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BIBEBOOK PIERRE LOTI A LA MÉMOIRE DE MADAME LEE CHILDE

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  • BIBEBOOK

    PIERRE LOTI

    A LA MMOIRE DEMADAME LEE CHILDE

  • PIERRE LOTI

    A LA MMOIRE DEMADAME LEE CHILDE

    1886

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1085-3

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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  • A LA MMOIRE DE MADAMELEE CHILDE

    NE BLANCHE DE TRIQUETI

    J la mmoire dune amie noble et exquise, dont je re-trouve limage inoubliable, trangement vivante, chaque fois quejai le temps de penser.Pour elle seule, ces notes avaient t crites dabord, dans les lointainspays Jaunes; je les lui envoyais de l-bas; entre nous deux, ctait commeune causerie pour la distraire pendant les longs mois tristes o ellesteignait lentement, avec une gure sereine. De ces lettres, qui lavaientamuse, est sorti ce livre, aussi dpareill que les jours de ma vie.

    Depuis un peu plus dune anne, elle repose dans la terre; cest djbien tard sans doute pour venir parler delle, mme ces gens choi-sis, aristocratie de naissance ou de talent, dont elle tait entoure commedune cour.

    Je voudrais, moi, essayer de graver ses traits qui sen vont, commeceux de tous les morts, seaant de toutes les mmoires. Les livres, mmeceux qui soublient le plus vite, durent encore plus que les existences hu-

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    maines; je voudrais xer dans les feuillets de celui-ci quelque chose dellequi lui survive un peu.

    Nous avions presque toujours t lun pour lautre des amis lointains,comme elle avait coutume de dire. Je vivais errant, parmtier. Elle, chaquet, se retirait dans son chteau du Perthuis; et, lhiver, sen allait verslAfrique, chercher le soleil qui enrayait son mal. Nous nous rencontrionstout au plus quelques jours, entre de longs voyages.

    Mais nos lettres, qui couraient le monde, nous portaient dlement,lun lautre, nos penses sur toute chose. Elle a mme t mon conseilquelquefois, dans des moments de trouble, un conseil droit et ferme quimtait prcieux et que je suivais. Et je crains de ne pas trouver des motsassez pleins de respect pour parler delle, pour toucher sa mmoire.

    Son habitation parisienne tait, aux Champs-lyses, cette grandemaison qui savance en proue de navire entre le cours La Reine et le jardindu palais de lindustrie. Cest l en somme que je lai vue le plus souvent;cest l que je la revois le mieux, en souvenir, assise sa place favorite,dans une sorte de petit sanctuaire quelle stait fait au fond dun salonovale du rez-de-chausse, labri de hauts palmiers qui formaient, lin-trieur, comme une haie contre le trop grand jour du dehors. Il y avaitune suave odeur dOrient quon sentait ds lentre.Quand on vous avaitouvert les premires portes, par-dessous des draperies releves, dansle recul des salons, au bout dune sorte davenue de choses rares assem-bles avec son got elle, on lapercevait l-bas, dressant sa tte auxcheveux couleur dor roux, pour reconnatre quel personnage lui arrivait;puis, quand elle avait reconnu, retombant dans sa pose un peu couche,elle accueillait le visiteur avec son sourire, aimable pour les indirents, franc et doux pour ceux quelle aimait voir venir.

    Au physique, comment la peindre pour que cela lui ressemble un peu? En elle, une distinction suprme, inne. Grande, svelte, droite et on-doyante en mme temps; marchant comme les reines qui rvent, la taillecambre et la tte penche vers la terre. Le visage trs petit, an ton-namment, pli comme de la cire, creus dj, ravag certaines heurespar lapproche du mal mortel. Un prol aux lignes frles, adoucies, auxlignes rares, jamais vues chez aucune autre. Et deux yeux qui semblaientclairer un mot dont on a souvent abus pour beaucoup de femmes,

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    mais qui, pour elle, tait absolument juste; des yeux dun bleu gris ouplutt dune couleur aussi changeante que celle de la mer, leur teinte pa-raissant varier avec les sentiments quils exprimaient. Des yeux qui sedilataient quelquefois comme pour regarder profond, profond, souder lesderniers replis de lme; qui pouvaient devenir durs comme de lacier, certains moments, quand ils dsapprouvaient, quand ils naimaient pas;ou bien qui se faisaient inniment bons, inniment doux; qui riaientaussi de temps en temps, du rire le plus n, quand elle avait envie de dire,du bout des lvres, un enfantillage, une moquerie attnue et compatis-sante, une chose drle et imprvue quaucun autre naurait trouve Etsouvent aussi ces yeux gardaient, par lassitude, une indirence absolueque beaucoup de gens prenaient pour du ddain et qui intimidait terrible-ment.

    Un de ses amis, un acadmicien, je crois, lui avait dit un jour: Je fe-rais votre portrait superciel avec quatre adjectifs: orgueilleuse, lgante,indirente, intelligente. Et comme ctait bien elle la surface! Ayant eu en tout un idal inaccessible, due pour avoir trop regard aufond des choses, ennuye de la vie, blase sur les hommages, elle avaitpeu peu cach son me sous ces apparences-l.

    Sil fallait faire aussi avec quatre adjectifs son portrait de dessous lemasque mondain, je dirais: Droite, courageuse, noble, exquise.

    Droite et franche comme bien peu de femmes savent ltre; ignorantabsolument les mille petits dtours fminins, les agitations mivres, lesmesquines rancunes, vivant plus haut que tout cela; amie stable et sre.Droite et honnte jusque dans les premiers mouvements irrchis desa pense. Ayant la parole un peu pre et brve quelquefois, quand elleconseillait, quand elle blmait, cherchant toujours ramener ses amis versce qui lui semblait bon et noble.

    Courageuse autant quun homme de cur. Courageuse devant la mortprvue et prochaine, luttant pied pied contre la visiteuse noire, par at-tachement la vie, mais sans une plainte, sans une altration dans lasrnit du sourire. Nest-ce pas, mcrivait-elle une fois, quelle chosebte et inutile que la peur! Courageuse mme devant les petites d-ceptions lassantes de chaque jour.

    Exquise, elle ltait en tout, dans son esprit, dans son langage, dans

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    son aspect, jusque dans les personnes et les objets dont elle sentourait.Attire par tout ce qui est beau ou charmant dans le monde visible,

    elle aimait naturellement tous les ranements de llgance; proposdune grande mondaine tombe brusquement dans la misre, elle me ditune fois cette phrase, qui peignait bien un ct delle-mme: Mon Dieu,on peut toujours se passer du ncessaire et du convenu; mais, son luxequelle naura plus pauvre femme!

    Le convenu, les petites conventions et obligations sociales qui sonttoute la vie et la raison dtre de certaines gens, elle tait trop sensepour ne pas sy soumettre un peu, mais elle en demeurait, dans le fond,souverainement ddaigneuse.

    Bien ddaigneuse aussi des ides modernes, des thories galitaires,de tout ce que lon dsigne communment sous le nom de progrs; ayantle culte des grands passs ensevelis, le respect des souvenirs, des tradi-tions, des religions.

    Elle avait une extrme activit desprit, comme un besoin de com-prendre ou au moins dapercevoir, avant de mourir, tout lensemble desconnaissances humaines. En relation avec des intelligences suprieures,les attirant par son charme grave, lisant tout ce qui se publiait de remar-quable en Europe, elle vivait dans le courant intellectuel le plus lev,celui qui passe seulement dans ces sphres o peu de femmes ont la pos-sibilit datteindre.

    Connaissant mon loignement inn pour les choses imprimes, elleprenait soin de me souligner des passages, de me corner des feuillets quilfallait lire quand mme, et alors, avec son aide, javais devin en un mo-ment tout le contenu dun gros erayant livre. Elle crivait elle-mme,dune faon rare et charmante. Oh! ces lettres qui, par chaque courrier deFrance, marrivaient dlement dans les pays dexil, elles taient une demes joies, l-basComme ctait joli, tout ce qui tait dit par elle; profondet noble, rconfortant aux heures de dfaillance, ou simplement spirituel,de lesprit le plus n; et comme ctait de bon aloi toujours, honnte etsans tache.

    Une fois, en samusant, elle avait crit le rcit dun de ses voyagesen gypte; cela avait paru dans la Revue des Deux Mondes et ensuite envolume sous ce titre: Un hiver au Caire. Et, comme je mindignais de ce

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    quelle ne me lavait pas envoy bord de mon navire qui naviguaitalors je ne sais o, je reus mes reproches cette rponse: Ctait parune modestie bien naturelle; jattendais que vous me le demandiez. Ah!si javais crit un livre sur la cuisine, la bonne heure, jaurais t rede vous le faire lire! Mais de lOrient; de lOrient, vous, Loti, vousprsenter cela, jamais!

    Quand son esprit se reposait par hasard, ctaient ses doigts qui de-venaient actifs; on la voyait, avec ses mains dlicates, combiner des soiesde couleurs rares, des ls dargent et dor, faire vite, vite, comme unefe, des broderies merveilleuses dont elle avait relev le dessin sur sonbloc daquarelle au fond de quelque mosque inaccessible, Karouan ouailleurs (Dans un de ses rcits de voyage elle conte ses alles et ve-nues la Kasbah dAlger pour arriver se faire dvoiler les mystres decertain point de tapisserie arabe.) Elle sexcusait, aprs, davoir fait cesouvrages si jolis, comme dune occupation enfantine, et disait en riant:Dans une de mes incarnations prcdentes, jai d tre une brave ou-vrire bien laborieuse; et cette manie de travail me sera reste au bout desdoigts. Il lui semblait que, par cette activit constante, elle se soutenaitdune faon articielle; quelle russissait tromper son mal. Un jour, lavoyant plus puise que de coutume: Je vous en supplie, lui disais-je,allez-vous-en la campagne, au vent, au soleil, quelque part o vous nepourrez rien faire, rien lire, rien voir; je sens trs bien quici vous voustuez Avec un petit sourire trs tranquille, elle me rpondit: Si jene me tuais pas ainsi chaque jour eh bien! mais, je serais dj morte.Alors elle sassit son piano et joua une chose lgre et vreuse. Ellejouait comme un matre, un peu comme Rubinstein quelle admirait,mais avec son sentiment elle; cela la fatiguait extrmement, maisctait dlicieux entendre

    Dans ma mmoire reste grave la visite que je lui s, en mars 85, aumoment de partir pour rejoindre Formose lescadre de lamiral Courbet.

    Jtais all Paris pour lui dire adieu. Depuis les premiers jours delhiver elle stait couche et ne devait plus se relever. Ctait le commen-cement de lareuse lutte nale contre la mort, du long martyre. Elle restal quinze mois, prolongeant sa vie force dnergique volont, calme,stoque, admirable, ayant toujours pour ceux quelle aimait sa bonne

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    grce et son sourire.Quand jentrai dans sa chambre, je vis, reposant sur loreiller, dans

    lombre des rideaux qui taient dune couleur bleu-nuit, sa tte ne, aussicorrectement coie quun jour de rception; elle tait habille, avait sesbracelets et ses bagues, comme une personne qui ne veut pas du toutsavouer vaincue, qui ne sest couche que pour une fatigue passagre.Mais sa gure tait bien ple et bien creuse. A genoux prs de son lit, il yavait son amie, la duchesse de R, qui lui tenait la main et y appuyait satte blonde. Je reverrai longtemps le groupe de ces deux femmes

    Dans cette chambre, haute de plafond, claire, dune simplicit rane,rien de triste, rien qui veillt des idesde maladie ou de mort; beaucoupde eurs, une chaleur douce habilement amene. Par la fentre, donnantsur les arbres du cours La Reine, entrait le soleil dhiver.

    Parlez tous les deux, nous dit-elle; moi, on me la dfendu Je fe-rai des signes dassentiment, avec mesmains, quand vous direz des chosesremarquables

    Au moment de me retirer, quand je lui baisai la main, elle saperut,sans doute, je ne sais quoi dinvolontaire dans mon expression, quejtais mu tristement en lui disant adieu. Alors ses grands yeux inter-rogateurs regardrent son amie, me regardrent moi, comme pour nousdemander tous deux:

    Vraiment? est-ce que jen suis l? Il pense donc quil peut ne pas meretrouver vivante lan prochain, quand la guerre sera nie?

    Elle se faisait illusion, cette courageuse, non sur la gravit mortelle deson mal, mais sur sa dure. Persuade par des mdecins habiles trom-per les malades, qui feignaient de lui parler trs crment avec des motstechniques, elle pensait quelle en aurait encore pour quatre ou cinq ans voir les choses de la terre; quil lui resterait le temps de nir des rpara-tions commences son chteau du Perthuis et den jouir pendant un oudeux ts; mme de retourner en gypte, au soleil rparateur, de revoirlOrient et le dsert.

    Comme nous sortions de cette chambre, la duchesse me dit: Vousne la retrouverez plus, cee sirne Et jai retenu ce mot de sirne; crit, il ne va pas bien, il a quelque chose de paen et de malsonnant, dedmod peut-tre aussi; mais l, dit par cette jeune femme dans le sens

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    de charmeuse et dans lacception la plus douce du mot charmer, il tait lemot qui convenait; ce moment il me sembla quaucune autre expressionnaurait pu mieux peindre cette mourante idale, blme avec de grandsyeux bleu gris et des cheveux dondine, et cette voix peine saisissable,rsonnant en dedans, musique teinte, attirante, ayant dj lair de venirdes lointains mystrieux den dessous

    Pendant cette dernire campagne de Chine, ma crainte constantea t de ne plus la revoir. Ses lettres marrivaient toujours, mais pluscourtes. Sa belle criture, autrefois si ferme, tait change. Puis vinrentles petits billets au crayon, qui sespaaient, qui sentaient leort, lalutte, qui faisaient mal.

    Et, pendant le voyage de retour, pendant les longues semaines sansnouvelles de France travers les mers bleues des Indes, sa pense mepoursuivit dune manire plus douloureuse. A Port-Sad, au consulat deFrance, je trouvai encore une de ces pauvres chres petites lettres crayon-nes qui mattendait au passage, la dernire que jaie reue de sa main:

    Paris, 17 dcembre 1885.Je vous reverrai donc, mon cher ami. Que de fois, depuis trois mois

    que jai eu les plus graves rechutes, vous ai-je dit adieu par la pense. Jait si mal.

    Mais je vais un peu mieux; je ne crois pas en revenir, mais je croisvivre et traner maintenant quelques mois et vous venez! Vous me rap-porterez, qui sait, peut-tre un peu de sant, de soleil, dans votre valise en tout cas vous me rapportez de laection dans votre cur, et, si voussaviez comme cela me touche, comme jy ai pens les jours noirs, les joursde trop grande sourance, car jai horriblement souert. Depuis quatremois, je nai pas quitt mon lit, et la vie sest toujours rtrcie autour demoi.

    Votre mre compte que vous serez ici en fvrier. Pourrez-vous melire? Je me donne bien de la peine pour y arriver, mais je suis si faible

    Enn jarrivai en France; je tlgraphiai Paris et, deux heures aprs,je la savais encore vivante, contre lattente des mdecins, continuantmme daller mieux. Le dsarmement de mon bateau devait me retenirun mois Toulon, et je me tranquillisai avec cemieux trompeur qui taitle mieux de la n

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    Mais, un jour, une lettre marriva, une lettre quelle avait pri sonmari de mcrire de sa part: elle tait beaucoup plus mal tout coup, lesmdecins craignaient quelle ne passt pas la semaine, peut-tre pas lajourne suivante Alors, par dpche, je leur rpondis tous deux queje venais.

    Et ctait le soir, lexpress pour Paris tait parti, il fallait attendre aulendemain pour me mettre en route. Je menfermai seul dans un de cesgtes de hasard que nous louons larrive pour lencombrer de caisseset de dsordre et l ma soire fut sombre. Comment ntais-je pas partids les premiers jours, au lieu de me rassurer ainsi Peut-tre pas mmela journe de demain et les heures de la nuit se tranaient lentement:il me semblait que ctait sa propre veille funbre que je faisais l seul,dans ce logis froid

    Quand je me prsentai sa porte, le surlendemain, je compris quelletait encore vivante: la maison, au dehors, avait conserv son aspect ha-bituel.

    Japprhendais de la voir, et ce fut une surprise de la retrouver ainsi:change, elle ltait peine. Dailleurs, mon dpart, je lavais dj vuetrangement amaigrie, immatrielle, si lon peut dire. Toujours habille,coie, entoure de bouquets, exquise jusqu la n, voulant accueillir lavisiteuse terrible en grande dame qui na ni dfaillance ni peur. Depuisquelques jours, on la conservait dune manire presque articielle, force de morphine qui arrtait tout, la vie comme la mort. Cela se voyaiten regardant bien; ses traits, dune lividit transparente, taient rigides,immobiliss; part les yeux, on et dit dj une morte, une morte jolie etpare.

    Mais ses yeux vivaient dune vie intense, doux, profonds, clestes,agrandis. Enn ctait elle encore, bien elle, que je retrouvais. Dans lecorps puis, nayant presque plus de mouvement ni de soue, on avaitrussi retenir cette chose indnissable qui est lme, lintelligenceclaire Et elle me dit: Je remercie Dieu de mavoir permis de vous re-voir.

    Il y eut un long silence entre nous, pendant lequel je promenais mesyeux alentour, comme trs intress par les choses qui taient l, de peurdavoir envie de pleurer. Toujours rien, dans cette chambre lgante, qui

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    parlt de mort. Dans son lit, un peu au-dessus delle, porte de sa main,des tagres de laque sur lesquelles taient rangs dirents petits sou-venirs, portraits, objets prcieux quelle aimait particulirement, un vaseavec des roses, un ou deux volumes prfrs et le livre incomparable,lvangile.

    Dabord nous causions de la vie et de la mort, elle, parlant djcomme une illumine, comme une voyante qui serait au del. Sa voix, toutjuste perceptible dans ce silence, entrecoupe, haletante, restait doucequand mme et je lcoutais comme une voix qui naurait plus t de laterre. Jtais impressionn dunemanire nouvelle et inconnue par cet en-tretien suprme avec une intelligence si claire, si calme, si prsente et djsi loin, ayant presque atteint les rgions mystrieuses daprs la mort.

    Elle paraissait proccupe surtout dviter ceux qui restaient lesscnes pnibles des adieux, des agonies; courageuse plus que jamais, nevoulant mme pas avoir lair de sourir.

    Courageuse, je trouvais presquemaintenant quelle ltait trop, quelledpassait la mesure humaine. Un peu dpanchement, un peu de dtente,des larmes, lui auraient mieux valu, il me le semblait. Mais elle ne le vou-lait pas; considrant toute manifestation extrieure dmotion commeune dfaillance; excessive en cela, exagrant cette ide lheure de lamort, elle se raidissait pour demeurer stoque.

    Alors, pour me soumettre, pour ne pas la fatiguer, je ramenai peu peu notre causerie un ton plus habituel. Nous nous parlions commedeux amis qui ont mille choses se dire, ne stant pas vus depuis long-temps et tant sur le point de se quitter pour plus longtemps encore, lun deux devant partir pour un pays o les lettres narrivent plus. Ellesinformait de tout ce que jallais faire, de tous mes projets pour plus tard,pour lavenir Nous en venions mme causer de voyages, de nouvelles,de gens quelconques. Et deux ou trois fois, le sourire n des anciens joursreparut sur ses lvres, elle retrouva cette espce dironie extra-spirituelledont elle avait le secret, et qui tait sans amertume, mitige de compas-sion. Et mme on put lentendre rire encore

    Je savais bien que ses derniers moments elle ne pouvaient pas res-sembler ceux dune autre; mais ceci me confondait. Elle mintimidait.. Jelaimais peut-tre moins, mais je me sentais pris dune admiration, dune

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    crainte religieuse pour cette crature dlite, qui tait femme pourtant, etqui sen allait linconnu nal avec ce stocisme et cette srnit inalt-rables

    On mavait donn deux jours passer Paris pour ce suprme adieu.Quand je pris cong delle, la tombe de la nuit, elle me dit: Demain,revenez nimporte-quelle heure, plutt le matin que le soir, ce sera plussr Je vous recevrai encore une fois si je suis l Enmme temps songeste et son regard exprimaient combien elle jugeait sa prsence incertainepour ce lendemain. Et puis ses yeux se voilrent malgr elle, prirent unedouceur si aectueuse, une tristesse si humaine, que jembrassai sa mainavec une vraie tendresse de frre, sa pauvre main amaigrie et presquedessche, do les belles bagues, tombaient, devenues trop larges

    Je revins le lendemain en songeant, le cur serr, que ctait la der-nire des dernires fois. La chambre avait son aspect ordinaire, ses eurs,sa tranquillit, mais la mort, avait travaill terriblement pendant la nuit.Ce ntait plus elle. Ses yeux, trop agrandis par la morphine dont on avaitaugment la dose pour la calmer, xaient je ne sais quoi dans le vide avecune expression dgarement; elle tait agite, divaguant un peu, bienvaincue cette fois, hlas!

    Elle avait, le matin, fait couper tous ses cheveux par sa femme dechambre, prtendant quils lui donnaient chaud, quils lui faisaient mal la tte, quils lexaspraient. Elle sexcusait beaucoup de se montrer ainsi,ne se trouvant plus correcte; cependant elle avait lair dune reine ago-nisante, la tte couverte dune sorte de mantille en dentelle blanche quiemprisonnait ses cheveux courts.

    Non, ce ntait plus elle. Des projets de voyage pour lt loccupaientbeaucoup. Puis elle parlait de nombreuses visites quelle avait reues dansla matine et, chose trs trange, ces visiteurs et ces visiteuses quellecitait comme tant venus l taient, sans exception, des personnes mortes.

    Quand lheure de partir arriva, nous nous dmes au revoir, au prin-temps, comme deux amis trs srs de se retrouver bientt. Et, avant desortir de sa chambre, je me retournai pour voir ce visage une dernirefois. En men allant, je jetai aussi un regard aux salons o javais passdes heures de causerie inoubliables, toutes les choses arranges par elle, toute cette demeure dont elle avait t lme charmante et o restait en-

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  • A la mmoire de madame Lee Childe Chapitre

    core lodeur dOrient quelle y avait mise.Elle vcut encore prs de six jours aprs mon dpart. Un matin, Tou-

    lon, je reus cette dpche: Tout est ni! Le lendemain, le Figaro, etdautres journaux aprs lui, disaient: Une des femmes les plus remar-quables de Paris madame Blanche Lee Childe vient de succomber, etc.,etc. On me montra cela, et je le lus avec un cur sec, comme sil staitagi dune autre que delle-mme.

    Un peu plus tard, je suis all voir sa tombe, les eurs fraches jetessur les pierres par celui qui moins que moi peut loublier; je ne suispas arriv non plus me persuader quelle habitait l, couche, que sonregard clair tait teint l-dessous.

    Nous tions accoutums ne nous voir presque jamais et tre quandmme en constante communion intellectuelle. Il me semble toujours quecette communion na pas cess. Trs souvent je songe en moi-mme: Jelui dirai ceci ou cela; je la consulterai ce propos. Et je mattends voirparatre, sur quelquune des enveloppes que me remet la poste, sa grandecriture lgante

    PIERRE LOTI.

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  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.