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Armand Colin Hypertexte et Genèse naissance d'un grand récit Author(s): Laurent Jenny Source: Littérature, No. 125, L'ŒUVRE ILLIMITÉE (MARS 2002), pp. 55-65 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704855 . Accessed: 10/06/2014 18:07 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.127.150 on Tue, 10 Jun 2014 18:07:25 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

L'ŒUVRE ILLIMITÉE || Hypertexte et Genèse naissance d'un grand récit

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Armand Colin

Hypertexte et Genèse naissance d'un grand récitAuthor(s): Laurent JennySource: Littérature, No. 125, L'ŒUVRE ILLIMITÉE (MARS 2002), pp. 55-65Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704855 .

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■ Laurent Jenny, Université de Genève

Hypertexte et Genèse

naissance d'un grand récit

Avant d'analyser ce qui me semble être une nouvelle idéolo- gie littéraire où se conjoignent une passion archéologique inspirée du XIXe siècle et une utopie cyberculturelle du XXIe siècle, je vou- drais situer la discipline qui en est le lieu: la génétique textuelle. Ou plutôt l'une des génétiques textuelles, car au sein de cette dis- cipline qui s'est développée, principalement en France, depuis près de trente ans, il faut distinguer des courants assez distincts, voire franchement antagonistes. J'en identifierai sommairement trois.

Le premier pourrait être défini comme «néo-philologie» (même si la génétique textuelle a cherché à se définir contre la philologie et l'a constamment traitée comme repoussoir) K Néanmoins, le projet formulé par Pierre-Marc De Biasi à propos des brouillons, «comprendre l'oeuvre à la lumière du processus global dont elle est l'effet»2 ou encore «appuyer l'étude structurale du texte sur une poësis de l'avant- texte où les stratégies se lisent en termes dynamiques de textualisation et de structuration et peu- vent être constitués comme phénomènes observables», un tel pro- jet relève d'un esprit philologique au sens large: il s'agit effectivement d'étayer le sens de la Lettre en cherchant des garan- ties herméneutiques dans l'histoire du texte. Il faut cependant admettre que philologie et néophilologie s'opposent par d'autres aspects: là où la philologie voit dans l'histoire de la Lettre une suite d'altérations qui corrompent sa pureté originaire, la néophilologie génétique trouve au contraire la justification du sens final de cette lettre. Ce premier courant me paraît se heurter à des difficultés théoriques insurmontables. L'unité de son objet repose de façon fragile sur l'homonymie du mot «écriture» pris dans deux sens différents: tantôt le mot renvoie au processus de textua- lisation repérable dans les brouillons et tantôt il réfère au sens

1. Sur ce point, cf. l'article fondateur de Jean-Louis Lebrave: «La critique génétique: une discipline nou- velle ou un avatar moderne de la philologie?», Genesis 1, 1992, pp.33-72. 2. «Qu'est-ce qu'un brouillon» in Pourquoi la génétique textuelle, CNRS éditions, Paris, 1998.

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■ L'ŒUVRE ILLIMITÉE

barthésien de la «signifiance» d'un texte traité comme achevé. De l'identité du mot, on infère la continuité de la chose3. Or la dyna- mique du processus d'écriture (qui manifeste dans une variation de formes l'activité de l'auteur) n'est pas assimilable à la dynamique de la signifiance (qui est le fait faite de jeux d'inférences opérés par le lecteur à partir d'une configuration formelle unique). On pourrait faire le même type de remarque sur l'usage par les généti- ciens du terme «énonciation», pris à la fois au sens positif de l'ensemble des traces d'un processus évolutif d'écriture à travers des variantes et au sens plus classiquement linguistique de l'ensemble des marques de subjectivité dans un énoncé fixe et défini4. Sauf à instituer en texte l' avant-texte, ce qui revient à réé- crire les oeuvres, on ne pourra jamais traiter en continuité de sens un processus et son effet. La relation avant-texte/ texte est con- damnée ou bien à nous fournir une explication de type téléologi- que (les brouillons portent en germe ce que le texte finalise); ou bien à constater empiriquement que d'autres voies de sens étaient explorées par l' avant-texte. Cependant ce constat est dénué de toute valeur explicative quant au sens du texte final. Le repérage d'une direction sémantique différente dans les brouillons est impuissante à démentir une hypothèse interprétative formulée à propos d'un texte achevé. Car on ne peut logiquement fonder le sens d'un texte sur les refus à l'aide desquels il s'est constitué. Le brouillon n'est pas la vérité profonde du texte achevé (pas plus que l'inverse d'ailleurs). On a affaire à deux objet constitutivement dif- férents et qui ne sauraient se «garantir» réciproquement. 5

Un second courant pourrait être défini comme visant à établir une «poétique de l'écriture», selon la formule déjà ancienne de Raymonde Debray-Genette. L'intention est ici encore textualiste, mais elle est moins tournée vers l'élucidation herméneutique du texte final que vers la dynamique de l'invention. A la limite, cette poétique pourrait se passer de ce texte final et ne retenir, dans la 3. Pour un exemple de ce glissement cf. Pierre-Marc de Biasi: «Ou bien l'écriture du texte comme dispo- sitif structural est bien l'effet d'un travail de l'écriture interprétable comme processus d'invention et d'éla- boration de ce texte, et alors il va de soi que comprendre l'écriture du texte consiste notamment à comprendre l'écriture de l' avant-texte...» («Qu'est-ce qu'un brouillon?» p. 56). 4. Pour un exemple de cette confusion, cf. par exemple Jean-Louis Lebrave, «L'édition génétique» in les manuscrits des écrivains , CNRS éditions, Hachette, 1993, p. 223. 5. Contrairement à ce qu'implique Pierre-Marc de Biasi lorsqu'il écrit: «Que penser d'une interprétation structurale du texte qui serait sans rapport ou même contradictoire avec ce que les brouillons mettent en évidence?» («Qu'est-ce qu'un brouillon», in Pourquoi la génétique textuelle? p. 58). Une telle interpréta- tion du texte ne serait nullement mise en défaut par un sens différent des brouillons. La contradiction entre les deux renverrait à une herméneutique de l'auteur et non de son texte final. . .

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HYPERTEXTE ET GENÈSE ■

suite des états du texte que les différentes étapes de la textualisa- tion. Pierre-Marc de Biasi a proposé de distinguer processus ďexo- génèse (qui convoquent et transforment une matière documentaire) et processus ď endogénèse (où l'écriture s'élabore «par ses seules ressources»)6. Tantôt on étudiera donc par exemple la textualisa- tion de la note documentaire ou on s'attachera aux indices stylisti- ques précis qui signalent le passage du simple plan ou programme romanesque à sa mise en fiction. Tantôt on observera le rôle que jouent les injonctions à soi-même, les retours de l'auteur sur ses propres verbalisations. Il s'agit donc d'une poétique élargie en ce qu'elle s'intéresse moins à des formes finies qu'à des processus de mise en forme. Son objet n'est pas le texte littéraire (en ce sens l'appellation «critique génétique» ne lui convient guère) mais la mise en discours, la littérarisation. Ce deuxième courant me sem- ble être parvenu à trouver un objet cohérent et légitime qui mérite d'être considéré en lui-même. Son seul problème est d'être, chez certains auteurs, assimilé au précédent, comme je le signalais plus haut, ce qui brouille considérablement sa clarté.

Je qualifierais volontiers le troisième courant de la génétique textuelle, le plus radicalement antitextualiste, celui aussi qui va principalement m'occuper, d'«archivisme de la trace». Cette fois, le généticien conteste jusqu'à la notion d'« avant-texte», telle qu'elle avait pu être élaborée par Jean Bellemin-Noël aux origines de la génétique. Le brouillon en effet lui offre un ensemble de tra- ces irréductibles au textuel telles que taches de café sur les feuilles, tremblé de l'écriture, disposition tabulaire de la page de brouillon, gribouillis, dessin. Toute textualisation du brouillon menace d'alté- rer la richesse de la trace. Nous voici cette fois dans un renverse- ment du point de vue philologique: la richesse et la pureté des significations ne résident plus dans la fixation de la Lettre mais au contraire dans son «bougé». Le manuscrit dès lors y gagne un sta- tut indiciel. Rien d'étonnant donc si on peut lui appliquer, comme Daniel Ferrer le propose, un paradigme photographique (emprunté à Barthes). L'auteur devient «le Spectrum (le photographié) dans la mesure où la surface du papier enregistre une image - peut-être même un film de «lui» en état d'écriture, le travail du généticien consistant à révéler cette pellicule sensible, à développer ce film»7. 6. Ibid. p. 45-46. 7. Daniel Ferrer, «Le matériel et le virtuel: Du paradigme indiciel à la logique des mondes possibles» in Pourquoi la critique génétique ?, p. 20.

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Toute la question sera de savoir quel peut bien être le travail d'un généticien attelé au développement d'une épreuve qui a tous les caractères d'un positif. Mais il s'agira peut-être moins de travail que de communication médiate. Le manuscrit-empreinte en effet est aussi une sorte d'objet transitionnel entre l'auteur et le lecteur. Il est le lieu d'une contiguïté différée entre l'un et l'autre. Effecti- vement, poursuit Daniel Ferrer, «Balzac (ou Flaubert ou Joyce) a vu cette page. Mes yeux rencontrent les leurs sur le folio; Balzac me regarde à travers ces ocelles que sont les cercles brunâtres - mais tout autant et même plus à travers chacune des lignes, chacu- ne des ratures de son manuscrit» 8. Le généticien décrit ici le manuscrit comme présence hallucinatoire de l'auteur (voire comme instrument d'hypnose à distance, si l'on comprend bien l'allusion aux «ocelles» de café sur les manuscrits de Balzac). Dans le même esprit, Pierre-Marc de Biasi, notait à propos de l'écriture matérielle de tel carnet de Flaubert:

...la graphie heurtée, souvent difficile à déchiffrer, parfois «sismographique» est nettement caractéristique des postures inconfortables dans lesquelles l'auteur a pris ses notes, au crayon naturellement. A certains endroits, on re- connaît même sans ambiguïté les cahots du fiacre sur le pavé des routes. . .9

À suivre ce tracé sismographique, le lecteur ne pourrait-il à son tour remonter à la secousse même? Ne pourrait-il en redynamiser la trace pour en revivre l'événement?

De son côté Roger Laufer déplorait les limites des dossiers

génétiques qui «éclairent le niveau de la feuille et reconstituent les campagnes successives d'écriture» mais «ne connaissent que par conjecture ce qui se passe entre les feuilles». Il ajoutait, sur le mode d'une prudente dénégation: «Nul ne souhaite sans doute dis- poser ď électroencéphalogramme des opérations de l'esprit. 10» A vrai dire, dans une logique de la trace, on voit mal au contraire comment le généticien pourrait ne pas souhaiter disposer des

encéphalogrammes de l'auteur. Plus embarrassante est évidemment la question de savoir ce qu'il en ferait. Mais le problème n'est pas si différent avec les empreintes diverses que l'archiviste de la trace collecte. J'y reviens plus loin.

8. Ibid., p. 20. 9. Carnets de travail de Flaubert, édition critique et genetique, Pans, Balland, 1988, p. 49. 10. «Le manuscrit électronique» in Les manuscrits des écrivains, CNRS éditions, Hachette, 1993, p. 230.

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HYPERTEXTE ET GENÈSE ■

Je remarquerai tout d'abord que ce courant de la génétique est difficile à situer historiquement. Par la passion archéologique, il plonge évidemment des racines dans les sciences du XIXe siècle (histoire, paléontologie, physiognomonie, psychanalyse). On retrouve aussi en lui bien des accents bergsoniens: ainsi dans l'apologie du continu, du qualitatif, de l' infra-langagier, du mou- vant, et du flux de conscience (toujours dénaturé par sa fixation symbolique). Mais si cette génétique se tourne souvent explicite- ment vers un tel passé, elle se revendique en même temps comme une pratique du XXIe siècle, en phase avec les technologies de demain. C'est ce «grand récit» d'une alliance inédite de l'Ancien et du Nouveau que j'aimerais analyser de plus près.

Tout d'abord la génétique se sent en sympathie avec les nou- veaux supports électroniques car elle y trouve des alliés inattendus dans sa croisade contre la «clôture du texte». Le texte est renvoyé à l'âge de l'imprimerie, dont il est le contemporain. La révolution informatique affaiblit son statut en brouillant la frontière entre manuscrit singulier et imprimé, entre un et multiple, original et copie, provisoire et définitif, matériel et immatériel.

Même sous ce mode de l'imprimé, qui se coule en apparence dans le moule technologique et conceptuel hérité du XIXe siècle, le texte perd donc un à un ses attributs les plus essentiels. Il devient instable, variant, radicalement inachevé, indéfiniment accessible à la retouche, à la réfection, à la transformation. 11

Il y a donc contemporanéité entre la fluctuance, l'indétermi- nation relative du dossier génétique et la textualisation ouverte dont le support informatique est l'instrument. Les nouvelles prati- ques immatérielles créent une sensibilité nouvelle à l'indéfini favo- rable à la dissolution du texte dans le brouillon. Mais le généticien ne relève pas seulement une coïncidence entre sa propre vision du texte et la mutation technologique en cours, il découvre un isomor- phisme entre la structure du brouillon et celle de l'hypertexte que cette mutation a permis de mettre en place. L'hypertexte, tel qu'il apparaît comme principe organisateur de CD-Rom ou de docu- ments consultables en ligne sur la toile, peut être défini comme une organisation non-séquentielle de blocs textuels ou informatifs (des éléments non verbaux tels que des images entrent sans diffi- culté dans l'hypertexte). La structure hypertextuelle, souvent arbo-

11. Jean-Louis Lebrave, «La critique génétique: une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie?», Genesis 1,1992, p. 47.

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rescente, affecte ses blocs d'un caractère granulaire : c'est-à-dire que chacun y figure comme élément d'une encyclopédie virtuelle- ment illimitée et peut entrer dans des configurations infinies. L'ini- tiative du lecteur est ici décisive. Jean-Louis Lebrave résume ainsi les caractères de l'hypertexte par une définition synthétique:

..un réseau dynamique doté des qualités suivantes: non-linéarité, non hiérar- chie, granularité, connectivité, variabilité. 12

Or ce sont précisément ces caractères qu'il retrouve anticipés dans les dossiers génétiques. Le brouillon est une sorte d'hypertex- te artisanal, fabriqué à la main et sur support papier. Lui aussi défie la linéarité par l'organisation souvent tabulaire de la page où s'entrecroisent renvois, notations marginales, croquis, ratures, taches d'encre, empreintes diverses.

L'oeil du généticien est obligé de décomposer l'espace réglé des lignes, des blancs et des pages, il doit faire son deuil de la linéarité familière ; par une gymnastique inusitée, il lui faut mettre en relation des fragments textuels dis- joints, éclatés dans l'espace de la feuille et transversaux à la succession des pages.

Lui aussi, à travers le vaste réseau intertextuel de ses notes documentaires ou citations, communique avec une bibliothèque. Lui aussi propose souvent un jeu de versions alternatives et non hiérarchisées d'une même séquence. Tout comme l'hypertexte, le brouillon requiert une lecture-contemplation où se configurent tex- tes et images.

L'activité de celui qui «lit» un manuscrit de genèse juxtapose des moments de lecture au sens habituel du terme, et des phases d'analyse et d'interpréta- tion des traces graphiques. 13

Et comme l'hypertexte encore, il fait de son lecteur une sorte d'auteur, puisqu'on ne saurait lire un dossier génétique sans l'avoir pour partie constitué, ne serait-ce que dans les choix d'ordonnancement de sa propre lecture.

Dans cette rencontre, le généticien ne voit d'ailleurs nulle- ment un hasard mais l'effet d'une cause commune. Brouillons et hypertexte remontent en-deçà de la défiguration de la pensée par la fixation de l'écrit. Ils demeurent conformes à son mouvement même. Jean-Louis Lebrave peut ainsi étayer sa critique du texte

12. «Hypertextes-Mémoires-Ecriture», Genesis n° 5, 1994, p. 12. 13. Ibid. p. 19.

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HYPERTEXTE ET GENÈSE ■

sur l'idée d'une fidélité du brouillon et de l'hypertexte aux proces- sus mentaux:

En rendant le message indépendant du hic et nunc de la situation dénoncia- tion concrète, le développement de l'écriture a permis l'existence d'objets autonomes, échappant à l'oubli, et susceptibles d'entrer dans des circuits de circulation multiples. Par une nécessité physique, ces objets, clos vis-à-vis de leur extérieur, se donnent à leurs lecteurs comme détachés de celui qui les a produits, et apparaissent comme des unités homogènes, cohérentes, achevées, et sans rapport direct avec le processus mental qui leur a donné naissance. Les documents de genèse illustrent à quel point le fonctionnement «naturel» de l'esprit est sans rapport avec ce mode linéaire, séquentiel et détaché qui ca- ractérise l'écrit standardisé. 14

Plus «naturel», le brouillon est ainsi implicitement présenté comme plus «vrai» que le texte. Et de même, Jean-Louis Lebra- ve, citant Ted Nelson, présente la pratique de lecture de l'hyper- texte comme «un processus discontinu ou non linéaire qui, comme la pensée, est de nature associative, par opposition au pro- cessus séquentiel impliqué par le texte conventionnel» 15. Chez les théoriciens de la cyberculture, la toile et son fonctionnement sont d'ailleurs implicitement associés à un fonctionnement neuronal producteur d'une «intelligence collective» 16. Ainsi les technolo- gies avancées du texte viennent créditer non seulement la supério- rité de la pensée associative sur la pensée discursive, mais en quelque sorte son essentialité de pensée. Il y a donc identification du processus et de son effet, de la pensée comme activité heuristi- que et du pensé. Le pensé pour être vrai ou valide devrait donc ressembler au processus qui l'engendre, fait d'association et de connexion illimitée de tout à tout. Cette thèse a quelque chose de problématique car la nature du processus est de ne pas se résoudre en effet sans quoi il se trahit lui-même en tant que processus. L'essence de la pensée pourrait donc être de ne rien penser - rien de définissable en tout cas - afin de demeurer processus sans effet. Pour que du pensé soit vrai et «naturel», il devrait à l'inver- se mimer son processus. Pourtant entre un syllogisme, par exem- ple, et le processus qui préside à son invention, aussi tâtonnant soit-il, il y a une différence de nature. Le syllogisme ne devien- drait pas plus authentique ou naturel ou vrai s'il nous était présen-

14. Ibid. p. 24. 15. Ibid. p. 11. 16. Ibid. p. 150.

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■ L'ŒUVRE ILLIMITÉE

té sous une forme aléatoire et non conclusive. Il cesserait tout simplement d'être du pensé...

Dans la théorie de la cyberculture, on trouve aussi couram- ment répandue à la fois l'idée que le cyberespace nous délivre de «la clôture sémantique» induite par l'écrit et nous ouvre à un «universel qui ne totalise plus par le sens», «qui relie par le con- tact, par l'interaction générale» 17. Les nouveaux supports du texte ont fait sauter les deux obstacles qui s'opposaient à une radicale ouverture de l'oeuvre: l'«auteur», en tant que garant d'une inten- tion de sens et «la fermeture physique jointe à la fixité temporelle de l'oeuvre» 18. Une fois encore les thèmes de la théorie littéraire des années 1970, mort de l'auteur, ouverture de l'oeuvre et déconstruction de son sens, donnent lieu à un recyclage littéral et trouvent leur «preuve» dans la forme du nouveau medium. Dès lors, «l'acte de création consiste à faire événement ici et mainte- nant, pour une communauté» 19. Ou encore:

Chacun est appelé à devenir un opérateur singulier, qualitativement différent, dans la transformation de l'hyperdocument universel et intotalisable.20

Ainsi les archivistes de la trace n'ont pas seulement trouvé dans l'isomorphisme du brouillon et de l'hypertexte une commune adéquation à la pensée «naturelle», ils y ont aussi découvert la

possibilité d'une pratique qui menaçait de se dérober à eux, les laissant absolument désoeuvrés. Effectivement, la question se pose, pour le généticien collecteur de traces, de savoir ce qu'il doit en faire. Daniel Ferrer, rapportant la génétique au paradigme indiciai- re décrit par Carlo Ginzburg dans un livre fameux21, met en paral- lèle l'activité du généticien et celle du chasseur:

Le chasseur aurait été, par nécessité professionnelle, le premier à savoir re- constituer une série cohérente d'événements, une description, non pas de ce qui est mais de ce qui a été. Il est bon que le généticien garde en mémoire cette lointaine filiation et n'oublie pas que la dimension narrative est une compo- sante essentielle de son activité. 22

17. Sur ce thème, cf. Pierre Lévy, Cyberculture, Rapport au conseil de l'Europe , Odile Jacob, 1997, p. 140. 18. Ibid., p. 177. 19. Ibid. 20. Ibid., p. 178 21. «Traces: Racines d'un paradigme indiciaire», Mythes, emblèmes, traces - Morphologie et histoire, Pa- ris, Flammarion, 1989. 22. «Le matériel et le virtuel», p. 16.

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HYPERTEXTE ET GENÈSE ■

Le généticien pourrait donc être tenté, remontant aux sources anthropologiques de la narration, de raconter le sens des traces qu'il a relevées. On voit trop bien, cependant, tout ce qui s'y oppose dans sa logique même. C'est que, transmuant des traces non verbales en mots, du simultané en successif, de la variance en forme définie, et de l' infra-sens en signification, il trahirait l'essence même du dossier génétique. Il verbaliserait l'icônique, il textualiserait l' avant-texte, il narrativiserait le non-séquentiel. L'acerbe croisade contre le texte du généticien des traces ne sau- rait déboucher sur un texte clos. Par un effet de retour épistémolo- gique, il se voit donc interdit ce qui est l'activité la plus commune du critique: l'établissement d'un sens. La question demeure pour lui de se découvrir une pratique qui laisse intacte l'essence de son objet tout en le transformant minimalement pour le constituer tout de même en objet. C'est ici que l'isomorphisme de l'hypertexte et du brouillon va apporter une solution providentielle à cette diffi- culté.

Le généticien des traces aura pour pratique de transmuer en hypertexte le brouillon, c'est-à-dire de constituer des éditions hypertextuelles des textes et de leur dossiers génétiques. Par là, il ne dénaturera rien de son objet. Il se contentera d'en collecter les éléments et de les mettre à disposition. Il reproduira dans leur apparence réelle les strates icôniques, manuscrites, et imprimées du dossier, sans les transcoder. Il s'efforcera ainsi de reconstituer le trajet mental effectué par l'écrivain. Jean-Louis Lebrave y voit une transformation décisive de la fonction critique:

Telle serait à notre sens cette écriture critique que nous avons précédemment opposée à la lecture critique qui nous est familière dans la tradition textuelle, et qui constituerait la véritable édition génétique. Critique, car elle suppose l'établissement des données génétiques, tant pour la microgenèse interne à un feuillet que pour la macrogenèse reconstruisant la structure de l'ensemble du dossier. Le chercheur donne ainsi à voir ce qu'il considère comme le meilleur parcours à l'intérieur du dossier, c'est-à-dire le plus proche de celui qui a été effectué par l'écrivain.23

Le critique n'a donc plus pour fonction de «lire» (et d'autant moins qu'il n'entend s'arrêter à aucun «texte»), mais de «réécrire» l'ensemble des traces. Sa «critique» ne suppose pas discernement ou choix puisqu'elle vise à ne rien excepter des tra-

23. «L'édition génétique», in Les manuscrits des écrivains, CNRS éditions Hachette, 1993, p. 223.

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■ L'ŒUVRE ILLIMITÉE

ces originaires du texte. Elle n'implique aucune distance vis-à-vis de l'auteur, elle aspire à une identification et une reproduction des processus de son écriture. Et elle trouve dans la forme hypertex- tuelle une justification technologique de cette réversibilité reven- diquée des fonctions de lecture et d'écriture:

Il s'agit donc d'une écriture au plein sens du terme, ce que confirme la double adéquation du modèle hypertextuel : il peut être utilisé, en tant qu'«édition génétique» pour représenter une genèse déjà effectuée, mais il a aussi voca- tion à être un véritable outil d'écriture, comme le montre la maquette du futur poste de lecture-écriture de la Bibliothèque de France24.

Sans jamais s'être arrêté à un texte-objet, le critique pourra donc commencer à écrire en symbiose avec les traces dynamiques d'une création et sans discontinuité avec elle. En toute logique, on peut supposer que cette écriture devrait elle aussi prendre une forme hypertextuelle (et pas seulement l'édition génétique dont elle procède), incitant ainsi ses futurs lecteurs à devenir à leur tour les auteurs du texte «critique», et ainsi à l'infini. A ce point surgit un ensemble de questions sur le sens de l'activité généti- cienne. La génétique en général et l'archivisme des traces en par- ticulier revendiquent souvent leur statut de science. Selon Jean- Louis Lebrave, la génétique aurait utilement soustrait les autogra- phes au regard fétichiste des amateurs pour les doter de la qualité d'objets scientifiques.

Ils peuvent désormais sortir du cabinet de curiosités et entrer au laboratoire.25

À vrai dire, on se demande ce qui motive une telle assurance. Car c'est un étrange laboratoire que celui où l'approche de l'objet s'efforce à mimer l'objet. On imagine mal, par exemple, que si l'on se donne pour tâche d'étudier scientifiquement la pensée asso- ciative, on adopte le principe de le faire associativement au nom d'une fidélité à l'objet. Mais c'est un peu ce que nous proposent les archivistes de la trace.

Plutôt qu'une science, au prestige incertain malgré son appa- rat technologique, il me semble que cette branche de la génétique a inventé, sans vraiment s'en rendre compte, une nouvelle pratique du livre, sensiblement différente de ce qu'on appelle lecture. Prati- que d'empathie interactive et de rêverie sur l'origine, elle ne vise

24. Ibid. 25. Jean-Louis Lebrave, 1992.

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Page 12: L'ŒUVRE ILLIMITÉE || Hypertexte et Genèse naissance d'un grand récit

HYPERTEXTE ET GENÈSE ■

pas à la constitution d'un sens mais à la reviviscence d'un trajet mental, simulé sur écran par des parcours hypertextuels. L'éton- nant, c'est que cette pratique de simulation éminemment contem- poraine et étonnamment antiherméneutique soit née de l'évolution de disciplines du sens comme la philologie, la critique et la poéti- que. Il est vrai que l'histoire de la lecture nous enseigne que le livre a été l'objet d'usages si divers qu'ils paraissent presque sans rapports. La génétique, entre autres, nous apprend que cette histoire n'est pas close.

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LITTÉRATURE N° 1 25 - MARS 2002

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