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 La liquidation de l’école républicaine Par Anne Frémaux, agrégée de Philosophie L’imaginaire de nos enfants est aujourd’hui entièrement « colonisé », « phagocyté »  par le monde marchan d. Aux idéaux, prop res à la jeunesse, d ’un monde meilleur (par exe mple qui serait centré sur les liens plutôt que sur les biens…), s’est substitué le rêve d’une consommation indéfiniment renouvelée : les portables, les  I-Phone (et bientôt les  I-pad ) s’étalent ostensiblement dans les cours de récré. Certains élèves exhibent fièrement le prix de leurs vêtements en laissant l’étiquette dépasser d’une casquette ou d’un pantalon… On y parle inlassablement de marques, de fringues, d’émissions télé, du dernier film téléchargé ou du match de foot de la veille… Certains font même du « bizness » à la sortie des écoles… Les  parents se plaignent eux-mêmes de la difficulté qu’il y a aujourd’hui, à être « parent » : consommateurs exigeants de droits comme de biens, les enfants règnent comme de véritables  petits monarques sur leurs familles. Comment leur oppos er un refus ou une interdiction quand toute la société, par le biais notamment de la propagande publicitaire, est organisée pour les « dresser » à la consommation et au plaisir immédiat ? Comment leur imposer des devoirs quand tout l’arsenal démocratique est mis au service de leur parole et de leurs « droits » ? La discipline, dans un tel contexte, est d’avance discréditée au nom de son caractère  prétendument autoritaire et réactionnaire… La société infantile dans laquelle nous vivons glorifierait-elle ses jeunes au point de vouloir les empêcher de devenir adultes ? Une société qui a si peu de considération pour ses « vieux » (on est  senior à 50 ans…) et qui abandonne ses enfants aux mains du marché et de son idéologie consumériste a de quoi effrayer. C’est en effet rien de moins que la pérennité de la civilisation qui est ici en question. Face à un tel délabrement, il n’y a guère à s’étonner que le mode de fonctionnement capitaliste, adossé à la pseudo « liberté » démocratique de consommer (liberté qui n’est en réalité qu’un conditionnement), soit également parvenu à pénétrer l’enceinte de nos classes, lieu de l’institution scolaire par excellence, censé pourtant créer une séparation entre le monde des affects et celui du savoir, entre le lieu des particularismes (famille, société civile) et le monde commun de la raison. Le terme « Éduquer » vient en effet du latin ex-ducere, « conduire hors de » : conduire hors de soi, arracher aux préjugés, à l’immédiateté des  pulsions comme aux avantages particularisants conférés par le statut social ou familial. C’est sur ce projet que s’est fondée la République en général et l’école républicaine en particulier : créer un espace commun où seule la qualité du travail et de l’effort pouvait faire office d’élément discriminant (ce qu’on a appelé la « sélection par le mérite »). À l’heure où l’école devient clientéliste et assume (de manière décomplexée…) son statut de relais de l’économie de marché, cet idéal est bel et bien à l’agonie. L’attaque n’est cependant pas venue d’où l’on aurait pu croire : c’est l’idéologie égalitaire, présumée de gauche, qui a initié le processus de liquidation de l’école républicaine, bien avant l’idéologie néolibérale de droite qui organise aujourd’hui, de façon brutale, la destruction des services  publics. C’est en effet la loi d’orientation de 1989 (dite « loi Jospin ») qui a marqué le point de départ de la « révolution copernicienne » (ainsi dénommée par les réformateurs) censée « mettre l’élève au centre du système ». Cette pseudo-évidence (on ne voit pas en effet comment on pourrait s’opposer à un système prenant l’élève en considération…) a été en réalité lourde de conséquences. Elle a notamment contribué à relativiser l’importance des deux autres conditions nécessaires entrant dans la réalisation du projet de transmission et de décentrement initialement voulu par l’école républicaine : le  savoir  et l’autorité de l’enseignant. Dans les deux cas, ce qui est nié, c’est la possibilité d’une véritable hiérarchie,

Liquidation de Ecole(1)

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Liquidation de Ecole

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  • La liquidation de lcole rpublicaine

    Par Anne Frmaux, agrge de Philosophie

    Limaginaire de nos enfants est aujourdhui entirement colonis , phagocyt par le monde marchand. Aux idaux, propres la jeunesse, dun monde meilleur (par exemple qui serait centr sur les liens plutt que sur les biens), sest substitu le rve dune consommation indfiniment renouvele : les portables, les I-Phone (et bientt les I-pad) stalent ostensiblement dans les cours de rcr. Certains lves exhibent firement le prix de leurs vtements en laissant ltiquette dpasser dune casquette ou dun pantalon On y parle inlassablement de marques, de fringues, dmissions tl, du dernier film tlcharg ou du match de foot de la veille Certains font mme du bizness la sortie des coles Les parents se plaignent eux-mmes de la difficult quil y a aujourdhui, tre parent : consommateurs exigeants de droits comme de biens, les enfants rgnent comme de vritables petits monarques sur leurs familles. Comment leur opposer un refus ou une interdiction quand toute la socit, par le biais notamment de la propagande publicitaire, est organise pour les dresser la consommation et au plaisir immdiat ? Comment leur imposer des devoirs quand tout larsenal dmocratique est mis au service de leur parole et de leurs droits ? La discipline, dans un tel contexte, est davance discrdite au nom de son caractre prtendument autoritaire et ractionnaire La socit infantile dans laquelle nous vivons glorifierait-elle ses jeunes au point de vouloir les empcher de devenir adultes ? Une socit qui a si peu de considration pour ses vieux (on est senior 50 ans) et qui abandonne ses enfants aux mains du march et de son idologie consumriste a de quoi effrayer. Cest en effet rien de moins que la prennit de la civilisation qui est ici en question.

    Face un tel dlabrement, il ny a gure stonner que le mode de fonctionnement

    capitaliste, adoss la pseudo libert dmocratique de consommer (libert qui nest en ralit quun conditionnement), soit galement parvenu pntrer lenceinte de nos classes, lieu de linstitution scolaire par excellence, cens pourtant crer une sparation entre le monde des affects et celui du savoir, entre le lieu des particularismes (famille, socit civile) et le monde commun de la raison. Le terme duquer vient en effet du latin ex-ducere, conduire hors de : conduire hors de soi, arracher aux prjugs, limmdiatet des pulsions comme aux avantages particularisants confrs par le statut social ou familial. Cest sur ce projet que sest fonde la Rpublique en gnral et lcole rpublicaine en particulier : crer un espace commun o seule la qualit du travail et de leffort pouvait faire office dlment discriminant (ce quon a appel la slection par le mrite ).

    lheure o lcole devient clientliste et assume (de manire dcomplexe) son

    statut de relais de lconomie de march, cet idal est bel et bien lagonie. Lattaque nest cependant pas venue do lon aurait pu croire : cest lidologie galitaire, prsume de gauche, qui a initi le processus de liquidation de lcole rpublicaine, bien avant lidologie nolibrale de droite qui organise aujourdhui, de faon brutale, la destruction des services publics. Cest en effet la loi dorientation de 1989 (dite loi Jospin ) qui a marqu le point de dpart de la rvolution copernicienne (ainsi dnomme par les rformateurs) cense mettre llve au centre du systme . Cette pseudo-vidence (on ne voit pas en effet comment on pourrait sopposer un systme prenant llve en considration) a t en ralit lourde de consquences. Elle a notamment contribu relativiser limportance des deux autres conditions ncessaires entrant dans la ralisation du projet de transmission et de dcentrement initialement voulu par lcole rpublicaine : le savoir et lautorit de lenseignant. Dans les deux cas, ce qui est ni, cest la possibilit dune vritable hirarchie,

  • juge davance antidmocratique ou litiste. Nous allons montrer quen ralit cest le systme pseudo-dmocratique assurant en apparence la libert de choix des parents et des enfants qui organise la plus grande ingalit.

    Commenons par le savoir : celui-ci a t dvaloris au profit de lopinion de llve.

    Lcole publique, contre tout projet de dpaysement, doit dsormais encourager llve demeurer dans son propre monde. Lcole doit valoriser sa parole qui a autant de valeur que celle du professeur , ses choix et ses demandes spcifiques. Le principe dmocratique avanc est lui-mme adoss aux principes tout aussi grandiloquents et formels de tolrance et de respect . Il faut tolrer ( respecter ) les diffrences dopinion au risque, sinon, dapparatre tyrannique. Cest ainsi que dans la classe, tout est dsormais ngociable et sujet discussion . Certains cours finissent par ressembler un petit combat puisant o le recours la persuasion ou laffectif ( allez soyez sympa, coutez-moi ! ) se rvlera ncessaire. On ne pourra pas, par exemple, obliger un lve lire Proust, Racine ou Shakespeare si cela ne lui parle pas, si cela nentre pas dans lhorizon de ses prfrences subjectives 1. De l aussi les directives exigeant que lon sadapte aux dsirs de llve : tudier des romans de gare la place de la littrature classique, viter la contrainte du par cur et de la rptition, analyser un match de foot en classe au lieu dune uvre picturale dans le cadre dun cours sur lart Donnons aux lves ce quils demandent et laissons les choisir ! Il faut cependant prciser que cette injonction ne vaut que pour les tablissements de seconde zone o lon se fiche bien, au final, de ce qui est enseign. En tmoigne cette anecdote vcue personnellement. Alors que je me plaignais auprs dune Inspectrice de Lettres en visite dans mon tablissement, du niveau de Franais des lves, celle-ci me rtorqua de faon vhmente : Mais le niveau de langue nest plus un problme : il y a de bons correcteurs dorthographe aujourdhui ! Voyant ma mine atterre ainsi que celle de mes collgues, elle ajouta, Et puis de toute faon, ils sont mieux l quailleurs, ne trouvez-vous pas ? ! Cette anecdote difiante a le mrite de rsumer elle seule lambition de lcole lheure dune massification qui na rien de dmocratique , ou en tout cas rien de rpublicaine (lidal rpublicain consistant donner le meilleur au plus grand nombre) : il ne sagit plus de former des citoyens clairs mais d occuper la galerie , lcole stant transform en nouveau lieu de relgation sociale. Les rformes actuelles du lyce qui visent tablir un lyce la carte nont pas dautre ambition : llve, pens sur le mode du consommateur , doit pouvoir choisir parmi une offre scolaire varie et changer denseignement quand il le souhaite.

    Cest cependant oublier que lenfant nest pas un tre dj autonome, capable de

    choisir ce qui est rationnellement bon pour lui mais dabord un faisceau de pulsions, de caprices qui a besoin dtre duqu. Les Lumires nont jamais t une donne immdiate mais une libert conqurir : conseillons ds lors nos rformateurs (qui ont aujourdhui encore le vent en poupe, comme en tmoigne lengouement mdiatique pour Philippe Meirieu, ancien conseiller de Claude Allgre) la relecture de Kant ou de Condorcet. Ce travail dducation est mme le premier que doit assurer toute civilisation si elle ne veut 1 Ainsi trouve-t-on sur le site de Philippe Meirieu, aptre du pdagogisme en France, les propos dun professeur de Franais invitant la relativisation des savoirs culturels : Mais la rvolution copernicienne quil faut accomplir cest dadmettre enfin quil ny a pas un modle unique de lecteur et dhomme cultiv, que chacun a le droit de se construire son propre systme de prfrences textuelles, quil est parfaitement lgitime de dlaisser Racine, Proust ou Shakespeare si leurs visions du monde, leur musique, leurs obsessions sentimentales ou leurs fantasmes vous sont trangers. Pourquoi serais-je barbare parce que les mois sexuels de Phdre pour un jeune garon mennuient. En vertu de quelle forte identification personnelle ou de quel dlicieux souvenir de fac un enseignant aurait-il le droit de dcrter incontournable ce texte qui peut tre pour un autre homme cultiv une histoire de concupiscence ennuyeuse et plutt grotesque ? http://www.meirieu.com/FORUM/steffen.pdf

  • pas sombrer dans la barbarie. On ne pouvait ds lors imaginer entreprise plus nfaste que de confier aux enfants eux-mmes le choix de leurs enseignements. Dmagogie, clientlisme, conomies budgtaires, lectoralisme, seuls, y trouvent leur compte

    Lautre condition ncessaire dune ducation vritablement mancipatrice est bien sr

    lautorit du professeur. Or, celle-ci, comme le montre admirablement Hannah Arendt dans son texte, Quest-ce que lautorit ?2 se distingue la fois de la svrit, laquelle les rformateurs de gauche lont trop souvent rduite et de la persuasion, drive dmagogiste dcrite ci-dessus. Lautorit du professeur repose sur le savoir dont il est dpositaire et quil tait auparavant charg de transmettre ses lves. La relativisation du savoir a entran mcaniquement la destitution de son autorit. Mais il y a plus car cest le statut mme de lenseignant qui est aujourdhui remis en question, attaqu et relativis. Le professeur est en effet transform par les textes officiels en animateur qui, tout moyen coercitif lui ayant t t, doit le plus souvent jouer sur la fibre du copinage et de la dmagogie pour sen sortir. Son avis sur le passage dun lve ne sera plus que consultatif (la gauche rformiste ici, comme la droite librale se retrouvent pour faire des conomies dchelle, un redoublement cotant cher la collectivit), et il ne sera mme pas souverain dans sa notation, celle-ci pouvant tre conteste par les parents dlve ou change par les prsidents de jury lors des examens terminaux. Tout chec en matire de gestion de sa classe relvera de sa responsabilit, de son manque de charisme ou de son incapacit pdagogique. Ainsi tout problme de violence sera-t-il systmatiquement trait par les politiques comme par les mdias comme sil sagissait dun phnomne circonstanci (fragilit psychologique de lenseignant, environnement particulirement difficile, etc.) ne remettant pas en question la structure mme de linstitution scolaire. Cest pourtant elle qui, aujourdhui, produit de manire inquitante linscurit physique des enseignants comme linscurit psychique des lves.

    Limpuissance de lenseignant est ainsi structurellement organise au mme titre que

    la destitution symbolique du savoir. Les nouveaux modes de recrutement (disparition progressive des concours, embauche dtudiants, de vacataires) achveront de dtruire dune manire cette fois effective le savoir, lenseignant ntant plus recrut au nom de son excellence disciplinaire mais au nom de sa capacit intrioriser les normes du systme 3.

    En conclusion, ce procs de liquidation de lcole rpublicaine, initi gauche et

    achev droite, marque la victoire hgmonique de lidologie librale. Lducation, premier budget de ltat, doit en effet tre confie aux marchs pour en dcharger la collectivit comme pour assurer de fructueux bnfices aux entreprises prives. Or, cette entreprise exigeait dabord que le dlabrement progressif soit organis (on ne peut pas supprimer de but en blanc un service public auquel les gens sont attachs), ce quoi les rformes pdagogistes des trente dernires annes ont plus que largement contribu. Lcole prive, grande gagnante de ce processus, est ainsi devenue un recours invitable pour les familles dsireuses de donner les meilleures chances de russite possibles leurs enfants. On a beau jeu, ds lors, de demander lcole publique de saligner sur les performances du priv et de lui imposer les rformes qui vont en ce sens : autonomie des tablissements, diversification de l offre scolaire , suppression de la carte scolaire pour satisfaire lapptit clientliste des parents (et par l mme ghettosation de certains tablissements qui ne cachent plus leurs difficults), diversification des options denseignement en fonction des publics : aux enfants 2 Hannah Arendt, Quest-ce que lautorit ? , in La crise de la culture 3 Ainsi circule actuellement sur internet une ptition sopposant au recrutement des futurs enseignants notamment sur leur capacit agir de manire thique et responsable http://www.petitiononline.com/azby1111/petition.html

  • des centres-villes, La Princesse de Clves, le latin, le grec et lallemand. Aux enfants des tablissements de seconde zone, lanimation pdagogique et la garderie sociale ! Lcole daujourdhui est caractrise par la fracture grandissante entre une sous-formation destine aux futurs (sous) employs dont le march a besoin, et une formation litiste destine aux futures classes dirigeantes. Les ingalits (dj criantes) et les dclassements ne feront que saccentuer. Face cela, gageons que la discrimination positive tant vante par N. Sarkozy, vritable cache-sexe dun systme devenu profondment ingalitaire, aura de beaux jours devant elle