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1 Roman L’ŒIL DE L’ABBESSE

L’ŒIL DE L’ABBESSE - Tous les ebooks gratuits et ... · CHAPITRE 2 LE LIVRE DES MIRACLES....3 LE CURÉ DE S AINT R OCH ... toute heure du jour. Un régal pour toutes les duègnes,

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Roman

L’ŒIL DE L’ABBESSE

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AVANT PROPOS

Les lieux et les personnages liés à l’histoire de France qui figurent dans de ce roman, proviennent de la réalité. L’Augusta Hélèna ou Hélène, saint Hydulphe, Humbert de Moyenmoutier, Léon IX, ont existé et je n’ai rien changé de ce que l’on connaît de leurs vies. Les abbayes de la croix de Lorraine sont telles que je les ai décrites, et je n’ai rien modifié quant à leur passé.

La princesse Louise Adélaïde de Bourbon Condé, fut réellement la dernière abbesse de Remiremont, et ce que je cite de sa vie correspond à ce que l’on en sait. Les lieux cités ou décrits, existent tels que chacun peut les voir. Les évènements historiques relatifs à l’histoire de la chrétienté, se sont réellement produits.

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Table des matières

AVANT PROPOS...................................................3

L’AGRESSION.........................................................3 VIRGILE.................................................................3 TONTINE................................................................3 ST JUST................................................................3 LA CARTE..............................................................3 MARGOT ................................................................3 UN ÉTRANGE ACHETEUR.......................................3 LE CAMBRIOLAGE..................................................3 LA CARTE D’EUSÈBE DE CÉSARÉE........................3 AXUÉNA.................................................................3 ETIENNE.................................................................3

CHAPITRE 2 LE LIVRE DES MIRACLES....3

LE CURÉ DE SAINT ROCH......................................3 L’ABBÉ GASLER.....................................................3 LE LIVRE MERVEILLEUX........................................3 LE DÎNER D’AXUÉNA.............................................3 LA BIBLIOTHÈQUE D’EPINAL.................................3

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GABRIEL ................................................................4 L’ENLÈVEMENT......................................................4

CHAPITRE 3 LA DERNIÈRE ABBESSE........4

LE COMBAT DE TONTINE.......................................4 L’HÉRITAGE DRAGAZÈS.........................................4 LA CAPTIVITÉ.........................................................4 LES ANCIENS REPRENNENT DU SERVICE................4 LE LEGS DE L’IMPÉRATRICE...................................4 POKER MENTEUR...................................................4 LES DENIERS DE JUDAS.........................................4

CHAPITRE 4 GRANDES ORGUES ET VIEILLES ANTIENNES.......................................4

LES SŒURS ENNEMIES............................................4 LA DÉLIVRANCE.....................................................4 LA CLEF DES CHANTS............................................4 STABAT MATER......................................................4 LA MUSIQUE DU PAPE...........................................4

BIBLIOGRAPHIE.................................................4

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SOURCES DOCUMENTAIRES..........................5

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Chapitre 1 Le secret des abbayes

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L’agression Le ciel de mai ornait Paris de cette lumineuse

atmosphère que seule la capitale possède lors du retour des beaux jours. Les passants adoptaient la démarche nonchalante que revêtent les insouciants, et parmi eux, la vieille dame fredonnait doucement, sourire aux lèvres : « J’aime Paris au mois de mai …».

Cette douceur printanière était vécue comme un don du ciel. Les Parisiens pouvaient enfin, tel le bourgeon qui sort de l’écorce, laisser les lourds manteaux d’hiver dans les placards. La ville goûtait ce bonheur simple de la fin des grands froids, sortant de sa léthargie sous la caresse des premiers rayons du soleil.

La vieille dame allait son pas, décochant par-ci par-là une œillade coquine aux messieurs qui lui offraient l’hommage de leur sourire. Elle avançait avec un port de princesse et la démarche d’une danseuse. De dos, elle rendait vingt ans et plus, et certains regards s’émouvaient en détaillant cette belle silhouette dont on ne saurait parier sur l’âge. Et la vieille dame n’avait plus rien de son âge

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lorsque l’on croisait son regard. Plein de vie ! Bourré d’humour et avec ce je-ne-sais-quoi d’hypnotique…. Bien des hommes n’étaient plus que papillons sous les feux des miroirs de son âme.

La vieille dame allait son pas…. Fredonnant, souriant, s’arrêtant à une vitrine et repartant vers une autre…. Insouciante. Ce fut au tout dernier instant que son instinct la prévînt. Pareille à une ombre qui aurait un instant occulté le soleil, la sensation de danger annihila la douce quiétude ramenant d’un coup toute sa vigilance. La poigne qui tentait d’arracher par la bandoulière son sac à main ne la surprît qu’à peine. Elle avait machinalement raffermi sa prise et modifié sa posture, assurant inconsciemment un meilleur équilibre en plantant quasiment ses escarpins dans le bitume du trottoir. L’agresseur ne s’était pas préparé, lui, à être déséquilibré par son propre élan. Emporté dans sa course, il se retrouva victime de la force centrifuge que lui imprima la vieille dame. En une fraction de seconde, les rôles furent intervertis. D’un bras vengeur, armé de son ombrelle, elle flagellait copieusement le mécréant qui ne dut son

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salut qu’à une fuite éperdue au milieu de la foule, qu’il fendait telle une marée humaine, et que ses glapissements de douleur avaient attirée. L’attroupement reflua naturellement dès la disparition du voleur, ne laissant là que quelques messieurs trop heureux de l’aubaine… apporter consolation là où, l’instant d’avant, on ne pouvait qu’à peine rêver nouer un brin de conversation. L’on se proposa pour offrir un rafraîchissement après l’épreuve ou alors accompagner au plus proche commissariat, et mieux encore, escorter Madame car les rues ne sont pas sûres. La vieille dame refusa très aimablement toute cette assistance. Elle ne se sentait plus en danger, elle rentrait chez elle, à deux pas de là. La reconnaissance qu’exprimait le bleuté lavande de ses yeux, paya les courageux de leur peine, et permit à la vieille dame de poursuivre son chemin sans plus de protection.

Virgile Penché sur une carte ancienne le jeune homme

ressemblait assez à un bijoutier. Cela lui venait

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assurément de ces drôles de besicles qu’il avait chaussées sur son nez et que l’on ne voyait que chez les lapidaires. La blouse de travail qu’il avait revêtue complétait cette impression de labeur minutieux, amplifiée par l’air d’intense concentration qui se lisait sur son fin visage.

La trentaine, svelte et dynamique, il était ce que l’on appelle un très beau garçon. L’intelligence pailletait son regard brun, les lèvres pleines et gourmandes rehaussaient un sourire ravageur sur une dentition parfaite.

Ainsi, il possédait trop de qualités et de perfection pour les uns, trop de défauts et d’imperfections pour les autres, surtout trop dangereux pour la gent féminine mais aussi pour la gent masculine, puisque la compétition était trop inégale. Grand et mince, d’allure sportive, toujours habillé pour aller dîner dans le meilleur monde, brun de cheveux mais non de peau, rasé de frais à toute heure du jour. Un régal pour toutes les duègnes, un rêve pour toutes les chasseuses de maris, une abomination pour les pères de famille, un ami sûr, un esprit plus que vif et on ne peut plus

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cultivé, le goût forgé par les meilleurs maîtres, tel était le portrait de ce jeune homme. Portrait aimable, conforté par un compte bancaire bien approvisionné.

A sa table de travail, une carte ancienne qui ne cessait de le harceler par la complexité de son dessin.

La carte figurait sur une basane encore en assez bon état. Les encres garance, indigo, ocres, y mêlaient les noms des lieux aux représentations artistiques symbolisant des monuments et des constructions, parmi les méandres des pistes et des villages. Ce n’était pas tant la difficulté de traduire les paragraphes en vieil araméen, qui ornementaient les marges de la carte, qui le motivait, que de pouvoir identifier avec certitude la zone géographique précise qu’elle représentait. Intense concentration, réflexion studieuse, effort de mémoire sur l’histoire ancienne de cette région, souvent bouleversée par la politique des princes, telles étaient les armes pour parvenir à l’identification, auxquelles s’ajoutait une bibliothèque plus que fournie.

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La sonnerie du téléphone effleura à peine sa conscience, tant il était accaparé. Il avait déjà vu ce style quelque part, mais où ? Sa mémoire encyclopédique commença à faire défiler les images sous ses paupières fermées…

Et l’on cogna à la porte de son bureau. Grognart, fidèle valet, annonçait une urgence téléphonique de Monsieur de ST JUST. Tant pis, résoudre l’énigme de cette carte devrait attendre.

- Alors Oncle ST JUST, cette urgence c'est

quoi ? - Mon petit Virgile, bonjour ! Je suis désolé de

te déranger, mais il faut absolument que tu viennes me voir avant 14 heures. J’ai un acheteur pour le manuscrit que tu m’as ramené l’autre jour de Trèves. Bien évidemment, je l’ai étudié et j’y ai trouvé un passage très intéressant que j’aimerais te montrer avant que je ne le remette à notre acheteur. C'est TRÈS IMPORTANT !

- Hum ! Quand tu prends ce ton là, c'est qu’il y a quelque chose d’intéressant à la clef, tu es pire qu’un usurier quand tu subodores de l’argent sur

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une affaire…. - C'est vrai ! J’ai un flair fabuleux pour tout ce

qui touche aux antiquités, mais pour ce qui touche à l’usure, je pense plutôt à Tontine qui vient encore de me ruiner au poker, elle à beau être une très vieille amie, elle n’en est pas moins une amie très chèeere… si tu vois ce que je veux dire. Il est donc normal que je te mette à contribution par ton travail, pour me rembourser.

- Mais, mon oncle, c'est toi qui joue au poker avec elle, tu sais bien qu’à chaque fois elle gagne, pourquoi continues-tu ?

- C'est une tradition ! Il ne subsiste plus grand-chose de notre monde d’avant-guerre à Paris, s’il faut en plus cesser le poker du jeudi soir, où va le monde ! Et puis, c'est lorsque Tontine tient Salon, que je rencontre les meilleurs acheteurs.

- Ce n’est pas une raison pour me faire rembourser tes dettes de jeux. Rien ne t’oblige à jouer gros.

- Tu sais bien que si on ne joue pas «sport » comme elle dit, elle est capable de nous imposer la roulette russe, rappelle-toi comment elle a gagné la

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voiture qu’elle t’a offerte. Sinon elle nous ruine définitivement de réputation avec des allusions sur nos petits travers, nos petits secrets, ceux qu’elle nous arrache quand nous lui apportons son dû. Elle ne se contente pas d’empocher ses indulgences, mais il lui faut en plus un petit trésor à ajouter à son carnet de bal, comme elle dit. Avec ce fameux carnet elle oblige tout le gratin parisien à venir se ruiner depuis la Libération à sa table de jeu, où l’on ne joue pas d’argent il est vrai… C'est bien pire ! On y joue tout le reste !

- Qu’as-tu perdu cette fois-ci ? - Le petit triptyque byzantin sur l’adoration des

mages, que je comptais vendre à l’hôtel Drouot, eh bien, elle me l’a soutiré ! En plus de quelques secrets de transactions. Et le comble, c'est qu’elle va prêter cette merveille à la paroisse, pour je ne sais quelle cérémonie. C'est le curé qui doit se frotter les mains ! Ah ! Je le vois bien, avec son air de petit saint, encenser l’air ambiant avec ses sermons, et mettre en coupe réglée toutes ses ouailles pour leur accorder le pardon de leurs fautes. Ah ! Elle est belle l’absolution des pêchés ! Au prix où est le

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trafic de l’indulgence il y a inflation galopante ! - Allons, mon oncle, tu auras beau hurler tout

ce que tu voudras, tu sais très bien que tu ne peux pas te passer de Tontine ni de son salon. D’ailleurs tu le dis toi-même, tu y rencontres tes meilleurs clients, et sans bourse délier en restaurants et invitations au théâtre. Dis-toi que tes pertes au jeu sont des dépenses de fonctionnement, tes frais généraux, quoi...

- gruuhhmmmm ! Bon je t’attends.

Tontine Durant tout le temps de la conversation, une

ombre rapide et discrète s’affairait dans l’appartement de Virgile. Grognart, tour à tour valet, secrétaire ou chauffeur, préparait le départ de son maître. Grognart descendait d’une illustre lignée de maîtres d’hôtel, normands d’origine, et dont certains avaient pris service chez Tontine, grand-tante de Virgile. Les Grognart étaient une famille qui avait eu le déplaisir d’être brocardés, dans ses romans, par Maurice Leblanc. On ne sait ce qui leur

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valu d’avoir l’un des leur dépeint sous les traits du comparse de Lupin, mais ils portaient fièrement leur nom comme une bannière. Les Grognart avaient l’orgueil pointilleux et ne prenaient service qu’auprès d’employeurs capables de les mériter. Tontine était, à n’en pas douter, l’incarnation de ce privilège. Cette adorable vieille dame avait illuminé la capitale de ses frasques durant un demi-siècle, et si l’âge venant, recevait un peu moins que jadis, elle savait encore faire venir tout ce qui comptait de gens très importants dans ses salons. L’on y voyait rarement le sexe dit faible.

Ses parties de poker étaient célèbres, on y avait vu se ruiner les plus grands noms ou s’édifier des fortunes sur une donne. Entre les mains diaphanes de l’hôtesse, étaient passés bijoux, actes de donation, titres boursiers, et bien souvent des secrets industriels ou politiques d’une portée incommensurable au regard de la taille du salon de jeu où régnait Tontine. Car règle d’or, on ne jouait pas d’argent à sa table. On n’y jouait que du patrimoine.

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Cette règle remontait à une soirée des années quarante, sous l’occupation allemande. Tontine, que l’on appelait encore à cette époque Mademoiselle Bolduque tenait salon. Ses parents, issus d’une famille d’industriels belges avaient fait fortune dans le ruban de soie, et lui léguèrent, lors de leur décès dans un accident d’aéroplane, de quoi subsister honorablement en société sans avoir à se marier par raison. Edmonde Bolduque tenait régulièrement salon, dans son immense appartement de la rue Vivienne, depuis quelques années déjà, elle avait appris, par désœuvrement, à jouer au poker avec un jeune américain rencontré au jardin du Luxembourg. Par la suite, Edmonde vit chaque semaine, avec bonheur, paraître à sa table de jeu, ce que la capitale comptait de plus en vue en matière «d’hommes à marier ». Le «salon des miniatures » de la rue Vivienne, devint ainsi l’endroit ou il fallait absolument être invité. L’on n’aurait su s’y rendre sans avoir été au préalable présenté et parrainé par un comparse dont l’honneur et le savoir-vivre, tout autant que la richesse, étaient attestés.

Lors de l’invasion et de l’occupation

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allemande, l’immeuble de la rue Vivienne fut réquisitionné. En cela, rien d’étonnant pour l’époque et le lieu. Mais Edmonde n’était pas du genre à subir l’éviction, et certainement pas à abandonner son salon des miniatures, qui devait son nom à une admirable collection de portraits émaillés, de saynètes, d’enluminures enchâssées dans des montures d’une exquise délicatesse. Ces bijoux, amoureusement arrangés dans des vitrines conçues spécialement, ornementaient la totalité du grand mur. Pas question de quitter ce lieu ni ses médaillons sacrés, que seules, les douces mains de sa mère avaient caressés. Edmonde s’en fut à la Kommandantur, l’ordre de réquisition à la main, et se fit recevoir par le colonel en charge du sacrilège. Le charme de la demoiselle dû certainement l’aider à ouvrir les portes jusqu’au bureau de l’officier, et aussi à trouver un arrangement. La blondeur de ses cheveux, le bleuté de ses yeux, les galbes de sa silhouette, sa voix rauque, le tout, dans un petit tailleur ajusté, permirent à Edmonde de trouver un accord à l’amiable. Les tractations durèrent tout l’après-midi. Lorsqu’il ressortit de son bureau pour

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raccompagner Edmonde, on lisait dans ses yeux un profond respect, et d’autres choses encore…. L’appartement ne fut pas réquisitionné et le salon des miniatures continua à être le théâtre des fortunes plus ou moins bonnes de la société parisienne. Seul changement, l’on y voyait très régulièrement des messieurs en uniforme allemand. Eux ne rêvaient plus que de ces quelques mètres carrés, où régnait la «Marlène de Paris ».

Ce ne fut qu’à la libération de la capitale par les troupes alliées, que l’on connut le fin mot de l’histoire : Edmonde avec un aplomb incroyable proposa au colonel de jouer l’affaire au poker, puisque, lui jeta-t-elle au visage, «cela n'était pas très sportif de mettre une femme à la rue, pour le champion des jeux olympiques qu’avait été Von Kruger en 1936 ». Son orgueil piqué au vif, l’officier accepta la mise…. Et perdit au jeu. Il tint ensuite admirablement parole, et protégea Edmonde des tracasseries durant toute l’occupation. Au cours de ces années, Edmonde ne chôma point : elle réussit grâce à sa table de jeu à gagner quantité d’œuvres d’art qui sinon seraient parties vers

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Berlin, et les remit par la suite aux Monuments de France. Elle ne garda que les pièces qui avaient pour elle une valeur sentimentale. Celles qui avaient une histoire se mêlant intimement à sa vie.

Elle garda toujours cette règle pour les enchères du jeu : point d’argent, que des œuvres d’art, des bijoux, des titres, des renseignements et des secrets.

Grâce à son salon des miniatures et à sa table de jeu, Edmonde put toujours mener grand train de vie.

Malgré son âge, elle avait encore une allure de

jeune fille. Si ses mouvements se ralentissaient un peu ralentis avec le temps, cela lui donnait une légère nonchalance qui ne faisait qu’ajouter à son charme. Sa blondeur s’était transformée en un admirable nuage d’un blanc légèrement irisé, surmontant les deux perles aux reflets lavande de ses yeux. Son regard magnifique encore perçant, reposant dans un écrin tissé d’un réseau très dense, de rides à peine visibles. Foin des années ! Elle plaisait encore ! Et en jouait. Femme de grande

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expérience elle était une redoutable adversaire, et pas seulement à la table de jeu.

Sa seule faiblesse, son petit-neveu Vivien René Gilles Herbeloup surnommé Virgile, qui lui échut par les hasards de l’existence. En fait, Virgile n’était pas son petit-neveu, mais un arrière petit cousin. Elle hébergea ses parents durant quelque temps, après la guerre. Ils restèrent des amis fidèles et la seule famille connue de Tontine. Elle s’occupa ensuite de lui à la mort de ces derniers…. Dans un accident d’avion.

Autre règle à laquelle rien ne doit faire déroger : on ne prend pas l’avion ! Ces ferrailles volantes vous prennent ceux que vous aimez, alors deux fois, soit ! Mais pas trois !

Virgile se soumit, adolescent, à la cérémonie du serment – «je jure solennellement de ne jamais prendre l’avion, que le nez me tombe de la figure si je me dédie, que…. ». Virgile n’eut jamais l’envie, le prétexte ou l’occasion pour ce faire. Tontine y veilla. Dès son plus jeune âge, elle l’habitua à ne se déplacer que par voies terrestres ou maritimes. En premier, ce fut Grognart père, qui fut le dévoué

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serviteur engagé pour tout ce qui touchait à la domesticité du petit garçon. Ensuite ce fut Grognart fils, qui prit la relève, lorsque Virgile eut envie de prendre son indépendance à la fin de ses études. Tontine l’installa alors dans un superbe duplex, aménagé avec goût et intelligence, par un architecte qui fréquenta un temps le salon des miniatures avant de disparaître, ruiné par un mauvais jeu, et qui s’acquitta de sa dette avec élégance.

ST JUST C'est dans cet appartement, situé aux

contreforts du Père-Lachaise, que Virgile vivait lorsqu’il séjournait à Paris, entre deux voyages. Et pour l’heure il se rendait chez son «oncle ST JUST », qui ne devait l’appellation d’oncle, que grâce à l’amitié qui le liait à tontine.

ST JUST, dont personne ne connaissait le prénom avec certitude, fit la connaissance de Tontine et du salon des miniatures à la fin de la guerre. Il en devint l’un des familiers, tour à tour

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quatrième au jeu, témoin dans le règlement des dettes d’honneur, confident ou confessé, mais en toutes circonstances, ami fidèle et dévoué. Il initia Virgile aux arcanes du commerce d’antiquités après lui avoir fait réciter ses leçons, à la petite école puis au collège. Il décida, plus tard, de prendre le jeune homme comme associé. N’ayant pas d’héritier, il voyait en Virgile la continuité d’une vie consacrée à la découverte et au commerce, des trésors oubliés : Nécrologues enluminés, jades délicatement ciselés, armes anciennes avec toute leur histoire, toiles de petits maîtres qui furent élèves des grands, miniatures cinglant directement vers les vitrines de Tontine. Virgile fut formé à l’école du beau !

St JUST habitait au bout de la rue du Temple, à

mi-chemin entre les résidences des deux pôles humains de sa vie : un petit immeuble dont il fit «l’acquisition » au salon des miniatures, grâce à un jeu royal. Au rez-de-chaussée se trouvent les «découvertes » attendant preneur, mises en valeur dans des vitrines donnant sur la rue très passante de ce quartier parisien, où cohabitent avec bonheur les

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plus belles enseignes. Vers l’arrière, les bureaux, et plus loin encore, les réserves. A l’étage, les appartements de ce collectionneur avisé, amoureux des belles choses, éclectique en tout.

La Carte. Virgile reposait le combiné téléphonique

lorsque son regard accrocha du coin de l’œil une petite patte griffue, qui essayait d’attirer vers le bord extrême de la table, la carte qu’il étudiait un instant auparavant. L’animal se cachait. Seule, une patte agile tapotait la surface de la table ainsi que le ferait un aveugle, tentant par tous les moyens de voler l’objet tout en restant invisible. Virgile s’approcha sans faire de bruit mais peine perdue, la boule de fourrure noire l’entendit venir. Et la chatte, de son air le plus innocent, comme un enfant sortant du sommeil et qui se demande ce que l’on peut bien lui vouloir, lui offrit un magnifique bâillement. Et de se retourner sur le dos, et de montrer son ventre rebondi d’un air de dire «gratte ! ».

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- Je n’ai pas le temps Shalimar, je dois sortir. J’aimerais bien savoir ce que tu veux à cette carte !

En effet, Virgile avait déjà eu l’occasion de constater que Shalimar, qui touchait rarement à ses affaires sur sa table de travail, ne s’intéressait à un objet que lorsqu’un mystère s’y associait… une énigme à résoudre ! Il s’amusait à l’occasion à utiliser sa panthère noire miniature pour des tests, comme un médium utiliserait son pendule. Il ne réussit pourtant jamais à mettre au point une théorie valable, avec un début de raisonnement scientifique, pouvant expliquer le phénomène. Il se contentait de tenir compte des fibrillations félines, qui parfois, le menaient sur le chemin de la découverte d’interactions inattendues entre des objets que rien ne semblait devoir associer. La chatte résolvait des rébus !

Virgile se demandait bien pourquoi, cette fois-ci Shalimar voulait à toute fin traîner la carte en dehors de l’espace de travail. D’habitude, elle respectait parfaitement la règle qu’il lui avait inculquée de ne toucher à rien, pas même du bout de l’onglette ! Etait-ce à cause de l’odeur

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particulière que dégageait l’objet ? Car pour lui permettre de traverser les temps, l’érudit qui l’avait tracée, ornementée et commentée, lui avait fait subir un traitement de conservation, qui, s’il démontrait son efficacité, avait le défaut de rendre l’objet désagréable au nez. Ce qui ne manquait pas d’étonner Virgile dans cette carte, c'est qu’elle ne fut qu’une copie. Véritable œuvre d’un artisan, qui avait apporté un soin extrême à la qualité de son labeur, allant jusqu’à travailler une peau de jeune mouton comme on le faisait en orient à l’époque ou l’araméen était en usage, soit près de mille ans avant l’exécution de celle qu’il étudiait actuellement. Cela avait attisé la curiosité de Virgile lorsqu’il l’avait acquise. Pourquoi avoir apporté un tel soin dans un travail de copiste, à une époque où seuls les meilleurs scriptoriums pouvaient fournir ce genre de réalisation. Pourquoi ? Quel événement relatait donc ce vieux parchemin ? Car, à n’en point douter, la carte n’était pas destinée à guider un voyageur, mais à conserver le souvenir d’un événement lié à un voyage. Et c'est l’empressement de Tontine, désireuse d’offrir à son curé de paroisse

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des reliques, qui lui avait valu d’aller surenchérir à la vente d’anciens documents comme celui-ci, cédés par un particulier, qui les tenait de famille. Des documents qui avaient appartenu, pour partie, aux abbayes de l’ordre des Prémontrés avant la révolution, et qui avaient été vendus à l’encan ou remis aux autorités civiles locales. Ainsi, bon nombre de bibliothèques municipales, possèdent-elles aujourd’hui, ce qui fut la richesse culturelle du culte. Bah ! Le mystère attendrait bien encore un peu, pour l’instant, il s’agissait d’aller retrouver l’oncle ST JUST. Il lui restait le temps de faire un crochet par la rue de Lappe, pour aller se restaurer chez son amie Margot, qui tenait une bien curieuse taverne, dans cette rue si connue des noctambules parisiens.

Margot Virgile ne musarda point trop en chemin,

l’heure indiquait l’appétit ! Il avait un peu souffert de son voyage provincial dans les contrées de l’Est

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de la France, et surtout en pays teutonique, car la nourriture y était trop abondante et roborative. Il avait donc une folle envie de la fine et légère cuisine de Margot, idéale pour conserver sa minceur naturelle.

Son antre possédait deux salles. L’une, donnant sur la rue, était réservée au tout-venant, la clientèle du quartier, les touristes en recherche d’un lieu ayant quelque cachet. L’autre avait sa propre entrée par le chartil de l’immeuble voisin. Cette autre salle, connue seulement des amateurs, communiquait avec la première au moyen d’un étroit couloir aboutissant dans un coin sombre. Cette particularité de double entrée du restaurant avait permis à bien des convives, de filer à l’Anglaise lors de l’arrivée impromptue d’une épouse jalouse, d’une maîtresse importune, d’un quelconque imprévu malencontreux. Seuls les initiés de la deuxième salle connaissaient le secret. C'étaient, pour la plupart, des hommes puissants, capitaines d’industrie, hommes d’état et de pouvoir, quelques artistes aussi. Tous avaient au moins deux points communs, leur goût pour la grande cuisine

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dans un cadre discret, loin des paparazzis, et d’avoir passé l’examen de passage devant Margot, chose moins aisée que de réussir une carrière. De nombreux espoirs de se voir admis dans ce lieu saint, se fracassèrent tels de fragiles esquifs par gros temps, face à la rigueur de jugement de la tenancière. Elle était un personnage hors du commun. Au premier abord on aurait cru avoir affaire à une femme vulgaire, non tant par sa tenue, que par sa façon gouailleuse de s’exprimer. Cet accent parisien qui faisait le succès d’Edith Piaf, donnait dans une autre bouche, l’accent de la rue et du trottoir, et non celui, châtié et plat, que l’on pensait trouver chez une femme que les plus grands chefs respectaient. Ajoutez à cela un franc-parler qui s’émaillait à l’occasion d’expressions argotiques, un physique plutôt ingrat, une tenue vestimentaire qu’on se serait attendu à voir sur la concierge, mais non chez une personne qui pouvait dire «non » aux plus grands de ce monde. Le portrait de prime abord n’était pas flatteur, mais Margot avait un cœur d’or. Elle chouchoutait ses clients, de première comme de seconde salle,

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déployant une énergie débordante pour satisfaire chacun. En plus de ses fabuleuses qualités culinaires, elle était douée d’une vive intelligence, d’un instinct sûr, pour ce qui touchait à l’âme humaine, d’une discrétion sans pareille, et, chose tout aussi précieuse, d’un bon sens capable de rivaliser avec les performances des meilleurs psychologues ou analystes, quand il s’agissait de résoudre un problème de cœur, d’affaires ou d’apporter du réconfort. Margot, toute de douceur et d’affection, se montrait intraitable lorsque son instinct lui disait que tel ou tel n’avait pas les qualités humaines requises pour s’asseoir à l’une de ses tables. Cette sélection, faisait que l’ambiance de la salle du fond prenait un air de sanctuaire. On se sentait non seulement en sécurité dans ce lieu, mais aussi en paix. Chaque convive se montrait pareillement affable et courtois, et les conversations étaient souvent si spirituelles et humoristiques, que chacun voyait un repas chez Margot comme une véritable récréation. La «Taverne » était en quelque sorte, le club très fermé d’un certain nombre de dignitaires et décideurs. Tous se connaissaient, et si

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les hasards de la vie les faisaient ennemis pour une circonstance, la trêve était de mise, lorsque l’on passait la porte. Virgile était l’un des habitués de ce temple de la gastronomie, et Margot le considérait un peu comme un membre de sa famille. Il pouvait venir sans réserver à l’avance, il y avait toujours une place pour lui. Il aimait à l’occasion, quand la salle était bondée, se restaurer sur un petit guéridon en angle de salle, dans un recoin discret, et écouter le bruissement des tablées. Ces jours là, Margot sortait de sa cuisine, et aidait au service. C'était pour lui l’occasion d’échanger avec elle ses impressions de voyage, de parler de son travail, de ses projets, ainsi que tout le monde le faisait à la «Taverne ». Il ressortait de ces moments plus ragaillardi que par une semaine de vacances. Margot lavait les têtes, s’était plu à s’esclaffer un prélat, qui convenait qu’il avait du mal parfois, à laver les âmes.

Peu après l’arrivée de Virgile, qui s’était accoudé au bar de la salle, Margot sortît de son antre pour le prendre dans ses bras. Les baisers sonores qu’elle lui appliqua, chargés de tendresse

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débonnaire et de parfums d’épices, lui firent chaud au cœur. Cet accueil le réconciliait à chaque fois avec l’existence et le genre humain.

- Tu manges, Petit ? Viens, je vais te faire une place. Où étais-tu ? On ne t’a pas vu depuis une quinzaine, au moins.

- A la chasse, Margot, comme chaque fois que je manque une semaine à venir te voir.

- c'était si important ton gibier ? Parce que t’as loupé de bonnes choses ici.

- oui, cela valait le voyage. Je suis allé à Trèves pour ST JUST, et au retour à une vente aux enchères, pour Tontine. Mais cependant aucune table ne valait la tienne !

- Ah ! L’Est, pour sûr, c'est pas la même cuisine qu’ici ! Ils ont plein de bonnes choses et ne savent pas les exporter. Bon, bouge pas, je te sers. Au fait, qui est-ce que tu traînes après toi ?

- De qui me parles-tu Margot ? - Ben tiens ! De l’escogriffe qui a essayé de

rentrer derrière toi. Je l’ai refoulé ! Il te suivait c'est sûr. Il lorgnait trop pour voir où tu t’installais pour que ça soit honnête. Tu as des ennuis Petit ? Si c'est

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ça, tu peux me le dire, tu sais…. - Non, Margot, je te remercie, je ne vois pas de

problèmes à l’horizon, mais si tu dis que je suis suivi, ils vont peut-être venir ces problèmes. Je transporte quelquefois des objets de valeur, que dans ce cas là je les dépose directement chez ST JUST. Je ne vois pas ce que cet individu pourrait me vouloir….

- En tous cas, fais attention ! Et n’oublie pas, si tu as besoin d’aide, j’suis là ! Je connais le monde qu’il faut, au cas ou il faudrait te débarrasser d’un parasite.

- Merci Margot, donne-moi plutôt quelque chose pour me consoler du voyage, du léger hein ! Je dois me rendre avant deux heures rue du Temple.

- Pas de problème, mon tout beau ! Allez, je te bise et je file à mon fourneau, ça se fera pas d’un claquement de doigts la cuisine !

Et la cérémonie de la béatification par les papilles commença. Tout en dégustant les mignardises qu’on lui servait, Virgile songeait à la conversation avec Margot. Elle avait trop l’expérience de la rue parisienne pour se tromper

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sur les intentions de l’échalas, ainsi qu’elle avait dénommé l’inconnu. Pour quelle raison Virgile était-il suivi ? Un voleur à la tire ? Non, cela ne collait pas avec l’attitude inquisitrice du suiveur lorsqu’il était entré. Quoi alors ? Margot ne se trompait pas. Virgile faisait entière confiance à son œil vigilant. Je verrai bien se dit-il, je vais rester sur mes gardes à présent.

Un étrange acheteur Au sortir de la Tanière, il héla un taxi qui

rejoignait sa base, place de la Bastille. D’ordinaire, il préférait la marche chaque fois que c’était possible, mais maintenant, il devait rejoindre la rue du Temple sans plus attendre. Les rues des vieux quartiers exerçaient sur lui la même fascination, le même plaisir sans cesse renouvelé. Depuis sa plus tendre enfance, il se plaisait à imaginer les vies qui palpitaient derrière les façades des immeubles cossus des grands boulevards, avec leur cohorte de souvenirs, d’événements, et surtout, toutes les

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merveilles que cachaient les vieux appartements parisiens. Les mobiliers, peintures, tapisseries, les vaisselles, les bijoux, tout ce qui faisait la richesse patrimoniale de ces inconnus, dont il se plaisait souvent à imaginer l’existence. Cela lui vint, lorsque tout enfant, ST JUST lui donna son premier cours sur l’histoire de l’art. La scène se déroula chez l’antiquaire, devant un bonheur-du-jour qui avait, parait-il, appartenu à Joséphine, la malheureuse impératrice. Le vieil homme lui montra la délicatesse des courbes, expliqua le travail de l’ébéniste, fit sentir du bout des doigts la patine et le grain des bois. Il lui fit observer la délicatesse de la marqueterie, tout en lui contant la vie de Madame de Beauharnais, dont il avait pu voir le portrait en miniature dans l’une des vitrines de Tontine. De ce jour, pour lui, les antiquités ne furent plus seulement des richesses commercialisables, elles devinrent aussi le reflet de leur époque, des arts, et aussi de la vie de leurs possesseurs. L’histoire de ces œuvres issues de l’habileté des hommes, était pour lui le plus beau livre, parce que vivant.

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Cette façon particulière d’envisager le commerce de l’art, développa chez lui une mémoire quasi photographique et encyclopédique de toutes les pièces qui passaient entre ses mains et celles de ST JUST. Don, qui, par extension, se trouvait utilisé dans la vie de tous les jours. Ainsi, Virgile n’oubliait jamais un lieu, un itinéraire, un visage ou les méandres des catacombes. Les circonvolutions des ruelles parisiennes n’avaient plus de secrets pour lui. Restait le plaisir de la contemplation. Même à l’arrière d’un taxi, il retrouvait le plaisir intact de se baigner les yeux des richesses architecturales du parcours. Arrivé à hauteur de l’immeuble de ST JUST, la voiture s’arrêta en double file, sans vraiment perturber la circulation, qui dans cette rue fort passante, se faisait plutôt au pas. Tout en réglant la course, Virgile regardait machinalement les vitrines de la boutique, lorsqu’une impression désagréable de déjà-vu le saisit. L’homme qui s’attardait près de l’entrée avait plus l’air de surveiller l’intérieur, que de s’intéresser aux objets proposés. Et cet homme, Virgile en aurait juré, se trouvait la veille devant

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l’immeuble de Tontine. Le physique ne trompait pas, il ne pouvait y avoir méprise. C'était à n’en point douter, le clochard qu’il avait aperçu hier. L’homme n’était pas très futé, il abusait trop en adoptant un accoutrement totalement décalé avec le quartier où vivait Tontine. Il n’y avait jamais de clochards rue Vivienne.

Virgile sortit de la voiture et s’approcha de l’entrée, ne sachant quelle contenance adopter. Accoster l’individu et lui demander une explication, où faire comme s’il n’avait rien remarqué ? Il n’eut pas à trancher le dilemme, en l’apercevant, l’homme prit la fuite. Ce qui plongea Virgile dans la plus profonde expectative. Que se passait-il donc ? L’immeuble de Tontine faisait l’objet d’une surveillance pour le moins bizarre, il était lui-même suivi, et il retrouvait un louche individu à la porte de chez ST JUST. Quelque chose de malsain se tramait !

Chez ST JUST l’ambiance était à la fébrilité.

Le vieil antiquaire ne tenait pas en place, allant d’un objet à un autre, avec l’empressement

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caractéristique des préparatifs d’une vente importante.

- Ah ! Te voilà enfin ! J’ai essayé de te joindre et Grognart m’a dit que tu étais déjà en route, je t’attends depuis plus d’une heure.

- Bonjour mon oncle, tu m’as demandé de venir pour 14 heures, je suis ponctuel, alors pourquoi cette mauvaise humeur ?

- Excuse-moi mon petit, embrasse-moi…. Mon client a avancé le rendez-vous ! Tu imagines que c'est un peu la panique. Il me faut tout préparer pour son arrivée.

- Qu’as-tu de spécial à préparer pour cela ? Et, au fait, que voulais-tu me montrer avant qu’il n’arrive ?

- J’essaye de mettre en valeur quelques pièces susceptibles de l’intéresser, il me faut les placer en évidence. J’espère qu’il en prendra certaines en plus de celles qu’il a déjà réservées. Cela m’oblige à revoir tout l’agencement de la boutique. Viens, je vais te montrer ce qui m’a tellement intrigué, il faut que tu me dises ce que tu en penses. Je ne dirai pas un mot de plus, je ne veux pas influencer ton

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jugement. Ils passèrent dans l’une des pièces vers l’arrière

de la vaste salle où étaient disposées artistiquement meubles et bibelots, peintures, tapis, ainsi que de superbes bibliothèques remplies de livres anciens. L’ensemble évoquait un intérieur luxueux, le cadre de vie d’un châtelain ayant choisi scrupuleusement chaque objet. L’effet rendu était spectaculaire, on s’imaginait aisément vivre dans un tel environnement, et y couler ses jours entouré de beauté. C'était l’une des recettes de ST JUST pour conquérir sa clientèle. Il se plaisait à dire que le désordre et l’amoncellement que ses concurrents étalaient dans leurs locaux exigus, étaient exactement ce qu’il fallait pour amener les véritables amateurs chez lui.

- Tiens ! Voici le manuscrit que tu as rapporté de Trèves. Et là, les pages que je souhaite que tu étudies. Je te laisse seul un moment, je vais finir mes arrangements.

Dès que l’antiquaire fut sorti de la pièce, Virgile se mit à l’étude. C'était un très vieil ouvrage et à n’en pas douter, une pièce exceptionnelle,

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comme on en voit peu dans une vie de collectionneur. Le papier était si vieux que les feuilles en étaient presque pétrifiées, et les encres prenaient des tons légèrement délavés. Le manipulant avec la plus grande des précautions, Virgile entreprit la lecture des quelques pages que lui avait indiquées ST JUST Avec un coup au cœur, Virgile comprit la teneur du texte. Ecrit en latin, comme tous les manuscrits de cette époque, il relatait le voyage de saint Hydulphe, qui, de Trèves, le conduisit dans les terres d’Austrasie méridionale, abandonnant son siège de chorévèque. Saint Hydulphe ayant pour mission d’aller bâtir une nouvelle abbaye, qui serait l’écrin de l’un des plus grands trésors de la chrétienté. Les paragraphes suivants expliquaient avec force détails, dans le style ampoulé des copistes médiévaux, les aléas du voyage, l’installation de l’ermite à mi-chemin de deux abbayes en construction, Etival et Senones. Virgile ne perdit pas de temps à approfondir sa lecture, il y avait plus urgent à faire…. Montant à l’étage, il alla chercher la mallette de matériel photographique, qui leur servait à établir des copies

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de travail, pour l’étude des documents fragiles, limitant ainsi leur manipulation. Il prit rapidement les clichés de toutes les pages qu’il venait de parcourir, et continua ensuite avec toutes les autres. Il n’avait pas tout à fait fini lorsque ST JUST l’appela, lui signifiant ainsi que l’acheteur était arrivé.

- Monsieur Basilivitch, permettez-moi de vous présenter mon neveu, Virgile, qui est allé enchérir sur la vente de votre manuscrit à Trèves. Il me seconde dans mon travail et effectue tous les voyages, cela forme la jeunesse dit-on chez nous. C'est un grand connaisseur de livres anciens.

Ce fut avec un accent à peine marqué que Basilivitch répondit avec affabilité.

- Chez nous aussi, nous avons ce genre d’expression. Un grand merci à vous jeune homme, ce sera une grande joie pour moi de rapporter de ce voyage-ci un manuscrit de cette importance, et de cette valeur. Nous tenons beaucoup à reconstituer un patrimoine religieux dans notre pays, la Géorgie. Les années précédentes ont vu beaucoup de fous détruire tout ce qui touchait à la religion, mais les

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croyances restent fortes malgré cela. Je vais faire un immense plaisir à ma vieille mère en rapportant un peu de ce qui fut le fondement de notre culture.

- Vous m’étonnez beaucoup, Monsieur Basilivitch, je pensais que dans les pays slaves on était de confession orthodoxe plutôt que catholique romaine.

- En général oui, mais voyez-vous, ce qui compte c'est d’être chrétien. Les gens ont besoin d’avoir quelque chose à quoi se raccrocher. Après toutes ses années à ne croire qu’en la république des soviets, il ne nous reste que ruine et pauvreté. Notre peuple a besoin d’objets à contempler. Et ces objets là, nous ramènent dans le monde de l’Europe, dont les fondements et l’âme, je vous le rappelle, sont chrétiens.

- Ne Pensez-vous pas que l’argent investi dans ces antiquités, aurait été mieux utilisé pour nourrir les pauvres, aider à reconstruire votre pays ?

- Vous voyez cela en homme de l’Ouest. Nous autres, à l’Est, avons l’âme différente, plus nostalgique. Et cet argent aurait nourri combien de personnes ? Pendant combien de temps ? Tandis

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que là, ce manuscrit et toutes les autres saintes reliques que je rapporte de mes voyages, vont permettre la consolation pendant des années, et à un bien plus grand nombre. De plus, jeune homme, ignorez-vous que ce commerce fait vivre aussi, de votre coté du vieux continent ? Comment gagnez-vous votre subsistance, hein ! Mais vous me plaisez ! J’apprécie que l’on donne son avis en toute franchise, j’aurai encore le plaisir de travailler avec Monsieur de ST JUST et vous-même. Et d’ailleurs, que pensez-vous du manuscrit ?

Derrière la bonhomie affichée, Virgile sentit la tension, et le danger…. Cet homme était loin d’être aussi patelin qu’il voulait s’en donner l’air.

- Oh ! Une merveille… Il y a peu de manuscrits de cette époque qui soient en aussi bon état, mais le peu d’enluminures et d’ornementations fait que ce n’est pas le genre le plus recherché, malgré sa grande valeur du point de vue historique.

- Je ne parle pas de cela. L’avez-vous lu ? Demanda le Soviétique, avec un regard aussi réfrigérant que les vents de Sibérie malgré le sourire et le ton affable qu’il prenait.

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- Grand dieu non ! Je n’en ai malheureusement pas eu le temps, aussitôt la vente conclue, je suis rentré immédiatement. Et l’on n’étudie pas un tel ouvrage en conduisant. Dès que je suis arrivé à Paris j’ai remis l’ouvrage à mon oncle pour qu’il l’enferme au coffre ! Je n’aime pas prendre de risques avec les acquisitions de nos clients. Ce serait mettre en péril notre réputation professionnelle.

St JUST confirma en alléguant que le crachin qui tombait partout ces derniers jours, humidifiait trop l’atmosphère pour qu’on prenne le risque d’abîmer le livre en l’étudiant en dehors d’un cadre rigoureusement climatisé. Pour cette raison, on remettait aujourd’hui à Monsieur Basilivitch, son acquisition dans une petite caisse métallique, parfaitement jointe, où le degré d’humidité était régulé par de petites capsules chimiques.

- Eh bien ! Je n’ai plus qu’à prendre congé. Je vois ma voiture arriver. Cela a été un plaisir de traiter avec vous Messieurs. Si vous trouvez d’autres reliques ou manuscrits de ce genre, n’hésitez pas à me contacter, je suis preneur. Et si,

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par le plus grand hasard, vous trouviez, on ne sait jamais, d’autres ouvrages sur l’histoire de l’église d’occident, achetez ! Ne vous posez pas de questions, achetez ! Je serai généreux…

Au moment où il sortait, sa voiture, une longue forme noire, s’avança à hauteur de la porte. L’homme s’y engouffra, et disparut derrière les vitres teintées. Dans l’angle d’ouverture de la portière, Virgile eut le temps d’apercevoir le profil du chauffeur. C'était le faux clochard et aussi l’homme qui surveillait la boutique lors de son arrivée.

En se retournant vers son oncle, le jeune homme vit le soulagement de celui-ci, et s’en étonna.

- Eh bien ! mon oncle, tu n’as pas l’air si satisfait que cela que cette affaire ait été menée rondement…

- Oh ! Ce n’est pas cela. C'est une excellente affaire ! Payée rubis sur l’ongle ! Non, ce qui m’inquiète c'est l’origine de l’argent qui a servi à la financer. Je n’ai pas voulu t’en parler auparavant pour ne pas t’inquiéter, et pour que tu aies l’air

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naturel. J’ai reçu un coup de fil d’un commissaire de la brigade anti-banditisme. D’après eux, Basilivitch est un patron de la mafia russe. Il se trouve sous surveillance. Ils m’ont contacté pour me demander de les tenir informés des tractations avec lui. Ils se demandent pourquoi Basilivitch investit des fortunes considérables dans l’achat de manuscrits religieux français. Ils m’ont conseillé de ne pas déplaire à notre client, parce que celui-ci a la réputation d’être très…. Expéditif. Tout ceci est inquiétant, tu ne trouves pas ?

- Si ! Et j’avais déjà matière à cela. Nous sommes tous surveillés et suivis. Tontine, Toi, Moi, qui d’autre encore, je ne sais… En arrivant tout à l’heure, le chauffeur de Basilivitch surveillait ta boutique. Et je l’avais déjà aperçu hier, déguisé en clochard, qui faisait le pied de grue en bas de chez Tontine. J’ai été suivi aujourd’hui. C'est Margot qui me l’a fait remarquer…

- Et ce matin, quelqu’un a essayé de voler le sac de Tontine dans la rue !

- Quoi ! Pourquoi ne me l’as-tu pas dit tout de suite ? Elle n’a rien au moins ? Est-ce qu’elle… ?

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- Non, non. Ne t’inquiète pas, elle n’a rien, et le voleur n’a obtenu que quelques bleus et contusions. Elle l’a un peu malmené à coups d’ombrelle. Et il n’a pas réussi à lui voler son sac. Cette agression est peut-être liée à nos affaires, peut-être pas, comment savoir ? Il nous faudra de la prudence à l’avenir.

- Je pense connaître le fin mot de toute cette histoire…. Le manuscrit de Trèves. Dans les pages que tu m’as indiquées, il y est question de l’un des plus grands trésors de la chrétienté. Et Basilivitch voulait s’assurer que nous n’avions pas pris connaissance de ce fait.

- Il me semblait bien, en effet, qu’il y figurait quelque chose d’important, mais mon latin est trop rudimentaire, je n’ai pas su traduire le texte. Je me suis amusé à le parcourir lorsque tu me l’as rapporté, et seuls quelques mots ont retenu mon attention. Tu as réussi à en traduire une partie ?

- Oui, et j’ai fait mieux ! J’en ai photographié presque toutes les pages, nous allons l’étudier.

- Je n’y avais pas pensé ! J’ai envisagé d’en faire la photocopie, mais cela aurait pris trop de temps, et il m’aurait fallu sortir le manuscrit de la

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boutique, je ne sais pas pourquoi, je n’y tenais pas. Je n’ai pas pensé à ton petit appareil, sûrement parce que je ne sais pas m’en servir.

- Tu apprendras. Viens, je vais transférer les images et les imprimer.

- Tu n’emmènes pas les pellicules au développement ?

- Mon oncle, c'est fini tout ça. Plus de pellicules ni de développement, nous sommes à l’ère numérique. Je sais que tu as du mal à t’y faire, mais c'est tellement plus rapide aujourd’hui.

- Un peu trop pour moi. Allez ! Montre-moi ! Le reste de la journée fut consacré à l’étude du

manuscrit. Pour l’essentiel, le livre racontait la vie de saint Hydulphe, fondateur de l’abbaye de Moyenmoutier, située près de Saint-Dié dans les Vosges. Le seul paragraphe particulier, était celui qui évoquait un trésor, confié au saint homme. Les pages suivantes racontaient l’édification d’un nouveau monastère par St Hydulphe, situé à la croisée d’autres abbayes en construction à la même période, formant ce que l’on appellera plus tard «la

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croix monastique des Vosges». Il y avait là, matière à réflexion. Sans vouloir s’emporter, il semblait qu’il y eut un fond de vérité sur l’existence d’un trésor. L’hypothèse se confirmait, si l’on pensait que la mafia russe s’y intéressait de près. Il n’était pas dans leurs habitudes de mener des opérations stériles. Et les explications avancées par Basilivitch étaient trop cousues de fil blanc pour que l’on y croie vraiment. Virgile émit plusieurs théories. La plus logique était que le trésor de saint Hydulphe ait servi à financer la construction de son abbaye. La seconde, que ce trésor, l’un des plus précieux de la chrétienté, d’après le manuscrit, soit une relique très sainte, ce qui expliquait aussi la construction d’un nouveau monastère, pour qu’elle y figure au premier plan, amenant, du fait de sa présence, les flots de pèlerins qui enrichissaient l’église. Malgré tout, aucune de ces possibilités ne satisfaisait Virgile, ni son oncle. Il fallait compter avec la mafia qui ne se serait pas mise en chasse sans d’autres arguments pour conforter la thèse d’un trésor. Et Virgile, ainsi que ST JUST, avaient remarqué que Basilivitch savait parfaitement de quoi parlait le

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livre. Pour avoir le fin mot de l’histoire, il leur

faudrait, à leur tour, entrer en chasse !

Le cambriolage Laissant là, leurs cogitations, les deux

antiquaires convinrent qu’ils n’avanceraient plus ce jour, et décidèrent d’aller rendre visite à Tontine. Non pas qu’ils fussent inquiets pour elle, ils savaient trop les réserves de vitalité de la vieille dame. Ils auguraient, bien au contraire, qu’elle se montrerait encore plus pétulante qu’à l’habitude, et leur narrerait par le menu son aventure. Tontine avait un don d’actrice consommée, pour mimer et raconter les histoires. Elle faisait le plaisir de ses intimes en parodiant ses petites escapades, avec un brio et un sens du burlesque qui confinaient au vaudeville, arrachant des pleurs de rires à ses spectateurs occasionnels. Cependant, Tontine ne parlait jamais de ses aventures en temps de guerre. Elle avait pourtant été plus qu’active dans sa façon

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de résister à l’occupant. Elle fut décorée après la libération. Sans doute, ces histoires, trop tragiques, lui paraissaient-elles devoir rester dans le secret de sa mémoire. Elle préférait de beaucoup amuser sa galerie avec les menues anecdotes du quotidien, qu’elle interprétait avec cocasserie.

Les deux compères se trouvèrent fort surpris, en arrivant rue Vivienne, de rencontrer des policiers à la porte de l’immeuble, vérifiant l’identité des visiteurs. Ils déclinèrent la leur, demandant quelques explications sur la présence singulière des agents de la maréchaussée. Une tentative de cambriolage, leur apprit-on, doublée d’une agression sur des gens de maison. Ils n’eurent pas besoin de se concerter pour que l’inquiétude la plus vive leur fasse escalader les marches menant à l’étage où Tontine avait ses appartements. Sur le pallier, d’autres uniformes tenaient en respect les curieux, attirés par le malheur. Ils réussirent à franchir le pas de la porte, après avoir subi une seconde vérification de leurs papiers. Dans le salon, Tontine servait un vieux vin de Porto, à un homme qui portait sa fonction dans toute sa personne, l’on

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n’aurait pas imaginé qu’il était autre chose dans la vie, que commissaire de police criminelle. Tontine accueillit ST JUST et Virgile avec sa chaleur coutumière, plaçant dans la main de chacun un verre déjà prêt.

- Monsieur le commissaire, je vous présente mon neveu Virgile, et mon vieil ami Monsieur de ST JUST. Se tournant vers eux, elle leur présenta Monsieur Flamberge, commissaire divisionnaire.

- Monsieur le commissaire mène l’enquête, leur dit-elle. Il a pris immédiatement l’affaire très à cœur, à cause de la valeur de certaines pièces historiques que je conserve ici, mais dont j’ai déjà effectué le transfert de propriété aux musées nationaux. Je ne suis plus qu’usufruitière de toutes ces beautés. Il est normal qu’un représentant de l’Etat vienne vérifier qu’il ne manque rien au patrimoine national, et surtout, tente d’élucider cette affaire qui a été montée à l’avance.

- Comment cela Tontine ? Que s’est-il passé ? Tu ne nous as pas laissé le temps de demander de tes nouvelles, si tout va bien ? Où est Grognard ? J’ai un millier de questions à te poser….

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- Virgile, mon trésor, rassure toi il n’y a pas de blessés, et il semble que rien n’ait été volé. J’ai prévenu la police parce que cela était la chose la plus logique à faire. Des hommes sont entrés par effraction ici. Ils ont sonné à la porte, disant qu’ils faisaient une vérification de la structure de l’immeuble, pour le compte du syndic de copropriété, suite à l’inquiétude de l’un des locataires à propos de fissures apparues sur un mur porteur…. Bettie les a laissé entrer, bien sûr. Ils l’ont ligotée, bâillonnée, et l’ont mise comme un vieux tas de linge dans le premier placard venu. Après, on ne sait pas ce qu’ils ont pu faire. Bettie n’a entendu aucun bruit, ni paroles, ni rien. Elle ne sait pas combien de temps ils sont restés là, ni quelles pièces ils ont visité. Ce n’est que lorsque je suis rentrée tout à l’heure d’une petite promenade que je l’ai découverte. J’étais étonnée qu’elle ne me réponde pas, je l’ai donc cherchée. Elle se remet doucement, mais elle a eu très peur.

- Et ton Grognart ? C'est ainsi qu’on les différenciait. Il y avait le Grognart de Virgile, et son jumeau, celui de Tontine. Tous deux Fils du premier

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Grognart qui avait pris sa retraite dans sa Normandie natale, après avoir servi la vieille dame pendant de nombreuses années.

- Il est allé emmener la voiture en révision, elle faisait un drôle de bruit. Je comptais aller à la campagne un jour ou deux. Il est parti faire vérifier sans attendre, on ne sait jamais. Je crois que l’on a manigancé son absence de la maison pour que les cambrioleurs puissent entrer. Ce n’est pas ma pauvre Bettie qui aurait pu les arrêter !

- Et tu dis qu’on ne t’a rien pris ? Tu as tout vérifié ? C'est étonnant tout de même, d’organiser tout ce scénario pour ne rien prendre !

- Rien ! Je sais, c'est absurde, mais je ne vais pas dire qu’on m’a volée si l’on ne m’a rien pris. J’aurais préféré vois-tu, parce que si l’on ne m’a rien dérobé, c'est que les voleurs cherchent quelque chose de bien précis et ne l’ont pas trouvé. Mais quoi ? Cela veut dire qu’ils peuvent revenir. Cela m’inquiète. Ce ne sont pas des cambrioleurs ordinaires, car il y a ici de véritables fortunes et ils n’ont rien emporté. Pas le plus petit objet. Je ne comprends pas !

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- Moi, si ! Je crois avoir en tout cas une partie de l’explication. Il ne me manque que quelques petites pièces pour comprendre l’ensemble du puzzle.

- Racontez-moi cela, jeune homme, j’ai, moi aussi, quelques éléments, nous arriverons certainement à un résultat en mettant nos morceaux bout à bout. Le commissaire, qui, jusque là s’entretenait avec ST JUST, n’avait rien perdu de la conversation de Virgile avec sa Tante, démentant en cela, l’impression benoîte qu’il dégageait. Il s’avérait que le commissaire avait non seulement l’oreille fine, mais aussi plus d’aplomb qu’on ne l’aurait pensé au premier abord. L’autorité naturelle dont il faisait preuve à présent, n’était pas seulement une vue de l’esprit. L’homme dégageait une vraie force de caractère sous des dehors bonhommes.

- Eh bien ! Lui répondit Virgile, je pense que tout cela est lié à nos dernières acquisitions. Je me trompe peut-être, mais je ne le pense pas. Voyez-vous, je suis allé à Trèves il y a quelques jours, pour y conclure une vente dont nous menions les

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négociations. Il s’agit d’un ensemble de manuscrits provenant à l’origine des abbayes vosgiennes. Lors de la révolution, les bibliothèques abbatiales ont été démantelées, et leur contenu dispersé en ventes privées ou remis aux communes. C'est ainsi que notre vendeur a hérité d’un certain nombre de pièces, sans très grande valeur commerciale, mais d’une très grande valeur historique pour tout collectionneur ou amateur de livres anciens. Parmi les volumes se trouvait un ouvrage relatant l’histoire de St Hydulphe, fondateur de l’abbaye de Moyenmoutier, dans les Vosges. Monsieur Basilivitch, homme d’affaires Géorgien, a eu vent de l’affaire, et nous a chargé de mener les négociations de rachat de ce manuscrit. Nous le lui avons remis cet après-midi. Vous me direz que tout ceci est habituel, et j’en conviens. Ce qui ne l’est plus c'est que j’ai été suivi, que le chauffeur de Basilivitch surveillait la boutique de mon oncle, et qu’il était la veille en observation devant chez Tontine, déguisé en clochard. Ajoutez à cela, la tentative de vol sur Tontine en pleine rue, cela fait un certain nombre d’éléments inhabituels en deux

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journées à peine, au moment où nous remettons son manuscrit au géorgien. Et celui-ci semblait tenir très fort à un certain secret auquel le livre fait allusion. J’en ai encore froid dans le dos quand je repense à son regard lorsqu’il m’a demandé si j’avais étudié le contenu du livre. Je lui ai répondu que je n’en avais pas eu le temps…. Et je n’avais aucune envie de contrarier notre homme. On aurait dit un cobra, prêt à mordre… Prêt à tuer.

- Tout cela corrobore les informations que je possède déjà, dit le commissaire, y compris votre conclusion. L’homme est dangereux, très dangereux même ! On sait peu de choses sur lui, hormis qu’il est d’origine géorgienne en effet. Mais d’après nos renseignements, ce n’est pas pour le compte de cette république qu’il opère. Ce serait plutôt pour la mafia ! Et il dispose de fonds importants, dont nous ignorons la provenance. L’argent jaillit sous ses doigts comme par magie. Et les morts ne se comptent plus dans son sillage. Nous le surveillons discrètement. Simple principe de précaution pour assurer la sûreté du territoire. Nous n’avons rien à lui reprocher à l’intérieur de nos frontières, mais

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l’homme nous inquiète. Sa réputation le précède et elle sent le soufre. Nous allons resserrer le filet autour de lui. Quant à vous tous, Faites très attention, n’ayez plus de contacts avec lui, ce ne sont pas des paroles en l’air ! Au fait, jeune homme, comment vous êtes-vous rendu compte d’une surveillance à votre encontre ?

- Margot, la patronne de la Taverne rue de Lappe. Elle s’en est aperçu et me l’a dit.

- Je connais de réputation, dit Flamberge avec une lueur gourmande dans le regard, malheureusement je n’ai jamais été emmené dans l’arrière salle, juste la première. Et Margot est une femme exemplaire par bien des cotés.

- C'est une vieille amie, en qui j’ai totale confiance. Et justement… si nous allions tous dîner chez elle pour nous remettre de toutes ces émotions ! Nous pourrions finir la journée sur une note un peu plus gaie. Commissaire, je vous invite, acceptez-vous de vous joindre à nous ?

- Avec le plus grand plaisir ! Aussitôt dit, tous allèrent prendre place dans la

limousine que Grognart venait de ramener. Durant

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le trajet, Bettie informa le chauffeur des événements. Ils faisaient eux aussi partie de l’escapade. Tontine ne mélangeait pas les genres mais elle savait récompenser Grognart et sa femme, Bettie, lorsqu’il lui paraissait juste de le faire. A la Taverne, Margot les installa ensemble, au calme dans un angle près de sa cuisine. Là, où elle pourrait facilement venir s’occuper d’eux en personne. Virgile lui présenta le commissaire, qui se retrouva accepté au privilège de l’arrière salle d’un bref sourire, et lui raconta leurs aventures.

Margot n’en revenait pas ! Une froide colère se lisait dans son regard, il ne faisait pas bon s’en prendre à ses amis. Et Tontine était comme une sainte aux yeux de l’aubergiste. Le commissaire tranquillisa tout le monde en assurant qu’une protection discrète serait mise en place, jusqu’à ce que l’on connût le fin mot de l’histoire. La soirée, ensuite, fut plus détendue et l’on se régala, en sus de quelques merveilles gastronomiques, d’anecdotes de ST JUST, entrelacées de légendes normandes, dont Grognart avait une connaissance encyclopédique.

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La carte d’Eusèbe de Césarée Virgile travaillait d’arrache-pied sur la pile de

vieux documents qui s’entassait au bout de sa table de bibliothèque. Il avançait à grands pas et se trouvait d’humeur joyeuse. Sifflotant une chanson de rue à la mode, il triait, annotait, comparait sans relâche, depuis les premières lueurs matinales. S’il ne parvenait pas à identifier l’auteur de la carte ancienne, il avait cependant, identifié le scriptorium d’origine. C'était une abbaye très connue aux alentours du XIV ème siècle, célèbre à travers toute l’Europe, pour son école de grammaire. Médium Monasterium, devenue Moyenmoutier. Cette même abbaye que fonda saint Hydulphe, dont les pérégrinations faisaient l’objet du codex acquis pour le compte de Basilivitch. A cette époque reculée les enluminures étaient des œuvres d’art fragiles que l’on restaurait parfois, et d’autres fois, les seigneurs faisaient faire copie de leurs manuscrits avec leurs décors, pour les offrir à la cour. Virgile ne comprenait pas pourquoi l’artiste, qui, à son époque, était sûrement l’un des meilleurs enlumineurs de France, ait passé autant de temps, à

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faire un travail de débutant. A n’en point douter, cela avait été exécuté par un maître, et non par un élève ou un jeune compagnon. Celui-ci avait pris le soin de faire lui-même ce travail ingrat, là où quelqu’un d’autre aurait pu suffire, et n’avait pas apposé sa marque sur son travail. Il fallait que la raison en soit impérieuse. Cette idée se trouvait confortée par la qualité du parchemin. Il n’avait pas été employé de palimpseste, ainsi que cela se faisait couramment, et c’est sur une peau vierge que la reproduction avait trouvé destination. L’énigme passionnait Virgile. Il passait tout son temps libre à tenter de la résoudre. Il avait réussi à traduite une grande partie des notes marginales, les gloses, et il connaissait à présent les grandes lignes de l’histoire que racontait ce parchemin. Il ne comprenait pas que la langue utilisée eut été l’araméen et non le latin, car l’auteur de l’un des colophons ou cartouche, n’était autre qu’Eusèbe de Césarée le chroniqueur de l’empereur Constantin. Les textes relataient les grandes étapes d’un voyage effectué au moyen orient, en Galilée et à Jérusalem, mais Virgile ne parvenait pas à identifier les voyageurs.

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C’étaient des personnages importants, parce que l’on n’équipait pas une caravane pour un prétexte futile. De plus, il était extrêmement rare qu’un convoi soit organisé pour une troupe aussi modeste en nombre, trois personnes, accompagnées de leurs guides et de quelques serviteurs. Virgile se disait qu’il arriverait bien à bout de ce petit mystère. Au besoin, il recourrait aux services de son ami Etienne, chercheur à la Sorbonne. Il avait le temps, il préférait avancer pas à pas, et tenter de mettre des noms et une histoire, sur cette carte. L’auteur d’origine était inconnu. Cela, il en avait la certitude. Eusèbe de Césarée indiquait qu’il n’avait fait que transcrire sur parchemin neuf, une composition qui remontait à près de 300 ans. Eusèbe n’était pas parvenu à authentifier l’auteur premier, et parlait de son monogramme, le poisson. La question en suspens était la suivante : Quelle était le but de ce voyage, si important, pour que 300 années après, le chroniqueur de l’empereur, l’un des plus célèbres lettrés de l’histoire, et surtout le plus grand historien de l’ère pré chrétienne, prenne le soin d’effectuer lui-même la copie de la relation dudit voyage. Y

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avait-il là un secret à préserver ? Etait-ce pour éviter toute erreur qu’Eusèbe n’avait point délégué la tâche ? Et le copiste de Moyenmoutier ? Quelles pouvaient être les raisons qui le conduisirent à observer le même comportement que le chroniqueur romain, mille ans après ? Il fallait absolument que Virgile comprenne quel était le but de ce voyage en Palestine. Quelle en était l’importance historique ?

Virgile cherchait… Cherchait. Trois personnages importants, au tout début de l’ère chrétienne, voyageant en Galilée et en Palestine. Son instinct de chasseur lui disait qu’il fallait chercher dans cette direction, suivre cette trace là ! Qui pouvaient-ils être ? Ces deux morceaux, carte et manuscrit, semblaient faire partie des pièces d’un puzzle qui avait éveillé la convoitise de vilaines gens, représentés par l’acheteur géorgien. L’affaire laissait à penser qu’elle serait passionnante. Il aurait besoin d’aide, pour sûr.

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Axuéna Il poursuivit son travail d’archivage et de

classement, l’esprit occupé par les spéculations. A un moment, machinalement, son regard accrocha la pendule : 16 heures. Il fallait se mettre en route. St JUST l’emmenait faire la connaissance d’une jeune personne, restauratrice d’œuvres d’art.

Axuéna, mot plein de mystère, était le prénom de l’artiste. Il signifiait : cheveux de laine. Cela concordait parfaitement ! Axuéna possédait une chevelure digne de la toison d’or. De lourdes et abondantes boucles brunes cascadant sur ses épaules, reflétaient la lumière autant que le précieux métal. Elle tenait ce patronyme de ses origines grecques. Elle était une autorité incontestée en ce qui touchait à l’histoire antique de cette péninsule, terre d’Homère et de ses héros. Elle était aussi reconnue pour tout ce qui touchait aux arts dans tout le pourtour méditerranéen.

Ayant fait ses études aux beaux-arts, passionnée de culture grecque ancienne et byzantine, c'est tout naturellement qu’Axuéna se spécialisa dans la restauration des œuvres de cette

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région du monde, reliant Orient et Occident. ST JUST avait fait sa connaissance depuis peu. Il était tombé sous le charme de la jeune femme, et comptait avoir recours à ses talents aussi souvent que nécessaire. L’antiquaire avait apporté avec lui le petit triptyque sur l’adoration des mages, destiné à Tontine, qui nécessitait une légère intervention. Lorsque le vieux monsieur fit les présentations, les deux jeunes gens sympathisèrent immédiatement, chacun reconnaissant intuitivement dans l’autre, un amateur éclairé et un professionnel aguerri.

Axuéna expliquait à ST JUST, la manière dont elle procéderait pour redonner leur vivacité aux couleurs du petit triptyque. Pendant ce temps, Virgile flânait devant les tables de travail, admirant la qualité des travaux en cours. La jeune femme possédait une grande maîtrise des techniques picturales, ainsi qu’un goût raffiné et une vraie personnalité artistique. Les esquisses, fusains, sanguines, aquarelles, le prouvaient sans l’ombre d’un doute. Ces productions personnelles, dont certaines en cours d’exécution, apportaient une note particulière à l’atmosphère de l’atelier. Douceur et

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puissance mêlées, couleurs harmonieuses à la palette infinie. Le talent imprégnait les lieux. Dans cet endroit là, Virgile se sentait en communion avec l’âme de son hôtesse. Tout en musardant, il observait discrètement la jeune femme. Vraiment très jolie ! Fine sans être trop gracile, des courbes aux proportions irréprochables, le geste aérien, Axuéna était aussi agréable à regarder que ses tableaux. L’assurance naturelle dont elle faisait montre, alliée à une voix chaude et basse, inclinait à une mise en confiance toute naturelle. Elle était captivante. Ses grands yeux noirs, très mobiles, venaient compléter l’impression d’ensemble. Pour un peu, elle aurait presque été intimidante, cette très jolie jeune femme. Et, pas d’alliance ! Bon, il y avait peut-être, quelque part, un amoureux, mais cela n’empêchait pas d’envisager la joute, bien au contraire. Virgile en était là de ses songeries, lorsque, se tournant vers lui, sourire aux lèvres Axuéna lui dit :

- C'est oui ! - Pardon ? S’enquit-il, un peu surpris. - C'est oui pour le dîner. C'est bien à cela que

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vous pensiez ? Cela me fera très plaisir. Demain soir ?

Totalement déconcerté, il avait le sentiment qu’elle lisait dans ses pensées. Ce fut presque en rougissant qu’il lui demanda :

- Où voulez-vous aller dîner ? Quel est votre endroit favori ?

- A vous de trouver… Puisque vous m’invitez. Vous me ferez la surprise. J’adore ça ! Vous passez me prendre, 20 heures ici ? Je serai prête. Et se tournant vers ST JUST, qui n’avait pas perdu une miette de l’échange, et se régalait de la confusion de Virgile :

- Nous sommes d’accord Monsieur de ST JUST, ce sera un vrai plaisir pour moi de travailler sur ce tableau. Je suis ravie d’avoir fait votre connaissance, et je sais que nous allons souvent nous revoir, n’hésitez pas à venir me voir, même pour un simple conseil ou une expertise, je le ferai gracieusement. J’ai tellement peu l’occasion de rencontrer de vrais amoureux de l’art. Je ne vois que des gens qui n’ont que le mot argent à la bouche. Avec vous, c'est comme une rosée de

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printemps, rafraîchissante au possible. Et vous, Virgile, j’ai lu dans vos yeux, que vous aimiez mes peintures, c'est le meilleur compliment que je puisse recevoir. Je suis réellement enchantée de vous connaître. Maintenant, il faut que je vous jette dehors tous les deux car ce petit tableau byzantin me donne déjà des fourmis dans les doigts. Et je ne suis pas partageuse de ce plaisir là – dit-elle avec un sourire effronté – j’ai une tonne de travaux à faire, et si vous voulez que je sois libre demain soir, vous devez me laisser me remettre au travail.

Ils quittèrent la jeune femme sans plus attendre.

L’un et l’autre savourant encore la visite, chacun pour ses propres raisons. Ils décidèrent, d’un commun accord, de repasser par la rue du Temple pour aller étudier d’un peu plus près, les clichés du manuscrit de Basilivitch. En chemin, Virgile expliqua au vieil homme, la curieuse coïncidence, qui faisait origine commune à deux objets, qui, au premier abord, n’auraient jamais dû se trouver associés. ST JUST, quant à lui, pensait que rien n’était tout à fait le fruit du hasard. Si ces deux

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objets avaient été liés dans le passé, par l’abbaye de Moyenmoutier, il était parfaitement logique, qu’un jour dans leur futur, ils soient de nouveau réunis. A cela, Virgile ne trouva rien à redire. Pour lui, la vraie question était : Quel lien, peut-il y avoir, entre une carte vieille de près de deux mille ans – reproduite pour mieux se conserver, donc très précieuse - et un manuscrit abbatial, évoquant le voyage d’un saint – accompagné d’un trésor, excusez du peu ! – parti fonder une abbaye en pleine forêt vosgienne. Peut-être, fallait-il commencer par étudier l’histoire de la fameuse abbaye. Souvent, la solution d’énigmes du passé, y puisait sa substance. Et puis, il y avait tout de même un lien, si ténu fut-il : un trésor dans le manuscrit, une grande valeur dans ce que représentait la carte. Une carte au trésor ? Cela ne paressait pas sérieux, et ressemblait par trop au début d’un roman de Stevenson. Mais aux yeux des religieux du haut Moyen-Âge, un trésor était - transposé à notre époque contemporaine - une relique ou une antiquité. La question se résumait ainsi : Qu’est-ce que l’abbaye de Moyenmoutier possédait de

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précieux lors de sa fondation ? Qu’était-ce devenu ? Assurément, la chose devait être d’importance, pour que la mafia s’en mêle.

Il ne restait plus à Virgile, qu’à reconstituer l’histoire avec un grand H, sans oublier les petites histoires, que l’on dédaigne trop souvent, mais qui sont riches de renseignements.

Arrivés Chez ST JUST, ils commencèrent le

travail d’enquête, fastidieux, consistant à collationner pèle mêle, tous les éléments qui puissent avoir un rapport avec leur sujet. ST JUST recherchait dans ses nombreuses bibliothèques, tous les ouvrages portant sur l’époque d’évangélisation et de construction des monastères. Virgile, quant à lui, utilisait les ressources modernes en pillant les mémoires numériques de la Bibliothèque Nationale de France.

Saint Hydulphe était connu. Son histoire, relatée dans une «Vita Hydulfi », fait état des miracles qui jalonnent la route du prélat. Puis de miracles encore, survenus lors de son installation sur les rives du Rabodeau, rivière locale. Les

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miracles, on le sait, engendrent les pèlerinages. L’afflux des foules amena le moine à construire une abbaye, non loin d’autres, déjà implantées.

Leur histoire est connue. Elle a fait l’objet de nombreux ouvrages dont les originaux ont disparu. Les manuscrits encore existants furent remaniés. Il a fallu changer les reliures, trop abîmées par le temps, reconstituer et recoudre les cahiers. Pour cela, très souvent, on a rogné les pages pour les mettre à dimension. De nombreuses informations furent alors perdues ; Notes de marges, gloses, ex libris, décors, quand ce n’était pas tout bonnement une partie du texte qui partait ainsi au pilon. Les magnifiques bibliothèques des abbayes furent démantelées lors de la révolution de 1789 et de nombreux ouvrages disparurent dans la tourmente. D’autres ont été soustraits pour les protéger ou encore volés pour être revendus.

Ce qui reste aujourd’hui de ces livres se trouve

pour une grande part, à la bibliothèque municipale d’Epinal. C'est là, qu’il faudra aller, pour tenter de renouer les fils du passé au présent.

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Mais avant de songer à organiser ce voyage, il lui fallait obtenir plus d’informations sur la carte d’Eusèbe de Césarée. Son instinct continuait à lui crier qu’un élément encore inconnu reliait ses deux trouvailles de Trèves. Autre chose encore, il pouvait mener ses recherches en partant de deux points diamétralement opposés : reprendre le cours du temps à l’origine des faits, en identifiant avec exactitude la zone géographique représentée par la carte, et en étudiant l’histoire de l’abbaye ; ou reprendre antéchronologiquement à partir de notre époque, et reconstituer les événements dans la mesure du possible. Il faudrait sûrement avoir recours aux deux méthodes, et confronter tous les résultats avec l’ensemble des données attestées historiquement.

Il savait déjà comment alléger considérablement la charge de travail, il lui suffisait de demander de l’aide à son ami Etienne. Celui-ci, brillant jeune chercheur spécialisé en histoire médiévale, saurait l’aider et le guider, lui évitant les chausse-trappes et les voies sans issues. Il y avait fort à parier que chacun trouverait son compte dans

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une association de travail. Virgile résoudrait ainsi son énigme, qui le conduirait peut-être vers un résultat bénéfique, et Etienne, de son coté, enrichirait une revue spécialisée. Au passage, il était possible qu’une aide appréciable soit apportée au commissaire Flamberge, lui permettant de comprendre les agissements de Basilivitch.

Etienne Virgile prit la précaution de vérifier par

téléphone s’il pouvait voir son ami ce jour même, et après confirmation, prit le chemin de la Sorbonne, non sans avoir prévenu ST JUST, qui, tellement accaparé par ses investigations, ne se serait sans doute pas aperçu de son départ. Il était déjà trop tard pour entrer dans la vieille université, les cours étant terminés. Ils avaient convenu de se retrouver au café étudiant situé non loin de là, que les deux compères avaient assidûment fréquenté quelques années plus tôt, lorsqu’ils étaient eux-mêmes des escoliers, comme ils se plaisaient à se présenter.

Accoudé à un guéridon, le visage enfoui dans un vieux bouquin, qui ne méritait presque plus cette

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appellation du fait de son piteux état, Etienne n’était reconnaissable, que par sa tignasse surplombant un physique au demeurant anonyme, n’eut été la flamboyante chevelure dont il était affublé.

Etienne n’était absolument pas quelqu’un qui pouvait se targuer d’avoir un physique, mais c'était ce que l’on appelle un génie ! Plus que brillant dans son domaine, son esprit avait arpenté tous les chemins de la connaissance. Il était d’un savoir encyclopédique, dont le point d’orgue – sa profonde connaissance du monde médiéval- lui valait d’être maître de conférences dans l’une des plus prestigieuses universités au monde. A l’instant où Virgile pénétrait dans l’estaminet, Etienne lui faisait signe. L’historien s’il avait l’allure d’un Marx Brother’s, n’en avait pas moins l’œil vif et observateur. Les deux amis se congratulèrent fraternellement, ravis de ce prétexte pour se rencontrer. Leurs vies trop trépidantes, ne leur permettaient pas de se voir aussi souvent qu’ils l’auraient souhaité, et Etienne depuis quelques années, avait le grand bonheur d’avoir fondé famille, à laquelle il consacrait une grande partie du

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temps jadis dévolu à ses amis, le reste étant consacré à la recherche.

- Montre-moi ! Je sais que tu ne m’as pas fait sortir de mon antre à cette heure-ci, juste pour le plaisir de me voir. Cela aurait pu attendre une autre occasion. Tu as quelque chose sur le feu, et tu penses que je suis capable de t’aider. Ah ce que c'est bon ! Toi, qui vole de succès en succès, toi, l’incollable en histoire de l’art, tu as besoin du petit bureaucrate que je suis ! Hummmm c'est un trop grand plaisir… Laisse moi le goûter un peu…. Pardonne-moi, je suis taquin ! Je suis sincèrement très heureux de te voir, c'est devenu trop rare, il faudrait que tu viennes dîner plus souvent chez moi. Bon, maintenant montre-moi…. Si tu as besoin de moi, c'est forcément à cause d’un vieux parchemin que tu n’arrives pas à déchiffrer… Allez, donne.

- Tu as dû être détective dans une vie antérieure… Tiens, dis moi ce que tu en penses, ou plus précisément à quoi cela te fait penser au premier abord.

Délicatement, le chercheur prit la carte, et après avoir déposé son verre sur la table d’à côté, et

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nettoyé le guéridon, la plaça devant lui. Il faisait totalement abstraction du monde extérieur. Il entrait dans son univers personnel. Comme s’il n’était plus de ce monde que physiquement, son esprit s’envolant ailleurs. Il observa le document durant de longues minutes, puis commença à le manipuler, avec des gestes doux. Pas une expression ne remontait à la surface de son visage, impossible de savoir ce qu’il pouvait penser. Ensuite, il souleva la carte, et la plaça en pleine lumière, la retourna encore et encore, dans tous les sens, prenant son temps. Il la reposa de nouveau sur la table, et sortit d’une de ses poches, une loupe à fort grossissement. Un petit raclement de gorge annonça que le premier examen était fini. Virgile eu l’impression de se trouver dans une salle de cinéma où l’on vient de rallumer les lampes, la projection finie. Etienne revenait au monde commun.

- Intéressant ça ! J’avoue que c'est une énigme. Je n’ai jamais rien vu de tel, ni entendu parler de quelque chose s’en rapprochant. D’où tiens-tu cette carte ? Que sais-tu à son sujet ? Parle ou je te torture !

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Virgile lui conta son expédition, les acquisitions, lui narra la vente avec Basilivitch, ainsi que tous les éléments en sa possession, l’étrange lien qu’il y avait avec le vieux manuscrit. Tout. Durant ce temps, Etienne reprenait un regard rêveur, sa cervelle de surdoué imbriquait, assemblait, des éléments dont on n’avait pas la moindre idée. Le regard redevint vif.

- Je ne peux rien faire ce soir. Je n’ai pas le matériel nécessaire. Il faut que je consulte un de mes collègues de géographie. Ils ont depuis peu de temps, un programme par ordinateur capable de nous dire quels sont les lieux cités. Il suffit de numériser ta carte, et le logiciel va la comparer avec des millions d’autres qui se trouvent déjà dans ses mémoires. Le grand avantage de ce programme est qu’il tient compte de l’évolution naturelle de la géographie, l’érosion, le déplacement des plaques tectoniques, le changement de cours des rivières. Même si la géographie représentée par ta carte a changé, le programme trouvera où cela se situe et à quelle époque avec précision. Il a été conçu en collaboration avec des météorologues, des

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ingénieurs en agronomie, des géographes, des archéologues, enfin, pas mal de monde. Cette petite bombe technologique est encore en phase d’essais, et je suis sûr que cette recherche va les intéresser. Tu peux me la laisser ? J’en ferai une copie auparavant, rassure-toi.

- J’en ai déjà effectué plusieurs, je me doutais que tu voudrais la garder quelques jours. Je te la laisse, mais s’il te plaît, sois discret. On ne sait pas encore avec quel secret nous sommes en train de jouer, et je me méfie de certaines personnes peu scrupuleuses. Cela pourrait peut-être devenir dangereux, car s’il y a de l’argent à gagner, tu sais aussi bien que moi que souvent la convoitise étouffe la moralité.

- N’aie crainte, j’ai l’habitude. Certains manuscrits sur lesquels je travaille valent des fortunes. Cette carte ne sera vue que par mon collègue, et j’ai toute confiance en lui. Fais-moi aussi un jeu de copie des clichés que tu as pris de ton manuscrit sur St Hydulphe, je ferai aussi quelques recherches de ce coté là. Il est possible que tu aie mis la main sur un exemplaire unique. Si

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l’université avait su cela plus tôt, nous aurions tenté de trouver un accord avec un musée pour qu’il soit racheté et demeure en France. Dommage, trop de belles choses partent à l’étranger pour moisir dans des collections privées où plus personne n’en profite.

- Je partage totalement ton point de vue, tu sais qu’aussi souvent que possible nous prévenons les musées, mais cette fois ci, je ne savais pas trop ce que j’allais trouver. Il est de plus en plus rare de découvrir des inédits ou des manuscrits perdus, on ne peut pas crier au loup à chaque fois

- Hélas ! Cependant tu as eu une idée fabuleuse en prenant des photos, tout ne sera pas perdu. Bon je dois filer, il se fait tard et je veux pouvoir encore passer un peu de temps avec mes enfants avant de les envoyer au lit. Je t’appelle dès que j’ai du nouveau.

Cette journée n’en finissait pas. Depuis le petit

matin, les heures s’égrenaient interminablement. Virgile avait l’impression que le temps ne s’écoulait plus. Il ne pouvait plus avancer dans ses recherches,

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il avait déjà vu et revu toute sa bibliothèque, pillé les magazines spécialisés, assailli ST JUST au téléphone, lui demandant tout et rien…. Il trépignait d’impatience. Il ne pouvait appeler, ni déranger, Etienne. Il lui fallait attendre les résultats des études en cours. Et il ne pouvait pas non plus faire accélérer le cours du temps…. Vingt heures, cela paressait encore si loin ! Tant de choses imprévues pouvaient encore survenir…. Il ne supportait pas l’idée que son rendez-vous avec Axuéna puisse ne pas avoir lieu. Serait-il enclin à tomber dans les rets de la belle ? Oui ! Il devait bien se l’avouer. Oui, il pensait à elle la moitié du temps. L’autre moitié se trouvant occupée par son enquête.

Et rien n’arrivait à le distraire, plus de quelques instants, de cette obsessionnelle vision : la chevelure noire d’une jeune femme qui venait de lui ravir le cœur. Bien sûr, il comptait un nombre certain de conquêtes féminines, mais n’avait jamais souhaité tenir un tableau de chasse, sur lequel noter ses captures. Il recherchait l’âme sœur, trouvant chez l’une la beauté, chez l’autre l’intelligence, ou encore un léger reflet de la vision rêvée qu’il avait

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de la femme idéale. Au détour de ses essais amoureux il découvrait des morceaux, non la totalité de son puzzle. Et là ! Un certain pincement, à l’endroit où bat la passion, le tenaillait sans cesse, sans qu’il envisage un seul instant de se soustraire à cette douce torture. Il lui faudrait prendre ce mal en patience jusqu’au soir. Malheureusement, le temps s’étirait sans fin, lui laissant l’impression de vivre la plus longue attente de sa vie. Et rien à faire pour s’occuper l’esprit, et personne à aller voir pour tuer les heures. Tontine était partie dans sa maison de campagne en Normandie, et ne reviendrait qu’en fin de semaine. ST JUST était accaparé par le rachat d’une succession. Tous ses amis semblaient avoir fui Paris. Il se trouvait totalement désœuvré, et cela ne lui convenait absolument pas. Et il n’avait envie de rien ! Une vraie dépression.

Enfin le téléphone sonna, provoquant son départ pour l’université. Son ami Etienne avait étudié, en partie, les prises de vues du manuscrit de Trèves, et souhaitait le voir. Tout de suite. Ils auraient dans peu de temps, les résultats des recherches géographiques concernant la carte.

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Virgile ne se le fit pas dire deux fois. A peine le combiné reposé sur son socle, il volait déjà vers la station de taxi la plus proche.

Etienne l’attendait près de l’entrée, avec le sourire des jours de fête.

- Je crois que tu as mis la main sur quelque chose de vraiment très spécial. Viens, allons dans mon bureau, j’y attends mon collègue, concernant ta carte. Parcourant le dédale des couloirs et escaliers de la vieille université, ils parvinrent dans un réduit, pompeusement affublé de la dénomination de bureau des enseignants, suivi d’un galimatias universitaire incompréhensible.

- Alors, tu es parvenu à identifier l’endroit ? Est-ce que c'est bien en Palestine ? Virgile ne contenait plus son impatience, il avait tenté de questionner son ami durant le parcours, mais peine perdue, celui-ci ne voulait rien révéler avant d’être arrivé dans son sanctuaire personnel.

- Je ne sais pas, nous allons voir ça avec mon collègue. En ce qui concerne ton manuscrit, là, c'est

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autre chose. J’ai découvert…. Des choses ahurissantes ! Je ne sais pas comment m’expliquer !

- Commence par le début, ce que tu as trouvé depuis ce matin lorsque le coursier t’a remis les photos. - Oui, tu as sans doute raison. Ecoute-moi ! Primo, ton manuscrit est un original parfaitement inconnu ! Il n'est référencé nulle part… Pourtant, ceux qui l’ont rédigé sont des célébrités de leur époque, et nous ne comprenons pas pourquoi il n’a jamais été fait mention de leur contribution dans toute la littérature spécialisée. Totalement illogique ! Deusio : il a été composé sur plusieurs périodes. Ce n’est pas rare, mais là, il semble que l’on a assemblé des pages qui n’étaient pas destinées à figurer dans le même ouvrage. Tertio : ton manuscrit rapporte l’histoire d’un autre manuscrit ! On se croirait dans un roman feuilleton à l’époque médiévale ! Invraisemblable ! Si je ne te connaissais pas, je dirais qu’on essaye de me faire prendre des vessies pour des lanternes. Je n’ai pas pu faire autrement que de montrer tes épreuves à mes collègues, ils en sont tous restés sur le cul ! Et il en faut pour nous

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étonner, crois-moi. C'est monté jusque chez Charpentier : tu imagines que ça remue du monde, ta petite histoire...

- Tu veux dire LE Charpentier ? Le professeur d’histoire mondialement connu ? LE spécialiste du haut moyen âge ?

- Celui-là même. Et en plus, ravi de tomber enfin sur quelque chose de nouveau, il n’avait pas vu cela en bientôt trente ans. C'est une sacrée affaire. Donc tu comprends que j’ai dû expliquer les tenants et aboutissants. Mais ne t’inquiète pas, esprit de corps oblige, rien ne transpirera en dehors de l’équipe.

- Peux-tu, pour commencer, m’expliquer ce qui vous met dans un tel émoi ?

- Tu ne comprends donc pas ? Ton manuscrit, en plus d’être inconnu de toutes les bibliothèques – ce qui lui donne déjà une valeur commerciale que je n’essaie pas d’évaluer - a été rédigé par les plus grands ecclésiastiques de tous les temps, depuis Macaire, premier évêque de Jérusalem, jusqu’à Pie XII…. C'est totalement incroyable ! C'est une page inconnue de l’histoire de la chrétienté que tu tiens

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dans ta main ! - Pourtant, je n’ai rien vu d’aussi important

lorsque je l’ai étudié la première fois. - Ca ne m’étonne pas. C'était fait pour.

Certaines pages nous ont mis la puce à l’oreille, si je puis dire. Quand j’ai reçu tes épreuves, je les ai données à l’un de mes étudiants. Il ne s’en sortait pas, il me disait que tout cela n’avait ni queue ni tête. Les événements ne s’enchaînaient pas logiquement, il y avait des non-sens, enfin cela donnait l’impression d’un remplissage, mais absolument pas d’un livre. Hors, tu sais comme moi, qu’à cette époque là, on ne s’amusait pas à gâcher le parchemin. Eh bien ! Mon étudiant avait raison. J’ai repris la traduction, et je me suis aperçu du subterfuge. Tu n’as pas eu l’impression que ce manuscrit était bien sale, bien mal soigné, enfin qu’il avait mauvaise allure ?

- Si ! Un peu. Je me suis dit qu’il avait été réalisé par des gens ayant peu de moyens, qui réutilisaient des parchemins mal grattés.

- Tu parles ! Les trois quarts de ce qui est écrit, c'est bien du remplissage. Je l’ai montré aux

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collègues pour avoir leur avis, ils ont tous buté sur le sujet. Charpentier passant par-là, a demandé ce qui provoquait ce tumulte. Je lui ai soumis les photos, qu’il a, illico, emportées dans son bureau. On ne l’a revu que deux heures plus tard. Il en était arrivé à la même conclusion que nous tous, sauf qu’il a poussé plus loin. Il a utilisé un projecteur à très fort grossissement, avec des lentilles de différentes couleurs, et a trouvé le texte, derrière le texte. Ton manuscrit est une supercherie. Pas dans le sens ou c'est un faux, bien au contraire. On s’est donné un mal fou à cacher ce qui est écrit, derrière des textes sans importance. Au premier abord, ce livre n’attire pas l’attention. Seule une étude un peu plus poussée permet d’en comprendre toute l’importance. Nous n’avons pas fini de l’étudier. Nous avons déjà appris un certain nombre de choses fort troublantes. La technique reste étonnante, en cela qu’elle est différente de toutes celles qui furent utilisées à la même époque. Rien à voir avec le jus de citron, l’écriture inversée ou les codes. Pour lire le parchemin il faut une loupe à très fort grossissement, qui elle seule, te permet de voir

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ce qui souligne la prose apparente, un peu comme si un élève pas très soigneux avait mal gommé son sur lignage. C'est réellement prodigieux. Nous n’avons pas fini de déchiffrer la totalité des pages. Elles ne sont pas toutes truquées. Ce dont nous sommes sûrs, c'est que ce livre raconte l’histoire d’un manuscrit évoquant un trésor. Cela ressemble assez à ces poupées gigognes, une poupée dans une autre, dans une autre…

- Mais alors ! Avec ma carte qui parle aussi d’un trésor ?

- Eh oui ! Nous sommes sur la piste de quelque chose. Charpentier est furieux ! Pense donc ! L’original nous à filé sous le nez. Il veut absolument te voir. Il veut racheter le manuscrit.

- Je ne crois pas qu’il y parvienne, il nous faudra nous contenter des photos. On peut, peut-être, réussir à trouver l’autre manuscrit dont il est question ou le trésor dont parle la carte.

- Je pense que c'est la même chose. Car ce que tu ne sais pas, c'est que l’un des auteurs d’un passage du manuscrit, est aussi le copiste de la carte. Ces deux objets ne sont pas seulement liés par

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une même abbaye, mais aussi par un même personnage. Ah ! Je vois arriver mon collègue de géographie, nous allons en savoir un peu plus.

Les salutations furent minimales, bien que chaleureuses. Le géographe était trop pressé de partager le résultat de ses découvertes.

- C'est un exercice très amusant, que nous avons eu là. Cela nous a permit de tester des fonctions de notre nouveau logiciel. Voici ce que nous avons trouvé : du point de vue géographie pure, cette carte représente bien la Palestine à l’époque romaine. Du point de vue historique, nous avons réussi à dater le premier dessin aux alentours de l’an 1 du calendrier chrétien. Je dis le premier dessin car il y en a deux. Tous deux biens distincts. Un premier qui évoque des déplacements dans toute la Palestine et la Judée, et qui comporte des symboles pour chacun de ces déplacements. Puis un second tracé – que nous datons aux environs de l’an 320, 330 - qui part de Jérusalem jusqu’à Bethléem, puis retourne dans l’autre sens jusqu’à Nazareth et revient à son point de départ, avec, lui aussi, ses propres symboles. Cette carte nous permet de

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confirmer des hypothèses sur le tracé des routes, les lieux d’étape et les centres de commerce de cette période. Nous n’avons pas encore fini de l’étudier, bien sur, mais nous avons beaucoup d’éléments. Je ferai une communication à tout le département d’histoire ce soir à 18 heures, et ….

- Non, ce n’est pas possible ! S’exclama Virgile. Ce soir j’ai pris un engagement extrêmement important, je ne peux absolument pas remettre.

- Ne vous inquiétez pas, repris le géographe, nullement troublé par l’air catastrophé du jeune homme, je peux vous en donner l’essentiel aux environs de 17 heures. L’horaire de conférence que je viens d’indiquer ne concerne que les collègues du département. Vous, vous aurez droit à une communication en avant première. Je ne peux pas avant, Car il y a encore des hypothèses que je dois vérifier, je n’aime pas avancer des arguments sans les avoir confirmés par d’autres sources. Croyez-moi, les ordinateurs et les cervelles tournent à plein régime. Je vous revois en fin d’après-midi, Etienne vous guidera jusqu’à mon bureau, je vous quitte,

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car j’ai énormément de travail à faire pour terminer dans les temps.

- Tu vois, dit Etienne, les choses prennent bonne tournure. Nous allons apprendre plein de choses sur une période mal connue. Et surtout, tes documents, carte et manuscrit, vont nous permettre de vérifier un certain nombre de faits historiques majeurs.

- Pour ma part, je suis content. Mon intuition ne m’avait pas trompé, il y a bien un rapport étroit entre cette carte et le manuscrit.

- L’intuition, tu sais, n’est bien souvent qu’un message de ton subconscient qui essaye de te faire dire ce que tu sais déjà. En effet, ces objets sont liés. Le copiste, qui, au onzième siècle, a dessiné cette carte, est aussi celui qui a écrit une partie du manuscrit. J’en suis formel, grâce à son style ainsi que d’autres facteurs spécifiques. Vois-tu, nous sommes capables aujourd’hui de transposer les techniques de la graphologie vers la paléographie. Non pas pour analyser la personnalité des copistes, mais pour les identifier avec certitude, lorsque leur sigle personnel ne figure pas sur l’ouvrage ou

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lorsque le temps l’a effacé. - Qui est donc ce mystérieux personnage ? - Un certain Michel, moine au scriptorium de

l’abbaye de Moyenmoutier. Il serait totalement inconnu, s’il n’avait été l’un des copistes faisant partie de la suite du pape Léon IX. Il a été mêlé de près à l’excommunication de Michel Cérulaire, qui a conduit au Schisme en 1054. Il apporta à Humbert de Moyenmoutier des manuscrits de son abbaye pour aider le cardinal à rédiger ses écrits en réponse à ceux du patriarche de Constantinople. C'est de cette querelle, basée sur la volonté de suprématie de Léon IX, et sur les velléités d’indépendance de Michel Cérulaire, qu’est issue la rupture entre orient et occident, amenant la création d’une église romaine et d’une église orthodoxe. Le monde moderne aurait été très différent si la chrétienté était restée unie, au moment ou les Etats se sont constitués, lors de l’effondrement du dernier empire romain.

- Et de quoi, parle donc ce manuscrit ? Pour le peu que j’en ai étudié, ce ne sont que les récits du quotidien d’une abbaye. Et tu me dis qu’il y a un

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autre récit derrière celui-là ? - Oui ! Et vois-tu, c'est cela qui est

époustouflant. Toute la partie cachée, relate l’existence d’un livre secret bien plus précieux que tous les autres. Je n’ai pas terminé les recherches mais je peux déjà te dire que ce livre secret a permit au pape Léon IX et à Humbert de Moyenmoutier de baser leur attitude dans le conflit qui les opposait à l’église d’orient. Il a aussi été utilisé pour éradiquer l’arianisme –la thèse qui reniait la divinité du Christ- et aussi le nicolaïsme qui était la pratique du mariage des prêtres. Ensuite, ce fut le simonisme qui fut interdit : Les charges cléricales ne purent plus être achetées ou léguées comme des biens séculiers. Ce livre, dont il est question, a servi à la construction de l’église romaine telle que nous la connaissons aujourd’hui. S’il existe vraiment, s’il existe encore, il est d’une valeur incalculable. Personne n’en a jamais entendu parler ! C'est un secret qui a été jalousement gardé ! Si toutefois ce n’est pas une supercherie, comme il y en a tant eu dans l’histoire. Cependant je ne le pense pas, on n’aurait pas cherché à dissimuler un faux. L’église

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se serait contentée de le dénoncer ou de le faire détruire. Je suis dans la même situation que mon collègue, il me faut encore quelques heures pour t’en dire plus. Les copies que tu m’as remises sont en cours d’analyses. Nous avons encore à trier le bon grain de l’ivraie, distinguer le vrai du faux. Ensuite, la technique prendra la relève. Nos programmes d’identification vont rechercher les différents auteurs, ce qui nous permettra de dater avec exactitude, chacune des parties du manuscrit. Et alors, seulement, les chercheurs vont pouvoir étudier les textes, les comparer avec ceux que nous connaissons, et en extraire la substantifique moelle ! C'est fabuleux ! Tu n’imagines pas le cadeau que tu viens de me faire.

- Tu m’en vois ravi, bien que je m’inquiète un peu, car j’ai l’impression que c'est devenu le secret de Polichinelle.

- Mais non, ne crois pas cela. Nous autres, chercheurs, nous emballons lorsque nous mettons la main sur des pièces d’une telle valeur, c'est bien naturel. N’oublie pas que nous somme en concurrence, les uns avec les autres. Il n’est pas

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envisageable qu’une autre équipe utilise nos travaux avant que nous les ayons publiés ! Non, rassure-toi, rien ne transpirera en dehors de l’équipe de Charpentier. Ce sont nos crédits de recherche que nous allons justifier pour un bout de temps grâce à cela ! Et certainement obtenir des enveloppes supplémentaires. Nous y avons trop d’intérêt, pour ébruiter l’affaire. Reviens me voir un peu avant 17 heures, je te ferai le point sur nos premiers résultats.

Au sortir de la Sorbonne, Virgile se demandait comment occuper au mieux ce qui lui restait de temps, jusqu'à sa prochaine rencontre avec l’équipe du professeur Charpentier. Les révélations que lui avait faites sont ami Etienne, ne le laissaient pas d’être indécis. Comment faire avancer son enquête ? Il se rendait bien compte que sa connaissance généraliste de l’histoire, ne lui suffisait pas. S’il connaissait bien le monde des antiquités, celui des reliques ne lui était pas familier. Il avait bien fréquenté le catéchisme lorsqu’il était enfant - Tontine jugeait que cela faisait fondamentalement partie d’une éducation

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occidentale - mais il n’avait pas, pour autant, une réelle culture concernant les sujets de la religion. Il lui faudrait trouver de l’aide dans ce domaine là. Tout naturellement, il pensa au curé de la paroisse, dont Tontine faisait grand cas. Il allait lui rendre visite. Cela ne pouvait pas être inutile, l’ecclésiastique possédait une vaste culture, et connaissait tout le monde à l’évêché, depuis près de cinquante ans qu’il occupait sa chaire tous les dimanches, pour son prêche. Il pourrait lui indiquer quelqu’un capable de le guider dans le labyrinthe des mystères de la religion.

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Chapitre 2 Le livre des miracles

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Le curé de Saint Roch L’église Saint Roch se situait non loin de

l’appartement de Tontine. La vieille dame fréquentait régulièrement ce sanctuaire dont elle appréciait particulièrement les grandes orgues. Les peintures qui ornaient les chapelles en faisaient un but de visite touristique. Mais c’était l’architecture de l’église qui émouvait Tontine. De grands bâtisseurs, tel Hardouin-Mansart, avaient contribué à en faire l’une des plus grandes et des plus belles églises de Paris. Le père Gratien était le plus connu de ses représentants. Homme affable et souriant, doté d’un humour bon enfant, il faisait le succès de son église par la qualité de ses sermons. Loin des apostrophes vengeresses, sur les pêchés de ses ouailles, il préférait user de sa grande compréhension des faiblesses humaines, leur rappelant sans cesse que l’on peut se bonifier. Il avait une grande culture, qui lui permettait d’émailler ses homélies d’anecdotes de la vie des saints et de morceaux de bravoure des grands de ce monde, lorsqu’ils sont soutenus par la foi. Le père Gratien était non seulement reconnu pour sa piété et

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sa sollicitude mais aussi pour avoir en temps de guerre aidé beaucoup de résistants à sortir de mauvais pas. Ce fut à cette époque qu’il fit la connaissance de Tontine. L’amitié sincère qui les liait depuis, ne s’était jamais démentie. Virgile avait suivi les cours de catéchèse du vieux prêtre, subjugué, tout comme ses petits camarades par les belles histoires que leur contait ce bon curé.

C'était toujours avec émotion que Virgile revoyait le père Gratien. Le vieux prêtre restait associé aux doux souvenirs de l’enfance, et, devenu adulte, le jeune homme avait gardé une grande affection pour cet érudit qui lui avait donné ses premières leçons de latin. Il pénétra dans l’église avec l’esprit confiant. Si le vieil homme ne pouvait pas l’aider dans sa quête, il lui indiquerait les personnes à voir, avec sa recommandation. Il aperçut la chevelure argentée qu’il connaissait si bien et se dirigea vers la silhouette qui se recueillait devant l’autel. N’osant déranger l’homme en prière, Virgile s’assit à l’un des bancs et se livra, lui aussi, à l’introspection. Ses pensées dérivaient doucement au gré des sentiments qui venaient en surface,

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pareilles aux feuilles glissant sur un étang. Il se sentait confiant dans la vie qui jusqu’à présent lui avait été clémente. Et il commençait à imaginer le futur, y mêlant une certaine chevelure de brillante laine noire….

- Est-ce le seigneur qui t’inspire ainsi, mon enfant ? Lui dit une voix douce. Verrais-tu les beautés célestes, parce qu’à ton sourire c'est l’impression que tu donnes.

Tout à sa rêverie, Virgile n’avait pas vu le Père se relever de sa prière et se diriger vers lui.

- C'est bien à une beauté que je pensais mon père, Mais elle appartient à ce monde-ci.

- Ah ! Ce sont donc les joies de l’amour, qui te rendent si heureux. Cela se voit. J’en suis content pour toi. L’amour est un noble sentiment qui est le don de soi, et je te connais assez pour ne pas douter de la pureté du tien. Me diras-tu qui est l’élue de ton cœur ? Viens avec moi, allons dans ma pièce de travail, ici n’est pas le lieu où faire entrer tes confidences profanes. Et, tout en lui tenant le bras dans un geste affectueux, le vieil homme le guida, par le coté du maître autel, vers une petite porte

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donnant sur la partie réservée aux prêtres. Devant une tasse de café, Virgile conta ses

dernières aventures. Le vieillard l’écoutait d’une oreille attentive, demandant par-ci, par-là, une précision. Il sourit d’aise, lorsque Virgile lui parla de la brune enlumineuse qui l’envoûtait, mais n’interrompit point le récit de son protégé. Ce ne fut que lorsque Virgile en arriva à la partie concernant le manuscrit, que l’homme d’église ne pu plus contenir sa curiosité. Tout à coup, il lui fallait tous les détails. Non, il ne savait rien d’un tel manuscrit, encore moins d’un livre secret, enfoui dans les cryptes d’une abbaye. Peut-être qu’à l’archevêché, Virgile pourrait-il trouver réponse à certaines de ses questions. Le père Gratien lui proposa de faire route commune, il avait lui aussi à y faire. Non pas qu’il y eût urgence pour le prêtre, mais l’occasion faisait le larron. Il se proposait donc de mener Virgile auprès des personnes capables de l’aider dans ses recherches.

Peine perdue ! A l’archevêché, personne sur l’instant n’était capable d’aider Virgile. Les archives historiques diocésaines n’avaient été

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constituées qu’à partir de 1802, car tout ce qui était antérieur avait été confisqué lors de la révolution, et remis aux bibliothèques publiques. C’était à la bibliothèque nationale que le jeune homme pourrait trouver matière à satisfaire sa curiosité. S’il voulait bien laisser ses coordonnées ainsi que l’objet de ses recherches, l’on pourrait peut-être lui rendre l’insigne service de le renseigner puisqu’il était si chaudement recommandé. Quelqu’un pourrait, mais sans certitude aucune, le contacter dans l’éventualité où il y aurait encore quelque part, quelque chose se rapportant au sujet qui l’intéressait… Virgile pestait intérieurement. Il se sentait tel l’administré moyen face à un fonctionnaire plus soucieux de loucher sur la pendule pour surveiller l’heure de sortie, plutôt que d’avoir à cœur de remplir ses fonctions. Néanmoins il remercia chaleureusement la préposée des archives, laissa ses coordonnées, et prit le chemin de la Bibliothèque Nationale après avoir remercié le père Gratien de son aide et l’avoir assuré de lui rendre visite prochainement pour le tenir informé de ses avancées.

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La vieille bibliothèque se trouvait juste à coté

de chez Tontine, et Virgile la connaissait bien. Il l’avait assidûment fréquentée, lorsque étudiant, il passait tout son temps libre en compagnie d’Etienne, à se régaler de livres anciens. La nouvelle bibliothèque, sur les quais de seine, si elle avait toutes les qualités requises pour satisfaire les besoins modernes, ne pouvait offrir au public, la même âme que le site Richelieu. Virgile entra sans encombre dans ce temple de la culture où il se trouva vite confronté à un problème essentiel : Que cherchait-il ? Que cherchait-il, exactement ? Il ne trouverait rien dans cette immensité, s’il ne savait identifier précisément l’objet de sa quête. Mais voilà ! Il n’en savait trop rien lui-même. Bien sûr, il savait avoir besoin de renseignements sur l’histoire de l’église, mais sur quelle période ? Quel domaine précis ? Il ne pouvait répondre à ces questions. Il savait aussi avoir besoin d’informations sur les abbayes, leurs copistes et enlumineurs, mais là encore, qui ou que, cherchait-il, que l’on puisse lui dire «allez voir tel livre placé à tel endroit ». Cela

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n’était pas possible. Il savait qu’il cherchait à l’aveuglette, et y perdrait ses forces et son temps. Il prenait conscience qu’il lui fallait réellement une aide extérieure, venant de quelqu’un capable de mener l’investigation à son terme. Se rendre compte de ses propres limites l’amenait à se dire qu’il ne servait plus à rien. D’autres que lui, mèneraient la course jusqu’à la victoire.

L’abbé Gasler Sortant de la bibliothèque, Virgile, ne sachant

plus trop que faire, marcha en ressassant ses difficultés. Ses pas le conduisirent sans qu’il y pense à l’entrée du jardin du palais royal. Il y entra, attiré par le calme du lieu, oasis de tranquillité dans le tumulte parisien. S’asseoir sur un banc et prendre le temps de réfléchir lui paressait la meilleure chose à faire pour l’instant. L’un de ses professeurs au lycée lui avait dit - cela lui semblait être des siècles auparavant - «quand tu ne peux répondre à une question, vide ton esprit. Pense à autre chose. A

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force de te focaliser dessus, tu ne fais qu’engendrer du stress. Reprends ton calme, décontractes-toi, puis remets-toi au travail ». C'est exactement ce qu’il fit. Mais cela ne l’avançait pas. Sur le banc voisin, à quelques pas de là, une espèce de loubard le regardait avec, presque une façon de se moquer. L’homme, qui devait sans problème tutoyer la cinquantaine, et même plus, faisait penser à ces vieux motards de la côte Est des Etats-Unis qui sont parodiés dans les films. Il avait une allure de caricature. Le costume du mauvais garçon qui ne s’est pas aperçu qu’il n’avait plus l’âge de James Dean quand celui-ci jouait les délinquants juvéniles. Virgile se dit qu’il était heureux que le ridicule ne tue point. Avec ses jeans délavés, ses cheveux longs, couleur poivre et sel, ses boots, ses bagues à tous les doigts et des pins accrochés partout sur son blouson de cuir noir, l’inconnu avait une allure plus que louche.

- Hé, compère, l’apostropha l’homme, pourquoi n’es-tu pas d’humeur joviale, au sein de cette flore et sous ce beau soleil, c'est pêcher que de faire grise mine !

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Virgile, fit comme s’il n’avait rien entendu, ne voulant pas donner l’impression de mépriser l’inconnu en ne lui répondant pas, mais ne voulant pas non plus se trouver forcé de faire la conversation avec quelqu’un d’aussi mauvaise allure. Les rues de la capitale étaient sans cesse arpentées par des fous furieux qui fréquentaient les parcs, rien ne les en empêchait. Virgile ne broncha pas. N’obtenant pas de réponse, l’homme vint s’asseoir à coté de lui.

- Mauvais chrétien, va ! Jetterais-tu ton pied dans les côtes d’un pauvre chien, venant te lécher la main ?

Virgile, interloqué, croisa le regard de l’homme. Les yeux gris bleu pétillaient de malice, et, allez donc savoir pourquoi ! Ce regard là faisait totalement oublier l’accoutrement du personnage.

- Même s’il fait beau, ça n’enlève rien à mes problèmes, répondit le jeune homme.

- Quels problèmes peux-tu donc avoir, toi ? S’enquit l’autre. Mais je remarque que tu m’avais bien entendu à l’instant. Et tu as fait le sourd, ce n’est pas très joli ! Pourquoi refuses-tu la main

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tendue ? L’amitié, même passagère, réjouit le cœur du vagabond autant que celui du nanti, tu ne le sais pas ?

Le phrasé de l’homme n’était pas sans l’étonner. On y percevait une richesse de vocabulaire qui reniait furieusement son style vestimentaire. La chaleur de son regard donnait à penser que l’homme était sans doute un illuminé ou un drogué, bien que les lueurs dans ses yeux ne donnent point l’impression d’être dues à la poussière d’ange. Le sourire de l’homme était une invite à faire la paix avec l’existence. Il avait un curieux don, assez troublant, pour désarmer ainsi la méfiance et attirer la sympathie. Virgile sentait que cet illuminé là, n’était pas ce qu’il semblait être. C'était une vague impression à la lisière de sa conscience.

- Qu’en savez-vous, si je n’ai pas de problèmes ? Vous ne me connaissez pas !

- Détrompe-toi mon frère, je te connais comme Je connais le cœur des humains car j’en suis un. Tu ne peux avoir de si graves problèmes que cela t’empêche de rendre le salut donné ou vivrais-tu en

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sauvage. Ce n’est en général pas le cas des gens qui fréquentent le père Gratien.

Pour le coup, Virgile en resta muet. D’où cet inconnu fréquentait-il le père Gratien, et comment savait-il que Virgile le connaissait ? L’homme semblait s’amuser prodigieusement de la situation.

- Je connais bien Gratien c'est un vieux camarade. Je t’ai aperçu avec lui, du fond du couloir, tantôt à l’archevêché. Il est alors normal que je t’adresse la parole, que je te donne le bonjour, même si tu as l’air de ne pas croire que c’en est un.

- Vous m’avez suivi ? Virgile se sentait perdu, et pourtant, bizarrement, l’homme lui inspirait confiance depuis qu’il avait croisé son regard où se nichait une compréhension du monde qui semblait à peine humaine.

- Mais non bêta ! C'est le hasard. Enfin, toi tu dirais que c'est le hasard. Moi je préfère parler de providence. J’ai donné rendez-vous ici, à mes ouailles, que tu vois près du jet d’eau là-bas. Ce sont mes pensionnaires, que j’ai emmené faire une balade à la capitale, parce qu’ils l’avaient mérité.

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C'est leur récompense pour avoir bien travaillé. Virgile jeta un œil aux pensionnaires en

question, et s’aperçut avec effarement que c'était une bande de jeunes avec les faciès et les attitudes des petits malfrats de banlieue.

- Ah ! Vous êtes éducateur ? - En quelque sorte ! Je suis surtout curé ! Je me

présente, Abbé Gasler ! Pour te servir, compère, si tu veux bien de ma main tendue.

Virgile était interloqué. L’homme, qu’il prenait depuis tout à l’heure pour un quelconque aigrefin était un prêtre, et une connaissance de Gratien !

Comment connaissez-vous le père Gratien ? S’enquit-il prudemment.

- Nous avons des contacts permanents lui et moi. Il collecte des fonds pour ma ferme éducative, là-bas, au fin fond des Cévennes. C'est pourquoi tu me vois jouer les chaperons avec cette troupe de jeunes. Ils ont commis de lourdes fautes mais s’ils acceptent de s’amender sincèrement, je les prends avec moi et je leur apprends à vivre autrement. Et toi, comment connais-tu ce vieux Gratien ?

- C'est un ami de Tontine, ma grand-tante qui

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m’a élevé. Il a été mon curé de paroisse et m’a appris les bases du latin.

- Quand je disais, Providence ! Alléluia ! Tu es le petit de Tontine. C'est le seigneur qui nous a placés ici aujourd’hui. C'est à elle que je dois une bonne partie des fonds que Gratien collecte pour ma ferme. C'est grâce à ses dons et à ses interventions en haut lieu que cette aventure a pu se faire. Ah, quel jour béni ! Alors tu vois, je vais sûrement pouvoir payer un peu de ma dette. Je suis certain de pouvoir t’aider. Dieu y pourvoira.

- Eh bien ! C'est un peu compliqué… - Dieu ne m’aurait pas mis sur ton chemin, si

c'était aussi simple ! Commence par le début, et n’oublie rien.

Virgile raconta. Il se libéra de ses doutes en se confiant, sachant que Gasler était homme d’expérience. Il lui dit tout, de ses recherches, de ses découvertes, de ses espoirs, de ses incertitudes, et aussi de son cœur battant follement, à la pensée d’Axuéna, rencontrée seulement la veille.

Les deux hommes échangèrent leurs vies, pour quelques instants, sur le banc du square. Providence

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s’était montrée bienveillante aujourd’hui. Gasler connaissait l’homme de la situation. Celui qui pourrait aider Virgile de façon totalement désintéressée ou presque. Gasler se chargeait de nouer les contacts. L’amitié naissait, prenait force, et s’enracinait à grande vitesse, telle une jeune pousse prise de la fureur de vivre. L’un des souvenirs, que Virgile garderait à jamais de cet homme de cœur, survint au cours de leur conversation. Entendant des ricanements, révélateurs d’une bêtise en cours, Gasler s’était approché subrepticement du groupe de jeunes, pour voir ce qui les divertissait tant. Prudence est mère de la sûreté se plaisait-il à dire. L’un des adolescents s’amusait à lapider un pigeon qui s’était posé là pour picorer les miettes tombées au sol. Gasler, avec une rapidité étonnante et une force peu commune, avait soulevé de terre le petit imbécile et lui avait administré une paire de gifles retentissantes. Revenu immédiatement auprès de Virgile, qui se trouvait quasi estomaqué par la scène il s’expliqua.

- Quand la tête n’est pas capable de

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comprendre, c'est par le corps que je les éduque. Une bonne claque évangélique peut avoir plus de force qu’un sermon. Il y pensera à plusieurs fois désormais, avant de s’en prendre à plus faible que lui.

Virgile se rendait compte que l’abbé était un homme bien plus complexe que ne le laissait présager son apparence. L’homme lui plaisait prodigieusement, ayant su s’émanciper des faux principes pour ne conserver que l’authentique. Sa foi et sa bienveillance étaient palpables, et son refus de la méchanceté et de l’hypocrisie tout autant. Loin des sentiers battus, Gasler pratiquait son ministère avec dévotion, mettant ses préceptes en pratique sans hésiter à se jeter à l’eau ou à utiliser la force pour répondre à la force. Il avait interprété à sa façon la parole du Christ «il faut tendre l’autre joue », et savait parfaitement rendre à César…

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Le livre merveilleux L’heure de son rendez-vous avec le collègue

d’Etienne à la Sorbonne approchant, il reprit le chemin de l’université. Sur place, l’agent d’accueil était prévenu et il fut conduit immédiatement au bureau de son ami. Etienne ne se tenait plus de joie, il aurait pratiquement dansé si l’exiguïté des lieux ne le lui avait interdit. Ce fut avec une fébrilité que Virgile ne lui connaissait pas que l’historien l’informa du résultat de leurs recherches.

- Ainsi que je te l’ai dit ce matin, nous avons découvert que certaines pages du manuscrit contiennent des informations concernant un livre précieux. Dont on ne trouve pas d’autres traces dans l’histoire religieuse, et pourtant, crois-moi, nous avons retourné nos archives ! Il y à ici, quelques spécialistes éminents dans le domaine. Je passe pour l’instant sur toutes les étapes qui nous ont amenés là où nous en sommes ce soir, ce serait trop long, et certainement un peu fastidieux pour toi. L’équipe entière ne travaille plus que sur ce manuscrit et les conséquences qu’il entraîne. En résumé, il existe cinq manuscrits du même type que

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le tien, qui d’ailleurs s’appelle Secreptus Chronicon Médiani Monastérii, ou la chronique secrète de Moyenmoutier. Les autres manuscrits proviendraient chacun d’une des abbayes qui constituaient la croix monastique des Vosges. Nous avons vérifié et je puis déjà te donner leurs noms. Il s’agit des abbayes de Senones au nord, dans l’ancienne principauté de Salm à quelques kilomètres de Saint-Dié des Vosges où tu trouveras l’abbaye de Val de Galilée, qui forme la branche gauche. De l’autre côté, pour faire la branche droite, il y avait l’abbaye de Saint-sauveur, un petit village porte encore ce nom. Au sud il y avait l’abbaye d’Etival. Aujourd’hui c'est le village d’Etival-Clairefontaine. Chaque abbaye avait son propre livre de chroniques secrètes. Lesquelles forment l’histoire du Livre des miracles ! Ce livre contient, d’après ton manuscrit, les preuves de la déité de Jésus, et serait une relique miraculeuse. Chaque abbaye a pu, à certaines périodes, détenir le livre. On ne sait pas encore pour quelles raisons. Mais l’on sait déjà que ces abbayes on transcrit fidèlement le récit des miracles imputés au livre

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secret. Celui-ci a servi en plusieurs occasions, lorsque la chrétienté a eu besoin d’être guidée. Par exemple, le copiste de ton manuscrit a emporté le livre des miracles à Constantinople en 1054, auprès d’Humbert de Moyenmoutier, pour aider à trancher la querelle entre le patriarche Michel Cérulaire et les papes de Rome. Bon, on sait que cela a abouti au schisme entre Orient et Occident. De tout temps les chrétiens se sont appuyés sur le récit des miracles de Jésus, puis sur ceux survenus grâce à la vraie croix, pour prouver le bien-fondé du christianisme. Ce livre est effectivement l’un des plus grands trésors de la chrétienté. Et permets-moi de te dire, qu’il doit l’être à plus d’un titre !

N’oublie pas que les reliques ont toujours été enchâssées d’ors et de pierres précieuses, alors cette relique là ! Le problème est qu’elle a été soigneusement cachée. La dernière trace que nous avons de ce LIBER MIRACULUM date du pape Léon IX qui l’a fait cacher. Et depuis, nul ne sait où il peut se trouver.

- On ne peut pas perdre un objet d’une telle importance ! Le Vatican doit bien savoir où se

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trouve ce livre. - C'est ce que nous avons cru. Nous avons

contacté directement le Saint-Siège pour l’informer de notre découverte, rassures-toi, ils ont l’habitude du secret. Ils ont dû nous avouer, qu’à leur grande honte, le manuscrit était bel et bien considéré comme perdu.

- Pourquoi l’avoir caché ? Au contraire, il aurait dû être montré partout !

- D’après ce que dit le Cardinal chargé des saintes reliques, Léon IX a pris cette décision pour mettre le livre à l’abris des convoitises, Car vois-tu, la simple imposition du saint manuscrit permettait de guérir des maladies mortelles, d’anéantir les démons et de ramener à la vie des mourants. Ce pape a voulu protéger ce trésor pour qu’il ne soit pas un objet de marchandages, puisque à l’époque les nobles et même quelques prélats, n’hésitaient pas à vendre de tels objets pour s’assurer des richesses plus temporelles que spirituelles. C'est pour cette raison, que Léon IX a tant combattu le simonisme. Et puis, tu sais qu’à l’époque les guerres étaient monnaie courante, et la mise à sac

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des biens de l’église ne faisait pas reculer grand monde.

- Tout de même ! Ce fameux pape a bien du laisser des instructions, tout au moins quelques écrits.

- Oh ! Mis à part quelques chants de messe et sa correspondance avec le patriarche de Constantinople, il ne reste rien de ce qu’il a pu écrire. On a beaucoup brûlé sous la révolution et en d’autres occasions aussi. Mais si nous retrouvons les manuscrits des abbayes, nous avons une chance de savoir ce qu’est devenu ce livre magique.

- Par où commencer ? La tâche est insurmontable !

- Peut-être pas ! Si nous acceptons l’aide de l’église. La Curie romaine est toute prête à nous aider. Evidemment, s’il est retrouvé, le livre des miracles retournera au Vatican, là où il aurait toujours dû être. Imagines-tu la contribution que nous apporterons au monde ?

- Ne vends pas la peau de l’ours … Il nous faut commencer par contacter les abbayes pour savoir si elles ont des manuscrits dans le genre de ceux que

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nous recherchons. - Nous le savons déjà. Tous leurs livres anciens

sont dans les bibliothèques municipales de Lorraine ou aux archives départementales, sauf quelques-uns qui sont en bibliothèque nationale. Ceux-là ne nous intéressent pas, on les connaît tous par cœur depuis longtemps. Ils ont même été numérisés. J’ai vérifié, tu penses bien !

- Tu as aussi contacté les bibliothèques lorraines ? Qu’ont-elles répondu ?

- Tu vas être déçu. Les conservateurs ne savent même pas avec exactitude ce qu’il y a dans leur fonds ancien. L’inventaire n’est pas complet et ils n’ont pas de moyens pour rémunérer du personnel supplémentaire. D’après eux, ils n’ont pas possédé de livres à propos de trésors religieux. J’ai senti au téléphone que mon histoire les amusait beaucoup. Je n’ai pas été pris au sérieux.

- Hé bien ! Cela ne fait que confirmer une impression que j’avais déjà ! Il faut que j’aille passer quelques jours en Lorraine. Hier justement, en étudiant la carte copiée par ce fameux Michel de Moyenmoutier, j’étais arrivé à cette conclusion

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qu’il me fallait aller aux sources de ces manuscrits si je voulais satisfaire ma curiosité. Cependant je ne m’imaginais pas que j’allais partir à la recherche d’un tel trésor.

- Tu seras aidé ! Tout le département médiéval de l’université est prêt à t’épauler, ce n’est pas rien ! Nous avons des moyens matériels que tu n’aurais pas pu réunir, sans compter les moyens humains puisque nous sommes au total près d’une quinzaine.

- Et moi qui croyais pouvoir garder le secret ! - Il n’est plus trop question de cela. Le cardinal

que nous avons contacté a été très clair à ce sujet. Le Livre des miracles ne doit absolument pas tomber entre de mauvaises mains, il pourrait parfaitement être utilisé à des fins politiques dans des pays fragiles. Pense aux dégâts que commettrait un tyran d’Amérique du Sud avec ce manuscrit qui lui servirait d’absolution permanente aux yeux de la population. Imagine ! Si ce livre possédait réellement des pouvoirs ! Peu importe d’ailleurs ! Du point de vue culturel et historique, ce manuscrit ne peut appartenir qu’au Louvre ou au Vatican. Nous mettrons donc tous les moyens nécessaires

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pour le retrouver les premiers. - Par où penses-tu qu’il nous faille

commencer ? - Il me semble que c'est par la Bibliothèque

d’Epinal, c'est celle qui possède le plus grand nombre de manuscrits provenant de l’abbaye de Moyenmoutier. Les faits semblent vouloir nous dire que cette abbaye là, de tout temps, a été la détentrice du Livre. Il est logique de commencer là où nous avons le plus de chance de frapper juste.

- Je vais préparer mon voyage. Mais je ne sais pas trop comment je vais procéder, nous ne savons pas ce que nous recherchons exactement, nous ne sommes même pas sûrs du vrai nom de ce Livre.

- Commence en questionnant le conservateur et les bibliothécaires, les habitués qui consultent des vieux manuscrits. De notre coté nous allons contacter tous ceux qui ont fait des thèses en histoire, dans des domaines proches de ce qui nous intéresse, et nous leur demanderons s’ils ont eu entre les mains un volume qui nous rapproche de notre but.

- Que Dieu nous aide… J’espère seulement que

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ce ne sera pas une aventure sans résultat, comme la recherche du trésor des Templiers ou autres fariboles. Je n’ai pas envie de me ruiner pour un mirage.

- Je ne le crois pas, sinon la réaction du Vatican aurait été tout autre. Ils nous ont promis leur aide et ce ne sont pas des gens à revenir sur la parole donnée. De plus, le cardinal s’est engagé à ce que l’université reçoive les fonds nécessaires pour que nous puissions mener les recherches sans être handicapés par un manque de moyens financiers. Les subsides devraient être sur le compte bancaire du Département dans la matinée de demain. Il me semble que cela signifie que nous ne courrons pas après une chimère.

- En effet, je ne crois pas que le Vatican ait déjà financé une expédition de ce type. Mais en dehors des aspects pécuniaires, sont-ils prêts à nous aider en nous ouvrant les portes auprès du clergé ?

- Je n’en doute pas ! Un émissaire du Saint-père doit nous rejoindre bientôt. Un spécialiste de ce type d’antiquités qui est en ce moment en train d’expertiser des codex au Pérou. Des archéologues

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ont retrouvé des rouleaux qu’ils imputent à un missionnaire qui aurait accompagné Pizarro à Trujillo. Cela à l’air de passionner les historiens de la Curie.

- Cet émissaire sera le bienvenu ! Toute aide sera précieuse, surtout si nous devons battre à la course les sbires de la mafia, ils ont, eux aussi, des moyens impressionnants.

- Ah ! J’y pense seulement maintenant, mon collègue de géographie m’a transmis un message pour toi. Ta carte le contrarie un peu plus qu’il ne le pensait au premier abord, il préfère continuer son étude avant de se risquer à te donner des conclusions. Je pense que c'est bon signe. Dès que nous avons du nouveau nous te contactons immédiatement !

- Entendu, merci pour tout ce que tu fais pour moi Etienne, tu es un véritable ami !

- Amitié mise à part, j’y trouve mon compte. Fais bon voyage. Tu pars demain ?

- A l’aurore.

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Le dîner d’Axuéna Il ne lui restait plus que deux heures ! Deux heures interminables avant de rejoindre

Axuéna ! Après avoir quitté Etienne à la Sorbonne, Virgile avait repris le chemin de ses pénates, sur les contreforts du Père La Chaize. Là il avait confié à Grognart, le soin de préparer leur expédition. Durant ce temps il avait prévenu ST JUST de son départ, et lui avait narré la suite des événements. Il avait aussi appelé Tontine dans sa maison de Normandie, et avait dû souscrire au rituel des confidences. La chère vieille dame le connaissait si bien, qu’elle avait immédiatement senti à la voix du jeune homme que quelque chose le tracassait, et aussi, qu’autre chose le faisait trépigner d’impatience. Virgile avait donc tout raconté. Tontine l’avait écouté avec une attention soutenue. Elle l’avait encouragé, l’assurant de son aide si le besoin se présentait, et lui avait rappelé quelques conseils, tirés de sa grande expérience. Tontine avait su rester discrète quant au rendez-vous de Virgile, mais il avait senti que la vieille dame mourait d’envie de le questionner. Ce qu’elle

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n’avait pas fait, se contentant d’une allusion à la joie de voir un jour gambader les marmots de son cher enfant, avant qu’elle ne les contemple depuis le paradis. Virgile lui sut gré de sa délicatesse, qui était une preuve supplémentaire de l’attachement et de la fidélité de cette tante qui lui avait servi de mère puis de confidente et d’amie.

Il avait toutefois demandé un conseil, un seul ! Où devait-il emmener dîner, la jeune personne à laquelle il s’intéressait ? Chez Margot, lui avait-elle répondu, en prenant le soin de la prévenir de son arrivée. Il serait ainsi mis à l’abri des brouhahas, dans la petite alcôve à l’angle de l’arrière salle.

Il emmènerait sa belle dans l’un des meilleurs restaurants de la capitale. Et qui plus est, démontrerait par-là, qu’il fréquentait le meilleur monde. Son invitée ne pourrait que se sentir flattée et charmée. Ainsi fut fait.

Lorsqu’il fut fin prêt, vêtu avec élégance et portant avec naturel un costume de coupe parfaite, le tout rehaussé d’une légère fragrance de Guerlain, il se contempla une dernière fois dans la glace. Le résultat lui agréa, il n’avait rien à envier aux

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mannequins des couvertures de magazine de mode masculine.

Il ne lui restait plus qu’à appeler le carrosse digne de convoyer la belle. Pour cela, il eut recours à une agence de location spécialisée qui ne proposait, en sus d’un chauffeur plus que stylé, que des voitures de rêve. Il obtînt sans plus de formalités, Car on le connaissait bien, une magnifique Roll’s des années 1950, qui venait tout droit de Buckingham Palace. Le chauffeur passerait le prendre à l’heure indiquée, et serait à disposition toute la soirée.

Tout en effectuant sa réservation, il avait bien vu que Grognart faisait une tête de six pieds de long. Le domestique donnait l’impression d’avoir reçu sa lettre de licenciement. Virgile se sentant un peu coupable, vis-à-vis de ce fidèle compagnon, lui fourni quelques explications. Il ne pouvait demander à Grognart de veiller tard, de passer une soirée en voiture, et de préparer en plus leur voyage. Cela aurait été avoir peu d’égards pour ce serviteur auquel il était très attaché, et en qui il avait une telle confiance, qu’il lui déléguait totalement

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l’organisation d’une expédition d’une extrême importance. De plus, Grognart ferait partie du voyage, Virgile aurait grand besoin de lui, pour planifier les déplacements, assurer la conduite automobile et pourvoir au confort de son jeune maître.

Sur cette perspective, Grognart redoubla d’ardeur, se permettant même de chantonner légèrement en sourdine, comme l’aurait fait le ronronnement discret de Shalimar, phénomène rare chez cet inconditionnel du grand style, preuve de contentement total.

Lorsque l’appareil sonna, Grognart répondit au téléphone avec la plus parfaite courtoisie, et informa Virgile que sa voiture était avancée, lui souhaitant une très agréable soirée, avec un sourire sincère.

Grognart était heureux, cela se voyait de façon évidente. Virgile se fit la réflexion de l’emmener plus souvent dans ses missions pour le compte de ST JUST.

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La voiture était réellement féerique. Se jouant

de la circulation, elle avançait dans les rues de Paris d’une façon magique. Inconsciemment, les autres conducteurs lui faisaient place pour la laisser passer, l’accompagnant de leurs regards admiratifs. La superbe automobile avançait tel un transatlantique au milieu d’une flottille, dégageant une aura d’élégance, de raffinement et de puissance contenue.

L’intérieur était aménagé en salon avec mini-bar, et se trouvait isolé du chauffeur par une glace teintée. La sensation était prodigieuse, le luxe inouï. Les occupants d’une telle merveille ne pouvaient que se sentir transportés au pays des maharadjahs, et pour un moment se sentir dans la peau d’un prince.

A peine eut-il sonné à l’Interphone, que Virgile

entendit Axuéna lui dire qu’elle descendait immédiatement, lui enjoignant de ne pas se donner la peine de monter la chercher. Le jeune homme, avec un grand contentement, se dit que la rapidité

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de la réponse signifiait qu’il avait été attendu impatiemment, et que la jeune femme était prête par avance.

Lorsqu’elle ouvrît la porte de l’immeuble, elle lui apparut dans une vision plus que charmante. Elle avait troqué ses pantalons et son chemisier de travail contre une très élégante robe de fin lainage. Elle avait rassemblé ses cheveux en une seule grosse natte reposant sur son épaule. La torsade entremêlée de fils d’or et d’argent évoquait à s’y se méprendre, le vivant tableau d’une impératrice byzantine. La sobriété de la robe noire, qui épousait souplement les mouvements d’Axuéna, ne faisait que renforcer, la grâce et l’élégance de la jeune femme. Les escarpins qui la grandissaient, mettaient en valeur des jambes que l’on aurait aimé contempler plus à sa guise. Elle était divinement belle. Son sourire éclatant payait déjà Virgile de ses longues heures d’attente.

Le Chauffeur tenait la portière ouverte, et sur

l’invitation de Virgile, la jeune femme monta en voiture, comme si elle avait la plus parfaite habitude

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d’emprunter une Roll’s pour aller faire du shopping. Sur la banquette, Virgile, béat d’admiration, la

contemplait sans un mot. La présence d’Axuéna suffisait à son bonheur. Il se sentait en état de plénitude. Il n’avait plus besoin de rien.

Elle lui souriait doucement, ses yeux lui disant qu’elle aussi se sentait à sa place.

Ils faillirent ne rien se dire durant le trajet, chacun dans la contemplation de l’autre. Jusqu'à ce qu’éclate le rire frais d’Axuéna, cascadant comme une eau vive dévalant la montagne.

- Ai-je l’air si niais, lui demanda Virgile ? Te moquerais-tu déjà de moi, pauvre petit adorateur aux pieds d’une déesse ? Ai-je mis des chaussettes dépareillées ou oublié de mettre une chemise ?

- Rien de tout cela, rassure-toi. Je m’étais dit que nous aurions des milliers de choses à nous raconter, des centaines de questions à nous poser, et voilà que nous ne nous disons pas un mot. Ce pourrait être une scène pour un film comique tu ne trouves pas ?

- Si ! Mais je ne sais pas par quoi commencer. Et puis, cela semble bête à dire… Je me sens

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tellement heureux que je n’éprouve pas le besoin de parler.

- C'est un très joli compliment. Si tu continues, je ne réponds plus moi !

Le tutoiement était venu naturellement, sans qu’ils se soient posé la question. La complicité s’était installée aussi naturellement que s’ils s’étaient toujours connus. L’humour serait, à n’en pas douter, l’un des ingrédients de leur relation. Ils étaient presque arrivés, à ce moment là, et c'est en franchissant la porte de chez Margot qu’Axuéna prit la peine de demander où ils étaient.

La réponse n’eut pas le temps de franchir les lèvres de Virgile, que déjà, un serveur empressé les guidait vers la seconde salle, et les installait dans l’alcôve. Au passage, quelques convives saluèrent civilement le couple, sans chercher à s’immiscer, respectant la tradition de courtoisie et de discrétion du lieu. Axuéna était ravie. Elle avait beaucoup entendu parler de l’endroit, sans avoir eu la chance d’y être conviée. Ses yeux brillaient de joie, pareils à ceux d’une petite fille.

Margot vint les saluer, ne s’attardant pas, tout

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en faisant comprendre à Virgile qu’elle appréciait qu’il soit venu là pour son premier dîner avec Axuéna, et assurant à celle-ci qu’elle serait désormais la bienvenue.

Le repas, fut un enchantement. Virgile était aux anges. Il n’avait vu de la jeune

femme, que le coté professionnel et adulte. Il découvrait les autres facettes avec ravissement. Elle avait su devenir une femme, autonome et décidée, sans rien perdre de sa spontanéité, ni de sa capacité à rire et à s’émouvoir.

Ils se racontèrent l’un à l’autre. Se confièrent leurs rêves d’enfants, réalisés une fois devenus grands.

Se confessèrent de quelques mauvaises blagues jouées à leurs parents et amis. Ils échangèrent leur amour des belles choses, parlant de leurs métiers. Se dirent ce qu’ils espéraient de l’avenir, et se rendirent compte qu’ils avaient envie de le vivre ensemble. La magie opérait. Elle ne les quitterait plus. Main dans la main ils quittèrent le restaurant, fort tard, n’ayant pas vu les heures s’enfuir.

La Roll’s les mena sur les grands boulevards,

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se repaître des lumières de la nuit, telles un feu d’artifice permanent. Le Champagne du mini-bar salua le passage aux Champs Elysées, et les coupes s’envolèrent par delà le pont au change qui fut le témoin de leur premier baiser.

La bibliothèque d’Epinal La voiture avalait tranquillement les

kilomètres. Grognart au volant, Virgile pouvait ressasser tout à loisirs la merveilleuse soirée passée en la compagnie d’Axuéna. Il savait, aussi sûrement que le pigeon voyageur connaît son point d’envol, que désormais son port d’attache dans la vie serait le tendre regard de la belle. L’avenir quoiqu’il lui réservât, se parerait aux couleurs de sa brune. Tout à sa rêverie éveillée, il fut presque surpris lorsque Grognart lui dit :

- Monsieur, je crois que nous sommes suivis. La voiture noire qui se trouve une quinzaine de places derrière nous, ne nous a pas lâchés depuis l’entrée sur le boulevard périphérique de Paris.

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- Es-tu certain de toi Grognart ? Dans ce cas, que devons-nous faire à ton avis ?

- Sortir sur la première aire de repos, et voir ce qui va se passer. Le jeu de cache-cache peut durer jusqu’à Epinal. Pour ma part, mon instinct me dit que cette voiture là nous suit à la trace.

- Eh bien ! Sortons dès que ce sera possible, nous pourrions même reprendre la route nationale sur une partie du trajet, nous serons sûrs comme ça.

- Si nous prenons du retard, vous ne serez pas à l’heure à votre rendez-vous avec la Directrice de la bibliothèque.

- C'est vrai ! J’ai horreur de cela ! Autant avoir les meilleures relations possibles avec elle, sans son concours nous n’arriverons à rien. Fais pour le mieux Grognart…

Ils roulèrent encore sur une cinquantaine de kilomètres avant de rencontrer les panneaux signalant une aire de repos. Grognart ralentit et emprunta la bretelle de décélération sans quitter le rétroviseur de l’œil. Ils se garèrent sur le coté de la station service, là où ils avaient une vue panoramique sur l’autoroute et les abords de la zone

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de repos. A peine s’étaient-ils arrêtés qu’une longue et puissante voiture noire passait non loin d’eux. Virgile ne put voir qui l’occupait car les vitres fumées l’en empêchaient, mais son instinct lui disait que Grognart ne se trompait pas. Ils se réinsérèrent dans le flot de la circulation en se disant que le jeu du chat et de la souris pourrait fort bien durer jusqu’à destination. Surtout, ils n’avaient aucune chance de passer inaperçus, puisque la Facel Vega qu’ils utilisaient était une voiture légendaire aux yeux des amateurs, et par-dessus tout, ses lignes vives ne se comparaient à aucune voiture des séries actuelles. C'était le dernier cadeau de Tontine ! Un présent somptueux que Virgile regrettait un peu d’avoir pris pour ce voyage-ci, mais il n’avait pas pu résister à la tentation permanente de l’utiliser. Cette voiture rivalisait avec les plus grandes marques. Elle alliait ses performances exceptionnelles à un confort de limousine. Tant pis ! Si pour l’instant, ils étaient trop facilement repérables dans la filature dont ils faisaient l’objet, ils reprendraient l’avantage sur route où les capacités de leur voiture les mettraient à l’abri de

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tout poursuivant éventuel. Le jeu se poursuivit jusqu’aux abords d’Epinal.

Virgile s’étant dit que tout compte fait, s’ils étaient suivis, autant avoir les importuns sous les yeux plutôt que se demander sans cesse où ils pouvaient être. Après tout, leur voyage n’avait rien de secret. Seul leur but devait le rester. Pour ce faire, Virgile savait déjà pouvoir compter sur la discrétion de la directrice de la bibliothèque. Etienne s’était chargé de nouer les contacts et n’avait pas caché que les foudres ministérielles s’abattraient sur les bavards.

Lorsqu’ils arrivèrent à la préfecture des Vosges ils se firent indiquer la bibliothèque municipale et s’y rendirent sans perdre de temps. Le bâtiment se trouvait dénommé La maison romaine. Appellation justifiée par l’architecture qui ne devait rien aux césars, puisque la construction datait du XIXème

siècle, mais qui était la réplique d’une villa pompéienne. La directrice les attendait, et, sans perdre de temps, les emmena directement dans les locaux du fonds ancien. Elle confia les visiteurs aux bons soins des bibliothécaires et repartit vaquer à ses occupations habituelles. Les deux employés

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avaient été préparés à cette visite pour le moins inhabituelle, et se mirent en quatre pour satisfaire Virgile. Après qu’il leur eut expliqué ce qu’il recherchait, ils se mirent tous au travail. Monsieur Pascal, le plus âgé des deux employés, connaissait parfaitement l’histoire de la Lorraine. Passionné par les manuscrits il finissait dans ces lieux emprunts de recueillement, une carrière de lettré et d’amoureux des belles enluminures. Il connaissait par cœur l’histoire locale et orienta immédiatement ses recherches vers les volumes de Dom Belhomme, successeur de Dom Calmet le grand historien de la Lorraine, et vers ceux de Dom Pelletier. Les manuscrits écrits ou dirigés par ces abbés contiennent l’histoire des abbayes et relatent les acquisitions de manuscrits et en font l’inventaire. La plus jeune des deux bibliothécaires, Flora, se mit en charge des recherches dans les thèses, les communications de la société d’histoire, les notices et autres bibliographies. Virgile et Grognard, quant à eux, parcourant les revues de la société d’archéologie, pour l’un, l’inventaire général du fond, pour l’autre. La tâche était fastidieuse car en

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l’absence de supports informatisés, c'est le nez dans les registres que chacun participait à la quête.

Au bout d’une grande heure de studieuse lecture, Monsieur pascal releva le nez d’un volume qui n’était plus dans sa prime jeunesse.

- Le livre des chroniques de l’abbaye de Remiremont vous intéresse-t-il aussi ?

- Je ne sais pas, lui répondit Virgile. De quoi parle-t-il au juste ?

- Il semblerait que les abbesses aient eu en charge certains manuscrits de l’abbaye de Senones, aux approches de la révolution. Il faut savoir que cette abbaye était placée directement sous l’autorité du pape et que l’abbesse avait le titre de princesse d’empire et en possédait tous les pouvoirs. Cette abbaye était fort riche et réputée. Elle a été la dernière à fermer ses portes.

- Alors vérifiez aussi de ce coté là. Il ne faut rien négliger. Je crois que dans notre situation, se laisser guider par notre intuition est une aussi bonne méthode qu’une autre.

- Je le note et j’irai le rechercher ensuite dans les rayonnages. Je pense qu’il vaut mieux

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inventorier ce qui peut nous être utile et ensuite aller consulter les livres, plutôt que gaspiller notre énergie à ne faire que monter et descendre.

Monsieur Pascal avait sans nul doute parfaitement raison. Les rayonnages en question se trouvaient être les bibliothèque du XVIème siècle, héritées de l’abbaye de Moyenmoutier. Elles atteignaient une hauteur de plus de quatre mètres, mesuraient chacune plus de six mètres de long, et l’on en comptait une vingtaine, occupant toute la partie arrière de la maison romaine.

Seuls, les bibliothécaires étaient capables de retrouver un livre parmi les milliers qui occupaient l’espace cloîtré, aux fenêtres occultées par des rideaux métalliques. Virgile en fut d’autant plus convaincu lorsque Flora lui montra que certains de ces magnifiques meubles sculptés, étaient munis de niches intérieures, où un homme pouvait se tenir debout, et qui servaient de réserves supplémentaires.

Les heures filaient à une vitesse vertigineuse. Ils étaient arrivés à Epinal en milieu de matinée, et déjà le repas de midi, pris frugalement sur un coin

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de table, était loin derrière eux. Tout en compulsant méthodiquement, sous les

conseils avisés des deux professionnels, Virgile et Grognart s’informaient du contenu des archives, demandaient des précisions sur tel ou tel manuscrit dont on parlait dans un passage de revue. Ils se rendaient compte que la tâche était énorme. Pas insurmontable, mais tout bonnement titanesque. Le handicap supplémentaire était la langue. Un grand nombre de volumes était rédigés en ancien français ou en latin, et Virgile n’avait plus assez de pratique pour y rechercher avec efficacité ce qui pouvait être utile. Grognart quant à lui était totalement incapable de déchiffrer leur contenu avant le XVIIème siècle, époque où le français moderne était apparut.

A la fin de la journée, une petite dizaine de livres représentaient le résultat de leurs efforts. Virgile eut alors une idée lumineuse. Emmener à Paris ces manuscrits et les faire lire à l’équipe d’Etienne. Ils avaient la pratique suffisante pour parcourir rapidement les pages et ne s’arrêter que sur ce qui pouvait les aider, sans s’égarer dans le bruit documentaire. L’autorisation fut demandée à

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la directrice, qui la leur accorda en échange d’une décharge pour le compte de la Sorbonne, et après s’être assurée que les précieux livres voyageraient dans de bonnes conditions. Les deux prospecteurs laissèrent les bibliothécaires continuer les recherches et reprirent la route de la capitale.

Au sortir de la villa romaine, ils aperçurent de nouveau la longue voiture noire qui les attendait, telle un prédateur à l’affût de sa proie. Se faufilant dans la circulation, ils reprirent l’autoroute en sortie de ville et s’apprêtaient à prendre de la vitesse lorsqu’une sombre silhouette arrivée rapidement à leur hauteur tenta de leur barrer la route. Les vitres fumées étaient abaissées, et Virgile reconnut au volant le chauffeur de Basilivitch. Ses comparses dirigeaient vers la Facel Vega, les longs canons d’armes automatiques de guerre. C'était sans compter sur les réflexes et l’habileté de Grognart, ni sur la puissance de leur voiture. Sans chercher à trop comprendre les intentions exactes de leurs poursuivants, Grognart lança leur bolide à pleine vitesse. Virgile se retrouva plaqué au siège par la force de l’accélération, et la voiture des mafiosi fut

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distancée instantanément. Slalomant parmi les autres véhicules, le fidèle valet menait un train d’enfer. Il retrouvait là l’un de ses sports favoris, la conduite de rallye. Grognart n’était pas le chauffeur de Virgile par hasard. Tontine l’avait placé auprès de son petit-neveu parce qu’elle connaissait la passion que nourrissait toute cette famille normande pour la course automobile. Les trophées remportés sur circuits ou sur routes trônaient en bonne place dans le salon familial. La voiture noire, grâce à sa puissance, remontait vers eux mais le chauffeur de Basilivitch ne pouvait rivaliser avec le talent de celui de Virgile. Accélérant toujours, Grognart avait un léger sourire aux lèvres et chantonnait doucement…

Bien qu’il ait eu horreur des chauffards, Virgile laissa faire, sachant que malgré la vitesse, Grognart ne prenait aucun risque, se trouvant en deçà de ses limites de sécurité. S’ils rencontraient une patrouille de police ou de gendarmerie, ils se placeraient sous leur protection, sinon pour une fois, il aurait recours à la grâce ministérielle, si les radars les prenaient en faute.

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Ils ralentirent aux abords de Nancy, sachant que le flot de circulation les protégerait, et après avoir passé Toul ils conservèrent une allure de croisière raisonnable, dans les limites autorisées.

Ils aperçurent de loin en loin, la longue voiture noire, mais ne se laissèrent pas rattraper.

Aux abords de la capitale, Virgile appela

Etienne depuis son téléphone portable et lui fit part du résultat de la journée. Ils convinrent de se retrouver dans le bureau du professeur. Là, Etienne lui donnerait les dernières informations sur leurs recherches et prendrait possession des manuscrits d’Epinal.

Les nouvelles que lui communiqua son ami n’étaient pas mauvaises. Les étudiants d’Etienne avaient retrouvé la trace de deux des livres secrets des abbayes, ceux de saint Dié et d’Etival. Les manuscrits avaient été passés au peigne fin et l’on en avait extrait l’essentiel.

Ces deux joyaux étaient restés cachés durant des décennies. Leurs titres n’ayant attiré le regard de personne. C'est grâce au nom des chroniqueurs

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que les étudiants les avaient retrouvés. Malheureusement, pour l’instant aucune clef ne semblait devoir apparaître, les menant à ce qu’ils appelaient maintenant Le Livre des Miracles. Ils trouveraient peut-être leur fil d’Ariane dans les livres de Bodonis Monasterieum, dit Saint Sauveur, ou dans ceux de l’abbaye de Senones. Ils avaient malgré tout, la confirmation de l’existence du livre des miracles, et savaient que celui-ci avait été détenu tout à tour par les différentes abbayes de Lorraine. Les livres secrets de Saint Dié et d’Etival racontaient que lors de chaque guerre, chaque invasion, à chaque fois que l’abbaye gardienne du livre des miracles était menacée, le précieux manuscrit était envoyé secrètement dans l’abbaye voisine. Ce livre était ainsi passé entre les mains de chacun des abbés. Il était relaté aussi que le livre opérait des miracles, et que chaque nouveau prodige était ajouté, grâce à un ingénieux système de reliure amovible qui permettait l’insertion de nouveaux parchemins.

Si l’on n’avait pas encore trouvé le sésame permettant d’accéder au livre miraculeux, du moins

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avait-on de nombreuses informations qui encourageaient la poursuite de leurs recherches. Etienne était ravi ! Il le fut un peu moins en apprenant que d’autres chasseurs s’étaient mis à la traque du même gibier en étant capables d’employer des moyens moins honorables que les leurs.

Qu’importe ! Ils iraient jusqu’au bout. Les étudiants se verraient remettre les livres d’Epinal dès le matin à la première heure, et Etienne était sûr qu’ils trouveraient encore de nombreuses informations.

Laissant là son ami, Virgile rejoignit Grognart qui gardait la voiture, et ils rentrèrent ensemble à l’appartement du Père La Chaize.

Gabriel Ainsi qu’il le faisait après chacune de ses

absences, Virgile vérifia si l’on avait essayé de le joindre en consultant son répondeur téléphonique. Il avait reçu un seul message, au combien agréable ! Axuéna lui disait son amour et son désespoir à la

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fois. Elle avait dû se rendre en urgence dans un hôtel particulier du Marais, où une toile inestimable venait d’être abîmée par un début d’incendie, puis martyrisée encore par les pompiers qui avaient gaillardement arrosé murs et tentures. Elle était au chevet de ce malade intransportable et assurait les urgences. Cela lui prendrait toute la nuit. Elle l’appellerait au matin.

Heureux malgré tout, Virgile envisageait une collation bien méritée, lorsque le téléphone sonna. Il répondit immédiatement, espérant entendre la voix de sa brune artiste. Au lieu de cela, ce fut celle tout à la fois amicale et moqueuse de l’abbé Gasler qu’il entendit demander des nouvelles de ses aventures.

Virgile lui proposa spontanément de le rejoindre et de dîner avec lui. Du moins la soirée serait-elle moins morose que s’il la passait seul à se morfondre d’Axuéna.

Gasler ne viendrait pas, il en était désolé. Il était retenu à l’évêché. Il lui recommandait un jeune historien qui l’avait contacté à la demande du saint-père. Quand il y en a pour un, il y en a pour deux,

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dit le dicton. Et cela se trouva confirmé, grâce aux bons soins de Grognart qui prépara rapidement une collation, prenant le soin d’y ajouter une bouteille d’excellent vin. A l’en croire, les gens de messe appréciaient le sang de la vigne à toute occasion. Virgile ne sut pas trop si son serviteur avait raison en général, et dans ce cas particulier ce fut bien vrai.

Le vin et le repas furent grandement honorés par son invité. La conversation fut agréable et roula à bâtons rompus. Furent évoqués tour à tour les recherches de Virgile et l’intérêt qu’y portait l’église, l’histoire des abbayes et celle de la Lorraine, les grands mythes fondateurs de la civilisation chrétienne et les manuscrits les plus célèbres les relatant.

Gabriel Sauvignon était un puits de science. Ce

fameux historien et archéologue, spécialisé dans le domaine des reliques chrétiennes, était malgré son très jeune âge – le même que Virgile - un expert incontesté dans son domaine. Il revenait du Pérou où il était allé expertiser des codex, et se trouvait

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maintenant aux ordres de Virgile. Gabriel et lui pouvaient passer pour frères ou cousins. Même physique, même caractère heureux, semblable intelligence. Jusqu’à leurs passions qui semblaient devoir les réunir. N’eut été le besoin qu’il avait de lui, Virgile eut tout de même fini par se prendre d’amitié pour Gabriel. Tout les rapprochait.

Gabriel avait un parcours étonnant. Enfant

surdoué, il s’ennuyait fort à l’école. Il était, disaient ses instituteurs, un élève dissipé, turbulent, tapageur, interrogeant sans cesse les adultes hors de propos. Ses parents voyant bien qu’ils ne devaient pas brimer sa vive intelligence mais plutôt la canaliser, le firent entrer dans une école privée tenue par des Jésuites.

Là, le petit garçon s’épanouit. Il dévora les bibliothèques, assista à toutes les leçons possibles, et même aux cours de catéchisme. Cela l’intriguait, ces histoires de religion, de dieu, de fils, de trinité.

A tout vouloir apprendre, il apprit plus vite que ses professeurs ne pouvaient le suivre. L’ambiance chaleureuse de l’école lui convenait. Il y resta.

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Quand il eut dévoré la totalité des bibliothèques, même celles des frères et du prieur, il en arriva à la conclusion logique que dieu existait.

Qui, sinon le créateur, avait pu créer à partir de l’incréé ? Qui d’autre aurait pu engendrer l’univers ? Fort de cette certitude, Gabriel avait suivi sa propre voie. Il s’était très tôt passionné pour l’histoire de la chrétienté et en était devenu l’un des plus éminents spécialistes. Il avait obtenu tous ses diplômes avec mention et aurait pu prétendre occuper une chaire en université, alors la Curie romaine lui avait proposé mieux. Il devint leur historien attitré, en plus d’être l’un des archéologues rattachés directement au Saint-Siège.

Fort de cela, Gabriel avait su rester simple. Il était un compagnon plus qu’agréable, et régalait son auditoire d’une foultitude d’anecdotes, tirées de ses nombreux voyages.

La découverte de Virgile le passionnait. Il avait, lui aussi, entendu parler de ce livre des miracles, et n’en ayant pas trouvé trace avait mis la rumeur au rang des légendes. Il avait écouté patiemment Virgile lui donner tous les détails, ne posant que

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quelques questions. Il en arrivait aux même conclusions et se méfiait tout autant de Basilivitch. D’après lui, il ne s’agissait pas seulement de trafic portant sur des reliques ou des œuvres pieuses, mais tout autant de guerre spirituelle entre certaines factions religieuses, qui se situaient aux confins de l’orthodoxie et de certains cultes moins avouables.

Pour Gabriel il ne faisait aucun doute qu’il faille mener la quête à grande vitesse, il n’était pas acceptable de se faire battre dans cette course là.

Tout en sirotant tranquillement son verre de vin, Gabriel songeait. Il analysait la situation avec son bon sens pragmatique. Il en vint à une déduction irréfutable à ses yeux, et s’exclama à haute voix.

- Le séminaire ! - Quoi, le séminaire ? S’enquit Virgile. - Les séminaristes ! Nous avons besoin de gens

capables de lire le latin et de s’y retrouver dans l’histoire religieuse. Nous avons besoin de gens capables de trier la légende de la vérité et de trouver au milieu de l’ivraie, le bon grain. Eh bien ! Les séminaristes sont la solution ! Ils savent faire tout

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cela, et on peut compter sur leur discrétion, ils ont déjà prêté le premier serment, celui du silence.

Ils ont l’immense avantage d’être disponibles immédiatement et en nombre suffisant pour éplucher une bibliothèque entière en quelques heures. Le travail ne leur fait pas peur ! L’idée n’est pas géniale ?

- Si ! Elle l’est ! - Ne perdons pas de temps ! Je vais appeler le

Directeur du Grand Séminaire de Paris. Et s’il le faut nous en réquisitionnerons d’autres ! Providence quand tu nous guide…

Pendant que Gabriel prenait les dispositions nécessaires par téléphone, Virgile faisait mentalement le point de la situation. Les choses allaient avancer rapidement désormais. Mais qu’en était-il pour les livres écrits en ancien français ? Il s’en ouvrit à l’archéologue qui lui répondit avec un grand sourire, un peu moqueur.

- Crois-tu sincèrement, que pour parler d’un tel trésor, les abbés ou les détenteurs du secret ont pu utiliser la langue vernaculaire ? Non, mon ami, ce ne peut être qu’en latin. C'est la seule langue

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commune à toute la chrétienté dans tout l’univers connu, et ce, au travers de tous les âges, depuis les débuts du christianisme à nos jours. C'est uniquement dans les textes latins qu’il faut chercher ! Cela va nous simplifier considérablement la tâche tu ne trouves pas ?

- Pourquoi n’y ai-je pas pensé immédiatement ? Même Etienne n’a pas envisagé les choses sous cet angle. Nous avons perdu un temps fou à lire des manuscrits en vieux français, et pour rien.

- Ne te désole pas tant ! C'est la preuve de l’ingénuité du secret. Lorsque l’on cherche quelque chose, on va naturellement vers ce que l’on comprend le mieux. Dans le cas présent vers notre langue maternelle, c'est humain. Dis-toi que Basilivitch fera la même erreur. Cela crevait tellement les yeux que personne ne le voyait. Ainsi, tout paressait enfin vouloir se dérouler plus facilement.

Les séminaristes rejoindraient Epinal le lendemain matin en autocar. Leur nombre assurerait leur sécurité. On ne voit pas tous les jours débarquer un autobus de séminaristes en grande

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tenue, comme pour l’office. Car s’ils n’étaient pas encore ordonnés et ne pouvaient procéder aux sacrements, ils viendraient tout de même en robe d’officiant. Le directeur du séminaire estimant que la circonstance le justifiait, puisque à ses yeux il n’y a pas de plus sainte mission que de prouver une fois de plus la déité du Christ. De plus, cela leur assurerait une couverture inégalable. Personne n’oserait s’attaquer à eux.

Au lendemain matin, les deux nouveaux amis

assistèrent au départ de leurs troupes vers Epinal. On aurait pu croire qu’un congrès œcuménique

allait se tenir là bas. Virgile ne doutait plus de la réussite de leur entreprise. Avec un tel nombre de recrues, Basilivitch serait battu à plates coutures, il en était certain.

Gasler repartit s’occuper de ses jeunes, tôt le matin. Remerciant chaleureusement Virgile de sa participation à une croisade qui, somme toute, n’était pas la sienne. Mais le jeune homme l’envisageait autrement. Il avait proposé à Gabriel de s’installer chez lui, le temps de mener à bien

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cette aventure. Celui-ci avait d’emblée accepté avec enthousiasme tout en précisant qu’il devait auparavant accompagner son escouade à Epinal.

Lorsque le bus fut parti, Virgile rejoignit Etienne à la Sorbonne pour faire le point et aussi pour lui parler de Gabriel. Il le laissait organiser le travail à cause de sa meilleure connaissance des arcanes religieux.

Virgile était serein. Leur enquête historique prenait bonne tournure, et, au petit matin, il avait eu des nouvelles de sa brune enlumineuse qui continuait à veiller son grand blessé. Le tableau, heureusement, n’avait pas subit de dégâts irrémédiables.

Dans le bureau d’Etienne, les choses allaient bon train. Il avait en main les premières synthèses des travaux de recherches menés sur le livre des miracles. On en reconstituait petit à petit l’histoire. On ne se laissait pas d’être étonné qu’un tel secret ait pu être conservé si longtemps. Il avait fallu que la révolution intervienne pour que le fil qui le reliait aux abbayes se casse net. Il avait fallu deux siècles de plus pour qu’apparaissent les signes d’une lente

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remontée vers la lumière des hommes. Etienne avait bon espoir : compilant les

données avec attention et professionnalisme, ne laissant rien de côté, les étudiants faisaient un excellent travail. Il s'étonnait parfois de leur culture. L'hermétisme du droit canon ne les empêchait pas d'être au fait de l’origine de certaines lois ou traditions ni de faire émerger, par recoupements, quelques sombres pages de l’histoire ecclésiastique.

Virgile ne se sentant pas très utile, lui proposa

de les retrouver au dîner chez Margot, pour faire l’inventaire de leurs nouvelles possessions. Il invitait l’équipe en totalité, et tous ceux qui participaient aux recherches, c'était bien la moindre des choses. Cette proposition fut reçue dans une unanime allégresse.

Il profiterait du reste de la journée à s’occuper des autres affaires en attente. Il partit rejoindre ST JUST rue du Temple.

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L’enlèvement La salle arrière de chez Margot se remplissait

peu à peu. Un à un ou par petits groupes, les troupes de Virgile arrivaient au rendez-vous. On y retrouvait Etienne et ses étudiants, accompagnés de quelques professeurs de l’université. On apercevait le commissaire Flamberge et quelques inspecteurs. ST JUST était en grande conversation avec un historien et le directeur du grand séminaire discutait avec un conservateur de la Bibliothèque nationale…

Au milieu de la foule, Margot et son escadron de marmitons et serveurs s’affairaient à proposer champagne et petits fours à tout un chacun. On avait plus l’impression de se trouver à un vernissage qu’à la préparation quasi militaire, de l’entreprise très concertée, qui consistait à tout mettre en œuvre, pour récupérer le livre des miracles avant l’abominable Basilivitch. On n’attendait plus que Tontine.

Axuéna avait rejoint Virgile chez Margot en fin d’après-midi. Là, il lui raconta par le menu les

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derniers événements, lui expliquant le rôle que les séminaristes joueraient, en allégeant singulièrement la tâche de fouille systématique des bibliothèques lorraines. Il avait volontairement diminué l’importance des exactions de Basilivitch et de ses hommes de main, ne voulant pas inquiéter la jeune femme. Spontanément, elle proposa de mettre ses talents à contribution, si d’aventure il se trouvait nécessaire de restaurer les enluminures des manuscrits, si enluminures il y avait. Virgile lui sut gré de vouloir partager cette aventure avec lui. Il se disait qu’Axuéna pourrait sûrement les aider, et que sa présence serait son réconfort à lui.

Il connaissait le ministre de la culture, pour l’avoir vu quelquefois chez Tontine. Il allait lui présenter Axuéna, lorsqu’un tumulte vers la porte d’entrée attira son attention. Des étudiants soutenaient le Grognart de Tontine, qui gémissait et se tenait la tête en sanglotant.

Immédiatement, Virgile se porta auprès de lui et s’enquit de la cause de son malaise lorsqu’il se rendit compte que le chauffeur de Tontine était blessé.

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- Grognart, que se passe-t-il ? Qu’est-il arrivé ? - J’ai été attaqué, gémit le serviteur. J’ouvrais la

porte à Madame lorsque l’on m’a attaqué par derrière. On m’a frappé, mais je ne sais pas avec quoi ! On m’a balancé contre le mur. Ma tête y a cogné, et je suis resté sonné quelques secondes. Juste le temps nécessaire pour qu’ils s’emparent de Madame. Je n’ai rien pu faire. Je n’ai même pas eu le temps d’appeler à l’aide que Déjà ils s’étaient tous engouffrés dans une grosse voiture noire et se sont enfuis.

Le chauffeur n’avait pas fini de narrer son agression, que Margot prenait les choses en mains. La tenancière envoya un serveur garer la voiture, s’occupa de soigner le Grognart de Tontine, que celui de Virgile réconfortait comme il le pouvait.

Tous, dans la salle, étaient atterrés. Tontine, enlevée ! C’était vraiment l’un des crimes les plus misérables qui se puissent commettre. Le commissaire Flamberge et le directeur de la sûreté avaient empoigné leurs téléphones et faisaient bloquer toutes les sorties de Paris. L’enlèvement ayant été perpétré une dizaine de minutes

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auparavant, on pouvait encore empêcher les criminels de quitter la capitale. En y affectant toutes les forces disponibles, on quadrillerait rapidement l’arrondissement et les alentours. La fameuse longue voiture noire serait bientôt repérée, et l’on ne mettrait pas longtemps à reprendre Tontine aux mains de ses ravisseurs, ce n’était qu’une question de minutes.

Virgile, sous le choc, restait sans voix. Axuéna lui prit tendrement le bras et le guida vers le bar, demandant à un serveur de leur donner une boisson forte.

Le commissaire Flamberge s’approcha d’eux pour leur confirmer que toutes les dispositions venaient d’être prises. On avait rarement été aussi prompt à réagir. Il s’étonnait de la bêtise des malandrins, car on ne commet pas son forfait aux portes d’un lieu aussi fréquenté que la taverne de Margot.

Il rassurait Virgile et tous ceux qui étaient présents, lorsque le serveur chargé de garer la voiture, revint avec un papier et d’autres objets à la main.

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- Tenez, monsieur le commissaire, dit-il en les lui tendant. C'était cloué sur la porte du chartil avec ce couteau, et ce sachet que voilà, y était accroché.

Le commissaire prit le papier par un coin et se mit en devoir d’en faire la lecture à haute voix.

- J’adresse ce message à Virgile Herbeloup. Je détiens quelqu’un, qui je crois, vous est cher. Je vous rendrai cette personne en échange du livre des miracles. Si, dans dix jours … voyez ! Je suis bon prince de vous laisser ce délai, vous ne m’avez pas remis ce que je réclame, votre précieuse grand-tante sera, en toute intimité, exécutée. D’ici là, chaque jour, nous la parfumerons d’une goutte du nectar dont vous avez une fiole en échantillon avec ce message. La pauvre n’a pas eu le temps d’emporter son nécessaire de toilette, il est naturel que nous lui fournissions l’un des nôtres. Je vous suggère de l’essayer. Un conseil ! Une seule goutte, car vous vous en rendrez compte par vous-même, l’essence est un peu forte.

Dans dix jours je reprendrai contact avec

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vous. Si vous avez ce que je veux auparavant, il vous suffira d’en faire l’annonce à la télévision sur l’une des chaînes nationales. Je vous laisse le choix des mots.

A très bientôt, je n’en doute pas !

- C'est signé Constantin Basilivitch, termina le commissaire Flamberge d’une voix blanche. Il y figure un curieux cachet de cire qui représente la tête d’une femme avec un diadème bizarre.

Virgile était livide. D’une main légèrement tremblante il se saisit de la fiole, et en dévissa le bouchon. Celui-ci était muni d’une pipette, Virgile en déposa une goutte sur le dos de sa main. Une seconde après il gémissait sous la souffrance. Trois secondes après, il en pleurait. Cependant, aucune marque n’apparaissait sur sa peau. Il avait pourtant l’impression qu’on lui appliquait un fer rouge ou qu’on lui injectait de l’acide dans la chair.

Le directeur de la sûreté, leur apprit que ce produit, mis au point dans les laboratoires de l’ex KGB, était l’un des gadgets favoris de la mafia russe pour faire parler leurs otages. D’après lui

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l’essentiel de la douleur s’estomperait au bout de quelques minutes, et ne laisserait plus qu’une brûlure sourde mais supportable, durant encore quelques heures. Ce produit, indiqua-t-il, agissait sur les terminaisons nerveuses, ne laissant heureusement pas de séquelles. Virgile, quant à lui, imaginait fort bien le calvaire qu’allait endurer Tontine. Il se jura en son for intérieur de mettre fin aux agissements du fou criminel qu’était Basilivitch.

Axuéna demanda à étudier le cachet de cire, et

en le voyant, pâlit. - Mon dieu, dit-elle. C'est lui ! - Vous le connaissez ? Demanda Flamberge. - C'est la marque de mon père, dit-elle dans un

souffle. - Comment est-ce possible ? S’écria Virgile. Tu

m’avais dit que ton père avait disparu ! - En effet, répondit Axuéna. Il avait disparu.

Ma mère m’a toujours dit cela. Quand nous avons quitté la Grèce pour venir nous installer à Paris, je n’étais qu’une toute petite fille. Je n’avais que cinq

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ans, je me souviens très peu de mon père. Je sais que ce sceau est celui qu’il utilisait, abusivement d’ailleurs. C’était le sceau de ma mère. Elle seule a le droit de l’apposer. C'est son héritage, puisqu’elle descend en ligne directe du dernier empereur de Constantinople. Après elle, ma sœur aînée en aurait pris possession, et ainsi de suite. De mère à fille, dans la tradition familiale, nous nous léguons ce sceau, qui est le symbole de notre lignée. Il nous permet d’en appeler au patriarche ou à la noblesse, car nous sommes Augusta, nées dans la pourpre, ainsi que le veut la vieille tradition byzantine. Si une monarchie devait un jour être rétablie, nous pourrions prétendre au trône.

- Mais alors, demanda Virgile, qu’est devenu ton père ? Et tu as aussi une sœur aînée ?

- Juste avant que nous ne quittions Athènes, mon père s’est embarqué avec Théodora –c'était le nom de ma sœur- sur l’un de nos petits bateaux de croisière. Ils sont allés à Istanbul, je ne sais plus pour quelle raison. Au voyage de retour, le bateau a fait naufrage, on ne les a pas retrouvés. Peu après, ma mère a décidé de venir s’installer en France avec

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moi. Elle se trouvait en butte aux tracasseries du régime des colonels, et a préféré quitter la Grèce. Mon père se prénommait Constantin, comme l’auteur de cette lettre, et lui seul détenait ce sceau. Je ne peux pas vous en dire plus, et je ne comprends pas tout moi-même.

- Nous éclaircirons ce mystère rapidement, dit le directeur de la sûreté. Je connais Madame votre mère, elle m’a fait l’honneur de m’inviter à votre banquet annuel. Sous le regard étonné de Virgile et de ceux qui écoutaient cet échange rapide, il leur indiqua que la princesse Helena Dragazès, était l’invitée de la France depuis son arrivée à Paris. Il ajouta qu’Axuéna avait eu le privilège d’obtenir la nationalité française avant sa majorité, grâce à un édit présidentiel. Le gouvernement était intervenu pour protéger Axuéna et sa mère, laquelle avait rapatrié sa fortune dans l’hexagone, et avait offert un reliquaire de la croix du Christ, tout rehaussé de pierreries, au musée du Louvre, en signe de reconnaissance.

- Nous allons diligenter nos services de renseignements pour savoir quelle est au juste

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l’identité du sieur Basilivitch, reprit-il. Il détient l’immunité diplomatique par le biais de l’ambassade de Turquie. Puisque ceux-ci veulent garder les meilleures relations avec l’Europe, qui doit s’agrandir, vous le savez, l’ambassade nous fournira les précisions que nous lui indiquerons.

- Tout cela ne nous rend pas Tontine, leur rappela Virgile.

- En effet, jeune homme, je ne le sais que trop ! Dites-vous que le gouvernement met tous les moyens en branle pour que nous la retrouvions saine et sauve.

- Oui, il faut mettre tous les moyens possibles en action, reprit le jeune homme, car à chaque jour qui passe, vous ne pouvez imaginer ce qu’elle va endurer.

Tout autour d’eux, le bruissement des chuchotis avait fait place à un silence recueilli. Tous les assistants de la soirée étaient pétrifiés. Lorsque le chauffeur blessé était arrivé à la taverne, les exclamations avaient fusé de toutes parts, puis avaient été remplacées par un grand silence. Chacun écoutait avec attention l’échange qui avait lieu entre

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le jeune couple et les représentants de la police. - Il nous faut désormais retrouver le livre des

miracles le plus vite possible. Mais comment Basilivitch a-t-il pu savoir aussi vite que nous étions sur les traces de ce vieux manuscrit ?

- Nous le découvrirons aussi, soyez-en certain. Reprit le commissaire Flamberge.

Un inspecteur s’approcha du groupe et leur

indiqua que toutes les sorties de Paris étaient sous surveillance. Le commissaire Flamberge et le directeur de la sûreté se mirent en aparté pour organiser les recherches. Virgile demanda à Etienne, qui n’avait rien perdu du cours des événements, de bien vouloir faire le point à l’assemblée, et d’organiser le travail.

Peu à peu, chacun reprenait contenance, et se voyait attribuer un rôle. Il fut convenu, sur la proposition de Margot, que la taverne deviendrait le Quartier Général de toutes les opérations concernant le manuscrit.

Virgile remercia chaleureusement la tenancière, tout en lui indiquant qu’elle ne devait pas

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monopoliser sa salle de restaurant pour eux. Elle avait besoin de continuer à travailler normalement, sinon elle perdrait de l’argent dans l’affaire.

Margot le regarda droit dans les yeux. Elle

avait l’œil humide et la voix enrouée lorsqu’elle lui dit :

- Les hivers dans les années cinquante, ça ne peut rien te dire petit. Tu n’étais pas né. Mois ça me rappelle trop de souvenirs, et aussi à quelques centaines de malheureux qui crevaient de froid et de faim. Et puis, il y en eut un plus rude qu’un autre. Il gelait à pierre fendre. Les gueux tombaient comme des pierres sur le sol, et ne se relevaient pas. J’étais jeune, j’avais treize ans, mais déjà faite femme. J’essayais de vendre la seule chose que je possédais, la seule chose qui intéresserait des hommes ayant un peu d’argent à dépenser en plaisir rapide. Eh oui, petit ! J’avais décidé de tenir boutique avec ma chair, en proposant ma jeune peau à de vieux messieurs. Il me fallait nourrir ma mère, trop malade pour travailler, et mes petits frères. Mon père nous avait déjà quittés, les pieds devant.

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C’est alors que j’ai croisé la route de Tontine. Elle m’a évité cette déchéance là. Elle nous a nourris, ma famille et quelques dizaines d’autres, sans rien demander en échange. Puis elle qui nous a aidés à nous installer ici, et j’ai repris l’affaire après ma mère. Aujourd’hui je vais payer une toute petite partie de ma dette. Laisse moi faire !

La sincérité de Margot était telle que Virgile n’avait rien à objecter. Cette aide là aussi, serait précieuse.

Etienne terminait la répartition des tâches

lorsque le cardinal arriva. En quelques phrases, on lui narra le drame qui venait de se jouer. La stupéfaction du prélat était totale.

- Mon dieu, les misérables ! Les lâches, s’en prendre à une abbesse ! Ils ne reculent donc devant aucun forfait !

- Nous comprenons votre émotion, éminence, lui dit Virgile. Ma grand-tante n’est pas abbesse, que je sache.

Le cardinal se rendit compte qu’il s’était exclamé à voix haute, et que ses mots étaient allés

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plus vite que sa retenue coutumière. Il lui fallait maintenant s’expliquer.

- Hélas, vous l’ignoriez, tout le monde l’ignorait, sauf quelques-uns uns dans le secret. Votre grand-tante est la dernière abbesse d’un ordre de bénédictines.

- Tontine ne cessera jamais de nous étonner dit ST JUST, même moi je ne le savais pas. Nous n’avions pas connaissance qu’elle soit religieuse, qu’elle ait prononcé les vœux !

- En effet, elle ne l’est pas au sens ou nous l’entendons en règle générale. C'est une longue histoire, je vais vous la résumer.

« Lors de la seconde guerre mondiale, vous savez qu’elle a été très active à sa façon. Grâce à son salon de jeux, elle a réussi à conserver en France nombre d’œuvres d’art confisquées par les occupants, qu’elle leur reprenait au poker ou à la Tontine.

- Oui, cela nous le savons, reprit Virgile, de là lui vient son surnom, par lequel nous l’appelons tous.

- C'est cela, poursuivit le cardinal. Vous savez

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aussi qu’elle a beaucoup aidé la résistance en fournissant de nombreux renseignements. Elle parlait parfaitement l’allemand, sans l’avoir laissé deviner. Ainsi, lorsqu’ils venaient se détendre chez elle, les hauts gradés ne se méfiaient pas et s’échangeaient sans crainte les dernières nouvelles. Tontine captait tout au passage et transmettait aux résistants.

- Nous le savions, l’interrompit ST JUST, elle a même été décorée à la libération !

- Laissez moi poursuivre. Un jour, Tontine sortit de son immeuble et se trouva nez à nez avec une femme échevelée et dépenaillée, qui était poursuivie par un détachement de soldats allemands. Elle n’eut pas le temps de dire ou faire quoi que ce soit. La femme lui glissa un objet dans la main en lui enjoignant de se taire. Au même instant les soldats rattrapaient la malheureuse et la battaient sauvagement à coups de crosses de fusils. Tontine ne put rien faire pour l’aider. Les soldats entraînèrent la femme avec eux. Le soir Tontine conta l’incident aux officiers présents à ses tables de jeux. Ils lui dirent qu’ils avaient arrêté une

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dangereuse criminelle coupable d’espionnage, et qu’ils fusilleraient le lendemain comme telle. En minaudant, Tontine réussit à connaître le nom de la femme, et se renseigna auprès de la résistance. Elle apprit que la femme était la mère supérieure d’une abbaye fondée peu après la révolution française par une princesse de Bourbon. Cette abbaye constituait un lieu de refuge aux yeux des religieuses qui y avait accueilli des blessés sans poser de questions. La Gestapo les leur posa, ces questions. Elles furent toutes déportées, et pas une ne revint. La mère supérieure voyant les religieuses perdues, s’échappa avant d’être arrêtée, et tenta de joindre la résistance afin de leur remettre vraisemblablement un dernier message. Nous n’avons jamais su ce qu’il recelait. Tontine n’a pas pu comprendre les mots prononcés par l’abbesse. Ses lèvres et sa bouche étaient déjà réduites en un triste état, avec les coups de crosses que lui assénaient les soldats. Vous connaissez sa bonté ! Elle décida de savoir pourquoi l’abbesse lui avait remis ce médaillon. Elle alla voir l’évêque, qui lui qui lui fit part de la tradition suivante : La fondatrice de l’abbaye du Temple – en mémoire du

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lieu où furent prisonniers Louis XVI et sa famille, lors de la révolution - avait souhaité que les abbesses qui prendraient la direction de cet ordre, après la disparition de la princesse, ne soient pas élues suivant la coutume qui avait cours à cette époque. Elles seraient désignées par la providence. Celle qui détiendrait ou trouverait le médaillon au jour de la mort de l’abbesse, prendrait sa succession. Elle prendrait aussi possession des derniers biens terrestres de la défunte, qui se trouvaient à l’abbaye.

Tontine fut nommée par la providence, abbesse de l’ordre du Temple. Lorsque la communauté se reforma après la guerre, Tontine voulut rendre ce qu’elle considérait comme un dépôt temporaire. Les religieuses souhaitèrent qu’elle conservât titre et médaillon. Depuis, Tontine s’occupe aussi de cette petite congrégation. Voilà toute l’histoire ».

- A nos yeux, s’en prendre à cette sainte femme est plus que criminel ! Reprit le cardinal.

- Eh bien ! S’exclama Virgile, Tontine nous réservera sans cesse des surprises.

- Cela ne m’étonne pas d’elle surenchérit ST

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JUST. Etienne s’était rapproché. - Quel était le message de l’abbesse ? Pourquoi

était-elle allée voir Tontine ? Intervint-il. - Nous ne le saurons jamais, dit le cardinal.

L’histoire est belle, en dépit de son affreux contexte. Elle illustre la personnalité de votre grand-tante, Virgile. Vous comprenez mieux pourquoi elle compte tant à nos yeux, et pourquoi elle a tant d’amis qui sont en religion ?

- Oui, Vous n’imaginez pas combien elle compte pour moi aussi, dit-il tristement. A l’idée que ce monstre va la torturer …

- Je ne le pense pas ! Dit le directeur de la sûreté. Voyez-vous, Basilivitch est un individu détestable, mais très intelligent. Votre grand-tante est âgée, et il ne sait pas dans quel état est son cœur….

- Aussi bon qu’une horloge atomique ! C'est moi qui vous le dit ! S’exclama ST JUST.

- Basilivitch ne peut en être certain, continua le directeur. Il ne prendra pas le risque de perdre sa monnaie d’échange, il n’y a aucun intérêt. S’il

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arrivait quelque chose à Tontine, vous ne lui remettriez sûrement pas le manuscrit, n’est-ce pas ?

- C'est la logique même, confirma Virgile. - Donc, reprit le directeur, ce n’est que menace.

Rien d’autre. C'est pour vous obliger à ne pas négocier et à aller au plus vite dans le règlement de cette affaire. Je pense que Tontine est en sécurité. Nous devons la retrouver pour éviter de devoir remettre le manuscrit et laisser ce fou gagner la partie.

- Sinon ? Dit le jeune homme en lançant un regard méfiant.

- Il n’y a pas d’alternative, si nous ne libérons pas Tontine nous-mêmes, nous obtiendrons son échange contre le livre, nous n’avons malheureusement pas d’autre choix !

- Non, nous n’en avons pas d’autre et je donnerai n’importe quoi pour qu’elle soit saine et sauve !

La soirée s’acheva dans une atmosphère

oppressée. Un à un les participants s’éclipsèrent

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comme ils étaient venus. Les derniers à partir furent Grognart et Gasler, qui voulaient encore aider, sans trop savoir quoi faire. Virgile leur enjoignit d’aller se reposer car la traque ne leur laisserait bientôt plus de repos.

Axuéna veillait à ses cotés, douloureusement muette. Elle avait le sentiment d’être responsable du drame qui se jouait. Virgile l’en détrompa, arguant que Basilivitch ignorait probablement qu’elle se trouvait intimement mêlée à l’affaire. Il lui demanda de rencontrer sa mère, la princesse Helena Dragazès, afin de trouver si Basilivitch avait un point faible. Axuéna promit de les présenter l’un à l’autre le lendemain soir.

La salle s’était vidée, ne restait plus que Margot qui s’activait encore à tout ranger. Elle s’approcha d’eux, tenant à les assurer de son soutien, de son amitié sans faille. Elle ferait appel à des amis, pour grossir les rangs. Plus ils seraient nombreux, plus ils auraient de chance de réussir leur entreprise et faire échec au triste sire Basilivitch.

Le cœur n’étant pas à la romance, Virgile proposa à Axuéna de la raccompagner, puis il

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rentrerait chez lui, où Grognart l’attendrait. Il lui fallait la solitude pour compagne, afin de bien préparer les actions à venir, et dont dépendrait le sort de Tontine.

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Chapitre 3 La dernière abbesse

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Le combat de Tontine

Lorsque son enlèvement eut lieu, Tontine n’eut absolument pas le temps de réagir. De plus, elle ne s’attendait guère à faire l’objet d’une telle action. Les deux hommes qui se saisirent d’elle après avoir assommé son chauffeur ne lui laissèrent ni le choix ni l’occasion de protester ou se débattre. On lui pulvérisa un gaz à la figure et elle s’assoupit immédiatement.

Maintenant elle se réveillait là, dans cette grande pièce assez confortablement meublée dans le style arts déco. Les jambes encore un peu flageolantes, elle entreprit de faire le tour de son univers carcéral. Elle avait parfaitement compris qu’elle avait été enlevée. Dans quel but, elle ne le savait pas encore, mais elle augurait qu’elle en serait bientôt informée. Si ses jambes avaient encore un peu de mal à fonctionner normalement, son esprit quant à lui, allait bien. Elle était totalement lucide, et avait l’intention de faire le point rapidement et précisément de sa situation.

Curieusement la pièce ne comportait pas de fenêtres. Juste une porte qui ressemblait assez à une

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porte d’entrée de maison, plutôt qu’à une porte intérieure. Elle fit consciencieusement le tour de la pièce en ne laissant aucun recoin à l’abri de son inspection minutieuse. Hors la porte massive, qu’encadraient deux petits buffets, il n’y avait aucune ouverture, d’aucune sorte. Pas de soupirail, pas d’œil de bœuf, pas de volet camouflant une baie, rien ! Tout en réfléchissant à sa situation, la vieille dame poursuivît son investigation. Là ! Dans le coin, à l’angle du plafond, une bouche d’aération munie d’une petite grille. Et là ! Cette fausse cheminée dégageait de la chaleur. Mais il n’y avait ni flamme ni braises. Approchant sa main, elle sentit l’air chaud et entendit le doux ronronnement d’un ventilateur qui pulsait. Elle se trouvait bel et bien dans une sorte d’aquarium ou de serre ou de bocal, avec pour seul couvercle, cette porte. Tontine s’approcha pour l’observer de plus près. Rien ! Aucun défaut. Pas la moindre anfractuosité permettant de faire levier pour l’ouvrir, Car bien sûr elle était fermée. Tontine l’avait vérifié.

Reprenant sa lente pérégrination, elle fit le détail de chaque meuble et chaque objet. Là, une

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statuette qui tenait parfaitement en main pour servir de matraque. Il faudrait que son gardien ne soit pas trop grand, Tontine ayant maintenant du mal à lever les bras très haut, à cause de l’âge sans doute.

Ici un chandelier qui trouverait le même office. Là-bas sur le guéridon, un gros cendrier en pâte de verre. Il lesterait à la perfection une taie d’oreiller et ferait l’arme idéale pour assommer son geôlier.

La console contre ce mur pouvait être jetée dans les jambes, les deux chaises aussi. Tout à son inventaire, la peur ne l’avait pas effleurée une seconde. La vieille dame n’avait plus peur de rien depuis longtemps. Pas même de la mort. Elle savait que de l’autre côté du miroir de la vie, elle trouverait son coin de paradis, quel qu’il puisse être.

Maintenant qu’elle avait pris possession des lieux, si l’on peut dire, elle commençait à s’ennuyer. Toute sa vie elle avait été fort active et ne savait pas rester à ne rien faire. Avisant une bibliothèque, elle s’en approcha pour en détailler le contenu. Tiens, se dit-elle, Le portrait de Dorian Gray, je vais le relire avec plaisir. Saisissant le livre, elle entrevit un reflet

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dans l’étagère supérieure. Regardant de plus près, elle vit un curieux bouton de plastique oblong dont la surface reflétait le décor environnant, et qui surmontait une drôle de tige qui s’enfonçait dans le panneau de bois. Tontine comprit qu’elle avait affaire à une caméra. Impossible de savoir si elle était en marche, mais elle se dit qu’il était logique qu’elle soit observée. A bien y réfléchir, il aurait semblé tout aussi logique qu’elle soit écoutée. Le livre d’Oscar Wilde à la main, elle reprit sa lente promenade dans la pièce, observant tout objet susceptible de camoufler un micro. Tout compte fait, cette situation l’amusait un peu. Elle était inquiète, mais pas beaucoup. Elle était plus curieuse qu’inquiète, d’ailleurs. Tontine avait vu tant d’événements tragiques dans sa vie, que sa sérénité restait inébranlable, quelles que puissent être les circonstances. Si on avait dû lui faire du mal ou la tuer, ce serait déjà fait. On avait besoin d’elle en bonne santé. Rien ne servait dans ce cas de se mortifier à l’avance. Ses ravisseurs lui diraient fatalement ce qu’ils lui voulaient. Certainement une rançon. La belle affaire ! Elle la paierait, elle était

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suffisamment riche pour cela, et le montant de sa fortune n’était connu que d’elle seule. Cela lui ferait une aventure de plus à mimer à ses amis. Le moral nullement atteint par la situation, elle se remémorait les films policiers dont elle était friande. Où cachait-on un micro ? Dans le combiné téléphonique. Mais puisqu’il n’y en avait pas, ce devait être sous l’abat-jour de la lampe de chevet. Non plus. Du fond du fauteuil où elle s’était confortablement installée, elle enquêtait du regard, passant la pièce au crible. Elle allait refaire connaissance avec l’auteur anglais, lorsque son regard fut accroché par la poignée du chevet, à côté du lit. Elle s’approcha et se dit que la personne qui avait réparé cette poignée était un mauvais artisan. On ne mettait pas du plastique sur une belle table de chevet comme celle-là, c'était tout bonnement criminel ! En y regardant de plus près…. Elle se mit à sourire, et parla.

- Messieurs, bonjour ! Je suis éveillée et je vais bien. Si ce n’est pas trop vous demander, voulez-vous avoir l’obligeance de m’apporter quelque chose à manger. Voyez-vous, vous m’avez

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empêchée de me rendre dans mon restaurant favori, et maintenant je commence à avoir très faim. Ne vous tracassez pas avec des préparations compliquées, j’ai des goûts fort simples… Quand j’y suis obligée.

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit

sur un léger chuintement, et laissa le passage à un mastodonte, accompagné d’un comparse qui apportait un plateau repas.

Avec un accent russe à couper au couteau, l’homme lui dit de manger, et de dormir. Son maître viendrait demain soir voir la dame. Il fallait qu’elle reste calme. Il y avait des livres pour l’occuper. Pour les commodités, elle aurait le droit d’y être accompagnée avant chaque repas. En cas d’urgence, utiliser le petit pot rangé dans le chevet.

Elle n’avait plus qu’à suivre le cours des choses, tel qu’on l’avait orchestré pour elle. Après avoir dîné, puis lu quelques pages, elle se coucha et s’endormit rapidement.

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L’héritage Dragazès Virgile ne ferma pratiquement pas l’œil de la

nuit. Il se retourna sans cesse dans son lit sans trouver le sommeil. Les dernières assertions du directeur de la sûreté le rassérénaient un petit peu. Il pensait que Basilivitch ne ferait pas de mal à Tontine, elle était trop précieuse pour cela, Mais il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour elle. La possession du livre des miracles passait loin en arrière plan, au regard de la préciosité de la veille dame à ses yeux. Elle restait sa seule famille. Il ne voulait pas que les épreuves viennent abréger une vie longue vie, pleine de rebondissements certes, mais qui se devait de s’achever dans la plénitude du rôle de grand-mère.

Il eut, très tôt, des nouvelles des recherches entreprises, par le commissaire Flamberge. Hélas, aucun élément nouveau n’apparaissait. La seule certitude était que les ravisseurs se retranchaient dans Paris intra muros, et très certainement aux alentours du quartier Bastille République.

Il contacta son ami Etienne, qui activait furieusement son escadron d’étudiants dans leurs

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recherches intensives de nouveaux éléments historiques. D’après Lui, le livre des miracles se trouvait au bout d’une piste dont l’origine était bien la fameuse croix monastique des Vosges. Les séminaristes inventorieraient totalement chacune des anciennes bibliothèques abbatiales. On trouverait ! Avec de tels moyens mis en œuvre, on devait trouver ! Et s’il le fallait, on grossirait les rangs en recrutant d’autres séminaristes pour gagner du temps.

La journée s’étirait dans une angoisse sourde.

Chacun se plongeant dans le travail avec acharnement. Axuéna l’appela, lui confirmant la rencontre avec sa mère en début de soirée. Lui tournait en rond, ne sachant trop quoi entreprendre. Avec une régularité d’horloge, tous ses amis le contactèrent pour prendre des nouvelles. Il se réfugia finalement dans l’étude de la carte d’Eusèbe de Césarée, puis dans le dictionnaire d’archéologie chrétienne que lui avait prêté Etienne. Peine perdue, il n’avait pas l’enthousiasme nécessaire pour se concentrer sur quoi que ce soit.

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Lorsque le soir arriva, ce fut pour Virgile un

double soulagement. D’une part, il retrouvait la présence réconfortante d’Axuéna, et d’autre part, il trouverait auprès de la princesse Dragazès des munitions pour combattre Basilivitch. Il passa prendre la jeune femme à son atelier, et ils se rendirent dans un vieil hôtel particulier du quartier du marais. Si l’heure n’avait été si grave, Virgile aurait goûté avec une saveur nouvelle les belles façades de cette rue de Saintonge qui avait abrité l’enfance et la jeunesse de sa belle. Quand la guerre qui les opposait à Basilivitch aurait prit fin, il divaguerait à nouveau dans ce quartier plein de charme et imaginer la vie bourdonnant derrière les fenêtres aux frontons sculptés.

Rien ne distinguait l’immeuble des autres habitations de la rue. Si Axuéna n’avait sorti un trousseau de clefs de son sac à main, il n’y aurait pas pris garde, et aurait dépassé la lourde porte sans y prêter plus d’attention. Le hall d’entrée, une fois franchi le portail, augurait du reste de cet ancien hôtel particulier, reconverti en plusieurs immenses

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appartements. Les marbres voisinaient avec de grandes glaces biseautées et les boiseries étaient richement rehaussées de ciselures dans le style floral de l’école de Nancy. Une fois la porte refermée sur le bruit continu de la rue, on se trouvait dans une oasis de calme. On se serait presque attendu à entendre le joyeux babil d’une fontaine et les pépiements d’une nichée de petits oiseaux. L’oreille recherchait ces sons, sans les trouver, et le silence paressait presque pesant. Un peu en retrait, dans le recoin naturel que lui offrait la cage d’escalier, se trouvait l’ascenseur. Les grilles en incarnaient une merveille de ferronnerie d’art dans les motifs floraux. Une vigne d’acier vieilli sarmentait par-dessus l’ossature de la cage et offrait deux ceps pour servir de poignées. Les saisissant à deux mains, Axuéna les ouvrit sans que l’on entendît le moindre grincement. L’appareil en lui-même ressemblait à un intérieur de chaise Poste. On pouvait y tenir debout à deux ou s’asseoir sur un petit strapontin, mais l’utiliser n’aurait pas permis le transport à un second voyageur. Qu’importe, ils ne montaient qu’au premier étage. Axuéna lui dit

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qu’elle empruntait l’ascenseur par tradition. Lorsqu’elle était petite, lui confia-t-elle, on ne la laissait jamais jouer dans cette nacelle qui ne demandait qu’à servir et à vous élever sans cesse plus haut. Devenue adulte, elle se plaisait à l’utiliser, par jeu. Et puis, l’assura-t-elle, le décor de cette cabine le préparait à ce qu’il allait trouver dans l’appartement de sa mère.

Virgile retrouva chez celle-ci les décors chers à

son cœur. Loin des dorures tapageuses, on trouvait dans ce grand appartement un mélange savoureux de classicisme grec et d’orientalisme, avec quelques pièces de style byzantin ou baroque. L’effet était reposant et très lumineux. Sur quelques murs, l’œil pouvait même détailler un ensemble de fresques d’inspiration crétoise. Le mélange des couleurs ocre, rouges et bruns, et de la végétation figurative était une pure démonstration des possibilités picturales d’Axuéna.

La mère de sa bien-aimée les attendait dans l’un des salons. Virgile contempla sa belle dans sa future maturité, car mère et fille possédaient une

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ressemblance étonnante. La princesse Dragazès dégageait une sérénité rassurante et sa voix posée reflétait son autorité naturelle. Virgile se dit que ce devait être un trait de caractère familial. Helena était aussi très belle, et n’avait rien à envier à sa fille. Les fils d’argent qui parsemaient sa chevelure plus auburn que noire, lui donnaient un air supplémentaire de tranquillité. L’œil impérieux restait intimidant malgré le grand sourire que lui destinait son hôtesse. Virgile se surprit à se demander ce qui avait pu rapprocher cette aristocrate d’un bandit tel que Basilivitch. Qu’importe, le résultat de leur union lui apportait Axuéna, cela valait toutes les mésalliances possibles à ses yeux.

La princesse les invita à prendre un apéritif léger, que Virgile accepta, sentant qu’il en aurait besoin pour garder toute sa contenance devant son regard inquisiteur.

- Ainsi, Virgile, vous êtes l’homme qui a réussi à apprivoiser ma fille. C'est une prouesse. Je n’avais jamais eu droit à me voir présenter autre chose que de vagues camarades de cours. J’en déduis que vous

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êtes le prétendant en titre désormais. Le charmant sourire qu’elle lui adressait en lui disant cela, lui montrait qu’elle voyait la situation avec un humour qui devait lui être naturel.

- J’espère être le seul, Madame, sinon il va falloir remettre au goût du jour la tradition des duels.

- Quelle serait votre arme, lui rétorqua-t-elle ? - L’épée me semble indiquée. Elle correspond à

mon sens de la tragédie et du romantisme, et je pense que j’aurais l’avantage puisque j’ai beaucoup pratiqué l’escrime étant plus jeune.

- Dans ce cas, je sais que vous saurez protéger ma fille. Me voici rassurée. Ce qui n’est pas superflu car elle m’a un peu parlé du but de votre visite. Constantin a réapparu, c'est cela ?

- Hélas oui Madame. Vous me voyez navré de vous connaître dans un tel concours de circonstances. Ma grand-tante a été enlevée par un homme, dont Axuéna pense qu’il est peut-être son père. Tout ce que j’apprendrais sur lui me sera utile. Tontine, c'est le nom de ma grand-tante, m’a élevé à la mort de mes parents. Elle est ma seule famille et

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je l’aime comme ma mère. Si vous acceptez de m’aider, je vous en serai éternellement reconnaissant.

- Je vais vous aider autant que je le pourrai. Mais autorisez-moi à vous dire que Tontine n’est plus votre seule famille. Il faut compter avec ma fille et moi, maintenant. Et appelez-moi par mon prénom !

- Je vous remercie du fond du cœur. Voulez-vous bien me dire ce que vous savez de Basilivitch ?

- C'est une histoire qui remonte assez loin. Je suis la descendante directe du dernier empereur de Constantinople. Nous avons de tout temps habité cette ancienne capitale, dans un palais qui faisait face au Bosphore. Ma famille était encore très riche lorsque mon grand-père décida de quitter la ville de nos ancêtres, parce qu’il voyait que le climat politique de l’époque allait de plus en plus vers la guerre. D’un côté les relations entre musulmans et autres communautés religieuses se détérioraient, de l’autre les émeutes successives, réprimées férocement par la troupe, nous incitaient à fuir la

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vie publique. Les bouleversements du monde, lors de la première guerre mondiale, le décidèrent à s’installer en Grèce. Il ne regretta jamais sa décision et le climat politique resta mouvementé par la suite. Lorsque je naquis, ce fut près du Parthénon. Nous vivions dans l’aisance, car mon père avait hérité du sien, l’ensemble de nos possessions turques, la grande maison d’Athènes, et le plus important, notre flotte commerciale. Je fus élevée pareillement à toutes les jeunes filles de mon époque, et rêvais du prince charmant. Mon père, lorsque je fus en âge, commença les tractations pour me faire faire un bon mariage. Dans notre milieu, les mariages étaient encore arrangés, et se faisaient sur la base d’intérêts communs. Si on avait de la chance on pouvait aimer son mari, sinon tans pis ! Heureusement Axuéna échappera à cela. Mon père se mit en recherche d’un mari pour moi. Cependant, il ne voulait pas non plus de me marier de force. J’étais fille unique et héritière d’une grosse fortune, il voulait seulement que je sois sous la protection d’un époux lorsque sonnerait l’heure de sa fin. On me présenta un certain nombre de jeunes gens, au

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cours de dîners arrangés pour l’occasion. Je rejetais systématiquement les prétendants, ne me voyant pas passer ma vie avec l’un d’entre eux. Mes parents se désespéraient. Finalement mon père retrouva un sien cousin dont la famille n’avait pas quitté la Turquie. Ils représentaient eux-mêmes une vieille lignée, descendant des Comnènes. Il ne leur restait qu’un seul fils, pour lequel ils souhaitaient eux aussi, un bon mariage. Mon père le rencontra et le jeune homme sut lui plaire. Lorsqu’il me fut présenté, je fus conquise. Il était bel homme, puissamment bâti, très intelligent, habile en affaire et n’avait peur de rien. Une vraie force de la nature. J’étais jeune et naïve, et me contentait de l’apparence des choses. J’étais loin d’imaginer que sous des dehors agréables pouvaient se dissimuler la laideur et le mal. Notre mariage eut lieu. Un très beau mariage. L’enfer commença peu après. Constantin avait été élevé dans l’idée que la vieille noblesse détenait de dieu, le droit de vie et de mort sur les populations humbles. Que la race blanche aryenne, était supérieure à toutes les autres. Constantin était comme moi, descendant d’une

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lignée impériale. Mais son orgueil n’avait rien à voir avec la fierté que j’ai pour ma famille. Lui, ce qu’il voulait, c'était le pouvoir. Il voulait exercer les haute et basse justice comme à l’époque féodale. Sa famille avait activement collaboré avec le troisième Reich, à un point tel, que quelques-uns de ses membres furent exécutés lors de la chute d’Hitler. Ils avaient négocié d’ériger Istanbul en principauté indépendante. Cela avait été le rêve du père de Constantin, et il l’a repris à son compte avec encore plus de véhémence. Bien sûr, nous ne le savions pas. Lorsque je fus mariée, ma vie ne changea guère de ce qu’elle avait été auparavant. J’avais juste un époux en plus. J’en étais amoureuse. Et puis la passion commença à s’effriter. Constantin n’était pas du tout le charmant et gentil jeune homme que j’avais cru épouser. Il était facilement d’humeur irascible, battait les contremaîtres, punissait sévèrement la moindre faute, était détesté de tous les employés de notre compagnie de commerce maritime et faisait fuir mes amis. Mon père décéda peu de temps après notre mariage, dans un accident stupide et ma mère le suivi l’année suivante. Elle se

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trompa dans ses médicaments et prit un somnifère avant de prendre sa voiture. Elle percuta un camion et fut tuée sur le coup. Je me trouvais orpheline, avec mon époux qui détenait tous les droits sur moi. L’époque n’était pas la même. Les femmes n’étaient pas émancipées comme aujourd’hui. Constantin me parlait souvent du rêve de sa famille, devenu sien. Il s’activait politiquement, menant des batailles auxquelles je ne comprenais rien faute de m’y intéresser suffisamment. Toujours est-il, qu’il devint de plus en plus acariâtre, me reprochant régulièrement mes origines patriciennes qui ne lui servaient à rien, me disait-il, alors qu’il m’avait épousé pour cela. Il oubliait de parler de ma fortune qui lui permettait de payer ses frasques politiques. Je crus que les choses allaient s’améliorer lorsque je mis au monde mes deux filles. Théodora l’aînée, et l’année suivante, Axuéna. Constantin était fou de joie. Une sorte de folie l’avait pris. Il disait que Théodora régnerait sur Constantinople. Qu’il fédérerait les alliances autour de l’héritière des deux plus illustres familles de la vieille péninsule ! Dès lors, plus rien ne

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l’arrêta. Il vola non pas de succès en succès, mais de forfait en forfait. La paternité lui avait mis la tête à l’envers. Mon mari devint fou. Un fou génial, un fou très intelligent, mais un fou tout de même, et capable du pire. Il se transforma en criminel. Heureusement pour lui, ses alliances avec le gouvernement grec le mettaient à l’abri des représailles. J’avais entendu des visiteurs le mettre en garde. Il allait trop loin, et un jour on ne le protégerait plus malgré ses largesses. Constantin voulait amasser une fortune encore plus considérable que ce que nous avions déjà. Il voulait avoir de quoi financer la création d’un Etat indépendant. Pour ce faire, il avait besoin d’acheter les consciences politiques. Partout, aux nations unies, à l’OTAN, dans tous les gouvernements européens, il contrôlait des créatures à lui. Petit à petit, telle une araignée machiavélique, il tissa la toile où devait tomber notre ville d’origine. Il fallait encore plus d’argent, alors il commença à prendre des fonds sur ma dot et sur mes possessions personnelles. Une guerre sans merci commença dès lors entre nous. Je ne voulais pas dilapider dans un

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rêve chimérique que je ne partageais pas, le fruit du travail de mes ancêtres, et surtout de mon père. Je ne voulais pas bâtir une principauté dans un bain de sang. Je ne voulais pas dominer un peuple. Je voulais juste vivre ma vie, telle que je l’avais imaginée lorsque j’avais épousé Constantin. Devant mon refus définitif de subventionner sa guerre de sécession, il décida d’entamer une procédure de répudiation, arguant que j’avais failli à mon serment d’obéir à mon mari. Il ne pouvait toucher à ma fortune sans mon consentement, mon père ayant pris les précautions suffisantes pour cela. Mais il tentait de me circonvenir en m’obligeant à lui céder. Puis il partit s’installer avec Théodora dans une autre de nos maisons athéniennes. J’ai failli abdiquer et lui céder sur tout, lorsqu’un de mes grands-oncles m’en dissuada. Il avait attendu le moment opportun pour m’ouvrir les yeux sur quelques réalités concernant mon époux. Je m’étais donnée à un criminel. Partout dans la ville basse et au Pirée, on racontait que les corps rejetés par la mer étaient ceux des hommes qui osaient résister au chantage, à l’extorsion, aux escroqueries, aux

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agissements criminels de mon mari. On retrouvait sur la grève les corps suppliciés de ses ennemis. Il se disait que Constantin était devenu le chef de la mafia locale. Je ne fut pas vraiment surprise d’apprendre tout ceci. Ma seule peine n’était pas de voir se dissoudre un mariage qui me faisait horreur, mais d’être séparée de ma fille aînée. Constantin, dans sa folie, avait décidé d’en faire la nouvelle impératrice de Byzance. Il l’emmena avec lui. Ses agissements ne pouvaient rester impunis indéfiniment. Il fut soupçonné d’un meurtre, et ne put faire taire les témoins. La justice, en fin de compte le condamna à 30 ans de réclusion. Il usa une dernière fois, des obligeances que lui devaient de hauts personnages et passa la frontière pour entrer en Union Soviétique. Ensuite, je ne sais pas ce qu’il a pu faire, je ne l’ai jamais revu ni n’ai jamais plus entendu parler de lui jusqu’à hier soir. Dans sa fuite il a emmené notre fille. Je crois qu’il ne se résolvait pas à abandonner son rêve. Où peut-être l’aimait-il sincèrement ! Je ne saurais le dire. Pour ma part, j’avais préféré raconter à Axuéna, une histoire

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moins terrible pour une jeune enfant. Je lui ai fait croire que son père et sa sœur avaient disparu dans un naufrage. J’ai quitté la Grèce, parce que je ne voulais pas que ma fille soit considérée comme la progéniture d’un criminel. La France nous a accueillies, et nous y vivons heureuses.

- Vous me voyez désolé de faire resurgir de si tristes souvenirs, lui dit Virgile. Avez-vous conservé des photographies qui nous permettraient de savoir s’il s’agit du même homme ?

- Oui, j’y avais pensé, et je vous en ai préparé quelques-unes. Je ne sais pas pourquoi je les avais conservées. Sûrement parce qu’elles représentent une époque heureuse. Ce sont des photos de notre mariage. Tenez, regardez.

- Il n’y a aucun doute. C'est bien lui ! - Et ce sceau, que signifie-t-il, que représente-t-

il ? - Comme vos rois et vos seigneurs dans le

passé, nous avons eu, nous aussi, nos sceaux pour authentifier nos écrits. Le mien était un souvenir de famille, plus que le symbole que Constantin y voyait. D’après la tradition, pour être impératrice il

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fallait naître dans la pourpre, c'est-à-dire dans la chambre rouge du palais impérial et détenir le sceau de commandement. Vous le savez, la royauté se transmet par les femmes à Constantinople, ainsi que cela se faisait en Egypte. Mon époux voulait que notre aînée reprenne cette place qu’il estimait devoir être la sienne. Peu de temps après notre mariage, Constantin décida de remettre cette tradition en vigueur et apposa le sceau sur tous les documents qu’il signait. Cela fut l’enjeu d’une de nos disputes. Axuéna était présente, elle avait cinq ans et s’en souvient encore.

- Tout à l’heure vous avez dit le nom de la famille de Constantin et qu’aujourd’hui il se fait appeler Basilivitch ! Quel était son vrai nom ?

- Constantin Comnène. Il a certainement changé d’identité lorsqu’il s’est réfugié chez les Russes. Mais son choix reste tout aussi symbolique. Basilivitch signifie fils de Basile. Le Basileus était l’empereur de Constantinople. Je ne crois pas qu’il ait abandonné ses projets. Il utilise des voies différentes. Je ne comprends pas pourquoi il s’intéresse tant à une relique chrétienne. Je ne

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comprends pas son but dans cette affaire. - Nous le découvrirons tôt ou tard. - Vous ne savez pas ce qu’est devenue ma

fille ? Demanda Helena avec un peu d’angoisse dans la voix.

- Non ! Basilivitch n’a pas fait allusion à elle, et je ne l’ai pas aperçue.

- Vous l’auriez reconnue ! Elle ressemblait à Axuéna comme une jumelle. Je ne crois pas qu’en grandissant, elles soient devenues très dissemblables.

- Quelle tragédie ! J’espère que nous libérerons Tontine, et que tout se terminera sans drame.

- J’en suis sûre. J’ai le don pour cela, je suis un peu médium à mes heures. Je SENS que tout finira bien. Allons ! Venez dîner tous deux, et essayons de mieux nous connaître.

La captivité Tontine attendit toute la journée que le chef de

ses geôliers daigne venir lui rendre visite. Elle

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s’occupa à lire, puisqu’une bibliothèque assez fournie meublait sa chambre. Elle eut ses repas, et pu procéder à ses ablutions. Elle ne pouvait rien reprocher à ses ravisseurs, hormis de l’avoir privée de sa liberté.

Quand la porte s’ouvrit, elle était prête pour la confrontation dont elle ne doutait pas qu’elle serait fort instructive. L’homme qui entra avait plus l’abord d’un homme d’affaire que d’un bandit, «mais l’habit ne fait pas le moine» se dit Tontine. Mis à part son accent, dont on ne pouvait dire s’il était russe ou d’une autre contrée, rien ne le distinguait des messieurs qu’elle avait l’habitude de recevoir.

- Bonsoir Madame. Etes-vous confortablement installée ? Je crois que l’on ne vous a pas molestée ni effrayée outre mesure. Je me présente, Constantin Basilivitch. Vous allez profiter de mon hospitalité durant quelques jours, le temps que votre petit-neveu me procure certaine chose dont je lui ai passé commande.

- Cher Monsieur, rien ne vous obligeait à vous donner tant de peine, je ne m’occupe jamais des

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affaires de mon petit-neveu ! Et j’avais chez moi tout ce dont je puisse avoir envie ou besoin, vous n’avez donc aucune obligation à rester mon hôte.

- Vous avez beaucoup d’humour, Madame. Cela dénote une forte personnalité. J’en avais eu l’impression par votre réputation, et je vois que ce n’était pas usurpé. Vous êtes joueuse m’a-t-on dit, alors mettons cartes sur table ! Vous êtes une monnaie d’échange. Pas autre chose. Je ne vous ai pas fait enlever pour vos beaux yeux ! Rien ne sert de faire du bel esprit avec moi, je m’en moque. Vous attendrez ici jusqu’à ce que j’aie obtenu ce que j’attends de Monsieur Virgile Herbeloup. Quand ce sera chose faite, je vous libérerai.

.- Combien de temps allez vous me maintenir dans cette pièce ?

- Dans dix jours, vous rentrerez chez vous. Jusque là, restez tranquille et tout se passera bien. Sinon, vos deux gardiens ont toute latitude pour vous faire entendre raison. Peu importe l’état dans lequel je vous rends à votre petit-neveu. L’essentiel est que l’échange se fasse même si nous avons dû vous écorcher un peu pour vous faire tenir

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tranquille. Il ne refusera pas votre libération. Il ne tient qu’à vous que votre brève détention se passe bien. Je ne suis passé vous voir, que pour me faire une idée de la marchandise. Maintenant que je vous ai évaluée, je n’ai plus rien d’autre à voir avec vous. Portez-vous au mieux !

Quand il fut parti, Tontine se dit qu’elle devait

prendre son mal en patience. Elle ne pourrait pas s‘enfuir ainsi qu’elle s’était plu à l’imaginer. On n’était pas dans un roman policier mais dans la réalité. Et malgré son esprit vif, elle n’était qu’une vieille dame, incapable de se mesurer physiquement à qui que ce soit. Bien que cela la fit grincer des dents, elle devait reconnaître que le sieur Basilivitch avait raison, il ne lui restait qu’à attendre patiemment sa libération. La seule chose qu’elle puisse faire était de se tenir prête et de se maintenir en forme. Pour cela elle prit quelques résolutions. Elle prendrait tous ses repas sans bouder la nourriture, parce qu’elle devait conserver ses forces. Dans le même but, il fallait qu’elle dorme convenablement. Elle ne lirait pas trop tard

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et elle ferait des exercices d’assouplissement. Si elle n’avait pas son matériel de gymnastique, elle pouvait parfaitement faire un certain nombre de mouvements qui lui conserveraient un peu de souplesse ; Cela l’aiderait à passer le temps et elle n’en dormirait que mieux. Pour finir, elle se dit qu’il serait sûrement utile d’endormir un peu la méfiance de ses gardiens, en correspondant parfaitement au rôle de gentille grand-mère inoffensive qu’elle jouait à la perfection quand elle voulait s’en donner la peine. Tontine voulait se tenir sur le pied de guerre, au cas ou…

Les anciens reprennent du service Chez Margot, l’atmosphère était à la guerre.

Depuis l’avant-veille, la tenancière n’avait pas perdu son temps. Elle avait fermé son restaurant, affichant une pancarte «Congés annuels », que l’on n’avait jamais vu en trente années de bons et loyaux services, formule à prendre au sens «restaurateur» du terme. Les clients habituels, ceux de la seconde salle, furent prévenus par la bande que la tenancière

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s’était mise au service exclusif du camp Virgile dans la guerre qui les opposait à l’infâme individu qui avait osé enlever Tontine. Personne ne lui en tint rigueur, au contraire, puisque tous connaissaient Tontine de près ou de loin. Margot garda son personnel, maintenant la cuisine en activité, et servait des repas à tous ceux qui apportaient des nouvelles. Virgile, Etienne, Gasler, les policiers et les étudiants en histoire de la Sorbonne, venaient se sustenter et rendre compte de l’avancement des recherches et des bruits de la rue. Tout Paris bruissait. La vieille capitale était habituée aux horreurs de toutes sortes, mais jamais l’on ne s’en était pris à l’une de ses figures emblématiques. Toute la ville était émue que l’on pousse le crime jusqu’à s’en prendre à l’une de ses doyennes. Chacun commentait l’atrocité, du patron de bar jusqu’à l’agent de change de la place de la Bourse en passant par tout ce que Paris comptait de petits métiers. Des buttes Chaumont à la porte de Vanves, des vieux entrepôts de Bercy jusqu’au Garigliano, toute une partie de la population s’indignait. Et plus particulièrement certains d’entre tous les Parisiens.

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Ceux que l’on remarque à peine, tant ils font partie du paysage, décorant les bouches de métro et les quelques bancs des rues bordées de platanes. Ceux que l’on ne croise ni au restaurant ni au théâtre. Ceux qui ne vont à l’église que pour en fréquenter le parvis. Les mendiants, clochards, gueux, tire-laine, chiffonniers, la cour des miracles au grand complet ! Dès la nouvelle connue au coin de la rue de Lappe, elle se répandit telle une nappe d’huile qui prenait feu, consumant la discrétion habituelle de ces sans noms, flambant haut et vif comme seule la colère du petit peuple en est capable. Ils se massèrent dans la cour, enfin ceux qui purent y prendre place ! Les autres pavaient la rue de leurs mauvaises godasses. Ils envoyèrent un émissaire auprès de Margot. Ils ne demandaient rien. Ils voulaient juste aider. Depuis des décennies le secours catholique leur donnait des lainages en hiver, et de quoi survivre jusqu’au dégel suivant. Ils savaient parfaitement qui était la bienfaitrice qui aidait les associations humanitaires de la ville. Ils savaient aussi, que quelle que soit la saison, on trouvait un croûton de pain et un bol de soupe dans

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une certaine cour de la rue de Lappe, à l’arrière d’un établissement fréquenté par le grand monde. Margot reçut le porte-parole des sans abris. Au nom de l’équipe de Virgile, elle accepta leur aide et leur assigna leur tâche. Ils allaient fouiller la ville ! Personne ne prêtait attention à eux, ils faisaient partie du paysage, il leur serait d’autant plus facile d’observer, de prendre en filature, de rapporter des informations. Il leur faudrait se partager le travail, quadriller soigneusement les quartiers. Ils n’avaient pas besoin de conseils pour ce faire, chacun d’entre eux avait son territoire attitré. La mendicité est un fond de commerce qui n’apprécie pas une concurrence trop féroce. Ils avaient chacun leur zone, et en connaissait toutes les habitudes. Ils savaient qui fait quoi, et à quelle heure. Ils savaient qui était nouveau, qui venait de mourir et dans quelles circonstances. Ils connaissaient les quartiers de Paris mieux que les Renseignements Généraux. Ils connaissaient tous les dédales des égouts, catacombes, ruelles, venelles et arrières cours. Leur aide pouvait s’avérer inestimable, et puis, dans la bataille qui venait de commencer toutes les

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munitions étaient bonnes à prendre. Il n’y en avait pas une de plus noble qu’une autre. Après les avoir assurés d’un repas chaque soir, pour tous ceux qui participeraient aux recherches, Margot s’en retourna rendre compte à Virgile, très contente de cette conscription inattendue.

Une autre sorte de renforts rejoignit au petit

matin, la petite armée en formation. Les Grognart, venant de tous les coins de Normandie, répondaient à l’appel du serviteur de Tontine et de son jumeau. La fidélité de cette famille à l’égard de la vieille dame dévoila enfin sa genèse. Le patriarche du clan Grognart en tête, ils arrivèrent à la taverne, tambourinant pour qu’on leur ouvre les portes. Là ils trouvèrent Margot plongée dans une totale stupeur. Que venait faire chez elle, cet attroupement de touristes alors que la pancarte à sa porte était claire ! Elle allait leur répondre vertement d’aller se faire servir ailleurs, lorsqu’elle reconnut les fils Grognart. En quelques mots elle eut l’explication de la situation. La famille était venue prêter main forte. L’expression était adaptée car certains de ses

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membres possédaient au bout des bras des battoirs capables d’écraser la tête d’un bœuf. Tout en leur servant le copieux petit déjeuner qu’ils méritaient, Margot leur fit conter l’histoire qui les liait à Tontine. Elle savait que le père Grognart avait été le premier serviteur de la vieille dame, et se disait qu’il lui devait sûrement une douce retraite. Tontine était si généreuse ! L’histoire fut assez différente de ce qu’elle imaginait.

Les troupes allemandes occupaient Paris,

arrêtant quiconque osait braver le couvre-feu. Grognart père était en ce temps là, au service de Tontine depuis que celle-ci avait pris résidence définitive rue Vivienne. Il assistait avec le plus grand flegme, tout en y collaborant activement, au ratissage systématique de Tontine sur les œuvres d’art que s’appropriaient les Allemands. Ceux-ci avaient beau jeu de confisquer les biens des juifs qu’ils envoyaient en déportation et que l’on ne reverrait jamais. Il leur était tout aussi facile de déclarer prise de guerre, tout ce qui trouvait grâce à leurs yeux, dans les possessions de ceux qui eurent

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le malheur de déplaire. Les envahisseurs pillaient sans vergogne, tout ce que la France comptait de beau. Mais un combattant aussi farouche qu’eux, s’était levé, qui n’acceptait pas que l’on dépouille son pays. Utilisant le meilleur des artifices pour mener ses batailles, il tirait ses munitions lors du repos du guerrier, lorsqu’il est le plus vulnérable. Ce combattant, loin du champ dolent et du fracas guerrier, menait ses assauts sur des tapis persans, empoisonnant l’ennemi au Champagne, endormant sa vigilance avec du Chopin et portait ses coups sans accorder grâce. Ce combattant n’était autre que Tontine, dont le livre de chevet était pour l’heure «l’art de la guerre, nécessaire aux princes» de Nicolas Machiavel. En quelques semaines elle avait fait du salon des miniatures, le lieu où tout officier ambitieux devait se rendre. Y être admis, augurait assez d’une brillante carrière martiale par la suite ! C'était devenu l’endroit de prédilection des hauts gradés. On y respirait cet air si particulier à la haute bourgeoisie parisienne. Ce luxe discret, étalé dans chaque recoin, embaumant l’atmosphère d’un parfum légèrement désuet, mais oh combien,

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enivrant ! C'était le parfum de la réussite sociale dans toute sa splendeur. C'était le charme du gai Paris, associant manières policées et ton suave avec un léger encanaillement de bon goût. Etre reçu rue Vivienne, signifiait monter les barreaux de l’échelle de la réussite. Tontine accordait ce privilège avec un esprit politique suprêmement aiguisé. Elle savait parfaitement qui éviter de se faire rencontrer ou au contraire qui associer. Elle avait lu les travaux du docteur Freud et d’un certain nombre de savants, et y puisait des flèches pour son carquois. Dale Carnegie l’avait particulièrement intéressée. Les techniques qu’il indiquait pour manipuler les gens étaient tout bonnement fantastiques, et totalement inconnues en Europe. L’appartement de Tontine devint une toile, où elle attirait ses victimes qui s’en venaient de leur plein gré, servir de pâture à un appétit aussi vorace que le leur. Tontine laissait rarement échapper ses proies, utilisant tous les artifices possibles de la séduction. Ses tables de jeu furent la gare de triage, d’un fret payé par le sang qui prenait la destination des criques normandes, et non celle de Berlin. Les fameuses falaises abritaient

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nombre de petits ports clandestins, reliés à la côte au moyen d’escaliers taillés dans la craie. Tous les points de passage n’étaient pas inventoriés. Certaines familles en vue avaient pratiqué la contrebande au temps jadis, et avaient conservé le secret de leurs caches. La résistance les utilisait pour faire passer les renseignements et abriter les aviateurs anglais lorsque leurs avions étaient abattus. Tontine faisait cacher là, près d’un lopin de terre appartenant à Grognart, toutes les possessions qu’elle reprenait à l’occupant.

La maîtresse et son valet faisaient une paire

redoutable lorsqu’il fallait les affronter. Leurs adversaires ne se méfiaient absolument pas et les coffres de Tontine prenaient de l’embonpoint. Un soir, elle s’apprêtait à recevoir les habituels joueurs, lorsque Grognart affolé, la supplia de cacher une famille qui lui était «pays» disait-il. Ils avaient été dénoncés comme trafiquants au marché noir, par des envieux qui lorgnaient leur bout de jardin où ils arrivaient à faire pousser quelques légumes. Par temps de disette, les récoltes potagères si minimes

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qu’elles soient, représentent une manne. Les pauvres gens avaient pris la fuite juste à temps et demandaient de l’aide. La milice sur leurs talons fouillait déjà l’immeuble voisin, et la rue était cernée. Sans perdre son sang froid, Tontine les installa dans sa propre chambre, les fit se déshabiller et se coucher. Le pauvre couple, avec ce petit garçon au regard hâve, n’occupaient même pas la totalité du grand lit tellement ils étaient maigres.

Lorsque la troupe demanda à fouiller, très respectueusement puisque l’on savait que la dame avait des relations haut placé, Tontine les accueillit aimablement, leur faisant visiter elle-même tout l’appartement. Les soldats étaient très impressionnés par ces pièces magnifiques où leurs colonels et généraux venaient goûter les grands crus français et écouter jouer de la musique de chambre. Ils osaient à peine fouler les tapis et ne passaient les pas de portes que de la pointe d’une botte, pour la forme. Tontine leur ouvrit aussi sa chambre, avec son plus charmant sourire, leur demandant de ne pas faire de bruit, car elle recevait des cousins à elle, qui se trouvaient fatigués de leur voyage. Les

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soldats n’osèrent en demander plus devant tant de coopération, sachant que la dame était amie des leurs. Ils s’en furent, la remerciant de leur avoir permit d’exécuter leur mission. Lorsque la porte se referma sur un dernier claquement de talons, les respirations reprirent enfin. Grognart restait ébahi de l’aplomb de sa patronne, et les pauvres réfugiés avaient cru leur dernière heure venue. Tous convinrent que Tontine avait fait montre d’un sang froid peu commun, et qu’elle avait roulé les Allemands dans la farine. Les Grognart lui jurèrent fidélité éternelle pour avoir sauver les leurs de la déportation. Tontine s’étant rendu compte de la facilité avec laquelle elle pouvait aider ses compatriotes en butte aux persécutions, décida alors de servir la résistance. Lors de la libération, elle reçut une jolie médaille qu’elle glissa dans une vitrine du salon des miniatures.

Virgile accueillit les nouveaux venus avec

chaleur. Il avait connu le vieux Grognart dans son

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enfance, et n’était pas étonné de la fidélité du vieil homme. Celui-ci lui avait conté, quelques soirs, à la place des fables que l’on raconte aux enfants, les histoires de son héroïne favorite : Tontine, la grande. Comment elle avait caché trois jours durant, un pilote anglais, au nez et à la barbe de l’occupant. Comment elle gagna, contre un Maréchal, la totalité des tableaux ayant appartenu à un banquier hongrois, que les SS envoyèrent à Auschwitz sous prétexte d’étoile jaune. Et comment encore, elle saoula tous les officiers présents, un soir où la résistance avait besoin d’emprunter pour quelques heures, des uniformes et des papiers.

Le vieux Grognart avait les cils humides, qu’on lui ait kidnappé celle qui à ses yeux personnifiait le courage. Dès qu’il avait su l’affreuse nouvelle, il avait rameuté son ban et arrière-ban. Tous ceux qui se trouvaient sous sa houlette d’aïeul furent sommés de se joindre à la sainte croisade. Peu importe que l’on ne sache pas trop comment les employer. L’important était qu’ils soient là, prêts à servir, comme de bons soldats.

Ils ne pouvaient rejoindre les séminaristes dans

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les abbayes des Vosges, car ils ne lisaient pas le latin, et certains ne devaient même pas savoir lire du tout. Mais Virgile ne confondait pas instruction et intelligence ! C’était l’une des nombreuses leçons de Tontine. Il savait pouvoir se fier à eux et décida de les utiliser comme estafettes. Ils feraient le lien entre les troupes de la Sorbonne et celles du clergé. Ils serviraient de coursiers pour le transit des nombreux documents qui voyageaient depuis la Lorraine jusqu’au département d’histoire de son ami Etienne.

Justement, des nouvelles de ce dernier lui

étaient parvenues. Les séminaristes avaient retrouvé un autre livre des chroniques secrètes. Ils pouvaient maintenant compléter l’histoire du livre des miracles.

Le legs de l’impératrice

Ce fut dans le livre des chroniques secrètes de l’abbaye de Senones, que leur fil d’Ariane montra le bout par lequel ils remontèrent le cours du temps.

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Les abbés de Senones, sous la protection des ducs de Salm et des ducs de Lorraine, conservèrent longtemps le livre des miracles dans leurs murs. Il leur fut prêté par l’abbé de Moyenmoutier pour faire face à une épidémie que rien n’endiguait. L’époque n’étant pas sûre, il sembla préférable, de laisser le précieux manuscrit dans une abbaye fortement protégée. C'était le cas de Senones. Elle bénéficiait de son statut indépendant, ne relevant que de l’autorité directe du pape, et se trouvait sous la protection des comtes et ducs de Salm qui en étaient les voués depuis longtemps. Pour contrebalancer ce pouvoir protecteur, quelquefois trop accaparant, les ducs de Lorraine prirent eux aussi l’abbaye sous leur protection. Ce petit duché, niché entre deux lignes de crêtes, se trouvait à peine à l’écart des grandes routes d’invasions. Juste ce qu’il faut pour ne pas se trouver sur le passage des hordes furieuses. Juste ce qu’il faut pour ne pas attirer des convoitises irrépressibles. Et cependant, suffisamment proche pour que la petite capitale ducale soit prospère et ses seigneurs influents. C'est au cours de ce long séjour, dans ce qui deviendrait

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plus tard une principauté alliée à toutes les cours d’Europe, que la chronique du livre fut écrite. Reprenant les relations précédentes, un moine en fit une compilation qu’il brocha en volume.

Le livre des miracles était fait de deux parties distinctes. La seconde racontait comment, grâce au vieux manuscrit, les abbés soignaient des maladies dont l’issue aurait du être fatale. Les feuillets racontaient que de jeunes gens, dont l’heure de rejoindre le seigneur ne pouvait pas être venue, furent ramenés à la vie, afin qu’ils puissent entrer en religion et servir le créateur. Les récits étaient nombreux, et faisaient l’objet d’une étude minutieuse avant d’être admis à figurer dans les pages sacrées. La partie la plus importante, la première, en était sa couverture. Faite dans le bois de la sainte croix du Christ ! Aucun manuscrit au monde ne pouvait avoir plus bel écrin. Aucun écrin au monde ne pouvait enfermer plus beau trésor. Aucun trésor au monde ne pouvait rivaliser avec le saint bois, possédant tous les pouvoirs de guérison, de Rédemption et de résurrection du fils de dieu.

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Lorsque la sainte croix fut retrouvée par Hélène, la mère de l’empereur Constantin, on sut que c'était la vraie croix du Christ parce qu’elle permit de guérir une aveugle sur une simple imposition. La mère de l’empereur partagea la croix en trois morceaux. Un premier pour Constantinople, la nouvelle capitale de son fils. Un second pour Rome, la ville éternelle ou se trouvait le trône de saint Pierre. Le troisième resterait à Jérusalem, la ville sainte. Hélène ramena le saint bois destiné à Rome avec elle, lors de son voyage de retour. Elle était alors extrêmement âgée. Elle avait quatre-vingts ans quand elle accomplit le pèlerinage qu’elle s’était imposée, pour obtenir le pardon des fautes de son fils. Celui-ci, infanticide, avait horrifié sa mère et sali son âme. Lorsqu’elle sentit que le terme de sa vie approchait, elle fit prendre un peu du bois de la croix pour servir de cotés et de dos, à un livre miraculeux dont elle avait rêvé. Le saint livre était capable de prodiges car il possédait les pouvoirs du Christ. Il prouverait à la face du monde que Jésus était le fils de dieu. Ses pages seraient la narration de chacune des merveilles qui

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ne manqueraient pas de survenir dès qu’il serait brandi. Les bois furent savamment enrichis d’or et de pierres précieuses afin de le protéger, et afin de montrer sa suprématie sur tout autre recueil.

A la mort d’Hélène, le livre des merveilles fut envoyé à Trèves, la capitale des gaules alémaniques, où elle avait vécu heureuse avec Constance Chlore le père de Constantin. Le livre des miracles vit ses premières pages se noircir lors du long voyage qui l’emmena vers sa destination, au nord de l’Austrasie. Les autres pages se couvrirent au fil des siècles, d’une l’écriture laborieuse en lettres Caroline.

Le livre servit à Humbert de Moyenmoutier pour répondre aux divagations du patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire. Devant le refus de celui-ci de s’amender et de reconnaître l’autorité du pape Léon IX, il fut excommunié. Ce fut le grand schisme chrétien, en 1054. Le livre servit encore à d’autres occasions, chaque fois que la parole du Christ fut menacée. Le livre influença certainement Bernard de Clairvaux, et les croisades n’eurent pas seulement le but de libérer le tombeau

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sacré de Jérusalem. D’une certaine façon, le saint bois voulait peut-être retrouver son intégrité, tous ses morceaux réunis, et voir son pouvoir ainsi totalement restauré, pour illuminer le monde de sa splendeur. Il fut confié à la garde des abbayes. Cela avait été la volonté de l’impératrice, ce vœu devait être respecté. Seuls les papes, garants et maîtres de la chrétienté sur toute la surface de la terre, avaient autorité pour que le joyau quitte son écrin protecteur de forêts profondes et de cimes enneigées. Il resta caché au cours des siècles, jusqu’à ce que peu à peu, il ne fut plus qu’une légende. Les papes oublièrent et les abbés entretinrent une tradition qui perdit son sens avec le temps. Les miracles s’estompèrent. L’ère des sceptiques, des scientifiques, des cartésiens, des matérialistes, balaya les croyances en un dieu bon, capable de miséricorde.

Le livre passa d’abbaye en abbaye. Il n’était plus qu’une relique. Il n’était plus qu’un trésor temporel. On continua à le vénérer, comme les ossements de tous les saints. Il n’y eut bientôt plus de page à ajouter à celles qui contaient des

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merveilles, sûrement dues à trop d’imagination, et le besoin de détenir quelque trésor faisant se déplacer les pèlerins et ainsi enrichir l’abbaye.

Les derniers abbés virent ce livre comme le témoignage de temps révolus, lorsque l’âme des hommes était naïve, et s’émerveillait pour un rien. Le livre ne nimbait plus les sacristies de sa douce clarté. Il devint aussi terne et froid que l’or plaqué sur sa couverture. Finalement il fut mis au rang des trésors ordinaires, figurant à l’inventaire. Finalement on l’oublia.

Jusqu’à ce qu’une petite princesse, l’une des

plus belles et des plus pieuses de son temps, ne le redécouvrit. C’était dans l’abbaye de Remiremont, située à une vingtaine de kilomètres de la croix monastique, qu’elle se retira pour fuir un mariage princier qui ne lui agréait point. Toutes les chanoinesses de cette abbaye étaient issues des plus prestigieuses lignées, et vivaient aussi richement qu’à la cour. Elle-même, princesse de Bourbon et duchesse de Condé, fut élue pour devenir l’abbesse de cette cité qui ne relevait que de l’autorité du

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pape, et se trouvait sous la protection du saint empire germanique. Elle avait droit au titre de Princesse d’empire, battait monnaie, levait l’impôt, et commandait la garde. Elle délaissa les fastes de Chantilly pour se consacrer à dieu, et là, au sein de ces murailles taillées de grès rose, elle chantait sa gloire en unissant sa voix à celles de ses sœurs. Loin du bruissement des robes de cour et de la musique des bals, elle s’adonnait à sa passion pour le sauveur de l’humanité. Ce fut en recherchant d’anciens livres de prières que le plus grand hasard lui fit mettre la main sur ce manuscrit poussiéreux. L’ayant essuyé d’un mouchoir, elle vit qu’il était richement ornementé et enluminé. C'était pour sûr, un livre de grand prix et de grande importance. Pourquoi l’avoir laissé ainsi à la merci de l’oubli et des injures du temps ? Elle entreprit de le lire, et au fur et à mesure des pages eut le sentiment que le bois se réchauffait au contact de sa paume et de son souffle. Elle eut l’impression que les pages vibraient doucement sous le son de sa voix, redonnant vie à des événements qui avaient eu lieu des siècles auparavant. Elle comprit que le livre

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qu’elle tenait dans ses mains, était sans nul doute un livre merveilleux, capable de miracles. En le lisant, les scènes qu’il décrivait prenaient vie, et elle sentait l’irradiation fourmiller le long de ses doigts et s’étendre à tous ses membres. La princesse n’avait pas une complexion de grande cavalière ou chasseresse, occupations si prisées des jeunes femmes de son temps. Mais elle sentait maintenant une énergie nouvelle l’envahir, qui lui donnait envie de se mesurer physiquement avec les éléments. Elle débordait de vitalité. Elle savait que c'était le pouvoir de guérison du livre qui s’exprimait ainsi, comme pour lui prouver ce qu’elle pressentait au fond d’elle. Elle comprit que le livre ne devait pas tomber entre de mauvaises mains.

Déjà, les émeutes, les insurrections, se transformaient en révolution. La royauté chuta. Les années de guerres et de massacres qui allaient suivre ne laisseraient que sang, ruine et décombres fumants, d’un monde qu’une bête aux mille têtes avait décapité de ses rois.

Sentant le danger, Louise Adélaïde de Bourbon Condé fit cacher le livre. Là, où nul n’oserait aller

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le chercher pour le brûler, comme tant de précieux écrits venaient de l’être dans des autodafés criminels. Elle prit le soin de concevoir le message menant à la cachette et le fit graver en vers sur le dos d’un médaillon, représentant un œil au centre d’un triangle. L’œil de dieu qui voit tout, symbole de la montée de l’âme quand elle rejoint le créateur

Les tourments de la révolution l’obligèrent à s’exiler. Elle ne revint en France que vingt ans plus tard, après avoir fait profession de foi à Varsovie, puis s’être réfugiée en Angleterre. A son retour, elle fonda le monastère du Temple à Paris, et en fut la première Prieure. Elle y mourut en 1824.

Poker menteur

Cela faisait trois jours qu’elle se morfondait dans une inactivité qui ne lui était pas coutumière. Le besoin d’action lui faisait fourmiller les jambes. Elle, qui n’était jamais resté enfermée plus de deux jours, ruminait sa hargne. Tontine s’ennuyait. Malgré le recours à la bibliothèque et le poste de télévision, qu’on avait bien voulu lui prêter pour

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qu’elle cesse de harceler ses gardiens, elle s’ennuyait. Ce n’était pas tant de ne rien avoir pour s’occuper l’esprit, c'était plutôt le manque de compagnie. Elle qui, sa vie durant, avait été entourée et reçu du monde à en faire craquer les murs de ses salons, n’apercevait que quatre ou cinq fois par jour des trognes qui n’avaient rien de récréatif. Elle avait parfaitement réussi à amadouer les deux cosaques dévolus à sa surveillance, mais les échanges restèrent au niveau du langage des signes, faute de vocabulaire suffisant dans la langue de voltaire de la part des deux acolytes. Ne pouvant faire la conversation, chacun restait de son coté de la porte qu’ils ne prenaient plus la peine de verrouiller.

C'est en les entendant s’esclaffer et rire, que Tontine décida de réagir. Pourquoi devrait-elle ronger son frein ainsi qu’un mauvais cheval à l’attache alors que l’herbe paressait plus verte de l’autre coté du mur ? Elle ouvrit la porte, décidée à profiter de la cause de leur humeur joviale, et vit, oh merveille ! Un jeu de carte sur leur petite table. Avec force gestes et onomatopées, elle leur fit

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comprendre qu’elle voulait jouer aux cartes avec eux. Ils rirent à gorge déployée, lui faisant le signe international qui signifiait qu’ils allaient lui couper la gorge. Elle se gaussa d’eux, imitant les couinements d’un roquet prenant la fuite, et, saisissant des billets dans son sac à main, leur montra sa ferme intention de soutenir les enchères.

Elle passa une merveilleuse après-midi. Lorsque vint l’heure du thé, elle avait gagné leurs montres, et les deux hommes avaient la mine contrite de ceux qui viennent de perdre leur solde. Tontine songea cependant, qu’il lui serait plus profitable de les laisser gagner. Elle maniait si bien le jeu, qu’il lui suffisait d’utiliser autrement ses connaissances pour perdre la partie. A l’heure du dîner, les deux larrons s’enrichirent raisonnablement, et rayonnaient de fierté. Ils avaient pu se rendre compte de la force de leur adversaire et tiraient grande gloire à l’avoir vaincu. Ils avaient au passage amélioré leur vocabulaire, et passé une excellente journée. Ce fut presque amicalement qu’ils souhaitèrent le bonsoir à la vieille dame.

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Tontine s’endormit satisfaite. Elle avait cimenté encore plus la confiance que ses gardiens commençaient à avoir en elle. Peut-être l’occasion se ferait-elle jour de leur fausser compagnie, si par aventure, leur vigilance se relâchait.

Virgile ressassait l’ensemble des événements

survenus depuis qu’il était rentré de ce fameux voyage à Trèves. C'était à peine dix jours plus tôt et il avait pourtant l’impression que cela faisait des semaines. L’enchaînement invraisemblable des éléments de l’affaire du livre des miracles aurait pu faire l’objet d’un roman policier. Sans y prendre garde, c'est sous cet angle là qu’il considéra la situation un instant. Il y avait tous les ingrédients d’une bonne intrigue comme aimait tant à les concocter la vieille Madame Christie. D’ailleurs, elle lui rappelait sans cesse Tontine. Les deux femmes devaient avoir eu le caractère trempé au même feu. Il y avait dans leur aventure les gentils et les bandits, le trésor et la traque, les énigmes à résoudre et les forfaits perpétrés, tel l’enlèvement

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de Tontine. Il ne manquait plus que le traître pour compléter ce panier de fruits vénéneux. La pensée d’une trahison, l’agaça un long moment, jusqu’à ce qu’il convienne que son instinct lui susurrait que c'était possible. Comment les hommes de Basilivitch avaient-ils su qu’il se rendrait à Epinal ? Comment avaient-ils su que Tontine se rendrait chez Margot le soir de son enlèvement, et à quelle heure, et dans quelle voiture ? Comment Basilivitch aurait-il fait pour deviner qu’Etienne et son équipe étaient sur les traces du livre des miracles ? Il avait fallu que quelqu’un l’en informe !

Cette détestable vérité lui était d’autant plus insupportable, qu’il ne comptait autour de lui que des amis ou des gens qui avaient prouvé leur désintéressement. Mais l’idée, maintenant s’ancrait fortement dans sa conscience, et ne lui laisserait plus de repos tant qu’il n’aurait pas démasqué le félon. Il décida de s’en ouvrir immédiatement auprès d’Etienne. Seul, il ne pourrait pas écarter la lie, il ne se sentait pas le cœur à soupçonner l’un de ses proches.

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Son ami ne fut pas aussi étonné que Virgile ne le pensait. Etienne avait eu l’occasion, lui aussi, de réfléchir sur les mêmes étranges coïncidences qui leur faisaient sans cesse croiser la route des sbires de Basilivitch. Sans en être arrivé à cette fâcheuse conclusion, il se disait depuis le début de leur quête, que la chance souriait par trop aux séides du géorgien. Pourtant, il lui fallait admettre que la théorie avancée par Virgile était la plus logique des explications. Comment procéder pour démasquer l’espion ? Et, une fois identifié, fallait-il l’écarter ou tenter de l’utiliser pour faire de la désinformation ? Ils décideraient le moment venu. Dès maintenant, ce dont ils avaient besoin, c’était de resserrer les rangs des incorruptibles, et tramer la toile où le fourbe irait s’engluer.

Ils retrouvèrent le clan Grognart chez Margot,

ainsi que Gasler qui avait renvoyé ses ouailles à la campagne pour se consacrer à la libération de sa protectrice. ST JUST harcelait les antiquaires parisiens en recherchant de son côté de vieux manuscrits pouvant les aiguiller. Virgile fit part des

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soupçons qui lui étaient venus. Ce fut l’occasion d’un beau tumulte. C'était à qui aurait le privilège de tordre le cou du coquin ! Ils se trouvaient encore en cercle restreint, et se savaient en confiance. Il fallait rapidement confondre l’enfant de Judas, qui en les trompant, trahissait celle à qui, ils devaient tant. Ce fut le vieux Grognart qui présida le conseil de guerre qui se tint ce soir là à huis clos. Ils écartèrent de la liste Gabriel et les séminaristes qui ne connaissaient personne parmi eux avant d’être mis à contribution par l’intermédiaire de Gasler. Ils purent aussi innocenter les participants à cette assemblée, ainsi que les sans savates qui n’étaient intervenus qu’après l’enlèvement. Petit à petit, comme une peau de chagrin, le recensement se limita à ceux qui avaient les premiers, eu connaissance de l’existence du livre des miracles. Cela ne concernait que ceux qui se trouvaient déjà en scène lorsque Virgile était allé à Epinal. Il fallait envisager qu’un collègue d’Etienne ou l’un de ses étudiants, aient pu livrer des informations, peut-être à son insu. Plus ils envisageaient cette possibilité, plus elle s’imposait à leur esprit. Dès lors qu’ils

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avaient une cible, il leur restait à choisir une arme. Il commencerait en vérifiant, qui dans l’entourage d’Etienne, pouvait être en relation avec un individu comme Basilivitch. Pour cela, celui-ci vérifierait dans les dossiers personnels qui étaient archivés à l’administration de l’université. Cette opération ne pourrait se mener à bien que le lendemain, ils décidèrent de ne rien laisser paraître, et d’ouvrir les portes à tous ceux qui les rejoignaient en fin de journée.

Dans le groupe de jeunes qui entra, un seul tenta plus que la bienséance ne le lui autorisait, de savoir de quoi ils avaient parlé. Il figura immédiatement en tête de la liste des agents potentiels de l’ennemi.

Cette soirée là fut semblable aux trois

précédentes, depuis l’horrible méfait. Chacun arrivait, apportant son lot d’informations et les partageait à la cantonade. Qui, avait entendu dire que telle maison était un repaire de bandits. Qui, avait trouvé dans un vieux grimoire une allusion au trésor secret des abbayes lorraines. Ils partagèrent

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les dernières trouvailles. Et puis l’un des cousins Grognart surgit de la petite cabine de téléphone, située derrière le comptoir, tel un diable de sa boite. Il semblait animé d’une drôle de danse de saint Guy. L’allégresse le faisait trépigner et lui coupait le souffle, l’empêchant de s’expliquer sur son curieux comportement. On le fit s’asseoir et reprendre sa respiration. Au bout de quelques instants, il cessa de balbutier et l’on put enfin comprendre ce qui avait provoqué son émoi. Les séminaristes avaient retrouvé le dernier livre de chroniques secrètes, celles de l’abbaye de Bon Moutier. C'est en farfouillant, sans trop de convictions, dans une malle abandonnée aux archives de la bibliothèque de Saint-Dié, qu’il avait été retrouvé. La malle contenait les maigres possessions d’un vieil abbé disparu depuis plus de trente ans, et dont on avait remisé les quelques affaires, faute d’héritier. Le manuscrit était en route. Un neveu Grognart l’apportait en toute hâte, faisant hurler encore plus qu’à l’habitude les cylindres de sa moto. Il ne restait plus qu’à l’attendre. Dans trois heures, tout au plus, il serait entre leurs mains.

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Virgile, sourire aux lèvres, fit un clin d’œil à Etienne. La providence, une fois encore, allait les servir. Laissant tout ce petit monde se restaurer, dans une ambiance plus gaie que celle des derniers jours, il se retrancha avec son ami dans un coin de la salle.

- Est-ce que tu penses la même chose que moi ? Lui demanda-t-il.

- Sans être devin, je crois que ce manuscrit tombe à point nommé ! Et il va certainement devenir notre cheval de Troie, non ?

- Ah ! Etienne, je vois que tu n’as rien oublié de nos classiques de collège. Oui, c'est bien à cela que je pense. Puisque personne ne sait encore de quoi parle ce livre, nous allons décider quoi lui faire raconter.

- Que dirais-tu, si nous ne laissions personne d’autre que toi et moi le consulter. Ensuite, nous servirons un couplet de notre façon, chaque fois différent, à chacun des étudiants. Nous verrons ce qui nous reviendra en écho. Que dis-tu de cette chanson là ?

- Qu’elle sonne à mon oreille comme une belle

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symphonie ! - Souhaitons qu’elle soit plutôt le requiem de

Basilivitch ! Il était fort tard, lorsque l’unique exemplaire

encore existant, des chroniques secrètes de Bodonis Monasterieum, leur fut remis. Virgile et Etienne avaient renvoyé leurs compagnons dans leurs pénates. Ils restèrent seuls, dans la salle devenue silencieuse. Etienne consulta rapidement le manuscrit une première fois, parcourant d’un regard perçant les enluminures et les pages légèrement racornies.

- Ce manuscrit là, est moins ancien que les autres, fit-il remarquer. Regarde, le papier est de composition moderne. Je dirais que cet exemplaire ne date que du XVIII ème siècle. Pourtant on a pris grand soin dans sa réalisation. C'est très certainement la réplique de l’original. On ne savait pas restaurer comme aujourd’hui à cette époque. Il fallait recopier à l’identique. Cela ne nous nuira pas. Je ne vois aucune difficulté dans l’étude de cet ouvrage. Je n’ai pas besoin d’avoir recours aux

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moyens de l’université. Pour le projet que nous avons en tête, c'est parfait. Je vais tout de même l’étudier plus à fond, afin de ne laisser de côté aucun élément important. Peut-être y aura-t-il un indice sur la cachette que l’abbesse avait imaginée. Mais je n’ai pas ce sentiment.

- Et comment allons-nous procéder exactement pour piéger notre espion ? S’enquit Virgile, dont on voyait bien qu’il commençait à crouler sous la fatigue.

- Je pense que je vais faire comme si je voulais partager le travail. Je vais remettre à chacun une copie de quelques pages, lui demandant de les étudier scrupuleusement. Ces quelques pages fourniront des éléments que seuls, nous deux et notre cible connaîtrons. Par exemple un élément indiquant la cachette à un endroit qu’il reste à imaginer. Nous demanderons aux Grognart de surveiller les endroits que nous aurons définis. Lorsque le loup pointera son museau, nous saurons qui est l’indélicat bavard.

- Mais, le contra Virgile, et si les étudiants s’échangent des informations ou se concertent ?

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Parce que c'est ainsi que vous travaillez en règle générale. Ton stratagème ne fonctionnera pas !

- Il suffit d’être encore plus retors ! Je vais dire à chacun d’entre eux que nous soupçonnons des fuites. A chacun, je dirai que je n’ai confiance qu’en lui, lui faisant promettre de ne communiquer avec personne d’autre que moi. Je pense même, que c'est un excellent moyen d’endormir toute méfiance.

- Je n’imaginais pas que la Sorbonne vous formait à un tel esprit machiavélique !

- Nous sommes des enfants de chœur, reprit en riant l’historien. En comparaison des intrigues de la cour de France ou des stratagèmes des grands seigneurs, nous sommes d’innocents bambins en la matière ! Tu devrais étudier de plus près l’histoire de la famille Borgia. Eux, ils étaient des orfèvres en la matière. Les Florentins ont toujours eu un appétit particulièrement vorace pour les cabales. N’oublie pas qu’ils nous ont donné la Médicis !

- C'est vrai ! - Tu devrais rentrer chez toi et te reposer. Tu as

une mine de papier mâché. Depuis quand n’as-tu pas dormi convenablement ?

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- Tu le sais bien ! Depuis l’enlèvement de Tontine je ne dors plus. Je m’assoupis et me réveille en sursaut, craignant à chaque instant qu’on m’apporte une nouvelle horrible.

- Tontine est trop précieuse, même et surtout pour Basilivitch. Il ne lui sera pas fait de mal, j’en reste persuadé. Tu devrais aller retrouver Axuéna. Elle semble au désespoir de tout ceci. Je ne la connais que très peu, mais je sens qu’elle à un grand besoin de ton soutien. J’imagine son état d’esprit, être la fille d’un tel personnage ! Et te rencontrer dans les circonstances présentes, alors qu’il t’a enlevé ta seule famille… La pauvre !

- Tu as raison Etienne. Tu es un véritable ami, plein de bon sens. Je vais aller la rejoindre.

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Les deniers de Judas

Virgile rejoignit sa belle à son atelier. Chaque fois qu’elle était soucieuse, elle s’y enfermait avec son travail, ne pensant à rien d’autre qu’à restaurer ce que les hommes avaient créé de meilleur. Lorsqu’il s’étonna qu’elle ne soit pas aux côtés de sa mère, Axuéna lui fit part des rebondissements que l’affaire avait occasionnés dans sa famille. La princesse Dragazès s’était rendue en Grèce, à la demande du directeur de la sûreté et de son ministre de tutelle. Elle y avait pour mission de collecter les éléments qui permettraient de confondre Basilivitch, et de l’identifier pour le criminel, condamné et recherché qu’il était. Helena Dragazès avait accepté cette mission avec émotion. C'était non seulement, la preuve de la confiance que lui accordait l’Etat français, mais aussi la possibilité de laver son nom de la salissure qu’y avait porté son démoniaque époux. La princesse retournait sur sa terre natale en ambassadrice. Elle était libre d’aller partout où sa mission, très officielle, lui demanderait de se rendre. Pour la circonstance, on lui avait fourni la protection de l’immunité

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diplomatique. Quelle que soit l’issue de cette aventure qui les opposait au trafiquant, le sort de ce dernier était joué d’avance. Les hommes politiques qui œuvraient à unifier l’Europe, dans une vaste confédération, ne voulaient pas qu’un trublion vienne réduire leur travail à néant, avec ses prétentions de principauté indépendante. Même si la Turquie souhaitait ardemment entrer dans ce nouvel empire économique, elle ne laisserait pas une province s’ériger en Etat souverain,

Au plus haut niveau des gouvernements, on s’inquiétait des ravages que pourrait occasionner la constitution d’un nouveau voisin, fermement ancré sur des terres qui étaient géographiquement européennes. Paris ne voulait pas que Basilivitch arrive à ses fins. On ne le souhaitait pas non plus, ni à Moscou ni à Tbilissi, et pas plus à Ankara. Le gouvernement turc, informé des menées de Basilivitch, démantelait un à un les réseaux mafieux constitués par le Géorgien. Ses partisans verraient sous peu, ses rêves d’hégémonie byzantine s’écrouler dans les eaux du Bosphore. L’ancienne capitale impériale ne ferait pas sécession !

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Axuéna était rassurée sur la tournure que prenaient les choses. Elle avait eu peur, que ce nouveau coup porté à sa mère, ne lui laisse de nouvelles séquelles. Il n’en serait rien ! Helena s’était jetée dans la bataille avec le courage d’une lionne défendant ses petits. Virgile voyait bien que ces femmes là, étaient d’une trempe peu commune. Il se réjouissait d’avance, sachant que Tontine serait conquise par sa princesse byzantine, et par sa mère, dont l’élégance naturelle, et l’éducation aristocratique, s’accorderaient tant au penchant de sa grand-tante pour les mondanités.

Rassuré de voir sa brune enlumineuse avec le moral au beau fixe, il put enfin goûter au repos. Ils dînèrent sur un coin de table, se racontant leurs souvenirs d’enfance. Il la buvait du regard, et le sourire lumineux de la jeune femme étanchait sa soif d’amour. Ils ne parlaient pas du futur, peut-être parce qu’ils craignaient de s’attirer quelque mauvais sort. Ils profitaient du présent, tout à la joie simple d’être ensemble. Sans se concerter, ils n’abordèrent à aucun moment, leur sujet d’inquiétudes, Basilivitch et Tontine. L’instant était sacré. C'était

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leur embellie, narguant le ciel, un soir de tempête. Ah ! Que la vie sera douce à ses côtés ! Se dit-

il. Le lendemain il retrouva Etienne à la Sorbonne.

Celui-ci, fort content de lui, lui soumit le plan de sa machination. Au cours de la nuit, ne trouvant pas le sommeil, il avait imaginé de contrefaire certaines pages du manuscrit de Bon Moutier. Cette abbaye connut de nombreuses vicissitudes. Elle fut plusieurs fois détruite, et reconstruite à un endroit différent. Ainsi, elle passa de Cirey-sur-Vezouze à Saint-sauveur puis Hauteseille. Elle fut incendiée lors de la révolution, ne laissant qu’un immense portique d’entrée qui décore une pâture, et fut transposée à Domèvre sur la Vezouze. Son Histoire est probablement la moins connue, parce qu’elle ne jouissait pas d’une grande notoriété, contrairement aux autres abbayes constituant la croix de Lorraine.

Etienne avait truqué certaines pages dudit manuscrit, grâce aux possibilités techniques de son photocopieur. Il avait fabriqué autant de chapitres à étudier, qu’il y avait d’étudiants. Chacun aurait une

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version différente, et découvrirait un lieu où reposait son trésor. Cela pouvait être la crypte d’une chapelotte désaffectée ou le sommet du mont Donon, là où se trouvait un ancien temple romain. L’un trouverait le livre des miracles dans la niche creusée sur les parois d’un vieux puits. Un autre le découvrirait dans le piédestal d’une statue ou dans le pilier d’une église, une sacristie ou le sarcophage d’un seigneur dans sa crypte, ou encore dans les ruines d’un château

Si Etienne était épuisé, il n’en laissait rien paraître. Il était ravi de jouer ce bon tour, pareil en cela à un gamin qui se régale d’avance de sa farce. Basilivitch en aurait pour son argent ! Toutes les cachettes se situaient dans les Vosges. La famille Grognart allait se montrer fort utile dans la surveillance des lieux sélectionnés. Il ne restait plus qu’à remettre leurs copies aux étudiants, en leur disant que l’heure trop tardive à laquelle le manuscrit lui était parvenu, n’avait pas permis à Etienne de faire autre chose que de le leur copier, et qu’il leur fallait maintenant l’étudier.

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L’affaire fut rondement menée. Dès leur arrivée, les jeunes gens reçurent leur labeur. A charge pour eux d’en tirer l’essentiel, afin d’atteindre rapidement le but de leur quête. Ils s’égaillèrent en un vol d’étourneaux, copies sous le bras. Tous les livres de chroniques secrètes avaient été retrouvés, il n’y avait plus qu’à y repérer les indications qui les mèneraient au livre des miracles. Les collègues d’Etienne travaillaient d’arrache-pied à faire parler les vieux manuscrits, sans grand succès. Bien sûr, ils apprenaient quantité de choses sur la vie monastique à l’époque médiévale. Ils trouvaient de nouveaux passages évoquant les prodiges dont le saint livre était capable. Ils découvraient de nouvelles sources bibliographiques et des auteurs méconnus, mais n’arrivaient pas à extraire la pierre d’achoppement, qui leur permettrait de dénicher l’antre où se dissimulait le vieux grimoire.

C'est alors que Virgile se rappela que Monsieur Pascal, le bibliothécaire d’Epinal, lui avait demandé s’il s’intéressait aux autres abbayes. Jusqu’à ce point de leurs recherches, rien ne prouvait

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formellement que le livre était encore détenu par l’un des monastères de la croix lorraine. On savait qu’il était passé de l’un à l’autre, cependant rien n’indiquait qu’il n’eut pas été caché ailleurs. Virgile fit part à son ami, de ses réflexions.

- Tu as peut-être raison. L’un de mes professeurs me disait toujours de penser hors du cadre, de ne pas me focaliser sur une seule direction, d’avoir l’esprit grand ouvert à toutes les possibilités. Je ne cesse de commettre cette erreur depuis que tu m’as apporté la copie du premier recueil de chroniques. Suis-je bête, de ne pas avoir envisagé d’autre possibilité !

- Dans ce cas, c'est une chance, reprit Virgile. Si nous-mêmes n’avons pas imaginé d’autres voies, personne n’y aura pensé non plus et le livre sera encore quelque part, à attendre qu’on le découvre.

- j’en suis sur ! Ne perdons plus de temps, il nous faut reprendre en considération ce que nous avions dédaigné jusqu’à présent. Je crois qu’il ne serait pas inutile de se pencher sur les contes et légendes locales, on y puise très souvent l’origine de faits réels.

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- Je vais prévenir les séminaristes, et leur demander d’étudier les chroniques des autres abbayes.

- Demande aussi à Gasler, de voir du côté des archives diocésaines, on ne sait jamais ! Il pourrait y avoir une allusion qui nous mette sur la voie.

Les recherches reprirent avec une effervescence

accrue. La bibliothèque d’Epinal vit de nouveau les séminaristes, prendre d’assaut les plus hautes rangées de manuscrits. Cette fois-ci, rien ne serait laissé de côté. De fond en comble, les réserves furent auscultées à la recherche du moindre document relatant le prêt d’une relique sacrée ou d’un objet précieux. Une ruche bourdonnante d’activité se mit au travail, compulsant sans relâche tout ce qui ressemblait à un écrit lié au livre des miracles. Une noria humaine se constitua, descendant les volumes d’un coté pour les remonter de l’autre, lecture faite. On pouvait voir de jeunes hommes en soutane, accrochés aux plus hauts rayonnages, dans des postures défiant les lois de la gravité, ânonnant les titres en latin. D’autres se

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relayaient sans cesse, apportant des piles de livres sur les tables de travail dans un tourbillon effréné. On se serait cru au bal des fous, tant la danse qu’exécutaient les jeunes prêtres, ne semblait relever d’aucune logique dans ses figures.

Pourtant, les choses allaient bon train. Une première équipe vérifiait systématiquement chaque livre, et n’écartait que ceux n’ayant aucun rapport avec leur sujet. Un autre groupe étudiait scrupuleusement les ouvrages retenus, et les rendait à la chaîne des porteurs, si l’examen s’avérait négatif. Un dernier groupe enfin, était chargé de la lecture approfondie des textes relevant de l’histoire monacale.

Et ils trouvèrent ! Dans le livre d’inventaire de l’abbaye de

Remiremont, il était fait mention d’une relique déposée chez les chanoinesses, pour qu’elles en assurent la sécurité pendant la guerre de trente ans qui ravagea la province. Cela se passait sous l’abbatiat de Catherine de Lorraine, en 1639. Elle sut obtenir la neutralité des Vosges pour le reste de cette guerre qui durait déjà depuis vingt ans. On

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comprend que dans pareil climat, les abbés aient confié la protection du saint manuscrit à la petite-fille de la Médicis. Fidèle au sens politique de son aïeule, elle parvint à protéger les intérêts de son abbaye, et le plus important, à dissimuler le précieux dépôt. Lorsque la guerre prit fin, les esprits étaient occupés par la reconstruction de leurs possessions. On oublia que, dans la tourmente, le fabuleux manuscrit avait été extrait de sa crypte. Pour l’abbesse, le coffret dont on lui avait enjoint la garde restait scellé. Elle en ignorait le contenu exact. Le vieil abbé qui le lui avait envoyé mourut subitement sans avoir confié son secret. Le livre des miracles passa pour perdu.

Les séminaristes étaient tout à la fois ravis et

atterrés. Retrouver la trace du fameux reliquaire, pour le perdre encore ! Le sort semblait parfois vouloir s’acharner contre eux. Mais leur optimisme naturel reprit le dessus, et ils continuèrent leurs recherches avec encore plus d’enthousiasme.

Pendant ce temps, Etienne peaufinait la

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supercherie dont il huilait à présent le mécanisme, en compagnie de Virgile. Ils mirent le père Grognart dans la confidence, et celui-ci choisît personnellement la troupe d’élite qu’il allait envoyer dans les Vosges, surveiller leurs chausse-trapes.

On sélectionna, parmi les plus jeunes et les plus vigoureux, ceux qui avaient l’uppercut facile.

Chez Margot le soir même, ils se virent assigner leur affût, et prirent la route avant que qui que ce soit sache de quoi il retournait.

De leur côté, les séminaristes accélérèrent le

rythme auquel les manuscrits étaient étudiés, puisqu’ils savaient maintenant, que c'était dans les possessions des romarimontaines qu’il fallait chercher. Une autre difficulté surgit ! Les chanoinesses n’étaient aucunement des religieuses ayant voué leur existence à dieu. Elles étaient toutes filles de haute noblesse et pouvaient quitter l’abbaye pour se marier puisqu’elles n’avaient pas prononcé les vœux sacerdotaux. N’importe laquelle d’entre elles aurait pu emporter le manuscrit.

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Heureusement, ils savaient que l’abbaye avait fermé ses portes en 1790. Il fallait chercher entre la fin de la guerre de 30 ans, et la révolution française. L’étau, petit à petit se resserrait, et l’on tiendrait sous peu la clef du trésor.

Virgile avait tenu au courant le responsable des séminaristes, concernant les péripéties nouvelles qui venaient émailler leur enquête historique. Celui-ci n’était pas surpris, il savait que la convoitise était un mobile puissant. Il avait souvent assisté à des batailles rangées pour la possession d’une statuette ou autre relique. Il savait d’expérience que l’argent et la corruption étaient un moyen commode pour parvenir à ses fins, lorsque l’on est peu regardant sur la morale. Le prêtre, en bon philosophe, disait que le bien et le mal sont notre lot quotidien, et qu’il appartient à chacun de choisir de quel côté il va pencher. Pour lui, le diable était aussi omniprésent que le bon dieu, seuls les hommes avaient le pouvoir d’ouvrir leur porte à l’un ou l’autre.

Dès le lendemain, ils surent que leur piège

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avait fonctionné. C'était au demeurant, le guet-apens préféré d’Etienne, parmi tous ceux qu’il s’était plût à imaginer. Dans l’une de ses inventives cachettes au trésor, il avait situé le manuscrit dans un coffret de plomb, enfoui au fond du puits dans les ruines de Pierre Percée. Cet ancien château surplombait les vallées de la principauté de Senones, qui fut aussi capitale du duché de Salm. Détruit depuis plusieurs siècles, ce n’est plus qu’une halte pour promeneurs. L’originalité de ce château fut d’avoir un puits creusé dans le roc par la main de l’homme, sur une profondeur de cent pieds, d’où son nom. Etienne avait donc situé là, l’une de ses cachettes fictives.

Deux Grognart furent dévolus à la surveillance du lieu. Ils racontèrent ensuite s’être beaucoup amusé de l’aventure. Les hommes de main de Basilivitch vinrent une première fois en reconnaissance. Ils furent immédiatement repérés, car ils posèrent des questions aux habitants du village situé en contrebas, avec un accent qui trahissait immédiatement leur origine. Le soir venu, on les vit s’échinant à scier la grille de protection

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qui recouvrait le puits et descendre au fond avec des cordes. Les deux Grognart saisirent l’occasion et coupèrent les filins, laissant les deux malfaiteurs choir sur un amas de détritus, et moisir dans leur cul-de-basse-fosse le temps qu’il plaise à dieu de les y laisser. Ils riaient encore, de se remémorer les gémissements des deux slaves. On savait maintenant qui était le bavard qui renseignait Basilivitch. Il fut immédiatement renvoyé, et le commissaire Flamberge prévenu par Virgile, conseilla au jeune étourdi d’aller se faire oublier au fin fond de la province, durant un long moment. L’étudiant indélicat n’eut plus qu’à aller y dépenser ses trente deniers.

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Chapitre 4 Grandes orgues et vieilles antiennes

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Les sœurs ennemies

Voilà deux grands jours qu’ils s’étaient enfin débarrassés de l’espion de Basilivitch, et les recherches paressaient moins pesantes. Le bandit les avait contactés une nouvelle fois en les menaçant de terribles représailles. Virgile lui avait rétorqué qu’ils s’en tenaient aux directives, qu’il leur avait lui-même imposé. Au cours de la rapide conversation téléphonique, Virgile comprit que l’homme était totalement fou. A tel point qu’il commençait à tenir des propos incohérents, leur parlant de trône et de nouvel empire. Un tissu de fadaises auquel le commissaire Flamberge ne comprenait rien, et qui pourtant était clair pour Axuéna. Le seul souci des jeunes gens était de savoir si Tontine se portait bien. Après quelques atermoiements, Virgile put enfin échanger quelques mots avec la vieille dame qui lui assura qu’elle allait parfaitement bien. Rassuré sur ce point, il ne put que réitérer sa promesse de livrer le manuscrit sacré dans les délais impartis.

Ils se trouvaient tous à ce moment là chez

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Margot. Chaque soir, depuis l’enlèvement, la taverne voyait se rejoindre tous ceux qui participaient aux recherches. L’atmosphère y était plus détendue, maintenant que l’on se savait entre gens de confiance. Le commissaire Flamberge y faisait quelques apparitions, mais son enquête piétinait. La police se montrait incapable de localiser Tontine, pas plus qu’elle ne savait où se trouvait l’antre de Basilivitch.

Seuls, Etienne et les séminaristes restaient optimistes. Ils avançaient à grands pas et avaient maintenant reconstitué l’histoire du livre des miracles. Ils étaient sûrs à présent, que c'était la dernière abbesse de Remiremont, la princesse de Condé, qui avait caché le trésor des abbayes. Ils découvrirent qu’elle fut la première, d’une longue chaîne, à détenir le médaillon à l’œil. Ce fut cette même Louise Adélaïde qui eu l’idée de laisser la providence désigner celle qui prendrait sa succession. Ainsi, le pectoral qui représentait la montée de l’âme aux cieux, passa au cou des abbesses successives de l’ordre du Temple jusqu’à ce qu’un jour, sous l’occupation allemande, il

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vienne désigner Tontine. Ils étaient tous très étonnés de voir que la

providence pouvait leur jouer de tels tours. Ainsi, le trésor qu’ils recherchaient, était lié à Tontine par le truchement d’une invraisemblable suite de péripéties. Et celle-ci était l’otage en échange de qui le fameux manuscrit serait livré. Où était ce fameux médaillon ? Se pouvait-il qu’il fût la clé de tout ? Virgile en était de plus en plus persuadé. Il se rappela alors que Tontine portait toujours ce bijou, disant qu’elle s’en sentait l’obligation morale.

Gasler, revenu d’Epinal, leur rappela que les voies du seigneur étaient impénétrables. Si, d’après lui, des fils se nouaient depuis plusieurs siècles pour réaliser une immense tapisserie, c'était parce que les anges y avaient travaillé, et qu’il fallait les laisser finir leur ouvrage. Les hommes ne faisaient que manipuler les lisses, laissant le dessin apparaître par la grâce de dieu.

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Axuéna n’arrivait plus à se concentrer sur ce qu’elle faisait. La sonnerie stridente du téléphone l’empêchait d’avoir le doigté nécessaire pour mener la délicate opération consistant à peindre d’un seul trait le contour de l’œil de Zeus en courroux. Le tableau devrait attendre qu’elle retrouve sa concentration, car ce maudit téléphone ne voulait pas cesser de sonner ! De guerre lasse, elle répondit. A l’autre bout de la ligne une correspondante affolée la priait de venir le plus vite possible à l’université. Virgile y avait eu un accident, et le professeur Etienne avait demandé qu’on prévînt mademoiselle Axuéna Dragazès. Cela semblait grave, il n’y avait pas de temps à perdre. Sans plus réfléchir, Axuéna saisit son sac à main à la volée, raccrocha le téléphone en remerciant d’un borborygme, et s’engouffra dans la cage d’escalier en claquant la porte de son appartement.

Théodora observait le porche d’entrée de

l’immeuble où se trouvait l’atelier d’Axuéna, depuis la voiture où elle était à l’affût. Elle était arrivée à

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Paris depuis quelques jours, venue rejoindre son père pour assister à son triomphe. Elle avait été élevée comme une princesse. Rien n’avait été trop beau pour elle ! Mais pour la première fois de sa vie, quelqu’un renâclait à lui donner ce qu’elle convoitait. Ce livre des miracles était le dernier cadeau promis par son père, et maintenant elle le désirait plus que n’importe quoi d’autre au monde. Elle voulait posséder le livre merveilleux qui lui procurerait la jeunesse éternelle. Du moins, c'est ce qu’elle se plaisait à croire. Assise sur la banquette arrière de la longue voiture noire, telle une araignée dans sa toile, elle guettait l’arrivée de cette maudite sœur qui avait rejoint le camp de ses ennemis.

Comme à son habitude lorsqu’elle travaillait,

Axuéna s’habillait simplement d’une paire de pantalons de toile de Jeans et d’un chandail. Ce serait l’affaire d’un instant de monter à l’appartement de la restauratrice, d’en ouvrir la porte au moyen d’un rossignol et de se munir des mêmes vêtements. Une fois Axuéna aux mains de leur père, Théodora prendrait, sans que nul ne s’en

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aperçoive, la place de sa jumelle, et saurait où en était la quête du livre des miracles. Ils n’avaient plus de renseignements de l’intérieur, depuis que l’étudiant qu’ils soudoyaient avait été démasqué. Cela leur faisait perdre l’avantage et Théodora le reprendrait grâce à son subterfuge.

Il avait été très facile de faire croire à un message de l’université. Utiliser le motif d’un accident survenu à ce trublion de Virgile était un coup de génie.

A peine Axuéna eut-elle dépassé le coin de la

rue, s’apprêtant à traverser, que la voiture de sa sœur se porta à sa hauteur, portière arrière ouverte, et que les hommes de mains de Basilivitch la forcèrent à y monter.

- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? - Tu ne t’en doutes pas ? Demanda Théodora,

de l’air innocent d’une chatte jouant avec une souris.

- Mon dieu ! Je sais qui vous êtes ! Que voulez-vous de moi, je n’ai pas ce que vous recherchez.

- Ce n’est pas le livre que je veux pour

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l’instant. C'est toi ! Tu n’imagines pas le plaisir que je vais faire à notre père, en lui ramenant l’odieuse petite teigne qui nous gâche la vie depuis quelque temps.

- A quoi vais-je vous servir ! - Nous trouverons. Il y a toujours une utilité

pour un pion dans une partie comme celle que nous jouons. Plus nous détenons d’atouts, plus nous avons de chance de remporter la bataille. Tiens-toi tranquille et il ne t’arrivera rien.

- Virgile n’a pas eu d’accident n’est-ce pas ? C'est encore un de vos sales tours.

- La petite se sert aussi de sa cervelle ! C'est si mignon…

Théodora venait de perdre là, une carte maîtresse. Eut-elle laissé Axuéna dans l’angoisse du sort de Virgile qu’elle aurait eu plus facilement de quoi faire pression sur sa sœur. Mais lui avoir par forfanterie, avoué que Virgile se portait bien, ne faisait que mettre Axuéna, un peu plus en dehors de son influence. Elle ne bénéficierait pas de cet impact psychologique, et ne s’était pas rendu compte, qu’elle venait de perdre là un précieux

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avantage. Axuéna se tint coite. Laissant ses ravisseurs s’imaginer qu’elle se résignait à son sort. Il n’en était rien, elle fourbissait ses armes. Puisque l’opportunité lui était donnée de pénétrer sur le territoire de l’ennemi, autant en profiter.

La voiture arriva devant une porte cochère, après avoir suivi un labyrinthe de rues. Axuéna n’aurait su dire dans quel quartier elle se trouvait. La double porte s’ouvrit automatiquement à leur approche, et l’automobile s’enfonça sous un porche monumental vers une cour intérieure. Là, on la fit descendre et on l’emmena à l’intérieur. La vaste demeure ressemblait à celles qu’elle connaissait. Typique des hôtels particuliers de ses riches clients, collectionneurs privés. Immédiatement, on lui fit traverser le grand hall vers les communs, et on l’enferma dans un cellier.

Durant ce temps, ils furent suivis sans s’en

rendre compte. L’enlèvement d’Axuéna avait eu un témoin. L’un des mendiants qui fréquentaient la cour de Margot, avait assisté impuissant à la scène. Il avait été chargé de faire le guet sous les fenêtres

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de l’enlumineuse, et surveillait depuis près d’une demi-heure cette auto qui n’était pas de la rue. Dès que la jeune femme fut montée dans la longue voiture noire, il avertit immédiatement la chaîne humaine qui le reliait à la taverne et, ayant avisé un cyclomoteur dont l’antivol ne résista que quelques secondes, prit le sillage des ravisseurs. Lorsqu’il fut certain que leur destination était atteinte, le véhicule disparaissant derrière un porche cossu, il héla un collègue à deux pas de là le chargeant d’aller rendre compte chez Margot. Puis il retourna restituer l’engin à son propriétaire.

L’antre de Basilivitch venait d’être découvert ! Il fallait maintenant aller délivrer les otages.

Ce fut Etienne qui fut le premier prévenu. Le

commissaire Flamberge, informé par Margot, sachant que Virgile se trouvait à la Sorbonne, lui fit part de la triste situation. Il préférait que Virgile apprenne la nouvelle par un ami, pour que le coup soit moins rude. Ce ne le fut pas moins pour autant. Effondré, le jeune homme ne savait plus à quel saint se vouer pour obtenir un secours. Après Tontine,

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c'était sa douce Axuéna qu’on lui enlevait. N’y avait-il aucune bonté dans ce bas monde. Que faisait la providence ! Il ne fut quelque peu réconforté que lorsque Etienne lui donna la position du quartier général adverse. Ils allaient intervenir et rendre leur liberté aux deux captives. Ils décidèrent d’aller se rendre compte de la situation par eux-mêmes. Et, si la chance leur souriait, délivrer les deux femmes.

Ils se rendirent dans le quartier de Grenelle où

se situait la maison dont Basilivitch avait fait son centre d’opérations. Impossible de pénétrer dans la demeure par la façade. De lourdes grilles barricadaient les ouvertures du rez-de-chaussée. Celles du premier étage étaient inaccessibles, et le portail d’entrée trop massif. Un chat n’aurait pu se faufiler nulle part pour entrer. Ils firent lentement le tour du pâté de maison, pour voir s’il n’y avait pas un passage ailleurs. Au premier abord, c'était peine perdue. Puis soudain Etienne fut pris d’une inspiration. Il lui semblait que l’un de ses étudiants demeurait dans l’une de ces maisons, peut-être

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pourrait-il leur procurer un sésame. Il l’appela au téléphone immédiatement

Le jeune homme en question habitait, par

chance, l’une des maisons qui communiquaient avec celle des ravisseurs au moyen d’un jardin commun. Ils s’empressèrent de faire un rapide état des lieux. Le jardin commun était un petit parc arboré, avec des endroits dévolus aux activités potagères et aux essais d’hybridations florales, menés par une famille d’originaux qui prêchaient le retour à la nature. Les trois éclaireurs ne s’attardèrent pas dans la contemplation végétative, et observèrent avec une intense acuité l’arrière de la maison de Basilivitch. Toutes les fenêtres étaient occultées par leurs volets. Pourtant cela ne se justifiait pas encore comme mesure de précaution contre les grandes chaleurs ! Donc les occupants recherchaient la discrétion. A y regarder de plus près, Virgile eut l’impression que l’une des persiennes du premier étage n’était pas accrochée. Cela pourrait peut-être leur permettre un passage pour investir les lieux. Il demanda à leur jeune

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guide, d’aller s’en assurer. Lui étant habitant de l’une des résidences, on ne le soupçonnerait pas vraiment, si par aventure il se trouvait pris à observer de trop près les plantations. Le jeune homme s’en fut vers un parterre de légumineuses, et on le vit étudier très consciencieusement une feuille en la plaçant dans la lumière. Le bras levé au-dessus de la tête, feuille en main, retourné coté mur pour ne pas être ébloui, il était le parfait portrait du botaniste en herbe contemplant sa création. Il avait là, la posture idéale pour observer du dessous toutes les fenêtres de cette maison. Après quelques instants passés, sembla-t-il à compter les nervures, il arrangea certains plants, déplaçant un peu de terre, enlevant une brindille, et revint sous le couvert des frondaisons qui leur servait de poste d’observation.

- Il y a une paire de volets qui ne sont pas accrochés au premier étage, leur confirma-t-il. Et au rez-de-chaussée, je crois qu’un tournevis un peu long, suffirait à dégager la clenche pour les ouvrir.

- On ne peut pas vérifier cela en plein jour, il faut attendre la pénombre. Le jardin est éclairé la nuit ?

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- Non ! Il paraît que cela perturbe le cycle de vie. Enfin c'est ce que disent les Champigneul. Ce sont eux qui ont installé les plantations, et règnent depuis sur le jardin et édictent les règlements. Plus de lumière la nuit ! Pour une fois, une de leurs marottes va nous servir à quelque chose.

Ils mirent à profit le reste de l’après-midi pour

parfaire leur plan d’invasion. Quelques élèves se joignirent à eux, ravis de pouvoir faire le coup de poing contre les malfaisants qui pillaient les richesses de la France. Etienne avait accepté l’aide des étudiants, mais en imposant le silence le plus absolu sur leur expédition nocturne. Mis dans la confidence, les deux Grognart étaient venus en renfort avec les voitures. Ils attendaient tous silencieusement dans l’appartement, face à la maison où Tontine et Axuéna étaient retenues. Les parents du Jeune locataire avaient été soudainement conviés à une première au théâtre, grâce à un stratagème d’Etienne qui sacrifiait ainsi une réservation de longue date. Leur base d’attaque était ainsi, vierge de toute présence importune. Virgile

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bridait sa nervosité en effectuant des mouvements d’assouplissement. Chacun s’occupait l’esprit à sa façon. Tout doucement, les bruits de circulation s’atténuèrent, et les lumières commencèrent à filtrer depuis les habitations. Quelques odeurs de cuisine leur parvinrent, sans pour autant leur ouvrir l’appétit. La ville, petit à petit, s’apprêtait à s’endormir. Encore quelques coups de Klaxon, quelques pétarades de moteurs, et le calme s’installa en même temps que la nuit commençait à s’épaissir. Le reflet des lampadaires sous la voûte nuageuse leur procurerait suffisamment de clarté pour ne pas s’emmêler les pieds ou buter. Un à un, dans le plus grand silence, certains retenant même leur respiration, ils descendirent dans le clos, et s’avancèrent vers leur cible. Etienne ouvrit le volet du bas, au moyen d’une longue réglette de métal, et le repoussa contre le mur. Virgile se colla au carreau pour vérifier dans quelle pièce ils allaient entrer. C’était une sorte de buanderie ou de cellier. Le Grognart de Virgile procéda à l’ouverture en utilisant un diamant de vitrier et un peu de pâte à mastic. Ils pénétrèrent les uns derrière les autres

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dans ce petit office et refermèrent les volets sur eux. L’oreille collée à la porte, Etienne auscultait la maison. Pas un bruit ne s’élevait. Il entrouvrit la porte et jeta un œil. Rien. Il ouvrit en grand et regarda rapidement le couloir dans les deux sens. Toujours rien, pas de présence perceptible. Quêtant un accord muet de ses compagnons, il s’avança vers ce qui lui semblait être le hall d’entrée. Suivi de près par le reste de la troupe, il atteignit l’extrémité du corridor, et à ce moment là, on entendit distinctement un claquement de porte, et un lourd bruit de pas descendant un escalier. Pas question de faire retraite avec précipitation, au risque de se faire repérer. Il s’accroupit, faisant signe aux autres de l’imiter. On n’entendait même plus le souffle des respirations. Chacun se bloquant les poumons à s’en faire éclater les tympans. Les pas s’éloignèrent, laissant le silence retomber. Quelques essoufflements discrets furent perceptibles derrière Etienne. Il leur fit signe de rebrousser chemin, et de retourner dans la buanderie. Là, ils tinrent un rapide conciliabule. Quelle tactique adopter maintenant qu’ils étaient dans la place ? Ils convinrent d’attirer

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le garde en faisant du bruit, et de l’assommer. Il ne paressait pas y avoir quelqu’un d’autre dans les lieux, cela ne devrait pas poser de problème ; On savait que Basilivitch était à l’extérieur, retenu par un antiquaire qui prétendait avoir mis la main sur un morceau de la vraie croix du Christ. Les concurrents de ST JUST montraient par-là leur solidarité professionnelle. Muselant leur angoisse, ils décidèrent de lancer leur machination. Le plus rapide à la course fut désigné pour aller faire basculer la plante verte qui ornait le bout de la rampe d’escalier. Dans le silence sépulcral, ce fut comme un bruit de tonnerre. La poussière provoquée par la chute de la potiche commençait à retomber, lorsque le garde jaillit d’une pièce voisine. Apercevant une silhouette qui s’enfuyait, il se mit en devoir de la rattraper. Il pénétra comme un bolide dans la buanderie où l’attendait le Grognart de Tontine, avec à la main un fer à repasser, qui pour l’occasion servit à un autre usage. Le colosse s’écroula sans avoir pu se rendre compte de quoi que ce soit. Ils guettèrent si un second molosse devait surgir, et dans la négative entreprirent de

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fouiller la maison, après avoir méticuleusement ligoté le garde.

Virgile s’étonnait de la facilité avec laquelle les

choses voulaient bien s’orchestrer. Mais après tout, la providence pouvait se mettre un peu de leur coté ! Ils fouillèrent le rez-de-chaussée sans rencontrer âme qui vive. Au premier étage, toutes les pièces furent perquisitionnées sans plus de résultat. Au second étage, ils eurent l’impression d’être victimes de la fatalité. Personne ! Là, où l’instant d’avant, ils avançaient pleins d’allégresse vers la délivrance des otages, maintenant ils n’étaient plus habités que par une sourde angoisse. Elles n’étaient pas ici. Avaient-elles été emmenées ailleurs sans que l’on s’en rende compte ? Avaient-elles été déjà supprimées ? Virgile sentait une douleur intolérable lui broyer l’âme et le cœur.

- Les caves ! S’exclama l’un des étudiants. Toutes les maisons du quartier ont des caves immenses, et certaines ont des soupiraux. Il faut aller voir en bas.

Ils dévalèrent l’escalier comme un seul homme,

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et s’éparpillèrent pour trouver l’entrée des sous-sols.

Au premier appel, ils se rassemblèrent avec la rapidité d’un essaim d’abeilles. La porte qu’ils recherchaient se trouvait sous l’escalier. Ils empruntèrent l’étroit passage, remerciant le bon dieu d’y trouver un système électrique en parfait état. Marche après marche, sous l’éclairage al giorno, ils s’enfoncèrent jusqu’à un couloir qui desservait un ensemble de caves à vins et de réserves. Virgile se mit à appeler Axuéna, et l’on entendit une réponse étouffée leur parvenir du bout des souterrains. Sans plus perdre de temps ils se précipitèrent sur une grosse porte bardée de ferrures, heureusement sans serrure, avec juste avec un gros verrou extérieur. L’ouvrir fut l’affaire d’un battement de paupières. Axuéna se précipita dans les bras de Virgile, et les autres baissèrent pudiquement le nez pour un instant.

- Comment avez-vous fait pour me retrouver si vite ? Leur demanda-t-elle.

- Grâce aux petits soldats de Margot, lui répondit Virgile. Et on a décidé de ne pas attendre

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pour venir te sortir de là ! Ne perdons pas de temps, allons-nous en, ils peuvent rentrer d’un moment à l’autre.

Tout en la guidant vers la sortie, il lui demanda si elle savait où se trouvait Tontine.

- Elle est dans la maison, j’ai entendu les gardes parler de lui apporter ses repas et aussi je ne sais plus quoi d’autre. Je n’ai pas tout compris. Il semble qu’ils passent un peu de temps avec elle. Mais je ne sais pas pourquoi. Et je ne sais pas où ils la gardent exactement. J’ai l’impression d’être un poids mort et de ne servir à rien.

- Ne dis pas cela. Sans toi pour me soutenir, je ne sais pas comment je ferai pour lutter contre Basilivitch et sa bande. Ne dis pas de sottises.

Ils entreprirent de nouveau de fouiller le moindre recoin. Peine perdue, on ne trouvait nulle trace de Tontine.

Et la catastrophe se produisit. Ils étaient

rassemblés dans le vestibule, lorsque la porte de la rue s’ouvrit en grand, laissant le passage à Basilivitch accompagné de ses gardes et de sa fille.

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- Voyez-vous cela ! S’esclaffa-t-il. Nous avons de la visite ! Monsieur Virgile en personne, avec la fine fleur de l’université si je ne m’abuse.

La petite troupe resta estomaquée sous le choc. Impulsivement un étudiant jeta une plante à la tête d’un garde qui s’écroula sans avoir eu le temps de faire un geste. Immédiatement les autres jeunes se mirent à rouer de coups les deux autres gardes. Basilivitch se jeta dans la mêlée ainsi que sa fille, toutes griffes dehors. Ils étaient trop près les uns des autres pour pouvoir faire usage d’armes à feu. Ils échangeaient les coups avec une hargne que n’auraient pas reniée des gladiateurs. Le bouillonnement des bras et des jambes se portant des coups fut indescriptible. Les potiches des plantes vertes volaient, suivies par les chaises et tout le petit mobilier qu’ils trouvaient à portée de main. Un chandelier lancé au hasard, frappa Théodora qui s’effondra.

Dans la mêlée qui s’ensuivit, la tête d’Axuéna porta contre le muret de la rampe d’escalier. La jeune femme fut à son tour assommée sur le coup. Malgré leur fougue les étudiants ne pouvaient

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l’emporter, ils n’étaient que six combattants inexpérimentés contre la troupe de Basilivitch. La bataille se termina rapidement à l’avantage des mafieux. Les étudiants refluèrent vers la sortie, suivis de leurs aînés qui portaient celle qu’ils pensaient être Axuéna. Constantin Basilivitch s’approcha rapidement de la jeune femme effondrée au pied de l’escalier, et se pencha sur elle. En regard de son comportement habituel, sa sollicitude envers elle était à une métamorphose totale.

L’homme quittait un instant son rôle de chef de bande pour reprendre celui de père attentionné.

Portant des sels au nez de l’évanouie, il la soutenait d’un bras robuste. Axuéna sortit de sa torpeur, étonnée de se trouver étreinte pas un inconnu. Elle n’eut pas le temps de protester.

- Ce n’est rien Théodora, juste un petit coup sur la tête, lui dit Basilivitch. Tu t’en remettras rapidement, tu n’as même pas saigné. Il y a juste une belle bosse, elle passera. Dans quelques minutes tu iras mieux.

Comprenant la méprise, elle préféra se taire et feindre l’inconscience. Si son père se rendait

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compte de son identité, quel serait son sort ? Elle préférait ne pas le savoir pour l’instant. Mettant à profit la migraine supposée, due à sa bosse, elle réfléchissait intensément. Si Basilivitch ne s’était pas rendu compte de la substitution des deux sœurs, elle pourrait peut-être se faire passer pour Théodora, ne serait-ce qu’un temps. Dans tous les cas, le temps nécessaire pour retrouver Tontine et se mettre en sécurité.

Dans le même temps, Virgile et ses compagnons s’éloignaient rapidement de la demeure par le jardin, emportant Théodora.

La délivrance Lorsqu’il emporta dans ses bras la jeune femme

évanouie, Virgile était loin de se douter qu’il n’emmenait pas Axuéna, mais sa jumelle. Quand celle-ci reprit ses esprits, elle leur joua la comédie de l’amnésie passagère. Si elle avait décidé de se faire passer pour sa sœur, elle ne pouvait pas pour autant prétendre connaître chacun des visages qui l’entouraient, ni savoir ce qu’ils avaient fait ces

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jours-ci, ni ce qu’étaient leurs vies. Elle comprit à cet instant, qu’il était plus difficile de se faire passer pour une autre qu’elle ne l’avait imaginé. Pour elle, dès lors qu’elle rêvassait de quelque chose, on le lui apportait. Jamais elle n’avait eu à se soucier de quoi que ce soit, son père pourvoyait à tout, malheureusement, elle n’était plus dans son univers. Elle se trouvait dans une réalité différente de la sienne, et sur laquelle elle n’avait aucune prise. Elle n’était pas préparée à affronter le monde. Elle n’avait fait que rêver la vie, et assisté en spectatrice à la réalisation de ses moindres désirs. Pour le coup, elle n’eut aucun mal à exprimer le malaise dans lequel elle se sentait. Privée de tout repère habituel, exposée sans la moindre préparation à la fureur de la vie, elle se sentait emporté par un tourbillon qu’elle ne maîtrisait pas. La peur, peu à peu, prit possession de son esprit infantile.

Elle fut examinée par le bon docteur Langlois, qui soignait Tontine depuis des années. Celui-ci, constatant dans quel état de choc nerveux se trouvait la jeune femme, voulu lui faire une injection d’un léger sédatif pour lui permettre de se

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reposer. A la vue de la seringue, la jeune femme hurla de terreur et fut prise de convulsions. Il fallut la maintenir pour pouvoir procéder à l’injection.

Virgile ne savait plus vers quel saint se vouer. Les étudiants ne voyaient pas non plus quoi faire. Personne n’aurait imaginé que leur expédition se terminerait par un tel désastre.

Lorsque la jeune femme reposa enfin, le médecin prit Virgile en aparté.

- Qu’est-il arrivé exactement ? Lui demanda-t-il.

Virgile lui fit le récit de leur tentative pour délivrer Tontine, et de la bataille qui s’était ensuivie.

- Comment le coup a-t-il été porté ? S’enquit le praticien avec insistance.

Virgile n’avait pas fait attention, trop occupé à rendre coup pour coup. Personne n’avait vu exactement ce qui était arrivé. On se souvenait l’avoir entendu crier et l’avoir vu tomber. C'était tout.

- J’ai peur que ce ne soit grave, reprit le médecin. Ses réactions oculaires montrent qu’elle a

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subi un très violent traumatisme. L’examen neurologique que j’ai pratiqué indique qu’il y aura certainement des séquelles. Non que ce soit ce qu’on appelle une fracture du crâne, mais je penche plutôt pour ce que l’on appelle le choc psychosomatique. Et malheureusement, nous ne savons pas encore comment soigner une pathologie de ce type. Voyez-vous, le cerveau est une mécanique fragile. Il nage dans la boîte crânienne, protégé par l’ossature. Si un choc violent survient, le cerveau peut aller percuter la paroi qui est censée le protéger. Les conséquences d’un tel choc sont parfois désastreuses pour la santé mentale et le comportement des victimes de tels accidents.

- Que pouvons-nous faire ? Demanda Virgile avec angoisse.

- Pas grand-chose, j’en ai crainte. Du repos, beaucoup de repos, quelques antalgiques pour lutter contre les céphalées. Du calme autour d’elle. Il faut surtout qu’elle se sente en sécurité.

Le lendemain à son réveil, l’état de la jeune

femme empira. Elle hurla lorsqu’elle vit que Virgile

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se penchait vers elle, et elle lui griffa sauvagement le visage. Elle mordit l’infirmière qui voulait l’aider à faire sa toilette. Elle brisa tout ce qui était à portée de sa main. Et le pire fut d’entendre sans fin ses hurlements de démente. Tout au long de la matinée, son état empira. Il fallut se résoudre à l’attacher. Le pauvre Virgile errait dans le couloir, l’âme en peine, se reprochant amèrement d’avoir voulu provoquer le destin. Lorsque le soir venu, le docteur Langlois décida de la faire interner, le pauvre garçon n’était plus qu’un zombie, que rien ne tirait de sa mélancolie.

A l’autre bout de Paris, Axuéna jouait aussi les

amnésiques. Son père, habitué aux frasques et autres sautes d’humeur de Théodora, ne porta pas une très grande attention à ce qu’il prenait pour un trouble passager. Il était très attaché à sa fille, et savait parfaitement qu’elle adorait se faire cajoler plus que de mesure, et était capable de simuler n’importe quel mal pour attirer l’attention et

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tyranniser un peu plus son entourage. Pourtant la sollicitude du bandit était réelle. Elle était le seul être qui puisse avoir quelque valeur à ses yeux. Axuéna n’eut aucun mal à contrefaire une migraine, d’autant plus qu’elle avait tout de même reçu un coup sur la tête au cours de l’échauffourée avec les étudiants.

Basilivitch tournait comme un ours au pied de son lit. Elle demanda qu’on la laissât reposer. Quand elle fut seule, elle se livra au bilan de sa situation. Elle se trouvait encore dans la tanière du fauve, mais cette fois-ci, comme membre de la meute et non pas en prisonnière. Il lui restait à trouver Tontine et à mettre au point le moyen de sa délivrance. Elle attendit près d’une heure avant d’appeler l’un des gardes et lui demander de l’accompagner voir la prisonnière. Comme celui-ci lui jetait un regard étonné, elle lui expliqua qu’après ce coup sur la tête elle ne se sentait pas vaillante et avait besoin qu’on la soutienne. Sans plus s’interroger, le garde lui prit le bras et l’aida à descendre au rez-de-chaussée. Sans s’adresser un mot de plus, ils empruntèrent le même escalier qui

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conduisait à la cellule ou elle était retenue quelques heures plus tôt. S’approchant d’une portion du mur, l’homme en fit pivoter tout un pan, après en avoir déclenché l’ouverture en manipulant une brique qui faisait saillie. Le petit hoquet de surprise qu’elle eut, au lieu de la trahir ne fit que confirmer au garde qu’elle était effectivement affaiblie, tant elle s’appliqua à boitiller derechef. Ils parcoururent encore quelques mètres de ce couloir parfaitement camouflé, et débouchèrent sur une petite pièce qui servait de salle de garde. Là, deux hommes aux faciès patibulaires montaient la garde en s’occupant à jouer aux cartes. Axuéna leur dit qu’elle avait des questions à poser à leur détenue, et entra sans demander l’autorisation. Elle referma la porte derrière elle, s’adossa contre le bois, et repris son souffle qu’elle avait inconsciemment retenu depuis un grand moment.

Au bruit qu’elle avait fait en entrant, Tontine leva le nez du livre où elle était plongée et observa sa visiteuse.

- Je n’ai pas encore eu le plaisir de votre visite. Fit-elle remarquer avec un grand sourire. Le même

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qu’elle aurait eut si elles s’étaient croisées lors d’une réception

- J’aurai aimé venir plus vite ! Reprit Axuéna. Mais Dieu que vous êtes difficile à voir ! Virgile va être ravi que nous ayons enfin pu faire connaissance, il m’a tellement parlé de vous.

Ce fut l’une des rares fois de sa vie où Tontine se sentit prise de court.

- Vous connaissez mon petit-neveu ? Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

- M’accorderez-vous de répondre à vos interrogations, assise. Reprit Axuéna. Voyez-vous, parvenir à vous rencontrer à été une expédition digne d’un roman de chevalerie et j’ai grand besoin d’un instant de repos

Tontine se trouvait dans la plus totale expectative. La jeune femme qui lui faisait face ne lui donnait pas l’impression d’être animée de mauvaises intentions, tout au contraire ! Elle avait aussi, ce je-ne-sais-quoi qui fleure l’éducation aristocratique, et possédait grâce et distinctions naturelles. Elle semblait très intelligente, et sûre d’elle. Le genre de jeune femme qu’elle aurait

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parfaitement imaginé convenir à son petit-neveu. Fidèle à l’une de ses habitudes, Tontine ne reprit pas l’initiative de la conversation, se contentant comme dans une partie de poker, d’observer son vis-à-vis, le laissant se découvrir. Axuéna se laissa jauger durant quelques instants, consciente de passer une sorte d’examen. Lorsqu’elle estima que le moment était venu, elle reprit le cours de leur échange.

- Je suis une amie de Virgile, expliqua-t-elle. Je l’ai rencontré par l’intermédiaire de Monsieur de ST JUST, pour le compte duquel je travaille parfois. Je suis restauratrice d’œuvres d’art. J’ai aussi le malheur d’être la fille de votre ravisseur. Nous n’avons pas le temps d’entrer dans les détails, je vous raconterai tout par le menu lorsque nous en aurons le temps, quand vous serez libre. Je suis ici pour cela, pour vous libérer.

- J’accepterai de vous croire, à conditions que vous me prouviez que vous êtes effectivement une amie de mon petit-neveu.

Tontine ne doutait pas de l’honnêteté de la jeune femme. Son instinct lui criait qu’Axuéna était

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une alliée. La jeune femme exhalait la sincérité par tous les pores de sa peau, et son regard s’enflammait trop lorsqu’elle parlait de Virgile, pour qu’elle n’en soit pas follement amoureuse. Ce que Tontine souhaitait, c'était juste savoir, au moyen d’un détail intime, à quel point les deux jeunes gens étaient proches. La curiosité dévorait Tontine !

- Vous voulez que je vous dise quelque chose que Virgile n’aurait confié qu’a un ami, c'est cela ?

- Tout à fait ! - Eh bien ! Je sais qu’il vous a juré de ne jamais

prendre l’avion. Je sais que le père Grognart lui racontait des histoires de la résistance quand il était petit. Je sais que vous portez le médaillon de l’abbesse.

A chacune des affirmations d’Axuéna, Tontine s’était approchée d’un pas, progressant jusqu’à la toucher. Et maintenant, la vielle dame la serrait contre son cœur. Elle subissait l’emprise d’une émotion qu’elle ne contrôlait pas.

- Quel grand bonheur de vous rencontrer mon enfant ! Vous n’imaginez pas le plaisir que vous me faites. Mon petit doigt me dit que mon Virgile est

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entre de bonnes mains avec vous ! - Je ferai tout ce qu’il faut pour le rendre

heureux ! Confia la jeune femme avec une légère rougeur qui lui montait aux joues.

- Je n’en doute pas. Mais dans quel guêpier êtes-vous venue vous fourrer ! C'est de la folie ! Ne pouviez-vous pas rester tranquille, et en sécurité ! Que d’aller prendre de tels risques pour une vieille folle !

- Virgile serait trop malheureux s’il vous arrivait quelque chose ! Et puis la situation est devenue terriblement embarrassante. Voyez-vous, la clef qui mène au livre des miracles, se trouve pendue à votre cou. Si nous ne l’avons pas, nous ne pourrons pas trouver le manuscrit, et dans ce cas je ne donne pas cher de votre vie. Si nous informons Basilivitch que vous détenez le moyen de parvenir jusqu’au trésor, je ne donne pas non plus très cher de votre existence. Dans quelque direction que nous nous tournions, nous sommes dans une impasse. Il faut absolument vous faire sortir d’ici ! Et il n’est pas question que cet odieux individu puisse s’emparer du livre des miracles.

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- Je ne comprends pas grand-chose à votre histoire de livre des miracles. Mes visiteurs ont oublié de me tenir au courant des derniers événements. Expliquez-moi cela rapidement.

En quelques phrases, Axuéna conta à Tontine l’aventure qu’avait été la quête du saint manuscrit, ainsi que ses tenants et aboutissants.

- Je comprends tout maintenant, reprit la vieille dame. Voilà pourquoi, il y a près de soixante années, la supérieure de la confrérie du Temple a voulu mettre ce médaillon à l’abri. Pourquoi ne pas le prendre avec vous, pour le porter à Virgile ? Moi je peux attendre ici.

- Impossible ! Nous n’obtiendrons votre libération qu’en échange du livre. Et personne n’est prêt à le remettre facilement à Basilivitch. Nous avons l’opportunité de vous délivrer et de le conserver. Profitons-en !

- Comment comptez-vous procéder ? - Je vais remonter dans ma chambre et feindre

d’être de plus en plus malade. Je vais demander aux gardes de m’accompagner chez un médecin de permanence. Là, je contacterai Virgile et le

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commissaire Flamberge. J’envisage de droguer les gardes, et venir vous délivrer à la faveur de la nuit. Enfin, si tout se passe ainsi que je l’imagine.

- Cela me semble un bon plan. Vous possédez quelques atouts. Il n’est pas impossible de gagner cette partie de la façon que vous dites. Sauvez-vous, vous êtes depuis trop longtemps avec moi. Bonne chance. Moi, je me tiens prête. Allez, courage !

Les choses se passèrent ensuite, telles

qu’Axuéna les avaient envisagées. Elle remonta à sa chambre, escortée du même garde du corps, et y attendit un grand moment. Puis elle demanda aux hommes de mains de l’accompagner chez un médecin. Elle se sentait au plus mal, prétendit-elle. Elle n’eut pas besoin de beaucoup feindre sa pâleur. La peur l’étreignait et lui donnait un teint blanchâtre, qui n’augurait rien de bon. A quelques rues de là, ils trouvèrent un médecin qui accepta de prendre la malade en consultation. Lorsqu’elle fut installée sur la table d’examen, elle murmura au docteur.

- Il faut absolument que je contacte la police,

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les hommes qui m’accompagnent sont de dangereux malfaiteurs. Il faut absolument m’aider.

Le médecin ne savait trop quelle contenance adopter. Mais puisque la jeune femme demandait que l’on appelât la police, c’est qu’elle était dans son bon droit. D’autant plus, que les messieurs qui l’accompagnaient n’avaient pas des figures de premiers communiants. Ne voulant prendre aucun risque, la femme pouvait être folle à lier après tout, il composa le numéro du commissariat de quartier. Axuéna demanda le commissaire Flamberge, et après quelques intermédiaires, l’obtint enfin.

Elle lui fit le récit des derniers événements auxquels elle avait été mêlée, et demanda conseil sur ce qu’il convenait qu’elle fît. Le commissaire l’encouragea à poursuivre dans la voie qu’elle avait tracée, et qui lui semblait la meilleure. Ils s’accordèrent sur les détails de l’opération, et Axuéna dut reprendre son rôle de malade et rentrer au domicile de son père avec les médecines prescrites pas le docteur. La seule anicroche, qui était de taille, fut que dans leur fougue, Flamberge et Axuéna n’avaient pas défini de quelle façon le

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somnifère serait administré. Une fois dans sa chambre, elle comprit qu’elle était de nouveau seule face à l’adversité. Le temps lui était compté, elle ne voulait pas prendre le risque d’être une seule fois de plus mise en présence de son père. Il y aurait trop de chances à ce qu’il se douta de la supercherie. Le temps s’égrenait sans qu’elle trouve une solution au problème de l’administration du breuvage. Puis une illumination la fit presque défaillir. Elle avait remarqué qu’on voulait à toute force, et cela plusieurs fois par heure, lui faire boire de ce thé si fort qu’il vous râpait les dents et la bouche. Il lui suffisait de verser la fiole dans le samovar qui trônait au milieu de la cuisine. Elle l’avait aperçu lorsqu’elle avait fait semblant d’aller chercher de quoi se sustenter. C'était pour repérer la disposition des lieux, et la répartition de ses occupants. Quand elle aurait perpétré son raid en territoire ennemi, il ne resterait plus qu’à attendre que la mixture fasse son effet. Le médecin lui avait assuré qu’elle avait là de quoi endormir un peloton au grand complet. Elle exécuta minutieusement son plan, tremblante de peur. Sa panique fut à son comble, lorsque

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s’écartant du samovar après y avoir versé la potion, un garde lui en proposa une nouvelle tasse. Ses mains tremblaient tellement qu’elle faillit renverser son bol. Cela ne fit que renforcer l’impression qu’elle donnait, d’être vraiment mal en point.

L’attente fut longue. Elle s’y reprit à trois fois,

pour vérifier si tout avait fonctionné comme elle le souhaitait. A chaque fois, elle descendit en cuisine pour y prendre un morceau de pain, y chercher un verre d’eau ou quelque autre futile prétexte. Les hommes devaient être habitués à ce genre de manège, ils ne firent aucune réflexion. La nuit était avancée, lorsqu’elle put enfin parcourir les pièces de la demeure sans trouver quiconque éveillé. Par chance, Basilivitch n’occupait pas sa chambre ce soir là, parti on ne sait où manigancer ses sordides affaires. Tous avaient bu de ce thé qu’ils prisaient tant et étaient maintenant affalés, là où le sommeil les avait saisis.

Ne perdant plus un instant, elle se rua vers les caves et ouvrit la porte de la pièce où Tontine l’attendait. Sortir de la maison ne leur prit guère

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plus de temps, et à quelques pas de là, elles rejoignirent l’escouade du commissaire Flamberge qui les attendait.

La clef des chants Dès qu’elles furent en sécurité au milieu de ses

hommes, le commissaire Flamberge donna l’assaut de la maison. Ils capturèrent sans problèmes les quelques spadassins endormis, sans trouver aucune trace de Basilivitch. Le signalement du chef de bande avait déjà été transmis, non seulement à toutes les brigades françaises mais aussi étrangères. Il ne saurait y avoir d’immunité diplomatique pour les crimes d’enlèvement et de séquestration ! Basilivitch serait interpellé, puis mis en prison pour de nombreuses années.

Tontine souhaita rentrer chez elle sans attendre, malgré les demandes réitérées du commissaire Flamberge qui attendait sa déposition. Il se heurta là au bouclier levé de la coquetterie féminine. Il n’était pas question de quoi que ce soit, tant qu’elle

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n’aurait pas pris un bain et ne serait sous son meilleur avantage pour narrer son aventure. Axuéna souhaitait aussi un moment d’isolement pour se remettre des émotions de la nuit. Chacune s’en fût vers ses pénates, escortée comme une souveraine en visite officielle.

Virgile fut l’un des premiers à être prévenu de

la libération de Tontine. Les choses s’étaient enchaînées si rapidement depuis l’appel d’Axuéna, que la police n’avait pas songé à informer quiconque des rebondissements de l’affaire. Le jeune homme fut tiré de son lit par un Grognart jovial, qui sifflotait hardiment un air d’opéra tout en lui préparant un café. Ils se rendirent de concert rue Vivienne, après avoir pêché ST JUST. S’ils avaient cru pouvoir embrasser Tontine dès leur arrivée, il n’en fut rien. La vieille dame ménageait son effet, les laissant patienter au salon des miniatures tandis qu’elle se préparait à apparaître en public, telle une star donnant une conférence de presse. Petit à petit, le salon s’emplissait des intimes venus aux nouvelles. Le suspens dura assez longtemps, à tel

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point que Virgile commençait à en être agacé. Axuéna le rejoignit et leur conta ce qu’elle savait, pour la part qu’elle avait prise à l’action. Puis enfin, fraîche comme une rose, Tontine apparut. Ses yeux pailletaient de malice, et ce fut sans plus de manières qu’elle embrassa chacun. Puis elle daigna raconter par le menu ce qu’avait été sa captivité. Tout en faisant servir un excellent et copieux petit déjeuner, elle leur mima chacune des scènes qui s’étaient jouées depuis son enlèvement.

Tontine était, à n’en pas douter, une grande comédienne qui eut pu faire carrière. Tous les assistants vécurent, au fil de son scénario, la moindre réplique, chaque geste et chaque posture. La scène de la partie de poker contre ses geôliers, faillit leur arracher des pleurs de rire. Décidément, il n’y avait que Tontine pour renverser ainsi les situations. Tous ses proches maintenant rassurés, repartirent vaquer à leur quotidien. Ne restèrent que le cercle restreint de Virgile et de ses compagnons, qui recherchaient le livre des miracles. Ils lui contèrent à leur tour dans les moindres détails, les péripéties de leur chasse au trésor.

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La vieille dame découvrit ainsi l’histoire de la

fondatrice de la petite congrégation, dont le hasard avait voulu qu’elle devienne la protectrice. Elle apprît comment cette petite princesse, pleine de vie et de grâce, avait consacré sa vie à dieu. On lui conta aussi ce que l’on savait de la personnalité et de la vie cette abbesse. Elle sut bientôt tout, de ses dons pour les chants et la musique. De son exil, lors de la révolution française, et de ses longues pérégrinations, qui la menèrent vingt-cinq années durant, de pays en pays, à travers toute l’Europe. Etienne lui fit ensuite revivre l’épopée du livre des miracles, jusqu’au jour où il fut entre les mains de l’abbesse de Remiremont. Il lui raconta, comment ils avaient trouvé tous ces détails dans le livre d’heures de la princesse, miraculeusement retrouvé à l’abbaye de Vauhallan où la confrérie avait été déplacée dans les années cinquante.

Tontine se passionna pour ce conte, tant il avait de quoi émerveiller. Elle en battait presque des mains, semblable à une enfant que l’on emmène au spectacle. Cependant l’importance et la gravité du

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sujet lui rendirent vite sa sérénité. Elle leur fit à son tour, le récit de l’arrestation de la prieure de la confrérie du Temple, il y avait de cela si longtemps.

Elle leur montra le médaillon représentant l’œil de Dieu, écartant pour cela le col de son chemisier.

- Voyez, je ne l’ai jamais quitté. Depuis près de soixante années, c'est le seul bijou que je porte. Il me rappelle, si je pouvais l’oublier, qu’il faut une vigilance de chaque instant pour ne pas laisser le mal prendre le dessus sur le bien !

- Veux-tu, pour la bonne cause, l’enlever et nous laisser l’examiner de près ? Lui demanda Virgile.

- Pour la bonne cause, oui ! Et joignant le geste à la parole, elle lui remit le précieux pectoral.

Il n’était pas très imposant, en regard de son importance. Mesurant une douzaine de centimètres dans sa plus grande longueur, il représentait un triangle avec pour centre un œil. Cela symbolisait la montée de l’âme aux cieux, leur expliqua ST JUST, qui avait souvent vu ce signe chez les templiers. Au revers, il y avait une inscription, profondément incrustée dans le métal, mais si petite qu’on avait

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peine à la lire. Virgile se munit d’une bonne loupe, et déchiffra le sibyllin message.

Au tympan à l’œil je l’ai enfermée, près du

saint siège ou je fus élevée.

De Léon neuvième emprunté la clé, au plus

grand buffet elle est destinée.

Plut à Notre Dame que messe jouée, un autre

évangile soit trouvé.

- Voici donc la clef de tout ! S’exclama ST

JUST. Comment décrypter ces vers ? - Je crois, dit Etienne, que la princesse de

Condé a voulu cacher le manuscrit pour le protéger, non pas pour qu’on ne le redécouvre jamais plus. Je pense qu’il faut envisager chaque élément à part, et assembler ensuite le tout comme un puzzle.

- Dans ce cas, dit Axuéna, le mot tympan ne peut avoir que deux sens. Le premier, le sens littéral, correspond à l’Ouïe. Nous savons que la princesse était mélomane, cela peut avoir son importance. Et puis le second, moins connu, est un terme d’architecture. Le tympan est la partie qui

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surplombe un porche, juste au-dessus d’un linteau de porte. On utilise cette définition en architecture religieuse. Peut-être les deux significations, sont-elles d’égale importance dans son message.

- Dans ce cas, poursuivit Virgile, il ne sera pas illogique de rechercher le tympan d’une église. Et pourquoi pas le tympan d’une église qui aurait un rapport avec un œil ou avec ce médaillon. Car il est bien écrit : au tympan à l’œil !

- Pour moi, cela ne fait aucun doute, leur dit Etienne. C'est dans une église qu’il nous faut chercher. A la suite du premier vers il est gravé : près du saint siège ou je fus élevée. L’abbesse n’aurait pas parlé d’autre chose, que de son siège abbatial. C'est le seul qui puisse élever l’âme. Et ce médaillon représente l’élévation de l’âme vers dieu. Je pense que nous devons nous focaliser sur ce thème.

- Que savons-nous d’un Léon neuvième ? Demanda Tontine, qui ne perdait pas un mot du décryptage en cours.

- Il doit sûrement s’agir du pape Léon IX. L’histoire garde de lui qu’il fut à l’origine de

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l’excommunication du patriarche de Constantinople, ce qui provoqua le schisme chrétien entre Catholiques et orthodoxes.

- N’oublie pas, reprit ST JUST, qu’il était lui aussi mélomane. C'est un fait peu connu, mais on a retrouvé certaines partitions qu’il a écrites pour des chants de messe.

- Il fut pape au moment du schisme. Il était originaire d’Alsace, et a connu les abbayes de la croix lorraine et aussi celle de Remiremont. Il a été l’artisan de sa reconstruction après un incendie et l’avait inaugurée. Reprit Etienne. Ce doit être le personnage qu’évoque la princesse.

- Il faut trouver maintenant, quelle clef l’abbesse a pu lui emprunter.

- Je suis sûr que c'est une métaphore, dit Tontine. Si l’abbesse de Remiremont était aussi mélomane que vous le dites et si ce pape a composé des musiques de messe, alors ce qu’elle lui a emprunté, ne peut être qu’une de ses partitions. N’a-t-elle pas écrit : de Léon neuvième emprunté

la clef … - Mais oui ! S’exclama Virgile. Plût à Notre

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Dame que messe jouée ! La clef, c'est une musique de messe composée par Léon IX.

- Et qu’un autre évangile soit trouvé ! Ce ne peut être que le livre des miracles. Leur dit Axuéna. Les évangiles sont les récits par les apôtres, de la vie de Jésus. Un autre évangile ne peut qu’être lié au Christ. Et pour ce que nous en savons, la couverture du manuscrit est faite dans le bois de la croix, le dernier objet terrestre qui ait été en contact avec le Sauveur. C'est ce qui rend cet objet miraculeux.

- Une musique de messe, écrite par Léon IX, nous permettra de trouver le manuscrit. Mais à quoi peut nous servir une partition ? Demanda ST JUST.

- C'est peut-être un code. Répondit Etienne. Ou les paroles du chant de messe nous donneront la réponse.

- Et pour le reste du texte, quelle en est la signification ? Demanda ST JUST.

- Difficile à dire, confia Etienne. Je dois avouer que mes connaissances ne sont pas assez aiguisées. Il faut en savoir un peu plus sur notre princesse abbesse.

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- Il faut aussi tenir compte de l’esprit de l’époque. La dame était de haute naissance, et il était de bon goût de manier les jeux de mots, à tel point qu’on pouvait s’élever à Versailles avec sa langue plus qu’avec ses quartiers de noblesse. Les charades étaient fort prisées à la cour de Louis XVI.

- Il faut aussi, penser aux allégories et aux devinettes.

- Ah ! Gabriel nous serait d’une aide précieuse en ce moment. Sa connaissance de l’histoire religieuse et de ses arcanes nous aiderait bien ! Reprit Virgile.

- Nous ne savons pas où il est, lui répondit Etienne avec humour. L’ange semble avoir disparu, il y a de cela quelques centaines d’années.

- Et ce buffet auquel l’abbesse fait allusion, s’enquit Tontine. Où peut-il être ? Il y avait des meubles de ce genre dans les abbayes, avant la révolution ?

- On y trouvait des lutrins, des prie-Dieu, des consoles, lui dit ST JUST. Il y avait aussi la chaire, et puis les sièges des stalles. Il n’y avait pas de buffet dans l’église elle-même. Il y en avait dans la

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partie couventine, mais pas dans la partie où étaient dites les messes.

- Je ne pense pas que ce soit cela qu’il nous faille chercher, reprit Etienne. La princesse a voulu mettre le manuscrit en sécurité. Elle ne l’aurait pas placé dans un simple meuble qui pouvait être emporté dieu sait où. Quelle autre signification cela peut-il avoir ?

- Un buffet, c'est aussi un banquet, dit Tontine. - Quel est le banquet dont pourrait parler une

abbesse ? Poursuivit ST JUST. Celui de la cène, bien sûr ! Il ne saurait y avoir de plus grand buffet que celui-là.

- Alors, dit Virgile, quelle est la représentation de la cène qui nous vient à l’esprit. Celle à laquelle l’abbesse a pu avoir recours pour cacher le livre des miracles ?

- Peut-être, est-ce un vitrail, un tableau ou une sculpture.

- Ce n’est pas impossible. Commençons en allant visiter les lieux où l’abbesse a séjourné.

- Je m’occupe de les faire recenser, dit Etienne. Cela fera un très bon exercice pour mes étudiants.

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En attendant, nous devrions tous prendre un peu de repos.

Ils décidèrent d’aller chacun de son côté, escortés par le clan Grognart qui ne voulait à aucun prix les laisser sans protection, tant que Basilivitch n’aurait pas été arrêté.

Les recherches allèrent bon train et donnèrent

rapidement des résultats. Dès le milieu de l’après-midi, Etienne les rassembla de nouveau chez Tontine pour leur faire part de ses découvertes.

- Nous connaissons maintenant, tout ou presque des déplacements de la princesse Louise Adélaïde de Bourbon Condé. J’ai relevé les lieux où elle s’est retirée en plusieurs occasions. Elle a été élevée par sa tante, la duchesse de Vermandois qui était l’abbesse de Beaumont les Tours, puis, à partir de ses treize ans elle a tenu ses appartements particuliers à l’abbaye de Pentemont, rue de Grenelle.

- Je ne pense pas que le manuscrit soit caché là-bas, dit ST JUST. Rappelez-vous qu’elle a écrit :

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près du saint siège ou je fus élevée. - L’abbaye de Beaumont les Tours est une

possibilité, repris Etienne. Mais ensuite Elle est devenue abbesse de Remiremont. Je vous rappelle que c'est dans cette abbaye que le manuscrit disparaît, si l’on en croit le livre d’inventaire de la dame du trésor. C'est ainsi que l’on nommait la religieuse chargée de veiller sur les possessions de l’abbaye. Je penche pour l’hypothèse de retrouver le livre des miracles là-bas.

- Cela semble l’endroit le plus indiqué pour y avoir caché ce trésor là, abonda Virgile. Pour ce que l’on en sait, la princesse de Condé s’y trouvait quand elle a découvert le manuscrit et a décidé de le cacher. Pourquoi serait-elle allée ailleurs ?

- Il nous faut aller voir sur place, renchérit Etienne. Depuis notre mésaventure avec mon étudiant bavard, je n’ose plus rien confier à personne ! Nous n’allons certainement pas indiquer à qui que ce soit l’endroit où le livre pourrait être caché !

- Tu as raison. Nous n’avons plus qu’à nous préparer.

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- Grognard, préparez l’auto je vous prie, dit Tontine. Nous partons voir les Vosges de plus près.

- Tu ne compte tout de même pas venir avec nous, lui dit Virgile.

- Justement, si ! Rétorqua Tontine. Tu ne penses pas que j’ai mérité d’être aux premières loges ? J’ai été enlevée à cause de ce manuscrit et de ce médaillon. Cela fait soixante années que je le porte. Je crois avoir mérité qu’on me fasse une petite place.

- Tu as raison, lui répondit son petit-neveu. Et de toute façon je te connais, tu n’en feras qu’à ta tête. Prépare tes affaires.

Stabat Mater Lorsqu’ils pénétrèrent dans l’église abbatiale

de Remiremont, le calme des lieux leur rendit la sérénité. Toute la matinée, ils avaient roulé sous la conduite de Grognart sans faire une seule halte. L’impatience les faisait vibrer. A mesure que les kilomètres défilaient, leur angoisse augmentait. Sans doute était-ce la peur de ne pas trouver ce

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qu’ils venaient chercher. Dans le silence qui régnait entre les hautes

colonnes plaquées de marbre, ils se recueillirent un instant, comme l’athlète avant la dernière longueur. Ils recherchèrent auprès des niches quelque indice sur une représentation de la cène. Malheureusement, il n’y avait rien de tel dans la vieille église. Ils en étaient à se demander si ce voyage n’avait pas été une erreur, lorsque Tontine porta la main à sa gorge avec presque un sanglot dans la voix.

- Regardez ! Au-dessus du portail d’entrée. Ils se retournèrent d’un seul bloc pour regarder

ce qu’elle leur montrait de la main. Juste au-dessus du linteau de porte, la représentation exacte du médaillon de Tontine frappait la pierre de son sceau.

- La montée de l’âme… Murmura Axuéna. La voici enfin…

- Il faut aller y regarder de plus près dit ST JUST. D’ici on ne peut pas dire si la sculpture ne cache pas quelque chose.

Ils décidèrent d’envoyer l’un des Grognart chercher une échelle qui puisse leur permettre

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d’atteindre le bas relief, trois mètres plus haut. C'est alors qu’ils entendirent un gloussement,

totalement incongru dans cet endroit saint. - Bien sûr qu’il y avait un buffet dans les

églises ! S’exclama Axuéna. Et pour certains, tellement imposants qu’ils en faisaient aussi la richesse.

Tous la regardèrent sans comprendre. Elle reprit :

- C'est tellement évident ! Cela saute aux yeux, et vous ne voyez rien. Elle était drôlement maligne cette abbesse.

Ils restèrent bouche bée, ne trouvant pas la réponse à la question muette que posait son regard interrogateur.

- Voyons … Les taquinait-elle. Des chants de messe, de la musique et un buffet. Cela ne vous dit rien ?

- Les Orgues ! S’exclamèrent-ils en chœur. Un buffet d’orgues !

- Eh oui ! Et pas n’importe lesquelles. L’abbesse a écrit au plus grand buffet elle est destinée. Cette musique doit être jouée sur de

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grandes orgues. Ils suivirent le regard d’Axuéna, et dans le

prolongement de son œil, tête levée au-dessus d’eux, ils découvrirent ce qu’ils auraient dû voir immédiatement. Le gigantesque ensemble instrumental trônait, face à la sacristie.

L’instant était si solennel qu’il en perdirent un grand moment l’usage de la parole. Ils buvaient du regard l’impressionnant tableau que formaient les tubes innombrables.

Grognart arriva, suivi d’un employé de mairie qui se trouvait non loin de là occupé à repeindre les grilles. Il avait réquisitionné homme et échelle avec une autorité qu’on ne serait pas essayé de braver.

Virgile grimpa lestement et, lorsqu’il fut à hauteur, observa minutieusement la sculpture.

- C'est ciselé très profondément, dit-il. Je ne peux pas dire s’il y a une cachette ou non. Je vois seulement une incrustation plus petite au centre de l’œil, qui semble rajoutée parce qu’elle dépasse un peu. Tontine ! Prête-moi ton médaillon. Je veux vérifier quelque chose.

Sa grand-tante lui tendit son bijou, et il monta

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derechef. Il apposa le médaillon contre son reflet concave, et vit que les deux s’emboîtaient parfaitement. Alors il tenta de faire tourner le médaillon, comme il l’aurait fait d’une clef dans une serrure. Dans un sens puis dans l’autre. Rien ! Il enfonça de toutes ses forces, et là, il sentit un léger mouvement.

- Je crois que je l’ai. La sculpture semble vouloir bouger. C'est grippé !

Le préposé tenta d’intervenir, mais le regard que lui lança Grognart le cloua sur place.

Virgile recommença plusieurs fois ses manœuvres, et petit à petit, un ressort invisible sembla accepter de se décoincer. Avec un dernier bruit de pierre, le funambule amateur tira le moellon qui vint sans plus de peine. Il redescendit avec une auge miniature à la main. Dans le creux qui y était pratiqué, se lovait un petit cylindre de plomb. Il se mit en devoir de l’extraire de sa gangue et de l’ouvrir. Le pas de vis qui en permettait l’obturation était lui aussi un peu coincé. Après quelques efforts supplémentaires, il l’ouvrit enfin. Tous retenaient leur respiration, tels les spectateurs attendant que le

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magicien finisse son tour de prestidigitation. Virgile fit alors apparaître un rouleau de parchemin. Etienne l’examina.

- Ce n’est pas très vieux. Et c'est encore en parfait état.

Il le déroula précautionneusement, et ils purent contempler la partition musicale que Léon IX avait composée mille ans avant. Ils en auraient presque pleuré de joie.

- Il nous faut maintenant trouver un organiste capable de nous interpréter cette composition, dit Virgile.

Le préposé municipal essaya de dire son mot. - Je n’ai pas compris ce que vous faites là, dit-

il. Mais si vous voulez faire jouer les grandes orgues, il va falloir aller demander à l’école de musique. C'est juste à coté ! Si vous avez un peu de chance, il y aura peut-être quelqu’un qui pourra vous aider. Si vous le permettez, donnez-moi cette drôle de pierre, il faut que j’aille la donner au responsable des monuments. Il va être drôlement étonné de ce truc là.

- Faites, mon bon monsieur, lui dit Tontine.

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Faites. Nous vous remercions de votre aide. Vous avez été fort aimable.

- Et pour le papier que vous avez trouvé, commença-t-il.

Ils ne lui laissèrent pas le temps de finir sa phrase. Comme un seul homme, ils répondirent.

- On le garde ! Il se passa encore un moment avant que Virgile

ne revienne avec l’organiste, que par chance il avait trouvé à la salle de musique. La vieille fille répétait un morceau avec la chorale paroissiale. Devant l’insistance du jeune homme, elle avait accepté de venir interpréter la partition.

C'était une magnifique musique. Faite pour enchanter. Cependant, lorsque les dernières notes résonnèrent doucement sous les ogives, rien ne se passa. Ils se regardèrent les uns les autres, tout déconfits. Ils s’étaient imaginé que quelque chose arriverait. Ils n’auraient su dire quoi exactement. Mais ils ne s’attendaient pas à ce silence. A ce vide.

Le bon sens d’Axuéna, reprit le dessus. - Le poème disait : au plus grand buffet elle

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est destinée. Ce ne sont peut-être pas les bonnes orgues.

- Quelles étaient les plus grandes orgues, avant la révolution ? Demanda Etienne à l’organiste.

- Celles de Notre Dame de Paris ! Répondit celle-ci.

- C'est évident ! S’écria Virgile. L’abbesse à fait un jeu de mots : Plût à Notre Dame que messe

Jouée…

Ils reprirent le chemin de la capitale, Heureux.

La musique du Pape Le message venait de lui être remis par un

coursier. En le lisant, il comprit que l’épilogue de cette histoire se déroulerait là où on l’invitait à se rendre. Ils étaient rentrés de Remiremont la veille au soir, exténués. L’heure tardive ne permettait plus de déranger qui que ce soit, et les portes de l’antique édifice restèrent closes. Dés que l’heure le lui permit, Virgile prit contact avec l’évêché de Paris, afin qu’il fasse jouer l’œuvre musicale du

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pape. Il attendait depuis, qu’on le prévienne dès qu’un organiste irait à la cathédrale. Et voici qu’enfin il pouvait s’y rendre.

Les tours de Notre Dame bordaient le parvis de

leurs ombres, laissant entre elles le passage d’un couloir de lumière menant au portique central. C'est dans la brillance du soleil qu’il traversa le grand portail, comme s’il passait de l’autre coté d’un miroir pour rejoindre les ténèbres. Malgré le brouhaha assourdi des groupes de touristes, la plénitude du recueillement transcendait l’atmosphère de la vieille cathédrale. Les jeux d’ombres et de lumières ne faisant qu’accentuer la signification des instants à venir, illustrant le combat du bien contre le mal. Contournant les attroupements, il se dirigea vers la poterne qui desservait l’escalier des grandes orgues. C'est là, ainsi que le lui indiquait le sibyllin message, qu’il trouverait la dernière clef. En s’approchant du magnifique ensemble instrumental, il vit que le siège de l’organiste était occupé. Au bruissement de ses pas, le musicien qui travaillait ses gammes en

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sourdine se retourna. A sa grande surprise, ce fut Gabriel qui l’accueillit d’un sourire.

- As-tu apporté la partition ? Lui demanda-t-il. - Evidemment ! Je te croyais avec les

séminaristes. Depuis quand es-tu rentré ? Et je ne savais pas que tu jouais de l’orgue !

- Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas, reprit Gabriel.

- Que signifie le message que j’ai reçu ? Faire contempler sa défaite à l’ange déchu …

- Basilivitch sera là dans quelques instants. - Je ne comprends pas ! Tu l’as prévenu ?

Pourquoi ? Dans quel camp es-tu ? Quel est ton but ?

- Tu ne le comprendrais pas ! D’autres voix, plus puissantes et plus hautes que celles qui me lient à toi, me dictent ma conduite. Je ne peux m’y soustraire, c'est au-delà de ma volonté et de la tienne. Prends un instant, et écoute.

- Ce n’est certainement pas le meilleur moment pour jouer cette partition ! Rugit Virgile.

- Il n’y a jamais eu de meilleur moment que celui-ci, pour jouer ce Stabat Mater.

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Et, posant la partition sur le lutrin face à lui, le

jeune archéologue joua les premières mesures. Quelque chose de magique enveloppait l’espace. Virgile ne parvenait pas à clarifier ses impressions, il était subjugué par la transformation que Gabriel semblait subir. Il irradiait de béatitude. Tout son être se transfigurait à mesure que les notes s’envolaient vers les voûtes millénaires.

Gabriel se métamorphosait. On aurait dit un messager céleste venu délivrer la parole du Très Haut. Sa beauté physique ne devenait plus que l’avers de sa beauté spirituelle. La lumière jouait autour de lui, tourbillonnant, nimbant le musicien d’une aura qui n’était pas de ce monde. Malgré lui, Virgile fut envoûté par la beauté de la mélodie. Le Mater Dolorosa s’épanouissait, s’amplifiait, les notes renvoyées à l’infini par les arches sacrées. Et le chant des hommes s’éleva, venu des profondeurs de la nef. Un à un, prêtres et séminaristes entraient tel un chapelet vivant venant ceinturer l’autel, et ajoutaient leur voix à celle de la chorale qui se constituait au fur et à mesure de leur venue. Leurs

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robes de moines, capuchons abaissés, ne laissaient rien voir de chacun. Ils n’étaient qu’un, multiplié à l’infini. Le chœur vivant des hommes rejoignît la musique en un accord parfait, écrasant la laideur du monde. Virgile vécut ce moment, hypnotisé. Il se sentait tout à coup soustrait à l’univers matériel. Il avait l’impression de planer doucement, porté par la majesté du cantique. Etait-ce une illusion ou bien n’y avait-il pas plus de lumière tout à coup ? Les couleurs n’étaient-elles pas plus vives ? Les voix tout à la fois plus fortes et plus mélodieuses ? L’air lui-même semblait différent, plus pur et plus parfumé. Gabriel se trouvait pris sous un faisceau d’une clarté presque insoutenable, rendu diaphane et aérien par la luminescence. Virgile se rendit enfin compte de l’origine de cette impression persistante, qu’il avait toujours eue, de connaître de toute éternité ce compagnon d’aventure. Elle tenait à la quasi-gémellité entre l’interprète à coté de lui, et la représentation de l’archange, sur le grand tableau que Tontine possédait et qui trônait dans la bibliothèque de la rue Vivienne. Les dernières notes s’égrenèrent dans un soupir, et furent

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ponctuées par un claquement sec suivi d’un raclement, comme le bruit d’un tiroir en bois coulissant sur ses rails. Le regard attiré par ce son, Virgile vit qu’une trappe s’était entrouverte à la base du buffet qui protégeait les tubes.

Il s’agenouilla et l’ouvrit davantage, afin de mieux voir ce qu’elle pouvait dissimuler. Une plaque de bois rehaussée d’ors et de pierreries, occupait presque entièrement la place de cette ingénieuse cachette. Virgile comprit à ce moment là, que la clef de ce coffre n’était autre que le Stabat Mater qui venait d’être interprété sur les grandes orgues. Seules, ses notes jouées dans l’ordre exact que leur imposait la partition, permettaient l’ouverture du petit réduit. Il comprit que l’agencement des événements qui l’avaient amené là, prenait sa source dans une volonté dont il n’avait été que l’exécutant. Des siècles auparavant, un pape entrevoyant l’avenir, avait préparé cet instant. Relayé dans sa vision, par des moines qui se transmirent, sans jamais le corrompre, son message de foi, jusqu’à ce qu’il soit délivré à celui qui serait choisi par la providence. Les grandes orgues, bien

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que modifiées et modernisées au cours des âges, avaient conservé intact le mécanisme secret qui permettait l’ouverture de l’ingénieux réceptacle. Prenant la plaque par ses côtés pour la soulever, il se rendit compte qu’elle était beaucoup plus épaisse qu’il ne l’avait supposé. L’objet pesait plus lourd qu’il ne l’avait pensé au premier regard. Il le tira à lui, et le posa sur ses genoux. La plaque de bois servait de couverture à un ensemble de parchemins enluminés et reliés en cahiers. Le dessin qui figurait en son centre, la montée de l’âme, ne laissait plus aucun doute. Il venait de trouver le LIVRE DES MIRACLES ! La quête prenait fin.

Se tournant pour le montrer à Gabriel, il s’aperçut de la disparition de celui-ci. Cela ne le laissait pas de s’étonner. Il lui semblait inconcevable qu’il s’éclipse au moment où tous leurs efforts se voyaient récompensés. Il se releva doucement, tenant précautionneusement le manuscrit sacré dans ses bras, et descendit l’escalier. En bas les prêtres l’encerclèrent doucement, poursuivant leurs chants et formant une haie plus solide que la plus épaisse des murailles.

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A l’entrée de la cathédrale, pétrifié par sa déconvenue, Basilivitch encadré de ses séides contemplait le trésor désormais hors de sa portée, avec un regard de dément. Levant le poing dans une dernière invective muette, dans une ultime malédiction, il se retourna et prit la fuite.

Virgile se sentait hors du temps et de l’espace. Il avait le sentiment de ne plus être à l’intérieur de lui, presque détaché de tout. Et pourtant, une immense satisfaction l’habitait, d’avoir menée cette quête à sa juste conclusion. Le magnifique volume serait remis au pape. Tout s’achevait. Il ne savait plus trop quoi en faire à présent. Voulant remettre son fardeau entre des bras qui convenaient mieux que les siens, il chercha Gabriel du regard. Ne le trouvant pas il demanda aux moines de lui dire dans quelle direction il était allé. Ceux-ci le regardèrent avec l’indulgence que l’on doit aux divagations d’un simple d’esprit. Personne n’accompagnait Virgile près du grand Orgue, ni n’en était redescendu. Il était sujet à des hallucinations. On n’avait pas joué non plus de musique.

Alors, une autre merveille s’avançât vers lui.

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Axuéna, lui souriait en lui tendant les bras. - Tout est bien fini, maintenant ! Nous allons

penser à nous maintenant. - Et ne plus faire que cela. Souffla-t-il, le regard

éperdu d’amour. - Nous avons réussi, Nous l’avons empêché à

tout jamais, de mettre la main sur Le livre. La vie lui sera aussi pénible désormais, que s’il rôtissait déjà en enfer. Ses rêves de domination et d’immortalité ne verront pas le jour.

- Je sais maintenant ce qu’est un miracle ! Tu ne peux pas imaginer ce que je ressens… Rentrons chez nous ! Auparavant je dois remettre le manuscrit à Gabriel, l’as-tu aperçu ?

- Gabriel ? De quel Gabriel parles-tu ? Tu as des hallucinations maintenant ?

Lorsqu’ils sortirent de la cathédrale, ils virent

un homme d’âge moyen accourir vers eux, attiré par le livre comme la limaille par l’aimant.

- Ah ! Le voici ! J’arrive après la bataille m’a-t-on dit. Ce n’est pas important. Vous avez rendu un service inestimable à l’humanité ! C'est

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indéniablement le fameux manuscrit. J’en ai lu une description dans la grande bibliothèque vaticane. Je suis désolé de ne pas avoir pu vous aider… L’avion qui me ramenait du Pérou s’est abîmé en pleine forêt amazonienne. Il a fallu plusieurs jours pour nous retrouver et nous porter secours.

- Qui êtes-vous ? Lui demanda Virgile. - Oh ! Pardonnez-moi ! L’émotion me fait

oublier les bonnes manières. Je suis Gabriel Sauvignon …

Lorsqu’il rentra enfin chez lui, fourbu, Virgile

ne pensait plus qu’à prendre un peu de repos. Il rejoindrait Axuéna au soir, pour écrire leur propre partition dans la symphonie qui commençait pour eux. Traversant sa pièce de travail, il vit Shalimar telle Bastet la déesse chat égyptienne, trôner superbement au beau milieu de la carte d’Eusèbe de Césarée, une patte pointant sur le sigle du premier scribe qui l’avait dessinée. Et sous le regard intemporel du sphinx noir, il se demanda s’il avait répondu à toutes les énigmes.

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Bibliographie

- Les livres dans les abbayes vosgiennes du Moyen-Âge,

de Marie-José Gasse-Grandjean, paru aux Presses Universitaires de Nancy, 1992.

- Chroniques de Richer, moine de Senones au

XIII ème siècle, DEA d’histoire médiévale de Dominique

Dantand, Université Nancy II, 1988. - L’abbaye de Moyenmoutier, de L. Jérome, paru à la Librairie Victor

Lecoffre, 1902. - L’abbaye d’Etival, de Marc -Antoine Georgel, paru chez

Averbode, 1962. - Salm en Vosges, de Pierre de la Condamine, Editions Emile –

322

Paul, 1965. - Le dernier souper en principauté de Salm, de Roger François, Kruch éditeur, 1993. - Histoire administrative de la Lorraine, de Jean –Louis Masson, éditions Fernand

Lanore, 1982. Sources documentaires - Bibliothèque municipale d’Epinal, fonds

ancien. - Bulletins de la société d’archéologie lorraine, (pour les recherches sur l’abbaye de Haute-

seille). - Bibliothèque Nationale de France banque de

données Gallica. - Office de tourisme de Senones.

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- Site Internet Insecula.com. - Paroisse d’Igny – Vauhallan, département de l’Essonne (pour les recherches sur la princesse de Condé). - Bibliothèque diocésaine de Nancy.