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  • BIBEBOOK

    JEAN AUBERT LORANGER

    LES ATMOSPHRES

  • JEAN AUBERT LORANGER

    LES ATMOSPHRES1920

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1635-0

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Lecture

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  • Pour ma femme.

    n

    1

  • Premire partie

    Le passeur

    2

  • Les Atmosphres Chapitre

    elque chose sest mis exister soudain.Jules Romains.

    3

  • CHAPITRE I

    Prologue

    U . Sur la rive gauche qui est basse, il y a un village. Uneseule rue le traverse par o entre sa vie, et les petites maisons,qui se font vis--vis, y sont comme attables. Tout au bout, laplace dhonneur, lglise qui prside la confrrie des petites maisons.

    Sur la rive droite qui est escarpe, cest une grande plaine avec desmoissons, une plaine qui remue ; et derrire un grand bois barre lhorizon,do vient une route vicinale jusqu la grve o est la cabane du passeur.

    La route est anque de poteaux tlgraphiques qui ont lair de grandsrteaux debout sur leur manche.

    Enn, le bac du passeur qui est un morceau de la route qui otte surleau.

    n

    4

  • CHAPITRE II

    Le passeur

    Q lhomme la curiosit de connatre son ge, et quonlui eut fait voir le registre de sa vie avec laddition de ses joursqui faisaient quatre-vingts ans, il fut dabord moins eray dece quil allait lui falloir bientt mourir que de limprvu de sa vieillesse.

    Il ne se savait pas rendu si loin. Il avait avanc dans la vie sans regarderdevant lui, la manire du rameur qui connat bien le parcours et qui nese retourne pas vers lavant, tout occup quil est du mouvement de sesbras. Aussi, se retourna-t-il brusquement vers ce quil lui restait vivre,quand il eut senti par tout son corps la secousse de lanticipation de la n,quand il sut la vieillesse subite quil devenait.

    Lhomme navait jamais eu dautre mtier que celui de passeur, etpour gte, la bicoque aussi vieille que lui, sur lautre rive, tout au bord deleau, en face du village.

    Ctait une vie organise avec un bac et une chaloupe : une raisondtre qui est la route dont il avait fonction de continuer llan par-dessus

    5

  • Les Atmosphres Chapitre II

    la rivire. Il tait une espce de batelier de la route. Il passait les pitonsdans une petite chaloupe blanche quil maniait la rame ; un grand bacrouge, guid dune rive lautre par un l transversal, servait aux voitureset aux charges lourdes.

    Il causait peu, ce qui avait loign de lui les sympathies.Le bonhomme tait lent dans son travail, mais assidu. Si un attelage

    sonnait sur la route, il sortait sans se hter de sa sieste quil prenait saporte, et allait son poste lavant du bac, le dos courb et les mains surle l, prt tirer.Quand la voiture tait dbarque, il se faisait payer, puisse remettait tirer le l sans rien dire. Le bac rejoignait lentement lautrerive, avec son petit bruit tranquille de papier froiss que faisait sous lespanneaux leau qui se frisait. Puis lhomme reprenait sa sieste, immuable.

    Ainsi donc, toute la longue vie que lhomme reconnut avoir t,quand il en apprit la dure, vint-il sajouter un peu de mort avec linqui-tude de ce quil allait tre. Il eut peur, non pas prcisment de la mortmais de ce quil allait tre avant la mort, de ce quallaient devenir sesbras, ses uniques bras, ce quil avait toujours t. Lnergie de pomperla vie comme dun puits tait encore en eux ; mais il advint que lide dene pouvoir pas toute la pomper, jusqu ce que le trou fut tari, devint sapense xe.

    Lhomme fut pris de lgosme des travailleurs qui vivent du travail ;lhomme eut peur de ne pouvoir pas travailler, il eut peur de la vie desvieillards qui ne travaillent pas, mais qui gardent assez de bras pour re-pousser la mort.

    Donc, partir de ce jour de plus aux autres qui faisait sa quatre-vingtime anne, en plus des bras quil avait, le passeur se dcouvrit uneide, quelque chose de blotti dans sa tte qui la faisait sourir. Lhommecommena de se connatre ; en plus des bras, il avait une tte ; et pour desheures de sieste il en prit contact, et on le vit se tenir pniblement la ttedans ses deux mains.

    n

    6

  • CHAPITRE III

    Les reins

    I matin, son rveil, le passeur t une autre grandedcouverte. Il constata quil avait non seulement un dos, do sesbras puisaient lnergie, mais aussi des reins.Cela tait advenu la suite dune grande fatigue au sortir du lit. Il avaitprouv son dos la sensation dune pesanteur inaccoutume, comme sila lourde paillasse y tait reste colle. Il eut, somme toute, limpressiondavoir repris en une seule nuit toutes les fatigues quil avait jadis laissesdans ses sommeils.

    Il vint un homme qui parlait fort et qui le t se mettre nu. Il laissadeux bouteilles et des paroles que le passeur dut se rpter plusieurs fois,avant den saisir toute la signication.

    Cest vos reins, vieux, qui sont uss.Cela fut toute une rvlation, et il ne cessa pas, pendant deux jours

    de se redire : Jai des reins et ils sont uss.

    7

  • Les Atmosphres Chapitre III

    Tout dabord, il nen avait voulu rien croire.Habitu quil tait, par sa vie dhomme qui travaille, de ne voir dans

    le corps humain que des attributs du travail, il ne put pas concevoir lexis-tence en soi dune partie qui ft inutile. Avec des bras, il tirait tout le jourdes rames qui psent du bout dtre dans leau ; il traversait dune rive lautre des charges qui faisaient enfoncer son bac dun pied. Avec desjambes, il marchait au devant de largent, ou se tenait debout pour lat-tendre. Certes, il savait le dos ncessaire, ne ft-ce que pour se coucherdessus quand on est trop fatigu. Mais des reins, a ne servait rien, sinon faire sourir, quand on les attrape.

    Mais il vint lheure de sortir et de travailler, et comme la sourancede son dos le suivait partout, dans sa chaloupe et dans son bac, il lui fallutbien sadmettre quil avait quelque chose l. Comme cette chose ne setenait pas agrippe son paule ni ses hanches, il nit par reconnatrelexistence en lui des reins, et il en fut constern.

    Son mal et ses reins sidentirent donc en passant par sa connais-sance. Ils furent une partie douloureuse son corps ; ils furent une ma-ladie qui lui venait du lit et du sommeil, ayant constat un redoublementde ses sourances son rveil.

    Puisque ses reins taient le mal son corps, il avait donc attrap lesreins. Et si certains jours qui furent plus pesants que les autres, ses ramessarrtaient en lair comme le geste interrompu dun orateur qui ne trouveplus ses mots, le passeur sexcusait dtre, tout simplement, un pauvrehomme qui porte ses reins.

    n

    8

  • CHAPITRE IV

    Le vent

    C , passeur rama plus que de coutume. Ctait juillet,et des femmes traversaient par groupes pour une cueillette surlautre rive.Tout le matin qui fut calme, avec la rivire lisse, on aurait dit polie, lachaloupe ne discontinua point son va-et-vient de trait dunion mobiledes deux rives, la chaloupe avec ses rames grandes ouvertes en bras quiembrassent leort, en bras ouverts comme crucis sur le travail.

    Vers le milieu du jour, il vint une heure trop belle au temps, une heuretout simplement trop belle pour quil en puisse continuer dtre ainsi. Ilse produisit quelque chose qui tait un changement. Lair remua dans lesarbres qui se prirent de tremblotements : lair poussa sur la cte, o lesbras dun moulin tournoyrent lentement dans le lointain ; lair se frottacontre la rivire qui cessa subitement de mirer les rives, comme une glacequi devient embue. Il se t donc un changement ; il t du vent et le tempssassombrit.

    9

  • Les Atmosphres Chapitre IV

    Laprs-midi ne fut plus que du vent dans un temps gris.Quand le passeur revint vers la rive o lattendait la dernire des

    femmes attardes, la rivire tait pleine de secousses et de chocs, et lachaloupe sautait sur leau qui semblait sbrouer. Il atterrit pniblement,puis il repartit avec la femme.

    La chaloupe navanait que par petites propulsions, cause desrames qui lchaient prise subitement, et qui lanaient en lair des gerbesblanches ; cause de toutes les vagues invitables qui frottaient sur lachaloupe ; cause de lquilibre quil fallait tenir dans le balancement desrames plongeant avec un bruit et remontant comme pour respirer avantde replonger ; enn, cause du vent, et principalement des reins qui don-naient des langueurs et des sursauts au corps tout tordu qui tirait sur lesbras tendus et quasi impuissants.

    Le passeur extnu sentait le vent sur son front, tout le vent lourde-ment appuy son front et qui tonnait dans ses oreilles, comme sil avaiteu sur les cts de la tte les grandes ailes dune coie de toile.

    Quand le choc de la rive eut enn immobilis lembarcation, le pas-seur, les bras ballants, saaissa, puis.

    Des volutes immenses de vent roulaient partout, serres comme unecharge ; des volutes immenses, une charge de volutes pesantes.

    n

    10

  • CHAPITRE V

    La tte

    Q toucha enn la secousse de la grve o ellesimmobilisa, les bras du passeur tombrent inertes le long deson corps, comme les rames quil venait de lcher aux ancs delembarcation. Il eut un frisson, comme si des lets deau froide avaientcoul dans ses os creux. Il prouva par tous ses membres le mal de sesreins, il eut sensation dune ssure ses reins par o toute la douleur seserait chappe pour envahir son corps. Il resta tordu sur sa banquette.

    Alors, il advint la chose extraordinaire qui est la paralysie. Cela vintlentement qui le prit par les jambes ; cela vint la chose qui monta en lui enpassant par tous ses membres, cela vint la chose qui monta et qui sarrta sa tte.

    Le corps fut envahi par transitions douces, comme sil eut gliss lelong de la grve qui amne leau jusquau cou et qui fait quil ne resteplus quune tte qui merge.

    Le passeur qui avait t des bras, des jambes, un dos et des reins, ne

    11

  • Les Atmosphres Chapitre V

    fut plus quune tte qui pensa les bras, les jambes, le dos et les reins.Le lendemain, lhomme qui tait dj venu, revint, et il repartit cette

    fois sans rien dire. Un autre homme sinstalla dans la maison, et le passeurreconnut son remplaant, un autre passeur ; et il laissa faire.

    n

    12

  • CHAPITRE VI

    Les vieilles rames

    Q que les bras du passeur furent dsormais bal-lants, quand ils devinrent ces deux choses inutiles, telle la vieillepaire de rames qui ne prend plus prise dans leau, ou qui nestpas assez forte pour rsister lnergie quil faut pour atteindre lautrerive qui est la vie, qui est largent, on choisit la chaise la plus confortableau repos que lui assignait sa vieillesse.

    De lombre du toit de sa maison, il regardait la grve o la route sva-sait, comme extnue darriver de si loin ; il regardait couler la rivire quipassait interminablement ; il regardait la manuvre du nouveau passeur,qui sloignait tout doucement sur leau, qui devenait tout petit, et puisimperceptible presque, et qui revenait en grossissant, et qui arrivait de-vant lui en faisant sonner du nouvel argent dans sa poche.

    Il fut le dos malade qui refuse aux bras le muscle dont il est la racine ;il fut la ssure ; il fut lattente de la mort devant tout cela qui est la vie,qui est le surmenage pour arriver la chaise quon place dans lombre,

    13

  • Les Atmosphres Chapitre VI

    tout au bord du soleil, quand il y a deux bras qui ne travaillent plus, deuxbras qui ne font plus rien.

    Le mal refusa aux bras laction des bras sur les paules ; ils taientpourris les vieux tolets.

    n

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  • CHAPITRE VII

    Les vieilles rames

    (Deuxime version)

    Q dtre le passeur, il devint autre chose. Ildevint la seconde vie, celle des vieux leur retraite qui attendentla mort qui viendra vite, parce quils ne font plus rien. Il fut,somme toute, ce nouveau chapitre qui surgit tout au bout de lhistoiredont on avait cru tourner la dernire page.

    Il arriva donc quil en prt conscience et quil en fut triste.Alors il dcouvrit la vraie vie, lautre vie quil ntait plus.De sa porte, dans lombre, il la reconnut dans tout ce qui ntait pas

    lui, dans tout ce qui tait le soleil, dans leau qui passait en fripant le sablesur le bord de la grve, dans les coups de reins du passeur sur le l du bac,dans le cri qui venait de lautre rive, qui venait des deux mains mises encornet sur la bouche de lhomme qui signalait, l-bas, tout petit. Enn, ilvit laction, le gros remuement dans le village den face qui apparaissaitsur la berge comme une table mise avec ses petites maisons de toutes

    15

  • Les Atmosphres Chapitre VII

    les formes qui faisaient penser, vues de loin, des vaisselles, et avec lachemine dune usine qui se dressait comme un col de carafe.

    n

    16

  • CHAPITRE VIII

    Ensuite

    L prit soin de lancien, car il tait incapabledaucun mouvement qui lui permit de se subvenir.Il vcut ainsi toute la saison deau sans se plaindre, tout occupquil tait du mystre de ses articulations devenues inutiles.

    Lhiver vint avec la rivire qui fut de la glace, et lhomme senfermadans sa cabane.

    Au printemps, quand le soleil rchaua la terre autour de sa cabane, lepasseur recommena ses promenades quotidiennes de son lit une chaiseplace sa porte.

    Il ne se faisait plus soutenir ; le long repos de lhiver semblait avoirinu sur sa rigidit. La vie revint peu peu ses membres engourdis, etmme, dans les temps quil ne faisait pas humide, il se sentait presquaussifort quautrefois.

    Il se serait remis au travail, sans la dfense que le mdecin lui en t.Mais il y avait en plus de cela qui ntait pas trs autoritaire, une autre

    17

  • Les Atmosphres Chapitre VIII

    grande interdiction au travail, il y avait le nouveau passeur qui ne voulutpas cder la place pour laquelle il se sentait ociellement quali.

    Alors, lhomme en qui la vie tait revenue ne reconnut pas celle quilavait t autrefois. Il reconnut une inapptence au travail et assez de braspour repousser la mort.

    n

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  • CHAPITRE IX

    Lennui

    D par linertie de ses deux bras le passeur reconnut lin-utilit de son existence, il arriva ce qui devait arriver, il arrivalennui o il sankylosa petit--petit.Il le connaissait cet ennui, la chose invitable au repos qui se prolongetrop, il le connaissait pour lavoir prouv tous les hivers, parce que larivire est de la glace et quil ny a rien faire. Aussi, quand il en sentitles premires atteintes, il vint au fond de cet homme la conviction quilne sen pourrait jamais dgager, vu linactivit o se trouvait plonge savie pour toujours, et lide de la mort quil se prit dsirer ardemment.

    Ce devait tre la n. Et devant lennui qui le gagnait, qui lenvahissait,toute son nergie fondait en lui, comme dans la chambre les couleurs dela lampe se dissipent devant un jour plus grand qui entre.

    Le souvenir des hivers lui vint avec lennui, et latmosphre de sa der-nire transformation perdit graduellement de sa teinte, il y eut du blancdans la tte de lhomme, du blanc mou qui venait de partout.

    19

  • Les Atmosphres Chapitre IX

    Il devint paresseux et taciturne. La vie lui avait t pnible et dure, ilcessa de la penser, on aurait pu croire quil sen passait.

    De toute sa vie quil avait t, rien nexista plus que le temps, les dif-frents temps quil faut pour que le jour passe en nuit, et celle-ci au rveildun autre jour.

    Il ny eut plus que le temps quil fait quand cest lheure de semettre ausommeil ; temps violet avec des tranches de rouge, et le soleil qui descendlentement dans le dme de lglise comme une grosse pice dor dans untronc, le temps qui est le rveil, dans les grandes lattes ples en lumiretendues des persiennes closes son lit, le temps du midi sur la riviretoute blouissante de constellations sautillantes.

    n

    20

  • CHAPITRE X

    Retournement

    U le passeur tait sur lautre rive, il sassit, pour lapremire fois, depuis un an, dans sa chaloupe. Il tait songeur.La matine tait belle et la rivire mirait le ciel bleu. Des petitsnuages blancs et ronds, comme de gros paquets de mousse savonneuse,se tenaient aligns sur lhorizon. Au loin, la cloche du village tintait.

    Tout coup, le l du bac vibra. Le passeur sen revenait.Alors, lhomme vit les rames qui donnaient envie dy appuyer les deux

    mains, et il y appuya des deux mains. Quand il les eut senties sur sespaumes, il serra. Les muscles de ses bras durcirent ses paules, et toutcomme sil ne lavait pas voulu, tout comme sil ny pensait mme pas, iltendit les reins.

    La chaloupe laissa le bord, et quand elle eut atteint le plein chenal,elle se mit descendre lentement entre les deux rives.

    Les coups de rames laissaient sur leau des arabesques, et derrire, ily avait un grand V sur la rivire.

    21

  • Les Atmosphres Chapitre X

    Au bout de quelques instants, il ny eut plus darabesques, et les deuxlignes du grand V se collrent aux rives.

    Lhomme sentit de nouveau le frisson des lets deau froide dans sesos creux.

    Au haut de la berge, dans le lointain, les bras dun moulin battaientlair, et il xa son attention sur le retournement, et lenvie lui vint devomir.

    La chaloupe tait en travers du chenal. Le soleil chait dans leau degrands glaons de lumire o passaient des petits points brillants.

    La chaloupe se pencha lentement dun ct, puis elle se releva brus-quement. Avec un bruit sourd, une petite gerbe blanche sleva de leaucomme un bouquet, et de grands anneaux stendirent sur la rivire.

    Et le courant amena la chaloupe qui descendait seule, avec ses deuxrames pendantes, comme deux bras qui ne travaillent plus, comme deuxbras qui ne font plus rien.

    n

    22

  • Deuxime partie

    Signets

    23

  • CHAPITRE XI

    Je regarde dehors par la fentre

    J par la fentre.Jappuie des deux mains et du front sur la vitre.Ainsi, je touche le paysage,Je touche ce que je vois,

    Ce que je vois donne lquilibre tout mon tre qui sy appuie.Je suis norme contre ce dehorsOppos la pousse de tout mon corps ;Ma main, elle seule, cache trois maisons.Je suis norme,normeMonstrueusement norme,Tout mon tre appuy au dehors solidaris.

    24

  • Les Atmosphres Chapitre XI

    n

    25

  • CHAPITRE XII

    Les hommes qui passent

    L passent emportent la rue avec eux.Chacun, qui la porte, la pense dans une pense dirente,comme il y marche o il veut.La foule fait dans la rue un dessin obscur de taches mouvantes.

    La rue distraite se disperse et sparpille dans chaque mouvement dechaque homme.

    Une troupe de soldats entre soudain dans la rue, et le tambour noue

    le rythme uniforme des hommes qui le suivent.Le tambour avance et grandit, et ses ronrons grignotent petit--petit

    tous les bruits de la rue.Le tambour devient toute la rue, les hommes qui passent lcoutent et

    lentendent de leurs jambes qui marquent la syncope en saccades.La rue se concentre et se retrouve, la rue marque le pas du tambour,

    elle saccorde et se pntre.

    26

  • Les Atmosphres Chapitre XII

    Les hommes qui passent ont tous le mme pas, et remettent, grandscoups de pieds sur le pav, la pense quils avaient de la rue.

    Le tambour est toute la rue.La rue existe.

    n

    27

  • CHAPITRE XIII

    Des gens sur un banc

    D un banc attendent lheure dun train. Depuis peu quela gare sest tue, et quelle signore, ils sont l, des gens qui ne seconnaissent pas, quunmme banc tasse, dans unemme attente.Ils ne causent pas, car ils sont trop tous la mme pense dune mme

    chose. Le seul grand regard unanime, comme la pense quils ont, va de latable dheures la petite valise pose sur leurs genoux, ou leurs pieds.

    Le dsir, qui hante la foule en confrrie, de se dire quelque chose, neles tourne pas lun vers lautre. Ils sont trop tous la mme chose.

    Leurs yeux qui bougent, remuent la grande fatigue qui est au fond, etse troublent. Ils prouvent la nuit invisible dans la lumire de la gare ; ilsbillent tour tour, ils happent, par petites bouches, le sommeil qui lesassige.

    Les hanches et les paules se touchent dans une mme vie dattente,ils ne sont rien quunanimes.

    Des gens sur un banc qui attendent lheure dun train.

    28

  • Les Atmosphres Chapitre XIII

    n

    29

  • CHAPITRE XIV

    Je marche la nuit

    J nuit dans la rue, comme en un corridor, le long desportes closes, aux faades des maisons.Mon cur est dvast comme un corridor, o il y a beaucoup deportes, beaucoup de portes, des portes closes.

    n

    30

  • CHAPITRE XV

    Avec lhiver soudain

    A , tous les petits bateaux se sont tus au port,comme des grenouilles quand ltang gle, et le dernier paque-bot, avec derrire lui leau paissie qui bouge encore, se htevers le bout du euve o est la mer.

    Voici dcembre soudain, avec ce qui fait que rien ninsiste plus pourque je vive.

    Voici dcembre par o se fait la n de lillusion quil y avait en moidune possibilit de partir.

    les grands cris au port des derniers paquebots en partance dni-tive,

    les entendre.Et dans la glace, ce grand sillage que lhiver garde matrialis jusqu

    la mer, du dernier paquebot que dcembre a pouss hors du port.

    31

  • Les Atmosphres Chapitre XV

    n

    32

  • CHAPITRE XVI

    Les grandes chemines du port

    L du port remuent dans leau qui les mire,les grandes cheminesmolles dans lamoire des eaux quimirent.Et au-desus de tout, toutes grandes aussi, les fumes quon diraitpendues comme des crpes.

    Le port est triste de tant de dparts dnitifs.Le port en deuil des beaux bateaux qui ne sont pas revenus.Et plus il allaitplus slargissait la plaie,Charles Vildrac.

    n

    33

  • Troisime partie

    Un conte

    34

  • CHAPITRE XVII

    Le vagabond

    S , il fut sur la route, ne se retourna pas pour undernier regard au village quil venait de traverser, cest quil lui envenait du mpris, pour trop de dsillusion quil y avait trouve.Il venait dy recevoir un refus presque total de repatre par des au-

    mnes la vie dont il avait besoin pour continuer plus loin. On avait malrpondu ses qutes pour lesquelles il stait tant humili.

    En ce moment quil en tait enn sorti, une seule chose loccupait ;sen loigner le plus vite possible, avant que ne se dveloppe trop lidequi sbauchait de retourner en arrire avec tout un plan de vengeance.

    La route, avec la fatigue qui sy ajoute, promettait dpuiser en lui parde la distance lnergie quil faut pour une entreprise pleine de dicults,et il y marchait.

    La poussire, comme de la neige, gardait les vestiges de lhomme. Lespas enregistraient la route la dcision quil avait de sloigner.

    Ce village, il ne lavait pas voulu, il nen avait pas fait son but. Il stait

    35

  • Les Atmosphres Chapitre XVII

    tout simplement trouv invitable la route, et il lavait travers avec laroute.

    Aucune intention dexploitation ne lui en tait venue, quoiquil t ta-lage de richesses et de pleine conance. Il ne lui avait demand que lavictuaille quil faut pour atteindre un autre village.

    Somme toute, une aumne, en ce cas, ctait, croyait-il, une rcom-pense due son honntet, tant donne la facilit que lon sait un va-gabond de voler.

    Aussi, quand il fut de nouveau sur la route, lhomme se jura-t-il de neplus tre dupe de lapprciation que peut avoir le villageois des bonnesintentions.

    Son dsenchantement justiait de la rsolution qui lui vint de com-mettre un vol au village suivant, et il y allait.

    Ses bras se balanaient dans le rythme de ses jambes, et il marchaitdune allure que soutenait le dsir datteindre au village suivant de laroute, la nuit.

    Lhomme marchait sur la route.De chaque ct de lui, ctaient deux paysages qui tournaient lente-

    ment sur eux-mmes, comme sur un pivot ; ctaient au loin, des arbreset des buissons qui se dplaaient.

    Les poteaux du tlgraphe qui anquaient son chemin, et qui lindi-quaient, l-bas, comme une rampe, venaient lui en de grandes et lentesenjambes, et ils sadditionnaient en une solution norme et lointaine quiajoutait la fatigue quil commenait de ressentir.

    Au bout de plusieurs heures dune marche ainsi soutenue, il vint la nde laprs-midi par o la nuit entrait, il vint aussi, sur le bord de la route,quelques hameaux qui annonaient la n du voyage.

    Lhomme atteignit enn le sommet dune cte, et le village lui apparut.Il restait dans lair encore trop de clart pour quil lui ft possible

    dy pntrer tout de suite ; et quoiquil en ft encore assez loign, il eutlimpression quon le regardait venir. Il sortait des toits de chaume deuxpetites chemines, ce qui donnait aux maisons lair inquiet de ttes dechiens les oreilles dresses.

    Lhomme attendit la nuit, puis, quand lombre se fut perce au loindun groupe de lumires, il se dirigea prudemment vers une maison quil

    36

  • Les Atmosphres Chapitre XVII

    stait choisie, une maison lcart des autres.Comme une lampe lallumait encore quand il en fut proximit, il

    pntra dans la cour.Ctait un grand rectangle dall, au fond duquel souvrait le rez-de-

    chausse de la maison. Une porte et une fentre retaient sur les dallesblanches leur cadre lumineux et agrandi.

    Lhomme se blottit dans lombre dune encoignure, et il attendit.Une famille veillait dans le rez-de-chausse ; il en apercevait les sil-

    houettes mouvantes sur la lumire de la fentre. Par intervalles, des sonsde voix venaient aussi jusqu lui.

    Alors, il vint au fond de cet homme, non pas une crainte de ce quil al-lait peut-tre ne pas russir, mais langoisse que connaissent ceux qui nefont pas un mauvais coup dune manire dsintresse. Avec cet esprit devengeance, que la fatigue de la route avait exagr, il avait peur de ne pou-voir pas matriser toute la pousse vreuse qui donnait ses mains uneenvie dtranglement. Il aurait volontiers mieux aim un corps--corpsbrutal, dans lequel se serait assouvi le trop plein de force quil prouvait,que le travail dlicat de dvaliser une maison, sans rien dranger du som-meil du propritaire. En rsum, lhomme en voulait plus, en ce momentdattente vreuse, la gorge du propritaire qu sa bourse.

    Mais il fallait viter a. Cette pense dun meurtre le t frissonner. Ilprouva le malaise de sa chair pouvante.

    Par une brche du mur, il apercevait au loin les lumires du villagequi tremblotaient dans des feuillages. Il les vit steindre une une, puisaprs, il ny eut plus que le silence et lombre do venait de temps entemps le bruit sec de quelques portes tardives.

    Dans le rez-de-chausse, on veillait encore.Lhomme entendait battre son cur ses tempes, et il eut un pres-

    sentiment de quelque chose de terrible qui allait se passer.La nuit en spaississant lui devenait intrieure. Pour la premire fois

    de sa vie, il en prouvait la chose mystrieuse.Il sourait de cette attente quil navait pas prvue aussi pnible et

    prolonge.Il xait toujours la lumire de la fentre, avec lespoir de la voir

    steindre, quand, tout coup, sans quil pt sen expliquer le motif, il

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  • Les Atmosphres Chapitre XVII

    lui vint une peur grandissante de voir cette lumire steindre, de savoirtoute la vie de cette maison endormie. Il se mit craindre cette nuit quilallait devenir.

    cet instant, une forme courbe dans une pose craintive passa devantla fentre allume, et mit, pour une seconde, une ombre gigantesque surles dalles de la cour.

    Lhomme retint sa respiration quil avait courte et angoisse.Lombre repassa prs de lui, et cest alors quil reconnut dans le ma-

    nge de lautre, une allure sur laquelle il ne pouvait y avoir derreur.Ils taient deux voleurs dans la mme cour, dans la mme attente.Cen tait trop, on allait lui voler son droit la vengeance.Et comme dans lombre, il eut sensation dun corps qui se tranait prs

    de lui, il y bondit.Sous le choc, lautre roula par terre, et il eut peine le temps de se

    relever, quil fut embrass la taille.Lhomme avait mis dans ses bras toute lnergie de son corps, et il

    serrait, comme un qui vivra de ne pas lcher prise.Lautre rla, et les deux corps donnrent contre les dalles.Dans la maison, on avait entendu, et on accourut.Les deux lutteurs furent dlis de leur embrassement, et il y eut des

    explications la lumire dune lampe quon avait apporte.Et pendant quon garrottait le voleur, lhomme pensait au prestige

    quil allait avoir le lendemain, pour quter, avec la nouvelle quon allaitsans doute rpandre de son dvouement.

    n

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  • Table des matires

    I Le passeur 2I Prologue 4II Le passeur 5III Les reins 7IV Le vent 9V La tte 11VI Les vieilles rames 13VII Les vieilles rames 15VIII Ensuite 17IX Lennui 19

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  • Les Atmosphres Chapitre XVII

    X Retournement 21

    II Signets 23XI Je regarde dehors par la fentre 24XII Les hommes qui passent 26XIII Des gens sur un banc 28XIV Je marche la nuit 30XV Avec lhiver soudain 31XVI Les grandes chemines du port 33

    III Un conte 34XVII Le vagabond 35

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.

    I Le passeurPrologueLe passeurLes reinsLe ventLa tteLes vieilles ramesLes vieilles ramesEnsuiteL'ennuiRetournement

    II SignetsJe regarde dehors par la fentreLes hommes qui passentDes gens sur un bancJe marche la nuitAvec l'hiver soudainLes grandes chemines du port

    III Un conteLe vagabond