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PASCAL DUPOND ET LAURENT COURNARIE L’ETERNITE ET LE TEMPS Confessions Saint Augustin, Livre XI

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PASCAL DUPOND ET LAURENT COURNARIE

L’ETERNITE ET LE TEMPS

Confessions

Saint Augustin, Livre XI

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L’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES

CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN

Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et leur rapport. Comment cette méditation sur l’éternité et le temps est-elle introduite ?

1/ Avant de parler sur l’éternité, le livre XI commence par une im-mense prière à l’éternité ; cette prière d’ailleurs souligne d’emblée ce qu’il y a d’aporétique - et même de doublement aporétique - dans une parole adres-sée à Dieu (“pourquoi dès lors vous raconter tout le détail de ces faits…… ? ”) :

a) Dieu est omniscient ; il ne peut donc rien apprendre de nous ; si la parole adressée à Dieu prétend lui communiquer une information, elle est évidemment vaine ; il en résulte que la parole adressée à Dieu n’a pas pour fin de communiquer, elle n’a pas pour fin de changer Dieu ; en parlant à Dieu, nous nous changeons nous-mêmes ; c’est un acte de parole qui vaut par sa propre profération.

b) la prière s’adresse à un Dieu éternel depuis le temps ; ce qui conduit à se demander comment le temporel peut se rapporter à l’éternel. C’est tout le thème du livre XI

2/ La prière, par sa forme même, nous jette dans la dramatique du temps ; l’être qui prie se saisit comme temporel de part en part. La médita-tion augustinienne ne part pas d’un concept du temps, mais du temps comme dimension de l’existence, de l’expérience ; la méditation existen-tielle ouvre la voie à la méditation conceptuelle. Nous avons là d’ailleurs un fil conducteur du livre XI : nous sommes jetés dans le temps avant de réflé-chir sur lui, nous avons avec le temps une connivence, une complicité ; nous avons toujours déjà un savoir non thématique, marginal, silencieux du temps, une pré-compréhension du temps, qui d’ailleurs se dérobe dès que nous cherchons à la fixer en un concept explicite.

3/ Le chapitre. 2 annonce le projet des trois derniers livres : “méditer sur votre Loi”, c’est-à-dire méditer sur l’Ecriture. Dans le ch 3 s’engage une méditation sur le début de la Genèse : “dans le principe, Dieu a créé le ciel et la terre” – ici Augustin se livre à une fiction où il lui serait donné de pou-voir questionner Moïse, le rédacteur inspiré de la Genèse. Mais pour savoir si Moïse dit vrai, il faudrait comparer son discours dans l’âme avec la Vérité elle-même. Si l’Ecriture est l’autorité, la mesure de la vérité de l’autorité est la Vérité intérieure. D’emblée Augustin suggère le lien entre création et

1 Voir en particulier J. Guitton, Le temps et l’éternité chez Plotin et St Augustin, Paris, Boivin,

1933, réédition Vrin, 2004 ; H. Arendt, Le concept d’amour chez Augustin, Essait (poche) ; P. Ric-œur, Temps et récit, tome 1 ; F Vengeon, « Le temps dans la pensée de St Augustin, in Le temps, Thema, ed. A Schnell, Paris, Vrin, 2007

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parole à condition de distinguer le discours humain (ici représenté par la voix de Moïse) et le Verbe divin identique à la vérité intérieure.

Au chapitre 5 apparaît le style aporétique de la méditation. L’aporie, c’est que la création ne peut être comprise sur le modèle de la production, telle que les Grecs l’ont comprise, contrairement à ce que pourra croire Thomas d’Aquin dans son De potentia, point de vue sur lequel il revient dans la Somme (Ia, 44, 2c).

Le “modèle” de la production est inapplicable : tout en elle (la ma-tière, la représentation de la forme, l’âme même, les gestes, le corps…)2 relevant de l’ordre du créé, elle est incapable d’expliquer la création3. Reste donc à admettre que c’est la parole même de Dieu qui est créatrice. “Donc tu as parlé, et les choses ont été faites, et c’est dans ton Verbe que tu les as faites”. La parole créatrice sanctionne ainsi une dépendance absolue et une contingence absolue. Tandis que dans le néoplatonisme, l’Un en dépit de sa transcendance est comme dans la nécessité d’engendrer des êtres (proces-sion), comme s’il ne pouvait exister seul, le Créateur crée par un don gratuit. La création est donc précisément le don gratuit de l’être par l’Etre.

Comment penser cette parole ? (ch. 6) L’Ecriture rapporte des mani-festations “intra-temporelles” de la parole de Dieu (“Celui-ci est mon fils bien-aimé”) ; lorsque la parole de Dieu se manifeste ainsi intratemporelle-ment, elle a un commencement, une fin, une successivité. Son régime onto-logique ne fait aucun doute : elle est le mouvement d’une chose créée. Ce mouvement est le médiateur entre le Verbe éternel qui s’exprime en elle et l’intelligence qui l’accueille comme expression du Verbe éternel ; et l’intelligence comprend que ce mouvement est au-dessous d’elle (puisqu’il n’a pas statut d’être, mais fuit et passe). Si donc on admet que la parole créatrice du Ciel et de la Terre relève du mouvement, donc d’une substance corporelle, donc de quelque chose de créé, le problème n’est pas résolu, mais simplement reculé : se repose la question de savoir quel est le statut de la parole originairement créatrice, celle qui a créé la parole qui a créé le Ciel et la Terre.

Et puis aussi : d’où vient que la causalité divine créatrice soit pensée sous le régime de la parole ?

2 L’homme exerce bien une activité efficace dans la production (≠ occasionalisme) mais elle

reste par ses conditionnements ultimes dépendante de la création divine (conditionnement de la ma-tière, de la forme, de l’agent, de ses propres facultés…). Donc inversement, l’action divine est créa-trice en tant qu’elle est libre de tout conditionnement (elle est inconditionnée). Mais si le monde n’est pas tiré d’un être, d’un lieu et d’un temps, bien que l’expression ne figure pas dans le texte ici, il s’agit bien d’une production ex nihilo. (la formule est donnée plus loin en XII, VII, 7) quand la créa-tion sera envisagée du point de vue du créé. Tout ce qui est n’existe que parce que Dieu est, sans cause intermédiaire. Le Verbe est précisément le nom qui désigne cette action transitive incondition-née

3 les êtres de la nature crient qu’ils ont été faits et ne se sont pas faits eux-mêmes (ch. 4) : est

créé ce qui change, est incréé l’immuable – de sorte qu’on peut parler d’une confession du monde meme, d’un aveu d’indigence et d’une confession de louange (la beauté du monde est le signe de la beauté transcendante de Dieu

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Le texte de la Vulgate (trad. de St Jérôme, à partir du texte grec de la Septante) se présente ainsi :

1 In principio creavit Deus caelum et terram 2 terra autem erat inanis et vacua et tenebrae super faciem abyssi et spiritus Dei ferebatur super aquas 3 dixitque Deus fiat lux et facta est lux 4 et vidit Deus lucem quod esset bona et dividit lucem et tenebras 5 appellavitque lucem diem et tenebras noctem factumque est vespere et mane dies unus La Bible de Jérusalem, ed. du Cerf, 1955, donne la traduction sui-

vante : “Au commencement, Dieu créa le Ciel et la terre. Or la terre était va-

gue et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’esprit de Dieu planait sur les eaux.

Dieu dit : “Que la lumière soit” et la lumière fut. Dieu vit que la lu-mière était bonne, et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière “jour” et les ténèbres “nuit”. Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour.”

Creavit/créa : le mot hébreu est bara ; qui signifierait étymologique-ment couper ; il est spécifiquement employé pour exprimer l’action créatrice de Dieu. Il n’est pas question ici de création à partir du néant.. C’est l’idée de coupure de discontinuité qui domine, que l’on retrouve d’ailleurs au ni-veau de la création des poissons et de celle de l’homme. On ne trouve pas de référence directe non plus à la sphère de la parole. Celle-ci n’intervient ex-plicitement que dans la création de la lumière (Dieu dit – hébreu amira : la parole qui appartient à Elohim, le créateur des lois de la nature).

Qu’en est-il, alors, du lien entre parole et création ? On voit au Chapitre 9 que la formule In Principio se réfère, selon la

lecture qu’en fait augustin, à la sphère de la parole. In principio, en hébreu berechit, dans la Septante en archè, littérale-

ment “dans un commencement” ; la traduction courante est au commence-ment, avec une signification temporelle. La Genèse dirait ainsi qu’il y a commencement de toutes les créatures. Augustin admet ce sens comme un des sens possibles du début de la Genèse (XII, 20, 29 : “Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre = dans le commencement même de son action et de son oeuvre, Dieu a fait le Ciel et la Terre”). Mais ce n’est pas ce sens qui a sa préférence : “Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, cela signifie que Dieu fit, dans son Verbe co-éternel à lui-même le monde intelligible et sensible ou spirituel et corporel”. Donc, dans le latin in Principio, plutôt que

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au commencement Augustin entend : dans le principe ou dans le Verbe, le verbe étant compris comme le principe de toutes choses4.

L’attribution d’une dimension de parole au principium de la Vulgate (principium = verbum) s’inspire manifestement aussi du Prologue de l’Evangile de Jean, qui dit en grec : en archè èn o logos :

Au commencement : le logos Le logos est vers Dieu Le Logos est Dieu La formule de VII, 9 : “qui est Dieu auprès de vous également Dieu”

se rapporte aussi à Jean : kai o logos èn pros ton theon, theos èn o logos). Logos traduit ici l’hébreu davar, dont nous avons remarqué tout à

l’heure la dimension à la fois créatrice et dialogale. Dans le De Genesi ad litteram, Augustin distingue principium et Ver-

bum (qu’il tend à identifier dans les Confessions) et il distingue corrélative-ment deux statuts de l’ens creatum, un statut d’imperfection (créé = fini = imparfait) et un statut de perfection (que la créature atteint quand elle se convertit à son créateur) : “Il n’est pas fait mention du Fils comme Verbe, mais comme Principe seulement, quand il est dit Dans le Principe, Dieu créa le Ciel et la Terre ; là est insinué seulement le commencement de la créature dans l’informité de l’imperfection. Mais il est fait mention du Fils comme Verbe quand il est écrit : Dieu dit : qu’il soit fait. De la sorte, par le fait qu’il est Principe est indiqué le commencement de la créature qui existe par là encore imparfaite, et par le fait qu’il est Verbe est indiquée la perfec-tion de la créature, ramenée à lui, afin qu’elle soit formée en adhérant au Créateur”.

En résumé, l’idée d’une parole divine créatrice correspond sans doute à un aspect fondamental de la compréhension hébraïque du langage, telle qu’elle apparaît dans l’h davar5 Et c’est précisément cette puissance créa-trice que souligne le début de la Genèse. La lecture juive du texte n’interprète pas le passage comme le caractère créateur de Dieu mais comme le caractère créateur de Dieu par le caractère créateur du langage. Ainsi “à la limite, ce n’est pas parce que le langage est de Dieu qu’il est

4 Par là remarque Gilson (Introduction), “le problème de l’origine radicale des choses se

trouve reporté de la métaphysique du temps à la métaphysique de la cause ; il ne s’agit plus de savoir comment l’éternel peut créer le temporel, mais comment l’infini peut créer le fini”.

5 M. Zarader (La dette impensée) observe que, dans l’univers hébraïque, le langage n’a pas

statut d’instrument : la langue est le creuset de tout ce qui est. Zarader se réfère à l’hébreu Davar (ce n’est pas le mot de la Génèse, qui est amira). Davar désigne le mot et la chose. Le contraste est très vif avec les autres langues qui établissent une dichotomie entre l’ordre du langage et l’ordre du réel (logos/ ta onta ; res/verbum). L’unité du davar implique que la parole accompagne toute venue en présence. Les mots ne servent pas à désigner les choses, ils leur enjoint d’être. L’existence n’est que la manifestation d’une réalité contenue en puissance dans le mot. D’où le sens tout à fait particulier de la pratique de l’exégèse : il ne s’agit pas simplement de retrouver le sens d’un texte, mais de dessiner le visage du monde.

En outre le langage est dialogal : la parole, dans la Bible, n’est jamais simplement parole sur…mais toujours déjà parole à. “Lorsque Dieu parle, il use des mode impératif et optatif, c’est-à-dire en forme d’adresse à un interlocuteur réel ou potentiel” (op. cit p. 62). Et si l’essence de toute parole est d’être dialogale, c’est parce que le langage est d’emblée expérimenté, quant à son essence, selon la double catégorie de l’appel et de l’écoute.

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sacré (idée, commune à toutes les grandes religions du Livre, de la révéla-tion), c’est bien plutôt parce que Dieu use du langage qu’il est Dieu créa-teur. (…) Telle est la première idée force : Dieu, à l’instant où il crée l’univers, use de la parole … et, s’il peut le faire, c’est parce que la parole, en sa pureté, est créatrice (c’est ce qu’entend l’exégèse rabbinique)” (p. 58).

La sphère de la parole intervient d’ailleurs ou se précède déjà dans la formule : In Principio (berechit, Septante : en archè, littéralement “dans un commencement”). La traduction courante est au commencement, avec une signification temporelle. La Genèse dirait donc qu’il y a commencement de toutes les créatures. Augustin admet ce sens comme un des sens possibles du début de la Genèse (XII, 20, 29 : “Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre, c’est-à-dire dans le commencement même de son action et de son œu-vre, Dieu a fait le Ciel et la Terre”). Mais ce n’est pas ce sens qui a sa préfé-rence : “Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, cela signifie que Dieu fit, dans son Verbe co-éternel à lui-même le monde intelligible et sensible ou spirituel et corporel”6. Donc, dans le latin in Principio, plutôt que au commencement Augustin entend : dans le principe ou dans le Verbe, le verbe étant compris comme le principe de toutes choses. Par là remarque Gilson (Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 256), “le problème de l’origine radicale des choses se trouve reporté de la métaphysique du temps à la métaphysique de la cause ; il ne s’agit plus de savoir comment l’éternel peut créer le temporel, mais comment l’infini peut créer le fini”7.

Observons que le problème de la création, du caractère créateur de la Parole divine est étranger à la pensée grecque. Les philosophes grecs, même quand ils admettent que le monde relève d’une causalité divine, le considè-rent comme éternel : Dieu est antérieur selon la cause, non selon le temps. Pour concilier la formation du monde par Dieu et la durée éternelle attribuée au monde, les philosophes platoniciens conçoivent la possibilité d’une créa-ture co-éternelle à Dieu, et illustrent par une métaphore citée par Augustin (Cité de Dieu X, 31 :

6 Car le Verbe divin n’est pas « une suite de paroles où, l’une achevée, l’autre lui succède, de

façon qu’à la fin tout puisse être exprimé, mais tout est exprimé en même temps et éternellement. (…) Mais votre Verbe étant vraiment immortel et éternel, il n’y a en lui ni passage ni succession » (XI,7). Il s’agit de penser comme un acte éternel du verbe. Comme dit La cité de Dieu : « faut-il attribuer puérilement une fatigue de manœuvre, à lui qui a parler, et dont la parole intelligible, sans succession de temps et de syllabes, a fait toutes choses » (XI, p. 23-24).

7 Dès les premiers temps de l’Eglise primitive, on a rapproché le texte de la Genèse et le pre-

mier verset de l’Evangile de saint Jean qui précise que c’est dans le Logos de Dieu que tout a été fait. Donc il faudrait comprendre le in principio non pas au sens chronologique mais au sens ontologique : au principe, c’est-à-dire dans le principe de son Verbe, Dieu créa le ciel et la terre. Pourtant le sens temporel n’a pas disparu. Le IVe concile de Latran (1215) demande l’adhésion de foi pour cette définition de la création : elle a eu lieu ex nihilo et ab initio temporis.

« Nous croyons fermement et nous professons absolument qu’il n’est qu’un seul vrai Dieu, éternel, immense, immuable, incompréhensible, tout-puissant et ineffable, Père, Fils et Esprit Saint (…) sans commencement <existant> toujours et sans fin (…) principe unique de toutes choses, créa-teur de toutes les réalités visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, qui par sa vertu toute-puissante a créé à partir de rien, au commencement du temps, ensemble l’une et l’autre créature, spirituelle et corporelle » (cité in Thomas d’Aquin et la controverse sur L’Eternité du monde, GF, p. 353).

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“Supposons que le pied d’un homme se soit de toute éternité imprimé dans la poussière, on n’en pourrait pourtant pas conclure qu’il existait avant la trace, bien qu’il soit impossible de nier que la trace ait le pied pour cause. Il en est de même pour les rapports du monde et de Dieu. Le monde a tou-jours été, parce que celui qui l’a fait a toujours été”.

Dieu a toujours existé et a toujours créé le monde : le monde est créé par Dieu mais co-éternel à sa cause créatrice.

Cette éternité elle est même tout à fait certaine et se prouve par l’absurde : 1) un monde temporel suppose un temps avant le temps et un Dieu changeant ; or on ne peut concevoir ni un temps d’avant le temps, ni un Dieu changeant ; donc le monde est éternel. 2) le monde ne peut s’altérer puisqu’il comprend en lui tout ce qui existe. Et un monde indestructible est éternel.

Dans la Genèse, au contraire, Dieu crée, commence de créer. L’acte créateur semble même occuper un temps : il commence, il se distribue en 7 jours, puis il cesse ; le ciel et la terre sont dus à une initiative divine. C’est sans doute cette successivité, avec l’opposition de l’action et du repos, qui a pu faciliter l’assimilation de la création divine avec la fabrication humaine. Pourtant il y a bien une illusion ou une manière de parler pour s’adapter à la faiblesse de notre imagination (cf. Gilson, op. cit., p. 257) : Dieu crée dans le même instant toutes choses, et si le ciel et la terre précèdent les autres créatures, c’est seulement selon l’ordre causal. Autrement dit, il faut appli-quer le sens symbolique général de l’acte créateur (dans le verbe divin) à l’énumération de la création (tout en même temps selon la différence de la condition au conditionné). La réflexion augustinienne s’inspire de la Ge-nèse : la création est une vérité de foi. Elle ne peut donc pas admettre une éternité du monde ; le monde est créé et s’il y a apparence d’une temporalité de l’acte créateur, le verbe créateur n’a pas lui-même un statut temporel ; il ne comporte aucune successivité interne, tout y est dit ensemble et éternel-lement. Mais comment comprendre ce que la foi nous enseigne ? C’est dans le verbe et comme principe que Dieu crée, c’est-à-dire à partir de l’éternité, et pourtant les choses n’existent pas de toute éternité. Dieu crée par la puis-sance éternelle du verbe, mais la Genèse raconte aussi une succession dans la création (premier jour…) : toutes les choses n’arrivent pas en même temps qui toutes sont pourtant créées dans le verbe éternel. Le “en même temps” est en effet le propre de l’éternité. C’est ce que précise le chapitre 11 : l’éternité est toujours stable alors que la durée (tempus) ne l’est jamais. “La longueur du temps n’est faite que de la succession d’une multitude d’instants, qui ne peuvent se dérouler simultanément ; … au contraire dans l’éternité, rien n’est successif, tout est présent, alors que le temps ne saurait être présent tout à la fois”. On voit bien ici que le temps se démarque de l’éternité et qu’il est pensé à partir d’elle. Avant de penser le temps à partir de l’expérience du temps, le temps est pour ainsi dire pensé à partir du concept de l’éternité. Le temps c’est la non-éternité, le changement par rap-port à l’immuabilité. Un être qui changerait toujours ne serait pas éternel mais perpétuel ou immortel comme l’âme. L’éternité n’est donc pas un

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mode quantitatif de la durée (une durée qui n’en finit pas) mais un mode qualitatif de la perfection. L’être éternel c’est l’être qui ne change pas de mode d’être. L’éternité est donc le mode de la perfection divine d’être, elle désigne la pleine actualité de son acte d’être, totalement présent à soi : “to-tum esse praesens”. Autrement dit, le présent n’est pas initialement une dé-termination du présent, mais une marque de l’éternité. Le présent n’affecte le temps que parce que le présent éternel se distribue dans la succession. Il ne concerne le temps que de manière dérivé, ce qui oblige à distinguer deux modalités de l’instant ou du “maintenant” : le présent d’éternité et le présent du temps, le nunc stans et le nunc fluens8. Il faut bien y insister, sur la ques-tion du temps rencontrée à partir de la question de la création se greffe la rupture entre le logos philosophique et la foi religieuse. Comme justifier rationnellement le dogme de la création ? “Nous voyons le monde”, dit Au-gustin dans la Cité de Dieu (XI, 4) et la raison peut légitimement, à partir de cette perception conclure à son éternité. “Mais nous croyons en Dieu. Or, que Dieu soit l’auteur du monde, nous n’en pouvons croire une plus sûre autorité que Dieu même” (p. 18). Comment la raison peut-elle raisonner sur la croyance pour justifier la création ? Etablir l’éternité du monde parce qu’on ne comprend pas comment il a plu au Dieu éternel de faire le ciel et la terre qu’alors il n’avait jamais faits, c’est “être possédé du mortel délire de l’impiété” (p. 19).

Avec le chapitre 10 commence l’analyse du temps, en s’interrogeant

d’abord sur ce que peut signifier “avant la création” (10-13). La thèse de la création est bien “intempestive”. Elle contient tout un nœud de difficultés : 1/ qu’est-ce que l’éternité ? comment la définir ? le temps est-il pensable à partir de l’éternité ou est-ce à l’inverse l’éternité qui n’est pensable qu’à partir du temps ? ; 2/ le Verbe créateur est co-éternel à Dieu (ch. 6-7) ; il n’y a en lui aucune durée, aucune succession ; et c’est par lui que se font toutes les chose dont Dieu dit qu’elles se fassent, toutes les choses créées, tempo-relles, successives. Comment concilier l’éternité du verbe créateur et la temporalité du créé ?

Un première solution consiste à faire intervenir la connaissance divine comme articulation de l’éternel et du temporel : “tout ce qui a un commen-cement et une fin commence et finit lorsque l’éternelle raison, où il n’y a ni commencement ni fin connaît qu’il doit commencer ou finir” (259). En d’autres termes, il y a en Dieu une connaissance non temporelle de l’ordre temporel. L’intersection entre Dieu et le temps, c’est la connaissance non temporelle de la succession temporelle. Dieu connaissant est ainsi pensé comme raison, comme Verbe, comme principe. Toutes ces significations se

8 Comme le dit F. Vengeon, Augustin « rencontre d’abord le problème du temps dans les rap-

ports de la Création avec son créateur. Comment concilier la succession temporelle avec l’éternité divine ? Ce problème contient deux versants : un versant théologique qui se demande s’il faut situer l’événement de l’acte divin créateur dans le temps ; un versant cosmologique qui interroge le dé-ploiement du temps à partir d’un plan éternel. Pour reprendre les formulations de Jean Guitton : le problème de la Création dans le temps et celui du temps dans la Création » (ibid., p. 63-64).

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croisent. Principium signifie raison (au sens de Grund) et parole (ce sont les deux significations du logos grec). Dieu pensé comme principe est une rai-son fondatrice (il répond ainsi à la requête du principe de raison) et Verbe dans la mesure où il nous parle en tant que Verbe de chair (Jean : kai o lo-gos sarx egeneto).

La deuxième solution consiste à réfuter ceux qui critiquent le dogme selon lequel le monde n’est pas éternel mais créé et créé ex nihilo – en leur objectant la vétusté de leur discours (argument ad hominem : l’argument ad rem est rejeté plus loin, en XIII, 15). C’est le sens du chapitre 11. L’antiquité de leurs paroles prouvent que paradoxalement en prônant l’éternité du monde ils sont entièrement soumis au temps, au vieillissement et à la mort et qu’ils ne parviennent pas à penser l’articulation de l’éternité et du temps. Les objections portent à faux dans la mesure où elles interro-gent l’éternel à partir d’un horizon temporel et même à partir d’une sorte d’auto-affirmation du temporel ; elles portent à faux parce qu’elles viennent d’un coeur qui papillonne dans le temps et qui, par sa façon d’exister, s’est d’entrée de jeu privé de toute compréhension pré-ontologique de l’éternel. Or sans compréhension pré-ontologique de l’éternel, la question de la créa-tion ne peut que s’embarrasser dans les difficultés. Et si elles doivent se résoudre, ce sera d’abord dans l’existence. La sphère de la spéculation est régie, souvent de façon invisible, par ce qui se décide dans la sphère de l’existence.

Cette vétusté signifie aussi qu’ils parlent d’un monde révolu, à savoir le monde grec. Or pour une part, le christianisme a aboli la sagesse grecque, notamment en affirmant la création du monde. De fait toutes les objections adressées au dogme de la création sont d’inspiration grecque. Le chapitre 10 les avait énumérées, qui toutes tournent autour si l’on veut du principe de raison (ce qui est normal étant donné l’interprétation augustinienne du pre-mier verset de la Genèse) :

1) que faisait Dieu avant de créer le monde et s’il était oisif pourquoi ne l’est-il pas resté ? Où il y a changement, se pose la question de la raison de ce changement. Or ici on n’aperçoit aucune raison suffisante de l’acte de créer le monde.

2) si l’on rapporte la création à la volonté de Dieu, la création ne para-ît intelligible qu’au prix d’une illusion sur la nature de la volonté divine : car le rapport de Dieu et de sa volonté n’est pas le rapport entre Dieu et une créature. La volonté de Dieu est éternelle et donc appartient à sa substance même. Si la création a un commencement, si la volonté de créer introduit un vrai changement (rien/monde, éternité/temps), alors on nie l’éternité de Dieu. La volonté comme raison de la création implique contradiction avec l’éternité de Dieu. On peut approfondir cette difficulté. Si l’on soutient que Dieu a créé le monde par la décision de sa volonté, l’acte de création est un événement qui survient dans le temps. Dieu veut et le monde est. Mais il semble alors y avoir un avant et un après à l’apparition du monde et à la décision de la volonté divine. Dieu est passé d’un état où il ne voulait pas créer le monde à un état où il l’a voulu. Du même coup on retire à Dieu la

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plénitude de l’éternité. Et c’est bien ce qu’on n’a pas manqué d’objecter à la théologie de la création. Si Dieu est substance simple, ses attributs (son in-telligence, sa volonté) sont identiques à sa substance. Mais si la volonté de Dieu a la nouveauté d’un événement, toute la substance de Dieu est engagée dans l’expérience temporelle ? Or nouveauté et éternité sont évidemment contradictoires. La volonté de créer introduit la contradiction dans l’essence de Dieu – donc il faut plaider pour l’éternité du monde ;

3) et si, pour repousser la difficulté précédente, on suppose que la vo-lonté de créer est éternelle en Dieu, alors on ne saurait comprendre pourquoi une volonté éternelle aurait créé un monde qui ne soit pas accordé à elle, c’est-à-dire un monde éternel.

D’où viennent les objections auxquelles Augustin doit répondre ? Des gnostiques “hérétiques” qui sont, pour Augustin, parmi les adversaires les plus dangereux on peut citer : 1) la gnose de Valentin (II° s, mort en 161), qui est panthéiste ; le panthéisme étant incompatible avec le christianisme, dans la mesure où celui-ci affirme la transcendance du Dieu unique et créa-teur du monde ex nihilo ; 2) la gnose de Mani (216-272) qui a une impor-tance considérable dans la vie d’Augustin puisqu’il lui a donné un temps son adhésion. Le manichéisme est un dualisme, qui admet deux principes, la Lumière et l’Obscurité, le bien et le mal, un dieu et un anti-dieu qui s’identifie à la matière ; le dualisme est incompatible avec l’idée que Dieu est le seul principe et que ce principe est générateur du monde : “Selon la doctrine de Mani, Dieu est lumière, c’est-à-dire une substance corporelle, brillante et très ténue. C’est cette même substance qui, après avoir resplendi en Dieu, brille dans les astres, luit dans notre âme et lutte contre les ténè-bres. A cette époque, Augustin considérait donc Dieu comme un corps sub-til et resplendissant ; corrélativement, Dieu étant lumière par essence, tout ce qui est corps et participe en un degré quelconque de la lumière lui appa-raissait comme une partie de Dieu : “Je pensais, Seigneur Dieu et Vérité, que vous étiez un corps brillant et immense, et moi un morceau de ce corps”. C’est en réaction contre cette première erreur qu’Augustin enseigne-ra la création ex nihilo. A ses yeux, le monde ne peut avoir que deux origi-nes : ou bien Dieu le crée de rien, ou il le tire de sa propre substance. Ad-mettre cette dernière hypothèse, c’est admettre qu’une partie de la substance divine puisse devenir finie, muable, soumise aux altérations de toutes sortes et même aux destructions que les parties de l’univers subissent. Si pareille supposition est contradictoire, il reste que Dieu ait créé l’univers du néant. Entre le divin et le muable, l’opposition est donc irréductible, mais le pro-blème n’en devient que plus difficile de savoir comment l’éternel et l’immuable peut avoir produit le temporel et le changeant” (cf. Gilson, op. cit., p. 246-247)9 ; 3) l’objection vient également du platonisme du le néo-

9 Selon la doctrine de la Pragmateia, la cosmogonie s’effectue en trois temps : temps anté-

rieur de la dualité des principes (bon/mauvais) ; temps médian où s’affrontent le roi de Ténèbre et le Père de Lumière qui donnent lieu à plusieurs émanations, dont l’Homme primordial, Jésus splen-deur… ; temps final non encore réalisé.

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Page 12: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

platonisme qui ont été, dans les premiers siècles, une sorte de champ de ba-taille entre hellénisme et christianisme. Les auteurs chrétiens cherchent dans le platonisme ce qui peut éclairer philosophiquement la création dont parle la Bible (l’idée du démiurge dans le Timée ; les idées-archétypes dont on peut rapprocher le Verbe divin, qui serait ainsi le lieu des idées). Mais les adversaires des chrétiens cherchent également dans le platonisme (et le néo-platonisme) des arguments contre la création. Le platonisme est très vivant, dans les quatre premiers siècles, et constitue une scène où s’affrontent hel-lénisme et christianisme. En voici quelques jalons :

- Celse, philosophe platonicien, écrit en 174 après JC un Discours vé-ritable contre les chrétiens. Il veut montrer que le christianisme est incom-patible avec la dignité de Dieu, dans la mesure où il pense que Dieu peut descendre dans l’humain, pâtir et mourir, racheter les fautes des hommes, connaître le monde sub-lunaire. La raison exige l’autonomie, l’absoluité, la transcendance du Principe ; et cette transcendance de Dieu rend impossible qu’il se “commette” avec le monde. Le christianisme est une fable pour le peuple tandis que la philosophie enseigne la vérité.

- Origène (185-253), contemporain de Plotin, qui a été présenté comme le plus grec des Pères de l’Eglise. Il écrit les Sources chrétiennes contre Celse et soutient que ce qui réfute le dieu de la sagesse grecque, transcendant et impassible, c’est précisément le Christ, médiation entre le transcendant et la réalité naturelle. Pourtant il adopte l’idée grecque d’un monde éternel ; Dieu qui a créé le monde l’a créé de toute éternité. Ou plus exactement, Dieu a créé des mondes de toute éternité ; notre monde n’est que l’évolution dernière de ces mondes créés de toute éternité. Cette doc-trine permet de rendre compatible l’éternité du monde et l’idée que notre monde est né à un moment donné.

- Plotin (204-270) dont la théorie de l’émanation est une alternative à la théorie de la création. Le Dieu de Plotin crée le monde en se répandant par émanation. Cette émanation est-elle à comprendre comme une produc-tion du monde par l’Un ? On observe que la signification causale de l’émanation a été souligné par Porphyre (disciple direct de Plotin et à qui l’on doit l’ordre usuel des Ennéades) plus que par Plotin lui-même (“L’Un est cause de tout”). L’émanation comporte un moment que l’on pourrait dire de causalité efficiente (procession, dissémination), et aussi et surtout un moment de causalité finale (ainsi l’âme accomplit sa vocation lorsque, au lieu d’accompagner le mouvement processionnel qui la lie au corps, elle se convertit au Principe, qui est son origine et surtout sa fin). Plotin affirme l’éternité du “monde sensible” : “mais puisque, selon nous, le monde existe depuis toujours et qu’il n’y a pas d’instant où il n’existe, il est juste d’en conclure que la Providence universelle est la conformité de l’univers à l’intelligence” ; “Ce monde n’est pas né parce que l’intelligence a réfléchi qu’il fallait le créer, il résulte d’une nécessité inhérente à la nature de second rang” (c’est-à-dire l’intelligence ou être). Enneades, II, 47

- Proclus (412-485, légèrement postérieur à Augustin 354-430). Théo-logien “païen” pour qui, conformément à Aristote la théologie est science

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Page 13: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

des premiers principes.. Souligne, dans les Elements de théologie la primau-té de la cause finale. Etre cause, par excellence, c’est être fin. Le premier Principe est le Bien qui meut tous les êtres par l’attraction qu’il exerce sur eux (cf Aristote). Cette primauté de la causalité finale souligne la distance du divin, la solitude du Principe, l’absoluité de la transcendance (Dieu ne peut se mêler à sa créature ; on voit à nouveau que le sens grec du sacré met le religieux dans l’impasse. Dans la mesure où religare signifie relier, la philosophie est a-religieuse). Cependant, la finalité n’épuise pas la causalité du Principe ; Proclus joint à la causalité finale une causalité efficiente ; on ne peut pas penser la causalité finale sans causalité efficiente : on ne désire vraiment que ce dont on tient son être. Que tout se tourne vers le Principe montre qu’il y a une génération par le Principe (“comment le Ciel désire-t-il le divin, s’il ne tient pas de lui son origine ?”). Et cette causalité efficiente réintroduit une dimension d’immanence : il y a une présence de la cause première à toutes ses conséquences.

Le problème de l’éternité du monde est abordé dans le commentaire du Timée. La genèse du monde dont parle le Timée marque-t-elle un com-mencement ou simplement une dépendance ? Elle marque, répond Proclus, une dépendance. Le monde peut périr, mais cela n’implique pas qu’il ait un commencement. Le monde est éternel. Et cependant, en tant qu’il est en-gendré et dépendant, il est soumis à la temporalité. Et en effet la distribution de la force d’être se fait sur le mode successif. Le monde est éternel, mais il ne reçoit pas la force d’être d’un seul coup ; et cette donation d’être différée créé le rythme temporel des existences. Ici il s’avère que l’éternité du monde cesse d’être contradictoire avec le dogme créationniste.

Pour conclure ce bref exposé historique, on observera que c’est dans le combat du christianisme contre la gnose et le néo-platonisme que s’est précisé le sens de la creatio ex nihilo. Ce concept signifie que Dieu, sans tirer le monde de sa propre substance ni d’aucun élément préexistant le fait apparaître hors de lui, là où rien n’existait.

Par conséquent ex nihilo signifie d’abord non ex deo. D’où l’opposition entre créationnisme et émanationisme ; dans la doctrine de l’émanation, le monde est ex deo ; il est créé dans une sorte d’écoulement à partir de sa source divine ; il sort donc de la toute puissance divine. En re-vanche, dans le créationnisme, le monde est certes créé par Dieu, mais il l’est à partir de rien ou à partir du rien. Secondairement le ex nihilo signifie non ex materia. Tous les Pères de l’Eglise des 2 et 3e siècles combattent l’idée d’une matière incréée, préexistante dont Dieu aurait eu besoin pour créer et qui constituerait une sorte de limite à la production divine. Cela vaut contre la gnose – ou bien les gnostiques ont vu dans la matière (agent exté-rieur) une sorte de limite à l’action divine ; ou bien plus audacieusement, une anti-puissance divine, une manifestation du Dieu du mal, du second principe, principe de la négativité – ; contre le neo-platonisme : Athanase (295-373) montre que l’idée de matière incréée est une pièce essentielle de la doctrine de la procession et de l”émanation. Elle est agent de diversifica-tion du flux qui émane du Principe et qui ne trouve la possibilité de se mul-

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Page 14: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

tiplier que du fait de cette rencontre avec la matière. Attaquer l’idée de ma-tière incréée, c’est attaquer frontalement le néo-platonisme.

L’un ou l’autre sens est souligné selon les nécessités du combat apo-logétique. Quand il s’agit de lutter contre la notion d’un monde qui serait issu de Dieu par procession ou par émanation, ex nihilo signifie non ex deo. Quand il s’agit de récuser la gnose dualiste de Basilic, ex nihilo signifie plu-tôt non ex materia.

En conclusion : a) le créationnisme est en rupture avec la pensée grec-que : aucun des processus générateurs connus de la pensée grecque ne ré-pondent à la création chrétienne ; le point de rupture est l’idée d’ex nihilo ; b) cette création a un commencement : refus de l’éternité du monde, qui touche plusieurs adversaires, gnostiques et platoniciens-néo-platoniciens (ou même chrétiens, mais d’inspiration grecque, comme Origène) ; c) mais reste le problème philosophique : le caractère créé du monde est-il une vérité de raison ou un objet de croyance, une thèse philosophique ou un motif reli-gieux ?

Au chapitre 11, Augustin entreprend de montrer à l’objecteur que son

objection révèle une confusion entre l’éternel et le temporel. Le chapitre 11 est un chapitre de transition entre l’exposé des apories et la réponse augusti-nienne. Ceux qui se refusent au dogme de la création ne le comprennent pas parce qu’ils parlent à partir de la confusion entre le temporel et l’éternel. Ils parlent de l’éternité à partir du temps, ils transportent dans l’éternité les at-tributs du temps. C’est au fond le fil conducteur de l’argumentation : les objecteurs parlent le langage de l’imagination qui n’est ni le langage de la raison ni celui de la foi. Ils aspirent à l’éternité mais sans rompre avec les habitudes de penser l’être à partir du temps. Autrement dit, il faut bien clari-fier la différence entre le temps et l’éternité. C’est l’objet du chapitre 11.

Un long temps, aussi long soit-il, reste du temps, c’est-à-dire transi-tion, passage ; il est fait de multiples mouvements successifs et s’excluant réciproquement. Le présent, en tant que présent temporel, s’évanouit sans cesse dans le transit du futur vers le passé. Le temps ne peut donc pas s’égaler à l’éternité qui est tout entière présente, ou qui est, comme le dit également Augustin, nunc stans, en raison de son immutabilité. L’éternité est présente au sens d’une présence de stabilité (être) et non au sens d’une présence de fluence (devenir). Et c’est pourquoi on ne peut parler de Dieu qu’au présent. Dieu se révèle dans l’Exode comme “Celui qui seulement est” (je suis celui qui suis) ; en Dieu il n’y a ni “ne plus” ni “ne pas encore”. En revanche, une créature “sempiternelle”, c’est-à-dire co-extensive à tout le temps et qui resterait tout le temps identique à elle-même (comme la sphère des fixes chez Aristote) ne serait pas pour autant tout entière pré-sente, elle ne vivrait pas sa vie dans un seul acte ; elle ne serait pas éternelle.

“…comment l’éternité stable compose les temps futurs et les temps passés, elle qui n’est ni future, ni passé…” : cette proposition dit que le temps est composé, créé par l’éternité, qu’il a en elle son origine. Le temps, dit aussi Augustin dans un rappel évident à Platon, est un “vestige de

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Page 15: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

l’éternité”. Cela ne veut pas dire simplement que le temps, comme tout ce qui est d’ordre du créé, vient de Dieu et de l’éternité de Dieu. Cela veut dire que l’être du temps n’est intelligible que par l’éternité, à partir de l’éternité. L’être en puissance n’est intelligible que par l’être en acte qui est à la fois son origine et sa fin. Identiquement le temps, qui est la modalité de l’être en puissance n’est véritablement intelligible que par l’éternité qui est la moda-lité de l’être en acte et du seul être qui soit acte pur, Dieu (toute créature est ens contingens et ens potentiale). Donc le temps n’est et n’est intelligible que par l’éternité de même que l’être en puissance n’est et n’est intelligible que par l’être en acte. Il est clair que, pour Augustin, c’est l’éternité qui nous donne l’intelligence du temps, et non le temps qui nous donne l’intelligence de l’éternité10.

10 Le concept d’éternité est un thème récurrent de la pensée grecque. Platon, Aristote et les

néo-platonicien en ont traité. Et Augustin est familier de leur pensée. La problématique plotinienne de l’éternité est particulièrement importante : elle est un point de départ nécessaire pour l’intelligence de la pensée augustinienne

Plotin traite de l’éternité et du temps dans le 3e livre des Ennéades, 7e traité. A la fin du § 3 se trouve la définition essentielle : «Il n’y a pas pour lui [= le rayonnement de l’intelligible en quoi consiste l’éternité] d’avenir qui ne soit déjà présent. On ne peut parler ni du moment à partir duquel il arrivera à son état actuel puisque c’est non pas un autre moment, mais celui-là même, ni de son état à venir, puisqu’il doit dès maintenant posséder cet état. On ne pourra dire de lui ni : il était, puisqu’il n’y a pas pour lui de passé, ni : il sera, puisqu’il ne doit rien lui arriver à l’avenir. Il ne lui reste qu’à être ce qu’il est. “L’être dont on ne peut dire : il a été ou il sera, mais seulement : il est” [Timée, 37e-38a], l’être stable qui n’admet pas de modifications dans l’avenir et qui n’a pas changé dans le passé, voilà l’éternité. Oui, ce qui est dans les limites de l’être a une vie présente tout entière à la fois, pleine et indivisible en tout sens, cette vie, c’est l’éternité que nous cherchons».

Quelques indications sur cette définition plotinienne de l’éternité : 1) le concept décisif est zoè : l’éternité n’est pas une forme pure, un cadre vide qui serait rempli ou non par des événements ; l’éternité est acte d’un certain être ou de l’être. 2) peri to on : l’éternité est comme un rayonnement, la gloire qui nimbe l’être ; 3) tout entière ensemble : l’éternité est un caractère propre de l’intelligible ; or il y a une multiplicité d’êtres intelligibles ; cette multiplicité exclut-elle l’unité ? non. les intelligi-bles ne sont pas séparés (cf déjà la dialectique des grands genres dans le Sophiste) ; la vie de chacune des formes intelligibles est une seule et même Vie, l’intelligible est une totalité organique ; 4) plé-nière : le monde intelligible est la totalité de l’être, et dans ce grand vivant, il ne manque rien, aucune forme de l’être ; 5) indivisible, inétendu : il y a une entr’implication de toutes les formes, chacune renvoie à toutes, chacune permet de penser les autres ; en outre il n’y a pas de discontinuité, de dis-tance intérieure à l’intelligible. L’éternité est donc une sorte d’optimum : la plus grande richesse possible dans la plus grande unité.

Par contraste, le temps est comme une éternité qui se brise et qui disperse ce que l’éternité rassemble : on ne peut être et avoir été, les trois moments du temps s’appellent mais s’excluent tout aussi bien ; séparation, division. L’unité du temps qui se fait par la triple extase de l’âme est une imitation de l’unité parfaite de l’éternité.

La définition plotinienne de l’éternité a été reprise par les chrétiens. Boèce (480-525 ; ministre du roi goth Théodoric, tombe en disgrâce, est condamné et exécuté

en 525 : il est l’auteur d’une Consolation de Philosophie) écrit, dans la Consolation : “aeternitas igitur est interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio” (une possession de la vie sans terme, toute entière en même temps et parfaite). Cette définition soulève une difficulté : définir l’éternité par le prédicat tota simul, n’est-ce pas présupposer le temps, se donner le temps comme présupposition, alors que l’éternité, ayant préséance ontologique sur le temps, devrait se définir par elle-même et sans référence au temps ? Peut-on penser l’éternité sans présupposer le temps comme condition de cette définition ? On pourra répondre que la présence d’une notion de simultanéité dans la définition de l’éternité ne prouve pas la préséance du temps sur l’éternité. On peut donner à l’infini préséance sur le fini (Descartes) selon l’être et selon la pensée tout en reconnaisant que dans notre langage il ne peut se dire que comme négation du fini et présuppose ainsi le fini. De même pour l’éternité et le temps : la préséance du temps sur l’éternité est un effet du langage et de l’imagination qui ne sont pas la

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Page 16: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

mesure de la vérité qui est précisément éternelle – Thomas d’Aquin aborde cette difficulté : l’objection est que “nous ne pouvons nous faire une idée de l’éternité qu’à partir du temps”. Pourtant, le temps n’est rien d’autre que le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur comme dit Aristote. Or pour ce qui est immobile, il n’y a ni avant ni après, donc l’éternité n’est pas dérivée du temps. Plus généralement : “Nous avons coutume de définir négativement les choses simples, comme on dit du point qu’il n’a pas de parties. Ce n’est pas que que la négation appartienne à l’essence de ces choses ; c’est parce que notre esprit, qui appréhende d’abord le composé, ne vient à la connaissance des choses simples qu’en écartant d’eux la composition» (Q. 10, art. 1, Solution 1)

On pourrait encore citer St Anselme (1033-1109) qui distingue, dans le Monologion (1076) deux modalités de la présence du présent : nunc stans et praesens labile ; d’où deux sens du mot semper, selon le temps et selon l’éternité (totum tempus et aeternitas) mais qui désigne plus propre-ment l’éternité que tout le temps (ch. 24). Et Thomas d’Aquin (1225-1274), dans la Somme théologi-que (1266-1273) 1° partie, question 10 qui ratifie la définition de Boèce (article 1). D’où l’importance de la compréhension neo-platonicienne de l’éternité – même si un de ses aspects fondamentaux est pourtant mis hors jeu par la réflexion chrétienne sur l’éternité : le premier principe plotinien, l’Un, est au-delà de l’être et au-delà de l’éternité – l’éternité n’est pas au plus haut, alors que chez les chrétiens, l’éternité est au plus haut, elle relève du divin. Ce qui pose au moins la question suivante : dans quelle mesure une définition de l’éternité pour laquelle l’éternité n’est pas au plus haut et une définition qui assigne l’éternité au plus haut, au divin, peuvent-elles attribuer à l’éternité les mêmes prédicats ?

La pensée contemporaine voit les choses autrement et donne préséance au temps. Ainsi Hei-degger ou Merleau-Ponty. En 1915, Heidegger fait un exposé sur “le concept de temps dans la science historique”, dans lequel le temps est encore saisi dans son opposition à l’éternité ; l’exposé est inspiré par une parole de Maître Eckart qui dit : “le temps, c’est ce qui se transforme et se diversifie, l’éternité se maintient dans sa simplicité”. En revanche, dans une conférence de 1924 intitulée : “Le concept de temps”, le temps est pensé en dehors de toute référence directe à l’éternité ; seule la foi, dit Heidegger, donne accès à l’éternité véritable qui se confond avec Dieu ; pour la philosophie qui, en tant que telle, est étrangère à la foi, l’éternité n’est que le concept vide d’un être permanent ; et ce concept vide, loin d’être l’origine du temps, est en fait dérivé de notre expérience ordinaire de la temporalité. Il s’agit de comprendre l’éternité à partir du temps, non le temps à partir de l’éternité. On a là une inversion de la problématique inauguré par Platon et reprise par Plotin. Voici le début du texte d’Heidegger : «Les réflexions qui suivent portent sur le temps. Qu’est-ce que le temps ? Si le temps trouve son sens dans l’éternité, il faut alors qu’il soit compris à partir d’elle. Du même coup, le point de départ et la voie d’une telle recherche sont dessinées par avance : de l’éternité au temps. Un tel questionnement est justifié à condition de présupposer que nous avons à notre disposition le point de départ dont il s’agit, c’est-à-dire que nous sachions ce qu’est l’éternité et que nous en ayons une compréhension suffisante. Or, si l’éternité était autre chose qu’un toujours-être vide, le aei, si l’éternité était Dieu, la manière de traiter du temps qui vient d’être évoquée devrait nécessairement demeurer dans l’impasse aussi longtemps qu’elle ne connaît pas Dieu et ne comprend pas le type d’interrogation qui le vise. Si l’accès à Dieu est la foi et que le fait d’entrer en rapport avec l’éternité n’est rien d’autre que cette foi, alors la philosophie n’appréhendera jamais l’éternité et que par suite elle ne pourra jamais en faire un usage méthodique en l’utilisant comme une intuition possible en vue d’une discussion sur le temps. La philosophie ne pourra jamais lever une telle difficulté. Ainsi c’est donc le théologien qui est le vrai spécialiste du temps, et en effet, si nous avons bonne mémoire, la théologie a eu affaire au temps de bien des manières.

La théologie traite de l’existence humaine dans son être devant Dieu, de son être temporel dans sa relation à l’éternité. Dieu lui-même n’a pas besoin de théologie, son existence n’est pas fon-dée par la foi.

La foi chrétienne en elle-même doit avoir un rapport à un événement qui s’est passé dans le temps, dans un temps dont il est dit : “en ce temps-là…”, “quand le temps fut accompli…”

Le philosophe ne croit pas. S’il pose la question du temps, il est alors décidé à comprendre le temps à partir du temps, et donc à partir de cet aei, qui ressemble à l’éternité, mais s’explique comme un pur dérivé de l’être temporel. Notre approche n’est pas théologique » (Heidegger, “Le concept de temps”, in Heidegger, Cahiers de l’Herne, p. 33-34)

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Page 17: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

A partir de là, Augustin peut, après l’argument ad hominem, apporter sa réponse à la question : que faisait Dieu avant la création du ciel et de la terre (XI, 12-13) ?

Le chapitre 12 reprend la question : que faisait donc Dieu avant

d’avoir créé le monde ? Avant qu’elle soit traitée philosophiquement, Au-gustin apporte une première réponse, en rapportant un trait d’esprit : Dieu avant de créer prévoyait la damnation de ceux qui poseraient la question de savoir ce qu’il faisait avant la création…

Mais Augustin récuse le trait d’esprit : Il est mieux de confesser son ignorance plutôt que de faire un trait d’esprit sur un sujet aussi décisif – l’ironie étant ici le contraire de la confession. D’ailleurs, ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas sont assez clairement identifiables. Au régime des certitu-des il y a au moins : 1 que Dieu est ; 2 que Dieu est créateur du monde qui est toute la création ; 3 que donc d’une part avant de créer le monde, il ne faisait rien (si Dieu ne fait pas le monde il ne fait rien) et d’autre part que s’il faisait quelque chose, il faisait le monde qui est nécessairement une créature de sorte qu’avant la création du monde il n’y avait aucune créature. Le monde n’existait pas avant l’acte divin. Dieu est de toute éternité, le monde lui est créé par Dieu.

Mais comment se représenter l’acte de la création, car toujours revient le langage de l’imagination qui projette les catégories de l’avant et de l’après pour penser le rapport entre Dieu et le monde créé. Il faut donc re-prendre le problème, ce que fait le chapitre 13.

Au chapitre 13, Augustin enchaîne deux arguments pour montrer éga-

lement qu’il n’y a pas d’avant par rapport à la création. a) (§ 1-2) si la notion d’une antériorité par rapport à la création est

bien fondée, alors on doit reconnaître qu’il y avait du temps avant la créa-tion du monde. Or ce temps, n’étant pas co-substantiel à Dieu, qui est éter-nel, doit être dit créé. Ainsi le temps a été créé avant le ciel et la terre ; ce qui clôt la question de l’oisiveté de Dieu avant la création. Argument qui est encore ad hominem, puisqu’il retient une supposition de l’objecteur (un temps d’avant le monde), pour montrer que cette supposition rend déjà vaine sa question ;

b) (§ 3) si le temps a été créé avec le ciel et la terre, il n’y a rien d’antérieur à la création, et il n’y a pas de sens à se demander ce que faisait Dieu “alors”, c’est-à-dire avant la création. La réponse à la question consiste à supprimer la question, à l’établir comme fausse question : il n’y a pas d’antériorité ou de précédence temporelle au temps ; la seule précédence par rapport au temps est celle de l’éternité.

C’est le second argument qui est proprement augustinien. On ne peut pas penser le temps sans créature ; pour que le temps soit, il faut qu’il y ait des choses ; le temps est dépendant des choses ; il ne peut y avoir de temps pré-mondain ; Dieu est le créateur et l’ordinateur des temps en étant le créa-teur et l’ordinateur du monde. Temps et monde sont co-originaires, mais à

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Page 18: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

partir de l’éternité. Dieu est : il est de toute éternité ; le monde est temporel créé avec le temps. Avant le temps, il n’y a pas un temps vide du monde, mais l’absence de monde, c’est-à-dire l’absence de temps : l’éternité de Dieu11.

Le temps est une créature : il a commencé. Aucune chose dans le monde et le monde lui-même ne sont éternels. L’idée d’un temps antérieur au monde, ou d’un temps d’avant la création, c’est-à-dire d’un monde éter-nel est une illusion tenace. Mais il faut la repousser comme une confusion de l’imagination sur la nature du temps et de l’éternité. Gilson résume bien les choses :

“En réalité, il n’y a pas d’espace réel hors de l’univers, pas plus qu’il n’y avait d’avant le ciel et la terre. Si nous nous plaçons dans l’hypothèse où la création du monde n’est pas chose accomplie, il n’y a que Dieu ; or, étant une perfection totalement réalisée, Dieu est immuable et ne comporte aucun changement ; par rapport à Dieu, il n’y a ni avant ni après, il est, dans une immobile éternité. Si l’on se place, d’autre part, au point de vue de la créature, dont le temps fait partie, notre hypothèse suppose qu’elle n’existe pas encore, de sorte que, pour elle non plus, il n’existe ni temps, ni avant, ni après. La vérité est qu’une fausse imagination fait tous les frais d’une telle discussion et que nous essayons vainement de transposer un problème de temps en termes d’éternité. Nous savons que Dieu, étant éternel, a tout créé, même le temps ; où nous échouons, c’est dans notre tentative pour élaborer une représentation distincte du rapport qui unit le temps à l’éternité, parce qu’il s’agit alors de comparer deux modes de durée hétérogènes, fondés sur deux modes d’être hétérogènes, dont l’un, celui de Dieu, nous échappe d’ailleurs à peu près complètement : soumis nous-mêmes, et jusque dans notre pensée, à la loi du devenir, nous ne saurions nous représenter le mode d’être du permanent” (op. cit., p. 249).

L’argumentation augustinienne ne résout peut-être pas l’aporie en ce qu’elle a de plus aigu et qui porte sur la question de savoir comment penser le rapport de l’éternel et du temporel. En revanche elle montre bien qu’il y a une “mauvaise” aporie de la création, qui consiste à se demander ce que faisait Dieu avant la création du monde ou pourquoi il a créé le monde au moment où il l’a créé, plutôt qu’à un autre. La mauvaise aporie consiste à confondre le temps et l’éternité ; l’aporie féconde consiste à se demander comment le temps peut naître de l’éternité.

Donc pour éviter de penser (= imaginer) la création comme un com-mencement dans le temps, Augustin montre qu’il faut la concevoir comme le commencement radical du temps lui-même. Soit il y a un temps avant la

11 Ainsi Augustin reprend la formule ex nihilo «contre le manichéisme et contre l’émanatisme

néoplatonicien. Contre le manichéisme, il n’existe qu’un seul principe créateur : la matière vient donc de Dieu, et elle est bonne comme son auteur ; contre l’émanatisme, l’être du monde ne dérive pas nécessairement de l’être de Dieu, car on ne peut introduire le devenir en Dieu. Certes tout n’existe que parce qu’il existe … mais rien n’existe que par sa libre décision. Par son Verbe, Dieu suscite l’univers … y compris le temps, ce qui définit la condition matérielle, et peut-être créée : “Il n’y avait pas de temps avant que Dieu n’ait créé le temps”…, il n’y avait pas non plus d’espace» (Dictionnaire critique de théologie, “Création”, p. 285).

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Page 19: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

création mais Dieu qui est éternel était le créateur de ce temps précédant le temps. Soit il n’y a pas de temps avant la création, et la question de l’avant le temps de la création ne se pose pas. La création c’est la création du temps, le temps est une créature. Augustin oblige à se représenter dans l’acte de création une relation asymétrique : l’acte de création ouvre un futur mais ce futur n’a pas de passé. “Le temps ne s’adosse pas à un passé (sans quoi le temps s’adosserait à lui-même) mais à l’ “aujourd’hui” de l’éternité” (Ven-geon, p. 65). C’est ce que dit Augustin : “Vos années ne font qu’un seul jour” et votre jour n’est pas un événement quotidien, c’est un [perpétuel] aujourd’hui, car votre aujourd’hui ne cède pas la place au lendemain et le lendemain ne succède pas à hier. Votre aujourd’hui, c’est l’éternité”. Avant la création, il n’y a pas de temps, mais seulement le présent de l’éternité d’où Dieu a créé le monde avec le temps du monde. “Nouveau” ne se dit pas d’un instant dans la série du temps mais comme l’effet d’une cause qui de-meure en dehors du temps.

Donc la création divine est un acte paradoxal : éternel dans sa cause, il est temporel dans son effet. Ce paradoxe comporte deux aspects. D’abord ce n’est pas par rapport au monde ou à la nature qu’il faut prendre la mesure de notre connaissance du temps. Le temps de la nature est un effet et ce n’est pas en se rapportant à la nature, qu’on peut connaître ce qu’est le temps. Ensuite, malgré son habileté rhétorique (qu’il conserve même s’il a aban-donné sa carrière de rhéteur), qui renverse l’objection et suggère l’idée d’actualité d’un présent pur, le problème de la création demeure entier. Au-gustin est bien conscient que l’apparition du temps lui-même est incompré-hensible. “Il n’éclaire pas une notion, il configure un mystère” (Vengeon, p. 64). Au reste l’aporie du temps, ce n’est pas seulement l’événement de l’acte créateur (la création dans le temps qui devient création du temps : versant théologique du problème), c’est aussi on l’a dit le problème du temps dans la création (versant cosmologique) – qu’Augustin soulignait à la fin du chapitre 7. Tout est créé dans le principe éternel du Verbe, mais tout n’est pas créé en même temps. Il faut ainsi penser à la fois que la création est, dès l’origine, complète (car il n’y a pas de succession en Dieu) et ina-chevée (il y a un devenir de la création). Pour concilier ces deux exigences, Augustin recourt au concept d’être en puissance (Aristote) tel qu’il est ré-élaboré par le stoïcisme et le plotinisme (logoi spermatikoi) : c’est un mo-dèle biologique d’intelligibilité du temps dans la création : de même que l’être vivant préexiste dans la semence, que tout y est présent simultanément mais se développe successivement, de même la nature ne fait que déployer dans le temps les raisons séminales qui transmettent aux êtres l’impulsion créatrice pourtant donnée d’un seul coup. Pour Dieu rien n’est nouveau : tout est contenu dans le plan divin de la création (Verbe). Le temps de la nature n’est qu’un temps programmé. Ici, une nouvelle fois, il apparaît que la nature n’est pas la mesure de notre connaissance du temps. La nature n’est l’origine ni du temps ni de l’expérience du temps ? Où donc l’expérience du temps se constitue-t-elle ? Ni en Dieu car pour l’aujourd’hui éternel du Verbe, il n’y a ni passé, ni futur ; ni dans la nature qui n’est que le

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Page 20: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

déroulement des raisons séminales déposées en elle par Dieu. Il faut donc chercher un autre lieu pour l’expérience du temps, lieu de sa constitution et lieu de son sens : l’âme humaine. Ce qui nous mène au chapitre 14 par le-quel commence le traité sur le temps.

Néanmoins, Augustin conclut sa réponse à l’objection, par un para-graphe (§ 16) où il met en exergue l’excès de l’éternité par rapport au temps. Augustin tente de déjouer le langage de l’imagination qui parle temporelle-ment du rapport du temps à l’éternité. Dieu précède bien le temps puisqu’il en est le créateur. Mais il ne faut pas envisager cette antériorité de manière temporelle. Ou plus exactement, l’éternité est le mode de la transcendance de Dieu par rapport au temps : Dieu précède le temps non pas selon le temps mais selon l’excellence de son essence éternelle (la “hauteur de ton éterni-té”). Augustin illustre en quelque sorte ici l’interprétation symbolique qu’il privilégie pour comprendre le premier verset de la Genèse : Au commence-ment est l’éternité, c’est-à-dire l’éternité est le principe du temps. L’éminence de l’éternité décline l’antécédence (plutôt que l’antériorité) on-tologique de l’éternité par rapport au temps. Pour montrer cet excès, cette transcendance de l’éternité d’où Dieu précède le temps, Augustin déploie les modes du temps : il y a un immémorial divin plus passé que tout le passé et plus avenir que tout avenir. Augustin marque l’écart qui sépare l’accomplissement des années humaines et des années divines. “Les nôtres existeront toutes quand toutes elles n’existeront plus”, tandis que les années divines durent toujours, formant un aujourd’hui parfait, achevé, comme un seul jours éternellement présent. Ici sont déjà mises en œuvre les apories du temps : le moment où une séquence temporelle atteint sa complétude est aussi le moment où elle n’a plus d’avenir (elle est), c’est-à-dire celui où elle passe dans le non-être du passé (elle n’est plus). Pour qu’un homme atteigne sa complétude, ses années doivent passer, pour que toutes puissent venir ; et pour cette raison le flux du temps n’est pas seulement privatif, il est aussi instauratif et complétif. Et quand toutes sont venues, la complétude est at-teinte, l’avenir s’est épuisé mais c’est la mort. L’achèvement humain est signé par la mort. Le temps est bien le signe de l’impuissance de l’achèvement. Or cet inachèvement suppose l’achèvement, le passage du temps a pour condition l’éternité qui en passe pas : l’aujourd’hui de l’éternité est l’au-delà du temps qui rend possible le temps. C’est l’éternité, en tant que présence absolue, présent permanent (“tes années subsistent tou-tes simultanément, parce qu’elles subsistent (stant)”), qui soutient dans l’être l’achèvement dans l’inachèvement du temps : le mouvement incessant des années qui vont et viennent, qui doivent passer pour advenir, n’est pos-sible qu’à partir de la domination du présent éternel de Dieu. Cette domina-tion contient par sa plénitude d’être le présent fluent du temps. L’éternité transcende le temps parce qu’elle précède tout passé et surpasse tout avenir. Et cette éternité n’est pas un présent vide, mais le présent de la vie de Dieu, Dieu personnel. L’éternité est le mode d’être de l’Idipsum (l’être même) dont parle les Psaumes qui est l’être identique à soi de l’Exode (Sum qui sum). Il ne s’agit donc pas d’une éternité abstraite, mais de l’éternité de

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Page 21: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

Dieu, sujet pur et absolu (sum) qui vit dans un présent vivant mais perma-nent.

Donc la parole vraie sur l’éternité est celle qui pose la différence de l’éternité et du temps, qui affirme donc la transcendance de Dieu par rapport à la création, et donc qui identifie la création et le temps – ce que confirme comme dans une conclusion la fin du § suivant : il n’y a pas de temps coé-ternel à Dieu, parce que Dieu est éternel c’est-à-dire vit dans un présent permanent alors que le temps est succession ininterrompue. Pour être coé-ternel à Dieu, le temps devrait être permanent, mais alors ne serait plus temps : l’idée d’un temps co-éternel implique contradiction.

Mais si l’éternité est comme présent permanent l’être même (idip-sum/nunc stans), si la présence du présent est le mode de l’être en tant qu’être, quel est l’être du temps ? Qu’est-ce que le temps dont on sait qu’il est un ens diminutum ?

XIV 17. L’aporie de l’être du temps Ici commence la partie centrale du livre XI que l’on peut à certains

égards présenter comme phénoménologique avant la lettre, si l’on veut bien considérer qu’il va s’agir, dans une démarche difficultueuse (Bergson), dans une recherche dont le style aporétique rebondit avec toute nouvelle conquête de la pensée, de passer du temps constitué à la constitution du temps dans l’âme, de remonter à partir de l’expérience du temps (du temps tel qu’il se donne à la conscience) à la constitution du temps par la conscience. Et on retrouverait cette démarche incohative, caractéristique de la méthode phé-noménologique comme dit Merleau-Ponty, par la présence de l’aporie qui ne cesse pas d’accompagner la recherche : il y a une obscurité du temps à notre expérience du temps qui nous est pourtant la plus proche (comme le Dasein chez Heidegger se tient dans une distance et une proximité à l’égard de son être). Augustin retrouve ici des expressions proches de Plotin au dé-but de son traité sur “L’éternité et le temps” :

“L’éternité et le temps sont deux choses différentes : l’éternité est dans la nature qui dure toujours, et le temps, dans ce qui naît et dans l’univers sensible. En parlant ainsi, nous croyons que, spontanément et d’un seul coup par une sorte d’intuition de la pensée, nous avons de nous-mêmes dans nos âmes une impression claire de ces deux objets ; et nous en parlons toujours et à propos de tout. En revanche, quand nous tentons d’en faire un examen attentif et d’aborder le sujet de plus près, nous sommes embarrassés par nos réflexions” (III, 7).

Augustin dit à peu près la même chose : nous ne cessons de parler du temps, donc nous avons une certaine intelligence du temps. La fréquence du temps dans le langage indique une familiarité avec le temps. Et pourtant l’esprit est bien en peine d’expliquer ce qu’est le temps. L’aporie porte sur le passage d’une parole sur le temps à une pensée du temps, d’une compré-hension immédiate à une compréhension réflexive et conceptuelle du temps. L’aporie initiale donne le ton et peut-être davantage de la réflexion sur le

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Page 22: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

temps : la déficience ontologique du temps se reflète dans l’impuissance à en rendre raison. L’aporie ne fait pas qu’initier la méditation sur le temps, elle l’accompagne, la suscite, la relance et donc se montrer par ce trait même indépassable. C’est ce que souligne Ricœur :

“L’analyse augustinienne du temps offre un caractère hautement inter-rogatif et même aporétique, qu’aucune des théories anciennes du temps, de Platon à Plotin, ne porte à un tel degré d’acuité. Non seulement Augustin (comme Aristote) procède toujours à partir d’apories reçues de la tradition, mais la résolution de chaque aporie donne naissance à de nouvelles diffi-cultés qui ne cessent de relancer la recherche. Ce style, qui fait que toute avancée suscite un nouvel embarras, place Augustin tour à tour au voisinage des sceptiques, qui ne savent pas, et des platoniciens et néo-platoniciens, qui savent. Augustin cherche (le verbe quærere, on le verra, revient avec insis-tance tout au long du texte). Peut-être faut-il aller jusqu’à dire que ce qu’on appelle la thèse augustinienne sur le temps, et qu’on qualifie volontiers de thèse psychologique pour l’opposer à celle d’Aristote et même à celle de Plotin, est elle-même plus aporétique qu’Augustin ne l’admettrait. (…) Ain-si la “théorie” augustinienne du temps est-elle inséparable de l’opération argumentative par laquelle le penseur coupe les unes après les autres les têtes toujours renaissantes de l’hydre du scepticisme. Dès lors, pas de des-cription sans discussion. C’est pourquoi il est extrêmement difficile – et peut-être impossible – d’isoler un noyau phénoménologique de la gangue argumentative. La “solution psychologique” attribuée à Augustin n’est peut-être ni une “psychologie” qu’on puisse isoler de la rhétorique de l’argument, ni même une “solution” qu’on puisse soustraire définitivement au régime aporétique” (Temps et récit, I, p. 20-21). Ainsi il n’y aurait jamais un mo-ment de description pure de la conscience du temps. La solution psycholo-gique ne donne pas lieu à une psychologie pure du temps. Toujours le lan-gage rend l’intuition du temps opaque et toujours la rhétorique approfondit l’aporie : la réflexion sur le temps est intrinsèquement aporétique et l’aporie constitutivement rhétorique. De sorte que le langage est ici dans une situa-tion ambivalente : il travaille contre lui-même. D’un côté, on le dira en sui-vant, le langage ordinaire constitue le gage contre l’argumentation scepti-que ; de l’autre, la rhétorique (le langage savant) réanime le scepticisme.

Deux éléments ici méritent d’être soulignés. D’abord le fait que le passage de l’éternité au temps ne fait l’objet d’aucune explicitation. Il n’y a pas, comme chez Plotin, de déduction métaphysique du temps à partir de l’éternité (Ennéades, III, 7) l n’y a pas de chute dans le temps. La recherche se déploie dans le milieu de l’expérience de l’homme en proie à la passion du temps (cf. XV, 19 : “les lenteurs du temps”). Tout au plus peut-on dire qu’il convient de traiter du temps dès lors qu’on a posé la différence entre le temps et l’éternité et qu’on a défini l’éternité comme le principe. Ensuite, par contraste avec ce qui précède, le passage sur le temps présente une grande réserve des références bibliques : on aborde une espace proprement humain du questionnement (sans que pour autant cesse le caractère “orant” de la recherche).

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Ici encore Augustin n’oublie pas le pouvoir de la rhétorique. La ques-tion sur l’essence du temps est reprise une seconde fois après un premier parcours de l’aporie (qu’est-ce en effet/ qu’est-ce donc… ?), qui l’approfondit et la stylise par un système d’oppositions (si ne pas, alors/si, alors), autour du jeu entre le savoir et l’ignorance.

Ceci précisé, nous en venons à l’argumentation proprement dite. Comme Ricœur le remarque, la recherche augustinienne est scandée par le balancement entre un argument sceptique (qui souligne le non-être du temps) et une conviction fondée dans l’usage langagier - “et pourtant qu’y a-t-il que nous évoquions en parlant qui soit plus familier et plus connu que le temps…” ; puis : “nous disons un temps long…” (XV, 18) - que le temps est d’une façon ou d’une autre et qu’il est accessible à la pensée. Là encore Ricœur expose bien les choses :

“D’un côté, l’argumentation sceptique penche vers le non-être, tandis qu’une confiance mesurée dans l’usage quotidien du langage contraint à dire que, d’une façon dont nous ne savons pas encore rendre compte, le temps est. L’argument sceptique est bien connu : le temps n’a pas d’être, puisque le futur n’est pas encore, que le passé n’est plus et que le présent ne de-meure pas. Et pourtant nous parlons du temps comme ayant de l’être : nous disons que les choses à venir seront, que les choses passées ont été et que les choses présentes passent. Même passer n’est pas rien. Il est remarquable que ce soit l’usage du langage qui soutienne, par provision, la résistance à la thèse du non-être. Nous parlons du temps et nous en parlons de manière sensée, ce qui sous-tend quelque assertion sur l’être du temps : “Et nous comprenons certes quand nous en parlons ; nous comprenons aussi, quand nous entendons un autre en parler” (14, 17).

Mais s’il est vrai que nous parlons du temps de façon sensée et dans des termes positifs (sera, fut, est), l’impuissance à expliquer le comment de cet usage naît précisément de cette certitude. Le dire du temps résiste certes à l’argument sceptique, mais le langage est lui-même mis à la question par l’écart entre le “que” et le “comment”. On connaît par cœur le cri d’Augustin au seuil de sa méditation : “Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un me le demande et que je veuille expliquer, je ne sais plus” (14, 17). Ainsi le paradoxe ontologique oppose non seulement le langage à l’argument sceptique, mais le langage à lui-même : comment concilier la positivité des verbes “avoir passé”, “sur-venir”, “être” et la négativité des adverbes “ne…plus”, “pas… encore”, “pas toujours” ?” (Temps et récit, p. 22-23).

Mais cette contradiction du langage fait précisément partie de notre expérience du temps qu’Augustin affronte donc en elle-même. Et il est d’autant plus nécessaire de penser le temps à partir de son expérience hu-maine - ce qui incite à suivre la langage ordinaire qui recueille cette expé-rience même - que l’objet du livre XI est précisément de distinguer le temps humain du temps de la nature pour faire de l’âme le lieu exclusif de l’être du temps. Or qu’est-ce qui constitue l’expérience du temps, dont le langage porte témoignage ? Deux éléments : “Tout d’abord l’expérience de la suc-

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Page 24: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

cession : les choses passent, elles apparaissent et disparaissent. Ensuite l’expérience d’une mesure : on compare des durées. La recherche d’Augustin relie ces deux dimensions : elle questionne l’être du temps à partir de la possibilité de sa mesure” (F. Vengeon, art. cit., p. 69). Le lan-gage dit : le temps passe ; il dit aussi : le temps est court, long, il passe vite ou lentement. Mais si le temps passe, il n’est pas. Comment donc mesurer ce qui n’est pas. Le langage atteste le fait de la mesure mais ne nous fait pas comprendre comment il est possible de le mesurer. C’est le paradoxe central (c’est-à-dire le redoublement de l’aporie sur l’être du temps) du livre XI d’où sortira le thème de la distension (cf. Ricœur, ibid., p. 23). Mais ce pa-radoxe contient son envers positif : l’expérience d’une intimité de l’âme et du temps. Résoudre le paradoxe c’est expliciter cette expérience originaire que le langage atteste dans le savoir pré réflexif qu’il enveloppe du temps.

L’aporie du temps est donc d’abord développée à propos de l’être du temps. Le temps relève du non-être. La mise en évidence du non-être du temps est étroitement liée à un certain style du questionnement, le question-nement en ti esti qui conduit, chez Platon et Aristote à l’eidos ou à l’ousia, c’est-à-dire à une essence unifiant une multiplicité homonyme et qui est aussi le plus proprement étant dans l’étant. Le temps se prête-t-il à un tel questionnement ?

Il n’y a pas de difficulté si la question engage seulement une défini-tion nominale (comme s’il s’agissait seulement de désigner la réalité signi-fiée à quelqu’un qui ne connaît pas le sens du mot). En revanche la diffi-culté apparaît s’il s’agit de donner une définition réelle. Car la définition réelle va à l’être même de la chose, alors que le temps paraît bien relever du non-être. Comment assigner l’être (définir l’essence) de ce qui relève du non-être ? Voilà l’aporie sous la forme aiguë que lui donne Augustin. Toute la difficulté est d’entrer dans la pensée du temps à partir d’un questionne-ment qui lui soit approprié.

De multiples références philosophique confirment ce non-être du temps. La pensée antique a très souvent procédé à une sorte d’exténuation du temps pouvant aboutir à en souligner le non-être. Ainsi Aristote qui amorce sa problématique centrale du temps (le temps nombre du mouve-ment) par deux questions dont l’une nous intéresse ici : le temps appartient-il à l’étant ou au non étant ? Est-il en lui-même une “chose”, une substance, ou bien n’est-il qu’en étant co-présent à une chose ? C’est le second terme de l’alternative qui est choisi car “ce qui est composé de non-êtres semble ne pouvoir pas participer à la substance”. Voici le texte introductif du traité aristotélicien dans le Physique IV :

“Après ce qui précède, il nous faut aborder l’étude du temps. Il convient d’abord de poser les difficultés à son sujet, et d’examiner, dans une argumentation exotérique, s’il faut le placer parmi les êtres, ou parmi les non-êtres, puis d’étudier sa nature.

Que d’abord il n’existe absolument pas, ou n’a qu’une existence im-parfaite et obscure, on peut le supposer d’après ce qui suit ; Pour une part il a été et n’est plus, pour l’autre il va être et n’est pas encore ; c’est là ce dont

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se compose et le temps infini et le temps indéfiniment périodique. Or, ce qui est composé de non-êtres semble ne pouvoir participer à la substance” (217b29-218a3).

Sextus Empiricus, pour le scepticisme déclare de son côté dans Contre les mathématiciens (10, 192) : “ce qui est composé de non-existants sera non-existant. Or on juge que le temps est composé de non-existants, puisque le passé n’est plus et l’avenir pas encore”. Mais on peut citer aussi l’épicurisme (cf. Lettre à Hérodote, 72-73) ou Lucrèce (De la nature des choses, I, 459) pour lequel le temps est l’accident des accidents : “Si par exemple je tombe en esclavage, il s’agit pour moi d’un accident ; que cet état se prolonge plus ou moins longtemps, constitue un accident de ce pre-mier accident”12.

Quant à la conviction de l’existence du temps, fondée sur l’usage lan-gagier, elle se confirme dès le noeud de l’aporie par la rétrocession de l’être (présumé) vers les phénomènes qui soustendent l’affirmation de cet être : le quelque chose qui passe est condition de l’être du temps passé (si nihil prae-teriret non esset praeteritum tempus), le quelque chose qui survient, condi-tion de l’être du temps futur et l’être de l’étant présent, condition de l’être du temps présent. Augustin paraît donc bien s’assurer ici de l’être du temps par un changement de plan qui consiste à passer du temps aux choses intra-temporelles il s’agit de conforter l’être du temps par l’être des choses intra-temporelles : c’est parce que la nuit, ou le printemps passent qu’il y a du temps passé ; c’est parce que, au fur et à mesure que le printemps passe, l’été s’annonce et survient qu’il y a un temps futur ; et c’est parce que des choses me sont présentes, font acte de présence devant ma conscience per-ceptive qu’il y a un temps présent.

Mais cet appui que donnent au temps les choses intra-temporellles ne suffit évidemment pas à résoudre l’aporie de l’être du temps lui-même : cet

12

On pensera aussi au stoïcisme. Les Stoïciens distinguent deux figures du temps. La pre-mière s’exprime dans le mot chronos ; c’est le temps présent, celui qui est ouvert et délimité par l’action que je suis en train d’accomplir, le présent “total” coïncidant avec l’unité de l’action s’accomplissant. Ici le temps se présente comme une totalité indivisible, comme peut être indivisible la promenade que je suis en train d’accomplir ou l’unité simple du mouvement de ma main. La se-conde s’exprime dans le mot aïôn ; et cette fois, c’est le temps comme partie se partageant elle-même, à l’infini. Dès que je cesse d’agir et de me donner un présent coextensif à mon action, dès que je cherche à penser, à contempler le temps ou réfléchis à la condition temporelle de l’homme, je le vois se dérober, s’évanouir dans un infini partage de lui-même, dans la béance d’une double infinité. Voir le texte de Arius Did. cité par Goldsmith, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 30-31 : “Chry-sippe définit le temps : intervalle du mouvement, au sens où on l’appelle parfois mesure de la rapidité et de la lenteur ; ou encore l’intervalle accompagnant le mouvement du monde ; et c’est dans le temps que toutes les choses se meuvent et existent. Toutefois le temps se prend en deux acceptions, ainsi que la terre, la mer et le vide : (on peut en considérer) le tout ou les parties. De même que le vide total est infini de toutes parts, de même le temps total est infini à ses deux extrémités ; en effet le passé et le futur sont infinis. C’est ce qu’affirme très clairement sa thèse : aucun temps n’est entièrement présent ; car puisque la division des continus va à l’infini, et que le temps est un continu, chaque temps comporte aussi la division à l’infini ; en sorte qu’aucun temps n’est rigoureusement présent, mais on le dit (présent) selon une certaine étendue. Il soutient que seul le présent existe ; le passé et le futur subsistent mais n’existent pas du tout selon lui ; de la même manière, seuls les attributs qui sont accidents actuels sont dits exister : par exemple la promenade existe pour moi quand je me promène ; mais quand je suis couché ou assis, elle n’existe pas”.

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être se dérobe au niveau du passé (ne…plus) au niveau du futur (ne… pas encore) et même au niveau du présent (dont on reconnaît pourtant qu’il est, dans le temps, ce qui participe le plus à l’être) : le présent n’est de l’ordre du temps que dans la mesure où il tend à n’être plus. Augustin fait un rappel discret des analyses antérieures : si l’être est du côté de l’éternité, le temps en tant que tel s’inscrit dans l’ordre du non-être. Le présent s’il ne passait pas dans le passé ne serait pas du temps mais de l’éternité. Ce qui permet de repréciser à partir de quel présupposé en quelque sorte l’être du temps est interrogé. Le critère de l’être c’est le présent et le repos. Dès lors que le temps se comprend à partir du passé, du présent et du futur, le rapport à l’être est problématique : il est constitué de non-être. La raison d’être du temps est de ne pas être. La conclusion : “Ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus” est nécessaire, dès lors qu’Augustin a préalablement défini l’être par le présent et isolé le présent pur dans l’éternité.

Donc considérer l’être du temps, c’est chercher à attribuer l’être à ce qui refuse l’être. On a affaire à une contradiction. Ou alors il faut repenser les rapports entre l’être et le temps. L’indice que le temps est d’une certaine manière, c’est qu’on mesure des durées. C’est ce que précise le chapitre 15.

En XV-18 l’aporie de l’être du temps est reprise au plan de la mesure

du temps. Augustin à nouveau exploite les certitudes “naïves” issues du langage pour les confronter à l’analyse réflexive. Nous mesurons des du-rées. Cet énoncé avance en direction d’une solution (le temps n’est pas rien si on mesure des durées) et en même temps renouvelle le problème : com-ment concevoir une mesure pour ce qui n’est pas ou ce qui est en instance de ne plus être ? La notion de mesure introduit la solution, car c’est l’expérience de la mesure du temps qui induit la détermination de l’être du temps (la mesure dirige vers l’activité de l’âme). Mais l’idée de mesure im-plique que les parties mesurées soient stables et que la mesure et le mesuré soient contemporains. Or les parties du temps sont instables et ne corres-pondent à aucune mesure fixe. Donc le redoublement de l’aporie de l’être du temps en aporie de la mesure du temps n’a pas seulement une signification négative. Comme Ricœur le remarque justement, ce redoublement esquisse aussi la voie dans laquelle la solution sera trouvée. Car avec la question de la mesure du temps, c’est l’âme qui apparaît à l’horizon de la problématique du temps.

Donc nous parlons d’un temps passé long ou court, d’un temps futur long ou court et nous nous comprenons nous-mêmes comme nous nous fai-sons comprendre des autres quand nous parlons ainsi. Nous croyons mesu-rer le passé et le futur. Mais est-ce juste ?

Car premièrement il est impossible que le temps passé que je désigne en disant : il y a cent ans, soit actuellement (dans le présent où je parle) un temps long, puisque, au moment où je parle, il est entièrement écoulé. De même le temps que je désigne en disant : dans cent ans, ne peut pas être actuellement un temps long, puisque ce temps n’existe pas encore. Ni de

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l’un ni de l’autre, je ne peux dire légitimement : ils sont longs. D’où une nécessaire correction : il faut dire le passé fut long, l’avenir sera long. Il faut conjuguer le verbe être au passé et au futur pour épouser le devenir du temps. Pourtant comme le note Ricœur, Augustin tourne le dos à cette certi-tude que c’est bien le passé et le futur qu’on mesure (p. 23). Il ne retrouvera cette certitude qu’en transférant l’idée d’un long futur et l’idée d’un long passé sur l’attente et la mémoire. Il se retourne contre une argumentation trop rapidement acquise : “Seigneur, vous qui êtes ma lumière, est-ce que votre vérité ne va pas, ici encore, se rire de l’homme ?”

Deuxièmement le temps passé (que je dis avoir été long) se soustrait à la qualification que je veux lui attribuer. Il ne peut pas être ce que je dis qu’il était une fois qu’il est passé, puisqu’alors il n’est plus et ne peut en-dosser aucune qualification. Le temps passé n’a pas le moyen d’être long puisqu’il n’est plus. Le temps peut être long mais il n’est pas passé : le temps peut être passé, mais il n’est pas long.

C’est pourquoi, troisièmement, il faut se tourner vers le présent. La solution c’est que seul le temps présent peut être qualifié de long. C’est quand il était encore présent que le passé était long : c’est en tant que pré-sent ayant été que le passé est mesurable. Mais cette solution n’est pas tena-ble. Là encore quelque chose de la solution définitive est esquissée, car la mémoire et l’attente apparaîtront comme des modalités du présent. Mais ici comme le remarque toujours Ricœur, le présent est encore opposé au passé et au futur : “l’idée d’un tripe présent ne s’est pas encore fait jour” (p. 23). Ce temps présent séparé va faire les frais d’une analyse plus poussée. “Voyons, donc, ô âme, si un temps présent peut être long…”

Qu’est-ce donc que le temps présent ? Quand on cherche à le saisir, on se trouve confronté à une inévitable exténuation du temps présent qui, d’un laps de cent années conduit jusqu’à l’instant indivisible “qui n’a pas la moindre étendue de durée”13. Ici le présent est privé d’être non pas parce qu’il n’a pas de permanence (nunc fluens) mais parce qu’il lui manque de l’extension. Comment saisir le présent s’il n’a aucune étendue ? C’est la divisibilité du temps qui précipite le présent vers le non-être. Augustin prend pour mesure du présent les unités calendaires. Un siècle forme-t-il un présent ? A-t-on raison de prendre le siècle comme unité de mesure ? Au-gustin peut facilement montrer que sur un siècle, un seule année est présente (les 99 autres sont passées ou futures). Que sur cette année, seule un mois

13

On peut s’interroger sur la légitimité d’une proposition telle que : un temps passé ou un temps futur ne peuvent pas être longs, l’un parce qu’il n’est plus, l’autre parce qu’il n’est pas encore quelque chose qui puisse être long. On distingue, depuis Aristote, être au sens relatif (pros ti) et être au sens absolu (aplôs). Ce n’est pas parce que le non-être est objet d’opinion qu’il est (= existe), car être objet d’opinion (=pros ti) et être (exister) ne sont pas identifiables. A l’inverse, ce n’est pas parce que le temps passé en tant que passé n’existe plus (être au sens absolu) que l’on est autorisé à lui refuser tout être pros ti (par ex. être long). Et d’ailleurs la récupération de l’être du passé par l’intermédiaire de la mémoire et des traces présentes du passé mettra à profit la distinction entre être relativement et être absolument. L’argumentation sceptique construite autour de la question du non-être du temps n’est pas irréprochable. Ce qui est loin de la priver de toute valeur : elle accroît la ten-sion de l’aporie et de la recherche d’une solution.

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Page 28: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

est présent, sur ce seul mois, seul un jour, sur ce jour, une seule heure, sur cette heure, un seul instant. Mais cet instant est insaisissable. Il faut donc conclure avec les Sceptiques : “Si on conçoit un point de temps, tel qu’il ne puisse être divisé en particules d’instants, si petites soient-elles, c’est cela seulement qu’on peut dire “présent”, et ce point vole si rapidement du futur du passé qu’il n’a aucune étendue de durée. Car s’il était étendu, il se divise-rait en passé et en futur, mais le présent n’a point d’étendue (spatium)” (p. 266). On voit ici clairement l’opposition entre la conviction issue du lan-gage favorable à l’être et à la mesure du temps face aux assauts du scepti-cisme : Augustin parle tour à tour d’étendue du temps présent, exprimée par le terme mora qui signifie un délai, retardement – ce qui fait une fois encore signe vers la distensio de l’âme ; mais en analysant ce donné de la cons-cience intime du temps (nous mesurons le délai, le retardement du temps), l’argumentation sceptique triomphe immanquablement en imposant le lan-gage spatial de l’extension. Le modèle de la mesure c’est l’espace avec l’extériorité et la simultanéité de ses parties. C’est pourquoi la mesure du temps est effectivement impensable. La mesure du temps est impossible parce qu’on pense le temps à partir de l’espace comme dira Bergson.

Donc c’est la conclusion sceptique qui l’emporte. Et Augustin donne à cette conclusion une allure dramatique à la fin du dernier paragraphe : de même que dans le chapitre 4 le monde proclamait qu’il avait été créé, de même ici le présent confesse dans la détresse qu’il est sans réalité : “le pré-sent nous crie avec les paroles de tout à l’heure qu’il ne peut pas être long” (p. 266). Ni le passé (qui n’est plus), ni le futur (qui n’est pas encore), ni le présent (vers lequel la réflexion s’était tourné pour une solution de l’aporie) ne peuvent être longs et, partant, ne peuvent être mesurés.

Pourtant, comme le montre le chapitre XVI, 21, le scepticisme n’a pas

le dernier mot. Là encore c’est le langage qui résiste “sous la rafale du scep-ticisme”. La mesure du temps est impossible comme le montre l’analyse du temps ; et pourtant la mesure est un fait. “Et cependant Seigneur, nous avons conscience… nous les comparons, … nous disons… Nous mesu-rons…” (p. 266). L’âme en quelque sorte proteste contre l’analyse de l’intelligence en s’appuyant sur l’expérience à la fois perceptive (sentimus), intellectuelle (comparamus) et pragmatique (metittur) : contre l’intelligence analytique, c’est toute la précompréhension du temps qui se rassemble pour dépasser la conclusion sceptique. Ou encore c’est l’âme entière, soutenue par son invocation à Dieu qui se retourne contre l’âme intellectuelle ou l’âme interrogée par l’intelligence seule pour savoir “si un temps présent peut être long” (p. 265) et qui avait dû confesser que même le présent n’a pas d’être et n’est pas mesurable. Ainsi de fait, nous disons que telle durée est double ou triple de telle autre, ou que l’une égale l’autre. De fait nous mesurons les durées.

Ce ressaisissement de l’âme contre le scepticisme produit un argument qui semble effectuer un pas décisif : “c’est le temps en train de passer que nous mesurons par la conscience que nous en prenons” (p. 266). L’avancée

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c’est l’idée de passage, de transition. La thèse correspond à l’évidence prati-que, à l’expérience. Le présent, c’est le temps qui passe. Le scepticisme serait ici récusé : il vaut contre le présent ponctuel mais non contre le pré-sent qui passe. Et sans doute là encore, elle n’est pas fausse. Mais il lui manque la dialectique des trois présents, la distension de l’âme entre attente, mémoire et attention pour être vraiment comprise. Quand l’idée revient ex-primée une seconde fois, quand on se la répète : “ainsi lorsque le temps passe, il peut être perçu par la conscience et mesuré”, on ne la comprend pas. C’est bien ce que le chapitre suggère. Augustin s’arrête pour dire : “Je cherche, ô Père, je n’affirme pas” (p. 267) – comme si cette certitude n’était en rien acquise. Faut-il interpréter ce quaero au sens du zêtein grec ou au sens du zêtein de la tradition sapientiale des Hébreux (Actes, 17, 26) comme pour Guitton ? L’essentiel c’est qu’il suspend l’argument comme s’il s’agissait d’une impasse. Il poursuit alors sa quête dans une autre direction. Pour que soit pleinement acquise l’idée que ce qu’on mesure c’est le futur compris comme attente, la passé comme mémoire, il faut réhabiliter le passé et le futur. Peut-on croire raisonnablement que le passé et l’avenir sont ex-clus de l’être ?

En XVII, 22, l’aporie resurgit du heurt entre la certitude qu’il y a trois

temps (comme nous l’enseignons aux enfants, en leur apprenant l’usage des temps du verbe) et l’exténuation du temps, jusqu’à la fine pointe du mainte-nant, qui se produit inévitablement, quand on cherche à saisir l’être du temps. Résoudre l’aporie, ce serait réussir à accorder les deux éléments an-tinomiques. Une solution se présente, qui consisterait à dire : le présent le passé et le futur existent (d’où la certitude initiale), mais sous des modalités différentes : le présent existerait de façon manifeste, au grand jour et sur la scène du monde, tandis que le passé et le futur existeraient “dans un lieu caché”. Quelque chose est retenu de la notion de passage : quand le futur devient présent, quand (ce qui va devenir) le passé quitte le présent pour disparaître, ne peut-on pas dire que le premier advient et que le second s’efface dans un lieu secret ? Le présent ce serait le temps dans la lumière, le passé et le futur le temps dans l’ombre. Dès lors Augustin change mani-festement de question : il ne s’interroge plus seulement sur l’être du temps (qui semblait ne pouvoir être que le présent) mais sur le site de l’être du temps. Où le présent peut-il être stable et étendu, où le futur et le passé peu-vent-il trouver le lieu de leur manifestation ?

Intervient en faveur de cette solution la possibilité de prédire avec vé-rité l’avenir et de raconter avec vérité les événements passés ; car l’avenir ne peut être prédit que s’il existe déjà avant son avènement en présent sur la scène du monde et le passé ne peut être remémoré que s’il existe encore après son avènement en présent sur la scène du monde. Ou encore, raconter et prédire c’est voir ce qu’on raconte ou qu’on prédit : or la vision n’est pas sans objet (“il est impossible de voir ce qui n’existe pas”). Donc le passé et l’avenir sont des temps qui existent. On doit remarquer ici que c’est encore le langage, mais aussi l’action (prédiction), c’est-à-dire l’expérience qui

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résiste aux assauts du scepticisme. Ainsi on peut dire que l’histoire, les divi-nations - ou plutôt les anticipations de l’action14 - prouvent une certaine ob-jectivité du passé et du futur.

Ricœur observe la transformation subtile que reçoit, dans ce moment du développement, la problématique initiale. En XIV, 17, Augustin parle de præteritum et de futurum ; en XVII, 22, il parle de præterita et de futura. Passé et futur sont désormais des adjectifs. Ce glissement n’est pas annodin. Et Ricœur commente ainsi : ce qui est dit exister, en XVII, 22, ce n’est plus le présent ou le futur en tant que tels, mais “des qualités temporelles qui peuvent exister dans le présent, sans que les choses dont nous parlons, quand nous les racontons ou les prédisons, existent encore ou existant déjà” (p. 26). Autrement dit, sans admettre que le passé et le futur sont des êtres, on peut reconnaître qu’il y a dans le présent plus que le présent, ou qu’il y a une manière d’être présent même pour ce qui n’est plus comme le prouve la narration et pour ce qui n’est pas encore comme le prouve la prédiction : il y a une manière d’être à propos de ce qui en soi n’est pas encore ou n’est plus (pros ti), qui annonce la suite et la solution finale par la notion de distentio animi. Il faut être attentif, comme le note Ricœur, aux transitions d’Augustin, qui avance des indices, des signes de la solution.

La substitution, au chapitre 17, de la question où ? à la question : qu’est-ce que le temps ? ou le détour par la question : où le temps peut-il trouver le site de son être, ouvre une nouvelle séquence argumentative qui apportera une réponse au problème du non-être du passé et de l’avenir (ch. 18-20). Par ailleurs, métaphoriquement (“quelque lieu secret”), c’est l’âme qui se trouve déjà désignée comme site de l’être du temps. Enfin, ce qui est acquis c’est que le passé et l’avenir sont d’une certaine manière : “Par conséquent, le futur et le passé existent également [il existe donc, et des choses futures et des choses passées”]” (p. 267).

En XVIII, 23, Augustin reprend la proposition qu’il vient d’avancer,

de manière un conjecturale (exprimée encore par la conditionnelle : “si le futur [= les choses futures] et le passé existent…”), pour accorder être et non-être du passé et du futur, en les situant dans un lieu caché. Il y a à nou-veau comme un arrêt et Augustin s’adresse à Dieu pour qu’il le soutienne dans son nouvel effort : “Laisse-moi Seigneur, pousser plus loin mes re-cherchers (amplius quaerere), Toi mon espérance”. Cette pause n’est pas simplement un procédé rhétorique. Elle marque un temps entre l’idée que le

14

Augustin parle de prédiction et non de prophétie : la prédiction est une capacité universelle, tandis que la prophétie ne concerne que les hommes inspirés – d’après Guitton, l’analyse augusti-nienne de l’expectatio se détache de la tradition païenne de la divination et de la mantique. Le chapi-tre XIX évoque précisément la prophétie, l’enseignement par Dieu du futur. Cette possibilité dépasse l’intelligence humaine. La prophétie qui est la vision certaine de l’avenir et qui transcende la simple prédiction (l’anticipation des choses futures) est un don divin. On ne peut rendre un tant soit peu intelligible la connaissance prophétique qu’en supposant soit que la connaissance du Verbe soit transmisse au prophète, ce qui suppose une sublimation de leur esprit, soit que les anges transmettent par des figures sensibles la connaissance divine. Mais l’écart demeure : la prédiction est un fait : la prophétie un mystère.

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Page 31: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

passé et le futur sont en quelque façon ou du moins que les choses futures et les choses passées existent en un lieu à la thèse audacieuse du triple présent.

C’est donc ce lieu caché qui va être problématisé : “je veux savoir où elles sont”. Il s’agit de penser un site où les futura puissent exister comme présents (condition de leur être et de leur prédictibilité), mais sans préjudice de leur être futur et où, de même les praeterita puissent exister comme pré-sents - condition de leur être et de leur remémoration -, mais sans préjudice de leur être-passé. Ici se confirme nettement le changement de question : on est passé de : qu’est-ce que le temps (aporie de l’être du temps) à : comment mesure-t-on le temps (aporie de la mesure du temps) puis à : où les choses futures et passées peuvent-elles exister. Et “toute la suite de l’argumentation se tiendra dans l’enceinte de cette question, pour aboutir à situer dans l’âme les qualités temporelles impliquées dans la narration et la prévision” (Ric-œur, p. 26). Mais ce changement ne se fait pas par hasard. S’il faut envisa-ger la question du temps en terme d’espace, c’est parce que le lieu c’est très exactement l’endroit où l’on se tient au présent. Le lieu c’est la présence du présent.

Augustin s’intéresse d’abord aux choses passées et tente d’étendre aux choses futures le même type d’explication, à partir d’une certitude : l’être des choses passées et futures ne peut être qu’un être dans et cet être dans est nécessairement un être au présent. Où qu’elles soient, elles ne peuvent y être qu’en tant que présentes. Reste à déterminer ce mode d’être présent et ce lieu du présent des choses passées et futures, ce que l’analyse de la narration permet de faire.

Ainsi, en ce qui concerne les praeterita, leur site est immédiatement identifié à la mémoire. Les choses elles-mêmes dont nous nous souvenons ont passé, elles ont sombré dans le non-être ; mais, en passant par les sens, elles ont gravé des images qui sont comme des empreintes dans l’esprit ; et c’est de ces images que viennent les mots par lesquels nous évoquons les choses correspondantes. Les événements sont passés, mais leur image est présente et c’est cette présence de l’image qui rend possible la remémora-tion. Autrement dit comme le résume Vengeon : “Le lieu du passé, c’est la mémoire, son être est un être d’image, de trace” (p. 73)15.

L’image est ainsi un être ambivalent : elle existe maintenant mais vaut pour des choses qui n’existent plus et qui, par elle, existent néanmoins en-core dans la mémoire. Le passé de mon enfance n’est plus : mais l’image de mon enfance est présente dans la mémoire. Le passé n’existe plus, mais les choses passées sont présentes dans la mémoire par les images qu’elle a conservées de leur perception. Ici Augustin est passé manifestement de la considération du passé aux choses passées, puis aux images mémorielles des choses passées. Qu’une chose puisse être présente et passée, c’est ce que fait comprendre la notion d’image ou d’empreinte psychique16.

15

On relèvera l’abondance des préposition de lieu : ex/in dans tout ce chapitre XVIII. 16

Cette « issue » n’est pourtant pas affranchie de difficulté ; j’emprunte à Cassirer (Philoso-phie des formes symboliques) la formulation du problème : “Comment le présent [en l’occurrence le

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Considérons maintenant les prédictions, ou les préméditations ou les préperceptions des choses futures. Est-ce la même explication (utrum similis si causa) qui prévaut ?

Le cas de la préperception est un peu différent de celui de la remémo-ration puisqu’il n’y a pas, pour le futur, de site correspondant à ce qu’est la mémoire pour la passé. Augustin n’assigne pas, ne nomme pas le lieu où le futur est anticipé. Et même davantage : les images-vestiges sont dans l’âme, alors que les causes et les signes des choses futures semblent être dans le monde (d’où le caractère conjectural du rapprochement entre remémoration et préperception : “existe-t-il une explication semblable pour les prédictions du futur… ?”). Le lever du soleil, comme va l’illustrer l’exemple du dernier paragraphe, n’existe pas encore (il est futur pur). Ce qui existe c’est l’aurore. L’aurore existe comme ce qui est présent à la perception. Mais en même temps l’aurore vaut comme cause ou signe du lever du soleil. Augus-tin dit bien que l’on voit les signes ou les causes des futura. Pourtant le res-sort de l’explication est semblable : de même que la remémoration est une conscience présente des images-vestiges déposés dans la mémoire, de même la préperception de l’événement futur est la conscience présente des signes et des causes présents de l’événement futur. Autrement dit, le caractère cau-sal ou “signitif” d’un fait ne lui appartient pas par nature, mais est le résultat d’une opération de l’âme. C’est l’âme qui imagine le futur, associant à la perception de l’aurore l’image du lever du soleil17. C’est bien ce que “l’éloquence” de l’exemple montre : je regarde l’aurore/ j’annonce à l’avance le lever du soleil. L’aurore ne contient le futur du lever du soleil qu’en tant qu’il en est l’image anticipante. Mais cette anticipation est le fait de l’âme. Ici Augustin joue sur l’adverbe “déjà”. D’un côté, “déjà” désigne le présent : ce que j’annonce, ce n’est pas le soleil qui est “déjà”, sous en-tendu présent (p. 268) ? Ce qui est déjà est présent et non futur. Mais d’un autre côté, le “déjà” concerne l’anticipation du signe (“on peut le prédire d’après les signes présents qui sont déjà et qui se voient” p. 269) : par le signe, la chose future est “déjà” là, annoncée, dite “à l’avance” (ante dica-tur). vestigium qui est censé servir de support à la remémoration] peut-il non seulement être déterminé objectivement par le passé, mais encore se savoir déterminé par lui et se rapporter au passé comme à son principe de détermination ?…… Engrammes et traces de l’existence antérieure ont beau se dépo-ser autant qu’on voudra, ces états rémanents sont impuissants à expliquer la forme caractéristique de la rétro-référence”. Même observation chez Merleau-Ponty : « une perception conservée est une perception, elle continue d’exister, elle est toujours au présent, elle n’ouvre pas en arrière de nous cette dimension de fuite et d’absence qu’est le passé ». En bref, on ne peut pas faire sortir la relation au passé de contenus présents de conscience.

17 Ces propositions suggèrent d’ailleurs que l’état futur du monde est préformé dans son état présent. Le monde, à sa création, contient les germes latents de toutes les choses que la suite des temps verra se développer (Guitton, p. 261 : “En un sens l’univers fut créé parfait et achevé, puisque rien de ce qui,s’y manifeste n’échappa à l’acte créateur ; en un autre sens l’univers ne fut créé qu’incomplet, puisque tout ce qui devait y apparaître plus tard n’y fut créé qu’à l’état de germe ou de raison séminale. (De Trinitate : “de même que les mères sont gravides de leurs rejetons, de même le monde est gravide des causes des êtres qui y naissent…”. le concept de raison seminale vient du stoïcisme et sera repris par Leibniz”.

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Page 33: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

“Dans les deux cas, c’est donc l’esprit humain qui fait le lien entre un événement présent (naturel et/ou mental) et le passé ou le futur. Le passé et le futur n’ont rapport au présent que par le traitement psychologique des signes. L’esprit humain abrite le temps, les opérations de l’âme sont le site du triple présent. Voilà la thèse qu’il va falloir défendre” (Vengeon, p. 73).

La solution augustinienne par l’image psychique soulève évidemment plusieurs difficultés, au moins deux principales :

1/ Comment comprendre le rapport entre image et empreinte. Quel est le statut de l’image ? Faut-il l’identifier à une empreinte (vestigium) au sens littéral ou la comprendre métaphoriquement ? Si l’image est une empreinte comprise littéralement, alors la conception de la mémoire que nous propose Augustin n’est pas très éloignée de ce qui a été appelé plus tard théorie de l’engramme, théorie en elle-même très ancienne, puisqu’elle apparaît déjà dans le Théétète : “C’est un don de la mère des Muses, Mnémosunè : tout ce que nous désirons conserver en mémoire de ce que nous avons vu, entendu ou nous-même conçu se vient en cette cire […] graver en relief comme marques d’anneau que nous y imprimerions” (191 d). Mais théorie présen-tant une redoutable difficulté. En un sens, l’hypothèse de l’image mentale prouve trop. Ce qu’elle prouve c’est que, contrairement à l’opinion, l’image n’est pas ce qui fixe le temps, mais ce qui le constitue en engendrant un pré-sent complexe, articulant l’être et le non-être. Mais alors on tombe dans une difficulté symétrique au problème initial : au point de départ, l’argumentation sceptique soulignait le non-être du passé et du futur et ren-dait inintelligible notre certitude qu’il existe un passé et un futur. A présent, l’être des choses passées et des choses futures a été récupéré par la mémoire et la préméditation, mais le présent des contenus de conscience dans la mé-moire et la préméditation rend difficilement compte de la dimension de fuite et d’absence qui appartient au passé et au futur. On a du mal à faire sortir la relation au passé et au futur d’un contenu présent de conscience. On re-trouve sur le plan de la prédiction, le même problème que sur celui de la remémoration. L’aurore et l’imagination du lever du soleil que j’ai dans l’esprit sont présentes ; elles sont un contenu présent de la conscience. Cette présence en image des choses futures explique que le futur existe, mais elle n’explique pas qu’il existe comme futur, c’est-à-dire comme non-présent. Un contenu présent de conscience ne peut pas expliquer la visée du non-présent. Mais là encore, la difficulté tient sans doute au fait que “le triple présent [affirmé seulement en XX, 26] n’a pas encore reçu le sceau définitif de la distentio animi” (Ricœur, p. 29) c’est-à-dire l’activité une de l’âme qui constitue l’accord et le désaccord des modalités du temps.

2/ Ensuite, “ce qui fait énigme, c’est la structure même d’une image qui vaut tantôt comme empreinte du passé, tantôt comme signe du futur” (Ricœur, p. 29). Le signe est pour l’attente l’équivalent de l’empreinte pour la mémoire : c’est une image de ce qui n’existe pas encore, comme il y a une image de ce qui n’existe plus. Et l’on peut observer qu’après une cer-taine lenteur intentionnelle de l’analyse, l’argumentation se précipite : se souvenir c’est avoir une image du passé, prévoir c’est pré-percevoir (præ-

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Page 34: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

sensio) l’avenir par une image. Le même schéma est retenu, à peine est-il davantage compliqué.

Il y a bien sûr, une manière de résoudre la difficulté : c’est de faire de la mémoire et de l’imagination les deux faces d’une même faculté, solution que la tradition a retenue, quitte à distinguer deux niveaux de l’imagination : l’imagination reproductive pour la mémoire, l’imagination productive pour l’imagination. Conserver une image du passé ou anticiper par une image le futur seraient les deux actes de la même faculté – ce qui conduit affirmer un primat de la mémoire sur l’imagination. L’imagination ne peut anticiper le futur qu’à partir de l’enregistrement de l’expérience passée. C’est parce que j’ai déjà associé le lever du soleil à l’aurore que j’imagine le premier à partir de la perception de la première. Ce privilège de la mémoire est d’ailleurs assez conforme à la pensée d’Augustin, puisque la perception présuppose la mémoire : l’esprit doit retenir les vues successives de la perception pour percevoir. C’est ce problème que Kant traite encore dans la synthèse de la reproduction dans l’imagination dans la première édition de la Critique de la raison pure.

Dans le chapitre XIX 25 qui prolonge ou approfondit l’examen de

l’anticipation de l’avenir, Augustin s’attache à montrer que prédiction et connaissance prophétique ne sont pas exactement du même ordre : la pro-phétie est soumise, comme la prédiction, à la loi qui vient d’être mise en évidence et selon laquelle le futur n’est accessible qu’en qualité de contenu présent de conscience. Mais la prédiction se fonde sur la relation de causali-té (l’aurore comme cause du lever) ou sur le rapport entre le signe et ce qu’il signifie (aurore, signe du lever du jour), alors que la prophétie serait plutôt, pour Augustin, une transmission aux Prophètes de la connaissance éternelle du Verbe. La prédiction s’inscrit entièrement dans l’ordre du temps (connaissance intra-temporelle du temps), alors que la prophétie serait plutôt une irruption de l’éternel dans le temporel (connaissance éternelle dans le temps).

En XX 26, Augustin présente les premiers résultats du débat entre

l’argument sceptique et la conviction qu’il y a passé, présent et futur. C’est une conclusion partielle après la phase de recherche (“ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence…”) et une reformulation et du pro-blème et de sa solution provisoire.

D’abord Augustin reformule la conscience intégrale du temps : s’il y a bien trois temps, ce ne sont pas le passé, le présent, le futur, mais plutôt le présent du passé, qui est la mémoire, le présent du présent, qui est vision (contuitus), le présent du futur, qui est l’attente. Cette reformulation a évi-demment l’avantage de réintégrer le passé et le futur à la sphère du présent et de l’être et ainsi de rendre compréhensible qu’ils soient objet d’intentionnalité. Donc après avoir confié les choses passées à la mémoire et les choses futures à l’attente, on peut intégrer le passé et le futur dans un présent élargi. Cette idée est évidemment un résultat théorique puisqu’il ne

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Page 35: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

correspond à aucun des termes examinés antérieurement : ce n’est ni le pas-sé, ni le futur, ni le présent ponctuel, ni la transition du présent. Il y a donc trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.

En outre, Augustin fait correspondre trois facultés ou trois activités à ces trois présent : passé-mémoire/présent-vision (plus loin attention)/futur-attente.

Ensuite, ces trois modes du présent, c’est-à-dire du temps sont dans l’âme : c’est dans l’âme que je vois trois temps. On mesure ici la distance par rapport à Aristote qui, définissant le temps comme nombre du mouve-ment et distinguant nombre nombrable et nombre nombré au profit du nom-brable, formait un concept du temps indépendant de l’âme qui a la cons-cience du temps.18 Ce video est, comme le dit Ricœur, le noyau phénoméno-

18

Cette question a été débattue, au moins indirectement, dans le plus important traité sur le temps que nous ait transmis l’antiquité grecque et qui se trouve dans le liv. IV de la Physique (10, 217 b 29 - 14 224 a 1). Elle a été débattue dans un passage qui concerne justement le rapport entre le temps et l’âme, et qui se trouve en 223 a 16-29. Ce passage fait suite à la grande définition du temps comme nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur. Avec l’idée de nombre du mouve-ment, l’idée de mesure n’est éviemment pas très éloignée.

Qu’est-ce qui appelle, chez Aristote, une réflexion expresse sur le rapport entre le temps et l’âme ?

-ce problème a déjà été abordé dans le Timée de Platon. Platon y enseigne, rappelle Aristote, que le temps “est né simultanément avec le Ciel”, lequel est enveloppé par l’Ame du Monde. Donc la question du lien du temps et de l’âme est classique depuis Platon ; ce qui explique déjà sa reprise par Aristote

-on peut également penser à certains aspects de la pensée des Sophistes, tendant à réduire le temps à la pensée. Ainsi le sophiste Antiphon donne du temps la définition suivante, reprise ensuite par le péripatéticien Critolaos : “le temps est une pensée (noèma) ou une mesure, non une substance”. Arisote pourrait donc chercher à situer sa compréhension du temps par rapport à celle d’Antiphon.

Mais on peut donner aussi une justification purement interne de cette analyse : étant donné que le temps est défini par le nombre du mouvement, il est légitime de se demander si ce nombre est toujours en acte, c’est-à-dire nombré réellement, ce qui ne peut se faire que par l’âme, ou bien s’il est aussi nombre en puissance, c’est-à-dire nombre simplement nombrable (dont l’existence serait indé-pendante de l’âme).

Et en effet, quand on sait que le temps est le nombre du mouvement, l’argumentation suivante se présente inévitablement à l’esprit : l’âme seule peut nombrer ; donc le temps, nombre du mouve-ment, ne peut pas exister sans une âme qui le compte ; et si le temps ne peut pas exister sans l’âme, celle-ci n’est pas seulement une instance qui constate le temps, c’est une instance qui constitue le temps. D’où la justification d’une conception “psychologique” du temps.

Quelle réponse Aristote donne-t-il à ce problème ? les interprètes ne sont pas unanimes. Pour V Goldsmith., le temps a, selon Aristote, une réalité tout à fait indépendante de l’âme.

Deux arguments l’établissent : a) d’une façon générale Aristote pose la priorité et l’indépendance de l’objet de connaissance par rapport à la connaissance (réalisme). En l’occurrence ici : le mouvement n’a pas besoin de l’âme pour exister ; or dans le mouvement se trouvent l’avant et l’après qui sont le substrat, le support réel du temps ; donc le temps lui-même n’a aucun besoin de l’âme pour exister. Cet argument consiste à rappeler que pour établir la réalité du temps, on peut et et on doit, avant d’en considérer l’essence, en considérer le substrat. b) Si nous considérons maintenant l’essence du temps, nous arrivons à la même conclusion. Le temps est nombre du mouvement ; mais le nombre s’entend soit au sens du nombrable, soit au sens du nombré. Si le temps en tant que nombre nombré suppose l’âme, il ne la suppose pas en tant que nombre nombrable. L’argument qui dit : sans quelqu’un pour compter, il serait impossible aussi qu’il y ait du nombrable est invalide ; il faudrait dire seulement : sans qulqu’un pour nombrer, pas de nombre nombré.

Ajoutons qu’il est tout à fait essentiel, selon Goldchmit, de définir le temps comme nombra-ble plutôt que comme nombré et cela, afin de préserver la cohérence de la pensée aristotélicienne

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logique de toute l’analyse (p. 28). L’âme voit en elle les trois modalités du temps, elle se voit elle-même comme le site de l’être du temps. Mais en même temps cette vision du temps n’est pas phénoménologiquement pure. On retrouve ici l’illustration d’une remarque antérieure : cette vision n’est pas le résultat d’une description pure de la conscience temporelle (à partir d’une réduction), mais elle est obtenue comme la conclusion d’un débat

Et en effet, Aristote montre bien que le temps est nombre du mouvement comme tel, ce qui

veut dire : de n’importe quel mouvement, puisque tout mouvement, rectiligne ou circulaire, est dans le temps. Mais il n’en recherche pas moins un mouvement “exemplaire” dont le temps serait le nom-bre ; et ce mouvement exempaire, il va le trouver dans le mouvement de la sphère céleste. Mouve-ment circulaire infini, donc aussi temps infini. Cette situation conduit Plotin à soulever la question (l’aporie) suivante : “le temps étant infini, comme on l’enseigne ((Phys. VIII, 10, 267 b 25)) comment y en aurait-il un nombre ?” La réponse, observe Goldchmit, est donnée par la distinction du nombré et du nombrable : sur la sphère extrème, le temps est véritablement et exclusivement l’aspect nombrable du mouvement, sans qu’il y ait lieu de faire passer cette potentialité à l’acte, puisque les notions de commencement, de milieu, de fin et partant d’instant, n’y ont plus aucun sens ; chaque instant, comme chaque point sur la périphérie en vaut un autre.

Donc, selon cette première lecture, le propre du temps n’est pas d’être nombré par une âme, ce n’est pas qu’il existe une âme qui le nombre (puisque le mouvement et le temps peuvent exister sans l’âme), mais c’est d’être nombrable selon l’avant et l’après du mouvement ; car le temps ne peut pas exister sans qu’existe aussi et nécessairement le nombrable du mouvement ; mais il peut exister sans qu’une âme existe nécessairement pour faire de ce nombrable du nombré. Ricoeur résume cette situation ainsi : “l’activité noétique peut ainsi rester impliquée par l’argumentation, sans être incluse dans la définition même du temps

Observons d’ores et déjà que le refus d’inclure le nombré, et avec lui l’activité noétique, dans la définition du temps ne va pas sans difficulté. Peut-il vraiment y avoir du nombrable (puissance) sans nombré (acte) ? C’est ce que déjà pourrait rendre très problématique la théorie aristotélicienne fameuse de la préséance ontologique de l’acte sur la puissance, théorie qui est reprise par Bergson, d’une façon originale, dans l’idée que le possible contient, non pas moins, mais plus que le réel ; on pourrait dire ainsi que le nombrable est plus que le nombré (impliquant une âme qui a déjà nombré, qui pourrait nombrer, connaît sa puissance de nombrer, mais s’abstient de nombrer).

On trouve chez Heidegger, une autre lecture, antithétique. Cette lecture accentue le lien de l’âme et du temps et d’abord parce qu’ elle n’accorde pas une importance considérable à la différence du nombrable et du nombré : “Sans âme, il n’y aurait pas de nombrer, pas de nombrant ; sans nom-brant, il n’y aurait pas de nombrable ni de nombré ((je souligne)) ; sans âme, il n’y aurait pas de temps”.... “Il appartient manifestement à l’essence du temps d’être nombré, de telle sorte que, sans nombrer, il n’y aurait pas de temps, et inversement”. Mais que le temps paraisse bien dépendre consti-tutivement de l’âme, cela n’invalide nullement ce qui a été dit précedemment sur le pouvoir “enve-loppant” du temps pour tout étant. Il faudrait donc dire, selon Heidegger, que “le temps est plus ob-jectif que tous les objets et en même temps il est subjectif”, objectif parce qu’il étreint tout objet, subjectif parce qu’il n’y a de temps que s’il y a des sujets.

Notre question est : la mesure du temps tient-elle à l’essence même du temps. Chacune des deux lectures d’Aristote donne une réponse opposée. Cette question nous conduit d’ailleurs à un des problèmes centraux traités par Ricoeur dans Temps et récit : Pour Ricœur non seulement le temps est à la fois et co-originairement subjectif et objectif, mais chacun de ces deux aspects ne peut être pensé avec rigueur et radicalité qu’au détriment de l’autre, de telle sorte qu’une conception du temps qui en marque le caractère subjectif (Augustin) doit en occulter le caratère objectif, et qu’à l’inverse une conception qui en marque le caractère objectif (Aristote) doit en occulter le caractère subjectif. La question serait alors de savoir si la pensée de Heidegger échappe à cette contrainte à l’unilatéralité (le temps est à la fois subjectif et objectif), ou bien si, comme le pense R., elle lui est seulement soumise d’une façon plus subtile.

Résumons : la question des rapports entre temps et mesure du temps se pose inéluctablement à partir du moment où le temps est défini, comme il l’est chez Aristote, comme nombre du mouve-ment. Et c’est la raison pour laquelle l’aporie de l’être du temps se prolonge en aporie de la mesure du temps.

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difficile et tendu, débat que résume le verbe fateorque (je l’avoue) associé précisément à video.

Cette prégnance du discours dans la vision phénoménologique est d’ailleurs impliquée dans la correction du langage courant, sur lequel Au-gustin s’était appuyé contre le scepticisme. Ce n’est pas au sens propre qu’on dit qu’il y a trois temps. Rien n’empêche pourtant de continuer de parler comme le fait le langage ordinaire, à condition d’entendre par ces trois temps, trois modes du présent. Le langage courant n’est donc pas tant désavoué que reformulé, reprécisé de manière plus rigoureuse. Et ce qui opère cette reformulation, c’est d’une certaine façon la vision du temps dans l’âme. D’où sait-on qu’il y a trois temps ? De l’équivalence entre présent du passé et mémoire, entre présent du présent et attention, entre présent du fu-tur et attente. Mais d’où sait-on qu’il y a ces trois présents ? L’âme le voit en elle-même.

Pourtant si ces résultats donnent les prémisses de la résolution de l’aporie de la mesure du temps, ils ne la résolvent pas encore. Il reste à éta-blir comment ce triple présent ouvre dans l’âme la distensio, l’extension, qui est la condition de toute mesure du temps. Comme l’écrit encore Ricœur : “L”inhérence du temps à l’âme ne prend tout son sens qu’une fois éliminée par voie argumentative toute thèse qui mettrait le temps dans la dépendance du mouvement physique” (p. 29). Aussi faut-il revenir sur l’aporie de la mesure du temps.

En XXI 27, le problème de la mesure du temps est repris en vue

d’accéder à la complète détermination du temps humain. Cela revient à éprouver “la valeur de la thèse mentaliste face à la détermination tradition-nelle du temps comme temps de la nature, inscrit dans le mouvement des corps” (Vengeon, p. 75).

Augustin reprend exactement ce problème au point où il l’avait laissé (XVI, 21) : “J’ai dit un peu plus haut que nous mesurons le temps en train de passer”. C’est parce que nous mesurons le temps qui passe que nous pouvons comparer des durées (celle-ci met le double de temps à passer que celle-là). Il répète même avec force cette assertion : “Donc, comme je le disais, nous mesurons le temps au moment où il passe” (p. 270). Et il réef-fectue le raisonnement qui lui donne cette assurance : on ne mesure que ce qui est ; or le passé et le futur n’existent pas, donc on ne peut mesure que le présent qui passe. Pourtant ce savoir se transforme aussitôt en aporie. Comment mesure-t-on le présent ? Ce qui passe, c’est le présent et le pré-sent n’a pas d’extension. Augustin semble emboîter deux argumentations l’une dans l’autre. D’un côté il maintient l’acquis du chapitre XVI : le pré-sent c’est le temps qui passe et c’est lui que nous mesurons. Mais la manière de mesurer le passage du temps demeure énigmatique. C’est pourquoi la ligne sceptique s’impose à nouveau. D’autant qu’Augustin paraît négliger la différence entre le présent ponctuel et le présent qui passe, le présent comme point et le présent comme passage : “quant, au présent, comment le mesu-rons-nous, puisqu’il est dénué d’étendue” (p. 270).

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Et pourtant, Augustin rebondit plutôt sur la première interprétation : “on ne le mesure donc que quand il passe…”. De sorte que l’argumentation est bien celle-ci : le temps peut être mesuré, puisque nous disons qu’une durée est double ou triple d’une autre durée ; or comme il ne peut être mesu-ré ni dans le passé, ni dans le futur où il n’y a rien à mesurer, il ne peut être mesuré que comme présent, c’est-à-dire quand il passe. Pour comprendre la mesure du temps, il faut interroger ce passer.

Mais le scepticisme ne disparaît pas : il se reconstitue dans l’analyse de cette transition, de ce passage du temps, selon un schéma spatial déjà prégnant au chapitre XVIII. Augustin interroge donc ce passer du présent dans une perspective foncièrement spatiale, commandée par le sens spatial du verbe latin trans-ire : d’où (unde) vient-il ? par quoi (qua) passe-t-il ? et en quoi (quo) passe-t-il ? Et la réponse (mais donnée sous la forme d’une contre question) qui s’impose est qu’il vient du futur, qu’il passe par le pré-sent et qu’il passe dans le passé19. La notion de passage induit cette compré-

19

Ici deux remarques a) on peut se représenter le cours du temps de deux façons inverses : -ou bien on dira que le temps coule du passé vers le présent et l’avenir : c’est ainsi que Berg-

son écrit dans EC : “la durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avan-çant”

-ou bien on dira à l’inverse qu’il va du futur au présent puis au passé et que “l’avenir n’est pas derrière l’observateur, il se prémédite au devant de lui comme l’orage à l’horizon” (Merleau-Ponty).

Comment comprendre cette différence dans la conception de l’orientation du temps ? Deux réponses sont possibles :

A/ On peut d’abord supposer que notre représentation du temps est, comme Kant l’a dit, configurée par certains principes (de substance, de causalité, d’acton réciproque). On pourrait aisi distinguer, selon les termes de Kant,

- la liaison causale d’après l’entendement, qui est toujours descendante (CFJ, p. 192 : “les choses mêmes qui, comme effets, en supposent d’autres comme causes, ne peuvent en même temps être à leur tour causes de celles-ci”) ; c’est la liaison des causes efficientes ;

- et la liaison causale d’après un concept rationnel des fins, dans laquelle la liaison est à la fois descendante et ascendante ; ici “la chose qui est désignée comme effet mérite cependant en remontant le nom de cause de la chose dont elle est l’effet” ; “la maison est la cause des sommes qui sont per-çues pour le loyer, mais inversement aussi la représentation de ce revenu possible était la cause de l’édification de la maison” ; le loyer est effet “réellement”, mais cause “idéalement” ; et cette causali-té idéale est la causalité finale.

B/L’orientation donnée au temps dépend aussi de la façon dont on comprend le procès de temporalisation.

Ainsi Bergson a vu dans la mémoire la source de la temporalité. Il y a durée au moment où apparaît une mémoire, au moment où l’Evénement n’est plus voué à l’oubli à même son surgisse-ment, mais est retenu, conservé, et s’ajoute pour ainsi dire à lui-même, constituant la dimension d’un passé qui s’accroît sans cesse. Or seul l’esprit est capable de cette rétention. La matière est sans mé-moire ; elle est donc “mens momentanea” ; l’esprit est mémoire ; le “seuil” de l’esprit est la rétention de l’Evénement ; l’être spirituel est un être qui se souvient, qui ne laisse pas tout fuir (comme la matière) “par aveuglement et par oubli” (Platon, Gorgias).

A l’opposé, Heidegger donne au futur une préséance dans le parcours de la structure articulée du temps. Dans la conception traditionnelle du temps, le présent joue le premier rôle. Augustin parle d’un triple présent ; Arsistote centre toute son analyse du temps sur le maintenant. Cette préséance du présent est caractéristique, pense Heidegger, de la compréhension “vulgaire” ou “déchéante” du temps, qui identifie le temps à l’intra-temporalité de l’étant intra-mondain (c’est-à-dire l’étant que nous ne sommes pas nous-mêmes, qui n’a pas le mode d’être du Dasein) et qui, obnubilée par le présent (das Anwesende) occulte le rendre présent (gegenwärtigen), c’est-à-dire le Dasein. Penser le

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hension spatialisante du présent. Donc la mesure du temps se fait “dans un certain espace”. Et mesurer les durées cela revient à comparer des espaces de temps. Or le temps est sans espace parce que le futur et le passé n’existent pas et que le présent ponctuel est sans étendue. “Mais on ne me-sure pas ce qui est sans étendue” (p. 270). L’impasse est donc “totale” comme dit Ricœur. Le chapitre a un caractère fortement aporétique où la certitude que le temps est mesurable et ne peut pas être mesuré ailleurs que dans le présent s’oppose à l’impossibilité de concevoir comment il pourrait être mesuré dans un présent qui, jusqu’à maintenant, est apparu comme n’ayant pas d’extension. La solution réside encore une fois dans la notion de distensio animi. Mais elle ne peut surgir qu’à travers la critique de l’identification du temps et des mouvements astraux – ce que vont faire les chapitres suivants. Il faut pour découvrir comment l’âme porte en elle le triple présent et comment le temps est mesuré, lever l’hypothèque d’une approche objectiviste (physique ou cosmologique) du temps.

Mais parce que l’aporie est à son comble, comme à chaque moment critique, Augustin marque une pause.

Le chapitre XXII, 28 est celui de la prière pour résoudre l’énigme du

temps “Mon esprit brûle de savoir le mot de cette énigme si compliquée !”

Pourquoi s’agit-il d’une énigme et pourquoi est-elle si embrouillée ? La fin du chapitre le précise. C’est que ce sont les notions les plus communes qui paraissent les plus inintelligibles : elles sont courantes et abstruses. Nous ne cessons de parler du temps et encore du temps, nous comprenons ce que nous disons, et pourtant rien n’est plus obscur que tout ce qui touche au temps, son être et sa mesure. Mais l’énigme ici n’a pas l’accent de l’incertitude sceptique. D’ailleurs énigme n’est pas ignorance. Augustin comprend et ne comprend pas le temps. Il comprend ce qu’il ne comprend pas ou il ne comprend pas ce qu’il comprend. Aussi cette conscience de l’énigme s’exprime-t-elle plutôt comme un désir ardent qui est au fond une figure de l’amour de Dieu : “Donnez-moi ce que j’aime ; car j’aime et vous qui m’avez donné d’aimer” (p. 271). Comme l’explique Ricœur “ici se montre le côté hymnique de la quête que l’investigation sur le temps doit à son enchâssement dans une méditation sur le Verbe éternel” (p. 31).

Le chapitre XXIII 29 va montrer que, pour résoudre l’énigme du

temps, il faut écarter la solution cosmologique qui a prévalu dans la philo-sophie grecque. C’est la dernière condition pour chercher dans l’âme seule le site du temps ou pour chercher dans le triple présent le fondement de l’extension du présent et de la mesure du temps.

temps originaire, c’est donc revenir au Dasein et à la temporalisation du temps. Or dans la mesure où le Dasein est fondamentalement pouvoir-être, la temporalisation du temps est d’abord l’ouverture de la dimension de l’avenir.

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“J’ai entendu dire à un docte que le temps c’est proprement le mou-vement du soleil, de la lune et des astres” (p. 271). Qui est désigné à travers cette expression ? Qui peut être ce docte, c’est-à-dire cet homme instruit dans les disciplines libérales ? Les commentateurs sont divisés et citent Era-tosthène ou Chrysippe, mais aussi Zénon de Citium, le fondateur du stoï-cisme. Peut-être plus largement l’opinion de ce savant condense-t-elle le syncrétisme philosophique de l’époque, mêlant platonisme, aristotélisme et stoïcisme. Mais Plotin dans son traité se fait l’écho de la même doctrine. Parmi les philosophies qui ont abordé la question du temps ils distinguent trois conceptions : “Le temps, au dire de ces philosophes, est ou bien un mouvement, ou bien une chose mue, ou bien quelque chose qui appartient au mouvement ; il serait d’ailleurs contraire au sens commun de dire qu’il est le repos, ou une chose en repos, ou quelque chose qui appartient au re-pos, puisque le temps n’est jamais identique à lui-même. Ceux qui en font un mouvement disent, les uns, qu’il est un mouvement de l’univers. Ceux pour qui il est un mobile disent qu’il est la sphère de l’univers. Enfin ceux pour qui il est quelque chose qui appartient au mouvement soutiennent, les uns, qu’il est l’intervalle du mouvement, d’autres qu’il est sa mesure, et d’autres qu’il en est un accompagnement ; de plus on dit tantôt qu’il appar-tient à tous les mouvements tantôt au seul mouvement régulier” (Ennéades, III, 7).

Or - peut-être parce que cette définition cosmologique du temps est le lieu commun de la philosophie -, Augustin exprime d’emblée son avis par un refus catégorique, alors qu’il nous avait habitués à une recherche pro-gressant d’aporie en aporie. Il récuse l’identification du temps et des mou-vements astraux. Encore une fois, cette identification est une constante de la conception antique du temps. Au début du chapitre 10 du livre IV de la Phy-sique, Aristote écrit : “Pour les uns le temps est le mouvement de l’univers, pour d’autres, c’est la sphère elle-même”. Aristote ne discute pas la seconde de ces conceptions, qu’il considère comme trop naïve ; mais il discute soi-gneusement la première, contre laquelle il fait valoir deux arguments : a) une partie du mouvement ou de la révolution de l’univers n’est pas le mou-vement tout entier ou la révolution tout entière de l’univers et pourtant elle se déroule dans le temps (“une partie de la révolution est bien aussi du temps”), c’est pourquoi il est impossible d’identifier mouvement de l’univers et temps ; b) en outre il est concevable qu’il y ait plusieurs cieux et autant de mouvements correspondants alors qu’il n’est pas concevable qu’il y ait plusieurs temps. Ces deux critiques amorcent un mouvement de “dé-substantialisation” du temps qui va aboutir à la position aristotélicienne se-lon laquelle le temps n’est pas mouvement mais quelque chose du mouve-ment. En un premier temps, Aristote affirme que le temps ne pouvait pas être la sphère céleste ; en un second temps qu’il ne peut pas être le mouve-ment de la sphère céleste ; et puis troisième moment, il montre qu’il ne peut pas être mouvement, qu’il ne peut pas être identifié aux mouvements des réalités physiques peuplant le monde dans lequel nous vivons. L’argument consiste à établir que si le temps était le mouvement des réalités physiques,

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comme ces réalités physiques sont multiples, il n’y aurait pas un temps, mais des temps diversifiés. Or cela contredirait à l’essence du temps puisque le temps “est également partout et s’étend sur toutes choses”. En outre le mouvement des réalités physiques est plus ou moins rapide, plus ou moins lent, mais non le temps. Car “lent” et “rapide” sont définis par le temps ou à partir du temps et ne peuvent donc s’appliquer au temps. Ce qui est la condition de la rapidité ou de la lenteur n’est pas lui-même qualifiable par la rapidité et la lenteur.

Après avoir montré que le temps n’est pas mouvement, Aristote va montrer que le temps n’est pas sans le mouvement : a) nous avons cons-cience du temps en percevant la différence des instants (si nous identifions les instants t 1 et t 2 parce que nous avons dormi dans le laps de temps qui les sépare, aucun temps pour nous ne s’est écoulé) ; b) nous avons cons-cience de la différence des instants en percevant le mouvement en tant que passage d’un instant à un autre (la différence des instants est perçue en même temps que le mouvement que nous délimitons par eux). Donc la per-ception du temps n’est pas sans la perception du mouvement ; nous perce-vons le temps en percevant le mouvement, de même qu’à l’inverse la per-ception du mouvement s’accompagne toujours d’une perception du temps.

Ce rappel de l’argumentation d’Aristote nous situe-t-elle déjà dans la problématique augustinienne ? Sans doute pas car comme l’observe Ricœur, Aristote “ne met pas l’accent principal sur l’activité de perception et de dis-crimination de la pensée et plus généralement sur les conditions subjectives de la conscience du temps”. Certes d’une façon générale, il n’y a pas de physique sans sensation. Mais l’essentiel ici n’est pas la sensation comme telle, mais ce que la sensation (accompagnée de l’induction) nous apprend de l’étant physique ; que la perception du temps ne soit pas possible sans la perception du mouvement montre seulement que l’existence du temps ne va pas sans celle du mouvement (“que le temps, donc, n’est ni mouvement ni sans mouvement, voilà qui est clair”). En outre, comme nous l’avons vu antérieurement, le temps est le nombre du mouvement au sens du nombre nombrable, non au sens du nombre nombré. Le temps ne suppose pas l’âme. C’est pourquoi, du point de vue aristotélicien, il y a bien solidarité entre mouvement et temps, mais aussi solidarité dans la dissymétrie : le temps est relatif au mouvement, mais non le mouvement au temps. Le “changement” a dans la Physique, le rôle d’un principe, non le temps. Il y a une priorité du mouvement sur le temps. Ensuite, même si, comme nous l’avons vu, Aris-tote refuse l’identification du temps et du mouvement de la sphère céleste, il n’en établit pas moins un lien étroit entre le temps et le mouvement de la sphère céleste, comme le montre 223 b 12 - 224 a 2 : “le temps paraît être le mouvement de la sphère, parce que c’est ce mouvement qui mesure les au-tres mouvements et qui mesure aussi le temps”. Dans ce passage, Aristote conclut l’enquête sur le temps en évoquant le problème de la mesure du temps. Nous disons un mouvement long ou un mouvement bref : le temps sert à mesurer le mouvement. Mais pour que le temps mesure le mouve-ment, encore faut-il que nous disposions d’une unité temporelle de mesure,

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Page 42: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

d’une unité de temps. Le temps ne mesure le mouvement que s’il est lui-même mesuré à partir d’une unité de temps. Or le temps ne peut être mesuré que par un mouvement (Aristote a évoqué déjà antérieurement cette dépen-dance réciproque du temps et du mouvement quant à la mesure ; et il la rap-pelle dans le passage présent : “il en est ainsi [le temps et le mouvement se mesurent réciproquement] parce que c’est un mouvement déterminé par le temps [=jalonné par des instants nombrés] qui mesure aussi bien la quantité de mouvement que celle du temps”.

Depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui, le problème de la mesure du temps a consisté à découvrir un mouvement aussi parfaitement régulier que possible, qui, étant jalonné par des instants nombrés, pourrait servir à la me-sure du temps. Or c’est exactement ce problème que traite Aristote quand il établit la primauté du mouvement circulaire du ciel. Cette primauté se fonde sur son uniformité de vitesse, mais aussi sur le caractère un et continu de la trajectoire circulaire. Les autres mouvements oscillent entre deux contraires, et du fait de la finitude de leur trajectoire, ils sont obligés au rebroussement.

Ainsi si la position aristotélicienne ne s’identifie pas à celle de l’homme instruit dont parle Augustin, il demeure que le mouvement dont le temps est le nombre, c’est, par excellence, selon Aristote, le mouvement de la sphère céleste. Or c’est c’est cet ancrage cosmologique du temps que la problématique augustinienne va ébranler. Cet ébranlement s’effectue en plusieurs moments. Insistons encore : la conception augustinienne de l’extension de l’âme est durement conquise, “au terme d’une argumentation serrée qui met au jeu l’âpre rhétorique de la reductio ad absurdum” (Ric-œur, p. 31).

Augustin va déployer quatre arguments. 1/ Augustin commence par une question en quelque sorte philosophi-

quement iconoclaste : “pourquoi ne serait-ce pas plutôt les mouvements de tous les corps qui sont le temps ?” – ce qui revient à remettre en cause le privilège que tous les philosophes ont accordé aux astres, souvent divinisés : pourquoi ne pas dire que le temps est n’importe quel temps ? Pourquoi ne pas confier à la roue du potier le soin de mesurer le temps (la roue du potier plutôt que la course du soleil ou le mouvement des astres). Ici plus que ja-mais la nature est dédivinisée, le monde est désacralisé (le cosmos n’est plus le lieu de la perfection absolue, ce qui est une conséquence du création-nisme : le monde est monde (totalité unifiée) non par sa perfection intrinsè-que mais par sa dépendance à l’égard de Dieu). Ce qui définit le monde, c’est sa contingence. Dès lors il n’y a en quelque sorte que Dieu et l’âme, c’est-à-dire que l’éternité et le temps : la perfection c’est Dieu qui existe dans l’éternité et le lieu où cette perfection est rencontrée c’est l’âme qui, de ce fait, enregistre un transfert de sacralité. Les astres sont des mobiles comme les autres, sans aucun privilège ontologique. Le tour du potier n’est pas moins de dignité que le mouvement des astres…

2/ Ensuite imaginons que le mouvement des astres s’arrête et que le tour du potier continue. L’hypothèse est évidemment étrange – mais sans doute inspirée par l’Ancien Testament qui raconte comment Dieu a arrêté la

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Page 43: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

course du soleil pour que Josué remporte la victoire contre Gabaon. Après tout il appartient à la toute puissance de Dieu de varier les durées, d’étendre un jour au-delà de la durée d’un jour, comme le potier peut accélérer ou ralentir son tour ou l’acteur ralentir ou précipiter sa diction. Si le mouve-ment du ciel cessait, n’importe quel autre mouvement (celui du tour du po-tier comme celui de la parole) exigerait du temps et par là-même poserait le temps. Il suffit même de parler, de proférer un poème, pour poser des diffé-rences de temps par les syllabes brèves ou longues. Donc encore une fois, n’importe quel mouvement peut servir de critère

3/ Ainsi les astres ne sont que des luminaires qui marquent le temps mais ne sont pas le temps. Il est impossible de dire que le tour du potier n’est pas du temps comme pourrait le faire le docte philosophe – aussi im-possible que de dire que le tour du potier dure un jour comme feint de le faire Augustin. Il ne faut pas confondre le temps avec ce qui en est le signe (mouvement) 20. La relation entre le temps et le mouvement céleste est arbi-traire.).

4/ Mais ensuite Augustin rompt la solidarité de mesure entre temps et mouvement. Il ne s’agit plus de penser un temps qui serait relatif au mou-vement, qui serait quelque chose du mouvement (car un tel temps est abso-lu-relatif -absolu en tant que mesurant, relatif en tant que mesuré) ; il s’agit de “connaître la valeur et la nature du temps”, d’accéder à un temps qui se-rait mesurant pour tous les mouvements et qui, par conséquent, ne serait mesuré par le mouvement d’aucun corps intra-mondain. Ce temps absolu-ment mesurant, est-ce le jour (unité cosmologique de temps) ?

Qu’est-ce que le jour ? ou bien c’est “le temps où le soleil reste au-dessus de la terre” (différence jour/nuit), ou bien c’est “le temps où il fait le tour complet de l’orient à l’orient” (jour complet avec la nuit) ; dans un cas comme dans l’autre, un mouvement est sous-jacent au jour ; le jour est porté par un mouvement. Par conséquent, ou bien le jour est ce mouvement lui-même, ou bien c’est la durée (mora, retardement, délai) pendant laquelle il s’accomplit, ou bien les deux ensemble. Mais quelle est l’hypothèse conve-nable ? Aucune, et Augustin s’emploie à les réduire à l’absurde.

Si le jour s’identifie au mouvement (motus) du soleil, et si le soleil parcourt son mouvement en une heure, un jour serait une heure.

Si le jour s’identifie à la durée de ce mouvement, alors on ne peut plus dire qu’un jour s’écoule quand la terre tourne sur elle-même en une heure (il

20

On peut remarquer toutefois que la nature de ces arguments implique que, si le lien du temps et du mouvement céleste se relâche, en revanche, la dépendance du temps par rapport au mou-vement est encore fortement marquée (puisque c’est le mouvement qui exige le temps). En d’autres terme, : non seulement le temps mesure le mouvement, mais il est mesuré par le mouvement. Au demeurant, la vitesse d’un mobile n’influe sur la longueur des temps (comme paraît le suggérer la phrase : “ou bien si à un moment le roue tourne plus lentement et à un autre plus vite……”) que si le temps est mesuré par le mouvement de ce mobile (ce qui fait que l’accélération de la vitesse paraît entraîner une hâte du temps). Identiquement à la fin de 29 : le tour effectué par la roue du potier n’est pas un temps de 24 h, comme le mouvement du soleil d’un midi à un autre, mais ce n’en est pas moins du temps. Donc se trouve affirmée la dépendance du temps par rapport au mouvement.

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Page 44: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

n’y a pas de jour) mais il faut 24 rotations de la terre sur elle-même (ou 24 rotations apparentes du soleil autour de la terre) pour faire un jour : un jour = 24 rotations au lieu d’une.

Si le jour s’identifie au mouvement et à la durée, il n’y a pas de jour (ce que nous considérons comme l’unité cosmologique primordiale de temps) soit lorsque le soleil tourne autour de la terre en une heure (car le mouvement est respecté, mais non la durée), soit lorsque le soleil s’immobilise pendant 24 heures (car la durée est respectée, mais non le mouvement : la durée égale au mouvement qu’accomplirait le soleil s’écoule mais sans le mouvement du soleil). Le mouvement d’une heure ou l’immobilisation de 24 heures (reprise du livre de Josué) ne permet pas de “parler” de “jour”.

De cette variation il résulte que le “jour” ne peut pas être considéré comme donnant accès à ce qui est recherché, c’est-à-dire “la valeur et la nature du temps”, un temps absolument mesurant, mesurant pour tous les mouvements, quels qu’ils soient, et qui permettrait de reconnaître, le cas échéant, que la course du soleil s’est effectuée en moitié moins de temps ou en moitié plus de temps, un temps affranchi de tous les repères cosmologi-ques. Il s’agit bien par cette expérience de penser de l’accélération de la vitesse du jour de distinguer entre un mouvement dans l’espace et la durée de ce mouvement. Et donc il faut considérer que ce n’est pas par le mouve-ment qu’on compare des durées, mais par la perception de leur durée qu’on compare des mouvements – c’est tellement vrai que par le temps on mesure le mouvement et le repos, la mesure du repos étant impossible si le mouve-ment était la mesure du temps. C’est pourquoi, l’acquis, au terme de cette analyse, c’est qu’il n’y a pas de temps sans distension – ce qui revient à supposer que le temps est relatif à la perception de la durée, que la percep-tion de la durée est un acte sui generis de l’âme et que donc le temps a son être et le principe de sa mesure dans l’âme même. Augustin comme le re-marque Ricœur est le seul à parler d’espace de temps (un jour, une heure), sans aucun support cosmologique : “La notion de distentio animi servira précisément de substitut à ce support cosmologique de l’espace de temps” (p. 32)21.

Mais quel est le statut de cette distension, avancée sans qualification (de l’âme) ? Elle ne se réduit à aucun mouvement cosmologique ; mais est-elle, peut elle être pensée comme indépendante de tout mouvement ?22

21

Ce faisant, Augustin cesse de recourir à la distinction motus/mora. Mora avait pu sembler une indication en faveur de la distensio, mais dans l’exemple du jour elle désignait une durée physi-que ou cosmologique (la durée du mouvement du soleil). La distentio animi « n’a pas plus d’attache dans mora que dans motus » (Ricœur, p. 32) : elle vient désigner le temps comme mouvement de l’âme même, sans corrélation et même relation au mouvement d’un corps extérieur

22 Avant d’examiner la réponse augustinienne, revenons encore une fois à Aristote. Comme

nous l’avons déjà vu, il conduit son analyse du temps en se fondant sur l’analogie qui unit les trois continus que sont le temps, le mouvement et la grandeur ; le temps suit le mouvement et le mouve-ment suit la grandeur. On peut lire ces textes en disant qu’Aristote pense au mouvement local et à la trajectoire du mobile en mouvement. Heidegger donne une autre interprétation : il observe que le caractère le plus général du mouvement est la métabolè, le “virage” ou le “passage” de quelque chose

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En XXIV 31, Augustin va dissocier le temps et la mesure de la durée

du mouvement (ce qui tend à montrer, contre Aristote, que le temps n’est pas en lui-même nombre ou mesure). Soit un corps qui est tantôt en arrêt, tantôt en mouvement ; le temps nous permet de mesurer la durée des arrêts aussi bien que la durée du mouvement ; il n’est donc pas identique au mou-vement du corps considéré. Le temps n’est pas lui-même dépendant du mouvement dont il mesure la durée. En revanche si nous voulons mesurer la durée d’un mouvement (ou bien d’un arrêt - mais nous avons alors besoin d’un autre mouvement), il faut que nous puissions identifier un commence-ment et une fin de cette durée, le commencement et la fin coïncidant avec le point de départ et le point d’arrivée du mouvement que nous mesurons. La mesure de la durée d’un mouvement n’est donc pas indépendante de ce mouvement, mais le temps lui-même (qui n’est pas identique à la durée d’un mouvement) est indépendant du mouvement. On ne peut pas identifier le temps et le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur. Voilà la différence fondamentale entre Aristote et Augustin. Mais pour que cette différence prenne toute son ampleur, il reste à donner au temps et à la dis-tensio un ancrage qui soit véritablement indépendant du mouvement.

Le temps n’est donc pas identique au nombre du mouvement. Néan-moins il sert aussi à nombrer le mouvement selon l’antérieur-postérieur (“je mesure le mouvement d’un corps par le temps”). Or il ne peut ainsi nombrer le mouvement que s’il est lui-même mesurable. Le temps n’est pas le mou-vement mais sert à mesurer le mouvement ce qui n’est possible que si le temps est mesurable. Mais avec quoi mesurons-nous le temps ? Peut-on dire que le temps se mesure lui-même ?

EN XXVI 33 l’analogie avec l’espace se propose aussitôt : nous me-

surons l’étendue de la traverse par l’étendue de la coudée, et de même nous mesurons l’étendue de la syllabe longue par l’étendue de la syllabe brève ; la notion d’étendue (spatium) comporte d’ailleurs une double référence spa-tiale et temporelle (espace/ espace de temps spatium temporis). Mais cette analogie ne suffit pas à rendre raison de façon satisfaisante de la mesure du temps, pour au moins deux raisons :

à quelque chose. Il y a dans tout mouvement un procès “ek tinos...eis ti”, d’un point de départ à un point d’arrivée, procès qui peut être, mais qui n’est pas nécessairement, une translation d’un lieu à un autre, et qui ne doit donc pas nécessairement être compris en terme d’espace. Ce procès, Heidegger l’appelle “dimension” en prenant ce concept en un sens tout à fait formel, excluant toute particularisa-tion spatiale. La dimension, précise Heidegger, désigne la “tension” (Dehnung), par rapport à laquelle l’extension (Ausdehnung), c’est-à-dire la tension au sens étroitement spatial ne représente qu’une modification particulière (p. 292). Voilà ce que Aristote désignerait par megethos : la tension ; dire que le temps suit le mouvement qui suit la grandeur, ce serait dire qu’il n’y a pas de temps en dehors de la dimension au sens de la structure formelle “ek tinos……eis ti…” Et ce serait d’ailleurs, selon Heidegger la mécompréhension de Bergson vis à vis de ce qu’Aristote appelle “megethos” qui moti-verait la critique mal fondée d’une réduction du temps à l’espace. Si l’analyse de Heidegger est justi-fiée, on peut se demander s’il n’y a pas un étroit rapport entre la distension augustinienne et la dimen-sion que Heidegger fait apparaître dans le megethos aristotélicien.

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Comment la mesure du temps s’effectue-t-elle ? elle ne s’effectue ni dans le passé ni dans le futur, mais “au moment où les mots passent” - mais que doit être ce passage pour se prêter à une mesure ? nous ne le savons toujours pas ; l’aporie de XXI - 27 (“(le temps passe donc de ce qui n’est pas encore, par ce qui manque d’espace, dans ce qui n’est plus”) n’a tou-jours pas été levée ; elle est ré évoquée à la fin de 33, mais avec la perspec-tive de sa solution (“Serait-ce les temps qui passent, non les temps pas-sés ?”). Augustin précisera son embarras exprimé au début de XXVI 33 : “je mesure ; et ce que je mesure, je ne le sais pas” : ici Augustin explique déjà que je sais que je mesure, mais que je ne sais pas comment je mesure faute de savoir ce que je peux mesurer (qui n’est ni le passé, ni l’avenir, ni le pré-sent)

On peut sans doute s’inspirer de la codification des périodes poétiques qui donnerait la métrique temporelle tant recherchée. La syllabe longue prend le double de temps qu’une brève. Mais comme dit Vengeon : “la codi-fication établit des rapports mais ne livre pas une appréhension directe de la durée. La syllabe brève (ou le vers) ne mesure pas la syllabe longue (ou le poème) exactement comme la coudée est la mesure de la traverse parce que la coudée est toujours la coudée : c’est une unité fixe, au moins sous certai-nes conditions. En revanche les durées brèves par lesquelles nous mesurons les durées plus longues ne sont pas des mesures fixes de temps. Ainsi, on pourrait supposer que la durée d’une syllabe brève est l’unité de mesure fixe de la durée d’une syllabe longue ou que la durée d’un vers bref est l’unité de mesure fixe de la durée d’un vers long. Or les choses ne se passent pas tou-jours ainsi : “il peut arriver que l’espace de temps soit plus grand pour le débit d’un vers plus court prononcé plus lentement que pour un vers plus long prononcé plus rapidement”. Donc un même élément poétique (ou ce que la codification écrite présente comme un même élément, donc une me-sure fixe) peut être prononcé selon des durées différentes et ne peut fournir la mesure de la durée même (c’est la déclamation orale qui est le critère de la prosodie et non l’inverse – on voit ainsi comment Augustin cherche des exemples de mesure de plus en plus intégrés à l’acte d’énonciation et va réduire progressivement l’extériorité de cette mesure : des règles de versifi-cation à l’acte d’énonciation et finalement au son qui résonne plus loin). Or c’est elle qu’il faut pouvoir appréhender. Qu’est-ce qu’Augustin suggère par là ? Non pas que la mesure du temps est arbitraire (puisqu’on établit, d’ailleurs par le détour d’une symbolisation spatiale du temps, des unités fixes de temps) ; mais plutôt que les repères temporels objectifs se réfèrent toujours en dernier ressort à une norme non objective, à une évaluation du temps par l’âme même. Ainsi une syllabe brève est moitié moins longue qu’une syllabe longue, mais si elle est prononcée avec lenteur, elle est aussi longue qu’une syllabe longue. Or c’est l’âme qui apprécie les durées (qui peut dire qu’une syllabe courte prononcée lentement est égale à une syllabe longue), les repères objectifs sont seconds, dérivés ; ils ne sont des mesures du temps que si l’âme elle-même les mesure. L’esprit a le premier et le der-nier mot. Ainsi c’est dans l’esprit même qu’il faut chercher la distension.

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C’est ce qui fait comprendre un point obscur : quand Augustin dit que le temps n’est pas le mouvement mais la mesure du mouvement, de quel mou-vement parle-t-il ? Sans doute pas du mouvement céleste puisqu’il a prouvé l’absurdité de cette hypothèse à partir de l’argument de la variation des vi-tesses. Cela ne peut être que la mesure du mouvement de l’âme humaine. Donc la mesure du temps par lui-même, c’est en fait la mesure du temps par l’âme. Seule cette interprétation permet de rendre compte de l’aveu de totale ignorance qui suit dans le chapitre XXV qui culmine dans cette formule : “Malheureux que je suis, moi qui ne sais pas quelle chose je ne sais pas”. On croyait l’argument victorieux contre l’identification du temps avec le mouvement. Mais si Augustin tombe à nouveau et pour la dernière fois dans cet abattement spéculatif, c’est qu’il sait qu’il mesure le temps, que le temps est un mouvement, que ce mouvement n’est pas un mouvement cosmologi-que, sans savoir encore clairement qu’il est le mouvement de l’âme même. Et c’est pourtant ce qui éclate dans la formule du dernier paragraphe : “Par suite, il m’est apparu que le temps n’est autre chose qu’une distension, mais de quoi ? je ne sais, et il serait surprenant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même”. Le texte est ici étrange : comment interpréter le “par suite” (inde) ? Suite à quoi ? De plus la formule est très contournée : il serait surprenant si… ne pas… Il faut évidemment lier la démonstration du chapitre XXIII, la conclusion du chapitre XXIV, l’hésitation dont fait preuve l’embarras du chapitre XXV. Augustin a ainsi montré que “puisque je mesure le mouve-ment d’un corps par le temps et non l’inverse, puisqu’on ne peut mesurer un temps long que par un temps court, et puisque nul mouvement physique n’offre de mesure fixe de comparaison, le mouvement des astres étant sup-posé variable, il reste que l’extension du temps soit une distension de l’âme” (Ricœur, p. 33-34). Mais si tout est résolu (la mesure du temps c’est la me-sure de l’âme, l’extension du temps c’est la distension de l’âme), tout est encore en suspens : l’expression distensio animi ne fait que nommer la solu-tion. Il reste à comprendre ce qu’elle signifie, ce qui n’est possible qu’en la rattachant à la dialectique du triple présent, ce que fait la suite des chapitres. “Il reste donc à penser le triple présent comme distension et la distension comme celle du triple présent” (ibid., p. 34).

En XXVII 34 l’analyse de la mesure du temps va se faire ici selon un

tout autre paradigme que dans la problématique cosmologique antique : nous sommes passés de la vue des mouvements célestes à l’audition du son. Et ce paradigme du son est repris par deux des plus grandes pensées post-augustiniennes du temps, celle de Bergson et celle de Husserl. Que signifie cette substitution ?

Elle signifie d’abord que le centre de gravité de l’analyse du temps se déplace de l’objet ou du monde vers le sujet ou la conscience (de l’extériorité et du phénomène vers l’intériorité et l’âme). Et ce qui montre ce déplacement, c’est le parti de penser le temps, non à partir d’un mouvement

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local, d’une translation, mais à partir d’un mouvement vibratoire23. Ainsi le choix du paradigme est tout à fait conforme à l’orientation générale de l’analyse augustinienne : Dieu est plus intime à moi que moi-même, l’âme est le site du temps et non pas le monde avec ses mouvements. Augustin se tourne ainsi vers son esprit et lui demande de tendre ses forces, c’est-à-dire tourne son esprit vers lui-même. L’esprit doit être attentif à lui-même, en quelque sorte au temps de la méditation sur le temps. Ce qui revient à cher-cher des exemples de plus en plus intégrés aux actes d’énonciation du texte lui-même : après les règles de versification, Augustin décrit le son qui ré-sonne puis l’énonciation elle-même, pour faire que la réflexion sur le temps coïncide au maximum avec le temps de l’opération mentale elle-même. Ces analyses nous font ainsi comprendre qu’en cherchant le temps dans le son plutôt que dans le mouvement cosmique, Augustin s’éloigne de façon déci-sive de l’horizon antique : le temps est saisi sur un plan phénoménologique où pour ainsi dire le subjectif et l’objectif ne sont pas encore séparés. S’ils ne doivent pas être séparés, c’est que le temps n’est pas dans le monde avant d’être dans l’âme. Tout au contraire, c’est l’esprit qui est impliqué dans l’essence du temps : la distensio qu’Augustin va mettre en évidence est une distensio animi24. Le temps est distension, c’est-à-dire dilatation, espace-

23 Hegel montre dans l’Esthétique que le son est une vibration, un tremblement de la matière,

survenant en raison d’un choc. Ce tremblement tire le corps qui vibre du calme repos en soi-même, nie son être spatial immédiat, nie sa matérialité immédiate et l’idéalise. Cette négation est à son tour supprimée par la réaction du corps qui tend à retrouver, après l’ébranlement, son état initial de repos. Et ainsi le son, extériorisation de cette double négation, a pour essence de passer. Et ce passer le rend apte à exprimer la subjectivité, l’intériorité spirituelle (La peinture, la musique, Aubier, p. 159 : “par cette double négation de l’extériorité, inhérente au principe du son, celui-ci correspond à la subjectivi-té intérieure, la sonorité, qui est déjà par elle-même quelque chose de plus idéel que le corporéité réelle, renonçant même à cette existence idéelle et devenant ainsi un mode d’expression de l’intériorité pure”).

24 L’abandon du mouvement local ébranle une position fondamentale de l’ontologie antique,

qui consiste à séparer, là où il y a mouvement, l’identique (le mobile, le substantiel) et le changeant (son mouvement et, en général son altération). Cet ébranlement se fait voir dans ce que Bergson appelle “substantialité du changement”. Bergson nous dit : il y a des changements sans choses chan-geantes ; il y a des mouvements sans objet invariable qui se meuve. La séparation du variable et de l’invariant n’est pas une structure universelle et nécessaire de notre perception du mouvement et du changement. Pour le saisir, il est cependant nécessaire d’accéder à l’intuition de la durée dans sa différence avec le temps spatialisé. Dans la durée, on ne peut pas séparer invariance et variation.

Bergson introduit la justification de cette vue nouvelle du mouvement en distinguant la senso-rialité visuelle et la sensorialité auditive. “Le sens par excellence, écrit-il, est celui de la vue…” En-tendons : celui qui a une certaine primauté dans l’action. La façon dont la vue opère habituellement (mais non exclusivement), la façon dont elle structure le champ perceptif visuel dépend étroitement de sa fonction pratique consistant à diriger l’action. Pour agir efficacement, il est utile de distinguer l’invariant et le variable, d’identifier l’invariant, point d’application de l’agir. En revanche, quand nous écoutons une mélodie “en nous laissant bercer par elle”, c’est-à-dire en abandonnant l’attitude objectivante, alors nous avons l’intuition d’un changement sans rien qui change et d’une continuité indivisible. Bien sûr nous pouvons nous refuser à l’expérience, maintenir l’attitude objectivante, par exemple en imaginant l’instrument dont la vibration produit les son que nous entendons (et nous retrouvons le schème invariant-variation) ou en nous représentant “au lieu de la continuité ininter-rompue de la mélodie une juxtaposition de notes distinctes” (Pensée et le mouvant, 164) et nous retrouvons la divisibilité. Donc ou bien la séquence musicale est appréhendée dans son originalité phénoménale – et elle apparaît comme pure continuité et indivisibilité (identité de l’identité et de la différence) ; ou bien la séquence musicale est déconstruite au profit de son support objectif et dis-continuité aussi bien que séparation du variable et de l’invariant reviennent au premier plan.

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L’expérience que Bergson propose n’est accessible que si nous renonçons à l’objet, au monde des objets au profit du pur phénomène.

Nous sommes conduits à l’intuition de la durée par le son, plutôt que par la perception d’un mouvement local. Le son nous invite au recueil du pur phénomène, en-deçà de toute objectivation. Le son nous situe en-deçà du partage entre l’objectif et le subjectif, et c’est pourquoi il se prête à la cons-cience du temps, alors que la perception visuelle est plutôt (sans que ce soit cependant nécessaire) sur la pente de l’objectivation et, à ce titre, elle se prête moins à l’intelligence du temps, ou elle se prête à l’intelligence d’un temps spatialisé objectivé, d’un temps qui n’est plus que le nombre du mouve-ment.

Augustin n’explicite guère les raisons invitant à penser le temps à partir de l’expérience du son. Ces raisons ne seront problématisées qu’ultérieurement, par les auteurs qui, comme Bergson reprenant le geste augustinien, montreront que le temps ne peut être pensé que phénoménologique-ment.

Husserl reprend lui aussi la tradition augustinienne. C’est sur le son que l’essence du temps se donne à penser dans les Leçons sur la conscience intime du temps.

Nous percevons quelque chose que nous désignons comme un son, qu’il est possible de dési-gner d’un nom identique et que l’on tient pour le même tout le temps qu’il se fait entendre. Husserl se propose de décrire la manière dont ce son “apparaît”, dans un flux continu, la manière dont il est “donné” à la conscience. Et pour expliciter ce mode de donation, Husserl écrit : “le son lui-même est le même, mais le son dans son mode (d’apparition) (der Ton “in der Weise wie”) apparaît comme sans cesse autre”. Ce son qui résonne maintenant, je dis, tant qu’il résonne, qu’il résonne encore et encore. Cet “encore et encore” implique à la fois le même et l’autre ; en un sens le son est bien le même, mais en son mode d’apparition, il apparaît comme sans cesse autre (cf aussi, § 9, p. 41). Ainsi l’altérité affectant l’objet temporel dans son mode d’apparition n’est pas une altérité exclusive d’identité. Dans l’objet temporel, identité et altérité sont comme entrelacés.

Pour en rendre compte, Husserl se réfère à un mode original de l’intentionnalité, une inten-tionnalité “longitudinale”. Elle assure l’enchaînement du présent ponctuel (A, B, C, D…) avec le présent qui vient tout juste de s’écouler et avec le présent qui va surgir. Elle les unit dans ce que nous appelons la “présence” du son. Dans cette présence, il y a d’abord une présence du présent perçu – laquelle, cependant, ne peut apparaître comme telle, comme présence, c’est-à-dire comme temporelle, que dans la mesure où elle s’unit continûment avec une “non-présence”, un non-perçu, au sens d’un non-perçu en personne : il s’agit du “tout-juste écoulé” et du “tout-juste à-venir” ; et cette union, cette liaison constitue le “champ de présence, le “grand présent”.

Le “non-présent”, en tant que “tout-juste écoulé” ou “tout-juste à venir”, Husserl le considère comme une “modification” du présent perçu. Ce terme montre que le passé et le futur proches ne sont pas à la rigueur (du moins originairement) des négations du present, et qu’ainsi le rapport originaire du présent au passé proche et au futur proche n’est pas exprimable en termes de negation ; le “non” impliqué dans le “ne plus être” du passé ou le “ne pas encore être” du futur est dérivé.

Ainsi quand le temps est saisi à même le champ de présence, à même l’écoulement du présent vivant, le passé récent, tout comme le futur proche participent (l’un encore, l’autre déjà) de l’originarité caractéristique de l’impression présente (que Husserl appel “point-source) : le “tout-juste écoulé” (ou bien le “tout-juste à venir”) n’est pas affecté de “néant” ; il est un “était” (ou “sera”), où se laisse encore reconnaître (ou bien déjà annoncer) la plénitude du présent.

Tout le sens de cette analyse est de souligner la priorité de l’idée de modification sur l’idée de négation. La distinction entre passé, présent, futur est finalement insuffisante. Il y a différents modes de présence du passé, différents modes de présence du futur. Au “présent” appartient un passé récent et un futur proche, unis à lui et constituant avec lui un “présent “élargi”, un “grand présent”. Dans ce grand présent apparaît en pleine lumière la continuité du temps à partir du point-source. Et à ce pré-sent s’opposent le passé et le futur proprement dits, non inclus dans le champ de présence. Ainsi il faut distinguer la non-perception de la rétention (ou de la protention) et la non- perception du ressou-venir ou de l’anticipation proprement dite. La première est une modification positive de l’impression, elle adhère encore à l’impression ; elle partage avec elle le privilège de l’ “originaire”, quoique sur un mode continuellement affaibli. En revanche, la seconde est une représentation en images ou une figuration par images du passé et du futur, d’où a disparu la lumière de l’originaire. Et c’est alors, alors seulement que le passé est véritablement un “le plus être” et l’avenir un “ne pas encore être”.

Ces analyses de la conscience du temps nous reconduisent, à partir d’une autre conceptualité, vers la notion de substantialité du changement. Si nous opposons l’instant présent ponctuel (qui serait seul “être”), les instants passés et les instants à venir (qui seraient non-être, ne plus être, ne pas encore

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Page 50: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

ment. Mais espacement de quoi ? Pour le comprendre, Augustin se donne un objet en quelque sorte intrinsèquement temporel, un “tempo-objet” comme dira Husserl, dont l’être consiste dans la durée. Il s’agit d’aller au lieu même de la mesure de la durée avec l’expérience du son. L’analyse se développe à partir de trois exemples.

a) Le premier (un son qui commence à résonner, qui résonne encore et ne résonne plus), observe Ricœur, est écrit au passé. Non seulement le “ne…plus” du passé mais aussi le “pas encore” du futur et le passage même se situent dans la dimension du révolu (“elle était furtur avant… elle ne peut pas … puisqu’elle n’est plus”. Comme dit Ricœur : “c’est au passé que l’on parle du passage même du présent” (p. 35). Pourquoi cette préséance du passé ? Elle est commandée par le but que se propose Augustin : rendre compte de la mesure du temps. Mesurer une certaine durée, c’est la mesurer de son commencement à sa fin. Et tant que la fin n’est pas survenue, la du-rée, n’ayant pas encore ses limites, n’a pas encore son identité et manque d’elle-même. D’où le recours à la rétrospection. Mais la rétrospection appa-raît à la fois et paradoxalement comme une condition de possibilité et comme une condition d’impossibilité de la mesure : dans le même geste elle donne (comma achevé) et soustrait (comme passé, sombré dans le non-être) l’objet à mesurer. La conclusion de ce premier examen, c’est que le son ne peut être mesuré que dans le moment même où il est quelque chose qui puisse être mesuré, c’est-à-dire quand il résonne et s’en va. Si je dois atten-dre la fin pour initier la mesure, la mesure n’aura jamais lieu. Mais comme toujours, l’esquisse de la solution est dans le redoublement de la difficulté. Certes c’est en tant qu’il résonnait que le son était mesurable. Mais alors il ne cessait de passer. Il était mesurable mais instable. Or c’est précisément ce passage qui est la condition de la mesure. Le passage est la raison qui fait qu’on pouvait mesurer la durée du son car “en s’en allant, il se tendait en une sorte d’espace temporel, par où il pourrait être mesuré, puisque le pré-sent n’a aucun espace”. Il n’y a pas ici de réduction de temps à l’espace mais la mise en évidence d’un espacement du temps, d’une dimension du temps qui suggère que le présent ne se réduit pas au présent ponctuel25. Le présent ponctuel n’a aucune dimension parce qu’il est sans tension : au contraire le temps qui passe possède une distension et une tension qui s’offre à la mesure. Le présent qui passe est un présent élargi, qui a une

être), nous privilégions à nouveau la différence de l’identité et de la différence, nous manquons le phénomène de la continuité. Si en revanche nous considérons que le passé et le futur immédiats sont des modifications du présent, alors l’identité du présent, du passé et du futur proches (dans le présent vivant ou grand présent) n’est plus opposé à leur différence (en vertu de laquelle, justement passé et futur sont des modifications du présent originaire), et c’est même l’identité qui rend possible la diffé-rence comme la différence rend possible l’identité. Nous sommes proches de ce que Bergson appelait substantialité du changement.

25

Temps et espace ont en commun ce que Heidegger appelle tension ou dimension (ek ti-nos…eis ti) et c’est sur le fondement de cette structure formelle commune que se propose une intelli-gence analogique du temps, suggérant que le présent ne se réduit pas au présent ponctue

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Page 51: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

épaisseur et cette extension correspond à une tension dont on va voir qu’elle est le fait de l’activité de l’âme.

b) Tenant compte de ce qui vient d’être acquis, Augustin se donne le son dans le présent continu de son déroulement. Il n’envisage pas le passage au passé, mais le passage au présent, en exploitant les acquis de l’analyse antérieure qui situe la solution de la mesure du temps du côté de ce qui passe comme distinct du présent purement ponctuel. Mais comme on peut s’y attendre, cette nouvelle situation conjoint elle aussi une condition de possibilité et une condition d’impossibilité : en tant qu’il résonne encore et encore, en tant qu’il est, il se prête à la mesure ; mais en tant qu’il n’est pas encore achevé, il s’y dérobe. Seul un son qui dure a l’extension requise pour sa mesure (en droit), mais le son qui dure encore et encore n’est pas mesu-rable en fait : “un son qui n’est pas encore achevé, on ne peut pas le mesurer pour dire quelle est sa longueur et sa brièveté”. L’actualité du son et son achèvement apparaissent comme deux conditions inconciliables et pourtant également nécessaires de la mesure ; à défaut de leur réunion (comme dans le premier cas : l’achèvement sans l’actualité et comme dans le second : l’actualité sans l’achèvement), la mesure paraît bien impossible. L’aporie s’épaissit : “ce n’est donc pas les temps futurs, ni les passés, ni les présents, ni ceux qui passent, que nous mesurons, et cependant nous mesurons des temps”. Est-il donc possible de mesurer le temps à la fois quand il a cessé et quand il continue et comment cela est-il possible ? C’est ce que le 3ème exemple entend montrer

c) Vient donc le 3e exemple, le vers Deus creator omnium, emprunté à l’hymne de saint Ambroise Dans les deux premiers, il s’agissait d’un son homogène. Nous avions la certitude de pouvoir en mesurer la durée, mais l’impossibilité de comprendre comment se fait cette mesure pouvait faire vaciller cette certitude Ici s’introduit l’hétérogénéité, une alternance de syl-labes longues et de syllabes brèves (Deus creator omnium) – et paradoxa-lement c’est cette hétérogénéité et donc cette complexité plus grande qui permet de trouver la solution parce qu’elle oblige à réintroduire la mémoire, ignorée des deux exemples précédents. Surtout, contrairement à l’exemple du chapitre 26, la déclamation reprend les règles de la versification dans le moment même de l’énonciation. Nous les comparons et nous avons la certi-tude, fondée dans une sensation manifeste, que la longue dure deux fois plus de temps que la brève. Autrement dit, une mesure du temps a bien lieu ; et la certitude est ici confirmée par toute une tradition poétique qui en témoigne. Et c’est à partir de cet enracinement dans un noyau de certitude (qui faisait défaut aux deux premiers exemples) que l’aporie va pouvoir être affrontée.

Nous nous donnons une situation où la comparaison des durées est simple, évidente, où nous avons la certitude qu’une mesure a lieu. Mais aus-si évidente que soit la mesure, son “comment” n’en est pas plus clair ; que le comment se dérobe, c’est ce qu’on voit bien en confrontant la mesure tem-porelle avec la mesure spatiale considérée comme paradigme. La mesure spatiale suppose le report de l’unité dans la grandeur à mesurer, donc la co-subsistance des deux grandeurs, mesurante et mesurée. Or cette co-

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Page 52: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

subsistance est par principe exclue, là où il s’agit de mesurer une durée : la syllabe brève, unité de mesure, et la syllabe longue (mesurée) s’excluent mutuellement, elles sont successives, non simultanées, la présence de cha-cune est l’absence de l’autre ; elles sont donc incomparables. En outre l’aporie suscitée juste avant n’a pas été réglée : on ne mesure la syllabe ni quand elle passe, ni quand elle est passée.

Donc comment retourner du temps sur du temps ? “Qu’est-ce donc que je mesure ? Où est la brève qui est ma mesure ? Où est la longue que je mesure ? …” La seule solution consiste à faire intervenir la mémoire : elle seule permet de concilier l’achèvement et la présence ; elle seule permet de concilier la successivité des syllabes et la co-présence qu’exige la mesure des longues par les brèves. Pour comparer la syllabe brève et la syllabe lon-gue, il faut pouvoir retenir (tenere) la brève et l’appliquer sur la longue. Mais on ne retient pas ce qui a cessé. Donc il faut bien distinguer entre les sons eux-mêmes ou les syllabes elles-mêmes, qui ne sont plus ou ne sont pas encore, et leurs empreintes dans la mémoire ou leurs signes dans l’attente. On ne mesure pas le temps ou la durée même mais la durée à tra-vers la médiation des opérations de l’âme. Nous n’avons qu’un rapport indi-rect aux choses dans le temps. Le présent du passé, c’est l’impression lais-sée dans l’âme : le présent du futur c’est le signe anticipé par l’âme. Le temps déployé dans ses dimensions passe dans l’âme. Ainsi la problémati-que du triple présent acquise antérieurement est réinvestie dans la question de la mesure et supprime l’aporie. On en conclut que a) la mesure du temps ne doit rien au mouvement extérieur ; b) c’est dans l’esprit que le temps est mesuré, puisque c’est dans l’esprit que les choses laissent une impression qui y demeure après leur passage (intériorisation psychique du temps) ; c) et avec l’image (empreinte/signe), comme le note Ricœur, le verbe important n’est plus passer (transire) mais demeurer, rester (manet). Ce qui passe (la chose) persiste en tant que son image ; d) finalement, par conséquent, c’est la présence de l’image qui assure à la fois l’être et la mesure du temps. Ric-œur le souligne : “les deux énigmes – celle de l’être/non-être et celle de la mesure de ce qui n’a pas d’extension – sont résolues en même temps ; d’une part, c’est en nous-mêmes que nous sommes revenus :”C’est en toi, mon esprit, que je mesure les temps” (27,36). Et comment ? Pour autant qu’y demeure, après leur passage, l’impression faite dans l’esprit par les choses qui passent” (p. 37).

Mais, comme le dit Ricœur, “il ne faudrait pas croire que ce recours à l’impression termine l’enquête”. La distensio animi qui rend possible une mesure du temps ne se réduit pas à l’image-empreinte que le son laisse dans l’esprit quand il passe. Elle est aussi le revers d’une activité intentionnelle, ce que le 3ème exemple est à même de révéler ; et c’est cette activité inten-tionnelle que le deuxième alinéa de 36 va mettre en évidence.

L’argument qui y intervient est analogue à un argument intervenu pré-cédemment. En 30, avant dernier alinéa, Augustin établit qu’on ne peut pas identifier le temps et le mouvement (par exemple un mouvement cosmique tel que celui du soleil, puisque le temps s’écoule même en l’absence de tout

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Page 53: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

mouvement cosmique (“même lorsque sur le souhait d’un homme le soleil s’était arrêté pour lui permettre d’achever un combat victorieux, le soleil s’était arrêté, mais le temps marchait”) ; la rupture du lien entre temps et mouvement constitue une désubstantialisation du temps qui permet que l’on aperçoive le lien entre le temps et l’âme. Ce qui permet le passage du monde à l’âme, c’est véritablement la déréalisation ou la désubstantialisation du temps. En 36, nous avons un mouvement de pensée, non identique, mais analogue. Nous progressons à nouveau, mutatis mutandis, dans la désubs-tantialisation du temps. Et cette nouvelle désubstantialisation va nous faire découvrir, derrière le réalisme de l’empreinte, l’activité intentionnelle de l’âme. Dans le passage commençant par : “Mais quoi……”, Augustin se fait à lui-même une objection : on peut rendre raison de la mesure du temps par l’empreinte quand il y a eu empreinte, quand quelque chose (un son qui dure) a laissé en passant son empreinte dans la mémoire ; mais comment rendre compte de la mesure du temps d’un silence, d’un non-être, qui n’a manifestement pas laissé comme le son une empreinte dans la mémoire ? Comment mesurer un silence ? Le silence ne dure-t-il pas autant qu’un son ? Là encore la musique est exemplaire pour comprendre ce qu’est le temps, elle qui utilise le temps des silences entre les sons pour signifier le temps. Y a-t-il ici aussi une empreinte, autre peut-être que celle du son, qui rendrait la mesure de la durée du silence homogène à la mesure de la durée du son ? Augustin paraît répondre affirmativement à cette question : nous mesurons la durée d’un silence par référence à la durée d’un son qui remplirait ce si-lence ; ce son qui mesure le silence ne marque pas d’empreinte dans l’esprit, puisqu’il ne résonne pas réellement, mais l’acte de l’imaginer, de le faire être en pensée marque une empreinte dans l’esprit. L’esprit fait durer le temps du silence, marque le silence de l’empreinte de son activité. L’empreinte, cette fois, n’est plus passive, puisqu’elle est le revers d’une activité : “nous tendons la pensée vers la mesure du son comme s’il réson-nait” – et c’est cette tension, première mention de l’activité accompagnant la distension, qui inscrit une empreinte dans l’esprit. La fin de l’alinéa (“Et de fait, sans qu’intervienne la voix ou la bouche, nous récitons en pensée des poèmes…”) montre qu’on doit mettre sur le même plan, du point de vue de la mesure de la durée, ce qui est récité en pensée et ce qui est récité par la bouche, le poème récité en pensée se prête autant à la mesure de sa durée que la poème récité par la bouche. L’empreinte qui supporte la mesure du temps ne relève pas nécessairement de l’hétéro-affection, elle peut tout aussi bien relever de l’auto-affection ; et peut-être même relève-t-elle toujours d’abord de l’auto-affection. La question de la mesure du silence, qui se pré-sentait comme une objection, a donc réellement fait progresser l’enquête : nous avons découvert que l’empreinte est le revers d’une activité de l’esprit ; la distensio animi est sous-tendue par une activité de l’esprit. Le temps ne se réduit pas à son intériorisation. Ou plutôt l’intériorisation psy-chique du temps ne se réduit pas à l’évocation d’une empreinte passive dans la mémoire qui sert à mesurer une sensation présente. Le temps est indisso-

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Page 54: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

ciable de l’activité de l’âme. Le temps est dans l’âme (distensio) mais de l’âme (tensio/intentio).

Cette activité est tout à fait visible dans le dernier alinéa (“Supposons que quelqu’un ait voulu émettre un son…”). Jusqu’à présent, nous savions que nous mesurons le temps en comparant les temps les uns aux autres, en comparant la syllabe brève et la syllabe longue. Mais est-ce là la mesure originaire ? On peut en douter. Un indice rencontré antérieurement le mon-tre bien : la syllabe brève est unité de mesure pour la syllabe longue si elle est vraiment ce qu’elle prétend être, c’est-à-dire une syllabe brève ; suppo-sons qu’une syllabe brève soit prononcée lentement et qu’une syllabe lon-gue soit prononcée rapidement : nonobstant les règles de l’usage et de la métrique, la brève ne peut pas être l’unité de mesure pour la longue. Il n’y a donc pas “dans le monde” ou en soi d’unité de mesure des temps ; cette uni-té de mesure ne peut se trouver que dans l’esprit. Aussi évaluer une durée, par exemple la durée d’un son que nous prononçons, c’est la confronter à une mesure intérieure, par exemple la durée que nous avons projeté de don-ner à ce son. D’où la situation que décrit Augustin : un homme veut émettre un son de voix assez long : il en fixe d’avance en esprit la longueur, il com-pose un certain espace de temps en silence. Ici, il n’y a pas d’élément exté-rieur à la conscience, qui l’affecterait de temps. La conscience s’affecte elle-même de temps, puis elle confie à la mémoire cette auto-affection tempo-relle et prononce le son projeté, jusqu’au moment où la durée du son réel s’est égalée à la durée du son projeté. Ainsi “le temps se comprend comme le projet et l’effectuation d’une action : l’action est d’abord anticipée par la conscience, puis confiée à la mémoire avant qu’une décision n’enclenche l’effectuation présente. L’action se déroule alors comme épuisement du fu-tur anticipé dans la réserve de passé accompli. C’est un transfert qui a lieu dans le cadre d’une séquence initiée par la conscience” (Vengeon, art. cit., p. 79).

Nous pourrions considérer qu’Augustin parle ici d’une situation contingente au regard de l’essence du temps, celle du chanteur qui exerce un contrôle constant sur la longueur des sons qu’il prononce. En vérité cette situation est paradigmatique : l’unité de la mesure des temps nous est inté-rieure, cela veut dire que le temps que subit la conscience, celui de ce son que je reçois par l’ouïe et dont je ne peux ni allonger ni raccourcir la durée, le temps de l’attente qui résiste à ma hâte (je dois attendre que le sucre fonde comme dira Bergson), bref ce temps dont je ne suis pas le maître et qui s’impose à moi contre toute volonté est le revers d’un temps dont j’ai l’initiative, que j’ouvre anticipativement pour pouvoir accueillir le temps que je subis et qui me contraint. La distensio est le revers d’une intentio ; le temps ne m’affecte que pour autant que je m’affecte de temps.

D’où l’importance des verbes exprimant une activité dans la descrip-tion de l’acte de réciter : quand je récite, je suis d’abord une attente tournée vers le poème entier, puis, à mesure qu’il se déroule, vers ce qui reste à réci-ter jusqu’à ce que tout soit devenu passé. Et dans cette séquence active, le transit par le présent est devenu, comme le dit Ricœur, une transition active,

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Page 55: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

le présent n’est plus seulement traversé, mais “l’intention présente fait pas-ser (tracit) le futur dans le passé en faisant croître le passé par diminution du futur jusqu’ à ce que tout soit devenu passé”.

En XXVIII, 37, Augustin va donc souligner l’activité de l’esprit qui

ouvre la temporalité par les trois modes de son intentionnalité qui sont trois actes, exprimés par trois verbes : il attend (expectat/expectatio), il est atten-tif (adtendit) et il se rappelle (meminit). Le futur n’existe que comme l’attente qui se tend vers lui ; le passé n’existe que comme mémoire qui conserve ; le présent n’existe que comme transition ou passage continu par l’attention du futur au passé. Deux remarques ici :

a) pour marquer l’activité de l’esprit à travers le passage du temps, Augustin emploie soit intentio, soit attentio. Intentio se trouve en 36 (“l’intention présente fait passer le futur dans le passé”) ; attentio se trouve en 37 (“l’attention a une durée continue, elle qui achemine vers l’absence ce qui sera présent”). Attentio, selon Solignac, a un sens plutôt objectif et dési-gne la permanence de la conscience à travers son attention à l’objet ; Inten-tio désigne primitivement l’acte de la volonté libre ; Augustin en fait un concept de portée universelle, désignant l’acte que l’âme exerce dans toutes les connaissances et d’abord dans les sensations. Par contraste avec attentio, intentio a un sens plutôt subjectif et désigne l’acte de l’esprit qui vise et uni-fie la totalité de ses moments.

b) de même que la distensio un peu avant, l’attentio, le caractère at-tentif de l’esprit montre bien que le présent de la conscience ne se réduit pas au temps présent, au présent ponctuel ; c’est une durée continue (perdurat) qui, acheminant vers l’absence ce qui sera présent, est ouverte en direction de l’avenir attendu et du passé remémoré.

Donc “attente, attention, mémoire, le triple présent se distribue selon trois actes de l’âme, qui s’enchevêtrent pour former le continuum du temps. Il y a simultanéité de ces actes de conscience qui déploient la temporalité. Dès lors, ce sont ces actes qui sont mesurés, à même le vécu de conscience” (Vengeon, p. 79). Un long futur, c’est une longue attente, un passé court, c’est un souvenir bref du passé. Ce n’est pas le futur qui est long puisque le futur n’existe que comme présent psychique du futur. Le temps est dans l’âme : et l’activité de l’âme, dans l’unité de ses trois actes, est la mesure du temps. Ou encore : “La mesure du temps est une appréhension immédiate des opérations de l’âme. Le temps est un mouvement psychique et non natu-rel” (ibid.)

XXVIII. 38. Augustin n’en reste pas là et prend un dernier exemple.

Qu’est-ce qui distingue ce nouvel exemple des précédents ? Le premier exemple est celui d’un “son qui vient d’un corps” (et il est lui-même dédou-blé, puisque ce son est considéré d’abord comme révolu, puis comme pré-sent) ; ce son a bien une unité, mais une unité extrinsèque, déterminée non par sa nature même, mais par la nature de l’événement qui l’a produit (l’ébranlement d’un corps). A ce premier niveau, la conscience s’apparaît à

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elle-même comme en passion dans le temps ; d’où le résultat de l’analyse : la mesure (supposant la double condition de la présence et de l’achèvement) se fait d’après l’empreinte laissée par le son dans la mémoire. Dans le se-cond exemple, la part de l’activité s’accroît puisqu’il s’agit de la diction d’un vers. En outre l’unité est intrinsèque puisqu’elle est sémantique (unité d’un sens). Mais le vers ne se suffit pas à lui-même ; il fait partie d’un en-semble, le poème, qui est seul autarcique. La diction du vers n’est pas ac-tion, elle fait partie d’une action. L’esprit s’apparaît donc encore à lui-même comme en passion dans le temps ; à nouveau, la mesure suppose une fixa-tion dans la mémoire.

Mais avec le chant commence l’action proprement dite. On a affaire à une unité intrinsèque, à la fois sémantique, mélodique et stylistique. Et sur-tout l’unité est sous-tendue par l’intention une d’un agent, d’une volonté. Cette intention une se diversifie en se réalisant, en se confrontant à l’extériorité ; mais pour qu’elle demeure action, à même cette diversité, elle ne doit rien perdre de son unité. D’où la triple attention à ce qui, du chant, est déjà passé, à ce qui est et à ce qui va être chanté. Cette fois l’esprit n’est plus en passion dans le temps ; ou s’il l’est, cette passion n’est que le revers de sa propre activité. Il n’est plus question d’empreintes ou d’une distensio fondées sur les empreintes laissées par le cours du temps. Le rapport de l’esprit au temps, la distensio animi est entièrement régie par une action qui, à mesure que le chant se déroule, abrège l’attente et allonge la mémoire. On doit être attentif ici aux verbes actifs (“je veux chanter… mon attente se porte…”). En particulier, il faut souligner que le présent n’est plus un point (instant évanouissant), pas même un point de passage, une transition avec son épaisseur de durée, mais c’est une intention présente comme disait XXVII, 36, et ici un “acte d’attente qui fait passer…”. Sans doute les méta-phores spatiales sont encore requises. Mais il faut cesser de se représenter le passage du temps comme le passage d’un lieu dans un autre (d’un lieu qui se vide vers un lieu qui se remplit, ce que pourrait laisser entendre l’expression “vient charger ma mémoire…”), car on a affaire à un processus intentionnel : réciter un poème, chanter un poème est un acte, mais un acte triple qui consiste dans une attente tournée vers le poème en son entier (à réciter), dans la mémoire du poème déjà récité et dans une attention vers la transition actif de ce qui était futur et devient passé (le chant, le poème en train d’être récité). L’attente et la mémoire sont dites “tendues” tandis que le terme actio et le verbe agitur viennent insister sur l’impulsion qui unifie l’ensemble. L’attente, la mémoire et l’attention ne sont plus traitées isolé-ment mais en interaction : c’est une même action qui abrège l’attente et al-longe la mémoire et fait passer de l’une à l’autre. L’action de la conscience fait l’unité du temps, tandis que la non-coïncidence des trois modalités de l’action (l’intentio éclatée en attente, mémoire et attention) fait la distentio.

C’est pourquoi il ne faut pas adopter une interprétation exclusivement dynamique de la conscience du temps. Le vocabulaire en effet ne cesse d’osciller, comme le remarque encore Ricœur, entre activité et passivité, ce qui se remarque surtout à propos du présent : en tant qu’il passe, c’est un

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point, en tant qu’il fait passer, c’est une durée continue. C’est l’esprit qui attend ou se rappelle (activité), mais c’est “dans” l’âme que l’attente existe comme image-signe ou dans l’âme que la mémoire existe comme image-empreinte (passivité). C’est déjà ce que laissait entendre la conclusion du 1er § (“un long avenir, c’est une longue attente de l’avenir…”). L’avenir n’est pas long si ce n’est en tant qu’il existe dans l’âme comme attente, car c’est dans l’âme, c’est-à-dire au titre d’une image, que l’attente possède une extension : voilà pour la passivité. Mais cette impression n’existe pas en soi dans l’âme. L’impression n’est dans l’âme que parce que l’esprit exerce son attente, c’est-à-dire agit (activité).

D’où le paradoxe qui constitue peut-être le sommet de toute l’analyse augustinienne : l’intentio sous ses trois modes (attente, attention, mémoire) est la condition de la distensio animi ; l’activité intentionnelle a pour contre-partie une passivité engendrée par cette activité elle-même, qui faute de mieux est exprimée et a été exprimée plus bas par la notion d’image-signe ou d’image-empreinte – de sorte qu’il semble bien qu’on puisse assimiler la distension animi et la passivité de l’affection de l’image. Autrement dit, le paradoxe est radical, il y a distension parce qu’il y a intention ; la discor-dance (distensio) naît et renaît perpétuellement de la concordance (mais non de la coïncidence) des visées de l’attente, de l’attention, de la mémoire, ce qui fait bien apparaître la corrélation entre activité et passivité. Comme dit Ricœur, “plus donc l’esprit se fait intentio, plus il souffre distentio” (p. 40). La distension est le corrélat de l’intention. Mais la nature de cette corréla-tion demeure énigmatique : “que l’âme se distende à mesure qu’elle se tend, voilà la suprême énigme” (Ricœur, p. 41). Cette énigme, on la formulera ainsi : nous savons que la passivité de la distensio animi est conditionnée par l’activité intentionnelle en son triple mode ou même, comme le dit Ric-œur, qu’elle est engendrée par elle. Mais faut-il en conclure que l’intentio est la seule condition de la distensio, que la distensio est une pure création de l’intentio, en d’autres termes que, s’il y a temps pour l’âme, c’est dans la seule mesure où elle s’affecte elle-même de temps ? Il nous semble que non. L’hétéro-affection qui est apparue dans l’expérience du son entendu et du temps subi (subi puisque je ne décide pas de sa durée et que je dois attendre sa fin) a été comprise, quand on est passé à l’expérience du chant, comme auto-affection. Et ce passage de l’hétéro-affection à l’auto-affection est un approfondissement décisif de la compréhension du temps. Mais que l’hétéro-affection soit sous-tendue par une auto-affection ne veut pas dire qu’elle serait réductible à une telle auto-affection. Même si le temps n’apparaît à ma conscience que dans l’attente que le sucre fonde, donc dans l’intentio synthétique que suppose cette attente, cette économie, cette ré-serve, ce retrait de l’être dans sa donation qui est le temps même est le cor-rélat de la conscience d’attente et non un objet construit par la conscience d’attente : l’intentio de l’attente découvre le temps, mais ne le construit pas. Ce qui a été révélé par l’expérience du son entendu est approfondi, mais non

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Page 58: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

annulé par l’expérience du chant : le temps n’est pas construit par la cons-cience26.

Autrement dit, “l’âme n’est pas la source intemporelle du temps, elle n’est pas l’éternité. L’origine du temps demeure obscure, au cœur même de la conscience. L’âme déploie le temps, mais elle est elle-même temporali-sée, distendue de l’intérieur par ce mouvement qui réside en elle. Le temps est simultanément activité et passivité de l’âme” (Vengeon, p. 80). Par là, fait retour la figure de la finitude, c’est-à-dire le contraste entre le temps et l’éternité sur lequel le “traité sur le temps” vient conclure.

Mais la première conclusion est plutôt une généralisation (une ampli-fication : in actione longiore) sur le rapport entre distensio et intentio. En effet l’articulation de la distensio et de l’intentio se retrouve dans des sé-

26

Les jalons ainsi posés par l’analyse augustinienne du temps marqueront pour longtemps les tentatives ultérieures. On les retrouverait par exemple dans la doctrine kantienne du temps. Le temps, chez Kant, se donne à penser sur deux niveaux : esthétique et analytique. L’Analytique nous apprend que le temps n’est pas seulement une forme de la réceptivité, mais qu’il est aussi fondé dans une opération synthétique (138, note), que l’on peut appeler mouvement transcendantal. Mais que le temps soit une unité synthétique (qu’il relève de l’intentio), cela ne le soustrait pas pour autant à la réceptivité (ce qui correspondrait à la distensio august.). Et c’est pourquoi Kant distingue le concept (qui relève de la spontanéité et construit son objet) et l’intuition formelle par laquelle espace et temps sont tout d’abord donnés. On pourrait dire aussi -en utilisant une terminologie de la première synthèse subjective, que, pour qu’il y ait intuition formelle, il faut qu’il y ait à la fois “déroulement successif de la diversité” et “compréhension de ce déroulement”. Il est clair que l’unité est la condition de la di-versité (pour que deux éléments soient reconnus comme di-vers, je dois garder en vue le premier en arrivant au second (l’intentio est la condition de la distensio), mais la diversité n’est pas pour autant réductible à l’unité qui est la condition de sa reconnaissance (la distensio n’est pas réductible à l’intentio).`

Merleau-Ponty met l’accent sur l’indépendance, l’autonomie, l’antériorité du temps par rap-port à toute opération du sujet ; le temps n’est pas fondé sur une initiative du sujet : “il est visible que je ne suis pas l’auteur du temps, pas plus que des battements de mon coeur, ce n’est pas moi qui prend l’initiative de la temporalisation…” (Phénoménologue de la perception, p. 488). Il est vrai qu’un peu plus haut Merleau-Ponty a dit que “rien ne saurait……advenir <au suje>) dont il ne porte en lui-même l’esquisse” ; le temps survenant au sujet ne lui est pas étranger, si peu étranger que le sujet va développer dans et par le temps son être-sujet, sa constitution “ek-statique” ; le temps vient au sujet comme ce qui peut seul accomplir, réaliser sa transcendance, l’être-à-soi-hors-de-soi. Mais quelle que soit la complicité du sujet et du temps, le sujet reçoit le temps comme il a reçu l’être : par la nais-sance, qui est comme la passivité primordiale (l’être-jeté) qui affecte toute activité (le pro-jet) ; en tant qu’il naît, le sujet est remis au temps. Et en étant ainsi remis au temps par la naissance, le sujet est remis à soi ; être remis au temps et être remis à soi sont en quelque sorte le même ; mais ce n’est pas le sujet qui se donne le temps qui le remet à soi.

En d’autres termes la temporalisation n’est pas l’opération d’une spontanéité ; la spontanéité n’est pas un pouvoir de s’arracher à soi, dont le temps serait l’effet ; c’est le temps qui, au contraire est le fondement de la spontanéité. Or le temps nous est donné avec la vie ; donc notre spontanéité elle-même nous est donnée, nous est remise ; elle n’est pas une causa sui ; nous ne sommes pas le fondement de notre pouvoir d’être le fondement de nous-mêmes. Et cette situation paradoxale est justement la temporalité. Si l’on veut déduire la temporalité de la spontanéité, la rencontre dans l’exister humain de l’activité et de la passivité reste une énigme ; aucune articulation intelligible ne les unit. En revanche, si l’on considère la temporalité comme la “situation” première et indérivable de l’exister, activité et passivité apparaissent aussitôt comme inextricablement liées ; la dimension de la spontanéité (la néantisation du donné, le projet, l’ouverture du futur) est enracinée dans une passivité primordiale, consistant en ce qu’il y a du donné ; et un acte de la spontanéité peut si peu suspendre le “règne” du donné que justement la spontanéité elle-même est donnée à elle-même, sans jamais pou-voir être cause ou fondement de soi.

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Page 59: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

quences temporelles plus vastes que le chant, dans d’autres actions où l’âme souffre distension : toute vie humaine, celle de l’individu comme celle de l’humanité, est distendue vers le passé par le souvenir et vers l’avenir par l’attente ; cette distensio est le revers d’une intentio unifiante, mais à nou-veau elle n’est pas réductible à elle. A nouveau il n’y a de déroulement suc-cessif de la diversité que par la compréhension de ce déroulement, sans que la diversité soit réductible à l’unité ; ma vie ne serait pas distendue vers le passé et l’avenir sans la visée intentionnelle du passé et de l’avenir. Mais cette visée ne suffit pas à rendre raison de cette distensio qui est aussi fon-dée sur la vie, le vivre, sur le passage de l’enfance à l’adolescence, à la ma-turité, à la vieillesse, donc sur un processus qui relève de la vie. De même la distensio de la vie de l’humanité a pour socle l’intentionnalité historique qui se souvient du passé de l’humanité et anticipe son avenir. Mais elle a aussi pour socle le phénomène biologique de la naissance, de la mort et de la suc-cession des générations. Ici Ricœur voit dans ces extrapolations de l’histoire universelle, à partir de l’histoire d’une vie entière, à partir de la simple réci-tation d’un poème, comme une anticipation de l’empire du narratif où Aris-tote, dans sa Poétique, croira (ou Ricœur lisant Aristote) résoudre l’énigme de la spéculation sur le temps.

Ainsi, en résumé, ce chapitre avance plusieurs choses décisives : - L’aporie de la mesure du temps trouve sa résolution dans la réduc-

tion de l’extension du temps à la distension de l’âme. Cette distension est le revers de l’activité de l’âme : l’âme se distend à la mesure qu’elle se tend pour faire exister le temps – ou qu’elle fait exister le temps en se tendant.

- Mais cette résolution de l’aporie est la suprême énigme, comme si l’intelligence du temps, si ardemment cherchée, devait trouver là sa limite. Ou inversement la limite de la phénoménologie du temps consiste dans ce paradoxe de l’identité entre distensio et intentio, dans la reconnaissance de la corrélation entre passivité et activité dans la conscience du temps.

- La récitation du poème où s’articule vraiment la théorie de la disten-sio animi et la thèse du triple présent sert de paradigme pour toute action quelque soit son ampleur (une vie, l’humanité). Aussi l’exemple du chant est-il plus qu’un exemple, qu’on ne doit pas situer sur le même plan que ceux qui le précèdent et l’amènent. Dans ces conditions l’histoire univer-selle ne peut pas sauver l’homme de la discordance du temps dont souffre l’âme. Le temps existe dans l’âme. Mais pour l’âme le temps est l’expérience d’une discordance irréductible. Aussi n’est-ce pas dans le temps que l’âme peut aspirer au repos. C’est pourquoi le motif théologique de l’éternité et de la création marque son retour dans le texte : la discor-dance de l’âme réintroduit la thèse du contraste entre le temps et l’éternité.

XXIX. 39. Ce qui montre bien que la distensio n’est pas réductible à

l’intentio qui en est pourtant la condition, c’est qu’il y ait, comme le souli-gne Augustin deux qualités ou deux niveaux de l’intentio. Il y a d’abord l’intentio temporalisante, celle qui consiste à se souvenir du passé et à anti-ciper l’avenir. Cette intentio est par principe unifiante ; mais tout le gain de

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Page 60: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

cette puissance unifiante, c’est de produire la distensio, une distensio qui relève de la dispersion, ou d’un vivre multiple dans le multiple à travers le multiple. La distensio et l’intentio sont donc certes étroitement unies dans le tissu de la temporalité, mais aussi différentes ou même opposées selon leur signification anthropologique. Car la distensio est en dernier ressort la trace de notre éloignement de Dieu tandis que l’intentio est l’expression de notre désir de Dieu. Le premier régime de l’intentio consiste à orienter vers le monde notre désir de Dieu. Toute l’opération de cette puissance unifiante consiste à ouvrir la temporalité et ouvrir la temporalité sur la dispersion, l’éparpillement (qui font ce que nous appelons le temps ou l’histoire). Il faut en effet une intentio, une unité pour que la dispersion apparaisse : il ne sau-rait y avoir un pur éparpillement, il s’annulerait immédiatement ; même une vie éparpillée est “une” vie ; l’éparpillement correspond à une certaine in-tentio qui s’épuise à constituer notre dispersion en condition historique. L’histoire est à la croisée de notre condition pécheresse et de notre nostalgie de l’éternel. L’histoire est comme le substitut de l’éternel dans la condition du péché. On dira ce mode de l’intentio temporalisante horizontale et en quelque sorte immanente (la conscience intentionnelle du temps intra-mondaine).

Il y a ensuite une intentio que l’on pourrait appeler eschatologique et qui s’exerce non plus au profit du monde et de l’historicisation du monde, mais au profit du salut, vers un au-delà du temps lui-même. Ce mode de l’intentio retrouve son sens vrai, en se soustrayant à la dispersion et à la dis-tensio, car si je suis distendu par les choses futures et transitoires vers les-quelles je suis tendu, je suis tendu sans distension par la promesse eschato-logique. C’est en Dieu, par la médiation du Christ, que je rassemble mon être, que je cesse de me désunir et de me disperser.

Ici apparaît clairement l’ambivalence du temps pour Augustin. Si l’on reprend les thèses, on doit d’abord insister sur la valorisation du temps : le temps n’existe que dans et par l’âme, au point que l’intériorisation psychi-que du temps prend les dimensions de l’histoire universelle. Par là, comme on a eu l’occasion d’y insister, la nature est dévaluée. L’essence du temps correspond à l’activité de l’âme : le temps c’est le temps humain. L’âme détrône la cosmologie. Finalement le temps est le “lieu” de la liberté hu-maine : le temps est décrit ultimement par des exemples qui montrent la capacité humaine à engendrer une action et finalement une séquence douée de sens (chant). Mais aussi bien le temps s’offre comme le lieu de l’éparpillement. Eparpillement paradoxal, puisqu’il consiste à réduire l’intentio eschatologique à l’intentio historisante, c’est-à-dire à se constituer comme un centre, ce qui n’est rien d’autre que la répétition de la loi du pé-ché. Par ailleurs, si l’âme déploie par sa triple activité les dimensions du temps, il n’en demeure pas moins que le temps est pour l’âme la marque d’une passivité irréductible. De quoi la distension est-elle le signe ? Si l’on pense ontologiquement et finalement théologiquement ce que la phénomé-nologie du temps décrit, il faut reconnaître que le temps ne permet pas à l’âme de participer à un présent stable et plein. Autrement dit, “valorisation

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Page 61: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

de l’agir humain, le temps est donc également éloignement du présent de l’éternité, dégradation de l’Un dans le multiple, spectre de l’être diffusé dans le non-être.

“Resserré sur l’agir humain, le temps est habité par un péril. La liberté est porteuse d’une contradiction : gage d’autonomie et de dignité, elle est aussi un éloignement de Dieu, une dégradation ontologique dans la multi-plicité instable. L’autonomie entre en tension avec la perfection. Le temps ne peut accueillir l’action humaine sans la confier au non-être. (…)

“Dès lors, l’expérience du temps n’est ni celle d’un cours uniforme, ni celle d’un asile, elle est le théâtre d’une décision qui doit se prendre pour sauver l’homme du non-être et rapporter le temps à l’éternité. L’expérience du temps qui dans un premier temps soutient la positivité de l’agir humain, se retourne dans une expérience négative par laquelle il faut mener le temps hors de lui-même, en direction du présent qui l’origine” (Vengeon, p. 85).

C’est bien ce que le chapitre XXIX souligne : la distensio animi par laquelle l’âme se temporalise et fait être le temps, est une sorte d’affaiblissement marqué par la tendance au non-être. Si le présent est bien le critère du temps (présent du présent, présent du passé, présent du futur) et de l’être (la présence comme présent), l’âme doit se concentrer sur lui pour être pleinement – ce qui suppose de se détourner de ces choses temporelles où l’être du temps se nie, où le présent se disperse, où l’âme souffre disten-sion dans la tension du temps. Elle doit se tendre vers le véritable présent, le présent d’éternité, présent qui est avant le temps.

Le chapitre XXX. 40 offre une dernière réponse à la question sur

l’avant de la création C’est le questionnement sur la création, qui a été le point de départ de

la méditation sur le temps. La “maladie d’avoir plus de soif que de capacité” (“les questions des gens qui, par une infirmité coupable, veulent boire plus qu’ils ne le peuvent”), de poser des questions insolubles a reçu déjà l’indication de son traitement : il n’y a pas à intervenir sur l’objet même de la question, en tentant de l’examiner plus soigneusement ; il y a à intervenir sur le sujet de la question, le sujet questionnant, en lui montrant que sa ques-tion relève d’une illusion (peut-être une illusion nécessaire) dont le noyau est la confusion du temps et de l’éternité. De même que l’historicité apparaît au moment où est appliquée au monde et à la condition de péché une inten-tio dont le sens fondamental est de rejoindre l’éternel, de même les ques-tions illusoires relèvent d’un mésusage de l’intentio, qui consiste à interro-ger temporellement l’éternel. Le dépassement de ces questions illusoires ne peut consister que dans le retour de l’intentio à son sens fondamental, c’est-à-dire eschatologique. D’où ce retour à l’éternel.

Augustin oppose ainsi le repos et la stabilité de l’âme dans la vérité, qui a dirigé l’intentio temporalisante vers l’éternité, au discours inquiet, qui ne cesse de débiter des absurdités pour ceux qui confondent le temps et l’éternité. Mais le temps ne se laisse pas ainsi oublier car c’est encore à par-tir du temps (“alors je me reposerai en vous”) que l’âme cherche à s’en ex-

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Page 62: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

traire. Ou encore la stabilité recherchée par l’âme est au futur, qui est le temps de l’espérance.

XXXI. 41. Conclusion religieuse “Seigneur, mon Dieu, que de profonds replis dans vos secrets …

extraordinaire admiration et (d’) une stupeur qui irait jusqu’à l’effroi”. Le ton est redevenu définitivement religieux (après les chapitres XXIX et XXX). On retrouve ici le lexique de l’expérience religieuse ou sacrée : le secret ou le mystère, l’admiration et la terreur que l’historien des religions R. Otto a, en son temps, désigné par ce néologisme : le “numineux”. L’âme n’est plus dans l’inquiétude du questionnement, mais dans l’expérience de l’altérité radicale qui inspire à la fois l’étonnement et la crainte (mysterium tremendum). On pourrait citer de nombreuses références bibliques pour il-lustrer ce sentiment du sacré : par exemple Paul dans l’Epitre aux Hébreux : “c’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant” (10, 31) et “notre Dieu est un feu dévorant” (12, 29). Dans l’Ancien Testament, on trouve fréquemment des expressions telles que “la frayeur de Dieu”, la frayeur que Yaveh peut envoyer, qui pénètre les membres de l’homme et les paralyse.

Ici la frayeur et la pétrification sont suscitées par la pensée d’un Dieu qui connaît tous les temps passés et tous les temps à venir (aussi bien que moi un “seul chant bien connu”) et qui peut punir et rétribuer toute action accomplie par les hommes. La frayeur est suscitée par la pensée d’un Dieu de justice omniscient.

Mais le concept d’un Dieu qui connaît tous les temps a beau donner un socle à la conscience de la justice de Dieu, ce n’est pourtant pas le concept le plus élevé de Dieu. Dieu n’embrasse pas temporellement tous les temps ; il embrasse tous les temps dans son éternité, c’est-à-dire sans disten-sion de l’esprit, sans multiplicité.

Cette transcendance de la connaissance éternelle de la multiplicité de tous les temps n’appelle que la confession : confession de celui qui com-prend comme de celui qui ne comprend pas. Celui qui comprend fait confession de louange, celui qui ne comprend fait confession d’ignorance, c’est-à-dire dans les deux cas aveu de finitude. Comment entendre cette confession finale, ce qui revient à se demander finalement comment inter-préter le traité sur le temps et nous ramène à nos premières interrogations dans l’introduction ?

Car la méditation augustinienne porte indiscutablement sur le temps et l’éternité, et même sur le temps à partir de l’éternité. Il y a alors sans doute au moins deux partis pris de lecture. Le premier voit dans le contraste entre le temps et l’éternité, dans l’enchâssement du traité sur le temps dans des considérations théologiques sur la création (le commentaire du premier ver-set de la Genèse) et sur l’éternité de Dieu, une manière d’abolir le temps. Le temps n’est pas l’éternité : il n’est rien par rapport à la plénitude. Dans cette perspective, le discours théologique surplombe la description phénoménolo-gique du temps et cette expérience est comme frappée de néant par l’idée-

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Page 63: L'éternité et le temps - PhilopsisL’ETERNITE ET LE TEMPS COMMENTAIRE DU LIVRE XI DES CONFESSIONS DE ST AUGUSTIN Le livre XI1 est une méditation sur l’éternité, le temps et

limite de l’éternité. Le second envisage une fonction et une conséquence positives sur la discussion des apories du temps de l’enchâssement de cette dernière dans la méditation sur l’éternité. Ricœur privilégie cette hypo-thèse : l’inscription du traité sur le temps dans la méditation sur l’éternité intensifie l’expérience et la signification du temps. “Elle vise … à extraire de l’expérience même du temps des ressources de hiérarchisation interne dont le bénéfice n’est pas d’abolir la temporalité mais de l’approfondir” (p. 53). Elle permet de hiérarchiser des niveaux de temporalisation. D’un côté le contraste entre le temps et l’éternité est donné dans un cri (IV. 6). Le temps est alors marqué par l’écart, la différence, la dissemblance à l’égard de l’éternité. Mais de l’autre, on ne saurait sousestimer la ressemblance pos-sible entre le temps et l’éternité : l’éternité abolit moins le temps – car comme le remarque Ricœur “ni la conversion rapportée au livre VIII, ni même l’extase d’Ostie qui marque le point culminant du récit au livre IX ne suppriment la condition temporelle” (p. 52) – qu’elle ne définit des modali-tés de temporalisation, creuse pour ainsi dire la différence au sein de l’expérience du temps, selon qu’elle se rapproche ou s’éloigne du présent de l’éternité. L’éternité n’abolit pas le temps mais l’errance de l’âme dans le temps, c’est-à-dire la forme déchue de la distensio.

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