécessaire pour que la filiale dispose d’une trésorerie suffisante lui permettant de faire face à ses engagements au titre des crédits de trésorerie et de découvert envers la banque, ce dont elle a déduit que la première s’obligeait à l’obtention du résultat, la cour d’appel, qui ne s’est pas fondée sur l’existence d’une autorisation du conseil d’administration, a pu décider que le souscripteur de la lettre avait garanti au créancier le remboursement de la dette en cas de défaillance de l’emprunteur. Cass. Com., 26 février 2002, n° 99610.729, SA Sofiber / Banque populaire de bourgogne, juris-data n° 2002-013246. Le constat est le même concernant la première chambre civile, qui a par exemple pu décider que une interprétation rendue nécessaire par une rédaction ambiguë et s’étant référé au contrat pris dans son entier, et ayant relevé notamment que la déclaration préalable d’importance se présentait comme une simple recommandation, la Cour a souverainement retenu que la clause invoquée excluait l’indemnisation forfaitaire lorsque, à un moment quelconque, le client rapporte la preuve du caractère exceptionnel des travaux confiés. Cass. Civ. 1ère, 5 fév. 2002, Bull. Civ., I, n° 43. 23 Ce phénomène pourrait être limité en retenant comme critère de l’interprétation la contestation, comme cela fût proposé en doctrine, mais un tel critère offrirait un permis de dénaturé.24 V. J. BORE, Un centenaire: le contrôle par la Cour de cassation de la dénaturation des actes, RTD Civ. 1972 page 249 25 Depuis un arrêt de principe de la Première Chambre civile de la Cour de cassation du 15 avril 1872 qui décide qu’il « n’est pas permis aux juges, lorsque les termes de ces conventions sont clairs et précis, de dénaturer les obligations qui en résultent et de modifier les stipulations qu’elles renferment  », S. 1873, 1, page 232 ; D.P. 1872, 1, page 176 ; et in Les grands arrêts de la jurisprudence civile, par F. TERRE et Y. LEQUETTE, éditions Dalloz, 2000 (11ème éd.), n° 160 26 V. J .GHESTIN, C. JAMIN, M. BILLIAU, Traité de droit civil, Les effets du contrat, Paris, éd. LGDJ, 2001 (3ème éd.), n° 25s. 27 Cass. Civ. 3ème, 6 mars 2002, n° 00-18.921, Centre hospitalier du vexin / Eugène, Juris-data n° 2002-01347128 Cass. Civ. 1ière, 12 mars 2002, n° 99-13.032, AGF / Louchart, Juris-data n° 99-13.032

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définitive de l’assuré ». Les juges du fond avaient fait droit à la demande des parents de l’assuré, qui avaient déjà perçu un capital décès, du capital invalidité absolue et définitive, alors que l’article 11 prévoyait que la prime cesserait d’être due à compter du jour où l’assuré serait réputé se trouver en état d’invalidité absolue et définitive et lorsque le capital prévu en cas d’invalidité absolue et définitive aurait été versé. L’assuré serait exclu de l’assurance. Ici aussi, la dénaturation est bien évidemment prononcée sur le fondement de l’article 1134 du Code civil.

En contrôlant la dénaturation, la Cour de cassation limite les pouvoirs souverains des juges du fond. Cette immixtion de la Cour de cassation se justifie, elle aussi, puisqu’il s’agit d’éviter un excès de pouvoir des juges du fond. Cependant, on voit bien que pour apprécier une éventuelle dénaturation, la Cour de cassation doit se pencher sur le contrat. Il y a donc ici une certaine forme d’interprétation par le truchement du contrôle de dénaturation.

B. La multiplication des exceptions. Dans une présentation dichotomique de la répartition des compétences

interprétatives, la Cour de cassation n’est pas investie d’une telle mission. Pourtant, ce principe souffre de nombreuses exceptions. Le phénomène est accentué par la nature des exceptions.

En effet, relèvent directement de l’interprétation de la Cour de cassation : - L'interprétation des contrats justifiée par des considérations fiscales, en raison du caractère d'ordre public des dispositions fiscales, et de l'égalité des citoyens devant l'impôt29. De même, la cour de cassation interprète directement certains contrats homologués par l'administration30.- Les contrats d’adhésion, les contrats-types, les polices d'assurances, sont directement interprétés par la Cour de cassation, en raison de leur grande diffusion31. Cette question demeure cependant controversée32.- L'interprétation directe par la Cour de cassation est en revanche fermement acquise en ce qui concerne les con ventions collectives33.

Les exceptions à ce principe d’absence de contrôle par la Cour de cassation se justifient, car le juge se prononce finalement sur des actes qui ont vocation à être très

29 J. GHESTIN, C. JAMIN, M. BILLIAU, op. cit., n° 1830 J. GHESTIN, C. JAMIN, M. BILLIAU, op. cit., n° 1931 P. MALAURIE, L. AYNES, Ph. STOFFEL-MUNCK, op. cit., n° 77332 Sur ce débat doctrinal, et les évolutions de la jurisprudence, V. J. GHESTIN, C. JAMIN, M. BILLIAU, op. cit., n° 21 ; des arrêts récents de la cour de cassation, rendus en matière d'assurance, semblent opérer ce type de contrôle, sous couvert de dénaturation : F. TERRE, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, Paris, éditions Dalloz, 1999 (7ème éd.), coll. Précis, n° 43533 F. TERRE, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, op. cit., n° 435

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diffusés. On peut même dire que certains contrats acquièrent au moins un caractère de la loi : la généralité. Pour la plupart des conventions collectives et pour les contrat d’adhésion, ils possèdent même un deuxième caractère : il sont impersonnels. Il ne s’agit bien évidemment plus de contrat intuitus personnae. On pourrait même émettre l’idée que certains contrats d’adhésion, en matière de droit de la consommation, par exemple, touchent plus de personnes que certaines lois34.

Il était dès lors particulièrement mal venu que ces contrats, de portée très générale, subissent une interprétation divergente devant telle ou telle Cour d’Appel. Un contrôle de la Cour de cassation s’imposait donc, afin d’en unifier l’interprétation35.

Ces exceptions, qui quantitativement ne sont pas très nombreuses, il n’y a en a que quatre, sont très importantes qualitativement, en représentant une part importante du contentieux, et surtout une portion essentielle de la vie économique. Ils sont des vecteurs cardinaux des échanges économiques. Pour revenir sur la présentation dichotomique des compétences interprétatives, on peut se demander dans quelle mesure le principe d’absence d’interprétation par la Cour de cassation n’est pas vidé de sa substance par ces importantes exceptions ? L’absence d’interprétation souveraine de la Cour de cassation ne concerne finalement que les « véritables » contrats de gré à gré. On ne peut bien évidemment pas parler d’un domaine subsidiaire, mais force est de constater que le champ est pour le moins encadré.

Ce double contrôle de la Cour de cassation et cette multiplication d’exceptions en faveur de son interprétation directe concourent donc à encadrer strictement le champ de l’interprétation souveraine des contrats par les juges du fond, éloignant la pratique interprétative de la vision dichotomique, volontiers schématique. C’est en ce sens que l’importance de la jurisprudence méritait d’être soulignée. Cependant, au-delà de la détermination de ce domaine de l’interprétation, la même évolution prétorienne a profondément marqué les méthodes d’interprétation.

II. La méthode d’interprétation : une recherche de la commune intention des parties constamment réaffirmée.

Nous venons de répondre à la double question : qui interprète le contrat ? et quand un contrat est-il interprété ? Reste à déterminer désormais comment le contrat est-

34 On soulignera en parallèle le phénomène de perte de généralité de la loi : F. ZENATI, L'évolution des sources du droit écrit, D. 2002, chron. page 15 35 En ce sens : J. CARBONNIER, Droit civil, Les obligations, Paris, éd. PUF, 1996 (20ème éd.), coll. Thémis, Tome 4, n° 147

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il interprété ? Le Code civil donne plusieurs directives d’interprétation au juge, dans ses articles 1156 et suivants. Cela étant, la jurisprudence a profondément façonné, ici aussi, la matière en faisant émerger de véritables « principes » d’interprétation, qui placent au fronton de la mission du juge la recherche de la commune intention des parties, le transformant en véritable « gardien naturel de la foi contractuelle »36.

2A. Présentation des articles 1156 et suivants du Code civil. Les articles 1156 et suivants du Code civil mettent en évidence deux méthodes

l’interprétation37, la méthode subjective, d’une part ; et la méthode objective, d’autre part.

Concernant la méthode subjective, l’article fondamental demeure l’article 1156 du Code civil qui dispose que l’on doit « dans les conventions rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes, plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes ». Ce texte impose de faire primer l’esprit de la convention sur sa lettre, et par conséquent de rechercher cette fameuse « commune intention de parties »38, ce qui s’avère parfois délicat39.

Les articles 1159 et 1164 du Code civil apparaissent comme des « corollaires »40 de l’article 1156 du Code civil. Ils relèvent également de la méthode subjective et permettent « d’étendre la sphère des effets contractuels au-delà de la lettre même du contrat »41. En effet, le premier de ces textes dispose que « ce qui est ambigu s’interprète par ce qui est d’usage dans les pays où le contrat est passé ». L’article parle bien d’ambiguïté, ainsi une volonté a été exprimée, il s’agit de l’élucider, de la préciser. Cette déclinaison « géographique » directe de l’article 1156 du Code civil est éminemment subjective. Il y a eu l’expression d’une volonté que le juge doit perfectionner. C’est en ce sens que nous avons pu parler d’affinement du principe de liberté contractuelle42. L’article 1164 du Code civil, qui concerne le champ de l’obligation contractuelle rédigée de manière spécifique43 relève de la même idée, tout

36 J. D. DUPICHOT, Pour un retour aux textes : défense et illustration du « petit guide-âne » des articles 1156 et suivants du Code civil, Etudes FLOUR, éditions Defrénois, Paris, 1979, pages 179s. Ici n° 837 V. J. DUPICHOT, op. cit., n° 8 à 19 notamment. 38 Pour une application, V. par exemple CA Aix 26 juin 2002, 39 Cf. infra sur le « forçage » du contrat qui peut paraître parfois discutable. 40 J. DUPICHOT, op. cit., n° 9s. 41 J. DUPICHOT, op. cit., n° 942 Cf. supra introduction. 43 Article 1164 du Code civil : « Lorsque dans un contrat on a exprimé un cas pour l’explication de l’obligation, on n’est pas censé avoir voulu par là restreindre l’étendue que l’engagement reçoit de droit aux cas non exprimés ».

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comme son « faux jumeaux », l’article 1163 du Code civil, qui concerne quant à lui le contrat de rédaction générale44 .

L’article 1157 du Code civil pose, quant à lui, la règle dite de l’effet utile des conventions qui consiste à interpréter la convention dans le sens qui lui donne un effet. On parle aussi "d'interprétation validante"45. Par exemple dans une affaire où une clause d’arbitrage avait était prévue, le président du TGI qui constate qu’aucune procédure de désignation de l’arbitre n’avait été prévue, en crée une lui-même. La commune intention des parties étant de se soumettre à s’arbitrage, le juge donne un effet utile à cette volonté, en complétant ici la carence des parties46. L'article 1158 du Code civil est lui guidée par l'idée de respect du contexte contractuel en disposant que "les termes susceptibles de deux sens doivent être pris dans le sens qui convient le mieux à la matière du contrat"47. Enfin, l’article 1161 du Code civil, relève lui d’une volonté d’assurer la cohérence contractuelle en disposant que « toutes les clauses des conventions s’interprètent les unes par rapport aux autres, en donnant à chacune le sens qui résulte de l’acte entier ».

Concernant maintenant la méthode d'interprétation objective, l'article 1162 du Code civil dispose que "dans le doute, la convention s'interprète contre celui qui a stipulé et en faveur de celui qui a contracté l'obligation". Ici, il est évident que l'on ne recherche plus une quelconque volonté, exprimée ou silencieuse. Cet article est clairement guidé par une volonté de protection de l'une des parties. Le doyen Carbonnier parle de la maxime de « faveur du débiteur »48. D'ailleurs d'autres articles comme l'article 1602 du Code civil49 ou encore l’article L. 133-2 al. 2 du Code de la consommation50, sont des déclinaisons de cette méthode. Ici, ce n'est plus la commune interprétation qui guide l'interprétation du contrat, mais des éléments objectifs, et plus particulièrement la qualité de l'un des cocontractants. L'article 1159 du Code civil, quant

44 Article 1163 du Code civil : « Quelque généraux que soient les termes dans lesquels une convention est conçue, elle ne comprend que les choses sur lesquelles il parait que les parties se sont proposées de contracter ». V. plus réservé, J. DUPICHOT, op. cit., n° 12 pour qui ce texte n’est pas la réciproque de 1164 du Code civil, ni même une reproduction partielle de l’article 1156 du Code civil. 45 GHESTIN, BILLIAU, JAMIN, op.cit., n° 33 46 V. TGI Paris, cité par Ch. JAROSSON, in La notion d’arbitrage . L’auteur constate d’ailleurs ici que sous couvert d’interprétation, le juge procède à une véritable « création ». Sur ce point, Cf. infra. 47 Pour une application : CA Paris, 15 Ch. A., 2 déc. 1985, in RTD. Civ. 1986 page 743, obs. J. MESTRE48 J. CARBONNIER, Droit civil, Les obligations, Paris, éd. PUF, 1996 (20ème éd.), coll. Thémis, n° 14249 Article 1602 du Code civil : "le vendeur est tenu d'expliquer clairement ce à quoi il s'oblige. Tout pacte obscur ou ambigu s'interprète contre le vendeur". 50 Article L. 133-2 al. 2 du Code de la consommation : [Les clauses des contrats proposés par les professionnels aux consommateurs] "s'interprètent en cas de doute dans le sens le plus favorable au consommateur ou au non-professionnel". Pour une application récente, V. par exemple Cass. Civ. 1ière, 21 janvier 2003, n° 00-13.001, Bull., Cordeiro c/ Société La préservatrice foncière. Ici la décision d’appel est cassée pour violation de l’article L. 133-2 al. 1 du Code de la consommation, pour ne pas avoir interprété un contrat d’assurance en faveur du souscripteur, alors que la clause définissant le risque invalidité était ambiguë.

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à lui, suscite plus de controverses, en disposant que "ce qui est ambigu s'interprète par ce qui est d'usage dans le pays où le contrat est passé". Certain auteurs y voient un corollaire de l'article 1156 du Code civil51, puisqu'une volonté serait malgré tout exprimée. D'autres en revanche voient dans cet article l'expression d'une méthode objective52. En effet, dans ce texte, il n'y a pas de référence évidente à une quelconque volonté ou intention. Les usages en vigueur dans un pays donné ne sont-ils pas simplement des éléments de détermination objective d'interprétation ?

Cette énumération ne constitue qu’un rapide rappel. La question de l’articulation entre ces différents textes nous intéresse d’avantage. Quelle attitude la juge doit-il adopté par rapport à ces textes ? Est-il lié par ces textes ? Sont-ils hiérarchisés ?

2B. Principes gouvernant les articles 1156 et suivants. Le Code civil de 1804 offre au juge saisi d’une difficulté d’interprétation du

contrat, une série de textes, aux articles 1156 et suivants du Code civil. Ici aussi, la pratique de la jurisprudence a profondément marqué l'attitude que doit avoir le juge du fond face à ces textes. En effet plusieurs principes "classiques" en gouvernent l'application. Ils ne constituent que de simples conseils adressés au juge, dénués d’impérativité53. La Cour de cassation l’a souligné dès le XIXème siècle : "les dispositions des articles 1156 et suivants sont plutôt des conseils donnés aux juges, en matière d'interprétation des contrats, que des règles rigoureuses et impératives, dont les circonstances, même les plus fortes, ne les autoriseraient pas à s'écarter" 54. Depuis, la cour de cassation rappelle régulièrement ce principe55. Il résulte de ce caractère non impératif une absence de hiérarchie entre ces articles56. De plus, on ne peut fonder un pourvoi en cassation sur une méconnaissance de ces dispositions.

La cour de cassation a pourtant affirmé que cette recherche de la commune intention était primordiale, en décidant que « l’interprétation des contrat doit se faire par référence à la commune intention des parties »57. L’utilisation du verbe devoir, conjugué à l’indication présent, ne laisse guère de doute sur la mission incombant au juge du

51 DUPICHOT, op. cit., n° 15 s. 52 TERRE, SIMLER, LEQUETTE, op. cit., n° 42653 F. TERRE, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, op. cit., n° 42554 Cass. req., 18 mars 1807, S. 1807.1.36155 V. par exemple Cass. Civ. 1ère, 19 déc. 1995, RTD. Civ. 1996, page 611, obs. J. MESTRE, Bull. Civ., I, n° 466, JCP 96, IV, 35656 TERRE, SIMLER, LEQUETTE, op.cit., n° 42557 Cass. Civ. 1ère, 20 janvier 1970, Bull. Civ. I, n° 24.

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fond58. Ceux-ci doivent se référé à la commune intention des parties, la Cour de cassation a donc fait de la recherche de la commune intention des parties la méthode cardinale59. Il y a par conséquence une priorité accordée à cette « règle des règles », selon les termes du Doyen Demolombe.

Les autres méthodes apparaissent comme complémentaires60. Une

importance particulière doit être accordée à l’article 1162 du Code civil et ses déclinaisons consuméristes, les articles L. 133-2 du Code de la consommation et 1602 du Code civil. Selon un adage de Loysel « Qui vend le pot, dit le mot ». Ces deux derniers textes semblent désormais dotés de valeur impérative61. On peut donc se demander si l'article 1162 du Code civil, dont il sont directement inspirés, n'acquiert pas d'avantage d'impérativité ? Surtout que se passe-t-il en cas de confrontation entre les dispositions de l'article 1162 et celles de l'articles 1156 du Code civil ? Ici aussi, les juges du fond saisis de la question ont donné sans hésitation la priorité à l'article 1156 du Code civil.

Cette primauté de la recherche d’une commune intention des parties s’est donc progressivement imposée comme "le principe d'interprétation"62, et se justifierait au regard de la conception française du contrat63. Une hiérarchie s'est donc imposée entre ces textes, dont l'absence d'impérativité est pour le moins discutable. Cela étant, cette recherche de la commune intention des parties n’est pas dénuée de conséquences. Parfois en effet, on assiste à un véritable « forçage » du contrat.

III. La portée de certaines interprétations : un forçage du contrat parfois contestable.

Il semble nécessaire de terminer par quelques réflexions concernant le « forçage » du contrat qui peut être l’aboutissement de certaines interprétations. Le professeur Jarosson souligne en effet que le pouvoir de création est parfois l’aboutissement logique du pouvoir d’interprétation64. Le forçage du contrat est un mécanisme connu, et régulièrement analysé par la doctrine, souvent fondé sur 58 Les juges du fond s’alignent sur cette position d’une manière parfois surprenante, Cf. CA Aix-en-Provence, 26 juin 2002, JCP 2004, II, note V. EGEA59 GHESTIN, JAMIN, BILLIAU, op. cit., n° 37, et notamment les arrêts cités. TERRE, SIMLER, LEQUETTE, op. cit., n° 425. Le constat semble le même en matière d’interprétation arbitrale, V. M-H. MALEVILLE, L’interprétation des contrats, dix ans après, Mél. B. MERCADAL, page 189, n° 1360 Le terme « complémentaire » est utilisé par le Doyen CARBONNIER pour qualifier les articles 1157 et suivants du Code civil, in Droit civil, Les obligations, éditions PUF, Paris, 2000 (22ème éd.), n° 142 61 GHESTIN, JAMIN, BILLIAU, op. cit., n° 4062 J. CARBONNIER, op. cit., n° 14263 J. DUPICHOT, art. préc. 64 Ch. JARROSSON, La notion d’arbitrage, Paris, 1987, éd. LGDJ, Bibliothèque de droit privé, tome n° 198, spéc. n° 147

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l’interprétation de la volonté des parties. En forçant le contrat, « le juge ajoute au contrat une obligation à laquelle les parties n’avaient pas songé, et peut-être même qu’elles avaient implicitement écartées »65. Le phénomène est fondamental en matière d’interprétation parce que le forçage est présenté comme une action du juge qui « dépasse la volonté des parties »66. Or, le forçage s’explique en tenant compte de la vocation de principe de l’article 1156 du Code civil. C’est parce que la recherche de la volonté des parties est la méthode qui prime que l’on peut rechercher une volonté présumée. Parfois cette recherche va au-delà de la volonté des parties, et fait apparaître une vieille crainte, typiquement française67, de l’équité des parlements68. Pourtant l’idée d’équité n’est pas absente du droit des contrats69. Ici, c’est l’intervention du juge qui inquiète, car elle semble parfois s’ériger en volonté autonome, fondée sur des buts protecteurs de politiques jurisprudentielles, bien éloignés des préoccupations des cocontractants. L’exemple le plus célèbre reste bien évidemment l’obligation de sécurité du transporteur70. D’autres sont moins connus. Dans une ordonnance de référé, le président du TGI de Paris a par exemple constaté la commune volonté des parties de recourir à l’arbitrage. Mais les parties n’ayant rien prévu concernant la désignation de l’arbitre, l’ordonnance, se fondant sur l’article 1157 du Code civil, crée un processus de désignation de l’arbitre71.

Comme le souligne le professeur Jarrosson, il y a ici une véritable création sous couvert d’interprétation72. Il y a bien eu adjonction au contrat d’une suite naturelle à laquelle les parties n’avaient pas songé, fondée sur leur commune volonté de se soumettre à l’arbitrage. D’autres exemples, bien plus classiques, sont eux aussi fondés sur la recherche d’une commune volonté des parties. Si le processus de création en lui-même n’appelle pas de longs développements, ses conséquences théoriques et procédurales nous intéressent davantage. Le fameux arrêt « Compagnie générale transatlantique » de 1911 demeure riche d’enseignements73. Depuis, de manière constante, la jurisprudence, en interprétant les contrats de transport y a découvert une

65 MALAURIE, AYNES, STOFFEL-MUNCK, op. cit., n° 774s. 66 MESTRE et A. LAUDE, op. cit., page 1867 V. La justice, histoire d’un pouvoir réfusé, 68 On songe bien évidemment ici à l’adage utilisé sous l’Ancien Régime « Dieu nous garde de l’équité des Parlements ! », ou encore à celui plus « régional » : « La Provence souffre de trois malheurs : la Durance, le Mistral, et le Parlement d’Aix ». Dans cet adage, l’équité du Parlement, est mise sur le même pied que des catastrophes naturelles telles que les crues dévastatrices d’un fleuve, ou de violentes tempêtes de vent, ce qui est topique. 69 V. sur ce point C. ALBIGES, De l’équité en droit privé, Paris, 2000, éd. LGDJ, Bibliothèque de droit privé, tome n° 329, pages 195s. et 303s. 70 Cf. infra. 71 Ord. référé, TGI Paris, 31 janvier 1986, Revue de l’arbitrage, 1987, page 184, note FOUCHARD. 72 JARROSSON, op. cit., n° 14773 Cass. Civ., 21 nov. 1911, DP, 13.1.249, note Sarrut, Sirey 1912, 1, 73, note Lyon-Caen.

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obligation de sécurité de résultat, qui ne cesse de s’étendre74. Le transporteur s’oblige non seulement à mener la personne à destination, mais encore à la transporter saine et sauve. En outre, la jurisprudence y a adjoint une stipulation pour autrui en considérant que le voyageur a tacitement stipulé en faveur de ses proches75. La doctrine qualifie « d’artificielle » cette analyse de la volonté76. On pourrait parler ici de recherche quasi-divinatoire de volonté. Sous couvert d’interprétation et de recherche de la commune volonté des parties, on assiste en réalité à la mise en place de véritables choix de politique jurisprudentielle, en faveur ici de la protection du voyageur, ce qui est compréhensible, mais également au profit d’une indemnisation des proches de la victime d’un accident durant le transport.

Par ce prolongement ultime de l’interprétation, l'obligation devient d’ordre public, la volonté des parties ne peut plus s'y soustraire77. On quitte donc le terrain souple et casuistique de l’interprétation. Finalement on glisse d’une décision spécifique, particulière, à une décision générale78. En devenant générale et impersonnelle, la décision se rapproche de la loi. Quand l’interprétation du contrat devient une création d’ordre public, générale, impersonnelle, il n’y a précisément plus interprétation mais création d’une norme générale. L’interprétation reste centrée sur un acte de moindre généralité. Comme on l’a vu pour les conventions collectives ou les contrats d’adhésion, la généralité chasse l’interprétation par les juges du fond au profit de celle de la cour de cassation. Une dérive ultime de l’interprétation est donc la négation de l’office interprétatif au profit d’une création d’ordre public, qui précisément exclu l’interprétation.

CONCLUSION : Réfléchir sur les règles d’interprétation du contrat, à l’occasion du

bicentenaire du Code Civil, renseigne bien évidemment sur la rédaction contractuelle

74 J. MESTRE et A. LAUDE, op. cit., pages 18 s. Les auteurs soulignent ici l’extension aux exploitants ou organisateurs de spectacles, de jeux, de voyages (notamment consacré dans la loi du 13 juillet 1992), et analysent également l’extension au travers des stipulations pour autrui (Cf. infra), utilisées notamment en matière de responsabilité des centres de transfusion sanguine, concernant la contamination par le virus du Sida. 75 J. MESTRE et A. LAUDE, op. cit., page 1976 MALAURIE, AYNES, STOFFEL-MUNCK, op. cit., n° 775, qui soulignent qu’il est exceptionnel que le voyageur qui se trouve devant un guichetier pense à ses proches ! 77 MALAURIE, AYNES, STOFFEL-MUNCK, op. cit., n° 77478 V. ici la distinction opérée par le professeur Albiges, thèse préc., entre équité objective et subjective. Selon cet auteur, la véritable équité est celle qui demeure propre à un cas particulier, casuistique. En acquérant la généralité, la décision d’équité devient objective, générale et impersonnelle comme la loi. Ce n’est donc plus de l’équité. L’auteur donne comme exemple l’action de in rem verso (pages 41s.).

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contemporaine et sur l’attitude du palais en la matière. Cette question est aussi et surtout un outil de réflexion sur les sources du droit. En effet, l’interprétation des contrats ne peut pas se comprendre sans l’apport essentiel de la jurisprudence. D’autant que ces fameux articles 1156 et suivants du Code civil apparaissaient comme de « véritables maximes du droit ». La jurisprudence a joué un rôle dans l’application de ces articles, à la texture si particulière, puisque originellement dépourvus d’impérativité. L’influence jurisprudentielle qui a marqué de son empreinte le domaine de l’interprétation, ses méthodes, et sa portée illustre qu’une codification des plus méticuleuse ne saurait se passer des prolongements prétoriens efficaces. Les choix de politiques jurisprudentielles opérés sont parfois critiquables, mais reflètent la nécessité pour une société de choisir ses paradigmes, la sécurité dans le transport, par exemple. Mais l’intervention de la jurisprudence a été en matière d’interprétation des contrats un vecteur de la pérennité des textes. Ce sont donc bien les magistrats qui « pénétrés de l’esprit général des lois en ont gouvernés l’application ». En cette année de bicentenaire, un constat semble s’imposer : comme les articles 1156 et suivants du Code civil, les sources du droit demeurent d’une grande complémentarité !

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