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NUMERO DOUBLE JUILLET-AOUT 1992

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L'UNIVERSEL

EST-IL EUROPEEN?V1205 - 9208 40.00 F P§SSsfiEJ

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Pour cette rubrique confluences,

envoyez-nous une photo(composition photographique,peinture, sculpture, ensemblearchitectural) où vous voyez uncroisement, un métissage

créateur, entre plusieurs cultures,ou encore deux puvres de

provenance culturelle différente,où vous voyez une ressemblance,ou un lien frappant.

Accompagnez-les d'uncommentaire de deux ou trois

lignes. Nous publierons chaquemois l'un de vos envois.

Cités hors du temps

1992, technique mixte

acrylique, encre, collage

(38 x 27 cm)

de Henry Christiaën

«Où sont-elles ces

énigmatiques murailles? En

quelle Acropole oubliée?

En quelle impossible

Manhattan? Quelle Babylone

enfouie dans l'épaisseur des

siècles?» Dans ce paysage

urbain visionnaire, le

plasticien français Henry

Christiaën associe divers

styles d'éléments

architecturaux à des réseaux

évocateurs des techniques

modernes. Il dégage ainsi

des analogies de structure,

des rythmes qui unissent,

par delà le temps et

l'espace, civilisations et

cultures.

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4 Entretien

Mikis Theodorakisraconte une enfance grecque

SommairJUILLET-AOÛT 199

68 ActiqnAJnesco

EN BREF...

Le saviez-vous?

9 L'universel est-ileuropéen?Editorial de Bahgat Elnadi et Adel Rifaat

10

11

13

18

20

UNE IDEE EN DEVENIR

Le double visage de l'Europe

par Enrique Barón Crespo

L'impératif moral

par Karl Otto Apel

Passer à l'acte

par Sami Naïr

Les multiples de l'Homme

par Mahmoud Hussein

Notre couverture:

Complète (1989),

technique mixte du peintre

turc Akyavas Erol.Couverture de dos:

Volcano/Trees

(Volcan/arbres, 1989),

photocollage de l'artisteaméricaine Pat Horner.

26 D'UNE VISION À L'AUTRE

35Espace vert

ActionAInesco

MÉMOIRE DU MONDE 27 Le devoir du veilleur

Une cité de rêve bâtie sur du sel par Tahar Ben Jelloun

par Roy Malkin 31 Confiance africaine

ANNIVERSAIREparAhmadou Kourouma

Stefan Zweig 47 Europe de l'Est: les pièges de la libertépar Gertraud Steiner par Antonin Liehm

52 Amérique latine: un «retard» salutaire

Ziryâb, musicien et maître à vivre par Ernesto Sábato

par Mahmoud Guettât

Il Diagonale56 L'UN ET LE TOUT

Un ciel, un monde

par Tom Krol 57 Une loi d'harmonie

RISQUES RÉCENTS

par Isabelle Leymarie

et Claude Glayman

61

par Vassilis Vassilikos

Deux usages du monde

par Wang Bin

69La chronique de

LE COURRIER DES LECTEURS

67 L'appel du visage

par Emmanuel Lévinas Federico Mayor

ie(blJRRJ.ERffiST

«Les gouvernements des Etats parties à la présente Convention déclarent:Que, les guerres prenant naissance dans l'esprit des hommes, c'est dans l'esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de

_ _ la paix...

Íj l'ï I^Jï- Çf""^^ ...Qu'une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements ne saurait entraîner l'adhésion unanime,C1G I UlNLOvAy durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et

morale de l'humanité.

...Pour ces motifs (ils) décident de développer et de multiplier les relations entre leurs peuples en vue de se mieux comprendre etd'acquérir une connaissance plus précise de leurs coutumes respectives...»

Extrait du préambule de la Convention créant l 'Unesco, Londres, le 16 novembre 1945

45' année

Mensuelpublié en 33 langues et en braille

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MIKIS THEODORAKISraconte UNE ENFANCE GRECQUE

Qui ne se souvient des merveilleux

airs de bouzouki de Zorba le Grec,

ou de la musique des films 1 et Etat

de siège.,.. Dans toutes ses

partitions, le compositeur grec

Mikis Theodorakis a su mettre l'âme

et le génie de son peuple. Mais

Theodorakis est aussi un militant de

la première heure; il poursuit

aujourd'hui au parlement de son

pays, comme naguère dans la

clandestinité et le maquis un

combat pour la liberté et la justice

qui l'a plus d'une fois conduit en

prison ou en exil. Il retrace ici les

circonstances qui ont donné

naissance à sa vocation musicale et

à son engagement politique.

Mikis Theodorakis, qui êtes-vousfJe suis né le 29 juillet 1925 sur l'île de

Chio, face au village natal de ma mère qui setrouve en Asie Mineure, aujourd'hui en Tur¬quie. Mon père était originaire de Crète;engagé volontaire de la première guerre bal¬kanique, il y fut blessé et entra alors dansl'administration. Quand l'armée grecqueoccupa Smyrne, il fut affecté dans la petiteville de Bourla, où il fit la connaissance dema mère. Elle appartenait à une famille trèsmodeste de la région; son père était agricul¬teur l'hiver, pêcheur l'été. Son frère, qui avaitfait des études, deviendrait plus tard direc¬teur au ministère de l'économie. Ainsi, mafamille appartenait-elle à cette petite bour¬geoisie de fonctionnaires qui inculquait à sesenfants le sens de la discipline.

Je suis né après la défaite militaire de laGrèce qui a suivi la révolution d'Ataturk. Cefut une vraie tragédie nationale: je croisqu'avec l'Ionie, la Grèce a perdu son âme.L'histoire aura voulu que la Grèce et la Tur¬quie s'affrontent sur une longue période his¬torique. La première révolution nationalistegrecque s'est faite contre les Ottomans, en1821. Et la Crète est restée sous domination

turque jusqu'en 1912.Du côté de mon père, comme de celui de

ma mère, il y a eu dans tous ces affronte¬ments de nombreuses victimes, d'énormes

sacrifices. Mon père disait que nos deuxfamilles avaient versé un fleuve de sang. J'aidonc grandi dans une ambiance d'histoirespatriotiques et de chansons viriles et révolu¬tionnaires, les Rizitika, qui m'ont beaucoupinfluencé.

Pourtant vous gardez le souvenir d'uneenfance heureuse.

Oui. Nous avions une maison de cam¬

pagne, où nous étions entourés de tantes etd'oncles, toute une grande famille. Un grandpeintre naïf, Théophilos, y avait également

vécu et en avait nourri son talent. Vivre là, aumilieu de tous ces oliviers, ces orangers, cesfleurs, face au spectacle de la mer, c'étaitmerveilleux! Je me souviens d'un bateau quipassait deux fois par semaine. L'image de cebateau blanc sur la mer bleue m'a tellement

marqué, qu'elle m'a laissé comme une bles¬sure, une cicatrice d'ivresse. Je crois bien quedans tout ce que j'ai composé, j'ai cherché àrecréer cette beauté, à retrouver ces imagesgravées dans ma mémoire comme un rêved'enfant.

Je me souviens aussi des soirées que nouspassions avec mon père, allongés sur le sol àcontempler le ciel. Lui, qui les connaissaitbien, m'expliquait les étoiles et m'y faisait

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voyager, me disant leur nom, me racontantleur histoire.

Un autre de ces souvenirs d'enfant quivous marquent à jamais, je le dois à mononcle. Sur le point d'être nommé au consulatd'Alexandrie, il était revenu au village pourse marier, et m'avait apporté en cadeau ungramophone, et des disques de musiquegrecque, classique et populaire, ainsi que dujazz, alors à son apogée. J'avais quatre ans, etje découvrais la musique! Le soir, nous orga¬nisions des veillées où les jeunes dansaient lecharleston, le fox-trot, et j'étais chargé demanier le gramophone. Ces moments ontbeaucoup compté dans ma vie!

Mon oncle m'avait aussi offert un album

d'airs lyriques et, pendant longtemps, à causede cet album, j'ai eu peur de l'opéra. Pour¬quoi? Sans doute parce que les voix de cesgrands ténors et de ces cantatrices avaientquelque chose d'effrayant pour un enfant demon âge. C'est à soixante ans seulement queje me suis décidé à aborder l'opéra. Lamusique de mon enfance, celle que j'aiécoutée sur ce gramophone, aura décidémentcontribué à former mes goûts pour long¬temps.

Quel enfant étiez-vousfJ'avais des idées saugrenues. Je voulais

voler comme les oiseaux. Alors je grimpaisaux arbres et je me lançais en l'air, pour me

casser bien sûr la figure. Mais je recommen¬çais, persuadé que je finirais par y arriver. Unjour j'ai voulu m'élancer du haut d'un mur detrois mètres, croyant que j'allais m'envolerpour atterrir sur la plage en contrebas. J'étaissur le point de sauter quand mon grand-pèrea bondi pour me cueillir et m'empêcher deme faire mal. Je suis tombé sur lui, lui faisantperdre l'équilibre. Je me suis cassé le poignetet lui, le vieux, s'est fracturé une jambe.Autour de moi, c'était l'affolement. Il n'y enavait que pour mon poignet et personne nes'occupait de mon grand-père. Ulcéré, ils'est mis à refuser toute nourriture, ce qui,ajouté aux séquelles de sa fracture, a fini parbriser sa santé. Il est mort peu après. C'était

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la première fois que je voyais un mort et jen'avais rien compris.

Comment vous est venue la vocationmusicale?

En Grèce, les années 1928 à 1930 ont été

très mouvementées. Les gouvernements sesuccédaient, ce qui ne facilitait pas la vie desfonctionnaires. Mon père était Cretois, donclibéral, donc vénizéliste. Vénizélos n'était passeulement l'idole de mon père, c'était aussiun parent. Quand il est devenu premierministre, mon père a été nommé gouverneuradjoint de l'Epire. C'était une région trèspauvre, où les enfants étaient très sales etallaient pieds nus; j'étais le seul à avoir deschaussures. J'en avais si honte que je les reti¬rais... Puis, Vénizélos est tombé et mon pèrea été muté en Céphalonie, dans un postemoins coté et surtout moins bien rému¬

néré, ce qui fut très pénible.Culturellement, la Céphalonie était tout à

fait différente de l'Epire. L'île n'avait pasconnu l'occupation ottomane. Les influencesvénitienne, puis anglaise, y étaient encore per¬ceptibles jusque dans l'accent de ses habitants.La musique y était plutôt occidentale. C'est làque j'ai entendu pour la première fois unorchestre philharmonique. Celui-ci jouait surla place publique et chaque fois que je passaispar là, j'en restais cloué au sol, paralyséd'admiration. Le chef d'orchestre m'impres¬sionnait beaucoup; quand je demandai à mamère ce qu'il faisait, elle me répondit: «Cethomme souffre». Pour moi aussi, cettemusique était souffrance.

J'étais encore à l'école primaire, quand lemétropolite de Céphalonie, venu inspecterma classe, nous invita, mes camarades et moi,à chanter l'hymne national pour juger de nosvoix. Vingt d'entre nous furent choisis pourchanter des cantiques le Vendredi saint dansune petite église locale. Les airs étaient trèsanciens et très beaux il y en avait deuxdans les modales, et un dans les tonales. Jem'enrôlai dans la chorale de l'église, rien quepour continuer à les entendre. Il y a unedizaine d'années, j'ai repris ces trois can¬tiques dans ma troisième symphonie, en sou¬venir de ces moments pour moi inoubliables.

Après la Céphalonie, nous avons étéenvoyés à Patras, une ville plus cossue etbourgeoise, quoique moins pittoresque.C'est là que j'ai découvert, en achetant deslivres, ce qu'était une partition musicale.Mon père m'a expliqué que c'était ainsiqu'on écrivait la musique et m'a donné mapremière leçon. Dans mon école, il y avaitune très bonne chorale, dirigée par un pro

fesseur qui était lui-même violoniste.Nous chantions tous les matins une prièrede Haydn; celle-ci comportait un solo quej'interprétais avec un succès certain,puisque le professeur invitait régulière¬ment des gens à venir l'écouter. Un jour, ilm'a proposé un violon, que j'ai acheté.Puis je suis entré au conservatoire dePatras, mais le professeur de violon mefrappait pour la moindre fausse note. J'aifini par le quitter pour continuer à tra¬vailler seul. C'est ainsi que vers l'âge de

faire de grands progrès en musique. Dans lamaison d'en face, il y avait une belle fille auxyeux verts dont j'étais éperdument amou¬reux. Reclus dans ma chambre, en regardantcette fille qui ne me voyait pas, j'ai composéau violon un grand nombre de chansons. Jeles apprenais à ma mère, qui avait une bellevoix et chantait bien. Le soir, après le repas,quand mon père s'enquérait de notrejournée, nous lui chantions nos chansons. Ils'y est mis aussi et, plus tard, mon frère s'estjoint à nous, complétant notre quatuor que

Page de droite,

le célèbre slrtakl de Zorba

le Grec (1964),

film réalisé par Michael

Cacoyannis d'après un

roman de Nikos

Kazantzakls, sur une

musique de Mikis

Theodorakis (cl-contre).

douze ans environ j'ai écrit mes premièreschansons, sur des poèmes classiques tirés demes manuels scolaires. Ce sont de belles

mélodies, peut-être même les plus belles quej'ai écrites. Il y en a à peu près soixante-dix,que j'ai l'intention de publier. Je les dédieraiaux enfants des écoles, puisqu'elles sontl'd'un écolier.

Nous avons quitté Patras pour une villeplus méridionale, et plus pauvre. C'était l'étéet, l'après-midi, tout le monde se promenaitsur la place publique. J'étais déjà très grand,très mince, et ma silhouette dégingandée atti¬rait les regards, souvent narquois. J'ai fini parm'enfermer chez moi, ce qui m'a permis de

j'accompagnais, tout en chantant, à la guitareou au violon. Mon père a commencé àconvier ses amis, les préfets, sous-préfets ettout une petite société de fonctionnaires, àvenir nous écouter. Cela devenait presque unmétier: tous les soirs, je devais préparer unconcert pour les invités de mon père.

L'année suivante, nous avons encore

changé de ville. J'étais de plus en plus soli¬taire, je lisais beaucoup: mon père possédaitune grande bibliothèque de plus de 1 600volumes, qui nous suivait dans tous nosdéménagements.

Plus tard, à Tripolis, je me suis mis àl'étude du piano et de l'harmonie. Nous

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n'avions pas les moyens d'acheter un pianoet il n'y avait que trois instruments danstoute la ville. Je faisais mes gammes sur lepiano d'un riche Américain, qui m'autorisaità venir étudier chez lui le dimanche matin, àl'heure de la messe. Mais dès qu'il revenait, jedevais quitter le piano. Pour la première fois,j'éprouvai un sentiment de haine pour cesriches qui pouvaient posséder un piano dontils n'avaient pas l'usage, alors que moi, quien avais réellement besoin, j'en étais privé. Sije suis devenu marxiste, c'est à cause de cepiano, qui incarnait à mes yeux l'injusticesociale. J'ai fini par louer un harmonium, quim'a été d'une grande utilité. Mais toutes cespéripéties m'ont appris à travailler lamusique de mémoire, sans instruments, cequi me permettrait plus tard de continuer àcomposer en exil et en prison.

Où et quand avez-vous décidé de vousconsacrer à la musique?

A Tripolis, dans le Péloponnèse, unerégion pauvre où les gens vivaient dans desconditions très rudes. Beaucoup d'entre euxont émigré aux Etats-Unis ou sont allés cher¬cher fortune à Athènes. J'ai pris la décision dedevenir musicien, alors que j'étais assez douéen mathématiques, j'aimais bien l'abstraction.Mes parents et mon professeur de mathéma¬tiques espéraient me voir choisir un métierbrillant, celui d'architecte par exemple. Moi,je continuais à étudier la musique classique età composer. Je commençais à écrire pour lepiano quand j'ai connu une fille qui en possé¬dait un et jouait Schumann, Beethoven. Nousdonnions des concerts, où nous invitions les

notables de la ville. C'était l'Occupation etnos seules distractions étaient la poésie et laphilosophie. Nous traduisions en grecmoderne les auteurs anciens Aristote,Platon, Homère. Il y avait aussi le cinéma.On ne projetait que des productions alle¬mandes, mais la propagande militaire faisaitplace parfois à de beaux films musicaux. J'aidonc vu des films allemands qui s'achevaientsur le final de la Neuvième symphonie deBeethoven, ce qui me faisait l'effet d'un coupde foudre! J'en étais secoué à en devenirmalade, à en avoir la fièvre. J'ai fini pardéclarer à mon père, à mon professeur demathématiques, que désormais, rien nem'intéressait plus que la musique.

En 1942, mon père est allé voir le chef duconservatoire d'Athènes avec ma musique.Celui-ci a demandé à me rencontrer. Je mesuis présenté chez lui, nous avons discuté, ilm'a écouté jouer du piano et finalement m'aoffert une bourse au conservatoire, où je

devais entrer en 1943. Mais j'anticipe unpeu, car avant cela, j'avais un autre rendez-vous important, avec la résistance et lemarxisme.

C'était la guerre. Nous étions profondé¬ment croyants et nous pratiquions la religionavec ferveur. L'amour du Christ, la charitéchrétienne, le sentimentalisme religieuxrépondaient à un réel besoin face à la vio¬lence qui nous entourait, à la laideur dumonde. L'Evangile, c'était déjà une forme derésistance, mais ce n'était pas assez. Il fallait

à réfléchir. A ma sortie de prison, je suisentré dans la résistance.

On m'a confié la première cellule derésistance à l'école. J'ai dû expliquer mesidées, justifier mes propositions. Il a doncfallu que je lise et que je m'informe sur lemarxisme, cette idéologie avec laquelle nousallions combattre l'ennemi.

Ce changement d'attitude fut-il soudain?Vous n'étiez plus intéressé que par lamusique, et vous voilà résistantpolitique?

hire quelque chose, réagir. Le 25 mars 1942,nous avons organisé, à Tripolis, une manifes¬tation contre les Italiens. Le Front national

de libération, qui s'était constitué à Athènes,nous a dépêché des émissaires pour nousaider. Ce mouvement était d'obédience com¬

muniste. Au cours de la manifestation, nousavons été encerclés par les Italiens. Je me suisbagarré et il paraît que j'ai frappé un officier.Avec d'autres manifestants, j'ai été arrêté,battu et conduit dans une caserne où on nous

a torturés pour nous forcer à révéler l'iden¬tité de nos chefs. Ensuite j'ai été jeté enprison. C'est là que j'ai rencontré les pre¬miers résistants, des communistes. Je faisaisalors partie des jeunesses nationalistes deMetaxás et nous avions horreur du commu¬

nisme. Ce seul mot évoquait pour moi unmonstre affreux. Mais le fait de discuter avec

ces gens, d'apprendre qu'ils avaient été lespremiers à lutter contre l'occupant, m'a forcé

Non, cela n'a pas été soudain. Certes, lamusique m'intéressait toujours, mais nousétions mus par un puissant sentiment patrio¬tique. Nous souffrions beaucoup de l'Occu¬pation. Le pays était partagé entre les Alle¬mands, les Italiens et les Bulgares. On parlaitde tortures, la population était réduite à lafamine. Les Allemands ont encerclé Athènes

pendant quatre mois: il y a eu 300 000 mortsde faim. Ma famille a toujours été très natio¬naliste, il était normal que j'entre dans larésistance.

A cette époque, j'ai donné un concertpublic auquel ont assisté des officiers italiens,surpris de découvrir là un jeune musicien-compositeur. A partir de là, j'ai acquis unesorte de notoriété chez l'occupant; Tripolisétait une petite ville où tout le monde seconnaissait. Le chef de la mission italienne,un colonel redoutable, nous terrorisait parses excès. Un soir, à l'heure de la promenade

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Thíra (Grèce).

quotidienne sur la place, voilà qu'ils'approche de moi, me prend par l'épaule etentonne La donna e mobile ! Les gens nousregardaient, ébahis. Soudain, il changed'humeur, me pousse jusqu'à l'hôpital quiétait réquisitionné pour les soldats italiens, etme fait fouiller. Comme on ne trouvait rien

sur moi, il m'a ordonné de me présenter à sonbureau le lendemain. A mon entrée, il se lèveet me fait un salut militaire et me déclare: «Jesalue le patriote et je déteste le communiste!».Il m'explique alors que les Italiens devaientquitter la ville dès le lendemain et la remettreaux Allemands, lesquels avaient demandéd'entrée une liste de vingt résistants à exé¬cuter. Pour me sauver la vie, il se voyait donccontraint de m'arrêter et de m'envoyer àAthènes! Voilà comment je suis parti pourAthènes. Quelques jours plus tard, ce coloneldevait être tué dans une bataille.

Mussolini était alors en perte de vitesse etnombre d'Italiens s'étaient rangés à noscôtés, nous apportant armes et munitions. Ilsétaient pourchassés par les Allemands, qui

leur avaient infligé des atrocités. A Athènes,où j'avais rejoint l'armée des partisans, j'ai eubeaucoup d'Italiens dans mon unité, jusqu'àla libération.

En 1944, j'ai été arrêté par la Gestapo.Puis, les Allemands sont partis. Il y a eu unbattement, mis à profit par le front patrio¬tique des communistes. Puis sont arrivés lesAnglais, qui ont, un moment, favorisé la for¬mation d'un gouvernement d'unité nationaleavec Papandreou, puis ont très vite poussé àla confrontation avec les communistes.

Pris entre deux feux, Papandreou finitpar démissionner. Là-dessus, nous organi¬sons à Athènes une grande manifestationcontre les Anglais. Soixante-dix manifestantssont tués par la police sur la place de laConstitution. Alors les partisans se soulèventen masse contre les Anglais, venus avec leurscanons, leur gros matériel de guerre, leursnavires... Le parti communiste hésite àengager dans la bataille les combattants expé¬rimentés, qu'il retire d'Athènes. Et c'estnous, les réservistes, qui étions étudiants le

jour, soldats après la classe, qu'on envoie aufeu! Nous avons quand même résisté 33jours. Puis les Anglais ont occupé la Grèce.

Pendant deux ans encore, le parti, restérelativement fort, organise des manifesta¬tions. Puis les communistes se laissent

prendre au piège des provocations et c'est ledébut de la guerre civile. Une nouvelle arméede 70 000 militants, dont 15 000 femmes, estlevée. C'est une véritable armée, bienentraînée et formée, aidée par les pays del'Est, qui surprend les nationalistes par saforce et parvient à s'assurer le contrôle depresque toute la Grèce! C'est alors que lesAméricains débarquent, avec une véritablearmada, réforment l'armée nationale et luidonnent des moyens exceptionnels! Ils pour¬chassent les partisans, procèdent à des arres¬tations massives, déportent des villagesentiers sur des îles désertes... Là-dessus, laYougoslavie ferme ses frontières aux parti¬sans grecs en fuite. Ceux-ci se réfugient enAlbanie, en Tchécoslovaquie, en Bulgarie, enRoumanie et même en URSS.

Je suis arrêté une première fois en 1947.Puis le gouvernement change, et je suisamnistié. Je reviens à Athènes, pour entreraussitôt dans la clandestinité. Arrêté de nou¬

veau, je suis exilé sur l'île d'Icarie, détenu àMacronisos avec d'autres prisonniers poli¬tiques, emmené dans une section militaire ettorturé pendant plusieurs jours avant d'êtretransféré à l'hôpital, puis ramené à Macro¬nisos. A la fin de la guerre, je n'étais plusqu'un fantôme, marchant sur des béquilles.

Vous avez quand même créé durant cettepériode mouvementée?

Mes les plus importantes, je croisque c'est pendant ces années difficiles que jeles ai écrites. Je recopiais par ailleurs les par¬titions des grands compositeurs classiques, etje les étudiais à fond. J'ai analysé de cettefaçon les neuf symphonies de Beethoven. Jepense qu'on n'a rien fait d'aussi completdepuis. Quant à mes compositions, elles ontété confisquées à Macronisos. Mais je lesavais gardées en mémoire et j'ai pu lesreconstituer par la suite.

En 1949, j'ai pu retourner en Crète, dansle village de mon père. Une terrible expé¬rience: tous mes cousins, qui faisaient partiede l'armée nationale, étaient là, comme moi,blessés, qui amputé d'un bras, qui d'unejambe... Nous appartenions à la mêmefamille, nous nous étions déchirés, et finale¬ment, nous étions tous perdants. Ce fut uneleçon que je n'oublierais pas. Elle marquait,si vous voulez, la fin de mon enfance. L~)

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Editorial

*

LIA quête d'universel n'a pas commencé avec les philosophes de l'Europe

des Lumières. Elle a sans doute commencé avec les sages, les prophètes, les

mystiques, qui, en cherchant un principe divin unique, ont libéré le sacré de ses

frontières locales, de ses ancrages tribaux, ou nationaux, pour en offrir l'accès

aux hommes de partout. Ils instituaient ainsi un lien virtuel entre chaque

conscience individuelle et l'humanité dans son ensemble.

Les philosophes des Lumières, eux, ont donné un autre sens à cette quête,

ils l'ont désacralisée. Ils ont affranchi le principe d'universalité de son rapport

au divin pour le situer dans la nature même de l'homme, dans le titre

d'appartenance de chaque être singulier à l'espèce. Ce qui fonde l'universel,

pour eux, ce n'est pas l'appartenance à telle religion ou telle communauté,

c'est l'appartenance à l'humanité. Cela semble, aujourd'hui, une évidence.

C'est en fait une nouveauté historique radicale.

Jusqu'où l'Europe elle-même aura-t-elle, au cours des derniers siècles, servi

la figure de cet Homme universel? Dans quelle mesure l'aura-t-elle trahie,

notamment à travers l'esclavage et le colonialisme? Depuis que toutes les

autres sociétés, sous l'influence de l'Europe, sont à leur tour confrontées à

cette figure, comment, et à quel prix, peuvent-elles l'intégrer à leurs propres

espaces psychiques et culturels?

Telles sont quelques-unes des questions soulevées dans ce numéro, à

partir d'un colloque international d'une grande intensité intellectuelle organisé

les 21 et 22 novembre 1991 à Strasbourg par le Parlement européen sur le

thème «L'Universel et l'Europe». Les auteurs des textes que nous publions ont

tous participé à ce colloque, mais ils ne furent pas les seuls. Si nous avons

choisi de ne donner, dans nos pages, la parole qu'à eux, ce n'est certes pas

parce que l'apport des autres avait un moindre intérêt, mais parce qu'il nous

fallait faire un choix. Dans ce cadre, il nous a semblé que leurs contributions

éclairaient le mieux l'ampleur et la diversité de ce thème essentiel.

Bahgat Elnadi et Adel Rifaat

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10

Tête de Janus

bifrontal, stèle

votive étrusque

en terre? cuite

(Rome, 1" siècle

av. J.-C).

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Le double visage de l'Europepar Enrique Barón Crespo

Par son impérialisme,

l'Europe a mis à mal, dans

l'esprit de nombreux

peuples, les valeurs

universelles qu'elle a

proclamées. C'est

pourtant sur cet héritage

qu'il faut bâtir à neuf.

POURQUOI l'universel? Mais parce quel'avenir de la condition humaine sur

notre planète engage indiscutablement laresponsabilité de chacun au jour le jour, par¬tout dans le monde. Et parce que les boulever¬sements de ces dernières années suscitent fré¬

quemment des réactions qui nous amènent ànous interroger sur notre rapport à l'universel.Que voyons-nous autour de nous? Le repli sursoi, la résurgence de particularismes belliqueux,de nationalismes exacerbés, d'intégrismes com¬munautaires. Nous assistons aussi à une crise

d'identité collective doublée, parfois, d'unevéritable désintégration des liens sociaux.

Malgré cela, et peut-être aussi à cause decela, ces mouvements identitaires s'inscriventdans une marche irrésistible vers la mondialisa¬

tion. Nos sociétés sont toutes soumises au

même régime d'accumulation de richesses,d'échange de biens et de marchandises. Toutes,ou du moins celles qui sont libres, partagentsouvent les mêmes informations et, pour lemeilleur ou pour le pire, la même mythologietélévisuelle, les mêmes jeux, les mêmes tragé¬dies, voire les mêmes espérances. Restons tou¬tefois prudents: cette tendance à la mondialisa¬tion n'est égalitaire qu'en apparence, puisqu'ellereproduit aussi, à l'échelle planétaire, inégalités,déséquilibres et tensions. Il n'est pour s'enconvaincre que de voir l'état actuel des relationsNord-Sud.

Mais de cette réalité contradictoire, faite à la

fois de convergences et de divergences, surgitune configuration historique nouvelle et tout àfait originale: nous entrons peut-être dans l'èrede la mondialité immédiate. L'universalité

devient réalité, de façon naturelle et en fonctiondu génie propre de chacun. A cette polyphoniemultiple et singulière à la fois, on ne peutadhérer sans en accepter toute la diversité.L'homme du commun ne s'interroge plus seu¬lement sur la place qu'il occupe au sein de safamille, dans sa ville, sa région ou son pays,mais aussi sur le rôle qui lui incombe dans ledevenir de notre planète, et sur ce qu'il doitfaire pour remédier aux méfaits du progrès, dela pollution et de la technologie.

Le mot d'universalité revêt, pour la sociétécomme pour les individus, des sens différents, 11

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chargés de multiples connotations historiques,culturelles ou religieuses. On aurait tort d'enprivilégier une acception particulière, et dechercher à l'imposer à tous. L'anthropologie etl'ethnologie modernes nous ont apprisqu'aucune civilisation n'est supérieure auxautres, qu'il n'y a pas d'intelligence évoluée ouprimitive, mais seulement des représentationscollectives et imaginaires qu'on doit juger surleurs critères propres. Mais gardons-nous ausside tout relativiser. Dans la diversité et le bras¬

sage des cultures, certaines valeurs demeurentintangibles, et nous devons pouvoir lesconserver et les faire respecter, non pas qu'ellesservent nos intérêts particuliers, mais parce qu'àtravers chacun de nous, elles touchent l'huma¬nité entière.

Ne sommes-nous pas entrés dans unepériode historico-culturelle où il devient pos¬sible d'obtenir une adhésion universelle à cer¬

taines valeurs essentielles? Partout se manifeste,

dans les rapports sociaux, une double exigencede liberté et de dignité humaines, exigence pri¬mordiale dont découle toute la problématique

Totem (1991),

technique mixte sur batik

du peintre Slovène

Anièce J. Novak.

Inspirée des peintures sur

sable des Indiens Navajo

d'Amérique du Nord, cette

auvre se veut «vision d'un

monde unique dont chaque

élément s'intègre

harmonieusement dans un

tout, nous reliant à

l'universel».

des droits de l'homme. Après avoir contribué àmettre à bas plus d'un empire monolithique,elle invite aujourd'hui ceux qui défendent légiti¬mement l'égalité des chances et des conditionsde vie à réfléchir sur la manière de réaliser l'adé¬

quation du vivre bien et du vivre libre. Cetteéquation est en passe de devenir une valeur fon¬datrice et, une fois résolue, universelle.

Comme Janus, l'Europe a un double visage,une double identité oscillant entre le bien et le

mal. L'Europe, comme l'a dit Braudel, estl'enfer et le paradis. Le 19e et le 20e siècle nous yont offert le spectacle de la modernisation et duprogrès, mais aussi des guerres, des révolutions,des colonisations et des totalitarismes. Para¬

doxalement, c'est à travers cette dualité quel'Europe s'est imposée au monde depuis le 16esiècle. Son plus grand péché aura peut-être étéde façonner ce monde à son image et à sa res¬semblance. Et celui-ci, en règle générale, l'apayée de retour en assimilant ses idéaux huma¬nitaires, mais en rejetant ses tendances hégémo¬niques. C'est une leçon que nous ne devonsjamais oublier. Q

, / x : i . H Ç

12

Enrique Barón Crespo,

d'Espagne, ancienministre des transportsdans son pays, était leprésident du Parlement

européen lors du

colloque VUniversel et

l'Europe à Strasbourg(1991). Il a publié Lerapt d'Europe (Bernard

Coutaz, 1990). v,<:

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L'impératif moralpar Karl Otto Apel

L'universalisme,

forme déguisée de

l'eurocentrisme?

Loin d'être antinomiques, comme

l'estiment certains penseurs

contemporains, une éthique

universelle et le droit à la

différence sont complémentaires.

La première est même la garante

du second.

LA philosophie universaliste européenneje pense surtout à la morale et à la phi¬

losophie du droit s'est constammentrévélée, dans sa finalité économico-politique,comme étant l'expression idéologique d'unpouvoir eurocentriste. C'est, en tout cas, ainsiqu'elle apparaît, aujourd'hui encore, aux yeuxdes peuples du tiers monde, qui ne peuvent,dans ce cadre exprimer leurs aspirations demanière appropriée. Exclus du discours sureux-mêmes, étrangers à l'universalité des Euro¬péens qui se confond pour eux avec le colonia¬lisme, ils ne peuvent, par exemple, participeraux délibérations de la Banque mondiale ou auxgrands sommets internationaux pour ydéfendre adéquatement leurs intérêts.

Leurs élites, même quand elles jouissentd'une audience mondiale, sont néanmoins pri¬sonnières du moins sur le plan économique

de la perspective imposée par les intérêts despays riches. Or, dans cette perspective, on tendà conférer une valeur a priori universelle auxprémisses et aux conditions qui président auxdécisions des grands arbitres de la vie écono¬mique internationale (Banque mondiale, Fonds 13

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/Wu/r/-/m3ge(1991)

due à l'artiste indien

Naresh Singh, qui a voulu

exprimer, dans ce portrait de

femme au regard insondable,

«le calme millénaire des

civilisations antiques».

14

monétaire international), y compris celles tou¬chant à l'allégement ou à l'annulation de ladette des pays du tiers monde.

Même si l'on estime que les inégalités d'uneéconomie de marché issue du capitalismeconstituent un acquis irréversible de l'histoireculturelle de l'humanité, ce que je refuse per¬sonnellement d'accepter, il ne s'ensuit nulle¬ment que les données socio-politiques quisous-tendent les rapports de force économiquesentre pays riches et pauvres constituent unefatalité de la nature.

En revanche, nul ne contestera que ce sontles pays riches d'Europe et d'Amérique du

Nord, auxquels il faut adjoindre le Japon, quisont les principaux responsables de la crise éco¬logique mondiale actuelle, directement par leurgaspillage incontrôlé d'énergie et leurs émis¬sions de matières toxiques, et indirectementpour ce qui est du déboisement des forêts tro¬picales par les agriculteurs du tiers monde. Or,aujourd'hui que la menace d'un conflitnucléaire semble à peu près écartée, la crise éco¬logique planétaire constitue le meilleur argu¬ment en faveur d'une morale contraignanteayant valeur universelle.

Cela dit, je voudrais avancer un argumentqui me paraît confirmer le lien entre la tradition

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Vous voulez analyser notre culture en ses éléments premiers? Eh bien, ils ressortent clairement et distinctement comme suit: 1) le legs

artistique de l'Egypte ancienne; 2) le legs arabo-musulman; 3) notre acquis récent et quotidien des meilleurs produits de l'Europe. Voilà

les éléments pluraux et contrastés oh tellement! qui se rencontrent en Egypte, se tempérant les uns les autres, ou mutuellement

se raffinant, ou même se combattant l'un l'autre, là où il faut absolument combattre des séquelles incompatibles avec l'âme égyp¬

tienne. Et de tout cela se compose le juste et brillant mélange que les pères ont légué aux enfants, et que les éducateurs transmettent

aux éduqués.

Je sais bien que beaucoup des plus cultivés parmi les Européens refusent les cultures nationales, les récusent et aspirent à une cul¬

ture de l'homme universel. Cela je le sais. Mais je sais aussi que c'est contraire à la nature des choses. Il y a dans la culture un élément

commun, qui tient à sa nature même, et se distribue indivisément parmi tous les hommes. C'est ce qu'on peut constater en beaucoup de

domaines scientifiques. Mais la nature de la vie humaine a donné aux hommes la possibilité de spécifier le général et d'y imprimer leur

empreinte, tout comme celle de généraliser le spécifique et d'y associer toute nation. La science n'a pas de patrie, bien que, Rétablis¬

sant dans un certain pays, elle ne puisse que recevoir les influences d'un climat, et d'un milieu, si elle veut toucher l'âme des habitants.

Au contraire, l'art est personnel, et ne reçoit d'influence que du créateur qui le façonne à sa forme et à son propre naturel. Il est

vrai qu'il ne pourrait venir au jour s'il ne tenait son existence même de cette valeur indéfinissable qui le met en continuité avec tous les

hommes, et lui rend proches leurs âmes. Voyez cette statue égyptienne, véritablement nationale, et qui procède d'un naturel, d'un goût

égyptiens. Elle n'émergerait pas à la lumière du soleil faute d'arracher l'admiration de tous les gens de culture, et de toucher toutes les

âmes. Et cet air de musique allemande ou française, de Wagner exprimant l'Allemagne ou de Berlioz exprimant la France, ne pourrait

être à défaut de faire battre le c@ur de tous les hommes cultivés et de toucher le goût de tous.

Une culture n'est donc ni purement nationale ni purement universelle. Elle est nationale-universelle tout ensemble, et tout aussi

bien individuelle. Car comment effacer Beethoven de sa musique ou Racine de sa poésie? _ . ..Taha Hussein

écrivain égyptien [Au-delà du Nil, Gallimard-Unesco, Paris 1977)

spirituelle de l'Europe et ses prétentions à l'uni¬versalité. C'est une évidence historique quedepuis les débuts de la conquête du monde parl'Europe, les critique répétées qui n'ont cessé decondamner les manifestations tragiques de cetimpérialisme, telles que l'extermination desIndiens ou la traite des Noirs, procédaient elles-mêmes de la pensée universaliste des philo¬sophes européens. Cela vaut également pour lathéologie et la philosophie latino-américainesdites de libération, et aussi pour la «théorie dela dépendance». C'est au point qu'on imaginemal une philosophie à prétentions universalistes

dans le domaine de la morale et de la philo¬sophie du droit qui puisse obtenir leconsensus de tous les habitants de la Terre en

partant d'autres prémisses que celles de la tradi¬tion de la pensée européenne. Voilà qui sembleconfirmer la vocation universaliste de l'Europe,même si c'est provisoirement sous la forme devpieux.

Pour ou contre

une morale universelle

C'est un fait remarquable et irritant à la foisque tous les noms qui comptent aujourd'huidans le domaine de la pensée contestent d'idée

d'une morale universelle, parce qu'ils la jugentinutile, superflue ou même impossible. Que lanotion de morale universelle soit indésirable,

telle est la thèse des philosophes dits «postmo¬dernes», Jean-François Lyotard et le regrettéMichel Foucault. Ils redoutent en effet quel'universalisme n'étouffe le foisonnement des

différences individuelles entre les formes de vie.

Les «néopragmatistes» américains commeRichard Rorty et les «néo-aristotéliciens» bri¬tanniques comme Alastair Maclntyre vontencore plus loin, puisqu'ils ne croient mêmepas qu'une morale à valeur universelle soit pos¬sible, étant donné que toute morale repose,selon Rorty, sur une «base consensuelle contin¬gente» à une tradition culturelle bien précise.Enfin, en Allemagne, le courant conservateur,néo-aristotélicien représenté par des auteurscomme H. Lübbe et Otto Marquard estimequ'une morale universelle transcendant les par¬ticularismes est non seulement impossible maisindésirable: à leurs yeux, la volonté de mesurerles «valeurs d'usage» qui s'attachent auxconventions et aux institutions de chaque tradi¬tion culturelle serait plus nuisible que profitable.

Remarque: si tous ces critiques avaientraison et si l'on adoptait leur point de vue, cela 15

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16

confirmerait implicitement la critique des intel¬lectuels du tiers monde qui ne voient dansl'universalisme qu'un des masques de l'impéria¬lisme eurocentriste. Ainsi, la mission universa¬

liste de l'Europe suscite-t-elle des réactionsd'hostilité, à l'intérieur comme à l'extérieur. Or

ces critiques tendent au fond à nier toute possi¬bilité de parvenir à une macroéthique du droituniversel reconnue de tous la Déclaration

des droits de l'homme, par exemple ou à uneapproche concertée en vue de résoudre lesgrands problèmes de l'humanité comme la criseécologique mondiale.

Commentant son grand ouvrage laisséinachevé, Histoire de la sexualité, Michel Fou¬

cault déplore que la morale grecque classique du«souci de soi», qui vise au plein épanouissementde chaque individu par un style de vie per¬sonnel, ait été supplantée par la morale stoïco-chrétienne formulée par Kant «d'une loi univer¬selle s'imposant de la même façon à tout hommeraisonnable». Et il va même jusqu'à refuser ences termes l'idée d'une morale universelle: «La

recherche d'une forme morale qui serait accep¬table par tout le monde en ce sens que tousdevraient s'y soumettre me paraît catastro¬phique». Il est vrai que peu après, quand on luidemande si les droits de l'homme ont une valeur

universelle, le militant progressiste qu'est aussil'intellectuel Foucault est bien obligé derépondre par l'affirmative. Contradictioninterne qui me paraît résulter de l'incompatibi¬lité entre le discours critique du pouvoir chezFoucault et sa conviction post-nietzschéenneque tout discours, y compris le sien, n'est riend'autre qu'un acte de pouvoir, l'expressiond'une volonté de puissance.

L'ÉTHIQUE DU CONSENSUS

De nos jours, la critique de l'eurocentrisme seréfère volontiers aux attaques des postmo¬dernes contre la rationalité, l'universalisme et lathéorie du consensus, et Sào Paulo et Mexico

affirment avec autant d'ardeur que le très pari¬sien Collège international de philosophie ledroit à la pluralité et à la différence face à latyrannie omniprésente de la raison universelle.Mais quel est l'intérêt théorique d'une tellepolarisation?

S'il ne s'agit que de mettre en évidence leslimites de certains types de rationalité tech-nico-instrumentale, stratégique ou systémique-fonctionnelle ou d'établir une distinction

entre des formes de raisonnement axées sur la

théorie, la morale et l'expression esthétique,cette critique de l'homogénéité des expressionsrationnelles ne fait qu'enfoncer des portesouvertes.

Mais quand la critique de la rationalitéconteste, au nom de la «différence» et de la

«pluralité», l'identité et l'unité fondamentalesde la raison, elle va bien au-delà du but et

menace cette incommensurable diversité des

formes de la vie qu'elle voudrait pourtant pro¬téger de l'entreprise réductrice de la penséeeuropéenne. Car s'il est vrai que cette prodi¬gieuse diversité existe et si l'on admet que le butultime de la communication humaine est d'en

prendre conscience, le fait de privilégier exclu¬sivement la «différence» et l'«altérité» fonda¬

mentales ne risque-t-il pas de favoriser descomportements semblables à ceux de ces pre¬miers colons, qui mis en présence de créaturessi différentes d'eux, ont pensé que ce n'étaientpas des hommes et qu'il n'y avait donc aucuninconvénient à les massacrer ou à les trans¬

former en bêtes de somme?

On objectera que ce n'est pas là ce que cher¬chent à démontrer les critiques postmodernesde l'unité de la raison, mais bien plutôt, sansdoute, à faire accepter que les différences essen¬tielles sur les fondements de la morale et des

jugements de valeur ont un caractère irréduc-

Minerve écrivant les droits

de l'homme (1790),

allégorique de

Jean-Baptiste Baron, peintre

d'histoire français.

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tibie, irrationnel. Max Weber disait que l'huma¬nité pratiquait un «polythéisme» moral dont ilfallait bien s'accommoder.

Je pense quant à moi que notre tâcheaujourd'hui n'est nullement d'opposer le parti¬cularisme de la différence et le «souci de soi»

des existences individuelles à des normes à

valeur universelle, mais bien de rechercher une

relation de complémentarité entre une moraleexigeante, universelle, et les valeurs de l'indivi¬dualisme néo-aristotélicien. Cela implique,comme Kant l'avait bien vu, que l'éthique desgrands principes à valeur universelle passeavant les valeurs de l'accomplissement de soi.Cette préséance sert d'ailleurs, en retour, lesaspirations des individus, car depuis le droitromain d'inspiration stoïcienne, les avancéesmorales et juridiques des droits de l'homme onttoujours entraîné des progrès dans le respectdes particularismes des individus. C'est pour nepas l'avoir compris que les postmodernes, qui

opposent les particularismes à l'unité de laraison normative ont, philosophiquement,échoué.

A l'inverse, l'éthique du consensus permetd'établir une communication dans les deux

sens, une conciliation entre les normes univer¬selles de la morale contraignante et les exi¬gences foisonnantes de l'accomplissement desoi dans ses multiples manifestations. Cet exer¬cice de conciliation passe forcément par larecherche d'un consensus rationnel, et non parl'intimidation ou la manipulation, qui fonction¬nent sur le rapport de force.

J'en conclurai pour ma part que, même surle terrain de la morale, la vocation universelle

de l'Europe est à la fois une impossibilité et unbut à atteindre. Quant à savoir si ce but seraatteint et si l'Europe parviendra ce faisant à sedissocier suffisamment d'une idéologie du pou¬voir manifestement eurocentrée, c'est l'avenir et

lui seul qui nous le dira. O

Karl Otto Apel, philosopheallemand, enseigne àl'université de Francfort où il

est professeur éméritedepuis 1990. Spécialisted'herméneutique, il estl'auteur d'une luvre

théorique essentielle,notamment sur la philosophie

du langage et de lacommunication. Les deux

volumes de son grand

ouvrage, Transformation derPhilosophie (1973), ont ététraduits en huit langues.

17

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Pour mettre en pratique

l'universalité, il faut dépasser les

limites du modèle européen.

Une épreuve à laquelle l'Europe

est elle-même confrontée.

Passer à l'acte

Entre deux cultures.

18

par Sami Naïr

Lf UNIVERSALITÉ ne peut plus être une abs¬traction. Désormais, l'unification par

I l'appartenance à une même sphèred'échanges matériels, la domination mondialedes réseaux médiatiques et informatifs, le par¬tage de mythologies planétaires, font que toutdiscours sur l'universel qui ne prendrait pas enconsidération la réalité des cultures d'origineest plus que jamais condamné à échouer.L'affirmation de valeurs de base l'huma¬

nisme, la liberté, l'égalité, la tolérance, le pro¬grès, les droits de l'homme ne donne pas enelle-même un brevet d'universalité. Les sociétés

sont désormais jugées par le monde, et ce qui sepasse chez elles, dans leur propre espace parti¬culier, est mis en parallèle avec le discoursqu'elles tiennent et les valeurs qu'elles préten¬dent incarner.

Si, par exemple, le discours sur l'universalitétenu en Occident apparaît comme extrêmementpositif quant à ses valeurs abstraites, il pâlit sin¬gulièrement dès qu'il est rapporté à la réalité.Hier, la colonisation s'était déployée au nom duprogrès et de la civilisation; aujourd'hui,l'affirmation démocratique, si elle protège leslibertés, s'énonce aussi, en Europe occidentale, àtravers le retour du racisme, de la xénophobie etde la résurgence des particularismes d'exclusion.

En réalité, nous sommes dans une zone de

turbulences provoquées par la révolution struc¬turelle que l'économie mondiale a connue, dansles années 70 et 80. Cette révolution a tout bou¬

leversé: l'échiquier politique mondial, les rap¬ports Nord-Sud et Est-Ouest, et jusqu'au liensocial dans les sociétés démocratiques d'Europeet d'Amérique. Les classes sociales tradition¬nelles changent de nature (c'est particulière¬ment vrai pour les bourgeoisies classiques et lesprolétariats traditionnels), cependant que denouvelles couches émergent, qui ont un rapportdifférent aux choses, à la vie, aux valeurs. L'avè¬

nement des couches moyennes nouvelles àl'échelle planétaire pose des problèmes redou¬tables dans la définition d'un universalisme de

solidarité et de progrès. Car ces couchesmoyennes sont immédiatement confrontéesaux flux migratoires nouveaux (en Europe:montée des populations du Sud, arrivée despopulations de l'Est; en Amérique du Nord:montée de l'Amérique hispanophone) et cecontact réarticule les identités des sociétés

d'accueil et entraîne souvent des réactions de

refus et de rejet. L'universalité concrète seraune vision du monde difficile à conquérir.

Cette prise de conscience va de pair avec

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une réflexion sur la portée et les limites dumodèle socio-politique européen lui-même. Enun mot, si la démocratie et le système écono¬mique qui en est le support apparaissentcomme des réalités incontournables, elles ne

sont pas non plus, loin s'en faut, parfaites. Lesrapports entre pouvoir culturel, pouvoir poli¬tique et pouvoir économique méritent d'êtreinterrogés. Le rôle des médias, si décisif danscertains cas pour favoriser l'émancipation et laliberté, peut se révéler extrêmement dangereuxpar le développement de nouvelles aliénations(rôle en particulier de la télévision) et par lamanipulation des individus. Le problème del'accès démocratique aux médias devientaujourd'hui central et il est clair qu'il condi¬tionne le concept moderne de liberté d'opinion.De la même manière, le concept de démocratiemérite d'être affiné. La démocratie ne peut passe réduire, en cette fin de 20e siècle, à une simpleforme institutionnelle. Il convient de lui fournir

un contenu qui permette réellement le dévelop¬pement de la communication sociale, et par lasuite, la prise en charge par la société elle-mêmede ses problèmes.

Quant à l'Europe, elle est, selon l'expressionutilisée par le président Barón Crespo, «facile

ment descriptible mais difficilement construc¬tible». Elle ne peut se postuler à partir d'uneidentité ethnique, confessionnelle ou mêmeétroitement culturelle. En réalité, l'Europe est àla fois une idée celle d'un dialogue et del'universalité humaniste et un combat contre

les tendances qui en son sein même, veulentpervertir cette idée. Vue de l'extérieur, l'Europedoit incarner ces deux moments à la fois; c'est

pour elle aujourd'hui la seule manière des'affirmer comme puissance attractive.

L'universalité européenne ne passe plus parle pouvoir des armes, ni même par la puissancede conviction des mots. Elle est justiciabled'une épreuve autrement difficile: celle del'image que la société européenne saura donnerd'elle-même, quotidiennement. L'Europe nefascine plus et c'est tant mieux. Elle serajugée sur ses actes, et c'est nécessaire. Elle n'estplus propriétaire de l'universalité, mais l'Uni¬versel lui sera reconnu comme socle de son

identité à condition, et seulement à condition,

qu'elle s'en donne les moyens démocratiques.Qu'elle élargisse la démocratie à toutes lespopulations qui la constituent. Et qu'elle sou¬tienne son eclosión et son affermissement par¬tout ailleurs dans le monde. O

Opéra cosmique (1991),

composition de l'artiste

française Hélène Mugot.

Sami Na'ir, philosophefrançais et professeur desciences politiques àl'université de Paris-VIII, est

l'auteur de plusieurs

ouvrages, dont Machiavel et

Marx (PUF, 1984), Le Caire,

la Victorieuse (Denoël,1986), Le regard des

vainqueurs (Grasset, 1992).19

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Pour se rejoindre, le Nord et le

Sud ont encore du chemin à faire.

Le premier en cessant de croire

qu'il a le monopole de l'universel,

l'autre en intégrant l'universel à

ses valeurs spécifiques.

L'Egalité et la Liberté,

allégorie révolutionnaire,

gravure française

du 18e siècle.

Page de droite,

Salut métaphorique à

l'Europe de 1992, toile du

peintre français Marc Pio

Maximilien Salvelli.

Les multiplesde l'Homme

par Mahmoud Hussein

20

Avec les Lumières, c'est une nouvelle

. conception de l'homme qui gagne lesV esprits; celle d'un homme qui partage

avec tous les hommes quelques traits fonda¬mentaux le besoin d'autonomie individuelle

et de liberté, l'aptitude à réfléchir par soi-mêmeen faisant appel à la raison, l'aspiration au pro¬grès. D'un homme qui, au-delà de toutes lesdifférences de races, de nationalités, de régionset de classes, reconnaît appartenir à l'humanité.D'un homme universel.

Cette conception, proprement moderne,d'un homme pensé en dehors de toute apparte¬nance religieuse ou communautaire a été histo¬riquement élaborée par l'Occident à partir de laRenaissance, jusqu'à sa finalisation avec le siècledes Lumières. Mais elle a été, depuis, trahie parce même Occident.

Une fois ébranlées, ou renversées, les struc¬tures de l'absolutisme et de la féodalité en

Europe, les principes de l'humanisme, jusque-làmartelés dans leur pureté de diamant, allaientêtre peu à peu bousculés par les impératifs d'uncapitalisme financier et industriel auquel laRévolution venait d'ouvrir de formidables pers¬pectives. A partir de quoi allait naître un projetde domination mondiale, dopée par les fou¬droyants progrès de l'industrialisation. Ce quel'Europe exportera alors dans les autres sociétés,ce n'est pas le message intégral d'un Hommeuniversel, mais un ensemble partiel de traits uni¬versels, sélectionnés en fonction des exigencesde la colonisation dans ces sociétés. De grandsesprits européens s'efforceront, de génération engénération, de résister à cette trahison desvaleurs de 1789. Ils sauveront l'honneur, mais

ne changeront pas le cours de l'histoire.A l'heure qu'il est, l'affrontement entre les

idées universalistes et les tentations hégémo¬niques se poursuit toujours. Les milieux poli¬tiques et économiques dominants se préoccu¬pent d'abord de perpétuer les positions de forceet les sources d'enrichissement qu'ils détiennentdans ce qui fut le tiers monde. Les profits à tirerdu système d'échanges inégalitaires, lesbénéfices exceptionnels que procure la vented'armes, les moyens de pression qu'offrel'endettement des plus démunis sont autantd'arguments suffisants, aux yeux des diverses

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puissances étatiques ou privées, pour faire pré¬valoir leurs intérêts particuliers sur de vaguesvelléités de solidarité planétaire.

Ces intérêts sont d'ailleurs défendus avec

d'autant plus d'âpreté que leur avenir paraîtmoins assuré, du fait de l'instabilité générale ducontexte économique mondial, ainsi que desfrustrations et des contestations nouvelles qu'ilssuscitent partout. Dans certains cas extrêmes,leurs défenseurs s'autorisent d'idéologies agres¬sives en invoquant de prétendues supériori¬tés nationales, culturelles, voire raciales.

Dans les pays du Sud où commence à seposer l'alternative intégrisme-démocratie, cescomportements sont pain bénit pour l'inté¬grisme. Face à un Occident dont la puissanceest si manifestement aimantée par le souci deses propres privilèges, ceux qui se réclament desprincipes universels de liberté et d'égalitéhumaines, jadis énoncés par lui, se retrouventsur la défensive vis-à-vis de ceux qui entendentdisqualifier toute prétention universaliste enmontrant qu'elle recouvre, à l'échelle dumonde, le règne de l'arbitraire et de l'inégalité. 21

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Nord-Sud.

22

L'intégrisme prend prétexte de l'égocentrismedes riches pour réhabiliter l'égocentrisme despauvres, et proclamer le nécessaire retour auquant-à-soi communautaire.

Quelques grands intellectuels, quelqueshommes d'Etat aussi, en Occident, s'efforcentd'entendre aujourd'hui ces vérités qui montentdu Sud, et de penser une stratégie qui aille au-devant de l'espoir universel de liberté annoncépar l'émergence généralisée de l'individu. Mais

les enjeux d'un tel changement sont trop consi¬dérables pour être assumés par des intelligenceséparses; il implique un ébranlement général desesprits, une transformation de la nature mêmedu lien entre le Nord et le Sud.

Un immense privilège moral

Au-delà des égoïsmes des grandes puissances etdes calculs de créanciers internationaux,

l'hypothèse d'une telle transformation heurte

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La science indivise

On a voulu attribuer à la culture européenne une vocation universelle. Ceci, quant à son essence, la distinguerait de toutes les autres.

Son essence est en même temps définie comme activité créatrice supérieure dans son dynamisme. Son expansion est considérée

comme la conséquence naturelle de cette supériorité. Et, en effet, la culture européenne semble encore se répandre à travers le monde

entier, alors que les autres cultures demeurent purement locales, et défendent difficilement leur terrain.

Universalité et supériorité, voilà des conclusions réconfortantes pour les Européens. Il y a là, cependant, un sophisme. Que la civili¬

sation de l'Europe ait réalisé l'entité d'un monde moderne unifié par l'aile profilée de l'avion et de l'onde radio, c'est un fait historique.

Toutefois, c'est l'nuvre non pas des juristes, des théologiens, des politiques ou des écrivains, mais celle des ingénieurs et des savants.

Ce que l'on doit se demander, par conséquent, c'est quelles parties de la civilisation mondiale «européenne» sont véritablement univer¬

selles, et quelles sont celles qui ont une importance purement locale. Dès que la question est clairement posée, la réponse est évi¬

dente. Les véritables facteurs universels sont la science moderne et la technique moderne, avec les philosophies qui les ont rendues

possibles.

(...)

D'ailleurs, affirmer que la science, pure ou appliquée, fut entièrement formée par la Renaissance européenne est une erreur; il y eut

de longs siècles de préparation durant lesquels on a vu l'Europe assimiler l'enseignement arabe, la pensée indienne et la technologie

chinoise. Les hypothèses physico-mathématiques de Galilée peuvent difficilement être représentées sans l'aide de la notation numé¬

rique indienne. L'arsenal, dans lequel il plaça la scène d'un de ses Dialogues qui ont changé le monde, n'aurait guère pu fonctionner

sans la maîtrise d'une technique typiquement chinoise, celle de la fonderie. De même, les premières phases de la science en Europe

n'ont été ni aussi laborieuses, ni aussi difficultueuses qu'on a voulu le prétendre; au contraire, il y a eu des périodes où l'on pouvait

faire de grandes découvertes à chaque coup de scalpel, dès que la technique primordiale de la découverte eut été mise à jour. Il est

donc impossible et même absurde, pour des Européens, de penser que la science est leur propriété privée. Ce n'est pas quelque chose

qu'ils puissent protéger par un brevet éternel. La science a toujours appartenu à la communauté mondiale.

Joseph Needhamhistorien britannique (la tradition scientifique chinoise, Editions Hermann, Paris 1974)

une donnée fondamentale de la conscience

occidentale. Elle suppose un sacrifice dont lesconséquences psychiques sont incalculables.Elle implique que l'Occident se résigne à laperte de l'immense privilège moral dont il aurajoui au cours du dernier demi-millénaire, celuid'être le promoteur de l'histoire universelle.

Tout au long de cette période, scandée par laRenaissance, les grandes inventions, les voyagesintercontinentaux, la Réforme, les Lumières, larévolution industrielle, et finalement la coloni¬

sation, la société européenne a progressivementamené toutes les autres à s'accorder à son

propre rythme vital, à ajuster leurs modes depenser, d'agir, de produire, aux exigences dusien, à se mettre à son école jusques et y com¬pris pour combattre son pouvoir. L'Occidents'est alors cru fondé à mesurer au battement de

son propre pouls la pulsation du monde, àaffecter d'une validité immédiatement uni¬

verselle le progrès de ses idées et de ses décou¬vertes, voire l'évolution de ses expériences spi¬rituelles, morales et esthétiques.

Et voilà que désormais il est menacé deperdre le pouvoir de parler pour les autres et decréer au nom de tous. La greffe individuelle,

qu'il aura partout transplantée, commence àprendre dans les terreaux culturels les plusdivers; elle donne naissance à des projets démo¬cratiques modernes, enracinés dans des désirs,des peurs et des rêves, différents du sien, à tra¬vers lesquels des dizaines de sociétés en pleinemutation vont tenter de s'affirmer, de se distin¬

guer, de laisser leurs marques propres surl'avenir.

L'Occident est ainsi sommé de s'adapter àune modernité qui empruntera de plus en plusdes voies imprévues, dont les ressorts intimes,les mécanismes secrets tendront à lui échapperparce qu'ils se réclameront d'autres mémoires,qu'ils souscriront à d'autres fidélités que lessiennes. Forcé d'intégrer des références men¬tales, des figures intellectuelles qui ne lui doi¬vent rien, auxquelles des citoyens venusd'ailleurs insuffleront une communicabilité et

une pertinence universelles, il devra penser à unavenir qu'il n'est plus seul à désirer ou àconduire, à redevenir une composante parmid'autres de la communauté humaine.

Déjà il sait que si son règne historique per¬dure, il n'est plus absolu; que s'il a inventé laformule de l'individu moderne, il n'en est plus

Mahmoud Hussein est le

pseudonyme commun deBahgat Elnadi et Adel Rifaat,respectivement directeur etrédacteur en chef du Courrier

de I'Unesco. Politologues nésen Egypte, ils poursuivent en

France, depuis vingt-cinq ans,une réflexion commune sur

les problèmes du monde

arabe et, plus généralement,sur les sociétés du Sud.

Dernier ouvrage paru: Versantsud de la liberté: essai sur

l'émergence de l'individudans le tiers monde (La

Découverte, 1989).23

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Projet (1938)

peinture à la colle de

Paul Klee.

l'unique possesseur, et que d'autres figures pos¬sibles se dessinent d'un Homme multiplié. Maisil est encore, à l'heure actuelle, incapable de s'yrésoudre, d'en accepter le prix; l'abandon de larente de situation historique qui lui a permisd'identifier, pendant si longtemps, la promo¬tion de ses repères culturels spécifiques au pro¬grès général de la civilisation, et l'avancementde ses intérêts particuliers au bonheur del'humanité.

DU SPÉCIFIQUE À L'UNIVERSEL

En ces derniers jours d'un millénaire qui auravu les peuples du monde, sortis les uns après lesautres de leurs solitudes tribales, nationales ou

régionales, et peu à peu happés dans le tour¬billon d'une même histoire, pressentir l'unicitéde leur destin, il devient clair que ce destin nesera démocratique qu'à une double condition.Que les peuples d'Occident, d'une part, et ceuxdu Sud, de l'autre, apprennent à articuler diffé¬remment les valeurs qui les spécifient auxvaleurs qui les unissent. Que les premiers ces¬sent de penser que l'universel est une catégorieexclusivement occidentale et que les secondscommencent à intégrer à leurs valeurs spé¬cifiques la dimension moderne de l'universel.

En s'habituant à l'idée qu'ayant inventél'Homme, il possédait par essence le génie del'universel, l'Occident a tout à la fois surévalué

son génie et déprécié son invention. Il a oublié

que d'autres cultures, d'autres civilisations queles siennes, ont passionnément tendu, notam¬ment par la religion et l'art, vers des valeurs quitranscendent leur espace et leur temps pourembrasser mystérieusement la condition detous les hommes; qu'elles ont contribué, dansles domaines métaphysique, éthique, esthétiqueou rationnel, à l'expression plus ou moinsachevée de figures de l'universel; et que lapensée de l'Occident s'est elle-même nourrie detous leurs apports avant de produire, à sontour, cette nouvelle figure qu'est l'Hommemoderne.

C'est précisément parce qu'il se situe en avalde tant d'autres cheminements, qu'il prolonged'autres élans, qu'il achève d'autres parcoursébauchés avant lui et à chaque fois interrompuspar les caprices de l'Histoire, que cet Homme aaujourd'hui vocation à unir tous les hommes.Parce qu'il répond à la virtualité inscrite enchacun d'eux et jusqu'à lui prisonnière de leursmultiples appartenances collectives. Parce que,sans détruire aucune de ces appartenances, ilpeut enfin rayonner dans toutes.

C'est donc trahir l'apport essentiel del'Occident à l'humanité que de concevoirl'Homme moderne comme une figure occiden¬tale, et de penser que pour l'assumer les autresdoivent s'occidentaliser, c'est-à-dire aliéner

leurs propres identités. Cette conception asous-tendu la colonisation et a, tout à la fois,

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corrompu la conscience du colonisateur et tor¬turé celle du colonisé. Il est devenu possible,aujourd'hui, de dépasser ce double malentendu.

Le timide bourgeonnement

des libertés

Il ne s'agit pas pour l'Occident d'exporter chezles autres une valeur qui, par essence, lui seraitpropre et leur serait étrangère mais d'aiderles autres à assumer librement, selon des voies

qui leur sont spécifiques, une valeur nécessaireà tous. Après l'avoir formulée avant eux etlongtemps monopolisée à son seul service, ils'agit désormais que l'Occident se mette lui-même à son service. Qu'il protège partout lebourgeonnement de libertés encore tremblantesqui, pour prendre racine dans les substrats cul¬turels et politiques les plus divers, ont besoind'assimiler la sève universelle des droits de

l'homme.

Jusqu'ici, les peuples du Sud n'ont pu, pourtenter de sauvegarder leurs personnalités,qu'opposer globalement leurs identités à cellesdes autres en rejetant pêle-mêle tout ce qu'ilspercevaient comme une spécificité occidentale.Ils ont certes accepté, comme figures néces-

Ntshak,

tissu kouba

(Zaïre),

orné de motifs

divinatoires.

saires de l'universel, la science et la technologiemodernes, mais en pensant qu'elles pourraientse superposer sans heurts à leurs identitésinchangées. Ils commencent désormais à voirque la figure de l'Homme constitue le principemoteur de l'universalisme moderne, et qu'illeur faut aborder cette exigence, en acceptantpour cela d'attenter à une part intime d'eux-mêmes en touchant au noyau de valeurs oùs'articulent la tyrannie du communautaire,l'habitude du despotisme, les tentations du fata¬lisme et de la superstition. Qu'il leur faut ensomme accepter une mutation, une régénéra¬tion de leur identité elle-même, à partir del'impératif démocratique.

Pour les intellectuels démocrates du Sud, le

temps est venu de faire ce pari. Afin de seretrouver avec ceux de l'Ouest et de l'Est sur

une même orbite celle d'une mondialité

vécue comme une dimension indissociable de

leur propre individualité. Et afin que toutes lessociétés, qui sont passées en un demi-millénaire,dans le désordre et la violence, du stade del'identité communautaire et sacrale au stade de

l'identité nationale, inaugurent ensemble, soli¬dairement, le stade de l'identité planétaire. L~) 25

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La Fenêtre du restaurant I

(1967).

Ce moulage en plâtre

grandeur nature de l'artiste

américain George Segal

exprime la distance entre

les êtres, l'impossibilité

de communiquer.

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Le devoir du

veilleur

par Tahar Ben Jelloun

Appartenant à deux cultures,

l'arabe et l'européenne, certains

intellectuels assument sans

concession le rôle

d'intermédiaire. Position

inconfortable, mais qui a le

mérite de dissiper malentendus

et idées reçues.

EN 1967, l'historien marocain Abdallah

Laraoui publie à Paris L'Idéologie arabecontemporaine, où il pose le problème

de la «recherche du moi» en ces termes:

«Depuis trois quarts de siècle, les Arabes seposent une seule et même question: "Qui estl'autre et qui est moi?" (...) Quel est l'autre desArabes? Après s'être appelé, pendant long¬temps, Chrétienté et Europe, il porteaujourd'hui un nom, vague et précis à la fois,celui d'Occident.»

Vingt-cinq ans après, on peut dire que cettequestion est toujours d'actualité, et que la crise 27

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28

puis la guerre du Golfe l'ont reposée brutale¬ment. Certains y ont répondu par le refus sys¬tématique de cet autre, allant jusqu'à luiimputer tous les maux dont souffre le mondearabe. D'autres ont mesuré combien cet Occi¬

dent attire, fascine et en même temps refoule etcultive l'indifférence, ou même l'ignorance.

Peu enviable est la position de ceux qui sontconsidérés comme un lien, un intermédiaire entrela culture arabe, l'univers arabe et l'Occident. Ils

ne sont pas «entre les deux», mais assis dans l'unet dans l'autre. Leur regard est double et se posede manière critique sur les deux territoires.

Le malaise

des intellectuels

ARABES

Pour eux le temps de la fascination de l'Europeest achevé. Ils entretiennent un rapport plusfamilier avec ce continent. Ils sont concernés

par son devenir et par ses failles. A l'égard dumonde arabe, ils se sentent responsables aussi,mais vivent dans une solitude assez pesante.

L'intellectuel arabe vivant en Europe estpour le moment voué au malaise. C'est peut-être une étape nécessaire pour mieux cerner sonidentité. Nombre de valeurs nées de la Révolu¬

tion française ont acquis aujourd'hui une uni¬versalité qui ne cesse de gagner du terrain.L'Europe n'a plus le monopole de ces valeurs.Elles sont revendiquées un peu partout dans lemonde. Des peuples descendent dans les rues sebattre non seulement pour le pain, mais aussipour des principes tels que la démocratie et laliberté.

L'intellectuel issu de ces peuples doit sanscesse rectifier sa vision du monde pour ne pasêtre abandonné des siens en même tempsqu'aliéné par cette Europe qui le met en crise.C'est une situation inconfortable. Mais cette

tension est intéressante parce qu'elle l'oblige àfaire le point, comme un photographe qui doitrendre compte d'un environnement.

En Europe, cet homme a l'occasion de vivreson individualité, de mettre à l'épreuve sa sub¬jectivité et d'affirmer sa singularité. L'individu,en tant qu'entité et valeur unique, a acquis enEurope un statut que personne aujourd'hui neconteste et qui est lié à l'Etat de droit. Ortant que des pays du Sud de la Méditerranée nesont pas arrivés à devenir des Etats de droit,l'individu n'y sera pas reconnu. Au moment oùl'émergence de l'individu est un combat dans letiers monde, on assiste à sa désintégration entant que valeur en Occident. C'est l'individua¬lisme qui gagne du terrain; c'est le temps durepli, du froid et de la fermeture sur soi. Lamanière dont l'Europe développée réagit cesderniers temps au phénomène de l'immigrations'inscrit dans cette tendance. Cette Europe-lànon seulement ne fascine pas, mais elle pro¬voque la colère.

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Basta Game Over

(1991),

estampe originale de

Mélik Ouzanl pour la paix

et l'amitié entre

les peuples.

Cette Europe-là a de quoi inquiéter l'intel¬lectuel arabe considéré comme acquis auxvaleurs occidentales. C'est une Europe quisemble vouloir renouer avec l'esprit colonial etredonner vie à l'ethnocentrisme.

Le paradoxe c'est qu'il arrive à cet intellec¬tuel de faire siens les acquis de la société libéraledéveloppée, sans se reconnaître dans certainesaspirations proprement culturelles, qui tour¬nent le dos à sa culture d'origine. Paradoxe ana¬logue de l'autre côté de la Méditerranée:l'Europe y jouit d'une bonne image qui friseparfois la caricature, puisqu'on considère quetout ce qui vient de l'Occident est bon.

Tout? Non, pas tout. Ainsi, dans certainspays non démocratiques, on permet l'importa¬tion d'un tas de marchandises, mais on ferme la

frontière face à certaines idées et principes. Ona déjà entendu des hommes politiques dire quela démocratie, le multipartisme, le suffrage uni¬versel sont des «produits étrangers dont la"consommation" serait néfaste et contre-indi-

quée pour une société traditionnelle...»N'empêche, on sait aujourd'hui que ces prin¬cipes sont valables partout et pour tous lespeuples.

Préjugés

et arrière-pensées

Est-ce que, de l'autre côté, l'Europe est fascinéepar le monde arabe? Un certain nombre de cli¬chés tournent autour du monde arabe. Comme

les idées reçues, comme les préjugés, ces imagesrésistent fortement à l'analyse. On confondfacilement le monde arabe et le monde

musulman. On ne fait pas grande différenceentre les Arabes et les Berbères. On cultive la

passion du désert en le confondant souventavec un lieu de villégiature. Le harem reste unphantasme bien vivace, alors qu'il y a bienlongtemps que les harems n'existent plus. Onpense que la polygamie est répandue, alorsqu'elle est interdite dans nombre de pays arabeset musulmans. On croit que le port du voile parla femme est prescrit par une loi coranique,alors que ce n'est qu'une tradition (la femmedoit se voiler quand elle s'adresse à Dieu durantla prière).

Que faire pour rétablir une image juste?C'est un des devoirs de l'intellectuel qui se veutun lien, un intermédiaire entre deux cultures.Tâche difficile car, sur le plan politique, lemonde arabe est en général mal considéré. Lesrégimes dénués de légitimité démocratiquedéfigurent l'image du monde arabe. Or ce der¬nier ne se réduit pas à ces systèmes impopu¬laires. Comment arriver à nuancer quelque peucette vision?

Le conflit israélo-palestinien n'a fait querenforcer les préjugés en Europe, en mêmetemps qu'il constitue un obstacle à l'élan démo¬cratique dans les pays arabes. Ce conflit sert 29

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parfois de test pour évaluer l'approche qu'onpeut avoir des Arabes et de leur présence dansl'histoire. Les peuples arabes ne comprennentpas pourquoi l'Europe défend certaines causesplus que d'autres. Tout cela fait que les rela¬tions entre le monde arabe et l'Europe ne sontpas claires, ni exemptes d'arrière-pensées.Quand un malentendu surgit, on le laisses'aggraver. Il manque un dialogue franc, unecuriosité saine et dénuée d'hypocrisie.

Le tempsde la coopération

Si le temps de la fascination est terminé, espé¬rons voir commencer assez vite le temps de lacoopération égalitaire, le temps du travail encommun sur des projets concrets. Il faut, parexemple, arriver à reparler du statut des immi¬grés,' cesser de les utiliser comme épouvantailen période électorale.

Il faut faire une place à certains pays duMaghreb qui désirent entretenir des relationsplus étroites avec la Communauté économiqueeuropéenne. On devrait en tout cas prendre enconsidération leur demande d'être traités comme

des partenaires, des interlocuteurs à part entière.

Il est temps que la Méditerranée, qu'elle soitdu Nord ou du Sud, cultive son originalité.Mais pour rapprocher, à défaut d'unir, ce quiest différent, il faut une belle force morale

capable d'éliminer le soupçon, la peur, et les cli¬chés malsains.

Jean Monnet disait que «les hommesn'acceptent le changement que dans la néces¬sité; ils ne voient la nécessité que dans la crise».A cette notion d'urgence, s'ajoute celle del'imagination, car là où il manque l'imagination,disait-il aussi, les peuples périssent.

Les malentendus empoisonnent, au-delà detoute logique, les relations entre les peuples.C'est pour cela qu'il ne faut pas les laisser s'ins¬taller. Une fois qu'ils sont là, ne faut-il pas avoirle courage d'assainir la situation et nettoyer leterrain sur lequel sera bâtie une nouvelle coopé¬ration, sans malice ni arrière-pensée?

Alors que le monde change et connaît desbouleversements exceptionnels, la parole arabeparviendra-t-elle à se faire entendre pour êtreréintégrée dans l'histoire, avec ses différences,ses apports à l'universel et son authenticité?

Tahar Ben Jelloun,

romancier et poète né auMaroc, est l'auteurnotamment de Moha le fou,

Moha le sage (1978),l'enfant de sable (1985), la

nuit sacrée (prix Goncourt

1987), Jour de silence àTanger (1989), La remontéedes cendres (1991, ouvrages

parus aux éditions du Seuil).

On lui doit égalementplusieurs essais, dont

Hospitalité française: racismeet immigration maghrébine(Seuil, 1984).

Les princes du désert,

lavis de Claude Quiesse

(France).

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Art, religion, société, l'Afrique

noire offre une civilisation

différente et puissamment

originale. Avec laquelle

l'Occident doit dialoguer. Mais

c'est d'abord à l'Afrique de croire

en elle-même.

Confiance africaine

par Ahmadou Kourouma

«Quand vos amis ne vous disent pas la vérité,priez votre ennemi, payez-le pour qu'il vousla dise».

Proverbe malinké

D9EMBLÉE, la perception de la civilisationeuropéenne par un Africain pose deuxproblèmes. Le premier tient à son

degré d'imprégnation par la culture euro¬péenne. Moi qui suis allé à l'école européenne,qui écris dans une langue européenne, quichaque jour vis, évolue, pense par la force desmédias européens comme un Européen, com¬ment pourrais-je prendre assez de recul pourprésenter une vue authentiquement africaine decette civilisation? Par sa puissance économique,politique, militaire, technologique et intellec¬tuelle, l'Europe réalise aujourd'hui l'universelautour de sa culture. Nul n'échappe totalementà son empire et aux concepts qui la fondent.J'aurai donc, comme on le dit dans mon village, 31

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Tête d'Athéna

casquée

en marbre provenant

d'Églne (Grèce),

460 av. J.-C.

32

à danser et à me voir danser à la fois. Ce n'est

jamais facile.Le second problème est de préciser la cul¬

ture de l'Africain. Il y a plusieurs Afriques dansce continent vaste et riche de centaines de cul¬

tures, donc autant de vues possibles de la civi¬lisation européenne. Pour simplifier, je diviserail'Afrique en deux aires de civilisation: islamo-arabe et négro-africaine, et je me limiterai à pré¬senter la vision négro-africaine de la civilisationeuropéenne. Pour cela, il est indispensable derappeler les principaux éléments de la cosmo¬gonie et de la religion européennes et de lescomparer à celles de l'Afrique traditionnelle.

Commençons par les Dieux. Le Dieu desEuropéens et celui des Négro-Africains ont encommun d'être une divinité unique, d'avoir crééle monde. C'est après l'achèvement de cetteiuvre fondamentale et gigantesque que leursfonctions se sont différenciées. Le Dieu des

Européens est un Dieu révélé aux hommes pardes prophètes et ceux qui ont appris la nouvelleont le devoir de la propager dans le monde. CeDieu est monté au ciel, mais avant de partir, il alaissé un seul maître sur la terre: l'homme. Il l'a

gratifié d'une âme et a mis à sa disposition toutl'univers. Il peut en user à sa guise, quitte à ledétruire. L'homme est libre et en même tempsprisonnier, puisque c'est Dieu qui régit tout ici-

bas; c'est lui qui trace la voie que chacun doitsuivre. L'homme qui meurt disparaît définitive¬ment, il est rappelé par Dieu pour toujours.

Tels sont, sommairement présentés, les élé¬ments de base de la culture européenne. Ils res¬tent vrais, même si depuis la Renaissance, lapensée occidentale s'est voulue laïque et adécidé de se séparer de la religion. Mais l'axio-logie, la science des valeurs morales, et l'étudede l'être, sont restées liés aux concepts judéo-chrétiens. Signalons enfin que cette conceptionjudéo-chrétienne de la divinité est commune àl'Europe et au monde musulman.

au commencement

était la Force...

Le Dieu négro-africain est un Dieu naturel. Ilne s'est révélé à personne. Il n'a envoyé per¬sonne pour prêcher la bonne parole; il ne s'estpas incarné et ne demande à personne de le faireconnaître. Il ne jugera pas après la mort. Il estmonté au ciel, comme le Dieu européen, maispour y rester définitivement. Il ne s'occupe plusde l'univers, ne s'intéresse pas à ce qui se passeici-bas. Moins injuste, il a donné à toutes sescréatures (choses, plantes, animaux et hommes)des âmes, des Forces, disent les Négro-Afri¬cains. La vie, c'est d'abord la lutte permanenteentre ces forces. Comme nous l'explique unprêtre animiste casamançais: «Au commence¬ment était la Force. Dieu, force suprême, a créétoute force en diversifiant infiniment son pou¬voir... Dieu a créé en une fois toutes les éner¬

gies, la vie du monde n'est plus qu'un échangede forces, voulu, par Dieu et prévu par Dieu.Grâce aux paroles et aux sacrifices, l'hommeintervient dans l'édifice du monde, parce qu'ilpeut ainsi demander à Dieu un déplacement desforces. C'est pourquoi le monde est tout à lafois fini et inachevé».

Le langage n'est pas seulement chez leNégro-Africain un instrument de communica¬tion, il est par excellence l'expression de l'Etre-force, le déclenchement des puissances vitales.Les paroles des anciens sont sacrées et les mortsne sont pas morts: ils ne sont jamais partis, ilssont dans les choses, les êtres et les plantes. Il nefaut surtout pas croire que la religion tradition¬nelle africaine appartient au passé: ce n'est pasvrai. Les Africains, même convertis aux grandesreligions universelles, ont conservé une part del'héritage religieux. A l'analyse, on s'aperçoitque la science des valeurs et l'étude de l'être duNégro-Africain restent toujours enracinéesdans les concepts de la religion traditionnelle.De sorte que ses vues sur la civilisation oc¬cidentale sont largement inspirées par ce qu'onappelle l'animisme, le naturalisme, le vitalisme,ou même le fétichisme.

Pour l'Européen, la nature, l'environnementse dominent. Cet environnement a été créé parDieu pour l'homme. Alors que pour le Négro-

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Africain, les hommes ne vivent pas seulementde la nature, mais avec la nature ; ils ne la domi¬

nent pas, mais lui sont alliés ; ils ne survivent etse perpétuent qu'en sachant composer avec lesautres forces qui l'animent. Pas de monde sur¬naturel séparé de la nature. La religion n'est pasindépendante d'un milieu, d'une terre, d'un cieldonnés, ainsi que d'une société; elle leur estintimement liée. Le prosélytisme et la conver¬sion sont dénués de sens: on n'adhère pas à unereligion. Ainsi, l'intolérance est-elle exclue.

L'art, mystification des sens

Dans le domaine de l'art, l'artiste qui se réclamed'une civilisation issue de la culture gréco-romaine et du christianisme s'efforce de préciser

Grand masque

en bois fang,

peint au kaolin

(Gabon).

les contours de son sujet pour pouvoir leprendre, en disposer, en user, le dominer. Ildétermine précisément ces contours pourdémystifier le sujet, pour s'assurer que le sujetest dissocié de lui et qu'il n'est rien de plus quece qu'il voit. La démarche de l'artiste négro-afri-cain est fondamentalement contraire. Il prend lesujet de l'intérieur et, pour exprimer sa com¬plexité, il le fait imploser. Il s'efforce d'effacer,de brouiller ses contours pour densifier sonmystère. L'artiste européen veut plaire, l'artisteafricain veut effrayer, vous faire douter de vossens, vous amener à croire que ce qui vous estprésenté a d'autres dimensions, d'autres sens,d'autres langages, qui vous échappent.

Dans le domaine du droit, l'Européen estindividu. Il est seul responsable de ce qu'il fait. Ilagit et les conséquences de ses actes ne souillentpas, ne compromettent pas sa communauté. Ilpeut tout se permettre : aussi bien créer, oser,changer, que blasphémer, mentir, se contredire,être injuste, détruire sans conséquence, sans pu¬nition ici-bas. Les victimes de ses actes, de ses

turpitudes ne portent pas en elles des forcesimmanentes susceptibles de le gêner dans safaçon de penser et d'agir. Le Négro-Africain,partout et dans tout ce qu'il fait, n'oublie pasqu'il appartient à une communauté que chacunde ses actes compromet. La responsabilité estcollective. Il existe une force immanente quipeut venger les victimes des injustices et desmensonges: les choses détruites sans nécessité,sans raison, réagissent. Le Négro-Africainévolue dans un monde balisé de signes à inter¬préter, de forces avec lesquelles il doit composer.

Les éléments culturels de base de la civilisa¬

tion européenne se sont révélés beaucoup plusfavorables au développement social, technolo¬gique, économique et social de l'homme, beau¬coup plus efficaces que ceux de la culturenégro-africaine. Ils ont permis à l'Europe d'êtrele centre de l'univers, le maître du monde, de

dominer les peuples négro-africains, directe¬ment ou indirectement, depuis six siècles. Cettedomination a revêtu diverses formes. A chaqueétape la culture européenne a pu sécréter uneidéologie, une utopie, une doctrine, un mirage,suffisamment exaltants et motivants pouramener l'Européen à se lancer dans l'aventureconquérante sans état d'âme. C'est à ce renou¬vellement des mythes, des doctrines, que semesure aussi l'efficacité d'une culture.

L'UTOPIE COLONIALE OU LA QUÊTE

DU PARADIS PERDU

Quelles furent les étapes de l'histoire de ladomination de l'Afrique et des Africains parl'Europe? La civilisation européenne a produitdiverses idéologies, utopies, doctrines pourmotiver les aventuriers qui voulaient arriver aupoint «où le soleil tombe dans la mer». La reli¬gion judéo-chrétienne décrit ce paradis perdu, 33

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Allégorie de la paix,

fresque de la salle des

fêtes du musée des Arts

d'Afrique et d'Océanie

(Paris), composée par

Ducos de la Haille en

1929-1930 pour le musée

des Colonies.

34

Ahmadou Kourouma,écrivain ivoirien, vit

actuellement au Togo. Sesromans, Les soleils des

indépendances (Seuil, 1970)et Monnè, outrages et défis(Seuil, 1990) ont été

plusieurs fois primés.

que seuls les élus retrouveront après le juge¬ment dernier. Ce paradis, l'Européen en a tou¬jours rêvé, et lorsqu'il s'est trouvé torturé par lafaim au Moyen-Age, il a espéré le retrouverailleurs, dans des pays lointains. C'est l'utopiecoloniale : «Là où existe une vie délicieusement

chaude, facile et étincelante, où toutes les sèves

généreuses de la nature tendent à produire de sibonnes choses, si faciles à prendre» (MauriceLencellé).

La recherche de ce pays utopique amènerales marins européens sur les côtes africaines aumilieu du 15e siècle. Les Africains les accueille¬

ront comme des génies de la mer. Les Euro¬péens procéderont avec les Négro-Africains àdes échanges qui leurs seront largement favo¬rables: l'or, l'argent, contre la pacotille. Ilspoursuivront pendant un siècle et demi, avec unenthousiasme et une opiniâtreté sans cesserenouvelés, la découverte des côtes africaines.

Leur religion transformera le mercantilisme en

mission spirituelle; ils étaient des soldats duChrist qui propageaient la bonne parole chezles sauvages.

L'Europe découvre ensuite l'Amérique etdécime les Indiens, puis le manque de main-d'éuvre pour planter la canne à sucre et le cafél'amène à institutionnaliser la traite des

esclaves. La Renaissance, l'une des époques lesplus brillantes de l'histoire humaine, coexisteavec l'esclavage. Là aussi, la religion euro¬péenne trouve les mythes nécessaires pourapaiser les consciences: les Nègres n'avaient pasd'âme; ils étaient les descendants de Caïn. On

pouvait donc les torturer, les tuer en toutebonne conscience.

Il faut évidemment rendre hommage auxabolitionnistes qui, la Bible à la main, ont cou¬rageusement combattu l'esclavage et dénoncél'imposture des esclavagistes. Ils seront ralliésdans leur combat vers le milieu du 17e siècle

par les Eglises, les intellectuels, les Etats; surtoutes les mers, dans tous les ports, les esclava¬gistes seront poursuivis, les esclaves serontlibérés. Ce combat sera mené à bien au nom de

l'humanisme aussi bien que de la morale chré¬tienne, mais une fois que le travail de l'esclavese sera révélé moins rentable que le travaillibre... Et aussitôt après l'abolition de l'escla¬vage, la civilisation européenne se lance dans lacolonisation.

Un dialogue sans exclusive

On ne cite que les inconvénients de la colonisa¬tion; il faut dire qu'elle a eu aussi des avantages,et pas pour les seuls colonisateurs. Elle acontribué à l'avènement de la révolution indus¬

trielle; elle a ouvert de nombreuses terres au

progrès social et économique et permis la créa¬tion du monde sans frontière qui s'ébaucheenfin. Les questions qu'on doit se poser sont lessuivantes : le coût payé par l'Afrique pour cetteouverture n'a-t-il pas été excessif ? Sans la colo¬nisation, l'Afrique laissée à elle-même n'aurait-elle pas trouvé seule la voie du développementéconomique et social et l'ouverture au monde ?

La civilisation universelle qui s'ébauche serala civilisation qui aura intégré toutes les cul¬tures sans exclusive. L'Occident, qui est lemaître du monde par ses armes, son économie,ses moyens de communication et son espritd'initiative, a le devoir d'engager de vrais dia¬logues avec les autres civilisations; pour com¬prendre les autres, et les accepter avec leurdifférence.

L'Afrique doit de son côté comprendrequ'on ne peut tirer du fond d'un puits le mal¬heureux qui ne fait pas d'effort pour s'accrocherà la corde qu'on lui tend. Peut-être l'échec del'Afrique tient-il à des causes culturelles. C'estl'Afrique, et elle seule, qui doit le savoir et seréformer. L'Europe peut l'accompagner, maisl'Afrique doit faire elle-même son voyage. O

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LE COURRIER DE L' U N E S C O - J U I LLET / AO ÛT 1992

EDITORIAL

Rio:apprendreà vivreautrementpar Alcino Da Costa

ENT trois chefs d'Etat etdegouvernementprésents, quelque1 70 pays représentés, près de 10 000journalistes accrédi¬

tés. Au total 40 000 participants, dont plus de 14 000

membres d'organisations non gouvernementales (ONG).

RIO 92, c'est d'abord cela.

Au-delà des chiffres, quel est le bilan de ce grand rassem¬blement?

L'adoption de la Déclaration de Rio, de l'Agenda 21, de la

résolution sur la conservation desforêts, des deux conventions

internationales respectivement sur le climat et sur la biodi¬

versité, constitue un premier acquis.

Toutefois, font valoir les déçus de la Conférence, tous ces

principes si généreusement énoncés risquent de demeurer

sans effet. Ils avancentdeux constats: l'absence de dispositions

précises et contraignantes quantau contrôle des émissions de

gaz carbonique dans l'atmosphère; l'absence d'engagement

financier pour la mise en ruvre de l'Agenda 21, véritable

plan d'action pour la protection de l'environnement. Par

ailleurs, ils s'inquiètent de l'omission de toute référence à

35 Editorial

36 Autour du monde

38 Dossier

L'Antarctique,continent de science

et de paix?par France Bequette

40 Entretien

Questions àFrancesco di Castri

42 ÉcologieLes réseaux de la

Terre

par René Lefort

43 Biodiversité

Des cancrelats et

des roses

44 Climat

Le retour d'El Niño

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36

^ l'industrie de l'armement, considérée pour¬

tant comme une grande source de pollu¬tion.

RIO 92 a cependant mis en évidence une

réalité incontournable: ilya une seule Terre;

elle appartient à tous, aux riches comme

aux pauvres, et la responsabilité de sa pro¬tection incombe aux uns et aux autres. La

Conférence a eu le mérite de susciter une

prise de conscience de l'interdépendance

des nations: aucun pays ne pourrait échap¬

per à la catastrophe écologique à laquelle

conduit la dégradation progressive de l'envi¬ronnement; celle-ci trouve ses causes aussi

bien dans la surconsommation soutenue

''du Nord que dans la pauvreté croissante del'immense majorité des pays du Sud.

Tous conviennent qu'il faut corriger ledéséquilibre de l'inégale répartition desrichesses de la terre par une démarche soli¬

daire décisive. La lutte contre la pauvretéest érigée en devoir écologique. C'est là queréside toute la problématique du dévelop¬pementdurable dont les mille et unefacettesont été au ctur des débats lancés par lesONG dans le cadre de leur «Global Forum».

Car RIO 92 aura surtout révélé l'extraor¬

dinaire vitalité des organisations non gou¬vernementales. Par leur large représentati¬

vitégéographique, leur présence massive et

active, leur dynamisme, leuragressivité par¬fois, elles ont démontré leurs capacitésd'analyse et de prospective, de mobilisation,d'animation et d'action. Elles ont ainsi

apporté une contribution essentielle à la

réflexion sur l'environnement et le dévelop¬pement. Les ONG détiennent un pouvoir

réel, celui de la société civile, qui s'imposerade plus en plus dans la négociation inter¬nationale.

RIO 92, c'est le déclic d'une nouvelle dyna¬mique. Il s'agit de parvenir maintenant à

«un contrat éthique et politique avec lanature», comme l'a souhaité le secrétaire

général des Nations Unies. Il s'agit, en fait,de s'engager, individuellement et collecti¬

vement, à vivre autrement, en gérant mieux

les ressources de la planète et en intégrant ladimension culturelle dans le développe¬ment, afin de légueraux générationsfuturesune Terre où ilfera encore bon vivre.

ALCINODA COSTA, journaliste sénégalais, anciendirecteur de l'hebdomadaireAfrique Nouvelle, estactuellementà l'Office de l'information du public deI'Unesco.

AutourduMonde

La deuxième du monde, aprèscelle qui borde la côte est de l'Aus¬tralie, la Grande barrière du Belize

a son protecteur. Un jury réuni àI'Unesco, en mars dernier, lui adécerné le premier Prix internatio¬nal de l'environnement marin, ins¬

titué par la Conférence mondialedes activités subaquatiques. Il s'agitdu Coral Cay Conservation (CCC),un groupe d'action civique britan¬nique qui, depuis 1986, travailleavec le gouvernement bélizien à lagestion des zones côtières et de laplus grande réserve marine du pays.En 1991, plus de 300 bénévoles yont plongé et ont aidé à stocker surordinateur toutes les données utiles

au programme. Par ailleurs, le CCCaccorde 24 bourses par an à desBéliziens, afin d'encourager lapopulation à prendre soin de sonpatrimoine naturel.

A Tohoue, non loin de Porto

Novo, la capitale historique duBénin, Véronique Gnanih est sansnul doute le plus joli éboueur del'Afrique de l'Ouest. Vêtue d'unpagne vert au décolleté brodé, ellefait visiter fièrement le centre de tri

et de récupération des orduresménagères qu'elle a créé en février1989 avec l'aide d'Emmaiis inter¬

national et du Programme desNations Unies pour le développe¬ment. Titulaire de diplômes dedéveloppement rural et d'anima¬tion, Véronique a eu l'idée de s'atta¬quer à un amoncellement dedéchets, de la hauteur d'un

immeuble de deux étages, qui défi¬gurait la ville depuis le temps de la

colonisation. Elle a recruté de

jeunes chômeurs, qui reçoivent unbon salaire, un repas et des soinsmédicaux gratuits. Et acheté untracteur et une remorque. Lesdéchets végétaux sont mis en tas etarrosés jusqu'à ce qu'ils soient par¬faitement décomposés. Ce compostest ensuite vendu ou incorporé aupotager biologique de Véronique.Les bouteilles de verre sont reven¬

dues, ainsi que la ferraille. Le plas¬tique est stocké, en attendant detrouver un usage. Tout comme lescoquilles d'acatines, ces gros escar¬gots qu'élève Véronique. Un modè¬le de petit projet qui fonctionne par¬faitement grâce à une énergierenouvelable : la sienne!

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u J) V111J UU1II iJli

Lors de la dernière réunion de la

CITES, convention portant sur lecommerce international des espècesanimales et végétales menacéesd'extinction, qui s'est tenue à Kyoto(Japon) en mars dernier, MostafaKamal Tolba, un biologiste d'origi¬ne égyptienne qui dirige depuisseize ans le Programme des NationsUnies pour l'environnement, adéclaré que la CITES était elle-mêmemenacée par le clivage Nord-Sud.En effet, le Zimbabwe, la Namibie, leBotswana et le Malawi réclament la

reprise du commerce de l'ivoire,interdit depuis la conférence de Lau¬sanne en 1989. Devant la dispari¬tion progressive des populationsd'éléphants d'Afrique, la commu¬nauté internationale s'était émue:

supprimant l'offre, elle avait crusupprimer du même coup lademande. Le braconnage n'avaitpourtant pas cessé et le bénéficeque les Etats auraient pu tirer de lavente des défenses leur avait échap¬pé. M. Tolba a déclaré: « Des groupespuissants, principalement dans lespays riches et industrialisés, consi¬dèrent que l'interdiction du com¬merce des produits de l'éléphantest une solution», mais « il y a aussides milliards d'individus dont les

voix ne seront pas entendues, quiexploitent une part infime des res¬sources de la planète et perçoiventune part dérisoire de ses revenus(...). Ces gens ne peuvent se voirrefuser le droit d'utiliser leur patri¬moine naturel».

llf

Imaginée par un navigateur solitaire effaré par l'étatdes océans, la Journée de nettoyage des plages, descours d'eau et des parcs en Australie a permis en 1991à plus de 350 000 volontaires de récolter, sur 4 452 sites,quelque 30 000 tonnes de détritus. Soit le double del'année précédente. 250 000 sacs de ramassage ont étédistribués aux militaires, aux autorités locales, aux

associations qui s'étaient portées volontaires. Lesdéchets collectés sont de toute nature: bouteilles,

emballages, seringues, épaves d'automobiles, gravats,déchets industriels, cadavres d'animaux, ordures ména¬gères. Le plastique, le verre, le papier et l'aluminiumsont recyclés. Si l'Australie est le seul pays à décréter unejournée nationale du nettoyage, rappelons toutefoisqu'à Hawai, sur l'île d'Oahu où se trouve Honolulu,des bénévoles se retrouvent tous les samedis matin

pour nettoyer les villages et les abords des routes, oùs'entassent les épaves de véhicules accidentés.

ET SI LES CAMIONS PRENAIENT LE TRAIN?En Autriche, depuis le 1er décembre 1989, la circula¬

tion nocturne des camions est interdite sur certaines

autoroutes, y compris sur l'axe transalpin du col duBrenner et la vallée de l'Inn. Cette artère concentre 75%

du trafic de transit routier du pays, soit 14 000 voitureset 4 000 camions. Les habitants des régions riverainessubissent des nuisances sonores supérieures à 67 déci¬bels, alors que le maximum supportable est de 65 dB.Ainsi, les camions dont le poids dépasse 7,5 tonnes nedoivent pas circuler entre 22 heures et 5 heures dumatin. Des exceptions sont faites, naturellement, pourles véhicules transportant des denrées périssables ou dubétail. Résultat: la circulation a diminué des deux-tiers.

En revanche, le transport combiné rail-route nonaccompagné a augmenté de 115 % et le transportaccompagné de 250 %. Excellent substitut au traficroutier, le «ferroutage» est bien adapté aux échangesrapides et moins coûteux sur de longues distances(plus de 500 km).

IIINAITÉ DES ÉTAIS INDÉPENDANTS:

Parmi les républiques de l'ex-Union soviétique, seulesla Russie et le Turkménistan exportent de l'énergie. LaRussie regorge de ressources : l'on admet qu'elle détient20 % du pétrole et 40 % du gaz du monde entier. Maisla production et le transport de ces richesses sont entra¬vés par la situation que connaît actuellement ce pays.D'autant que les gisements se trouvent dans des régionsisolées et difficiles d'accès. Le matériel de forage estvétusté et mal entretenu. Les puits ont souffert d'unemauvaise gestion. Vladimir Kozlov dirige l'Associationinternationale des carburants et de l'énergie, une orga¬nisation non gouvernementale spécialisée. En févrierdernier, à Paris, il a déclaré mettre tous ses espoirsdans l'exploitation du gaz, facile à transporter pargazoduc.

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Dossier

im TT

par France Bequette

1 SCI» vjj u

38

'éritable continent, plusgrand que l'Europe, l'Antarc¬tique est longtemps restémystérieux. A partir dudébut du siècle dernier, il se

hérisse peu à peu de dra¬peaux, bien que n'ayantjamais été le théâtre de

luttes armées. Dix-huit Etats reven¬

diquent, par la suite, une portionplus ou moins grande du territoi¬re. En 1940, le continent est divisé

en «parts de gâteau», du pôle versl'océan. Il faut attendre 1958 et les

efforts conjugués des explorateurs,des avions et des satellites pour qu'ilsoit complètement cartographie.

Cette terre immense est recou¬

verte d'une calotte de glace dontl'épaisseur est estimée à 2 500mètres. Celle-ci représente environle tiers des réserves d'eau douce de

la planète. En 1 983, à la base sovié¬tique de Vostok, à l'intérieur desterres, on a relevé la températurela plus basse jamais enregistrée : -89,6°C, un record au milieu d'un

froid permanent: de -36° en janvierà -72° en juillet. Les conditionsles plus extrêmes sont liées auxblizzards, des vents puissants

«Dans quelques mois, nous saurons

si la communauté internationale

est assez sage pour respecter un

continent qui a les plus belles

aurores de la planète, mais déjà un

trou dans sa couche d'ozone.»

accompagnés de chutes de neige,qui suppriment toute visibilité etrendent le froid insupportable.

Et pourtant, l'Antarctique exerceune réelle fascination depuis que lenavigateur américain John Davis y a,le premier, posé le pied en 1821.Explorateurs de l'extrême et scienti

fiques s'y relaient. En 1957-1958,l'Année géophysique internationaleest l'occasion de l'installation des

premières stations scientifiques per¬manentes. Quelque 2 000 personnesy occupent toute l'année quarante-deux bases implantées sur le conti¬nent ou ses îles bordières; vingt-sixne sont habitées que pendant l'étéaustral. Objet des recherches: gla¬ciologie, météorologie, magnétismeterrestre et haute atmosphère. Maiscette terre est loin d'avoir livré tous

ses secrets.

Il y a environ 140 millionsd'années, l'Antarctique orientaloccupait encore le centre d'unimmense continent, appelé Gond-wana, formé de l'Afrique, de l'Amé¬rique dû Sud, de l'Inde, de l'Aus¬tralie et de la Nouvelle-Zélande. Le

Gondwana jouissait d'un climattempéré, il était recouvert de forêtset peuplé de reptiles et d'amphi-biens dont on a retrouvé des ves¬

tiges datant de 200 millionsd'années. En 1982, des scientifiquesaméricains ont mis au jour les restesfossiles d'un petit marsupial vieuxd'environ 40 millions d'années,ancêtre de ceux qu'on rencontreactuellement en Australie. Preuve

que ces territoires ne faisaientqu'un. Mais, par le jeu de ce qu'onappelle la tectonique des plaques,des fractures se sont produites, pro¬gressivement élargies par les mou¬vements de l'écorce terrestre.

L'Antarctique s'est retrouvé isolédans l'océan glacé du pôle Sud, satempérature a baissé et les forêts yont cédé la place aux glaces éter¬nelles. Toutefois, on ne sait tou¬

jours pas exactement quand leséléments du Gondwana ont com¬

mencé à se fracturer, ni quelle étaitla forme des continents à cette

époque.

DE LA CHALEUR SOUS

LA GLACE

Au Sud, sur l'île de Ross, le volcanErebus est le seul encore en activi¬

té. Non loin de l'Erebus, se trou¬vent les «oasis», ou vallées sèches,

appelées ainsi parce qu'aucunegoutte de pluie n'y est tombéedepuis au moins deux millionsd'années. La glace s'en est retirée etla chaleur du soleil y fait fondre laneige. Ces déserts caillouteux ontservi à la NASA pour expérimenter

le matériel d'exploration de la pla¬nète Mars, dont la surface présenteles mêmes caractéristiques. Aucoeur de l'un d'eux, le lac Vanda,presque toujours couvert d'uneépaisse couche de glace, présenteune particularité, au royaume dufroid: ses eaux profondes atteignent25°C ! En effet, les cristaux de glacese comportent comme des fibresoptiques et conduisent jusqu'aufond la lumière du soleil quiréchauffe l'eau immobile.

Ce que nous savons maintenantde l'Antarctique, nous le devons àune cinquantaine d'expéditions quise sont succédé au cours d'un siècle

et demi. Le nom même d'Antarc¬

tique est dû au philosophe grecAristote. Il lui semblait que, pouréquilibrer la masse connue del'hémisphère Nord, placée sous laconstellation de la Grande Ourse

(Arktos), il existait nécessairement

une masse équivalente au Sud:Antarkticos. Lorsque l'un des vais¬seaux de Magellan revient de sonpériple autour du monde, faisantla preuve que la Terre est ronde, ses

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passagers croient apercevoir uneterre inconnue, qui figure désor¬mais sur les cartes: terra australis

incognita, aux contours encore ima¬ginaires. Kerguelen, Cook, Weddell,Dumont d'Urville, Ross, Charcot,

Amundsen, Shackleton, Byrd iront

tefois, il est encore impossibled'affirmer que ces éléments sontprésents en quantité suffisante pourque leur exploitation soit rentable.

L'extrême fragilité du milieuantarctique suscite, depuis le débutdu siècle, une succession de Com-

l'exploitation des ressources miné¬rales est interdite; qu'au bout de50 ans, une conférence se tiendra

pour apporter d'éventuelles modi¬fications à ce statut ou même yrenoncer. Dans quelques mois,nous saurons si la communauté

Ci-contre, grand iceberg tabulaire sur

les côtes de Terre Adélie, dans

l'Antarctique oriental. Ci-dessous,

comme des fibres optiques, les

cristaux de glace de surface

conduisent la lumière solaire

jusqu'au fond du lac Vanda.

au bout de la souffrance, et parfoisjusqu'à la mort, pour en savoir plus.

Une précieuse réserve

naturelle

Si le règne végétal n'est représentéque par des lichens, des mousseset de rares plantes à fleurs, si lafaune terrestre n'est composée quede minuscules invertébrés, la vie dela mer est intense. Plancton et krill

nourrissent 120 espèces de pois¬sons, abondants pendant les moisd'été, et profitent également auxphoques et baleines. Dix-neufespèces d'oiseaux de mer vivent enparfaite harmonie avec sept espècesd'oiseaux nageurs de la grandefamille des manchots. Cependant,la richesse qui menace le plus l'éco¬logie de l'Antarctique est contenuedans son sous-sol, sur terre ou en

mer. Bien que moins de 1% ducontinent ait fait l'objet de pros¬pections, des gisements ont étérepérés: charbon, fer, cuivre, or,titane, uranium, cobalt. Des foragesen mer ont également démontrél'existence d'hydrocarbures. Tou-

missions, traités et conventions,

portant des noms tels que Welling¬ton, Washington et Madrid. Il s'agitde protéger la flore, les baleines,menacées d'extinction, ou les

phoques, chassés pour leur fourru¬re, mais aussi d'empêcher la sur¬pêche. Au regard de l'écologie, laprésence des bases scientifiquesn'est pas innocente. Déjà desdéchets de toute nature, plus oumoins toxiques, s'amoncellent. Desincendies se déclarent. La premiè¬re centrale nucléaire américaine,

défectueuse, doit être rapportée auxEtats-Unis ainsi que des tonnes deterre contaminée. Les pistes d'atter¬rissage perturbent l'habitat de lafaune. Le tourisme, cette «industrie

sans cheminées», se développe etattire 9 000 visiteurs chaque année.

En octobre 1991, un Protocole,

signé par 39 Etats, a été ouvert àsignature pour un an. Il complète leTraité sur l'Antarctique venu àéchéance. Son originalité est decomporter un moratoire, où il est ditque l'Antarctique est une réservenaturelle de science et de paix; que

internationale est assez sage pourrespecter un continent qui a les plusbelles aurores de la planète, maisdéjà un trou dans sa couched'ozone.

FRANCE BEQUETTE, journalistefranco-américaine spé¬cialisée dans l'environnement, contribue depuis 1985 auprogramme WANAD- Unesco deformation desjournalistesafricains d'agences de presse. Elle a largement contribué àl'élaboration et à la réalisation de cet «Espace vert».

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Entretien

l A MCEl M CAST <

11

40

Coordonnateur des programmesd'environnement de I'Unesco, Francesco di Castri

poursuit ici l'entretien dont nous avonscommencé la publication dans notre premier«Espace vert» (juin 1992).

Les forêts, dit-on souvent, sont les«poumons» de laplanète. Cette imageest-elle exacte?

On fait cette comparaison enraison de l'échange constant de gazcarbonique (C02) et d'oxygène qu'ily a entre les organismes vivants etl'atmosphère. Mais c'est une imagetrompeuse. Vivantes, les plantes

consomment du gaz carbonique etdégagent de l'oxygène; mortes, c'estl'inverse: elles consomment de

l'oxygène et libèrent du gaz carbo¬nique. Imaginons que toutes lesforêts soient rayées de la surface duglobe: la quantité d'oxygène conte¬nue dans l'atmosphère diminuerait

donc, tandis que celle du gaz car¬bonique augmenterait. Mais le

changement que cela provoqueraitdans la teneur en oxygène de l'atmo¬sphère ne serait que provisoire,d'une part, et, d'autre part, laconcentration d'oxygène dansl'atmosphère est telle que ce chan¬gement, du moins à l'échelle dutemps humain, serait imperceptible.

En réalité, le rôle capital quejouent les forêts, surtout tropicales,dans l'équilibre de l'atmosphère etdu climat de la Terre, tient à leur

action dans le cycle de l'eau. Ladeforestation a des répercussionsgraves sur les processus d'évapo-ration et le régime des pluies. Endétruisant les forêts, on bouleverse

l'équilibre hydrique de l'atmo¬sphère, ce qui influe directementsur le climat. Je ne parle pas ici de latrès grave diminution de la diversi¬té biologique qu'entraînerait unedeforestation massive.

«Tomî ce qui se passe dans le Norddépend aussi de ce qui se passe dans leSud, et réciproquement», avez-vousdit Comment les pays lesplus démunis

pourront-ils accéder à une croissance

et à un bien-être compatibles avec lasauvegarde de l'environnement?

C'est un problème qui n'est passeulement conjoncturel: on ne pour¬ra le résoudre, de façon un peupaternaliste, par un simple apportd'argent de la part des pays riches.Les racines du mal sont structurelles.

Les pays en développement doiventacquérir I'Unesco joue ici un rôlecentral un savoir-faire: sans édu¬

cation, sans prise de conscience,sans formation de cadres, ils ne

seront pas en mesure de résoudre

leurs difficultés. D'autre part, ils sontplacés, du fait du système monétai¬re et de l'économie de marché en

vigueur, dans un échange commer¬cial qui les défavorise et ne leurdonne aucune marge d'action.

Pour sortir de cette impasse, il vafalloir changer les règles de jeu dumarché international. Sinon, les

pays en développement serontcontraints de détruire les forêts, de

dégrader les sols, de ne cultiver quedu cacao, du café ou autres pro¬duits d'exportation, aggravant ainsila dégradation de leur environne¬

ment. C'est structurellement queles relations entre le Nord et le Sud

doivent être modifiées. Plutôt quede parler d'aide au tiers monde, ilfaudrait parler de justice et d'équi¬té pour le tiers monde.

La dépense énergétiqueparhabitantest considérée le plus souvent commeun indice du niveau dedéveloppement.

Télévision solaire

dans un village

touareg de l'Aïr,

au Niger. Cette

partie du Sahara

est l'une des plus

grandes zones

protégées

d'Afrique.

Or, la production d'énergie, sous saforme actuelle, est une source considé¬rable depollution. Nya-t-ilpas contra¬diction entre croissance économique etsauvegarde de l'environnement?

Oui, il y a aujourd'hui antago¬nisme entre le développement, telqu'il est conçu, et l'environnement.L'objectif de la conférence de Riode Janeiro est de prouver que déve¬loppement et environnement sontles deux faces d'un même problème.Tant que nous n'admettrons pascette complémentarité, nous conti¬nuerons à connaître des échecs dans

l'un et l'autre domaines. Malgré laprise de conscience qu'on observechez les gouvernants et les popula¬tions, malgré les efforts indéniable¬ment entrepris, malgré les pro¬grammes lancés ici et là, la politiquede l'environnement a été, depuisune vingtaine d'années, un échec

quasi total. Par conséquent noussommes également perdants en cequi concerne le développement.

Entre niveau de développement .et dépense énergétique, il y a certesun lien, mais il est moins direct

qu'on ne le prétend. Un exemple:les Etats-Unis ont une consomma¬

tion d'énergie largement supérieu¬re à celle des pays européens: peut-on en conclure qu'ils sont plusdéveloppés que l'Allemagne? Non.Les Etats-Unis pourraient garder lemême niveau de développementen consommant probablement de20 à 30% de moins d'énergie. Bref,on peut économiser sensiblement

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l'énergie, sans .diminuer pourautant le développement. Mais ilfaut, évidemment, avoir un mini¬

mum d'énergie...

Les sources d'énergie «propres» etrenouvelables (solaire, marémotrice

et autres) donneront-elles unjour desrésultats assez satisfaisants pourqu'onen généralise l'emploi? Quelles sontleurs possibilités réelles?

La priorité, actuellement, c'estde conserver et d'économiser l'éner¬

gie existante bien plus que de pro¬duire des énergies nouvelles, siindispensables que celles-ci puis¬sent apparaître. Dans les pays déve¬loppés comme dans les autres, il esturgent de réduire la consommationénergétique tout en maintenant letaux de développement deuxobjectifs parfaitement compatibles.Les énergies nouvelles donnent déjàdes résultats, mais à une petiteéchelle le chauffage de certainsvillages ou l'exploitation de puitsdans le désert et, surtout, elles ne

sont pas encore assez performantes.C'est rêver que de croire qu'ellespourraient remplacer les sourcesd'énergie actuelles dans une dizai¬ne ou même une quinzaine

d'années. Cela prendra certaine¬ment beaucoup plus de temps. Leurcoût est encore trop élevé. Et il fau

dra accomplir encore beaucoup deprogrès, scientifiques et techniquespour que ces énergies nouvelles sesubstituent partout aux précé¬dentes.

Protéger notre habitat terrestre estl'affaire de tous, nefaut-ilpas sensibi¬liser les ministères de l'Education de

tousles pays duglobe sur cepoint, pourque chacun apprenne dès la primeenfance, les règles de conduite à suivre?Quefait-on dans ce domaine?

C'est un point capital. Le rôlede l'éducation scolaire, dans le pri¬maire et le secondaire, est en

l'occurrence d'une importance vita¬le. Mais il ne faut pas s'en tenir là.Les acteurs du développement doi¬vent aussi être formés à l'écologie;ils ne doivent rien ignorer des réper¬cussions qu'aura sur le milieu lemodèle économique qu'ils choisis¬sent. Il faudra parvenir à ce quel'écologie apparaisse comme uneforce d'action, un mouvement

d'ampleur générale. Sensibiliséesaux problèmes de l'environnement,les populations peuvent faire pres¬sion sur leurs gouvernements, qui,eux, ont tendance à agir sur le courtterme (dans le cadre temporel étroitde leurs mandats), pour qu'ils adop¬tent une perspective à plus longterme. Par le poids du jeu électo

ral, des populations conscientes,averties, seraient en mesure de

changer des orientations politiques.Cette action directe, pour être effi¬cace, doit s'appuyer sur une basesolide, scientifique, plutôt que surdes réactions émotives, comme

c'est encore trop souvent le cas.Répétons-le. Que ce soit dans le

tiers monde ou dans les pays déve¬loppés, le problème de l'environ¬nement restera insoluble tant qu'onne changera pas de normes dedéveloppement. Les deux crisessont indissociables d'où le tour¬

nant que marque la conférence deRio; croire qu'on pourra lesrésoudre séparément est une vueutopique. La seule chance de solu¬

tion réside dans une approcheconjointe. Le problème de l'envi¬ronnement n'est en réalité qu'uneconséquence, une modalité du typede développement que nousconnaissons actuellement. Aucun

pays n'est à l'abri, car les écono¬mies mondiales sont en totale inter¬

dépendance et l'environnementignore les frontières. Aucun pays,si grand, si puissant soit-il, ne peutdire: «Non, je ne veux pas changer.Peu m'importe ce qui se passeailleurs...», car on ne résoudra

aucun de ces problèmes d'enver¬gure planétaire sans une solidaritéplanétaire. a suivre...

Louise Nevelson,

Rain Forest Wall

(Le mur de la forêt

pluviale, 1967),

sculpture en bois

noir et miroirs.

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Écologie

SIpar René Lefort

IRRE

«Nous nefaisons pas de recherches, mais nous aidons la rechercheau niveau international. Nous n'avons pas de laboratoires, maistravaillons avec les meilleurs laboratoires du monde. Nous

n'enseignons pas, mais grâce à nous, les connaissances sont mieuxdisséminées.»

insi s exprime A. Szollosi-

Nagy, responsable du Pro¬gramme hydrologique inter¬national de I'Unesco (PHI): il

agit beaucoup plus en tantque «manager scientifique»que chercheur. Une expres-

_sion qu'endossent ses col¬

lègues à la tête des trois autresgrands programmes scientifiquesinternationaux de I'Unesco : celui

sur l'homme et la biosphère (MAB),la Commission océanographiqueinternationale (COI) et le Program¬me international de corrélation géo¬logique (PICG).

«Nous réalisons une synergie auniveau mondial de recherches pluslocalisées», explique B. Von Droste,le responsable du MAB. En bref, cesprogrammes offrent des méca¬

nismes, sur lesquels des scientifiquesdispersés peuvent s'appuyer pourtravailler ensemble et efficacement.

Ces mécanismes les aident à déga¬ger les axes prioritaires des activi¬tés qu'ils doivent mener au niveauplanétaire, et à coordonner leur exé¬

cution. C'est donc, dans le jargondiplomatique, de la «coopérationintellectuelle internationale». C'est,

plus simplement, pour A. Szollosi-Nagy, «réunir les pièces du puzzlepour reconstituer l'image entière».

Face à la «mondialisation» des

grandes questions environnemen¬tales, l'idée de travailler sur la Terre

entière a aujourd'hui la force d'uneévidence. Mais au moment de la

naissance de ces programmes cetteidée n'avait pas, ou peu, de traduc¬tion pratique. En particulier, lescapacités de recherche étaientconcentrées dans le Nord, le Sud

restait à l'écart. Ce n'est pas l'undes moindres mérites de ces pro¬

grammes que d'avoir jeté des pas¬serelles entre Nord et Sud et peu

à peu entre Sud et Sud en y asso¬

ciant les trop rares chercheursdu tiers monde, en y appuyant ledéveloppement des moyens scien¬tifiques et surtout en ruvrant à laformation de milliers de spécialisteschaque année.

Cette extension géographiques'est accompagnée d'innovationsthématiques: le MAB, la COI et le

PHI ont fait ruvre de pionnier,notamment dans l'étude des sys¬tèmes naturels tropicaux, jus¬qu'alors peu ou mal connus alorsque les trois-quarts de la popula¬tion mondiale y vivent, des zonesarides ou semi-arides, ou des inter¬

relations entre l'environnement et

les mégapoles. Car, qu'ils scrutent la«biosphère» (le MAB), les océans etles mers (la COI), l'eau douce (le

PHI) ou l'écorce terrestre (le PICG),

ces programmes n'ont pas larecherche pour fin, mais son utili¬sation optimale pour améliorer lesort des hommes. C'est pourquoileur caractère interdisciplinaire(«intégré») n'a pu que s'affirmer,d'autant que I'Unesco , statutaire¬ment, s'occupe à la fois de science,d'éducation, de culture et de com¬

munication. C'est ainsi qu'elle ajoué un rôle notable pour que la

Surveillance de la

pollution dans la

mer baltique, au

large de Kiel

(Allemagne).

42

notion de «développement durable»pénètre les forums internationaux.

Le succès est incontestable. Par

exemple, les quatre-cinquièmes aumoins des laboratoires qui, dans lemonde, se penchent sur les ques¬tions de l'eau abordéessous l'angleinternational, coopèrent avec le

PHI, proportion qui dépasse la moi¬tié pour ce qui concerne le MAB oula COI, dans leur domaine respectifd'intervention. Ce succès est-il pourautant irréversiblement acquis?Autrement dit, ces programmes,révolutionnaires à bien des égardsquand ils sont nés voilà vingt outrente ans, ne risquent-ils pas dedevenir dépassés ou déphasés, voiresuperflus?

Rapportés aux enjeux, leurs bud¬gets sont fort modestes: quelque 6millions de dollars par an fournis

par I'Unesco , auxquels s'ajoutentenviron cinq fois plus de «res¬sources extra-budgétaires» appor¬tées par d'autres organisations etEtats. Leur implantation mondialeest un atout qu'aucun autre réseauéquivalent n'a en main.

Pour leurs responsables commepour le Conseil international des

unions scientifiques, le plus grandrassemblement non gouvernemen¬tal dans ce secteur, leur caractère

intergouvernemental est leur «forceprincipale»: un moyen irrempla¬çable pour «connecter la machine

scientifique et la machine du pou¬voir». Mais en même temps leur fai¬blesse première, par l'alourdisse¬ment qu'il entraîne.

D'autres se sont fort heureu¬

sement engagés dans les voies

que ces programmes avaient défri¬chées. Face à la gravité de la criseenvironnementale, une redistribu¬

tion des cartes, gage d'une plusgrande efficacité, ne doit-elle pass'opérer entre tous ces réseaux

internationaux, quel qu'en soit letype, travaillant sur «l'écologie»,chacun se concentrant sur ce qu'ilpeut ou sait faire mieux que toutautre? L'impératif d'interdiscipli¬narité est-il suffisamment mis en

pratique entre et au sein de ces pro¬grammes? En bref, comment et en

quoi doivent-ils changer pour inté¬rioriser la «révolution» qu'appelle,pour toute institution, la dégrada¬tion de l'environnement?

RENÉ LEFORT est rédacteur en chefde la revueSources Unesco.

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Biodiversité~

&^J

IS (MELATSIS MESr

Des baleines aux cancrelats,

des roses au virus du sida,

des pandas aux êtreshumains, l'ensemble des

espèces vivantes de notreplanète compose ce qu'onappelle la biodiversité.Toutes, depuis la molécule

d'ADN jusqu'à l'écosystème et à labiosphère, sont reliées les unes auxautres et interdépendantes. La bio¬diversité remplit des fonctionsvitales: elle protège et stabilise lessols, régule le climat, assure la pho¬tosynthèse, produisant ainsi l'oxy¬gène que nous respirons, et four¬nit les matières premières dontnous avons besoin pour nous ali¬menter, nous vêtir, nous soigner etnous loger.

Il est urgent de penser aux consé¬quences désastreuses de l'appau¬vrissement accéléré qu'elle subit.L'extinction de certaines espèces(les dinosaures, par exemple) n'estpas un phénomène nouveau, maisjamais on n'a vu disparaître autantd'espèces et s'altérer autant dezones naturelles qu'aujourd'hui.Les écosystèmes continuent à êtremutilés, fragmentés et exploités àoutrance pour la nourriture, le loge¬ment ou le transport de millionsd'êtres humains. Les engrais, lesdéchets industriels et domestiques,ou tout simplement l'eau salée,contribuent, de surcroît, à détério¬rer et à bouleverser les milieux natu¬

rels, entraînant la disparition d'ani¬maux, de plantes et de poissons quien étaient dépendants. Cette des¬truction en se borne pas à la régiondirectement concernée: les vents,les cours d'eau et les océans, ainsique les courants maritimes peu¬vent transmettre des éléments pol¬luants loin du lieu originel de conta¬mination. C'est ainsi qu'on a décelédes traces de DDT dans l'organismedes manchots de l'Antarctique, etrelevé des cas de malaria dans les

agglomérations proches des aéro¬ports, à des milliers de kilomètresdes pays infectés.

L'agriculture intensive a eu uneaction délibérément appauvris¬sante. Autrefois, les paysans utili¬saient beaucoup de variétés deplantes et de bétail pour s'adapter

aux caractéristiques locales du sol etdu climat. Aujourd'hui, parexemple, sur les 145 espèces ani¬males du bassin méditerranéen, 115sont sérieusement menacées

d'extinction. Pour obtenir des ren¬

dements maximaux, les paysansn'utilisent plus que quelques varié¬tés végétales ou animales, nécessi¬tant très souvent d'importantesquantités d'engrais et de pesticides.

L'ÉROSION DU CAPITAL

BIOLOGIQUE

Ce n'est que récemment que l'oncommence à mesurer le danger quepeut représenter la perte de la bio¬diversité pour l'évolution de l'envi¬ronnement. Mais il est difficile de

l'estimer exactement, car on

connaît encore mal notre capitalbiologique. Les scientifiques ontrépertorié et décrit 1,4 milliond'espèces, mais il subsiste un pro¬fond désaccord quant au nombretotal d'espèces vivantes. Les esti¬mations varient entre 5 et 80 mil¬

lions environ, en tenant compte desinsectes, microbes et formes de vie

marine qui restent à découvrir. Avecdes données aussi minces, il n'est

pas facile de calculer le nombre degènes, d'espèces et d'écosystèmesayant disparu. Certains biologistesont risqué l'hypothèse qu'un quartde la biodiversité mondiale serait

gravement menacé d'extinctiondans les 20 à 30 prochaines années.Ce chiffre est sans doute sujet à cau¬tion, mais il souligne l'ampleur etl'urgence du problème.

Les chercheurs commencent seu

lement à s'interroger aujourd'huisur l'origine de cette richesse bio¬logique et les mécanismes qui régis¬sent son évolution, et à réfléchir sur

le rôle qu'elle joue dans le fonc¬tionnement des écosystèmes. On adémontré qu'il y avait une certaineredondance dans les écosystèmes:diverses espèces accomplissent, parexemple, les mêmes tâches écolo¬giques en mangeant les mêmesfruits et en occupant le même espa¬ce. Cela signifie-t-il qu'on peut sepasser de certaines espèces, maislesquelles? Et est-ce moralementacceptable?

Face à tant d'incertitudes, les paysont des priorités et des idées diffé¬rentes. Si l'on veut conserver une

biodiversité maximale, il faut pro¬téger d'urgence les régions natu¬relles en faisant des réserves, etcréer des sanctuaires dans les zoos,

les jardins botaniques et lesbanques de gènes. II faut aussi pré¬server la diversité biologique de tousles types de milieu naturel, dudésert au pâturage, en passant parles estuaires et les récifs coralliens.

Mais la mesure la plus efficace, et laplus difficile à adopter, concernel'exploitation durable des res¬sources naturelles: il faut qu'ellesoit au moins supérieure au seuilde continuité du processus d'évo¬lution et d'adaptation des espècesvivantes.

Les pays du tiers monde, dont labiodiversité est généralement trèsriche, doivent exploiter leurs res¬sources naturelles pour se déve¬lopper, et ils continueront à le faire.

Le gorille de

montagne, une

espèce menacée

dont il subsiste

des populations

réduites,notamment au

Rwanda.

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Biodiversité Climat

44

Les pays industrialisés ont le senti¬ment qu'il faudrait faire plus pourprotéger la biodiversité et ils vou¬draient sauvegarder les dernièresrégions de nature sauvage du globe.Aussi certains pays ont-ils décidéde négocier une Convention inter¬nationale sur la biodiversité.

L'Unesco a un rôle important àjouer à cet égard. Tout d'abord, entant qu'organisation scientifiquedes Nations Unies, elle va encou¬

rager la recherche et les travauxd'inventaire pour mieux com¬prendre la flore et la faune univer¬selles et le rôle de la biodiversité

dans le fonctionnement des éco¬

systèmes.

LE PROJET «DlVERSITAS»

Un nouveau projet, baptisé«Diversitas», a été lancé de concert

avec la communauté scientifiqueregroupée au sein des associationsnon gouvernementales, par l'entre¬mise de l'Union internationale des

sciences biologiques (UISB) et duComité scientifique pour les pro¬blèmes d'environnement (CSPE),

afin de permettre un grand effortglobal de coordination dans cedomaine. L'Unesco développeraaussi les aspects éducatifs du projet,en sensibilisant l'opinion publiqueet la classe politique aux consé¬quences de l'appauvrissement dela biodiversité, sur la base des résul¬

tats de «Diversitas». Elle dévelop¬pera et proposera également desactivités de formation, par exempleà l'adresse de taxinomistes (spécia¬listes en classification de formes

vivantes) dont manquent terrible¬ment les pays en développement.

L'une des contributions les plusimportantes de I'Unesco concernela protection des écosystèmes à par¬tir du réseau international des

réserves de la biosphère, qui regrou¬pe 300 sites naturels reconnus dans75 pays du monde. Les réserves dela biosphère sont des écosystèmesreprésentatifs, protégés, où l'oncherche des solutions aux pro¬blèmes d'utilisation des sols et où

l'on échange des informations ausein d'un réseau solidaire. Elles per¬mettent aux laboratoires de com¬

pléter leurs connaissances enmatière de biodiversité et

d'apprendre à protéger et à utiliserla diversité biologique de façondurable pour le bienfait de l'huma¬nité tout entière.

D'après un article de Jane Robertson, spécialistedu programme à I'Unesco, et Nancy Mathews,journaliste spécialisée dans l'Environnement.Unesco - Office de l'information du public.

La sécheresse et les inonda¬

tions de 1987, qui ont frappé

l'Inde, l'Afrique, l'Australie,

l'Indonésie, les Amériquesdu Nord et du Sud, et les Phi¬

lippines, ont été causées par

El Niño. Le phénomène tro¬

pical récurrent qui porte ce

nom, amène, tous les trois à cinqans, un courant chaud sur la côte

occidentale de l'Amérique du Sud.Comme il commence à se manifes¬

ter aux alentours de Noël, on l'a

appelé en espagnol «El Niño», oul'«Enfant Jésus».

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En période d'El Niño, les eaux

superficielles chaudes, qui caracté¬

risent en temps normal le seul Paci¬

fique occidental, se déplacent versl'est, c'est-à-dire vers le Pacifiquecentral et la côte ouest de l'Amé¬

rique du Sud. Cela se traduit par desconditions météorologiques inha¬bituelles et des changements cli¬matiques de courte durée. Outre

une diminution de la production

agricole, des famines, il se produitd'importants bouleversements dans

le domaine de la pêche, en particu¬lier l'effondrement de celle des

anchois au large du Pérou et de celle

des crustacés tropicaux, qui remon¬tent alors vers le nord, bien au-delà

de leur habitat traditionnel.

Les océans représentent 70% de la

surface du globe et contiennent 97%

des eaux de la planète. On savait

depuis longtemps qu'ils influent

sur le temps, notamment sur les

ouragans, les typhons et les tem¬pêtes tropicales. Mais ce n'est que

récemment que l'on a reconnu leur

influence majeure sur les change¬ments climatiques. Peu à peu on

comprend mieux l'interaction des

océans, de l'activité atmosphérique,

du temps et du climat.Les océans absorbent et emma¬

gasinent de la chaleur et du gaz car¬bonique (ce qui devrait, en principe,contribuer à atténuer les effets du

réchauffement de la Terre). Les deux

premiers mètres de la couche supé¬rieure de l'océan contiennent autant

de chaleur que l'atmosphère, mais

la température moyenne de l'océanvarie entre moins 2°C (son point de

congélation) et 30°C, alors que les

variations continentales peuventatteindre un écart de 100°C.

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Climat

Les variations des températures,

des courants et du degré de salini¬té des océans peuvent dérégler letemps et le climat. La connaissancede ces phénomènes devrait per¬mettre de choisir le type de culturesouhaitable à une saison donnée

(ou de savoir si la production serabonne) et le type de poissons qu'onpeut pêcher (ou non) dans telmilieu marin, côtier ou estuarien.

L'élévation des températures océ¬aniques a déjà eu des incidences surde nombreuses régions littorales.Ainsi, les modifications intervenues

dans la composition des élémentsnutritifs et dans la température del'eau ont entraîné une disparitionmassive des coraux; la raréfaction

des apports sédimentaires a produitun retrait des mangroves tropicales.Ces incidents, qui se manifestentpar suite de lourdes contraintes

imposées sur le plan local ou régio¬nal, donnent cependant une idéede ce qui pourrait arriver à l'échelleplanétaire.

Les océans pourraient, certes, atté¬nuer les effets d'un changement cli¬matique global, mais ils risquentaussi d'aggraver la situation: l'élé¬vation des températures des couches

supérieures des océans peut entraî¬ner une libération de gaz carboniquedans l'atmosphère. En outre, àmesure que les océans retiennent le

gaz carbonique, leur acidité aug¬mente, limitant ainsi leur capacité àabsorber plus de gaz carbonique.

Si le changement climatique outout autre phénomène devaits'accompagner d'une élévation duniveau de la mer de l'ordre de 20

centimètres à un mètre, il en résul¬

terait un certain nombre de pro¬blèmes. Les océans sont parsemésde milliers d'îles de faible altitude

où vivent des groupes humains; demême, nombre de grandes villessont implantées dans des zones

côtières basses; elles pourraient êtrevictimes de crues ou d'inondations.

Le niveau de la mer s'est déjà élevéd'une quinzaine de centimètres parendroits depuis le début du siècle.Parmi les causes invoquées, il y ales glissements de terrain et l'acti¬

vité des plaques tectoniques, lesconditions océanographiques etmétéorologiques locales, ainsi queles multiples activités humaines àterre. Dans certains cas, on consta¬te en revanche une élévation du

niveau du sol.

Corail

(Belize).

D'après un article deNancy Mathews,

journalistespécialisée dans

l'Environnement.

Unesco -Office del'information du

public.

Pour avoir une connaissance

approfondie des océans, il fautappliquer un grand nombre de dis¬ciplines et de techniques. Les imagestransmises par satellite identifientles courants et les gradients de tem¬pérature. Le Programme interna¬tional de surveillance des moules

qui se poursuit à travers le mondesous l'égide de la Commission océa¬nographique internationale (COI),du Programme des Nations Uniespour l'environnement (PNUE) et deÎ'US national Oceanic and Atmos¬

phericAdministration, recueille desdonnées extrêmement utiles. En

effet, les moules sont de précieux

«indicateurs» qui renseignent aussibien sur la quantité de pesticidesemployés dans l'agriculture en alti¬tude que sur la présence d'autrestoxines.

On a lancé un nouveau program¬me international pour surveiller,décrire et comprendre les proprié¬tés physiques et biogéochimiquesqui commandent la circulationocéanique et les changements cli¬matiques dans l'océan, au fil dessaisons et des décennies, et pourcentraliser toutes les données

nécessaires à la prévision clima¬tique. Il s'agit du Système mondiald'observation de l'océan (GOOS),

auquel collaborent la COI, l'Orga¬nisation météorologique mondiale(OMM), le PNUE et les Etats

membres de I'Unesco.

Au cours des douze dernières

années, la recherche scientifiqueintensive menée par la COI deI'Unesco, en collaboration avec

l'OMM, le Conseil international des

unions scientifiques (CIUS) et leComité scientifique de la rechercheocéanique (SCOR), a considérable¬ment amélioré la compréhensiond'El Niño. Le programme concer¬

nant l'étude des océans tropicaux etde l'atmosphère du globe (TOGA) apermis aux observateurs de ras¬sembler suffisamment d'informa¬

tions pour commencer à prévoirl'arrivée d'El Niño et ses consé¬

quences.

El Niño n'est évidemment qu'unphénomène parmi tant d'autresdans les mécanismes des océans,

de l'atmosphère, du temps et duclimat qui sont extrêmement com¬plexes et restent très mal connus.Pour comprendre l'évolution pos¬sible du climat planétaire, il faudrabien plus d'informations que cellesque l'on possède actuellement.

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Europe de l'Est: les pièges de la libertépar Antonin Liehm

Dialogue (1989),

sculpture en bois et fer

rouillé de l'artiste slovaque

Juraj Melis.

En pleine mutation, la société

post-communiste de l'Est

européen est menacée par de

nombreux dangers sur le chemin

de la modernité.

OINS de trois ans nous séparent de lachute du communisme en Europecentrale, et c'est à présent seulement

que nous commençons à mesurer les séquellesqu'il laisse derrière lui, les problèmes qu'aurontà régler ses héritiers et, par delà, l'ensemble del'Europe.

Rappelons que les systèmes totalitaires lenazisme puis le communisme ont régné surl'Europe centrale pendant plus de cinquanteans. Ce qui veut dire que deux générationsn'auront rien connu d'autre, surtout pas ladémocratie et l'économie de marché. Ni l'une

ni l'autre n'y existent, même à l'état de sou¬venir, tout au plus comme un rêve, ou commeune image dont les contours varient selon lesviux pieux ou les renseignements glanés ici etlà, par ouï-dire la plupart du temps.

Comme toute dictature, celle des commu¬

nistes était, de par ses structures et son système 47

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48

de fonctionnement, profondément conserva¬trice. En effet, malgré ses débuts futuristes, sonéthique et même son esthétique s'enracinaientau crur du 19e siècle. Elle allait, par contre¬coup, susciter des courants foncièrement anti¬communistes, également tournés vers le passé,soit sous la forme d'un libéralisme économiqueincontrôlé, soit sous le couvert d'une certaine

éthique nationaliste ou d'une esthétique durejet. Aussi, lorsque ces courants sont arrivés aupouvoir, il y a deux ans, ils n'ont trouvé decontrepartie correctrice qu'en Allemagne. Par¬tout ailleurs, ils ont transformé peu à peu larévolution anti-communiste en Restauration...

Un funeste héritage

Nous savions que la chute du communismeallait dévoiler le fond du gouffre idéologique etpolitique dont il fut l'artisan, en contradictionflagrante avec sa propre doctrine. Nous étionscependant nombreux à croire que ce vide serait

Les sportifs

(1928-1930),

huile sur toile du peintre

russe Malévitch.

rapidement comblé, d'abord par le retour à lareligion, puis, là du moins où cette traditionavait eu des antécédents, par le retour à ladémocratie, l'rcuménisme politique et la tolé¬rance. Certes, nous étions conscients du fait

que le communisme n'avait nullement éliminéles problèmes des nationalités qu'il secontenta de camoufler ou de mettre arbitraire¬

ment sous le boisseau mais peu d'entre nousavaient pressenti leur explosion aussi brutale...Soutenu par les Eglises, le nationalisme occupadans certains pays à peu près tout l'espace quevenait d'évacuer l'idéologie communiste.

Ce demi-siècle de totalitarisme aura laissé

encore d'autres legs funestes. Par exemple lemythe de l'égalité sociale, que le communisme aeffectivement instauré dans une large mesuregrâce au nivellement par le bas ou bien l'illu¬sion du plein-emploi... La simple image d'unesociété comprenant des riches, des pauvres etdes chômeurs reste difficilement acceptable

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pour la plupart des mentalités. Disparus égale¬ment le sens des responsabilités (ne serait-ce,pour chacun, que celle de son propre destin) etle goût des initiatives personnelles. Quant à laclasse moyenne, elle n'existe à vrai dire quesous une forme héritée du communisme,comme une masse de fonctionnaires et

employés de l'Etat, face à une couche de spécu¬lateurs, corrupteurs et parasites de plus oumoins grande envergure. Or c'est cette couchequi s'adapte le mieux à la nouvelle situation. Ilest intéressant de signaler aussi la considérationcroissante dont jouit l'ancienne noblesse bientitrée à l'image du respect manifesté naguèrepour cette espèce d'aristocratie du partiqu'étaient les élites de la nomenklatura.Constatons enfin l'absence totale de relations

structurées entre employeurs et employés, ainsique des organisations syndicales, patronales oucorporatives...

Un équilibre précaire

Sur l'échiquier politique, les successeurs orga¬nisés du parti communiste, dont la force rela¬tive peut surprendre, sont mis en quarantainepar les autres formations, ce qui a pour consé¬quence de bloquer le jeu normal de l'équilibredémocratique et de l'alternance. En face, onretrouve une droite libérale, animée d'un espritde Restauration, flanquée d'une extrême droitechauvine et souvent raciste. Entre les deux, on

Les réparateurs (1960),

du peintre azerbaïdjanais

Tahir Salakhov.

trouve un centre-gauche fragile, puis dessociaux-démocrates bien timides qui n'osentpas prononcer les mots de «social» et de«gauche», de peur d'être taxés de communisme.Situation quasi insoluble aussi longtemps quen'auront pas été rétablis le marché et les rela¬tions de marché, indispensables à la conduited'une politique démocratique. Or c'est dans cetintervalle que risquent de se produire et quese produisent déjà ici et là des explosions oudes aventures politiques lourdes de consé¬quences.

La réforme économique, qui vise essentiel¬lement à rétablir les structures du marché anté¬

rieures au communisme, était évidemment encours d'élaboration bien avant la chute du

régime. Le pouvoir dépérissant cherchait eneffet, avec l'énergie du désespoir, une issue àl'impasse en essayant de créer une sorte de sys¬tème mixte, inspiré d'une part de l'économieparallèle (qui s'était développée surtout enHongrie) et, d'autre part, des tentatives polo¬naises pour associer les syndicats à la directionde l'économie et obtenir des soutiens massifs à

l'étranger. En Tchécoslovaquie, où le pouvoircommuniste installé après l'invasion de 1968avait une peur panique de toute libéralisation,cette réforme fut préparée un peu en cachette,d'un côté sous l'égide d'une poignée de com¬munistes réformistes qui dirigeaient l'Institutde prévision économique et, de l'autre côté, au

49

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m'Mil

A propos d'amour (1990),

huile sur toile d'un jeune

artiste moscovite,

Alex Beljakov, inspirée

de la symbolique chinoise

du Yin et du Yang, les deux

forces antagoniques et

complémentaires dont le Jeu

mutuel fonde l'ordre

universel.

50

Antonin Liehm,journaliste à Prague, quittela Tchécoslovaquie en1969 et se consacre à

l'enseignement universitaire.En 1984, il crée la Lettre

internationale, une revue

paraissant dans neuf payseuropéens. En français, il apublié Trois générations,Entretiens sur le phénomèneculturel tchécoslovaque(Gallimard, 1970),Socialisme à visage humain(Albatros, 1974), Le passéprésent (Lattes, 1979), Lecinéma de l'Est (éd. du Cerf,1979).

sein du groupe qui s'était constitué autour dupremier ministre Vaclav Klaus. Le premier cou¬rant, keynésien sur le fond, tablait sur une sortede «troisième voie», de transformation progres¬sive basée sur une large participation de l'Etat.Le second groupe, se réclamant sans conces¬sions de Hayek et de Friedman, comptait enrevanche sur le démantèlement radical du sys¬tème existant, puis sur le retour au libéralismeclassique, au moyen de privatisations plus oumoins incontrôlées, d'une ouverture quasi illi¬mitée aux capitaux étrangers et d'une francherestauration de la situation d'avant le commu¬

nisme. Cette dernière conception devaits'imposer pour l'essentiel dans les trois princi¬paux pays de l'Europe centrale: la Hongrie, laPologne et la Tchécoslovaquie.

Les États-Unis: un modèle

Etant donné que la Communauté européennen'est pas en mesure d'intégrer l'Europe centraleà brève échéance ni de financer, en attendant, satransformation, les dirigeants politiques decette partie du continent tournent de plus enplus leurs regards vers les Etats-Unis d'Amé¬rique, dans lesquels ils placent leur dernierespoir. Parfaitement conscients de la situation,ceux-ci voient dans l'Europe centrale un sec¬teur non négligeable de leur influence à longterme et un facteur important de leur politiqueface à l'Europe des Douze... Cela paraît

d'autant plus naturel qu'en ce moment, la doc¬trine économique américaine est très proche decelle qui prévaut en Europe centrale. Raisonsupplémentaire de prévoir que l'Europe cen¬trale restera pour longtemps l'une des pierresangulaires du conservatisme européen.

Reste à savoir si cela va accélérer, ou plutôtralentir, le fameux «retour en Europe» end'autres termes, si l'esprit Restauration del'Europe centrale va la rapprocher, ou aucontraire l'éloigner, de la modernité del'Europe occidentale.

Tout ce que nous venons de dire se reflètepeu ou prou aussi dans le domaine de la cultureau sens le plus large. La culture devient objet despéculation et de course à l'enrichissementrapide, dans un contexte qui s'écarte de lapraxis de l'Europe occidentale pour s'orientervers une sorte de «politique culturelle» à l'amé¬ricaine. Mais c'est justement dans ce secteurque le modèle américain est le moins applicable.Il existe par exemple, en Tchécoslovaquie,environ trois mille maisons d'édition, maisaucune loi protégeant ce secteur d'activité oudéfinissant sa fiscalité. On tente d'accréditer

l'idée que la télévision privée est synonyme detélévision indépendante; la production cinéma¬tographique locale tend à disparaître, de mêmeque ses possibilités d'accès aux réseaux de dis¬tribution, saturés de films américains de série B.

On envisage de diminuer les subventions auxbibliothèques publiques, musées, etc.

Ce sont là, succinctement exposés,quelques-uns des écueils auxquels se heurte lasociété post-communiste en pleine mutation etdes dangers qui la guettent à chaque pas etdont le risque, ressassé à tout bout de champ,d'un retour au communisme me semble per¬sonnellement l'un des moindres.

Dans tous les pays communistes s'étaitdéveloppée une opposition, plus ou moinsforte, opérant en cachette ou au grand jourselon les cas. Appelée «dissidence» par lesOccidentaux, elle n'avait de solides bases popu¬laires qu'en Pologne. Partout ailleurs, il s'agis¬sait de mouvements protestataires d'inspirationnationale ou intellectuelle, ayant pour seulprincipe la confrontation du sens moral descitoyens avec l'immoralité des gouvernants.C'est ainsi qu'on en vint à assimiler anticom¬munisme et moralité... Il s'agissait là, dans unelarge mesure, d'une illusion que les premièresannées du post-communisme se chargèrent dedémentir radicalement. Ecoutons ce qu'en ditVaclav Havel, dans un récent essai intituléRéflexions estivales : «... Le retour de la libertédans un milieu en pleine décomposition moraledevait entraîner un phénomène qui était mani¬festement dans la nature des choses et auquel ilfallait donc s'attendre, mais qui se révèle néan¬moins infiniment plus grave qu'on ne fut enmesure de le prévoir à savoir la formidable

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explosion, perceptible de façon quasi aveu¬glante, de tous les mauvais instincts humainsimaginables. Comme si toute une variété depenchants contestables, ou du moins ambigus,qui se développaient pendant des années insi¬dieusement au sein de la société et qui, enmême temps, étaient tout aussi insidieusementenrôlés au service de la marche au jour le jourdu système totalitaire, venaient brusquementd'être libérés de cette camisole de force pourobtenir ainsi toute latitude de s'affirmer enfin et

de s'épanouir. Un certain ordre si l'on peuts'exprimer ainsi que leur assignait le régimeautoritaire (en les "légalisant" par la même occa¬sion) avait donc volé en éclats, mais un ordrenouveau qui, loin de les exploiter, les aurait aucontraire jugulés un ordre des responsabilitéslibrement consenties par la collectivité et enversla collectivité n'était pas encore édifié, et iln'a pu l'être car une telle chose met de longuesannées à naître et à se cultiver.

«Aussi sommes-nous témoins d'une situa¬

tion pour le moins bizarre : la société s'estcertes libérée mais, sur beaucoup de points, ellese comporte plus mal qu'à une époque où ellemanquait de liberté. Non seulement la crimina¬lité sous toutes ses formes s'accroît rapidement,et, dans les médias (je pense surtout à la presse àsensation), s'étale ce flot nauséabond qui jaillittoujours de quelque sombre recoin de lamémoire collective au moment des bouleverse¬

ments historiques, mais des phénomènes encoreplus préoccupants commencent à apparaître :ranceurs et suspicions entre les nationalités,racisme, voire manifestations du fascisme,démagogie éhontée, intrigues et mensongesdélibérés, cuisine politicienne, luttes effrénéeset sans vergogne autour d'intérêts particuliers,soif du pouvoir et ambitions non dissimulées,fanatismes de tout acabit, type nouveau etinédit de l'arnaque, magouilles des mafieux,absence généralisée de tolérance, de compré¬hension mutuelle, de bon goût, de sens de lamesure et de réflexion...»

Les pays communistes se sont libérés, maisils sont encore loin d'avoir une démocratie et

une économie en bon état de fonctionnement.

On ne parviendra à atteindre de tels objectifsque si les responsables politiques ne confondentpas le but avec les voies qui y mènent et choisis¬sent les moyens adéquats pour y parvenir... O

Dans les traces de nos pères

(19S8),

sculpture en polyester,

béton et couleurs acryliques

du Slovaque Josef Jankovic,

l'un des représentants du

courant «grotesque» dans

l'art contemporain tchèque.

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4 *

Amériquelatine:

un «retard»

salutaire

par Ernesto Sábato

Robotisée, la société industrielle

se retourne contre l'individu et

fait régner la pauvreté affective.

Le progrès, ici, vient des cultures

52 moins «avancées».

LE problème des relations entre les culturesest lié subtilement à celui de l'identité

nationale ou régionale, comme on peut levoir en Amérique latine lorsqu'un mouvementopposé à la conquête espagnole, qui date decinq siècles, cherche à «revenir à nos tradi¬tions». Quelles traditions? Veut-on que l'écri¬vain argentin né de parents italiens que je suis,écrive en quechua ou dans la langue des Arau-cans? Ou que je conteste l'influence qu'ont euesur nous les cultures grecque et romaine, puiscelles des grandes nations européennes?

Le monde entier est une histoire d'invasions,de conquêtes et de métissages. Prenons, parexemple, une nation comme l'Espagne. Quelleest son identité «véritable»? Si nous remontons

dans son passé, nous arrivons aux mystérieux

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Ibères dont on ne sait quasiment rien. Mais aprèseux sont venus les Phéniciens, les Celtes, les

Romains, les peuples germaniques, grecs etarabes. Et quelle serait donc la langue «véritable»de cette nation? Un castillan expurgé des motsd'origine teutonique, arabe, grecque, latine, ita¬lienne, anglaise et, aujourd'hui, américaine? Lapureté est une catégorie qui ne vaut que pour lemonde des idées platoniciennes. Rien de ce quitouche aux hommes n'est pur et il en va demême pour les dieux de l'Olympe, contaminéspar les déités égyptiennes et babyloniennes.

En 1978, on m'a dit que cette année-là mar¬quait le millénaire de notre langue. Surpris partant d'exactitude, j'ai voulu en savoir davantage.Voici les faits: en 978, un moine de San Millán a

écrit en marge d'un manuscrit latin des notesdans un grotesque jargon roman il ne savaitpas qu'il inaugurait ainsi la langue de Castille.Je ne plaisante pas, je paraphrase simplement lesarguments avancés. Comme il ne s'agit pas icid'une langue inventée de toutes pièces telle quel'espéranto, mais bien d'une langue vivante,force est d'admettre que le brave moine n'estpas l'inventeur d'un nouvel idiome: il a mis parécrit certains mots appartenant à quelque chosequi prenait forme depuis des siècles, de façonmaladroite et balbutiante, chez des analpha¬bètes qui, pour élever des porcs, s'emportercontre leur femme, réclamer à manger oumenacer leurs fils, n'avaient pas besoin de lireCicerón. On ne saura jamais combien de tempsa pris ce processus qu'un puriste a qualifié de«corruption du latin», une langue qui était déjàcorrompue antérieurement par la soldatesqueromaine, et qui continuera de se décomposerpar la suite au contact d'autres langues.

Chemins de traverse

On pourrait en dire autant de la formationd'autres nations, aujourd'hui célèbres pour leurculture, qui ont connu des invasions successivesde peuples «barbares».

Je n'ignore, pas plus que je n'approuve, lesatrocités commises par les Espagnols durantleur conquête, qui fut, comme toute conquête,abominable. Mais si les récits des horreurs de la

Conquête, si toute la «légende noire» qu'elle asuscitée, constituait la seule vérité de cet événe¬

ment, il est impossible de comprendre pour¬quoi les «indigénistes» n'écrivent pas leurs plai¬doyers en faveur des indigènes dans la languedes Mayas ou celle des Aztèques. Ni pourquoideux des plus grands poètes de langue espa¬gnole, Rubén Dario et César Vallejo, tous deuxmétis, non seulement n'ont pas eu la moindrerancune contre l'Espagne, mais l'ont mêmechantée dans des poèmes mémorables. Il estégalement impossible de comprendre, dès lors,pourquoi la culture de cette Amérique hispa¬nique, qui a subi l'influence des grands mouve¬ments intellectuels de l'Europe, a non seule-

Page de gauche, tête

masculine, sculpture maya

en stuc (époque classique,

600-900), Chiapas,

Mexique.

Ci-dessous, Masque

(pastel sec avec fibres de

coco sur bois) de l'artiste

hongrois Biaise Simon

(1990).

ment produit une des plus grandes littératuresmondiales d'aujourd'hui, mais influé à son toursur les écrivains européens.

Et l'on pourrait évoquer, pour finir, l'argu¬ment, destructeur et paradoxal, de la libérationde ces colonies grâce à deux doctrines euro¬péennes: le romantisme et la pensée desLumières.

Je ne nie pas le snobisme qui présida auximitations passagères des prestigieux mouve¬ments européens. Mais ce défaut n'est paspropre aux nations neuves: ce n'est pas nous,que je sache, qui avons inventé le mot «snob».Un grand intellectuel argentin du siècle passé,c'est vrai, a découvert la beauté d'un arbre de

nos régions en lisant un romantique européen.Mais on trouve des exemples illustres, et encoreplus ridicules, de cette attitude en Europemême. Frédéric le Grand, qui eut l'allemandpour langue maternelle, attendit, pour lirel'métaphysique de Wolff, que celle-ci fûttraduite en français. Il y a là quelque chose d'uncomique effarant, un peu comme si les Grecs,au siècle dernier, n'avaient commencé d'appré¬cier la beauté du Parthenon qu'après la lecturedes éloges de Goethe.

Mais ainsi fonctionne la culture, de façondétournée et étrange. Soyons donc moinssévères avec nos éblouissements, car grâce à euxnous sommes parvenus à éblouir les Européensqui, auparavant, cherchaient dans les romans

53

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Ci-contre et page de droite,

sculptures en bois sakalava

(v. 1897) appartenant

à une tombe royale à

Tslanihy, Madagascar.

Ce couple Imposant

(159,1 et 180,5 cm),

dénote l'Influence de l'art

Indonésien, interprété

toutefois avec une

sensibilité plastique

originale.

Ernesto Sábato, écrivain,philosophe et essayisteargentin, est l'auteur de

romans qui ont eu uneinfluence décisive sur la

littérature latino-américaine.

Parmi les plus connus:

Alejandra (Seuil, 1967),L'Ange des ténèbres (Seuil,1976), Le tunnel (Seuil,1978). Plus récemment, il apublié un essai, L'Ecrivain et

la catastrophe (Seuil, 1986).

hispano-américains le pittoresque et la «couleurlocale», comme si la solitude, l'angoisse de vivreet, enfin, la mort, c'est-à-dire les ultimes attri¬

buts de la condition humaine, n'étaient pascommuns à tous les êtres humains. Je dis celaparce qu'aux Etats-Unis quelqu'un, à proposde Borges, a affirmé que les Argentins n'avaientpas d'art «national», certainement parce quecelui-ci manque de cette puissante couleurlocale qui fait se pâmer les touristes. Que va-t-ildonc penser, ce critique, de Moby Dick}Faudra-t-il considérer Melville comme un écri¬

vain sans patrie sous prétexte qu'il n'existe pasde baleines métaphysiques dans les eaux terri¬toriales américaines?

La crise d'une conception

DU MONDE

Le grand artiste cherche l'absolu. Son art mys¬térieux ne surgit pas seulement de laconscience, mais aussi, et surtout, des couches

obscures de l'inconscient, où s'agitent l'instinctde vie et l'instinct de mort. Mais si cet art

visionnaire est essentiellement subjectif, le sujetn'existe pas isolément il se situe dans unesociété, dans une culture. Et tout artiste, simagistral soit-il, descend de quelqu'un, commeBeethoven est issu de Mozart. De même, noscréations artistiques ont des antécédents enEurope, mais ce lien ne les empêche pas d'être(relativement) originales, car l'art, à l'exceptiondes créations collectives comme peut l'être unecathédrale, est individuel, unique.

Là réside la différence fondamentale entre la

science et l'art: la science, c'est la vision de la

réalité qu'a un homme qui doit faire abstractionde son moi: l'art, c'est la vision de quelqu'unqui ne peut parvenir à cette abstraction. Danscette «inaptitude» s'enracine précisément sonoriginalité. C'est pour cela qu'il y a style dansl'art et qu'il n'y en a pas dans la science: cher¬cher le style de Pythagore dans son célèbrethéorème n'aurait pas de sens. Le langage de lascience finit par n'être qu'une suite de signesabstraits et impersonnels, alors que l'suvred'art est un tracé unique et personnel: l'expres¬sion concrète, énigmatique et tremblante, d'unêtre de chair et de sang.

Cette opposition entre la science et la créa¬tion artistique a toujours existé, mais elle prendà l'heure actuelle une importance vitale. Lapensée des Lumières et ses dérivés positivistes,en surévaluant la science et la technique, ontentraîné l'humanité dans un processus croissantd'abstraction et de rationalisation. Cette crise

n'est pas seulement la crise du système capita¬liste ou des dictatures socialistes, mais la crise

d'une conception du monde qui a fini parcouler dans le même moule deux régimesopposés et par établir le règne de l'hommemassifié. Dans un cas comme dans l'autre la

connaissance scientifique n'a pas d'odeur poli-

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tique les sciences sont d'autant plus puis¬santes qu'elles sont plus abstraites. Et l'on s'estainsi égaré en direction d'un Olympe mathéma¬tique, qui laisse seul et désemparé l'homme dechair et de sang. Le triangle et l'acier, les loga¬rithmes et l'énergie nucléaire, unis aux formesles plus abstraites du pouvoir économique, ontcréé finalement une machine diabolique dontles êtres humains sont devenus les rouages ano¬nymes et impuissants.

L'on peut déjà mesurer le terrible tribut quela conscience moderne a payé pour avoir banniles puissances archaïques de l'inconscient: larévolte des déités souterraines et leur ven¬

geance. Peuples dévastés par la technique,l'hystérie collective, l'angoisse généralisée, laviolence sadique et la drogue, qui n'est pas,comme on le croit naïvement, un problème dedélinquance.

Les vrais réalistes

En quoi consiste donc la dialectique des cultureset quel rôle, nous les nations pauvres cetteimmense majorité de peuples opprimés parl'avarice folle et la myopie de la banque univer¬selle et des nations riches , quel rôle pouvons-nous jouer dans un monde où règne l'injusticesociale et où des millions d'enfants meurent de

faim?

Alors que certains pays, comme le mien, ontdéjà parcouru la moitié du chemin qui noussépare d'elles, ne commettons pas la mêmeerreur que les grandes puissances industrielles.Le progrès, sans doute, mais éclairé par lesgrandes philosophies de l'existence et les prévi¬sions pleines de sagesse de ces penseurs qui, dèsle siècle dernier, préconisaient de resacraliser lanature et l'homme. Ni aliénation de l'être

humain par la superpuissance étatique, nimassification, ni villes géantes pour robots, nidestruction des cultures anciennes, ni centrali¬

sation, ni mépris pour les petites nationalités, siinfimes soient-elles, et surtout si elles sontinfimes.

Tout cela peut paraître une utopie qui ferasourire les prétendus réalistes. Mais si les «réa¬listes» sont ceux-là qui détruisent toute formede réalité, depuis la nature dans sa noblessejusqu'à l'âme des enfants et des adolescents, ilsemble sage de chercher la lumière chez ceuxqui croient impossible de vivre sans ces idéaux.Nous sommes tous conscients de la crise des

idéologies, mais cela ne signifie pas pour autantqu'il faille abandonner les grands idéaux deliberté, de justice et le caractère sacré de la per¬sonne humaine. C'est là que les pays «retardés»,dans lesquels l'homme n'a pas été totalementrobotisé, offre une culture salutaire. Comme

le dit Schopenhauer, dans une phrase reprisepar Nietzsche: «Il y a des époques de l'histoireoù le progrès est réactionnaire et la réactionprogressiste.» O 55

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Ruban sans fin

(1960-1961),

sculpture en granit

de l'artiste suisse

Max Bill.

56

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Une loi d'harmonie

par Vassilis Vassilikos

Mariant l'intuition et la raison,

les philosophes présocratiques

ont pensé le monde comme un

tout à la fois un et multiple,

où la pluralité des éléments

antagonistes est régie par une loi

d'harmonie.

AUX sources de la pensée universaliste, lesprésocratiques, cette pléiade de philo-i sophes qui vécurent sur les côtes de

l'Ionie antique, en Grèce et en Sicile, méritentplutôt la qualification de philosophes de l'Uni¬vers, ou philosophes des quatre coins (c'est-à-dire des quatre bouts du monde), ou encorephilosophes de l'infini.

Commençons par Alcméon, puisque sonnom commence par un A et qu'il a parlé le pre¬mier de l'importance du cerveau, le plus perfec¬tionné des ordinateurs. Elève de Pythagoredevenu vieux, il proclame que le cerveauhumain est un élément primordial. Bientôt, lesidées d'un autre philosophe présocratique,Démocrite, préfigureront la naissance du pre¬mier cerveau électronique et de la fission del'atome. Mais reconnaissons à Alcméon le

mérite d'avoir le premier défini au niveau occi¬dental le yin et le yang des Chinois, en disantque la dualité constitue l'essence de l'humainalors que l'«unicité» (c'est-à-dire l'un sans soncontraire) engendre la maladie. C'est sur la basede la dualité, l'«input» et l'«output», que sesont développés les ordinateurs.

Démocrite, avec Leucippe (on les a appelésles jumeaux), imagine la première hypothèseatomique. Il fut le premier à affirmer qu'iln'existe rien d'autre que des atomes et du vide.Son matérialisme dialectique, qui présentait lanature comme un tout aux parties liées les unesaux autres, trouve sa justification dans lesdécouvertes scientifiques de notre siècle, le sièclede l'atome, de la théorie de la relativité, et de la

mécanique quantique. Dans les années 20 et 30,à Copenhague, Born, Schrödinger, Kramers et 57

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Mercure

(homologue latin d'Hermès)

et son caducée, sur la

façade d'une maison à Melk,

en Autriche.

58

Vassilis Vassilikos,

écrivain et essayiste grec, aconnu l'exil sous la dictature

des colonels, entre 1967 et

1974. Il est l'auteur de

plusieurs romans, dont le

célèbre Z (Gallimard, 1972)

porté à l'écran par Costa

Gavras. Responsable de latélévision grecque de 1981 à1985, il vit actuellement à

Paris, où il a récemment

publié L'Hélicoptère (éd. duGriot, 1991).

Dirac firent des expériences selon la mécaniquequantique et la loi de l'indétermination, qui estfinalement la loi de la physique la plus opposéeaux idées de Platon sur l'organisation sociale età la logique d'Aristote.

Heraclite a introduit la notion de psychoso¬matique, qui s'est beaucoup développée à notreépoque. Mais une de ses positions essentiellesétait celle-ci: l'antithèse et l'antagonisme sontles causes du progrès et du développement. «Laguerre est la mère de toutes choses». Touts'écroule et se transforme, excepté la loi de latransformation. Et une opinion, paradoxalepour son époque, qui a devancé de beaucouples découvertes scientifiques modernes, étaitque, par périodes alternées, l'Univers meurt etse ranime. Qu'il n'a ni créateur, ni commence¬ment, ni fin dans le temps. Est-ce que la loi dela conservation de l'énergie en physique n'estpas la confirmation la plus nette que l'Universest infini et immortel ?

Quelques années après, Empédocle pressentla pérennité de la matière: «Hommes stupides,comment serait-il possible que quoi que ce soitprovienne de rien ? Le mouvement et l'immo¬bilité, la vie et la mort ne sont que deux faces dela même réalité». Ce n'est qu'au 18e siècle, deuxmille cinq cents ans plus tard, que Leibniz etLavoisier découvriront la loi de l'indestructibi-

lité de la matière. La science atomique contem¬poraine a calculé que si la durée de vie de cer¬taines particules de l'atome est extrêmementbrève, par contre, chaque électron, proton ouneutron existe depuis toujours. L'Univers estfait de ces matériaux de construction fonda¬

mentaux et il est certain que rien ne naît de rien.«Rien ne naît de rien et ce qui est a toujours étéet sera toujours», telles sont aussi les paroles deMélissos. «Il n'y a ni commencement ni fin»dit-il. «Rien ne s'en va, parce que rien n'estjamais venu». Mélissos est peut-être le moinsconnu de cette pléiade de présocratiques, maisil est essentiel. D'autres présocratiques préci¬sent cette notion de création continue: Phéré-

cyde de Syros dit que «l'eau naît du temps».

Un pluralisme naissant

Au début du 6e siècle avant Jésus-Christ, Thaïesse transporta en bateau à Milet et voyagea enEgypte avec l'intention de faire des études dansles temples de Thot, ou Hermès, dieu de laScience. A son retour, il stupéfia ses compa¬triotes en déclarant: «Le soleil et les étoiles ne

sont rien d'autre que des sphères de feu dedimensions colossales». Son disciple, Anaxi-mandre, pensait qu'à l'origine, le monde étaitune masse indifférenciée de substance primitiveet aride. Il expliquait que cette masse s'était peuà peu condensée, passant de l'état gazeux àl'état liquide, puis solide, et il soulignait le rôlequ'avait joué la température dans cette nais¬sance du monde. D'autres ont cherché à unifier

par les mathématiques l'explication du monde:Philolaos pensait que «tout est nombres. Sans lenombre, il n'y a rien de connaissable et de pen¬sable». Et pour lui, l'essence du nombre, saforce, est dans la dizaine.

Même souci chez les physiciens actuels.Werner Heisenberg dit à ce propos: «Il estpeut-être intéressant de remarquer que le pro¬blème de savoir si la matière originelle est l'unedes matières connues, ou quelque chose de dif¬férent, placé au-dessus d'elle, revient sous unenouvelle forme dans la physique moderne.Aujourd'hui, les physiciens essaient de trouver,comme les philosophes présocratiques l'ont faità leur époque, une loi fondamentale du mouve¬ment de la matière, une loi dont puissentdépendre mathématiquement toutes les parti¬cules élémentaires et leurs singularités.» «Cesont par conséquent, en dernière analyse, lesformes mathématiques qui remplacent les corpsréguliers, à peu près selon le même processusque celui des pythagoriciens, selon lequel onpeut tirer des vibrations harmoniques enréglant différemment la tension des cordes».Pour Pythagore, «les nombres sont les élémentspremiers de la nature.»

Thaïes, «le premier astrologue qui prédit leséclipses du soleil et expliqua les solstices», fut lefondateur d'une tradition nouvelle de la pensée

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,5

íij '*fHl

Statuette en bronze à

l'effigie de Thot, ancienne

divinité lunaire des

Egyptiens ici représentée

en babouin, et que les Grecs

identifiaient à Hermès

(7'-6e siècle av. J.-C).

libre, nous dit Karl Popper. L'attitude critiquedu disciple à l'égard de la doctrine du Maîtredevient un élément de la philosophie dansl'école Ionienne. Thaïes était capable de sup¬porter la critique et de l'encourager. C'était unenouveauté. Cela représentait une fissure dans latradition de la doctrine unique de l'école etl'introduction d'un pluralisme de doctrines, quiconduit nécessairement à prendre conscienceque nos tentatives pour saisir et expliquer lavérité ne sont pas définitives, mais ouvertes àl'amélioration. Notre connaissance, notre doc¬

trine sont conjoncturelles. Et Karl Popperconclut: «A part les pythagoriciens, tous lesphilosophes présocratiques admettent une atti¬tude critique, un conflit ouvert, sans qu'il y aitrisque d'anathème, de bûcher pour les héré¬tiques, d'ostracisme pour celui qui n'est pasd'accord. Et c'est un des bénéfices les plusimportants que nous apporte l'étude des préso¬cratiques.»

La voie du dialogue

Parménide n'est pas seulement le physicien quia dit: «Tout vient de la Nécessité: la terre, le

soleil, la lune, l'éther commun à tous, la VoieLactée et la chaude force des étoiles»"", mais

aussi un poète, qui a écrit: «Partout (Eros) sus¬cite l'enfantement odieux et l'union, poussant lafemelle vers le mâle pour s'unir à lui.» Mêmesouci d'unité chez Anaxagore: «Le visible estl'aspect de l'invisible», «l'esprit commande àtout» et «ce qui devait être, ce qui était et n'estplus, tout ce qui est maintenant et tout ce qui se

Le philosophe et savant

grec Heraclite d'Éphèse

(v. 576- v. 480 av. J.C.).

Gravure anonyme,

ir-18' siècle.59

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Empédocle, philosophe grec (v.490-v.435 av. J.-C). Gravure du 17* siècle.

60

produira, tout cela, l'esprit l'a connu et l'a dis¬posé dans un bel ordre par sa rotation»; et chezXénophane: «La vaste mer a engendré les eaux,les vents et les fleuves»; enfin, chez Anaxi-

mandre: «Le chaud s'est séparé du froid à lanaissance du monde et a formé autour de l'air

de la planète, comme l'écorce autour de l'arbre,une sphère brûlante. Et la sphère, se divisant endeux, a formé deux sphères, celle du froid etcelle de la chaleur issue de la matrice, lors de lanaissance du monde.»

Les idées des présocratiques semblent doncdes intuitions étonnantes des théories de la

science expérimentale moderne. Karl Popperconclut son étude en ces mots: «Après les pré¬socratiques, l'humanité a sombré dans la tor¬peur hivernale du Moyen Age. Jusqu'à notreépoque, où Einstein, avec ses découvertes sur lemouvement, la masse, l'énergie et le temps, aoffert une image nouvelle du vieil Univers. Laphilosophie présocratique nous montre la voiedu dialogue, d'où peut provenir la vérité, alorsque les religions dogmatiques et les idéologiesrigides sont des monologues où un seul interlo¬cuteur a la parole, celui qui pense avoir lemonopole de la vérité. Mais un tel monopole nepeut plus exister. Comme dit le grand Oppen-heimer, la notion de complémentarité, quicaractérise la structure atomique et les quanta,suppose qu'on reconnaît que deux descriptionsdifférentes d'une expérience sont égalementvalables, indispensables, bien qu'inconci¬liables.» Et j'ajouterais: de même pour la loid'indétermination.

Les philosophes présocratiques ont été desinvestigateurs de l'Univers, et pas seulement dela Terre. La guerre des étoiles serait aujourd'huile champ de leurs recherches. Comme le faitremarquer un chercheur américain, «la psycho¬logie de l'homme du commun au 20e siècle nediffère guère, dans ses grandes lignes, de celled'un commerçant du 16e siècle, ou d'un paysandu 14e siècle, même s'il a une voiture et une

télévision. A l'avenir, on restera stupéfaitdevant la faille qui sépare les connaissances denotre époque des conceptions anachroniquesque nous avons héritées du Moyen Age. Cettedistance est l'une des causes de notre crise

actuelle, matérielle et psychologique. Un bonexemple de rectitude dans le jugement et laméthode, nous le trouverons au siècle d'or des

présocratiques grecs, au temps où la philoso¬phie signifiait pensée scientifique».

Et aussi, dirais-je, au temps où la techno¬logie ne se ramenait pas aux capacités d'unordinateur. L'homme ne peut pas vivre sansintuition. Tous les grands savants, comme tousles astronautes, se sont réfugiés dans la poésiepour décrire le miracle qu'ils voyaient. Et c'estjustement cette poésie, en même temps que laconnaissance scientifique, que nous offrent lesphilosophes présocratiques. O

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Deux usagesdu monde

par Wang Bin

La chrétienne et la chinoise: deux

traditions de pensée qui sont à

l'opposé l'une de l'autre. Raison

de plus pour approfondir le

dialogue et mieux penser

l'universel de demain.

Ci-dessus, Confucius

(v. 551- v. 479 av. J.-C),

aquarelle chinoise du

18* siècle. A droite, la

naissance d'Eve (1183),

illustration du Livre des

Oiseaux, manuscrit enluminé

du 12a siècle.

QUELLE est (au-delà des considérationspurement religieuses) la différence entreles traditions chrétienne et chinoise,

telle est la question épineuse à laquelle je vou¬drais tenter de répondre en étudiant les modesde pensée des deux civilisations. Je serai ainsiamené à évoquer un certain nombre de phéno¬mènes extra-religieux étroitement liés au chris¬tianisme mais notoirement absents de la penséechinoise. J'essaierai de montrer comment cesphénomènes différencient les deux cultures et,qui plus est, éclairent le rôle du christianismedans l'histoire des idées et la pensée universelle.

La notion de divinité transcendante

s'impose dès lors que l'homme se dissocie men¬talement du monde sensible pour élaborer unsystème d'interprétation répondant au mystèrede la nature. A cet égard, ce qui surprend un 61

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Saint François, fresque

peinte par Cimabue (1240)

dans la basilique

Saint-François d'Assise,

en Italie.

lecteur chinois de la Bible n'est pas tant l'imagede Dieu que l'idée, si étrangère à la mentalitéchinoise, d'un «pacte» entre l'homme et Dieu.En effet, on lit dans la Genèse que l'homme,créé par Dieu, s'est éloigné de lui en commet¬tant le péché originel et ce n'est pas trop desefforts de toute une vie pour mériter d'êtreréuni à la divinité dans l'autre monde. Le pactede l'homme avec Dieu est le gage de cetteréconciliation, mais il suppose aussi quel'homme est mentalement séparé du Vrai, duBien et du Beau, du monde extérieur créé par

r «V ÎX- ,'

62

Wang Bin, de Chine, estprofesseur de langue et deculture à l'université de

Canton. On lui doit plusieursanalyses comparatives descultures chinoise, japonaiseet européennes. Parmi ses

nuvres récentes, signalonsItalian Cappuccino and aChinese Tea Drinker: an

Encounter of Two

Imaginations («Lecappuccino italien et le

buveur de thé chinois: la

rencontre de deux

imaginaires», 1990).

Dieu et qui lui appartient. Cela dit, Dieuencourage l'homme à conquérir le mondevisible en exerçant sa domination «sur les pois¬sons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur

tous les animaux qui se meuvent sur la terre».(Genèse, 1, 28)

Dépouillé de son contenu doctrinal, cepacte révèle une conception du monde extrê¬mement ancienne dont le modèle remonte à la

Grèce antique et qui constitue un véritable filconducteur entre la pensée païenne et la philo¬sophie occidentale contemporaine. Les deuxprincipes de base en sont d'une part la coupureinitiale entre l'homme (l'observateur) et lemonde (objet de son observation) et, de l'autre,

une volonté constante de retrouver une impos¬sible unité entre l'homme et le monde, uniond'autant plus inaccessible qu'en dernière ana¬lyse l'homme est également coupé de lui-mêmeen tant que son propre sujet d'étude. C'est làun postulat philosophique fondamental del'Occident qu'aucune révolution n'a jamaisvraiment remis en cause.

Il se trouve que la pensée chinoise procèded'une démarche exactement inverse. Les deux

grands penseurs de la Chine, Lao Tseu etConfucius, ont en commun la même concep¬tion initiale de l'homme inséré dans l'univers,

autrement dit le cosmos pour les taoïstes et lasociété pour les confucéens. (C'est peut-êtrepour cela que le taoïsme est surtout une sourced'inspiration artistique alors que le confucia¬nisme se préoccupe avant tout de politique etde morale.) Cette conception de l'hommeintégré à l'univers s'est imposée à travers lesgénérations et a survécu à bien des révolutions:aujourd'hui encore, la grande ombre de LaoTseu et celle de Confucius continuent d'ins¬

pirer la pensée des Chinois, de définir le cadrede leur imagination.

Transcendance

ou immanence?

Confronté à la pensée occidentale, un Chinoisaura tendance à apprécier la pensée grecque et àrejeter la tradition chrétienne, sans tenir comptedu processus intellectuel qui a permis la transi¬tion de l'une à l'autre. Un Chinois d'aujour¬d'hui peut comprendre les passages de la Biblequi encouragent l'homme à conquérir la nature.Mais le clivage initial évoqué plus haut va beau¬coup plus loin et a des implications qui sonttotalement étrangères à la mentalité chinoise.Par exemple, une interrogation persistante sur lesens ontologique de l'existence; une exigence dela preuve, scientifique ou religieuse, qui, au-delàde l'individualisme moderne, s'enracine histori¬

quement dans le sentiment chrétien de l'âmeresponsable devant Dieu; le défi de l'homme àDieu qu'illustre entre autres l'histoire de Job; le«Je pense donc je suis» cartésien; la transitionlogique de l'égalité devant Dieu à l'égalitédevant la loi: la tradition contractuelle qui liedeux parties: Dieu et ses créatures, un roi et sessujets, l'Etat et les citoyens, etc. Pour appré¬hender de tels concepts, le penseur chinois doits'imposer un changement radical de perspective.

La foi chrétienne n'implique pas seulementla nostalgie d'une unité perdue, mais aussi unsens de la transcendance sans lequel l'espoir deréunion avec Dieu dans l'autre monde serait

inconcevable.

Ce concept occidental de la transcendance estfréquemment utilisé par les spécialistes chinois etles sinologues occidentaux pour «expliquer» letaoïsme. Ce glissement abusif de sens, très cou¬rant chez les intellectuels chinois d'aujourd'hui,

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<30

jj

.?

Ascète en méditation,

peinture sur soie de l'époque

Yuan, 13' siècle.

I

omet tout simplement de préciser un pointcapital: la «transcendance» à la chinoise, c'est-à-dire dans la perspective de l'homme intégré àl'univers, n'a pas du tout la même significationque dans la tradition occidentale.

Pour le chrétien, la transcendance a l'indi¬

vidu (son âme) pour objet et pour finalité. Elleva au-delà de l'expérience sensible pouratteindre Dieu ou une vérité absolue dans

l'autre monde. C'est la trajectoire d'accomplis¬sement de l'individu, tendu vers l'infini. Pour le

Chinois, au contraire, la «transcendance»

consiste à oublier son individualité pour sefondre dans le cosmos ou la société. On atteint

ainsi l'état de parfaite harmonie avec le monde,qui permet à l'homme de saisir la vérité absoluepar l'intermédiaire de ses sens et de la raisonintuitive. Autrement dit, pour le Chinois lavérité réside ici-bas tandis que pour le chrétienelle se situe dans un au-delà. Deux conceptionsdonc radicalement différentes de la vérité, en

dépit de certaines similitudes.Cette différence est flagrante quand on

aborde le problème de la création artistique.Depuis Platon, tous les grands théoriciens occi¬dentaux de l'art et de la littérature attribuent à

l'inspiration une origine divine ou surnaturelle.Certains modernes y voient l'émergence desforces irrationnelles du subconscient, par oppo¬sition au moi rationnel, mais cela ne fait querépéter à l'échelle du microcosme humain lafracture originelle entre l'homme et Dieu. Dansles deux cas, on postule un mouvement trans¬cendant d'un pôle à un autre. La modernitéprétend trouver la vérité dans la vie même, en ladépouillant des souillures et des déformationsde la civilisation, mais cette vérité pure demeuretranscendantale.

Une telle théorie est à l'opposé de la tradi¬tion chinoise, qui ignore le mot inspiration, tantcette notion est éloignée de notre expériencespirituelle et intellectuelle. Certains auteurs chi¬nois n'en décrivent pas moins l'état d'illumina¬tion qui s'empare brusquement de l'artistequand il y a harmonie totale entre lui et sonsujet.

Des spécialistes de littérature comparée, peusensibles aux distinctions philosophiques, ontcru pouvoir établir un parallèle commode avecl'«expressionnisme» et la notion occidentaled'«empathie». Mais l'expressionnisme chinois,si l'on peut ainsi parler, met l'accent surl'échange réciproque et constant entre le sujetet l'objet au sein d'un même univers où ils neforment plus qu'un tout. Dans un cas, l'inspira¬tion découle de la transcendance de l'être et

dans l'autre de l'immanence du cosmos.

Mettons côte à côte par exemple un primitifitalien et un paysage au lavis chinois. L'amateuroccidental, constatant que le peintre chinois achoisi de représenter de minuscules person¬nages noyés dans la masse des rochers et de la 63

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végétation, croira y lire un refus, tout oriental,de l'individualité. Inversement, le Chinois sera

troublé par l'auréole qui nimbe le doux visaged'une madone médiévale et verra dans ce motif

stéréotypé un témoignage de la superstitionoccidentale. Si seulement on pouvait recon¬naître de part et d'autre que pour goûter labeauté secrète d'une autre civilisation, il faut

faire l'effort de changer de perspective et aussid'imagination! Cela dit, du point de vue chi¬nois, la transcendance chrétienne suscite une

interrogation qui va bien au-delà d'une simpledissemblance esthétique.

En effet, on ne saurait exagérer l'importancequ'a eue la notion chrétienne de transcendancedans l'histoire de la philosophie occidentale etdans la genèse de la pensée moderne. S'interro-geant dans la Critique de la raison pure sur lesfondements du savoir scientifique moderne,Kant nie la possibilité d'une connaissancetranscendante, c'est-à-dire qui dépasse leslimites de l'expérience. Une telle connaissanceest la prérogative du noumène, la chose en soiou, pour les chrétiens, Dieu. Mais dans la Cri¬tique de la raison pratique, Kant constate qu'onne peut penser la morale, et en particulier laliberté humaine, sans se référer à une réalité

transcendantale. Et il énonce le principe fameuxselon lequel l'homme est toujours une fin et nepeut jamais être un moyen. C'est à partir de ceraisonnement sur la nécessaire transcendance

que les penseurs modernes ont élaboré diversesthéories de la liberté humaine qui constituent lapierre angulaire de la philosophie politique enOccident. Mais peut-on comprendre l'«impé-ratif catégorique» de Kant si l'on n'a pas le sensde la transcendance? On voit par là que latranscendance au sens chrétien du mot, quiimprègne depuis deux millénaires la pensée del'Occident, a des répercussions dans le mondeactuel qui vont bien au-delà de la sphère pro¬prement religieuse.

Ce qui est et ce qui doit être

L'impact de la transcendance sur la genèse de lapensée scientifique est tout aussi important, carc'est cette ouverture sur l'infini qui agit commeun aiguillon de l'imagination et de l'inventivitéhumaine. Sans aller jusqu'à prétendre commecertains que l'esprit chinois est plus ouvert àl'innovation technologique qu'à la science pure,il faut reconnaître que cette affirmation n'estpas totalement dénuée de fondement, dans lamesure où l'esprit scientifique a pour origine latranscendance autant que l'abstraction. Mal¬heureusement, on a tendance en Chine à

confondre aujourd'hui science et technologiedans la conversation et les médias, de mêmequ'on identifie religion et superstition.

Le Chinois qui étudie la civilisation occiden¬tale est souvent confronté à une distinction

incompréhensible à ses yeux entre le moraliste

et l'intellectuel, qui correspond à celle établiepar Matthew Arnold entre «l'influence desHébreux et celle des Grecs». Cette simpli¬fication excessive laisse à penser que l'esprit grecest tourné vers «ce qui est» alors que la penséejudéo-chrétienne comme celle de Confucius sepréoccuperait essentiellement de «ce qui doitêtre». Il me semble pour ma part que la curiositépour «ce qui est» appartient tout autant à la tra¬dition chrétienne qu'à l'héritage hellène.

Comme la «substance» d'Aristote, Dieu se

définit en tant que catégorie par une triple anté¬riorité: antériorité de la connaissance, puisqu'ilest la vérité absolue, l'origine et la fin de touteconnaissance; antériorité de définition, puisqueDieu constitue l'unique sujet logique, le restede l'univers étant formé de ses créatures ou

attributs; antériorité dans le temps, enfin,

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puisque Dieu est le seul être indépendant desautres et qui les détermine tous. Si l'on refuse cetriple postulat épistémologique, logique etontologique, les notions chrétiennes de charitéet d'amour sont vides de sens.

Les intellectuels chinois d'aujourd'hui sontimpressionnés par la dimension morale (la cha¬rité) du christianisme et par son bilan intellec¬tuel, mais beaucoup rejettent l'idée du Dieuchrétien comme entachée de superstition.Depuis une dizaine d'années, on parle beaucoupde «transformer les schemes de pensée tradi¬tionnels», mais il apparaît que ces «schemes depensée» renvoient surtout aux idées écono¬miques, politiques ou morales. On prétend rem¬placer les idées chinoises par des concepts occi¬dentaux sans se préoccuper trop de la traditionintellectuelle qui sous-tend ces concepts, ce qui

Zen

(81x66cm, technique

mixte sur toile, 1991) du

peintre français

Jean-Pierre Bourquin.

aboutit à une situation paradoxale où le «sino-centrisme» côtoie l'occidentalisation forcenée.

Contradiction inévitable après trois millénairesd'une civilisation qui n'a jamais connu de préoc¬cupations épistémologiques.

Certes, la chrétienté a subi elle aussi le jougde «ce qui doit être» pendant les quelque dixsiècles où l'Eglise a dominé l'Occident sanspartage, monopolisant l'interprétation des Ecri¬tures et imposant l'orthodoxie par la terreur. Lagrande rupture de la Réforme, c'est d'avoirdénié à l'Eglise son rôle d'intercesseur entrel'homme et Dieu. Sitôt que l'homme est direc¬tement confronté à «ce qu'il croit», il peut sesentir libre de s'intéresser à «ce qui est». Il afallu cette libération intellectuelle et spirituellepour que la mentalité capitaliste et la moraleprotestante puissent asseoir les fondations d'unmonde nouveau. Ce qui appelle deux observa¬tions qui complètent l'analyse du protestan¬tisme selon Max Weber. D'abord, la réhabilita¬

tion de «ce qui est» passe par la séparation entrel'homme et Dieu, scission qui, après avoir été àl'origine d'une véritable révolution religieuse, adonné naissance à Pépistémologie moderne,laquelle a fini par contester à son tour la tradi¬tion religieuse dont elle est issue. Ensuite, toutefoi ou doctrine, quelle que soit son excellence,est condamnée à dépérir dès lors qu'elle s'insti¬tutionnalise et utilise son autorité pour entraverla liberté de penser. A long terme, c'est donc lacondamnation historique de toutes les institu¬tions de type autoritaire.

L'universel

Dire que le christianisme remet en cause la tra¬dition chinoise n'équivaut nullement à recon¬naître au christianisme, ou à l'Occident, une

supériorité universelle, car cela reviendrait àignorer la grandeur passée et peut-être futurede la Chine. Y a-t-il d'ailleurs un universel?

c'est là une question délicate, du type «Qu'est-ce que Dieu?» ou «En quoi consiste LAvérité?» Mieux vaut sans doute parler d'unitédans la diversité, en sachant qu'unité n'est pasplus synonyme de conformisme que diversitéde simple juxtaposition d'éléments séparés.C'est donc un objectif difficile à atteindre quipasse par l'ouverture mutuelle à des réalités et àdes perspectives étrangères, et par la découvertepermanente de la complémentarité dans l'alté-rité pour aboutir à une meilleure compréhen¬sion de soi. Cela implique un mouvement dia¬lectique de confrontation pour amener chacunedes deux parties à reconnaître et accepter destraditions et des modes de pensée qui lui sontétrangères. Même si la communication peutsembler difficile aujourd'hui, le défi demeure,et c'est à nous qu'il appartient de concrétiser lespossibilités qu'il nous offre. C'est en ce sensque j'ai voulu dire que le christianisme est uneremise en cause de la pensée chinoise. O 65

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L'appel duvisagepar Emmanuel Lévinas

Le visage d'autrui comme

exigence éthique, telle est

pour le célèbre philosophe,

l'expérience fondamentale.

La rencontre du visage

LA pensée éveillée au visage de l'autrehomme n'est pas une pensée de..., unereprésentation, mais d'emblée une pensée

pour..., une non-indifférence pour l'autre, rom¬pant l'équilibre de l'âme égale et impassible dupur connaître, un éveil à l'autre homme dans sonunicité indiscernable pour le savoir, uneapproche du premier venu dans sa proximité deprochain et d'unique. Visage avant toutexpression particulière et sous toute expressionqui, déjà contenance donnée à soi, cache la nuditédu visage. Visage qui n'est pas dé-voilement maispur dénuement d'une exposition sans défense.Exposition comme telle, exposition extrême àla mort, la mortalité même. Extrême précaritéde l'unique, précarité de l'étranger. Nudité depure exposition qui n'est pas simplementemphase du connu, du dévoilé dans la vérité:exposition qui est expression, premier langage,appel et assignation.

Visage qui ainsi n'est pas exclusivement laface de l'homme. Dans Vie et destin de Vassili

Grossman (troisième partie, chapitre 23), il estquestion d'une visite que rendent à la Lou-bianka à Moscou les familles ou les femmes ou

les parents des arrêtés politiques et qui viennentaux nouvelles. Une queue est formée aux gui¬chets, queue où les uns ne voient que le dos desautres. Une femme attend son tour: «Jamais(elle) n'avait pensé que le dos humain peut êtreà ce point expressif et transmettre d'une façonaussi pénétrante des états d'âme. Les personnesqui approchaient du guichet avaient une façonspéciale d'étirer le cou et le dos, les épaules rele¬vées avaient des omoplates tendues comme pardes ressorts et semblaient crier, pleurer, san¬gloter.» Visage comme l'extrême précarité del'autre. La paix comme éveil à la précarité del'autre.

Car dans cette extrême droiture du visage et

dans son expression, assignation et demandequi concernent le moi, qui me concernent.Dans cette extrême droiture son droit sur

moi. La demande qui me concerne comme moihuile sur bois, est la circonstance concrète où ce droit signifie.

Petit

autoportrait,

Rembrandt

(v. 1655),

marque le commencement

de l'humain.

Comme si la mort invisible à laquelle fait face levisage d'autrui était mon affaire, comme si cettemort me regardait. Dans ce rappel de la respon¬sabilité du moi par le visage qui l'assigne, qui ledemande et le réclame, autrui est le prochain.

En partant de cette droiture du visaged'autrui, nous avons pu écrire autrefois que levisage de l'autre dans sa précarité et son sans-défense, est pour moi à la fois la tentation detuer et l'appel de la paix, le «Tu ne tueraspoint». Visage qui déjà m'accuse, me soup¬çonne, mais déjà me réclame et me demande. Ledroit de l'homme est là, dans cette droiture

d'exposition et de commandement et d'assigna¬tion, droit plus ancien que toute collation dedignité et que tout mérite. La proximité du pro¬chain la paix de la proximité est la res¬ponsabilité du moi pour un autre, l'impossibi¬lité de le laisser seul face au mystère de la mort.Ce qui, concrètement, est la susception demourir pour l'autre. La paix avec autrui vajusque là. C'est toute la gravité de l'amour duprochain, de l'amour sans concupiscence.

Paix de l'amour du prochain où il ne s'agitpas comme dans la paix du pur repos de seconfirmer dans son identité, mais de mettre

toujours en question cette identité même, saliberté illimitée et sa puissance.

Emmanuel Lévinas, de France, est un des philosophesmajeurs de ce temps. Sa pensée, à la croisée de la

tradition juive et de la phénoménologie allemande, afécondé une part importante de la réflexion

contemporaine. Il est l'auteur d'une vingtained'ouvrages, notamment Ethique et infini (Fayard, 1982),Humanisme de l'autre homme (Fata Morgana, 1975) etEntre-nous Essais sur le penser-à-l"autre (Grasset,1991).

67

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mm.

ACTION/UNESCO

LE TOUR DU MONDE

EN 80 HEURES...

À VÉLOMontréal (Canada) accueille du 13 au

17 septembre 1992 la premièreconférence mondiale sur le vélo.

Pendant 80 heures, 700 participantsplanificateurs, décideurs ou

simples cyclistes provenant de 30

pays feront le point sur la situation de

la bicyclette ctens le monde. Avec un

parc de 800 millions d'unités, le vélo

reste le véhicule individuel le pluspopulaire de la planète. Propre,économique, plus rapide que lavoiture, l'autobus et même le métro, ilest fait pour la ville, mais celle-ci n'est

pas toujours faite pour lui. Ateliers,conférences et tables rondes

aborderont les problèmes Nés à

l'intégration de la bicyclette dans les

politiques de transport des grandesvilles du monde. Parrainée par

I'Unesco et le Programme des NationsUnies pour l'environnement, cette«Conférence vélo mondiale» se

présente, face au stress, à lapollution et aux encombrements de la

vie urbaine, comme «un tour de rouedans la bonne direction».

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NAVIRE BIENVENU

Quelqu'un aurait-Il un navire de

recherche prêt à partir pour

l'Antarctique? Océanographes etclimatologues du monde entierseraient heureux d'en profiter pourmesurer le courant circumpolaireantarctique.

L'absence de mesures concernant

les transports thermiques de cecourant qui relie les océans Pacifique,Indien et Atlantique reste, en effet,

une des lacunes du programme derecherche sur la circulation océaniquemondiale (WOCE), la plus grandeétude scientifique jamais entreprisesur l'océan et son influence sur le

climat. Celle-ci est menée dans le

cadre du programme de recherche sur

le climat planétaire lancé en 1979 par

l'Organisation météorologique

mondiale et le Conseil international

des unions scientifiques. Plus de 40

pays y participent à l'aide de naviresde recherche, de bouées dérivantes,de satellites et autres instruments de

collecte de données. Les navires

marchands coopèrent également àces opérations de mesure.

Malheureusement, certaines régionsocéaniques à l'écart des routes

commerciales demeurent inexploitéessur le plan de l'information

scientifique.

Le programme WOCE profitera àde nombreuses activités marines

navigation, pêche, exploration et

forages pétroliers au large. Ilpermettra aussi de mieux évaluer

l'incidence climatique des activitéshumaines et de l'effet de serre

provoqué par l'accumulation de gazdans l'atmosphère. Ses conclusionsserviront à la mise en du

Système mondial d'observation de

l'océan (GOOS), dont l'étude estcoordonnée par la Commission

océanographiqueintergouvemementale de I'Unesco.

PREMIERE CONFERENCE

NORD-SUD SUR

LE GÉNOME HUMAINInclure les pays en développement

dans le Projet du génome humain estessentiel si on veut permettre à unegrande partie de la populationmondiale de bénéficier de ses

résultats. Tel était le propos de la

première conférence Nord-Sud sur le

génome humain qui s'est tenue du 12au 15 mai dernier à Caxambu (Brésil),sous l'égide de I'Unesco et enprésence de quelque 300 spécialistes

du monde entier. Le Projet du génomehumain, un des plus ambitieux de la

coopération scientifique

internationale, doit permettre

d'identifier tous les composants de

nos gènes. Ses retombées,notamment pour le traitement des

maladies génétiques, serontconsidérables. En raison de son coût

élevé et des techniques très avancées

dont il est tributaire, il se poursuit

exclusivement dans les pays

industrialisés. L'Unesco envisaged'organiser des conférencesanalogues en Asie et en Afrique.

L'UNESCO FAIT REVIVRE

LES MÉTIERS D'ARTAfin d'éviter que la production en série

d'objets usuels ne fasse

définitivement disparaître l'artisanat

traditionnel, I'Unesco se prépare à

lancer une campagne pour améliorerl'image des métiers d'art dans l'esprit

des élèves, des maîtres et des

parents. Des classes d'enfants âgésde 10 à 12 ans seront retenues dans

six pays d'Europe, d'Amérique latine,des Caraïbes, des Etats arabes,

d'Afrique et d'Asie pour présenter uneou plusieurs formes d'artisanat

verrerie, vannerie, dentelle,

céramique , choisies pour leur

intérêt historique et culturel ou leur

valeur universelle. Pendant quatre

mois, les élèves se verront proposer

des travaux pratiques en atelier et desvisites de centres d'artisanat. Ils

devront tenir un cahier dans lequel Ils

évoqueront l'histoire du métier qu'ilsétudient, ses techniques, son

esthétique, sa place dans la viemoderne. Ces cahiers, Illustrés de

dessins et de photos, accompagnésle cas échéant de courts films vidéos,

seront échangés par les paysparticipant au projet, puis diffusés àtravers le monde avec le concours de

I'Unesco.

SUR LES TRACES DE

GENGIS KHAN

La quatrième expédition scientifiquede I'Unesco sur les Routes de la soie

traversera une des régions les plus

reculées de la Mongolie. Une

soixantaine d'experts mongols et

étrangers linguistes, ethnologues,anthropologues, archéologues et

ethnomuslcologues parcourront

4 000 km de pistes en voiture, en

autocar, à cheval ou à dos de

chameau, et passeront huit ou neuf

nuits dans des yourtes, tentes enpeau traditionnelles des nomadesd'Asie centrale.

L'expédition partira le 13 juillet deKobdo, au c du massif de l'Altaï,

en Mongolie occidentale, et

progressera vers l'est le long de

l'ancienne route commerciale qui

reliait l'Occident à la péninsule

coréenne et au Japon. Après avoirtraversé le désert de Gobi et visité

l'ancienne capitale, Khar Khorin, elle

achèvera son périple à Oulan Bator,

où se tiendra, du 3 au 5 août, un

grand séminaire sur «Les nomades del'Asie centrale et les routes de la

soie».

La chaîne de l'Altaï, point de

départ de l'expédition, est le berceau

du peuple mongol et des langues

altaïques une bonne quarantaine,

dont le turc, le mongol et le manchu-

tungus langues parlées par plus

de 90 millions d'individus. On y trouveune tradition musicale d'une

extraordinaire pureté, ainsi que des

instruments uniques au monde. o

Le directeur général

de I'Unesco dessine

pour les lecteurs du

Courrier les grands

axes de sa réflexion et

de son action.

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APRES R I O

Une alliance planétaireLE courage, c'est quand on a le choix», a déclaré, après

plus de quatre ans d'une abominable captivité, le jour¬naliste nord-américain Terry Anderson. Nous, nous avonsle choix. Mais avons-nous le courage? C'est la grande ques¬tion qui s'est posée à la Conférence des Nations Unies surl'environnement et le développement, réunie à Rio deJaneiro (Brésil) du 3 au 14 juin dernier. Sommes-nous, ounon, capables d'établir de nouvelles priorités, de réduire lesarmements au profit du développement humain et de l'aideaux plus démunis, de parcourir, contre tous les obstacles etles habitudes, le chemin qui mène de la civilisation de laguerre à une civilisation de la paix?

Cinq cents ans après la première rencontre entre l'ancienet le nouveau monde, nous découvrons enfin que le mondeest un. Nous commençons à comprendre que les précieusesressources de cette Terre ne doivent être ni accaparées, niexploitées au mépris des équilibres naturels et des intérêtsd'autrui, que notre avenir commun est suspendu à l'instau¬ration d'une nouvelle approche du développement auniveau planétaire, d'un nouveau rapport à l'environnementet à autrui. Nous avons le devoir de faire en sorte que cettedécouverte se traduise par la conclusion d'un pacte solennelentre les nations et d'un engagement personnel de tous leshabitants de la planète. Il n'y a plus de simples spectateurs;chacun est acteur. Nous n'avons plus à décrire l'histoire,mais à l'écrire. Et c'est par les comportements concretsqu'on écrit l'histoire, et notamment celle d'un devenir pluséquitable de la condition humaine.

UNE CULTURE DU DEVELOPPEMENT DURABLE

Nous devons jeter les bases d'une culture du développe¬ment durable fondée sur une nouvelle économie écologique,d'un partenariat à l'échelle mondiale qui assure l'habitabilitéfuture de la planète et le bien-être de tous ses habitants.Notre génération porte une responsabilité éthique uniquedans l'histoire de l'humanité puisque ses choix vontconditionner le sort des générations futures. Principauxcontractants de la dette environnementale, les pays indus¬trialisés devraient contribuer le plus largement à réparer lesatteintes à l'environnement mondial et prendre des mesurespour aider les pays moins nantis à s'assurer un développe¬ment humain durable. Ces atteintes risquent d'être irréver¬sibles, aussi devons-nous agir dès maintenant, si nous nevoulons pas hypothéquer les droits des générations sui¬vantes. Voici le défi auquel nous sommes confrontés.

Un défi de cette ampleur exige une alliance entre lesgouvernements, les organisations internationales, les organi¬sations non gouvernementales, les associations scientifiques,les groupements professionnels et les particuliers. Quantaux Nations Unies, leur rôle est essentiel, puisqu'il leurincombe de coordonner et d'exécuter les mesures arrêtées à

Rio. Et dans le cadre de l'effort concerté du système desNations Unies, l'UNESCO apportera la riche contributionque permet la diversité de ses domaines de compétencel'éducation, la science, la culture et la communication.

L'éducation, à tous les niveaux et de tous les types, sco¬laire et extra-scolaire, sera le moteur du développementdurable en ce qu'elle accroîtra les connaissances et formerales compétences et aptitudes requises. Freiner la croissancedémographique, améliorer les conditions de la vie urbaine etrurale, stimuler la croissance économique, tout cela dépendde l'accès au savoir, de sa transmission et de son partage.

L'action d'éducation, d'information et de sensibilisationnotamment à l'échelon local englobera l'environnementet le développement, les problèmes mondiaux, le rôle desfemmes dans le développement, la planification des nais¬sances, les soins à l'enfance, etc.

La science est, naturellement, au cnur du processus. Plusque jamais, il est indispensable que les responsables poli¬tiques disposent de données scientifiques rigoureuses pour laprise de décision, que le scientifique et le politique s'accor¬dent. Les mesures prises à Rio devront s'accompagner d'uneappréciation scientifique permanente des problèmes, desévolutions possibles et des solutions envisageables. Il estessentiel de surveiller systématiquement, sur une longuepériode, l'état de l'environnement et celui du développementhumain. A cet égard l'UNESCO ne se dérobera pas à ses res¬ponsabilités, qu'il s'agisse de mobiliser les scientifiques ou defournir une assistance technique aux Etats.

La culture, enfin, a sa place dans ce programme. Qui ditdéveloppement durable, dit développement humainexprimant la féconde diversité des cultures et des individus.Les activités de la Décennie mondiale du développement cul¬turel et de la Commission mondiale sur le culture et le déve¬

loppement auront une importante contribution à apporter àla mise en des conclusions de la Conférence de Rio.

Les problèmes complexes que posent l'environnementet le développement requièrent des solutions fondées surune démarche interdisciplinaire et intersectorielle. Parl'envergure de son mandat, l'UNESCO est particulièrementbien placée pour tester et promouvoir l'approche intégréede ces problèmes. Et sa vocation est de prêter sa voix à ceuxqui n'en ont pas: les plus pauvres, les plus ignorants, les plusisolés et, surtout, ceux qui sont à naître.

UN CONTRAT MORAL

La Conférence ne pouvait pas résoudre les problèmes quinous préoccupent d'un coup de baguette magique, mais elleaura marqué un tournant, celui du «changement mondial»de notre attitude à l'égard de l'environnement et du déve¬loppement, ainsi que de la pauvreté, de l'analphabétisme, dela maladie et de la surpopulation. Elle aura scellé un contratmoral assez fort pour vaincre les puissants intérêts écono¬miques en jeu, de façon à donner aux générations présentesles moyens de défaire le mal qui a été fait et à assurer auxgénérations futures le respect du droit de tous les hommesde naître «libres et égaux». Dorénavant, nous sommes touscomptables de nos actes ou de notre inaction. Il nousfaut donc un nouveau système de comptabilité, qui trans¬cende l'économisme.

Aurons-nous le courage de frayer un chemin nouveaupour l'avenir de l'espèce humaine? Aurons-nous la sagessed'accepter de payer le prix de la paix comme nous avons supayer combien cher! le prix de la guerre? Oui, si lespays les plus avancés entreprennent de freiner leur consom¬mation du superflu notamment. Oui, si le partage se fait

et en particulier le partage du savoir. Oui, si les pays endéveloppement mettent leurs objectifs nationaux en accord,avec leurs propres priorités certes, mais aussi avec celles dudéveloppement humain. Oui, surtout, si les uns et les autrescomprennent que l'aide extérieure n'est guère plus qu'uncatalyseur et que nous tous, pauvres et riches, ne devien¬drons que ce que nous aurons été capables de faire de nous-mêmes. G

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ACTION/UNESCO

MÉMOIRE DU MONDE

Une cité de rêve bâtie sur du selpar Roy Malkin

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A droite, planche de L'Architecture de Claude Nicolas Ledoux présentant une

vue perspective de la Ville idéale de Chaux qu'il rêvait de construire autour de

sa saline d'Arc-et-Senans.

Ci-dessus, la saline aujourd'hui.

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AU fin fond de la France rurale, aumilieu d'une large plaine bordée decontreforts montagneux, se dresse

un groupe imposant de bâtiments en pierre,distribués en demi-cercle et cernés d'un

grand mur. Leurs hautes toitures de tuiles etleurs piliers, portiques et frontons néo-clas¬siques semblent écraser les maisonnettes duvillage voisin. Leur monumentalité a quelquechose d'irréel, presque d'insolite en un tellieu. Qui les a construits et pourquoi? Et quefont-ils là, en pleine campagne? On vousapprendra qu'ils abritent un Centre deréflexion sur le futur, ce qui ne faitqu'épaissir le mystère, jusqu'à ce que vousdécouvriez qu'ils sont eux-mêmes l'

visionnaire d'un architecte du 18e siècle, quiconcrétisa là en partie, à la veille de la Révo¬lution, sa conception architecturale de lasociété industrielle moderne.

Ces bâtiments sont ceux de la manufac¬

ture royale des salines d'Arc-et-Senans, nonloin de Besançon, en Franche-Comté. A

l'ouest, la forêt de Chaux, et les plateaux duJura qui s'étagent à l'est vers la Suisse leuroffrent un cadre spectaculaire.

Le sel est une denrée de première néces¬sité, d'autant plus recherchée avant l'inven¬tion de la réfrigération qu'elle était indispen¬sable à la conservation des aliments

périssables. «L'homme peut se passer d'or,mais pas de sel», écrivait Jules César à

propos de cette précieuse substance, consi¬dérée au Moyen Age comme de «l'or blanc».Dans la France de l'Ancien Régime, le selétait une des principales sources de recettesfiscales de la monarchie, qui détenait lemonopole de sa distribution. L'impôt sur lesel, la gabelle, était prélevé par les fermiers-

généraux, qui monnayaient ce privilège enversant une somme annuelle au roi. Très

impopulaire, la gabelle devint le symboleexécré de l'absolutisme royal.

Le Jura produit du sel depuis l'âge du fer.La ville de Salins, située dans une vallée à une

vingtaine de kilomètres d'Arc-et-Senans,

prospéra au Moyen Age grâce à la muire,l'eau salée qui coule dans son sous-sol. Pen¬dant des siècles, le sel fut obtenu par evapo¬ration de cette saumure dans de grandspoêles chauffés avec le bois des forêts(«Jura») alentour. Mais dans la seconde

moitié du 18e siècle, la saline de Salins était encrise: la concentration en sel de la muire

s'était affaiblie et il fallait trouver dans les

réserves amoindries des forêts avoisinantes

des quantités croissantes de combustiblepour alimenter les chaudières. En 1771, il futdécidé d'édifier une nouvelle saline, dont le

roi Louis XV confia le projet à un architecteet décorateur de 38 ans, Claude-NicolasLedoux.

Ledoux avait conquis la société pari¬sienne en aménageant des hôtels particuliers,une profession qu'il exercera jusqu'à laRévolution. Auteur de l'article sur l'architec¬

ture dans l'Encyclopédie de Diderot etd'Alembert, il avait construit le Pavillon de

Louveciennes pour Madame Du Barry, lafavorite du roi, qui le fit nommer, en 1771,Inspecteur Général des salines de Franche-Comté. Cette charge lui rapporta bientôtune commande à la mesure de l'ambition

d'un architecte de l'ère des Lumières: la créa¬

tion de tout un établissement industriel.

Ayant reconnu le pays et étudié le ter¬rain, Ledoux décida en 1773 d'implanter lanouvelle saline à la lisière de la vaste forêt

royale de Chaux, entre les deux villages(réunis depuis) d'Arc et de Senans. La proxi¬mité de la forêt offrait un approvisionnementen bois apparemment inépuisable. L'eau saléeserait acheminée depuis Salins, sur une ving¬taine de kilomètres, par des canalisationssouterraines en bois faites de troncs évidés.

135 000 litres d'eau transiteraient quotidien¬nement par ce saumoduc, au trajet jalonné depostes de contrôle, pour lequel il faudraitabattre près de 15 000 sapins. Ledoux futenthousiasmé par ce site «placé entre deuxrivières, à proximité d'une forêt de 40 millearpents, au centre du continent, qui commu¬nique à la Mer du Midi par le canal de Dôle,à celle du Nord par le Rhin et le portd'Anvers».

Sur les plans dessinés par Ledoux, etapprouvés ultérieurement par le roi, les bâti¬ments de l'usine se déployaient autour d'unecour centrale suivant un tracé semi-circulaire

dont on peut, aujourd'hui encore, admirer lapureté. Au centre de l'axe diamétral, s'élevaitla maison du directeur, flanquée de part etd'autre d'ateliers pour l'évaporation de lasaumure. Pour ne pas nuire à l'harmonie del'ensemble, ceux-ci ont été privés de chemi¬nées: la fumée était évacuée par des lucarnespercées dans le toit. Les bâtiments distribuéssur le demi-cercle étaient destinés au loge¬ment des ouvriers et des artisans tonne¬

liers, maréchaux, forgerons avec leursfamilles, quelque 240 personnes en tout. Il yavait même une prison, attestant l'autoritéabsolue du directeur d'une saline royale au18e siècle; aucun ouvrier d'Arc-et-Senans ne

pouvait quitter son logement ou son postede travail sans être aperçu de la maison dudirecteur. Au centre de cet hémicycle, on

Roy Malkin

est le responsable

de l'édition en langueanglaise duCourrier de ¡'Unesco.

-

fe**

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La maison du

directeur, encadrée

par les ateliers de

fabrication des sels.

ACTION/UNESCO

MÉMOIRE DU MONDE

stockait l'énorme quantité de bois nécessaireà l'évaporation de quelque 100 000 tonnes desaumure par an.

Les travaux de construction commencè¬

rent en 1775: quatre ans plus tard, les premierspains de sel sortaient de l'usine. Son rende¬ment se révéla vite décevant: alors qu'on espé¬rait 60 000 quintaux de sel par an, sa produc¬tion ne dépassait pas 45 000. A cela, plusieursraisons: l'eau provenant de Salins était demoins en moins chargée en sel, et une bonnepartie se perdait en chemin, par les fissures etles joints défectueux des conduites souter¬raines. Ledoux avait prévu une impression¬nante structure en bois de 500 m de long, le«bâtiment de graduation», où l'on relevait ledegré de salinité des eaux par evaporationnaturelle, ce qui permettait ensuite d'écono¬miser le combustible de cuisson. Mais le climat

du Jura ne devait guère favoriser ce procédé.En 1806, la saline fut vendue à une com¬

pagnie privée qui l'exploita jusqu'à la fin dusiècle. Les conduites en bois furent progres

sivement remplacées par des tuyaux en fonteet le charbon se substitua au bois de chauffe;

néanmoins, son déclin se poursuivit jusqu'en1895, date à laquelle elle ferma ses portes. En1930, ses bâtiments furent achetés par lesautorités locales, restaurés et classés monu¬

ments historiques par le gouvernement fran¬çais. En 1972, ses locaux rénovés accueilli¬rent le «Centre international de réflexion sur

le futur» de la Fondation Claude-Nicolas

Ledoux. En 1982, elle fut inscrite sur la Liste

du patrimoine mondial de l'UNESCO.L''uvre commencée avec la manufacture

royale obsédera Ledoux jusqu'à la fin de savie. Pendant la Révolution, alors qu'il estemprisonné et échappe de justesse à laguillotine, il rêve d'une cité idéale et en des¬sine les plans. Cette ville, baptisée Chaux,devait s'ordonner autour de la saline bâtie en

Franche-Comté, des années auparavant.Utilisant le cube, le cylindre, la pyramide

et la sphère, formes géométriques pour les¬quelles il avait une prédilection, il avaitentrepris d'élaborer une architectureconforme aux exigences d'une nouvellesociété sans classes. Il exposa ses idées dansun ouvrage remarquable, L'Architectureconsidérée sous le rapport de l'art, des mrurset de la législation, écrit pendant la Révolu¬tion. «Peuple! s'exclame-t-il dans la préface,unité si respectable par l'importance dechaque partie qui la compose, tu ne seras pasoublié dans les constructions de l'art; à de

justes distances des villes s'élèveront pour toides monuments rivaux des palais des modé¬rateurs du monde.»

Dans la ville de ses songes, chaque édifice«s'empreint du sujet qui l'autorise». Les mai¬sons des artisans arborent des formes symbo¬liques évoquant le métier de leurs occupants:arceau pour le tonnelier, stères empilés pourle bûcheron. Ledoux rêve d'une architecture

«parlante», une sorte d'encyclopédie gran¬deur nature figurant les membres de lasociété et leurs différentes fonctions. Certains

bâtiments le Pacifère, la Maison de plaisirou le Temple de mémoire sont l'expres¬sion architectonique des vertus morales,contribuant à l'édification des citoyens de lasociété nouvelle.

La cité idéale de Ledoux restera du

domaine de l'utopie, mais après une longueéclipse, son sera redécouverte par lesarchitectes et les urbanistes modernes. Faute

sans doute d'une meilleure définition, les visi¬

teurs d'Arc-et-Senans se voient proposercelle d'«architecture révolutionnaire» pourles édifices qui devaient en constituer lenoyau, et qui furent bien sûr construits sousle règne de Louis XVI.

Ainsi, ces bâtiments de pierre, égarés aubeau milieu d'une plaine franc-comtoise,sont-ils les témoins d'un projet inachevé, lemémorial d'une cause oubliée, posés commedes jalons sur une voie que la société indus¬trielle n'empruntera finalement jamais. L"J

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ANNIVERSAIRE

1881-1942

Stefan

Zweigpar Gertraud Steiner

ECRIVAIN et Européen cosmopolite,Stefan Zweig a vécu la seconde moitiéde son existence dans l'entre-deux-

guerres, cette période qui vit l'ancien mondeébranlé par la chute de la monarchie austro-hongroise, avant que Hitler ne lui portât lecoup fatal. Pendant son exil à Londres, en1940-1941, l'écrivain autrichien éleva un der¬

nier monument à cette époque et à la Viennedu tournant du siècle dans ses mémoires, DieWelt von Gestern (Le monde d'hier). Il étaitlui-même une incarnation de cet âge d'or qu'ila ressuscité de façon incomparable.

Fils d'un industriel du textile, juif deBohême, il est né à Vienne en 1881, mais il a

écrit la plupart des biographies, nouvelles etessais qui composent le gros de son Auvre danssa maison de Salzbourg. Plus encore que par ledécor baroque de cette ville, il fut séduit par sasituation géographique, tremplin idéal pourvoyager à travers l'Europe comme Zweig le fitinfatigablement. Dans son «petit palais» salz-bourgeois, il mena l'existence rêvée d'un écri¬vain de réputation internationale, recevant lavisite d'autres écrivains européens renomméscomme Thomas Mann, Arthur Schnitzler,

Jfc* ..

H.G. Wells et James Joyce. A la différence de laplupart de ses confrères, il n'était pas obligé devivre de sa plume. Ses livres ne lui en rapportè¬rent pas moins beaucoup d'argent. Dans lesannées 20 et 30 il était traduit en une quaran¬taine de langues.

Pacifiste, Stefan Zweig fut un des épisto-liers les plus féconds de son temps: il eut descorrespondants dans l'Europe entière, notam¬ment Romain Rolland, Maxime Gorki et

Rainer Maria Rilke. «J'avais le sentiment devivre en Européen intégral, écrit-il, les fron¬tières n'étaient à mes yeux que des lignes deséparation superficielles.» Considérant le coursde sa vie, il déclare: « J'ai étudié la philosophie.Mais mes études n'ont vraiment commencé

que lorsque je me suis mis à voyager à traversl'Europe, l'Amérique et l'Inde. Mon éducationintérieure, je la dois aux amitiés que j'ai euesavec quelques grandes figures de ma généra¬tion: Verhaeren, Romain Rolland, Freud etRilke.» Ce dépassement des frontières est l'unedes bases de son pacifisme fondamental.

Sa production riche et abondante, qui com¬prend des biographies romancées de Marie-Antoinette, Mary Stuart, Fouché, Erasme etMagellan, offre un vaste tableau de la cultureeuropéenne. Dans Sternstunden des Mensch¬heit (Les Heures étoilées de l'humanité), sonruvre la plus célèbre, il s'interroge sur ces«occasions mémorables où fut prise une déci¬sion aux conséquences immenses, décisiondont on peut retrouver jusqu'à la date oul'heure». Profond connaisseur de l'âme

humaine et peintre des nuances les plus subtilesdes sentiments, comme on peut le voir dansson Schachnovelle (Le Joueur d'échecs), il futl'un des premiers à rendre hommage au père dela psychanalyse. Dans son essai, SigmundFreud, il présente le 19e siècle comme uneépoque pudibonde.

Fuyant le fascisme, Zweig se réfugia àLondres dans les années 30; il devint citoyenanglais en 1940. Il s'installa au Brésil en 1942.Pendant son exil il épousa en secondes noces sasecrétaire, Lotte Altmann. Jugeant que lemonde qu'il avait connu était perdu à jamais etque l'Europe entrait pour toujours dans la bar¬barie, il fut pris de désespoir. Déprimé, il sesuicida avec sa femme à Petrópolis, une villedes environs de Rio de Janeiro. Il avait soixanteet un ans. Dans sa lettre d'adieu il écrivait:

«Salut à tous mes amis. Puissent-ils vivre pourvoir le ciel rougissant du matin, et le jour selever après une longue nuit. Je suis trop impa¬tient et je m'en vais avant eux.» O

Gertraud Steiner, journaliste autrichienne,est responsable de l'Information culturelle à la

Chancellerie fédérale d'Autriche. Elle a publiéde nombreux articles et deux ouvrages: DieHeimat-macher (1987), une histoire du cinéma

en Autriche, et 25 Jahre ERP-Fonds (25 années

de Plan Marshall, 1987).73

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I Á\ V iVIVVi v

Ziryâb,musicien etmaître àvivre

par Mahmoud Guettât

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«Il n'y eut jamais, ni avant lui ni après lui,un homme de sa profession qui fût si unani¬mement aimé et adulé. Même aux derniers

jours du royaume de Grenade qui tomba en1492, les poètes continuaient à voir dans sagloire un thème séduisant.»

CELUI dont parle l'historien al-Maqqarîdans le Naß al-tîb (le souffle par¬fumé), sa célèbre compilation histo-

rico-littéraire sur l'Espagne musulmane,n'est autre que Abu al-Hasan 'Ali ibn Nâfi',surnommé Ziryâb (le merle noir) car il avaitle teint très brun, la voix mélodieuse, la

parole facile et le caractère avenant. Bien queles dates de sa naissance et de sa mort ne

soient mentionnées nulle part, les circons¬tances de sa vie et de son passage de l'Orientà l'Occident musulmans permettent de lessituer aux environs de 787 et 857.

A Bagdad

Disciple empressé du célèbre Ishâq al-Mawçilî(767-850), le maître incontesté de l'école des'Udistes* à Bagdad, Ziryâb sut profiter del'enseignement de son maître, tout en restanteffacé, jusqu'au jour où s'apercevant de sontalent, celui-ci l'introduisit à la cour de

Harûn al-Rachid (786-809). Le jeune chan¬teur y fit grande impression en exhibant un

'ud de son invention. «Je sais chanter, dit-ilau calife, comme beaucoup d'autres, mais jecomprends aussi des choses que les autres necomprennent pas. Mon art ne peut s'adresserqu'à un connaisseur de ta valeur. Si tu m'yautorises, je vais te chanter quelque choseque personne n'a jamais entendu». Repous¬sant, non sans dédain, le luth de son maître,il expliqua que tout en étant fait du mêmebois et aux mêmes dimension qu'un luthordinaire, le sien était «moins lourd d'à peuprès le tiers; ses deux premières cordes sontfaites de soie filée dans l'eau froide, bien ten¬

dues, souples sans être molles, et plus fortesque les cordes employées généralement, dontla soie a été tordue après mouillage dans del'eau très chaude. Quant aux troisième etquatrième cordes, elles sont faites de boyaux

de lionceau, ce qui les rend plus mélodieuseset leur donne une sonorité claire et dense.

Plus durables, elles résistent mieux aux chan¬

gements de température que les cordes faitesavec les intestins d'autres animaux.»

Et, avec l'assentiment du Calife, Ziryâb,s'accompagnant de son propre 'ud, chantaune ode de sa composition à la gloire duprince des croyants, qui en fut charmé: un teltalent ne pourrait que rehausser l'éclat de sacour! Ce n'était nullement du goût d'Ishâq,qui était loin d'avoir soupçonné la virtuositésoigneusement dissimulée de ce jeune musi¬cien orgueilleux et insolent. «Tu m'as odieu¬sement trompé avec tes cachotteries! s'écria-t-il dès qu'ils furent seuls. Tu n'as cherchéqu'à m'éclipser aux yeux du calife. De deuxchoses l'une: ou tu disparais en me jurant

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que je n'entendrai plus jamais parler de toi,auquel cas je te donne tout l'argent néces¬saire à ton départ, ou je ne réponds plus ni detes biens ni de ta vie.»

De Kairouan à Cordoue

La lutte étant par trop inégale, Ziryâb résolutde s'expatrier et se rendit d'abord enAfrique, où il entra au service de l'émiraghlabide de Kairouan Ziyâdat Allah I"(816-837), le plus illustre souverain de sadynastie, auprès duquel il côtoya plusieursmusiciens de renom. Sa réputation ne tardapas à s'étendre et il donna son nom à unquartier animé al-hây al-Ziryâb ,célèbre pour sa vie artistique. Ce séjour, donton a souvent sous-estimé l'importance, valutà Ziryâb honneurs et profits, jusqu'au jour

Maure et chrétien

s'accompagnant

au luth, illustration

tirée de las

Cantigas de Santa

Maria, poèmes

composés par

Alphonse X le

Sage (13" siècle).

où (vers 821), ayant offensé le prince par undes chants, il fut condamné au fouet et banni.

L'incident se produisit en présence deMançûr al-Mughânni, envoyé à Kairouanpar l'émir Omeyyade al-Hakam I" (796-822), qui s'empressa d'inviter Ziryâb à Cor¬doue. Celui-ci s'en fut donc, une nouvelle

fois, porter son talent plus loin, vers l'Occi¬dent. Il traversa la Méditerranée et débarquaà al-Jazîra (Algésiras), où l'attendait unemauvaise surprise: al-Hakam I" était mort.Déçu il s'apprêtait à rebrousser chemin,quand il fut assuré que son fils et successeur,'Abd al-Rahmân II (822-852), était tout aussimélomane que son père. Effectivement, lenouveau monarque reçut notre musicienavec les égards dus à sa flatteuse réputation,et le traita avec la plus grande considération.

Avant même d'avoir montré un échantillon

de son talent, Ziryâb reçut une pensionannuelle de 5 640 dinars, 300 muddes decéréales et un domaine évalué à 40 000

dinars. Ziryâb ne tarda pas à prouver au sou¬verain qu'il ne dispensait pas ses faveurs envain: ses mérites incontestables dans le

domaine musical, mais aussi ses belles

manières, son élégance raffinée et ses pen¬chants artistiques en firent, avec la sultaneTarûb et le poète Yahya al-Ghazâl, l'un destrois favoris de l'émir.

La générosité de ce souverain à l'égard deZiryâb fit grand bruit dans le mondemusulman et un célèbre musicien du calife

abbasside de Bagdad al-Mahdî (m. 833) seplaignit à son maître qu'il finirait par mourirde faim «tandis que Ziryâb, auprès desOmeyyades d'al-Andalus, était entouré deplus de mille esclaves et possédait trentemille dinars». Il fut même dit que le trésorandalou rechignant à payer les sommesconsidérables allouées à Ziryâb, «le sultan lespréleva sur sa propre cassette», confirmantainsi le chanteur dans son intimité.

Apports et innovations

Ziryâb, dont la réputation d'homme dumonde fit le tour de l'Espagne musulmane,eut tôt fait de devenir l'arbitre incontesté de

la mode, du bon goût et du savoir-vivre. Ilfut à l'origine d'un certain nombre d'innova¬tions, qu'al-Maqqarî décrit en détail. Sousson influence, les Andalous modifièrent

leurs habitudes domestiques, leur mobilier etleur cuisine, ainsi que leurs manières vesti¬mentaires. Les Cordouans, qui portaient lescheveux longs séparés par une raie, les coiffè¬rent désormais en couronne autour de la tête,

à la Ziryâb. Ils apprirent à s'habiller selon lasaison: étoffes légères et couleurs vives auprintemps, vêtements amples et blancs enété, manteaux et toques de fourrure enhiver... Les jeunes filles portaient des robesde couleur safran et des echarpes brodées deversets. Ziryâb inventa même une sorte dedéodorant (al-martak) pour remplacer lapoudre de rose, de basilic ou de myrte donton faisait alors usage et qui laissait sur lesvêtements des taches rebelles taches qu'iltrouvera d'ailleurs le moyen de faire dispa¬raître. Il créa différents motifs de tapis, descouvertures plus douces et souples que ledrap de lin, des nappes en cuir protégeantefficacement les tables en bois et faciles à

essuyer. Il s'intéressa aussi à l'organisationdes banquets, au service de la table: plutôtque de boire dans des coupes en métal, ilpréconisa le verre fin, et conseilla d'arrangerles fleurs dans des vases en or et en argent. Ilbouleversa les habitudes culinaires et intro¬

duisit quantité de mets nouveaux et délicats, 75

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comme l'asperge (al-isfiraj), ou les naqâya',pâtisseries à base de pâte d'amande et de pis¬tache nappées de sucre et d'eau de coriandre.Sans oublier les savoureuses zlabiyâ (à l'ori¬gine «ziryâbiya» par allusion à Ziryâb), desbeignets aux miel toujours très appréciés auMaghreb.

Avant tout un musicien

Cependant, Ziryâb fut avant tout un musi¬cien sans égal, apprécié et admiré de tous.Doué d'une mémoire prodigieuse, il savaitpar cnur plus de dix mille chansons (aghânî)avec leurs airs (alhân), et avait l'art d'enparler de la façon la plus didactique. Fonda¬teur des traditions musicales andalouses, ilfut un continuateur des grands classiques,mais aussi un créateur original qui sut réunirpar son génie l'art d'un Ishâq et la scienced'un al-Kindî (796-874).

Dans son conservatoire et à travers ses

élèves, il introduisit des réformes qui mar¬quèrent profondément l'art de son époque. Ilcontinua de perfectionner le 'ud, lui ajoutantune cinquième corde et remplaçant le plectreen bois par une plume d'aigle, pour obtenirun son plus riche et un toucher plus léger.Pour l'enseignement du chant, il mit au pointune méthode rationnelle et progressive.

Il procédait par étapes, commençant tou¬jours par un examen de la voix: il demandaitau candidat de s'asseoir bien droit sur un

tabouret haut et de crier de toute sa force et

du plus haut qu'il pouvait: Yâ hajjam (holà!barbier), ou de soutenir un âh! prolongéallant du grave à l'aigu et inversement. Cetest lui permettait de juger de la puissance

vocale et de s'assurer que le timbre de la voixn'était pas nasillard, que le candidat n'éprou¬vait aucune gêne respiratoire. Si la voix étaitparfaite, il dispensait son enseignement sanspréparation; sinon, il ordonnait le bandagedu ventre avec un turban afin de comprimerla partie centrale du corps et faciliter le bonplacement des sons. A ceux qui avaient dumal à ouvrir la bouche toute grande et àécarter les mâchoires, il conseillait de placerentre leurs dents, pendant quelques nuits, unbout de bois large de trois doigts.

L'enseignement proprement dit allait duplus simple au plus complexe: récitation depoèmes avec accompagnement de tambourinafin de percevoir les différentes parties ryth¬mées, notamment la place des accents;apprentissage des mélodies dans leurs grandeslignes, sans fioritures ni ajouts; études desnuances, de l'ornementation et des possibilitésd'improvisation qui font le charme d'unenuvre et la valeur d'une interprétation.

Autre innovation: le chant selon la

nawba (séance musicale). «Il est de coutumeen Andalousie, écrivait al-Maqqarî, de com¬mencer par un nashîd (récitatif), puisd'enchaîner avec un basît (chant large) etenfin par des muharrakât et des ahzàj(chants légers et vifs), suivant les règles pres¬crites par Ziryâb.» Une des caractéristiquesde ce chant est la prédominance de la ryth¬mique musicale sur la métrique poétique,donnant naissance à des genres nouveaux: leMuwashshah enjolivé et sa version popu¬laire, le Zajal lyrique, subdivisés en stances(aqfâl) elles-mêmes constituées d'un nombrevariable d'hémistiches ou de vers courts

Cet artisan de Fès (Maroc) descend d'une longue lignée de luthiers jadis réputés en Andalousie.

76

(aghçân). Ziryâb fut ainsi l'auteur d'une véri¬table révolution musicale qui sut briser lecadre rigide de l'ancienne qaçîda et créer descombinaisons métriques nouvelles.

Du lyrisme espagnol

au chant des troubadours

La tradition musicale de l'Orient musulman

prêtait à la musique des propriétés mysté¬rieuses, à la fois magiques et mystiques, ainsique des pouvoirs expressifs et thérapeutiquesliés à ses puissants effets sur l'âme humaine.Sous l'influence de Ziryâb, ces conceptions,enlisées dans la spéculation gratuite enOrient, acquièrent dans l'Occidentmusulman une vigueur nouvelle, où ellesconstituent le fondement même de l'édifice

musical: les vingt-quatre nawba imaginairesforment le symbolique «arbre des tempéra¬ments» (shajarat al-tubïï), et s'accompagnentchacune de son tab' (mode) particulier; desrapports étroits s'établissent entre les ori¬gines magico-religieuse de la musique et lacosmologie, la médecine, les mathématiqueset l'éthique; les cordes du 'ud sont assimiléesaux éléments cosmiques et aux données de laphysiologie humaine. Dans la droite lignedes aspirations mystiques de l'école arabetraditionnelle, la cinquième corde ajoutée parZiryâb au corps sonore et vivant de l'instru¬ment est «rouge comme le sang» et symbo¬lise, par sa position centrale, l'âme et la vie.

La musique léguée à l'Andalousie parZiryâb a profondément marqué la produc¬tion musicale de l'Europe médiévale, tant surle plan théorique, puisque la plupart destraités musicaux arabes (250 environ, rédigésentre le 9e et le 15e siècle) étaient connus etétudiés, voire plagiés, dans les grands monas¬tères, que sur le plan pratique, dans l'évolu¬tion des premiers chants romans et du plain-chant. Elle est la source des expressions lesplus significatives du lyrisme espagnol, ainsique du répertoire poétique et musical destroubadours provençaux. Plusieurs instru¬ments arabes, comme le 'ud et le rabab, ontconnu, sous leur nom d'origine, une diffu¬sion remarquable. Mieux que la littératureou la philosophie, la musique de Ziryâb, quin'avait pas besoin de traduction pour êtreentendue, a contribué au prodigieux rayon¬nement de la civilisation andalouse. O

'v L'école traditionnelle de musique arabe, appeléeainsi à cause de l'importance quelle accorde au 'ud,son instrument de base.

Mahmoud Guettât, musicien et musicologuetunisien, a fondé l'Institut supérieur de

musique à Tunis et introduit l'enseignement dela musicologie à l'Université tunisienne. Il est

l'auteur de nombreux ouvrages, études et ar¬ticles en arabe et en français, dont La musiqueclassique du Maghreb (Sindbad, 1980) et Latradition musicale arabe (M.E.N./CNDP, 1986).

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Cerf-volant chinois.

Cet art, probablement

né en Chine, s'est très vite répandu

dans le monde entier.

UN éclair de couleur fuse dans le vent,

danse doucement en l'air, puis secalme comme une méditation dans le

ciel d'un bleu éclatant. Fruit d'une tradition de

plus de 2000 ans, l'essor serein du cerf-volantcontinue aujourd'hui encore d'élever l'esprithumain au-delà des pesanteurs terrestres.

Symbole qu'on retrouve dans les arts, la lit¬térature et le folklore du monde entier, c'est un

engin aérien à la fois efficace et pacifique. Onen trouve mention dès le quatrième siècle avantJ.-C: un ingénieur chinois du nom deKungshu Phan lança alors dans les airs un«oiseau de bois». Il apparaît également dans lesannales de l'Egypte et de la Grèce anciennes.

Des expériences de Benjamin Franklin surl'électricité au premier vol des frères Wright, lecerf-volant a également joué un rôle clé dans larecherche scientifique et l'étude météorolo¬gique. Ce qui n'a pas empêché les scientifiquesd'y voir un instrument de jeu et de détente:Alexander Graham Bell, l'inventeur du télé¬

phone, a conçu un cerf-volant à six côtéscapable de porter quelqu'un dans l'air.

A notre époque, le vénérable cerf-volantconnaît un regain de jeunesse: n'est-il pas enpasse de devenir un symbole de la coopération

mondiale? En 1985, la rencontre au sommet

entre Ronald Reagan, président des Etats-Unis,et Mikhail Gorbatchev, président de l'URSS,marquait un tournant décisif dans le processusde paix entre les deux superpuissances. Sensibleà l'esprit de cette rencontre, Jane Parker-Ambrose, une créatrice américaine de cerfs-

volants, en a conçu spécialement un pour célé¬brer cette promesse d'harmonie universelle. Al'avant, les drapeaux américain et soviétiquesont réunis, et la comète de Halley, qui a«frôlé» à nouveau la Terre en 1986 soixante-six

ans après sa précédente visite, apparaît commeun présage de paix.

Lors d'une visite qu'elle a faite cette année-là à Moscou, dans le cadre des échanges d'«unpeuple à l'autre», Jane a présenté au Comitédes femmes soviétiques pour la Paix son cerf-volant ainsi qu'une lettre d'amitié signée parquelque 300 cerfvolistes des Etats-Unis, duCanada, du Japon et du Royaume-Uni. Cegeste de bonne volonté internationale a donnénaissance à One Sky, One World (Un ciel, unmonde), une rencontre internationale de cerf¬volistes, qui a lieu une fois par an, le deuxièmedimanche d'octobre. L'objectif de cette organi¬sation non commerciale basée à Denver, au 77

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Colorado, est d'attirer l'attention du monde

entier sur la nécessité de préserver la paix et deprotéger l'environnement.

«Peindre le ciel» pour la paix

La première rencontre ¿'Un ciel, un monde, en1986, a réuni plus de 10 000 cerfs-volants et40 000 participants en 90 endroits répartis dansquatorze nations. Rien qu'en six ans, ce mou¬vement a pris une extraordinaire ampleur: ilrassemble maintenant plus de 250 000 per¬sonnes dans vingt-quatre pays. En octobre1991, des rencontres ont eu lieu à Moscou,

Washington, Bombay, Berlin, Sydney, Beijing

Leur forme varie: dragons, mille-pattes, fau¬cons, chauves-souris ou figures géométriques.Certains sont fabriqués suivant les pures règlesd'une tradition ancestrale, mais beaucoupd'autres exploitent les techniques modernes lesplus perfectionnées et des matériaux comme lenylon, le mylar, les fibres de verre ou de car¬bone. Débordants de fantaisie, ils s'ornent demanches à air vrombissantes et éclatantes,

d'immenses banderoles en forme de poissons,de vaches, de cochons ou même de pimentsrouges.

Né vraisemblablement en Chine, le cerf-

volant s'est vite répandu en Asie, pour devenir

Ci-contre, cerfs-volants et banderoles

créés par l'artiste George Peters pour une

rencontre à'Un ciel, un monde à

Denver (Etats-Unis) en octobre 1991.

Ci-dessous, un cerf-volant géant au

Guatemala.

78

Tom Krol, des Etats-Unis, est consultant encommunications et producteur vidéo

indépendant. Il a notamment écrit pour laradiodiffusion et la presse spécialisée. Leprésent article a été rédigé en collaborationavec Larry Ambrose.

et dans bien d'autres grandes villes de par lemonde. Y ont participé des cerfvolistes denombreuses régions: Japon, France, Colombie,Guam, Chili, Angleterre, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Ecosse, Espagne, Hawaii, Alaska et Etats-Unis.

Jane Parker-Ambrose a voyagé partoutdans le monde pour diffuser son message. Enavril 1991, en compagnie d'une délégationd'Un ciel, un monde, elle a visité en Chine le

festival du cerf-volant de Weifang, un événe¬ment annuel qui attire jusqu'à 30 000 per¬sonnes; puis ils se sont rendus sur la place Tie-nanmen où, avec des citoyens chinois, ils ontfait décoller des cerfs-volants.

La coutume de «peindre le ciel» estrépandue dans le monde entier. Les cerfvolistesarrivent dans les tenues les plus originales et lesplus bariolées, à l'instar de leurs cerfs-volantsqui déploient une étonnante variété de formes,de tailles, de couleurs et de techniques. Cer¬tains ne sont que de petits «oiseaux» dequelques centimètres de long; d'autres, sontdes appareils pilotables, composés d'un trainpouvant compter jusqu'à 250 cerfs-volants...

dans certaines cultures un objet cérémoniel.Dans ses récits, Marco Polo parle de cerfs-volants qui portent un passager auquel, pouraiguiser son courage, on a fait boire au préa¬lable de l'alcool. Réussi, le vol signifiait que levoyage en mer prévu par l'intéressé aurait uneissue heureuse.

Selon une légende japonaise, un samouraïexilé construisit un cerf-volant pour emmenerson fils Minamoto-to-Tametomo de l'île de

Hachijo à la grande terre de l'archipel.Aujourd'hui, les cerfs-volants de Hachijoarborent tous l'effigie de Tametomo; beaucoupde Japonais ont d'ailleurs un penchant si pro¬noncé pour le cerf-volant qu'on les a sur¬nommés les «tako kishi» les fous du cerf-

volant.

Au Guatemala, des cerfs-volants constitués

d'un assemblage de pièces de toile aux couleursdifférentes survolent chaque année les tombesdes cimetières le jour de la fête des morts. Ausoir, les habitants brûlent jusqu'aux cendres cessymboles aériens en hommage à leurs ancêtres.

Cerf-volant extrêmement maniable, mis au

point en Inde, le «combattant» est devenu

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populaire dans le monde entier. L'objectif«civilisé» du duel aérien entre cerfs-volants est

de couper les lignes de l'appareil adverse ou dele forcer à tomber.

Le cerf-volant malais, d'un usage séculaireen Malaisie, en Indonésie et à Java, a étémodifié dans les années 1890 par le photo¬graphe américain William Eddy pour per¬mettre des prises de vues aériennes.

Au 19e siècle, la conception technique ducerf-volant a fait un bond en avant. Vers 1870,

l'ingénieur allemand Otto Lilienthal étudie laforme des ailes de l'oiseau pour mettre au pointun planeur avec pilote. Quelques années plustard, l'Australien Lawrence Hargrave conçoitle cerf-volant cellulaire, engin à trois dimen¬sions d'une extrême efficacité, qui déboucherabientôt sur l'avion biplan des frères Wright.

Francis Rogallo, un ingénieur aéronautiqueaméricain, inventa le premier cerf-volant vrai¬ment moderne, celui à aile delta, en 1948. Cet

engin est le précurseur du deltaplane et dumodèle le plus répandu actuellement, le cerf-volant pilotable. Pourvus de deux lignes decommande, parfois même de quatre, ces «volti

geurs» sont capables d'acrobaties précises.Echelonnés l'un derrière l'autre, ils dessinent

dans l'air des figures de couleur d'une rapiditéfoudroyante.

La dernière nouveauté est le parafoil,invention due à Domina C. Jalbert. Appareilporteur en forme d'aile, on l'utilise beaucoupcomme parachute maneuvrable: il est si précisqu'il permet d'atterrir dans un mouchoir depoche.

L'art du cerf-volant évolue: il peut êtresimple ou complexe, méditatif ou compétitif.Dans les tournois, les spectateurs admirent desdémonstrations d'une grâce et d'une virtuositééblouissantes: vols synchronisés, figures acro¬batiques et musique se répondent en un véri¬table ballet aérien.

Attirées par ce mélange de techniquemoderne et d'art traditionnel, un nombre

croissant de personnes assistent aux fêtes decerfs-volants et s'inscrivent à des clubs de cerf¬

volistes. Clubs et magasins spécialisés se multi¬plient: le chiffre des ventes annuelles de cerfs-volants dans le monde, en plein essor, dépasseles 216 millions de dollars.

La rencontre de Foligno (Italie),

en octobre 1989.

One Sky, One World

a lieu chaque année le deuxième

dimanche d'octobre. Pour savoir

comment y participer, écrire à:

One Sky, One World,

Boîte 11149, Denver,

B.P. 80211, Etats-Unis.79

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JAZZ

80

Toots Thielemans with the Shirley

Home Trio. For My Lady.

Thielemans (harmonica, guitare,

sifflet), Horn (piano, chant),

Charles Abies (basse), Steve

Williams (batterie).

CD Emarcy 510 133-2 Gitanes

Jazz.

Voici le deuxième fois que

Thielemans grand maître belge

de l'harmonica de jazz se

retrouve en compagnie de Shirley

Home. Il avait accompagné la

chanteuse sur son dernier disque.

Horn lui rend ici la politesse, se

bornant à un rôle discret et

inhabituel pour eile de simple

pianiste, sauf sur «Someone To

Watch Over Me» seule plage

chantée où sa voix feutrée se

marie parfaitement à l'instrument

plaintif de Thielemans. Ce dernier

siffle agréablement sur «I'm

Begmnning to See the Light» et se

double lui-même à la guitare. Horn,

sensible, depuis toujours, aux

rythmes brésiliens, joue un solo

économe et inventif sur

«Corcovado». De la belle musique,

aux accents parfois déchirants.

Steve Williams est un batteur

efficace et précis, attentif à toutes

les nuances, à tous les

changements de rythme et

d'atmosphère, qui gagne

cependant plus à être vu en

concert qu'écouté en compact.

Donald «Duck» Harrison. Full

Circle. Harrison (sax alto, chant),

Cyrus Chestnut (piano), Carl Allen

(batterie), Dwayne Burno (basse),

Mark Whitfiels (guitare).

CD Sweet Basil ALCR-64.

Harrison, originaire de la

Nouvelle Orléans, fut remarqué il y

a quelques années par Roy

Haynes lors d'une yarn session

newyorkaise; après un séjour dans

l'orchestre de Haynes, il fut

engagé dans celui d'Art Blakey. Il

interprète dans Full Circle un

mélange de standards et de

compositions originales dans un

style classique et chaleureux, avec

notamment une reprise de «Nature

Boy» aux accents coltraniens. Il est

entouré déjeunes et solides

musiciens, enthousiastes mais

pas encore en pleine possession

de leur style. Un bon

enregistrement qui perpétue, en la

modernisant, la tradition du

«mainstream jazz».

Bill Evans Live at Blue Note Tokyo

2. The Gambler. Evans (sax

soprano et ténor), Victor Bailey

(basse), Mitchel Forman (claviers

et piano), Richie Morales

(batterie).

CD Bellaphon 660.53-025.

Du jazz fusion plaisant, avec

des effets d'échoplex et de

synthétiseurs, dans l'esprit de

Weather Report ou des Brecker

Brothers. Evans (ne pas confondre

avec le pianiste du même nom,

mort il y a plusieurs années),

possède une évidente maîtrise

technique de son instrument.

Forman a travaillé avec de

nombreux groupes dont des

formations latines. Sur

«Gorgeous», sa propre

composition, il démontre ses

capacités de soliste, dans un

style proche de celui de Keith

Jarrett. Pas de grandes surprises,

mais une musique pour se

détendre chez soi, tard dans la

nuit.

Bessie Smith. The Complete

Recordings Vol. 2.

Coffret de 2 CD. Columbia

468767 2.

Superbe réédition des grands

morceaux de l'impératrice du

blues, repiqués des anciens 78

tours et nettoyés de tous les

parasites et bruits ambiants. Les

premiers blues furent enregistrés

par Blind Lemon Jefferson,

Leadbelly ou d'autres chanteurs

hommes du Mississippi, du Texas

ou de l'Alabama, mais Bessie

Smith fut la pionnière des

chanteuses de blues, ouvrant la

voie à Mamie Smith, et plus tard à

Alberta Hunter et Billie Holhday.

Bessie, qui voyageait avec ses

musiciens dans son propre

compartiment de train, pour n'avoir

pas à subir la discrimination

raciale, n'a rien perdu de sa

majesté. La voix, puissante, est la

contrepartie féminine de Louis

Armstrong. Ces deux compacts

couvrent la majeure partie de sa

carrière. Sur certaines plages:

«Work House Blues» ou «House

Rent Blues» figure notamment

Fletcher Henderson, et sur

d'autres: «Cake Walkin' Babies» ou

«The Yellow Dog Blues», Coleman

Hawkins.

VARIETES

Louise Féron

CD Virgin 30839

Féron, jeune et jolie chanteuse

rock originaire du Havre, chante

l'amour sous toutes ses formes

(«L'amour monstre», «La morte

amoureuse», «Tomber sous le

charme»). La voix est très

«française», différente des voix

plus agressives de rockeuses

d'Angleterre ou des Etats-Unis. Les

textes, relativement poétiques,

contrastent avec

l'accompagnement «carré»

caractéristique du rock.

Saliha. Unique.

CD Virgin 30847

Saliha, née à Bagneux, en

banlieue parisienne, est une des

rares rappeuses françaises

solistes. Contrairement à

beaucoup de rappeurs européens,

dont le phrasé, mécanique et

prévisible, produit souvent un effet

soporifique, Saliha possède un

sens du rythme intéressant, bien

qu'elle n'ait pas tout à fait le

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mordant de ses consours

américaines, Sait n' Peppa ou

Queen Latifah. Elle rappe fort bien

en anglais, mais lorsqu'elle utilise

le français, il faut avouer que cette

langue rivalise difficilement avec

les sonorités plus vigoureuses de

l'anglais. Cependant Saliha se

défend bien sur son propre

territoire et avec son

«Tempérament de feu» (titre d'une

de ses chansons) et le groupe

efficace qui l'accompagne, elle

saura certainement imposer «La

Loi». La loi du rap, comme elle le

proclame dans sa première

chanson sa loi.

Julian Lennon. Help Yourself.

CD Virgin CDV 2668

Help Yourself est le quatrième

album de Julian Lennon. De l'acid

rock produit à Los Angeles, mais

sonnant cependant très anglais,

avec des paroles intellectuelles et

sophistiquées: From the mines of

Anatolia to the isle ofMandalay,

along the coast of sullen Africa,

they're queuing up to pay («Desmines d'Anatolie à l'île de

Mandalay, le long des côtes de la

sombre Afrique, ils font la queue

pour payer») proclame par exemple

«Keep the People Working». Julian

Lennon a toujours le même voix

que son père John, et un «feeling»

comparable aux Beatles. Bon sang

ne saurait mentir.

Isabelle Leymarie

MUSIQUE CLASSIQUE

Anssi Karttunen (violoncelle).

London Sinfonietta, direction Esa-

Pekka Salonen dans Hindemith,

Merikanto, Llndberg,

Zimmermann.

CD Finlandia FACD 400

Par delà la «Kammermusik

n° 3» qui date de 1925 et nous

renvoie à une problématique

musicale aujourd'hui dépassée ou

assimilée, c'est dans les xuvres

de la seconde moitié du 20e siècle

que nous apprécions le grand

violoncelliste finlandais Anssi

Karttunen. Notamment dans le

«Konzertstuck» d'Aarre Merikanto,

malheureux rival finlandais de

Sibéhus mort en 1958, année où

naissait son jeune compatriote

Magnus Lindberg, dont nous

entendons «Zona». Enfin, il faut

saluer l'extraordinaire pièce de

Zimmermann «Canto di Speranza»,

qui remonte à 1957, grande

époque du webernisme. Son

langage musical est d'une

concentration étonnante.

Clérambault. Cantates. Noémie

Rime, Jean-Paul Fouchécourt,

Nicolas Rivenq, Les Arts

Florissants, direction William

Christie.

CD Harmonía Mundi HMC 301329.

A cheval sur les 17e et 18e

siècles (1676-1749), Louis-Nicolas

Clérambault, contemporain de

Rameau, prolonge la musique

française du «Grand Siècle» en la

conduisant insensiblement du côté

du raffinement baroque. Célèbre

organiste, c'est, notamment, dans

ses «Cantates» dont il est un

maître que l'on observe cette

évolution. «La Muse de l'Opéra»

(1716) exprime justement les

relations complexes entre les

domaines de la cantate et ceux de

l'opéra, tandis qu'«0rphée», qui fut

donné au Concert Spirituel en

1728 est d'un délicat pathétisme.

Les ornementations vocales, le

dialogue avec la flûte pourraient

presque préfigurer Gluck.

Compositeur rare et rarement joué,

Clérambault mérite le détour,

surtout lorsqu'il est défendu par

des artistes rompus à son style.

Philidor. Carmen Sasculare.

Ghylaine Raphanel, Sophie

Fournier, Donald Litaker, Jean-

François Gardeil, ensemble vocal

Sagittarius, La Grande Ecurie et la

Chambre du Roy, direction Jean-

Claude Malgoire.

CD Erato 2292-45609-2

Philidor était avant tout un

fameux joueur d'échecs, comme

Diderot, tandis que la musique

chez lui était un héritage de

famille. Oratorio profane, «Carmen

Sd'après Horace, fut

présenté au Concert Spirituel de

Paris en 1780, deux ans après

que Mozart en eut été l'hôte...

plutôt malheureux. L'Muvre

pourrait, du reste, présenter

quelques rapports de similitude

avec des muvres de jeunesse du

musicien de Salzbourg. Mais son

clinquant volontiers majestueux,

de nature opératique, annonce

également les vastes machineries

de la future musique

révolutionnaire française... où

l'héroïsme se voulait fils d'une

certaine romanité, plutôt païenne.

Berlioz se souviendra de Philidor

comme de Mehul ou de Gossec.

Berlioz. Mélodies. Montague,

Robbin, Fournier, Crook,

CachemaiIle, orchestre de l'Opéra

de Lyon, direction John Eliot

Gardiner.

CD ERATO 2292-45517-2

Ce disque constitue une rareté,

car il permet de connaître des

mélodies quasiment inédites de

Berlioz (les cinq premières et les

deux dernières, dont

l'exceptionnelle «Mort d'Orphée»),

présentées ici dans une synthèse

des versions de 1842 et 1848. La

veine romantique domine, non

sans quelques incursions du côté

de l'hispanisme fort à la mode en

ce temps-là. En outre ce compact

offre une version diversifiée, au

niveau des tessitures, des

incomparables «Nuits d'été» sur

des poèmes de Théophile Gautier.

On regrettera l'articulation, parfois

limite, des différents chanteurs. Et,

surtout, le souvenir de la sublime

version de Régine Crespin avec

Ernest Ansermet au pupitre

(enregistrement de 1964 chez

Decca, couplé dans un disque

compact avec d'autres mélodies

de Ravel, Debussy et Poulenc).

Claude Glayman 81

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Le Courrierdes Lecteurs mm

82

Angkor doit être sauvé

Ancien représentant par intérim

de l'OMS au Cambodge, où j'ai

été affecté pendant quatre

années, je tiens à adresser mes

félicitations au Directeur général

de I'Unesco pour son appel

international du 30 novembre

1991 en faveur d'Angkor,

signalé dans votre rubrique «Le

saviez-vous?» d'avril 1992.

Angkor, apothéose de la

culture khmère, ce n'est pas

seulement Angkor Vat, symbole

du Cambodge et le plus

prestigieux temple de l'Asie,

mais aussi le charmant Banteay

Srei, joyau de l'art classique,

Angkor Thorn et ses multiples

visages de pierre au sourire

énigmatique, l'imposante

Chaussée des géants, le

splendide Ta Prohm perdu dans

la jungle exubérante...

Angkor doit être sauvé le plus

rapidement possible...

La France devrait être à la

pointe de ce combat.

Souhaitons que grâce à I'Unesco

et comme pour Borobudur, la

restauration d'Angkor soit

entreprise et couronnée de

succès.

Dr. Jacques Verdrager

Lyon (France)

Au service de

l'enseignement

Dans des pays en

développement comme le nôtre,

le Courrier de ¡'Unesco donne

accès à une information que

nous ne pourrions obtenir par

d'autres moyens. Dans

l'enseignement notamment,

cette revue nous est d'une

grande utilité, car elle nous

permet de transmettre à nos

élèves des connaissances plus

vastes, détachées des

stéréotypes qui, pendant

longtemps, n'ont fait que

renforcer l'intolérance et

l'irrespect envers les autres

cultures.

Nous serions heureux de

recevoir tout numéro du Courrier

antérieur à 1991, surtout (mais

non exclusivement) en langue

espagnole. Nous nous

engageons à en faire bon

usage, au profit de nombreux

lecteurs.

Claudio A. Vargas Arias

Ecole d'histoire et de géographieUniversité du Costa Rica

San José (Costa Rica)

Le Courrier, miroir deI'Unesco

En tant que fondatrice et

présidente honoraire de

l'Association Unesco du

Colorado, je tiens à vous

féliciter pour votre numéro de

mars 1992, «Le pacte

planétaire, paroles de femmes»,

qui offre un traitement

passionnant et opportun de la

question de l'environnement. Il

m'a déjà servi de source

d'information pour plusieurs

conférences publiques récentes.

Le numéro de février,

«Apartheid, Chronique d'une fin

annoncée», est une lecture

instructive pour ceux qui

continuent, partout dans le

monde, de bafouer les droits de

l'homme. Ici, nous en savons

quelque chose. Je me propose

d'ailleurs de citer des extraits

de l'éditorial signé de Federico

Mayor, le Directeur général de

I'Unesco, dans la lettre queje

compte adresser sous peu à

l'un de nos quotidiens. Quant à

la chronique des 45 premières

années de l'Organisation, un

précieux document dont nous

avions depuis longtemps

besoin, elle sera conservée

dans nos archives, ainsi que

dans celles de la bibliothèque

Auroria.

Enfin, j'ai été fortement

impressionnée par l'article

consacré, dans le numéro de .

janvier, à Hampâté Bâ, article

dont j'ai l'intention d'envoyer

copies à la Bibliothèque Ford-

Ross et au musée Noir de

l'Ouest américain. Et bien sûr,

j'apprécie énormément vos

couvertures et vos photos, si

parlantes!Geneviève N. Fiore

Denver (Etats-Unis)

Pour Tlemcen

Je me permets d'attirer votre

attention sur une erreur

regrettable qui s'est glissée dans

l'encadré de la page 30 de votre

numéro de décembre 1991 («Il

était une fois al-Andalus...»). Le

Tlemcenien queje suis a frémi

en lisant à côté du nom d'AI-

Maqqarî (l'auteur du Nafh al-Tibi),

«historien tunisien». C'est

évidemment «tlemcenien» qu'il

fallait écrire. Erreur bien

pardonnable, mais qui me donne

l'occasion, au nom de

l'Association musicale

tlemcenienne Ahbab Cheikh Larbi

Ben Sari de vous féliciter pour la

haute tenue de vos articles et de

vous faire part de l'intérêt que

j'ai eu à les lire et à les faire lire.A. Ben Mansour

Tlemcen (Algérie)

Et L'Asie?

L'Asie est quasiment absente

du Courrier. Quelques lignes

par-ci par-là, pour «sauver

Angkor». Eh! Qu'importent les

pierres? Beaucoup ont dû se

perdre que l'humanité ne

récupérera pas. C'est l'homme

qui m'intéresse. Cet immense

continent est-il donc

impénétrable, à travers ses

barrières idéologiques,

politiques ou religieuses? Ne

pournez-vous tenter d'établir un

contact plus étroit?... Il me

semble que vous devez avoir

bien des possibilités de

pénétrer dans les dédales de

l'humanité. Les utilisez-vous

toutes? Je suis vos efforts, que

je crois sincères, avec

beaucoup de sympathie.

Marie-Louise Lacoustille

Monpezat (France)

Nous nous efforçons, et fidèle

lectrice vous l'aurez constaté

vous-même, d'ouvrir nos

colonnes aux auteurs du monde

entier et de tous les continents.

Vous trouverez dans quasiment

tous nos numéros un article ou

des illustrations qui vous

parleront de l'Asie, de l'une ou

l'autre de ses multiples

civilisations. Il n 'en reste pas

moins qu'il est toujours

possible de faire davantage

encore, et soyez assurée que

nous nous y employons de

notre mieux.

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lefpURRIER^el'UNESCO

45e année

Mensuel publié en 33 langues et en braille par l'Organisation desNations Unies pour l'éducation, la science et la culture.

31, rue François Bonvm. 75015 Paris, France.

Téléphone: pour joindre directement votre correspondant, composezle 45.68 ... suivi des quatre chiffres qui figurent entre parenthèsesà a suite de chaque nom

Télécopie: 45.66.92.70

Directeur: Bahgat ElnarJiRédacteur en chef: Adel Rifaat

RÉDACÏSON AU SIÈGESecrétaire de rédaction: Gillian Whitcomb

Français' Alain Lévêque. Meda El KhazenAnglais Roy iVlalkinEspagnol. Miguel Labarca, Araceli Ortiz de UrbinaUnité artistique, fabrication: Georges Servat (47.25;Illustration: Ariane Bailey (46.90)Documentation: Violette Ringelstein (46.85)

Relations editions hors Siège et presse: Solange 8e in (46.87)Secrétariat de direction: Ann-e Bracnet (47.15), Mouna ChattaAssistant administratif: Prithi Perera

Editions en braille (français, anglais, espagnol et coréen):Marie-Dominique Bourgeais (46.92:.

ÉDITIONS HORS SIÈGERusse: Alexandre Melnikov (Moscou)Allemand: 'AV-ner Vlerkli (Berne)Arabe: Ei-Said Mahmoud El Sheniti (Le Caire)Italien: Vla-c Guidotti (Rome)Hindi: Gargo Prasad Vimal (De hi)Tamoul: V.. Mohammed Mustaoha (Madras)Persan: il. Sadough Vanini (Téhéran;Néerlandais: Paul Morren (Anvers)Portugais: Benedicto Silva (Ro de Janeiro)Turc: Metra |:gazor [Istanbul)Ourdou: Wali Mohammad Zaki (Islamabac:Catalan: Joan Carreras i Marti (Barcelone;Malais: A;i/an Flamzah (Kuala Lumour)Coréen: Yi Tongok ¡Séoul)Klswahlli: Le.marc J. Shuma (Dar-es-Salaam)Slovène: Aleksandra Kornhauser (Ljubljana)Chinois: She t Guofen (Beijing)Bulgare: Dragomir Petrov (Sofia)Grec: Nicolas Papageorgbu (Athènes)Cinghalais: S.J. Sumanasekera Banda (Colombo)Finnois: Marjatta Oksanen (Helsinki)Basque: Gurutz Larrañaga (San Sebastián)Thaï: Savitri Sjwansathit (Bangkok)Vietnamien Do Phuong (Hanoi)Pachto: Ghoti Khaweri (Kaboul;Haoussa: Hacib Alhassan (Sokoto)Bangla. Abdullah A.M. Sharafuddin (Dacca;Ukrainien: Victor Stelmakh (Kiev)Tchèque et slovaque: Mi an Syrucek (Prague)Galicienne. Xavier Senín Fernández ¡Saint-Jacques-cte-Compostelle)

VENTES ET PROMOTION

Assistante: Marie-Noëlle Branet (45.89)Abonnements: Marie-Thérèse Hardy (45.65), JocelyneDespot;., Alpha Dia-cité. Jacqueine Louise-Julie. ManchonNgonekeo, Michel Ravassard, Michelle Robillard, MohamedSalah c Din, Sylvie van Rijsewijk, Ricardo Zamora-Pere?Liaison agents et abonnés: Ginette Motreff (45.64)Comptabilité: (45.65)Courrier: Mariai Amegee (47.50)Magasin: Hector Garcia Sandoval (47.50)

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s w la Rédaction ne seront renvoyés que s ils soit accempa-i -itponse internatonal. Les áteles paraissant dans le

Courrier ri,, l'UNESCO exp'inent l'opinion de leurs auteurs et non pasnécessa -: celes de l'UNESCO ou de la Rédaction. Les titres desanieles e- . l'-.'.-des des photos sont de la Rédaction. En'm, es 'rontières

s cartes qje nous oublions n' roi paent pas reconnais¬sance o" c elle oar ¡UNESCO ou les Nations Unies.

EN FRANCE (Printed in France'-OEPOT Lfcti-U; 01 - JUILLET/AOÛT 1992.COMM'S ¡I PARITAIRE N ' 71842 DIFFUSÉ PAR LES N.M.P.P.Photocor iposit on: Le Courrier de l'UNESCO.Photograv je impression: Maury-lmprimeur S.A.,

route d'Etampes 45330 Ma esherbes.'SSM 0304-3118 N'- 7/8-1992-OPI 92-506 F

; comprend 84 pages et ur encart ce 4 pageses cages 34-35 et 50-51.

iM li 1 1 iWiUUiMWiiliWIL'iyil

aura pour thème:

Il sera précédé

dun entretien avec le grand musicien argentinAtahualpa Yupanqui

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