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1 L’Ordre des Prêcheurs dans l’Eglise, pour une jeunesse renouvelée Fr. Michel Van Aerde op Salamanca, 9/02/2010 Prologue : la catéchèse de Benoît XVI sur les mendiants Le pape Benoît XVI, dans sa catéchèse du mercredi 13 janvier 2010 1 , parle des ordres mendiants et il les présente comme modèles. Il reconnaît que les mendiants ont quelque chose à dire à l’Eglise et qu’ils ont autorité pour cela parce que, dans le passé, ils ont vécu et agi d’une manière significative qui a introduit quelque chose de nouveau qui reste toujours essentiel. « Maîtres à travers la parole et témoins à travers l'exemple, ils savent promouvoir un renouveau ecclésial stable et profond, car ils ont été eux-mêmes profondément renouvelés » (Benoît XVI). Plan En guise d’introduction, je vous propose d’étudier le contexte dans lequel nous nous trouvons puis, avec le pape Benoît XVI, nous nous demanderons : quelle jeunesse l’Ordre peut-il apporter aujourd’hui à l’Eglise ? Comment peut-il lui- même se renouveler ? 1. Quel est le charisme des prêcheurs ? 2. N’est-il pas une « utopie de la fraternité » ? Comment apprendre à vivre « le conflit dans la sérénité » ? 3. Comment et de quoi les prêcheurs peuvent-ils témoigner ? Exemplo et verbo ? 1 Audience du Mercredi 13 janvier 2010

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L’Ordre des Prêcheurs dans l’Eglise, pour une jeunesse renouvelée

Fr. Michel Van Aerde op Salamanca, 9/02/2010

Prologue : la catéchèse de Benoît XVI sur les mendiants

Le pape Benoît XVI, dans sa catéchèse du mercredi 13 janvier 20101, parle des ordres mendiants et il les présente comme modèles. Il reconnaît que les mendiants ont quelque chose à dire à l’Eglise et qu’ils ont autorité pour cela parce que, dans le passé, ils ont vécu et agi d’une manière significative qui a introduit quelque chose de nouveau qui reste toujours essentiel. « Maîtres à travers la parole et témoins à travers l'exemple, ils savent promouvoir un renouveau ecclésial stable et profond, car ils ont été eux-mêmes profondément renouvelés » (Benoît XVI).

Plan

En guise d’introduction, je vous propose d’étudier le contexte dans lequel nous nous trouvons puis, avec le pape Benoît XVI, nous nous demanderons : quelle jeunesse l’Ordre peut-il apporter aujourd’hui à l’Eglise ? Comment peut-il lui-même se renouveler ?

1. Quel est le charisme des prêcheurs ?

2. N’est-il pas une « utopie de la fraternité » ? Comment apprendre à vivre « le conflit dans la sérénité » ?

3. Comment et de quoi les prêcheurs peuvent-ils témoigner ? Exemplo et verbo ?

1 Audience du Mercredi 13 janvier 2010

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Sommaire

L’Ordre des Prêcheurs dans l’Eglise,.......................................................................................1

pour une jeunesse renouvelée ...............................................................................................1

Prologue : la catéchèse de Benoît XVI sur les mendiants................................................................1

En guise d’introduction : le contexte ............................................................................................3 1. Le monde :............................................................................................................................................ 3 2. L’Eglise ................................................................................................................................................. 4 3. L’Ordre des Prêcheurs........................................................................................................................... 4

I. Le charisme des prêcheurs : l’institution .....................................................................................6 1. Où peut-on retrouver le charisme dominicain dans son essence, dans sa pureté ?................................. 6 2. Qu’apporte le charisme des dominicains à l’Eglise ? L’utopie de la fraternité........................................ 7 3. Une théologie implicite........................................................................................................................ 9

II. La culture du « conflit dans la sérénité » ..................................................................................11 1. Accepter de passer par le conflit ......................................................................................................... 11 2. Le conflit organisé ou la force du droit ................................................................................................ 12 3. Une législation qui n’est jamais « réglée » une fois pour toutes mais en permanente évolution........... 13

III. Exemplo et verbo : que peut-on espérer des prêcheurs ? .......................................................15 1. L’expérience que fait l’incroyant en nous rencontrant......................................................................... 15 2. La vie de l’Eglise en acte de vie évangélique........................................................................................ 15 3. Apôtre des apôtres : la place des femmes ........................................................................................... 16

Conclusion : Le passé, le présent et l’avenir .................................................................................18 Bibliographie .......................................................................................................................................... 20

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En guise d’introduction : le contexte

1. Le monde :

Les difficultés du monde présent sont nombreuses, mettons l’accent sur quelques unes : 1. Nous sommes dans un monde globalisé, où l’universel est partout présent, et qui présente un vrai problème de gouvernance. Quel est le modèle de gouvernance que présente l’Eglise ? Quel est celui de l’Ordre des Prêcheurs ? Aujourd’hui, le mode de fonctionnement privilégié est celui du réseau, où chaque élément se trouve à égalité et en liberté, disons en autonomie, ne sommes nous pas un réseau d’éléments mobiles, migrants ? Comment l’Eglise institutionnelle peut-elle s’adapter de manière moins territorialisée, au delà de ses paroisses, ses doyennés, ses diocèses ? Sa structure très hiérarchique reste médiévale avec des relations de suzerain à vassal. Comment intégrer dans la structure ecclésiale certains éléments évangéliques de la modernité afin de parvenir à une gouvernance adaptée ? A l’heure où l’UE cherche à créer un sentiment d’appartenance, ce qui est un élément essentiel à la gouvernance, ne faut-il pas penser le gouvernement de l’Eglise dans une perspective analogue pour que puisse se renforcer, la fierté des chrétiens d’appartenir à l’Eglise ? Cela suppose qu’ils se sentent partie prenante, qu’ils se sentent pris au sérieux, exerçant de vraies responsabilités, et qu’ils apportent leur adhésion au fonctionnement global. C’est bien sûr prendre le risque de certaines incompréhensions, éventuellement de refus, en acceptant de mettre en cause une position dominante et de renoncer à certains faux absolus. 2. En Occident, nous vivons dans un monde culturel post-chrétien. Celui-ci croit tout savoir du christianisme mais en ignore souvent les fondements. Pourtant, par osmose, il s’alimente, sans le savoir, de bien des valeurs de l’Evangile. Les idéaux de la Révolution Française, Liberté, Egalité, Fraternité, par exemple sont pleinement chrétiens. Ce monde séculier vit même parfois ces idéaux d’une manière plus authentique que l’Eglise visible. L’Esprit qui souffle dans le monde n’est pas cantonné à l’institution, il la provoque, depuis la société civile, à intégrer des éléments qui sont la traduction sociale des exigences évangéliques. Droits de l’homme, liberté d’expression, recherche artistique, non-violence, recherche de gouvernance dans la justice, la paix et le respect de l’environnement (ou de la création !).

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Certaines déclarations officielles présentent trop souvent un contre-témoignage. Ceci apparaît de manière criante si l’on prend un peu de recul. Par exemple, lorsque le pape Pie VI écrivait dans Quot Aliquantum en 1791 : « Quoi de plus contraire aux droits du Dieu créateur (…) que cette liberté de penser et d’agir que l’Assemblée Nationale accorde à l’homme social comme un droit imprescriptible de la nature ?», ou que le pape Grégoire XVI écrivait dans Mirari Vos en 1832 : « Cette maxime absurde et erronée ou plutôt ce délire que l’on doit assurer et garantir à chacun la liberté de conscience » ? Repérer les scandales du passé peut nous aider à dénoncer ceux d’aujourd’hui.

2. L’Eglise

1. Si le Vatican voulait entrer dans l’UE, il aurait plus de difficulté que la Turquie car il ne respecte pas la charte des droits fondamentaux qui est un texte majeur. Où en sommes-nous de la démocratie ? Comment fonctionne la Curie Romaine ? Comment l’égalité hommes/femmes pourrait-elle s’établir en vérité ? Ne faut-il pas songer à mettre en place des contre-pouvoirs pour éviter le fonctionnement d’une royauté absolue de droit divin ? N’y a-t-il pas dans notre administration quelque chose de faux et de vieilli, au sens du « vieil homme » dont parle saint Paul, qui fait obstacle à la communication de l’Evangile ? Comment circule l’information ? Comment combler le fossé grandissant entre gouvernement central et chrétiens ordinaires ? Comment l’institution peut-elle correspondre au message qu’elle veut servir ? Comment peut-elle inspirer confiance ? Il y a certes une méfiance globale à l’égard des institutions : partis, syndicats, organisation internationales mais l’homme est un être social et, dans la société, l’Eglise peut avoir un rôle essentiel à jouer, comme institution justement. Face à des mécanismes pervers très puissants qui dénaturent les médias et l’économie, et face auxquels les individus isolés sont impuissants, les institutions humaines sont une forme d’incarnation de la justice, de l’espérance et de la charité. Elles définissent un espace d’humanisation et de paix. Comme institution, l’Eglise a un rôle important à jouer.

3. L’Ordre des Prêcheurs

1. Une première remarque : y a-t-il un « Tiers Ordre » ? Le pape Benoît XVI emploie cette expression mais elle appartient au vocabulaire des Franciscains. Il n’y a pas trois ordres. Il n’y a pas, comme pour les franciscains, le premier, le second et le troisième ordre. Il n’y a pour les dominicains qu’un seul Ordre, en trois dimensions : sœurs, laïcs, frères. Et nous devons sans cesse nous souvenir que ces derniers sont les tard-venus, neuf ans

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après les deux autres. Il est essentiel qu’il y ait trois branches et, comme le rappellent régulièrement les chapitres généraux, c’est dans leur collaboration que le charisme dominicain peut s’exprimer en plénitude2. 2. Une deuxième remarque : l’Ordre des Prêcheurs est vieux de huit siècles et il est passé par plusieurs morts, en différents endroits du globe, il a connu différentes suppressions. En France, par exemple3 les frères ont été supprimés ou expulsés trois fois. Nous avons été supprimés à la révolution française. Nous avons été exclus en 1880 et c’est ainsi que le frère Marie Joseph Lagrange op, le fondateur de l’Ecole Biblique, a fait sa formation à Salamanque où les dominicains de la province de Toulouse, s’étaient réfugiés alors que les dominicains espagnols avaient été eux aussi supprimés (« desamortización”) ! Nous avons été exclus à nouveau en 1903 et la province de Toulouse s’est réfugiée à Viterbe en Italie, ce qui fut pour certains l’occasion de fonder la province du Brésil. Quand on est mort trois fois et que l’on est toujours vivant (ressuscité ?), on n’a plus peur de rien et l’on a autorité pour parler de vie, de liberté, de rajeunissement ! Comment l’histoire et l’expérience des prêcheurs peuvent-elles présenter non pas un modèle à imiter tel quel, mais une stimulation pour répondre aux défis de l’Eglise aujourd’hui ? Comment l’Ordre peut-il être fidèle à lui-même et aller jusqu’au bout de son intuition de départ ?

2 Voir en particulier le chapitre sur la mission dans les actes du chapitre général de Bologne 1998

3 C’est vrai aussi en Espagne, au Portugal, en Amérique Latine avec les libertadores, sur les territoires de Joseph II etc.

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I. Le charisme des prêcheurs : l’institution

1. Où peut-on retrouver le charisme dominicain dans son essence, dans sa pureté ?

Nous sommes à Fanjeaux, à côté de Toulouse, dans le sud de la France, en 1206, l’Eglise est dominée par la vie monastique et liturgique, en particulier l’Ordre de Cluny et les cisterciens. La Sainte Prédication regroupe laïcs, sœurs et frères, neuf ans avant la fondation des frères qui, malgré toutes les protestations de Dominique4, se sont vite enfermés dans un ordre masculin et clérical. En deçà de ce repli favorisé par le retour à la chrétienté, c’est dans cette expérience initiale de la Sainte Prédication que se trouve l’intuition de Dominique : dans un monde cathare, postchrétien dirions-nous aujourd’hui, rassembler l’Eglise pour témoigner de l’Evangile, un peu comme on rassemble des braises pour ranimer le feu. L’Eglise, cela veut dire des femmes et des hommes, des laïcs et des religieux. C’est bien l’ensemble des conditions humaines qu’il faut mettre en synergie évangélique et non pas les mettre en action séparément. Pour trouver le charisme des Prêcheurs, il faut revenir à « Dominique avant les dominicains »… c’est paradoxalement à ce moment là qu’il mène en toute son ampleur ce que l’on appellerait aujourd’hui « la vie dominicaine », celle de l’apôtre en milieu majoritairement non chrétien.

Le Concile demande aux ordres et congrégations religieuses de retrouver le charisme de leur fondateur. Nous avons dû retrouver le charisme de saint Dominique et réhabiliter le nom de « prêcheurs » qui s’était effacé sous celui de « dominicains »… mais aussi, il faut le reconnaître, nous avons dû retrouver la vie apostolique, qui avait été mise au second rang derrière la vie d’enseignant, d’expert, de théologien… Nous étions souvent plus thomasiens que dominicains 5! Le charisme dominicain est donc de rassembler l’Eglise pour qu’elle soit, en un lieu précis6, sur en un milieu sociologique précis7, ou sur une question intellectuelle précise8, en acte de vie apostolique. 4 Dominique demandait aux frères de construire tout d’abord le couvent des sœurs… cf Jourdain de Saxe, libellus et conférence de Liam Walsh op

5 Le chapitre général de River Forest en 1968 a eu un rôle décisif dans ce rajeunissement. Comme l’écrit le fr A. Duval dans Mémoire dominicaine n°13 p 108 « « en supprimant toutes les situations de ‘privilèges’ personnels conduisant depuis au moins trois siècles au maintien d’une catégorie de ‘notables’ (majores), présents de droit et à vie dans toutes les instances de décision ; en invitant à la revitalisation des chapitres conventuels, mais surtout en donnant une nouvelle structure de large participation à tout chapitre provincial. » Les privilèges étaient ceux en particulier des anciens provinciaux, des Maîtres en Théologie et des Prédicateurs Généraux. 6 L’Amérique Latine, par exemple, à l’époque de Pedro de Cordoba, Las Casas etc.

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Un frère éminent, devenu évêque depuis, faisait remarquer que le chant français (je ne crois pas qu’il existe en espagnol) « Au sein de son Eglise, le Seigneur l’appela. … Pour enseigner l’Eglise, il lui donna l’Esprit … » est théologiquement problématique : « on n’enseigne pas l’Eglise, c’est par elle qu’on se laisse enseigner… » précisait-il. Comment les disciples de Dominique peuvent-ils se situer comme « enseignants et enseignés » ? Il y va de notre rapport à la vérité et, si notre devise est « Veritas » parce que nous sommes passionnés de Vérité, passionnés par la vérité, nous n’en sommes pas propriétaires. Nous sommes des enfants toujours en recherche, qui s’émerveillent et qui posent sans cesse des questions : « pourquoi ceci ? » « pourquoi cela ? » et au deuxième niveau « pourquoi je dis pourquoi ? » Le charisme de l’Ordre des prêcheurs est celui des apôtres et plus particulièrement, nous dit saint Thomas d’Aquin, celui de saint Paul. Celui-ci précise bien que la foi « naît de la prédication », et non pas de l’enseignement. Cela qui ne veut pas dire que l’enseignement ne soit pas très important pour que la foi puisse se nourrir et se développer, ni qu’une bonne formation ne soit requise pour que la prédication soit fidèle, claire et adaptée ! Mais l’annonce de la foi commence autrement que par la transmission d’un contenu d’enseignement. Nous allons le préciser.

2. Qu’apporte le charisme des dominicains à l’Eglise ? L’utopie de la fraternité

Le charisme d’un institut apporte quelque chose de particulier à l’ensemble, il y a quelque chose d’unique à identifier mais c’est pour tous. Dans sa manière même d’incarner la charité, l’Ordre dit quelque chose d’essentiel de l’Evangile et de sa transmission. L’idée principale que je veux transmettre ce soir c’est que l’organisation politique de l’Ordre des Prêcheurs n’est pas anodine. Elle n’est pas une manière parmi d’autres de s’organiser, elle n’est pas une option, elle est constitutive de notre identité, de notre charisme. Cela veut dire bien sûr qu’elle apporte aux membres de l’Ordre, une certaine qualité de vie, mais cela veut dire aussi qu’elle doit rejaillir sur l’ensemble de la communauté ecclésiale. Elle est un trésor que nous avons à communiquer aux autres chrétiens. Ce n’est pas un mérite ni un objet d’orgueil mais une responsabilité que nous avons à l’égard de tous les autres. Cela suppose en prendre conscience, cela suppose aussi, là où nous sommes, que nous qualifions

7 Le milieu ouvrier par exemple, à l’époque des prêtres ouvriers, l’Algérie à l’époque de P. Claverie… 8 La question d’Aristote par exemple, à l’époque de Thomas d’Aquin, celle du droit international, à celle de Vitoria, celle des signes des temps à l’époque de Chenu…

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la vie politique, que nous trouvions les moyens de prêcher cette vie politique, convaincus qu’il y a là un moyen puissant de rendre crédible l’Evangile. De cette manière, on le voit, il n’y a aucune tension ni antagonisme entre l’Eglise et l’Ordre des Prêcheurs. Un frère opposait un jour, chez Dominique, le vir evangelicus et le in medio ecclesiae. « Entre vivre au milieu de l’Eglise et être évangélique, il faut choisir, disait-il, c’est incompatible !» Pas si sûr ! Tout dépend de l’ecclésiologie adoptée. Si l’essence de l’Eglise est d’être missionnaire, comme il est écrit dans Lumen Gentium, le centre de l’Eglise est alors « aux frontières », pour reprendre une expression du Chapitre Général d’Avila ! C’est bien le paradoxe chrétien qu’ « il faut se perdre pour se trouver » : en allant aux frontières, on se trouve au centre. Il est essentiel à l’Evangile de s’inculturer et de s’incarner. Quand on parle de « spiritualité dominicaine », on parle en fait des Constitutions. C’est en elles que réside notre spiritualité, notre « esprit », notre âme : dans notre manière de nous structurer, de nous organiser, de nous gouverner. Et cela est animé par une philosophie implicite, et même une théologie qu’il est important d’analyser. Pour ne pas nous trouver dans la situation du poisson qui n’a jamais pris conscience de l’eau dans laquelle il vit quotidiennement, il est bon d’identifier la philosophie implicite qui soutien notre manière de nous organiser. Pour Aristote et Thomas d’Aquin, suivant l’hylémorphisme, l’âme est la forme du corps, sa manière de s’organiser, son code génétique. Selon notre philosophie de référence donc, l’âme de l’Ordre est son code organisationnel, ses Constitutions. Il y a une analogie forte entre le corps humain et le corps social, elle atteint même sa perfection dans l’eucharistie. Ici la synthèse se produit entre les notions bibliques du corps et de l’esprit, de la chair et de l’âme, entre les notions de charisme et d’institution9. Mais il y a aussi, plus profondément une anthropologie, une perception de la personne humaine, de sa dignité, de sa liberté et de son développement, en pleine cohérence avec la théorie psychologique d’Aristote. Chacun est appelé à s’autodéterminer de manière adulte, et la vie commune n’est pas une termitière. Elle n’est pas l’intériorisation d’une règle extérieure à chacun. Il s’agit de suivre les orientations que nous nous sommes données librement à nous-mêmes en chapitres, conventuels, provinciaux, ou généraux. 9 Lors de la conférence, une question a porté sur l’opposition que l’on rencontre habituellement entre le charisme et l’institution : ici le charisme, c’est l’institution ! Il n’y a plus aucune opposition mais une totale « synergie » diraient les orthodoxes. Cela rejoint l’intuition très profonde développée par G. Bernanos dans son livre « Saint Dominique » quand il montre qu’en celui-ci il n’y a pas d’opposition entre l’œuvre et le saint, comme on en rencontre une entre le génie, grand homme et son œuvre ou l’artiste et son œuvre. G. Bernanos Saint Dominique Gallimard NRF Paris 1939 p 7. 26. 30.

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La vie commune est un moyen, pas une fin. Comme le plaisir ou la joie, elle survient comme un fruit et ne peut pas être recherchée pour elle-même. Il ne s’agit pas de se créer un nid parce qu’on n’est pas capable de vivre seul, ni de se préoccuper sans cesse d’une sorte de cocooning. On ne devrait jamais entendre des expressions du genre « il ne faut pas que la vie apostolique esquinte la vie conventuelle » : la vie apostolique n’entre jamais en concurrence avec la vie commune dans la mesure où elle est ce pourquoi il y a vie commune ! Par ailleurs notre fraternité n’est pas subie (comme l’est la fratrie naturelle, familiale), elle est choisie avec un objectif commun qui la transcende. Les frères ont une cellule et ils ont souvent un cloître. Il y a un cadre, mais ce cadre n’a pas seulement des fenêtres sur l’extérieur, il est complètement ouvert, il est une structure au service de l’ouverture. Tout le monde connaît la belle expression de Denis le Chartreux, sans cesse citée par le frère M.D. Chenu : « Ils ont le monde pour cellule et l’océan pour cloître ».

3. Une théologie implicite

a) Une théologie de la grâce Plus qu’une simple philosophie, il y a, dans l’organisation de l’Ordre des Prêcheurs, une théologie implicite. On y trouve une perception de la grâce qui guide chacun intérieurement, sans qu’il ait besoin d’un supérieur pour le protéger de lui-même ni pour lui désigner les tâches où il devrait se sacrifier. L’Esprit nous est donné et « là où est l’Esprit, là est la liberté »1011. b) Avoir voix au chapitre : la parole libre et la fraternité Il faut du temps aux jeunes dominicains pour prendre conscience du trésor qu’ils ont reçu. C’est un héritage formidable qui nous a été communiqué. Il y a une fraîcheur et la jeunesse étonnante dans la structure même de l’Ordre des Prêcheurs. Il ne faut pas cacher sa pertinence pour l’humanité en mal de gouvernance, de démocratie, d’égalité et de liberté, en mal de fraternité ! Est-ce par hasard si Dominique, à partir d’un moment, ne veut plus se faire appeler autrement que « frère » ? Est-ce par hasard si des chapitres précisent qu’il s’agit bien se faire appeler frères et non pas autrement, pères ou révérends 12? Il y a, dans l’Ordre, tous le perçoivent de l’extérieur, un parfum de fraternité, une utopie de la fraternité. Il n’y a pas de supérieurs ni d’inférieurs, encore moins de 102 Co 3,17 11 Les français ont privilégié les mots « liberté, égalité, fraternité » mais comme l’analyse très finement Marie Balmary dans son livre « Abel ou la traversée de l’Eden », progressivement la référence à Dieu est évacuée des texte et finalement la fraternité est orpheline ! Le pape Benoît XVI précise bien que la vraie fraternité « naît dune vocation transcendante de Dieu le Père, qui nous a aimés en premier, nous enseignant par l’intermédiaire du Fils ce qu’est la charité fraternelle » (Caritas in Veritate, n°19). Cette charité fraternelle prend corps dans une manière humanisée et christianisée de régler les différends. Cela suppose le respect d’un droit. 12 Voir la lettre du Maître de l’Ordre sur la fraternité

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« supérieurs majeurs » ni d’ « inférieurs mineurs » ! Il n’y a que des frères, avec parmi eux des frères élus pour un temps, par d’autres frères, pour veiller au bien commun13. c) contre le pouvoir abusif Il y a des élus, certes, mais ils le sont pour un temps limité, et avec un pouvoir limité. On le sait « le pouvoir absolu corrompt absolument »! Pour éviter que le pouvoir devienne abusif, des contre-pouvoirs sont mis en place14. Le conseil conventuel fonctionne comme une sorte de parlement, de même le conseil provincial dans les provinces. Une exception : le conseil généralice. Le Maître de l’Ordre qui choisit ses socii. Ils ne sont pas élus. Ils sont effet ses représentants. Mais ainsi le Maître de l’Ordre n’est pas seul et, souvent, son pouvoir est surtout exhortatif car l’Ordre est très décentralisé. Le principe de subsidiarité dont parle sans cesse dans les institutions européennes est appliqué depuis huit siècles ; le mot « subsidiarité » nous est très familier. Et si l’Europe arrive à fonctionner malgré tout, avec 27 pays différents et 23 langues officielles, sans une administration pléthorique et ruineuse, c’est parce qu’il s’applique. Il faudra veiller à ce qu’il continue être respecté ! d) Une évolution permanente, pour accueillir la vie Les constitutions des frères de l’Ordre des Prêcheurs sont revisitées tous les trois ans, à chaque chapitre général et sont modifiées régulièrement pour être adaptées aux conditions évolutives de la vie. Cela suppose un certain rapport au temps et à l’histoire, à l’extrême opposé d’un fixisme paralysant et d’une illusoire recherche de l’éternité dans l’immuable. La Bible et la Tradition de l’Eglise montrent que Dieu est présent dans le changement, la créativité, la nouveauté radicale et non pas dans la répétition à l’identique. L’Esprit Saint est jeunesse et renouvellement, l’Ordre des Prêcheurs s’emploie à l’accueillir au mieux pour témoigner de la vie et non pas de la mort. e) Accepter la diversité (Pentecôte) et même de vivre en conflit. Nous le verrons plus bas, il faut accepter les moments de tensions, de désaccord, d’affrontement, pour trouver ensemble le chemin des choix communs. Vouloir faire l’économie de la diversité des langues, c’est choisir le totalitarisme de Babel, le contraire de la Pentecôte, l’uniformité au lieu de l’unité dans la diversité.

13 Mgr Pierre Raffin op cité par Ninon Maillard dans sa thèse opus cit. p 39 « La tradition dominicaine de l’obéissance religieuse » dans la vie spirituelle, janv. Févr. 1985 pp39-45 14 On peut remarque rune évolution analogue dans la Bible. Le prophète équilibre le pouvoir du roi. Ils sont d’ailleurs souvent en conflit.

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II. La culture du « conflit dans la sérénité »

1. Accepter de passer par le conflit

On pense d’habitude que la paix réside dans l’absence de conflits, or c’est tout le contraire. Un frère qui avait quitté l’Ordre pour rejoindre une communauté nouvelle d’où il est revenu après quelques années, m’a dit un jour « quand je vois partout sourires et unanimité, je m’enfuis en courant » ! Il a compris à ses dépens que l’unanimité est très violente. Elle favorise une personne au détriment de toutes les autres. Vouloir la paix, la vraie, le Christ le dit bien, c’est accepter de passer par le conflit. Emmanuel Mounier développe ce point de vue dans son livre L’affrontement chrétien et le philosophe Emmanuel Lévinas en explique la nécessité15. L’unanimité suppose l’absence de débats et de confrontations. C’est souvent le signe d’une structure tyrannique, et la tyrannie reste tyrannie, même si elle est « éclairée », même si elle est parfois « convertie » et même si l’on utilise le vocabulaire du « service » et non pas celui du pouvoir. Les tyrans se présentent toujours comme des sauveurs, des messies, des serviteurs mais ils pervertissent le vocabulaire. Le « conflit dans la sérénité » se paie au prix d’un certain inconfort. Il y a toujours, par exemple, un moment d’angoisse avant les élections. On craint les affrontements et l’on redoute l’éclatement. Mais prétendre faire l’économie de ce moment pascal, c’est court-circuiter une dimension humaine essentielle qu’il faut absolument savoir évangéliser, faute de quoi l’on sombre dans le phénomène totalitaire, voir sectaire. Quand je dis « évangéliser », cela ne veut pas dire recourir à la guimauve spirituelle pour appeler tout le monde à l’humilité et au pardon. Savez vous qui a écrit : « Plus les hommes sont portés à rejeter au second plan leurs intérêts personnels, plus grande est leur capacité de fonder des communautés étendues » ? Réponse : Adolph Hitler16 ! Non, quand je dis qu’il faut évangéliser notre manière de nous confronter, c’est pour utiliser son intelligence afin de trouver les procédures de discussions et les étapes d’une prise de décision. Il s’agit bien d’avoir des Constitutions équilibrées et adaptées.

15 « L’unité de la pluralité c’est la paix et non pas la cohérence d’éléments constituant la pluralité. La paix ne peut donc pas s’identifier avec la fin des combats qui cessent faute de combattants, par la défaite des uns et la victoire des autres, c’est à dire avec les cimetières ou les empires universels futurs. La paix doit être ma paix, dans une relation qui part d’un moi et va vers l’Autre, dans le désir et la bonté où le moi, à la fois se maintient et existe sans égoïsme. » Emmanuel Lévinas Le sujet est un hôte p. 343 16 Mein Kampf p 297

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2. Le conflit organisé ou la force du droit

L’organisation démocratique de l’OP est unique dans l’Eglise catholique. Nous sommes le seul Ordre où le Maître de l’Ordre, une fois élu n’a pas besoin d’une confirmation du pape.

Il est vrai que quatre Maîtres de l’Ordre ont été déposés. Tout d’abord Munio de Zamora qui, probablement en réparation de ce dommage, a maintenant le privilège d’être enterré au milieu de l’église de Sainte-Sabine, avec une belle mosaïque sur le sol... Martial Auribelli a été déposé par Pie II en 1492. Sixte Fabri a été déposé par Urbain VIII et finalement Ridolfi… mais ce dernier a été réhabilité par le pape suivant et il aurait été reconduit dans ses fonctions s’il n’était pas mort inopinément. Toutes ces actions de dépositions ont été brutales et menés avec une procédure bâclée17. La démocratie est donc rarement reconnue dans l’Eglise et elle est menacée. Jandel aurait bien réduit la démocratie, en permettant aux provinciaux de nommer les prieurs, comme le font les franciscains. Pie XII aurait aimé aussi brider la liberté des dominicains. Mais finalement, cela ne s’est jamais fait et ne se fera probablement jamais. Si l’on changeait les constitutions, les frères promettant obéissance au Maître de l’Ordre selon les Constitutions, seraient de ce fait relevés de leurs vœux.

Cette démocratie que nous expérimentons depuis huit siècles est en consonance avec les problèmes actuels de gouvernance. Le défi en effet est de vivre en société avec des personnalités fortes, intelligentes et bien formées. Or toutes les cultures en disent la difficulté : « Comment mettre plusieurs crocodiles dans le même marigot ? » demandent les africains. « Comment mettre plusieurs coqs sur le même fumier ? » demandent les français. Il est plus facile d’avoir un père abbé ou un supérieur qui a tous les pouvoirs et qui reste en place jusqu’à sa mort. Mais ce modèle témoigne-t-il de l’Evangile ? Il s’agit d’évangéliser notre propre manière de nous organiser. Il s’agit d’être pleinement cohérents avec le message que nous portons : évangélisés à la source même, dans la manière de vivre ensemble. Les haïtiens ont un proverbe qui résume bien la difficulté de l’unité : « Le chien a quatre pattes mais il ne peut prendre qu’un seul chemin ». Quand survient un problème dans une communauté de quatre frères dominicains, comme ils sont intelligents et bien formés, il y a au moins quatre solutions et ce sont toutes de très bonnes solutions ! Or il faut en choisir une seule. Pour cela, il ne suffit pas de prêcher l’humilité et l’obéissance, ce serait sélectionner le gouvernement des 17 Ninon Maillard Thèse révisée p 51

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intransigeants ! Les procédures permettent de se mettre d’accord pour les décisions et le choix des animateurs. Toutes les personnes concernées sont écoutées, se sentent représentées. Elles peuvent alors se sentir partie prenante de la décision qui est finalement choisie. On évite ainsi de provoquer l’attitude passive face aux élus: « Tu as été nommé, débrouille-toi ! » Ici les électeurs se sentent responsables et solidaires. Les décisions sont l’affaire de tous. Il y a bien quatre pattes mais il n’y a qu’un seul chemin ! Ce problème se retrouve dans toutes les entreprises, tous les partis politiques, toutes les associations, et même dans les rapports des nations entre elles. C’est le problème de l’humanité ! Il faut donc une règle du jeu qui soit suffisamment affinée. Dans l’Ordre des Prêcheurs, il s’agit d’une démocratie indirecte pour éviter la démagogie. La démocratie directe, c’est en effet le règne des « grandes gueules ». Dans l’Ordre des Prêcheurs les frères sont représentés par les délégués, présents aux chapitres. Il n’y a pas d’assemblée générale ni de vote au suffrage direct. Les Etats Unis ont une constitution très semblable à celle de l’Ordre mais l’étape du choix des « grands électeurs » est en fait court-circuitée parce que l’on connaît à l’avance la personne pour laquelle ils vont voter. Ils sont identifiés par leur appartenance à un parti. On se retrouve donc aux USA dans une forme d’élection du président par le suffrage direct.

3. Une législation qui n’est jamais « réglée » une fois pour toutes mais en permanente évolution

Il y a encore dans l’Ordre des Prêcheurs quelque chose qui est original : les constitutions sont pensées comme évolutives, par nature. Notre législation n’est jamais réglée une fois pour toutes mais en permanente évolution. Nos Constitutions sont nécessairement évolutives, c'est-à-dire que l’on n’attend pas une crise pour les adapter, et que les processus de modification sont prévus. Les français ont eu la troisième république, puis la quatrième république, puis la cinquième… mais chaque fois, la dernière est perçue comme définitive. Chez nous il y a un processus d’adaptation18 permanent, à l’occasion de chaque chapitre général, avec comme le signale Léo Moulin, un bicamérisme très équilibré. Ce juriste belge, président du Cercle du Libre Examen, ne partageant 18 Cette adaptation ne signifie pas un alourdissement mais une adaptation pour que la législation reste toujours légère, suivant le vœu de saint Dominique, très attentif à ce fait : « Humbert de Romans rapporte qu’au chapitre de 1220 saint Dominique avait déclaré pour le soulagement des frères scrupuleux que les obligations de la règle n’entraînaient pas toujours au péché. Et que, si certains devaient être persuadés du contraire, il irait lui-même de cloître en cloître en gratter le texte avec un couteau. » Paul Bernard Hodel op Mémoire Dominicaine n°13 p 43 cf Humbert de Romans II, p 46

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donc pas du tout la foi chrétienne, parle avec admiration de cette « cathédrale de droit constitutionnel» unique dans l’Eglise. La pérennité de l’Ordre au long de déjà 8 siècles montre que la démocratie peut durer et qu’il est possible de traverser un nombre incalculable de crises et de conflits variés, schismes, guerres. La thèse de Ninon MAILLARD le montre admirablement. L’intuition de saint Dominique apportait un renouveau dans l’Eglise. Lequel ? On répond toujours la prédication. Certes, et cela fut communiqué à l’Eglise puisqu’aujourd’hui n’importe quel prêtre de paroisse prêche plus que nous. Mais pouvoir parler librement suppose des conditions sociales précises : avons-nous communiqué la démocratie ? Pourquoi ne pourrait-on pas la penser pour l’Eglise catholique elle-même ? Il n’est pas étonnant que, faisant l’expérience de la démocratie, un frère comme Thomas d’Aquin souligne l’importance de la conscience personnelle, que Bartolomé de Las Casas devienne le fondateur des droits de l’homme, que Francisco de Vittoria soit le fondateur du droit international. Catherine de Sienne de son côté, adoptera un genre de vie tout nouveau pour une femme, ni cloîtrée ni mariée, et elle aura un rôle politique important.

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III. Exemplo et verbo : que peut-on espérer des prêcheurs ?

1. L’expérience que fait l’incroyant en nous rencontrant

Parlons maintenant de l’expérience que fait l’incroyant en nous rencontrant. Pour cela je renverserai l’expression « verbo et exemplo » en « exemplo et verbo ». Il m’a fallu longtemps pour comprendre que l’Evangile se communique non pas par un groupe de spécialistes mais par une « Eglise totale », en acte de vie évangélique19. La première expérience que fait l’incroyant sur le chemin de la foi, c’est la rencontre de l’Eglise, où il découvre la présence de l’Esprit Saint : un Esprit qui lui fait question, qui est nouveau et différent de celui du « monde ». Pour rendre compte de ce mystère humain qui la constitue, la communauté doit parler d’un certain Jésus, qui lui-même parlait de son Père… et l’on parcourt ainsi le chemin du Credo à l’envers (l’Eglise, le Saint Esprit, Jésus, le Père)… ce qui permet, le jour du baptême, de le réciter… à l’endroit !

2. La vie de l’Eglise en acte de vie évangélique

La vie dominicaine vise donc à présenter celle de l’Eglise en acte de vie évangélique, dans toutes ses composantes : hommes et femmes, laïcs et religieux. Nous en sommes bien conscients. Le chapitre général de Bologne rappelait donc la nécessité de la collaboration entre les différentes branches : personne n’a le monopole de la vocation dominicaine et ne peut la vivre sans les autres dimensions, isolément de son côté. Il s’agit d’une relation, un peu comme la Trinité : une relation entre nous, une relation à l’autre, au différent. La mendicité, l’itinérance, la rencontre des incroyants, cela se vit aussi dans la rencontre de l’autre, de l’homme, de la femme, du religieux, du laïc… Pour annoncer l’Evangile, il faut au moins être deux, deux pour présenter une relation, une parole partagée, l’amitié qui est la vie même de Dieu. J’ai fait l’expérience de l’incroyable fécondité de cette collaboration frères sœurs, laïcs, en différentes occasions, au Pérou, avec les menaces de Sentier Lumineux, en Haïti ensuite au milieu des mornes, où le témoignage caritatif des sœurs était une base essentielle, à Domuni enfin où la pédagogie est souvent féminine.

19 Congar Jalones para una teología del laicado Estela Barcelona 1971 p. 13

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3. Apôtre des apôtres : la place des femmes

Que cela plaise ou non, c’est un fait : Dominique ne commence jamais rien sans y associer les femmes20. Et il s’associe des laïcs. Nous connaissons leurs noms : Sanche Gasc et son épouse Godoline font profession entre les mains de Dominique avec une formule tout à fait semblable à celle que nous prononçons aujourd’hui 21! Les frères n’existaient pas encore, je le rappelle à nouveau. De même qu’il y a « Jésus avant le christianisme » (cf Albert Nolan op), il a « Dominique avant les dominicains » (cf colloque de Montpellier en 2006) ! « Dans l’Ordre des Prêcheurs, il y a d’abord les femmes », ai-je dit. Mais n’en est-il pas de même dans l’Eglise ? Sans nécessairement tout faire commencer par la Vierge Marie, ne faut-il pas rappeler que, dans cette vie apostolique qui nous importe en priorité, il y a aussi « d’abord les femmes » ? Est-ce un hasard si l’on parle de l’apôtre des apôtres (au même titre peut être que l’on parle du Cantique des Cantiques ou du Saint des Saints, voire du Seigneur des Seigneurs et du Dieu des Dieux, donc une répétition qui signifie un superlatif) ? Serait-ce un simple hasard si Jésus commence par apparaître à des femmes ? N’est-il pas nécessaire que celui qui n’a pas trouvé de place parmi les siens, se manifeste d’abord à ceux qui partagent cette condition d’humilié, pour que la Parole soit annoncée comme une Bonne Nouvelle pour et par les pauvres ? Et n’est-ce pas une condition nécessaire pour que cette Parole se communique aujourd’hui encore ? Il ne s’agit pas ici de féminisme, il s’agit d’une théologie très profonde qui mériterait d’être davantage explicitée. Cela pourrait intéresser des étudiants cherchant des sujets de thèse de doctorat moins rebattus. Ne conviendrait-il pas finalement que cela s’inscrive dans nos Constitutions ? Est-ce possible ou faudra-t-il attendre la fin des temps ? Il serait bon d’aller au-delà des incantations des chapitres généraux, des excuses et des regrets que formulait très remarquablement le chapitre général de Bologne (…) ! Peut-on poser la question de la participation des laïcs, des moniales et de certaines sœurs apostoliques qui font vœu au Maître de l’Ordre, à l’élection de celui-ci ? Il est vrai que le Concile de Trente a placé les moniales sous l’autorité des évêques mais cette situation est en évolution et il importe qu’elles soient au moins aussi dominicaines que moniales !

20 Il terminera aussi sur ce registre puisque l’on connaît sa confession célèbre, sur son lit de mort : « Je m’accuse d’avoir toujours préféré, à celle des vieilles personnes, la conversation des jeunes femmes. » Il avait donc aussi le souci des anciennes ! 21 Koudelka n°6 p 15-16 « s’engagent définitivement, eux et tous leurs biens, à Dieu, à la bienheureuse Marie, à tous les saints et à la Sainte Prédication, ainsi qu’à Dominique de Osma et à tous les frères qui sont là aujourd’hui et qui dans le futur y seront ».

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A ceux qui trouveraient ce propos irréaliste, on peut indiquer que l’Ordre des cisterciens nous devance sur ce point. Pour le chapitre général de Bologne, les provinciaux francophones avaient fait le projet de formuler une pétition dans ce sens mais ils ont rencontré l’opposition des moniales elles-mêmes (en particulier certaines espagnoles). Cette responsabilité leur proposait de sortir d’une condition infantilisée, mais n’est-il pas habituel que les opprimés soient complices de leur oppression ? En ce qui concerne les sœurs apostoliques, je sais bien que le Maître de l’Ordre n’est pas leur supérieur général et que les cas de figures sont extrêmement variés, mais je pose la question sans la résoudre parce que je pense que, suivant l’intuition de saint Dominique, il est essentiel de la maintenir présente à notre pensée. Il y a des étapes qui sont encourageantes. En donnant le droit de vote aux frères qui ne sont pas prêtres, lors du chapitre général de 1968, nous avons atteint le niveau d’une véritable démocratie, mais l’intégration des femmes reste à réaliser22. Nous sommes précédés en cela par les démocraties laïques qui, après bien des hésitations, ont fini par donner ce droit de vote aux femmes (en France, c’est avec le Général de Gaulle en 1945).

22 « Les femmes sont mal représentées au sein de l’ordre dominicain » Ninon Maillard thèse citée p 450 . Elle fait référence à « Le charisme de la prédication », rapport au Maître général de l’Ordre des Prêcheurs par la commission de l’Ordre sur le charisme de la prédication pour les hommes et les femmes de l’Ordre des Prêcheurs, composée de Mary Catherine HILKERT op, Benedikta HINTERSBERGER op, Hervé LEGRAND op, Mary O’DRISCOLL op, et Paul PHILIBERT op, mai 2001.

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Conclusion : Le passé, le présent et l’avenir

L’Eglise est, comme on le dit semper reformanda, toujours à réformer, mais ces grandes réformes ne dépendent pas directement de nous. Son passé est plus vaste et plus ancien que celui des Prêcheurs, son avenir aussi. Mais nous devons participer à ses efforts de renouveau. Il y a deux points très originaux dans l’Ordre des Prêcheurs : le fonctionnement démocratique d’une part, même si au Moyen Age on n’utilisait pas ce mot, et la collaboration hommes-femmes, religieux-laïcs d’autre part. Nous sommes loin d’avoir épuisé toutes les ressources de l’intuition originale de saint Dominique. « Vous avez un passé… » me disait un jour un postulant qui hésitait entre les Prêcheurs et un institut récent, qui d’ailleurs connaît actuellement de graves problèmes institutionnels… « Vous avez un passé prestigieux, mais qu’en est-il de votre présent ? Où puis-je annoncer l’évangile de la Résurrection ? » Je lui ai répondu : « Viens et vois ! » « Aujourd'hui, disait Benoît XVI dans son audience du mercredi, il existe aussi une « charité de la et dans la vérité », une «charité intellectuelle » à exercer, pour éclairer les intelligences et conjuguer la foi avec la culture. » J’espère avoir montré que cette « charité de la vérité » n’est pas seulement une affaire d’intelligence ni même de cœur. Elle n’est pas non plus seulement le fait d’une option pour la pauvreté (la mendicité) qui rend libre, solidaire et qui permet de comprendre par la pratique et l’expérience, la foi libératrice. Elle est intrinsèquement liée à une forme de vie fraternelle, à une manière de s’organiser, à une façon de mettre en pratique l’évangile au cœur même de nos communautés. L’utopie de la fraternité n’est pas un rêve inaccessible. Je le dis en utilisant la double négation, une manière très française de s’exprimer pour insister ! Pour le dire directement : cette utopie fraternelle est la seule option viable ! La démocratie fraternelle que propose l’Ordre des Prêcheurs depuis huit siècles constitue un « humanisme intégral » en cohérence avec une philosophie et une théologie dont la fécondité n’est plus à prouver. Si les prêcheurs ont renouvelé la vie apostolique en ranimant la prédication dans l’Eglise, si leur enseignement a été comparé à une cathédrale intellectuelle et a structuré durablement la pensée théologique, si leur organisation démocratique a inspiré la société civile, américaine entre autres, il semble cependant qu’il y ait

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encore beaucoup à faire pour que ce charisme qui appartient à toute l’Eglise, puisse l’aider à répondre aux défis urgents qui se présentent à l’institution, afin, comme le dit le pape Benoît XVI « sa jeunesse puisse se renouveler »23.

« Si Dieu nous accordait la puissance de créer un ordre religieux, nous sommes sûrs qu'après beaucoup de réflexions nous ne découvririons rien de plus nouveau, de plus

adapté à notre temps et à nos besoins, que la règle de saint Dominique »

(Lettre du fr H. Lacordaire au frère Chocarne, 1857).

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23 Ps 103, 5 « Sa jeunesse, comme l’aigle, se renouvelle »

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Bibliographie

MOULIN Léo Le pluricaméralisme dans l’Ordre des Frères Prêcheurs article MOULIN Léo Le monde vivant des religieux Paris, Calman-Levy, 1964, MAILLARD Ninon Les dominicains de France au XVIIème siècle (1629-1660) Version remaniée de la thèse soutenue le 28 oct 2005 à l’université des sciences sociales de Toulouse-1 intitulée Droit, réforme et organisation nationale d’un ordre religieux en France : le cas de l’Ordre des Frères Prêcheurs (1629-1660) et dirigée par M. Jacques Poumarède. A paraître au Cerf. REVUE Mémoire Dominicaine Les dominicains et leur droit n°13 1998/2 Liam WALCH op La Sacra Praedicatio et l’Ordre des Prêcheurs retraite à des sœurs dominicaines. Et conférence donnée à Fanjeaux pour le 8ème centenaire de l’Ordre, 2006. William A HINNEBUSCH, op Note sur l’influence présumée des constitutions dominicaines sur la Constitution Américaine. Mémoire Dominicaine n°4 1994 Les Dominicains et leur histoire

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Persée

http://www.persee.fr

Léo Moulin, Le monde vivant des religieux, Dominicains, Jésuites, Bénédictins... Vicaire M.-H.

Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Année 1966, Volume 21, Numéro 2 p. 447 - 448

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