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Annales de dermatologie et de vénéréologie (2010) 137, 477—481 LETTRES À LA RÉDACTION Lymphœdème et dermatose neutrophilique Lymphoedema and neutrophilic dermatosis Le lymphœdème, qu’il soit primitif ou secondaire, peut présenter diverses complications infectieuses, néoplasiques ou dysimmunitaires [1]. La stase chronique est en effet à l’origine d’une perturbation de l’immunité locorégionale, la circulation lymphatique jouant un rôle de clairance de micro-organismes : ainsi la peau lymphœdémateuse doit- elle être considérée comme une zone immunologiquement vulnérable. Nous rapportons l’observation d’une patiente qui a déve- loppé une dermatose neutrophilique sur un lymphœdème du membre supérieur. Observation Une femme de 65 ans consultait fin août 2009 pour une érup- tion du membre supérieur gauche évoluant depuis 15 jours. On retenait comme antécédent principal un adénocarci- nome du sein gauche traité quatre ans auparavant par mastectomie, radiothérapie, curage ganglionnaire et hor- monothérapie. Un lymphœdème était apparu trois ans plus tard sur le membre supérieur gauche ; sa survenue après un délai assez long était rattachée par la patiente au non- respect des consignes de prévention. Le lymphœdème ne s’était jamais compliqué jusqu’ici. Les séances de drainage lymphatique réalisées par un kinésithérapeute avaient été efficaces d’après la patiente. À l’examen, l’augmentation de volume était modé- rée (circonférences de 32 cm au bras gauche et 25 cm à l’avant-bras gauche contre respectivement 29 et 22 cm du côté droit). Le lymphœdème, de consistance souple, atteignait tout le membre supérieur, y compris la main. Il existait une éruption polymorphe constituée d’éléments maculopapuleux, parfois pustuleux, infiltrés ou nodu- laires, strictement limités au membre supérieur gauche (Fig. 1). Les lésions étaient indolores et non prurigineuses. La patiente, apyrétique, conservait un bon état géné- ral. Différentes hypothèses étaient évoquées : prurigo d’origine parasitaire, staphylococcie cutanée, métastases cutanées, voire syndrome de Sweet atypique. Un trai- tement antistaphylococcique par oxacilline orale était proposé pendant huit jours. Aucune amélioration n’étant constatée, une biopsie cutanée était prati- quée. L’étude histopathologique mettait en évidence un œdème du derme papillaire avec un infiltrat inflammatoire essentiellement composé de polynucléaires neutrophiles et un épiderme normal, concluant à une dermatose neutro- philique compatible avec un syndrome de Sweet (Fig. 2a et b). L’étude en immunofluorescence directe ne mon- trait pas de dépôt pathologique d’IgG, d’IgA, d’IgM ni de C3. La numération formule sanguine, l’électrophorèse et l’immunoélectrophorèse des protéines étaient normales ; il n’y avait pas de signe clinique évoquant une maladie inflam- matoire chronique intestinale ou une évolution du cancer mammaire. La dermatose s’estompait progressivement en un mois sous dermocorticoïdes. Avec un recul de trois mois, l’examen clinique était strictement normal. Discussion Cette observation est originale car elle présente un cas de dermatose neutrophilique atypique située exclusive- ment sur un membre lymphœdémateux. Les diagnostics d’infection, de localisation secondaire du carcinome, de sar- come, d’autre cancer ou de pemphigoïde bulleuse [2] ont été écartés par les explorations pratiquées. Une dizaine d’observations de dermatoses neutrophiliques localisées sur le site d’un lymphœdème secondaire à une mastec- tomie sont rapportées. Dans la plupart des cas décrits, les signes généraux et l’hyperleucocytose sont inconstants mais l’atteinte dermique par un infiltrat de polynucléaires neutrophiles est systématique lors de l’analyse histopatho- logique. La première publication [3] décrit deux cas de derma- tose neutrophilique survenus chez des patientes âgées de 39 et 71 ans, atteintes de néoplasie mammaire traitée par mastectomie et compliquée de lymphœdème du membre supérieur. Les lésions cutanées étaient cliniquement et histologiquement typiques de dermatose neutrophilique, siégeant exclusivement sur le membre lymphœdémateux, mais sans signes généraux. Leur évolution était favorable sous iodure de potassium. Une autre équipe a décrit un cas de syndrome de Sweet sur lymphœdème survenu trois jours après l’initiation d’un traitement par G-CSF chez une femme de 46 ans. La patiente, atteinte d’un adénocarci- nome mammaire, avait eu une mastectomie droite avec curage ganglionnaire, chimiothérapie, radiothérapie et hor- monothérapie, compliqués de lymphœdème du membre 0151-9638/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Lymphœdème et dermatose neutrophilique

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Page 1: Lymphœdème et dermatose neutrophilique

Annales de dermatologie et de vénéréologie (2010) 137, 477—481

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LETTRES À LA RÉDACTION

Lymphœdème et dermatoseneutrophilique

Lymphoedema and neutrophilic dermatosis

Le lymphœdème, qu’il soit primitif ou secondaire, peutprésenter diverses complications infectieuses, néoplasiquesou dysimmunitaires [1]. La stase chronique est en effet àl’origine d’une perturbation de l’immunité locorégionale,la circulation lymphatique jouant un rôle de clairance demicro-organismes : ainsi la peau lymphœdémateuse doit-elle être considérée comme une zone immunologiquementvulnérable.

Nous rapportons l’observation d’une patiente qui a déve-loppé une dermatose neutrophilique sur un lymphœdème dumembre supérieur.

Observation

Une femme de 65 ans consultait fin août 2009 pour une érup-tion du membre supérieur gauche évoluant depuis 15 jours.On retenait comme antécédent principal un adénocarci-nome du sein gauche traité quatre ans auparavant parmastectomie, radiothérapie, curage ganglionnaire et hor-monothérapie. Un lymphœdème était apparu trois ans plustard sur le membre supérieur gauche ; sa survenue aprèsun délai assez long était rattachée par la patiente au non-respect des consignes de prévention. Le lymphœdème nes’était jamais compliqué jusqu’ici. Les séances de drainagelymphatique réalisées par un kinésithérapeute avaient étéefficaces d’après la patiente.

À l’examen, l’augmentation de volume était modé-rée (circonférences de 32 cm au bras gauche et 25 cm àl’avant-bras gauche contre respectivement 29 et 22 cmdu côté droit). Le lymphœdème, de consistance souple,atteignait tout le membre supérieur, y compris la main. Ilexistait une éruption polymorphe constituée d’élémentsmaculopapuleux, parfois pustuleux, infiltrés ou nodu-laires, strictement limités au membre supérieur gauche(Fig. 1). Les lésions étaient indolores et non prurigineuses.La patiente, apyrétique, conservait un bon état géné-ral. Différentes hypothèses étaient évoquées : prurigo

d’origine parasitaire, staphylococcie cutanée, métastasescutanées, voire syndrome de Sweet atypique. Un trai-tement antistaphylococcique par oxacilline orale étaitproposé pendant huit jours. Aucune amélioration

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0151-9638/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits

’étant constatée, une biopsie cutanée était prati-uée.

L’étude histopathologique mettait en évidence undème du derme papillaire avec un infiltrat inflammatoire

ssentiellement composé de polynucléaires neutrophiles etn épiderme normal, concluant à une dermatose neutro-hilique compatible avec un syndrome de Sweet (Fig. 2at b). L’étude en immunofluorescence directe ne mon-rait pas de dépôt pathologique d’IgG, d’IgA, d’IgM ni de3. La numération formule sanguine, l’électrophorèse et

’immunoélectrophorèse des protéines étaient normales ; il’y avait pas de signe clinique évoquant une maladie inflam-atoire chronique intestinale ou une évolution du cancerammaire. La dermatose s’estompait progressivement en

n mois sous dermocorticoïdes. Avec un recul de trois mois,’examen clinique était strictement normal.

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ette observation est originale car elle présente un case dermatose neutrophilique atypique située exclusive-ent sur un membre lymphœdémateux. Les diagnostics’infection, de localisation secondaire du carcinome, de sar-ome, d’autre cancer ou de pemphigoïde bulleuse [2] ontté écartés par les explorations pratiquées. Une dizaine’observations de dermatoses neutrophiliques localiséesur le site d’un lymphœdème secondaire à une mastec-omie sont rapportées. Dans la plupart des cas décrits,es signes généraux et l’hyperleucocytose sont inconstantsais l’atteinte dermique par un infiltrat de polynucléaires

eutrophiles est systématique lors de l’analyse histopatho-ogique.

La première publication [3] décrit deux cas de derma-ose neutrophilique survenus chez des patientes âgées de9 et 71 ans, atteintes de néoplasie mammaire traitée parastectomie et compliquée de lymphœdème du membre

upérieur. Les lésions cutanées étaient cliniquement etistologiquement typiques de dermatose neutrophilique,iégeant exclusivement sur le membre lymphœdémateux,ais sans signes généraux. Leur évolution était favorable

ous iodure de potassium. Une autre équipe a décrit unas de syndrome de Sweet sur lymphœdème survenu troisours après l’initiation d’un traitement par G-CSF chez une

emme de 46 ans. La patiente, atteinte d’un adénocarci-ome mammaire, avait eu une mastectomie droite avecurage ganglionnaire, chimiothérapie, radiothérapie et hor-onothérapie, compliqués de lymphœdème du membre

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igure 1. Éruption polymorphe du membre supérieur gauche,aite d’éléments maculopapuleux et pustuleux.

upérieur droit. Du fait d’une évolution métastatique, uneouvelle chimiothérapie avait été débutée, suivie d’uneplasie. Après trois jours de traitement par G-CSF, deslaques érythémateuses douloureuses limitées au lymphœ-ème étaient apparues, accompagnant une réascension duaux sanguin de polynucléaires neutrophiles. L’examen his-opathologique d’une biopsie cutanée montrait un infiltrateutrophilique du derme compatible avec le syndrome deweet. Les lésions régressaient après interruption du traite-ent par G-CSF. Cette observation suggérait un « piégeage »es polynucléaires neutrophiles stimulés par le G-CSF auiveau du lymphœdème, où la circulation lymphatique estltérée [4].

Une série de sept cas a été rapportée en 2006. Il s’agissaità-aussi de femmes présentant un lymphœdème secondaire

une mastectomie [5]. Leur éruption n’était pas toujoursypique de syndrome de Sweet et pouvait comporter des

ésions bulleuses, pseudovésiculeuses ou pustuleuses. Troise ces cas ont évolué vers une rémission spontanée, deuxnt guéri avec une antibiothérapie, un sous corticothérapieénérale et le dernier avec une association de corticoïdes et

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igure 2. a et b : examen histologique de la biopsie cutanée : œdèmomposé de polynucléaires neutrophiles.

Lettres à la rédaction

’antibiotiques. Dans tous les cas, on observait à l’examenistologique un dense infiltrat neutrophilique du derme.lus récemment a été rapporté un 11e cas. Il s’agissait’une femme de 60 ans atteinte d’un carcinome mammaire,ont le traitement par mastectomie s’était compliqué deuxois plus tard d’un lymphœdème du membre supérieur

6]. Cinq mois après l’apparition de ce lymphœdème,lle a développé rapidement sur le site du lymphœdèmene éruption polymorphe constituée de plaques inflamma-oires et de pseudovésicules. L’examen histopathologiqueoncluait à une dermatose neutrophilique. L’évolution étaitavorable en une semaine sous naproxène et dermocorti-oïdes.

Chez notre patiente, nous avons retenu le diagnostic deermatose neutrophilique, terme qui nous semble préfé-able à celui de syndrome de Sweet décrit initialement en964 comme une dermatose aiguë associée à une fièvre. Pourien distinguer cette forme de dermatose neutrophilique duyndrome de Sweet, le terme de « dermatose neutrophiliqueur lymphœdème post-mastectomie », considéré désormaisomme une véritable entité, a été nouvellement proposé6].

La pathogénie de cette éruption localisée est encoreal connue. L’augmentation de la perméabilité des vais-

eaux sanguins favoriserait le dépôt de complexes immunsur la membrane basale. Des réactions d’hypersensibilitéssociées au chimiotactisme des polynucléaires neutrophilesemblent à l’origine des troubles. Le rôle des cytokines (IL1,L3, IL6, IL8) et des facteurs de croissance hématopoïétiquesemble également important. Néanmoins, le lymphœdèmeeut aussi protéger le membre atteint d’une maladie auto-mmune généralisée. Roguedas et al. ont ainsi décrit le casriginal d’une pemphigoïde bulleuse épargnant un lymphœ-ème acquis du membre inférieur gauche [7]. L’altératione l’immunité cellulaire locale secondaire aux lésions vascu-aires diminuerait l’activation lymphocytaire T et la cascademmunitaire qui en découle. D’autres cas similaires sont

equis pour mieux comprendre ces mécanismes complexes.

onflit d’intérêt

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e du derme papillaire et infiltrat inflammatoire essentiellement

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Lon6sur la zone génitopérinéale dans un cas sur deux [10,11],plus rarement sur l’abdomen, la partie haute du tronc etles épaules comme dans notre observation. Le diagnosticdifférentiel se pose avec les kératoses séborrhéiques, lesverrues vulgaires ou les condylomes [13]. L’AE satisfait aux

Lettres à la rédaction

Références

[1] Devillers C, Vanhooteghem O, de la Brassinne M. Complicationscutanées des lymphœdèmes. Rev Med Suisse 2007;3:2802—5.

[2] Callens A, Vaillant L, Machet MC, Arbeille B, Machet L, De MuretA, et al. Localized atypical pemphigoid on lymphoedema follo-wing radiotherapy. Acta Derm Venereol 1993;73:461—4.

[3] Demitsu T, Tadaki T. Atypical neutrophilic dermatosis on theupper extremity affected by postmastectomy lymphedema:report of two cases. Dermatologica 1991;183:230—3.

[4] Petit T, Frances C, Marinho E, Herson S, Chosidow O.Lymphoedema-area-restricted Sweet syndrome during G-CSFtreatment. Lancet 1996;347:690.

[5] Lee CH, Lee HC, Lu CF, Hsiao CH, Jee SH, Tjiu JW. Neutrophi-lic dermatosis on postmastectomy lymphoedema: a localizedand less severe variant of Sweet syndrome. Eur J Dermatol2009;19:641—2.

[6] Garcia-Rio I, Pérez-Gala S, Aragues M, Fernandez-Herrera J,Fraga J, Garcia-Diez A. Sweet’s syndrome on the area ofpostmastectomy lymphoedema. J Eur Acad Dermatol Venereol2006;20:401—5.

[7] Roguedas AM, Crespel E, Kupfer I, de Saint Martin L, Misery L,Sassolas B. Une pemphigoide bulleuse épargnant un lymphœ-dème acquis. Ann Dermatol Venereol 2006;133:250—2.

P. Guyot-Caquelina,∗, J.-F. Cunya,C. Depardieub, A. Barbauda, J.-L. Schmutza

a Service de dermatologie, hôpital Fournier, CHUde Nancy, 36, quai de la bataille,

54000 Nancy, Franceb Laboratoire d’anatomie et de cytologie

pathologiques, rue Isabey, 54000 Nancy, France

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

(P. Guyot-Caquelin)

Recu le 26 novembre 2009 ;accepté le 29 mars 2010

Disponible sur Internet le 14 mai 2010

doi:10.1016/j.annder.2010.03.027

Acanthomes épidermolytiques disséminés

Disseminated epidermolytic acanthoma

L’acanthome épidermolytique (AE) est une tumeur bénigneépidermique acquise rare, généralement isolée, dont lediagnostic est principalement histologique. Il touche élec-tivement les personnes d’âge moyen et se présente commeune papule ou une plaque verruqueuse localisée sur le scro-tum, le tronc et les zones photoexposées [1]. Les formesdisséminées d’AE restent exceptionnelles et peu docu-mentées cliniquement. Nous en rapportons une nouvelleobservation, secondaire à un érythème solaire.

Observation

Une femme de 43 ans consultait pour de multiples papules

verruqueuses brunes de forme étoilée, mesurant 2 à 4 mmde diamètre, groupées sur le cou, le décolleté et lesépaules (Fig. 1). Les lésions, modérément prurigineuses,s’étendaient progressivement depuis un an. Elles avaientdébuté quatre ans plus tôt, dans les semaines suivant un

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igure 1. Lésions verruqueuses multiples de la face antérieureu corps.

rythème solaire de même topographie. Aucun antécédentersonnel ou familial n’était relevé à l’interrogatoire. Deuxapules étaient successivement biopsiées. Dans les deuxas, l’examen anatomopathologique révélait une hyperkéra-ose orthokératosique, une acanthose, une dégénérescencepidermolytique des kératinocytes des couches épineuse etranuleuse et une vacuolisation kératinocytaire, permettante poser le diagnostic d’AE disséminé (Fig. 2). Un traitementar imiquimod crème à 5 % (cinq applications par semaineurant trois mois) n’amenait aucune régression des lésions,ui restaient stables en nombre un an plus tard.

iscussion

’AE disséminé est une affection exceptionnelle dont 12 casnt été rapportés jusqu’à présent [2—13]. Les lésions cli-iques sont de petites papules verruqueuses brunes de 2 àmm de diamètre, peu spécifiques, localisées électivement

igure 2. Examen anatomopathologique d’une papule : hyper-ératose orthokératosique, dégénérescence épidermolytique desératinocytes des couches épineuse et granuleuse.