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PÉRIPHÉRIE Z.3.2.1 quarante-trois TAXINOMIE X.1.1 positive possible du monde occidental. Ainsi, s’il n’y a plus de centre, il n’y aura bientôt plus de péri- phéries ; car, à peine ont-elles émergé, que leurs ten- dances à se connecter entre elles signifient déjà leur désir de ne pas rester excentrées. Ce voyage, Jean-Michel Pancin l’a entrepris, cinq siècles après Christophe Colomb, dans une redécouverte de ce qui pourrait être un nouveau monde… A Wendover, située en Utah, à la frontière du Nevada, il fait 40° degrés le jour et –10° la nuit. Plus d’une centaine d’essais nucléaires y ont été réa- lisés depuis qu’Enolay Gay a décollé de la base aérienne locale pour lancer la première attaque nucléaire. La région n’est pas avare en paradoxes, comme cette prolifération de débauche d’argent dans les casinos de Wendover et de spiritualité ana- chronique. Ainsi des milliers de Mormons viennent régulièrement y dépenser leurs économies dans les machines à sous. Ces machines qui d’ailleurs ne font plus le bruit sonnant et trébuchant des coins d’antan, mais avalent passivement les unités d’une carte de crédit enfoncée dans leur ventre pour la journée entière. Tristes tropiques que cette aliénation au rien, par procuration d’une machine à rêves qui engloutit, au milieu du désert américain, des heures de travail et les vies qui les ont effectuées. « La valeur économique d’une chose correspond à un temps de travail », nous dit Michel Foucault dans son admirable analyse des richesses (Les mots et les choses). Or le temps de production dans le travail a inégalement évolué au regard de la quantité et de la qualité générées. On produit mieux et beaucoup plus aujourd’hui pour un temps de travail égal. Et pour un salaire à peu près toujours équivalent, en « pouvoir d’achat » j’entends, on produit beaucoup plus de richesses. Pour qui ? Et surtout, pourquoi ? Il semble donc que la valeur d’une chose ait considérablement évolué, mais pas celle du travail fourni par l’homme. La machine à sous s’est consi- dérablement perfectionnée dans sa rentabilité, mais pas la condition humaine, qui, au contraire toujours plus aliénée à des valeurs d’existence factices, se con- sole par le biais de la consommation. Je consomme donc je suis. C’est peut-être l’inverse que les péri- phéries ont entrepris de vivre. Neuchâtel et Yverdon : une Silicon Valley au siècle des Lumières Manuela Canabal et Enrico Natale En Suisse, comme dans une grande partie de l’Europe, une certaine élite connaît au xviii e siècle un véri- table engouement pour les sciences. Dans les maisons des familles notables, les cabinets de curiosités se multiplient tandis que les premiers dictionnaires à vocation universelle apparaissent dans les biblio- thèques. La région de Neuchâtel, hôte de l’édition 2009 du festival Eternal Tour, participe alors active- ment à cet essor. Des sociétés typographiques nais- sent à Neuchâtel et à Yverdon et se lancent dans l’édition des premières encyclopédies. Des notables comme Charles-Daniel de Meuron (1738-1806) rassemblent de vastes collections d’histoire naturelle qu’ils lèguent ensuite à leur commune, rendant pos- sible la naissance des premiers musées. De savants amateurs locaux se livrent avec passion à la bota- nique, à la zoologie, à la minéralogie, à l’oryctologie et correspondent avec l’élite intellectuelle suisse. Le xviii e siècle est célébré comme le seuil des sciences naturelles modernes. C’est à l’époque que s’établis- sent les protocoles nécessaires à la constitution d’un savoir formellement scientifique, qu’appa- raissent les premiers catalogues systématiques de phénomènes animés et inanimés, que se cristallisent dans le langage les questions liées à la nomencla- ture. Les rives du lac de Neuchâtel sont alors à cet égard une sorte de Silicon Valley. La mise en forme d’un savoir collaboratif et à tendance systématique qui émerge à l’époque nous renvoie aux questions très actuelles de progrès des sciences et de ses limites. Pour explorer ce contexte, nous prendrons quelques exemples allant de la pra- tique de la botanique et des façons d’herboriser au xviii e siècle en Suisse à l’histoire de l’Encyclopédie d’Yverdon dont le maître d’œuvre, le dottore Barto- lomeo de Felice (1723-1789), a été reçu bourgeois de Neuchâtel, en passant par la question de la taxino- mie et son impact dans le partage du savoir. 5. fig. C.27 fig. 5.1 fig. C.28 fig. C.29 fig. C.30 fig. C.31 fig. C.32 fig. C.33 fig. C.34 fig. C.35 fig. C.36 fig. C.37 fig. C.38 fig. C.39 fig. C.40 fig. C.41 fig. C.42

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The 18th century is celebrated as the threshold of Modern Science, and the Neuchâtel region actively participated in this development, particularly in two emblematic domains of Knowledge: Natural Science and Encyclopaedism. At that time Nature was the object of a methodical and passionate study. Plants were systematically stocked in erbariums, listed, named if necessary, as the nomenclature system was being developed. Herbariums and encyclopaedias carry the fundamental promise of possessing Knowledge, the former of the vegetable kingdom, the latter representing the sum of human knowledge, all of which is available to a cultivated elite. However, this promise is not without incident – or even pitfalls – which we will attempt to outline here. The first part of this article will address herbariums’ original context. Herein we argue that transoceanic trade and colonisation – in which several of Neuchâtel’s families participated, through mercenary acts and finance – are intrinsically linked to botany’s development. Indeed, wealthy families colligated exotic objects and natural curiosities from foreign lands, thus paving the way for the collections curated in the region’s ethnographic and natural history museums. However, the scholars’ curiosity also concerns the local environment, and these scientists put into practice systematic methods of description and classification drawn up by their prestigious European peers. From a social perspective, botany becomes a popular upper class hobby by the end of the 18th century – all this contributes to a process of commoditization of Nature as a locus of pleasure. Yet the study of Nature is more than a simple pastime; it is also perceived from a utilitarian perspective. The resulting new knowledge must serve to improve the human condition, especially from a medicinal point of view. The second part of the text addresses the classification process that emerges and takes form at this time leading to coherent systems still valid today. Thus the paradoxes inherent to every system applied to the living world become visible seen through the example of taxonomy. These contradictions have also provoked controversies echoed throughout Europe, and dividing the scientific community, even reaching Switzerland, until the definitive adoption of Linné’s nomenclature. Besides a classification of Nature, the Enlightenment aimed to classify Knowledge itself. Universalist dictionaries attempted to logically and exhaustively order human knowledge, knowledge that abounded in the wake of scientific development. The route covered by dottore Fortunato Bartolomeo de Felice, editor of Yverdon’s encyclopaedia – contemporary to Diderot and D’Alembert’s encyclopaedia – not only highlights the editorial competition but also the controversies between scholars – both of which are essential to the production of knowledge until this day.

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PÉRIPHÉRIEZ.3.2.1

quarante-trois

TAXINOMIEX.1.1

positive possible du monde occidental. Ainsi, s’il n’y a plus de centre, il n’y aura bientôt plus de péri-phéries ; car, à peine ont-elles émergé, que leurs ten-dances à se connecter entre elles signifient déjà leur désir de ne pas rester excentrées. Ce voyage, Jean-Michel Pancin l’a entrepris, cinq siècles après Christophe Colomb, dans une redécouverte de ce qui pourrait être un nouveau monde… A Wendover, située en Utah, à la frontière du Nevada, il fait 40° degrés le jour et –10° la nuit. Plus d’une centaine d’essais nucléaires y ont été réa-lisés depuis qu’Enolay Gay a décollé de la base aérienne locale pour lancer la première attaque nucléaire. La région n’est pas avare en paradoxes, comme cette prolifération de débauche d’argent dans les casinos de Wendover et de spiritualité ana-chronique. Ainsi des milliers de Mormons viennent régulièrement y dépenser leurs économies dans les machines à sous. Ces machines qui d’ailleurs ne font plus le bruit sonnant et trébuchant des coins d’antan, mais avalent passivement les unités d’une carte de crédit enfoncée dans leur ventre pour la journée entière. Tristes tropiques que cette aliénation au rien, par procuration d’une machine à rêves qui engloutit, au milieu du désert américain, des heures de travail et les vies qui les ont effectuées. « La valeur économique d’une chose correspond à un temps de travail », nous dit Michel Foucault dans son admirable analyse des richesses (Les mots et les choses). Or le temps de production dans le travail a inégalement évolué au regard de la quantité et de la qualité générées. On produit mieux et beaucoup plus aujourd’hui pour un temps de travail égal. Et pour un salaire à peu près toujours équivalent, en « pouvoir d’achat » j’entends, on produit beaucoup plus de richesses. Pour qui ? Et surtout, pourquoi ? Il semble donc que la valeur d’une chose ait considérablement évolué, mais pas celle du travail fourni par l’homme. La machine à sous s’est consi-dérablement perfectionnée dans sa rentabilité, mais pas la condition humaine, qui, au contraire toujours plus aliénée à des valeurs d’existence factices, se con-sole par le biais de la consommation. Je consomme donc je suis. C’est peut-être l’inverse que les péri-phéries ont entrepris de vivre.

Neuchâtel et Yverdon : une Silicon Valley

au siècle des Lumières

Manuela Canabal et Enrico Natale

En Suisse, comme dans une grande partie de l’Europe, une certaine élite connaît au xviiie siècle un véri-table engouement pour les sciences. Dans les maisons des familles notables, les cabinets de curiosités se multiplient tandis que les premiers dictionnaires à vocation universelle apparaissent dans les biblio-thèques. La région de Neuchâtel, hôte de l’édition 2009 du festival Eternal Tour, participe alors active-ment à cet essor. Des sociétés typographiques nais-sent à Neuchâtel et à Yverdon et se lancent dans l’édition des premières encyclopédies. Des notables comme Charles-Daniel de Meuron (1738-1806) rassemblent de vastes collections d’histoire naturelle qu’ils lèguent ensuite à leur commune, rendant pos-sible la naissance des premiers musées. De savants amateurs locaux se livrent avec passion à la bota-nique, à la zoologie, à la minéralogie, à l’oryctologie et correspondent avec l’élite intellectuelle suisse. Le xviiie siècle est célébré comme le seuil des sciences naturelles modernes. C’est à l’époque que s’établis-sent les protocoles nécessaires à la constitution d’un savoir formellement scientifique, qu’appa-raissent les premiers catalogues systématiques de phénomènes animés et inanimés, que se cristallisent dans le langage les questions liées à la nomencla-ture. Les rives du lac de Neuchâtel sont alors à cet égard une sorte de Silicon Valley. La mise en forme d’un savoir collaboratif et à tendance systématique qui émerge à l’époque nous renvoie aux questions très actuelles de progrès des sciences et de ses limites. Pour explorer ce contexte, nous prendrons quelques exemples allant de la pra-tique de la botanique et des façons d’herboriser au xviiie siècle en Suisse à l’histoire de l’Encyclopédie d’Yverdon dont le maître d’œuvre, le dottore Barto-lomeo de Felice (1723-1789), a été reçu bourgeois de Neuchâtel, en passant par la question de la taxino-mie et son impact dans le partage du savoir.

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I. ONTOLOGIE DE L’HERBIER

Le Creux-du-Van revêt un intérêt exceptionnel pour les amateurs de sciences naturelles. Les caractéris-tiques géologiques et écologiques du lieu – un cirque rocheux à 1200 mètres d’altitude dans lequel sub-siste une végétation alpine, vestige vivant d’une précédente ère glaciaire – en font une destination privilégiée des naturalistes depuis le xviiie siècle. C’est dans ce cadre que nous trouvons réunis par une belle matinée de juin 1739 Abraham Gagnebin (1707-1800)1, Jean-Antoine d’Ivernois (1703-1765)2 et Frédéric Salomon Scholl (1708-1771)3, venus prêter main forte à Albrecht von Haller (1708-1777)4 à l’oc-casion du premier recensement systématique de la flore de Suisse. L’expédition a pour objectif de col-lecter des spécimens de plantes, rares ou encore inconnues, pour enrichir l’herbier de référence qui doit servir de fondement à l’ouvrage. Leurs recherches, vivifiées par le patronage du savant bernois, vont se poursuivre après la rencontre, laissant les marques de cette expédition botanique dans les annales5. A trente et un ans, Albrecht von Haller jouit déjà d’une solide renommée dans les sciences. Après avoir ouvert le premier théâtre anatomique de Berne, il enseigne à l’Université de Göttingen, où il a fondé le Jardin botanique. Les trois autres forment un petit comité de médecins passionnés de bota-nique dont les investigations s’étendent au Jura neuchâtelois et à une partie du Jura bernois. Ils four-niront nombre de renseignements consignés dans les ouvrages de von Haller tout en contribuant au dynamisme des sciences naturelles dans la région6.

LES PLANTES : UN OBJET DE COLLECTION ?

Dans le courant du xviiie siècle, les collections spécialisées – de plantes séchées, dans une moindre mesure de minéraux et d’objets manufacturés – occupent une place privilégiée dans les cabinets d’histoire naturelle, reléguant les cabinets de curio-sités à de vains étalages. Plusieurs facteurs contri-buent à ce succès. Les conditions matérielles en premier lieu : les plantes sont faciles à transporter et, pourvu qu’elles soient bien conditionnées, se conservent très longtemps. D’autre part, la bota-nique, encore étroitement liée à la médecine, revêt un intérêt évident pour la recherche de nouveaux remèdes et commence à être pratiquée dans les uni-versités au xviiie siècle7. Plus généralement, les

plantes, formant un corpus a priori homogène, se prêtent bien à cette « passion classificatoire »8 propre au siècle des Lumières. L’étude systématique du monde végétal fait déjà l’objet d’une émulation à l’échelle européenne, qui se traduit par une intense circulation d’échantillons, de livres et de références bibliographiques parmi les pionniers des sciences naturelles. A l’époque, les collections de nos savants réunis au Creux-du-Van ne sont pas uniquement composées de plantes. Malgré la spécialisation en cours dans la seconde moitié du siècle, la pratique des herbiers dans la région est à replacer dans le cadre plus large des cabinets d’histoire naturelle. Deux collections privées illustrent ce contexte : celle d’Abraham Gagnebin, chirurgien passionné de sciences, qui possédait un cabinet d’histoire natu-relle si riche et varié qu’il attirait des visiteurs de toute l’Europe ; et celle du général Charles-Daniel de Meuron, offerte en 1795 à la commune bourgeoise de Neuchâ-tel, dont les pièces sont à l’origine du Muséum d’his-toire naturelle, du Musée d’ethnographie et du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. Abraham et Daniel Gagnebin, maîtres du domaine de La Ferrière dans le Vallon de Saint-Imier, étudient avec passion, outre leur activité de médecins, l’un les plantes, les pierres, les fossiles et le climat ; l’autre la physique, la mécanique et l’électricité. Leur cabinet d’histoire naturelle attire des amateurs qui, contre quelques pièces, sont logés à l’auberge et guidés dans leurs expéditions botaniques sur les cimes du Jura. La végétation pseudo-alpine de la région sus-cite par sa rareté l’intérêt des savants et constitue par conséquent le « fonds de commerce » botanique de Gagnebin. Ce dernier récolte et conditionne des spécimens de plantes qu’il envoie par caisses entières, souvent contre rémunération, à ses correspondants. De son cabinet, Abraham Gagnebin écrit dans sa correspondance qu’il « contient des minéraux, pétrifications, médailles antiques et modernes, pois-sons marins et passé 180 oiseaux embaumés, auto-mates, coquillages, crustacés, plantes marines et insectes »9. Cette hétérogénéité est caractéristique des cabinets de l’époque, partagés entre un esprit de collection à la recherche de nouveautés et de pièces rares, et un esprit systématique occupé à « comparer les divers caractères, marquer les rapports et les dif-férences pour observer l’organisation végétale de manière à suivre la marche et le jeu des machines vivantes, et chercher quelquefois avec succès leurs lois générales »10. La collection des Gagnebin devait

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se présenter aux visiteurs sous la forme d’un foison-nant bric-à-brac, dont le principe d’organisation tout personnel pouvait au premier abord sembler peu propice à l’étude de la nature, comme en témoigne le journal de Jean-Rodolphe Sinner (1730-1787) :

« M. Gagnebin s’est borné à ramasser une collection de plantes et de minéraux dont il a rempli sa maison jusqu’au grenier, et s’est allé loger avec son gendre dans une maison voisine, qui sert d’auberge ou d’hos-pice aux voyageurs. (…) On est étonné de voir un amas informe de curiosités étrangères aux règnes minéral et végétal, des animaux empaillés, des têtes de morts coiffées en différents costumes et d’autres objets plus propres à amuser les enfants ou à épouvanter les femmes enceintes qu’à instruire les curieux. »11

Charles-Daniel de Meuron12 (1738-1806), originaire de Saint-Sulpice et fils d’un capitaine de milice du Val-de-Travers, est avant tout un officier du service étranger. Successivement au service du roi de France, de la Compagnie hollandaise des Indes et de la Couronne britannique, il accumule lors de ses expéditions militaires une collection de plusieurs milliers d’objets qu’il lèguera ensuite à la Ville de Neuchâtel. On trouve dans la collection de Meuron des plantes, des animaux empaillés, des coquillages, des pierres précieuses et des fossiles, ainsi qu’une vaste gamme d’objets manufacturés « ethnogra-phiques » comme des médailles, des lunettes, des statues, des objets de culte. Les provenances des objets sont tout aussi hétéroclites puisqu’ils vien-nent d’Afrique, d’Inde, de Ceylan, du Canada, de Chine, de Sibérie ou des Seychelles13.

INSIDE OUT

Ces collectes d’objets liées à la conquête commer-ciale et militaire de territoires extra-européens ne sont pas des effets marginaux de la pratique des her-biers, mais au contraire l’une de ses origines. La culture matérielle relie déjà au xviiie siècle la princi-pauté de Neuchâtel aux empires des puissances européennes. Les activités financières, militaires et scientifiques dans lesquelles s’illustrent certaines familles neuchâteloises en sont les principaux canaux de circulation14. Si la pratique de l’histoire naturelle trouve son origine à la Renaissance, avec l’intérêt à reconnaître les plantes décrites par les auteurs antiques, elle s’est ensuite largement déve-

loppée aux xvie et xviie siècles à la faveur des grandes explorations et de l’essor d’un commerce transocéa-nique15. L’afflux d’objets venus d’autres continents va affiner les techniques de description et de classe-ment, qui vont peu à peu constituer les bases d’un savoir à ambition « universelle ». L’engouement dont les sciences naturelles font l’objet est tributaire de l’expansion européenne, même parmi les botanistes occupés principalement de flore locale. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) témoigne de ce sentiment lié à la découverte d’un monde nouveau, celui du vivant végétal : « Je me comparais à ces grands voyageurs qui découvrent une île déserte, et je me disais avec complaisance : sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici ; je me regardais presque comme un autre Colomb. »16

Les savants adapteront ensuite les méthodes d’enquête et de classement à leur environnement local, opérant peu à peu une distinction entre le glo-bal et le régional qui participe à la construction d’une identité territoriale, prémices d’une identité nationale à venir. Le récit de voyage dans les régions alpines de Suisse du Zurichois Johann Jakob Scheu-chzer17 (1672-1733), qui passe pour l’une des pre-mières histoires naturelles liées à un territoire et un modèle pour ce genre de littérature en Europe18, commence par ces mots :

« Habent Itinera quaevis !"#$%&'%()*, ea inprimis, quae ad Indos & Garamantas fiunt : sumus plerique ita comparati, ut peregrina & admiremur & venere-mur, & ea, quae in quotidiano nostro sunt conspectu, negligamus. » [Nous possédons surtout des histoires naturelles qui portent sur les Indes et l’Afrique : ainsi, la plupart d’entre nous admirent et adorent les choses étrangères, et négligent celles qui sont sous nos yeux dans notre quotidien.]19

L’origine des sciences naturelles doit aussi se lire comme un mouvement centripète qui se développe à l’extérieur avant d’être adopté comme technologie du savoir par le centre20.

EXPÉDITION SCIENTIFIQUE OU « PIQUE-NIQUE » ?

Malgré la rigueur « scientifique » avec laquelle certains naturalistes s’adonnent à leur passion, la botanique est un passe-temps très prisé de la bonne société. On apprécie de se retrouver en plaisante compagnie, loin de son environnement habituel, dans des lieux

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pittoresques et sauvages. On aime l’excitation liée à la recherche du spécimen rare qui viendra enrichir son herbier. Enfin, on goûte l’oisiveté et le vagabon-dage de ces expéditions botaniques. Rousseau, qui passera lui-même deux semaines comme hôte chez Gagnebin en juin 1765, écrit dans les semaines qui précèdent à son ami DuPeyrou :

« [Je] pars, mon cher hôte, pour La Ferrière où je vous attendrai avec le plus grand empressement mais sans m’impatienter. (…) Je vous recommande de ne pas oublier parmi nos provisions, café, sucre, caffetière, briquet, et tout l’attirail pour faire quand on veut du café dans les bois. Prenez Linaeus et Sauvages, quelque livre amusant, et quelque jeu pour s’amuser à plusieurs, si l’on est arrêté dans une maison par le mauvais temps. »21

La présence du café et du sucre dans l’équipement du botaniste est à relever. Ces deux matières pre-mières proviennent en effet des colonies, où elles sont alors intensivement cultivées pour être ensuite importées en Europe, et participent à un processus croissant d’« exotisation » de la nature. Dans les Rêveries d’un promeneur solitaire, le même détaille plus avant les plaisirs de la botanique :

« C’est la chaîne des idées accessoires qui m’attache à la botanique. Les prés, les eaux, les bois, la soli-tude, la paix surtout et le repos qu’on trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessam-ment à ma mémoire. Elle me fait oublier les persé-cutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages (…). Elle me transporte dans des habita-tions paisibles au milieu de gens simples et bons (…). Elle me rappelle et mon jeune âge et mes inno-cents plaisirs, elle m’en fait jouir derechef, et me rend heureux bien souvent encore (…). »22

Au travers de la pratique de la botanique comme passe-temps, la nature commence à être investie par l’élite d’une série de valeurs culturelles et sociales. Beauté, sérénité, innocence, paix, mais aussi rêve-rie, émerveillement, introspection et réflexion phi-losophique sont autant de valeurs dont la nature devient le théâtre privilégié. Cela contribue à trans-former l’environnement naturel en espace propice à l’oisiveté, en somme en lieu de pique-nique. Une génération plus tard, l’essor du tourisme alpin vien-dra confirmer cette tendance.

COMMENT FAIRE UN HERBIER ?

Constituer un bon herbier requiert une série d’opé-rations techniques et d’analyses systématiques. Selon les indications fournies par Rousseau dans ses Lettres élémentaires sur la botanique23, pour bien reconnaître une plante, il faut commencer par la voir sur pied. L’échantillon doit être choisi de sorte qu’il contienne toutes les parties constitutives du genre et de l’espèce, c’est-à-dire que la plante soit en fleur et, si possible, qu’elle porte des fruits car « une plante n’est pas plus sûrement reconnaissable à son feuillage qu’un homme à son habit ». Il faut ensuite la préparer à être conservée. On dessèche la plante en la pressant entre des feuilles de papier, en pre-nant soin de le changer régulièrement pour éviter que l’humidité ne fasse pourrir le végétal. Une fois séchée, on fixe la plante sur la planche d’herbier avec de la gomme arabique ou en pratiquant des entailles dans le papier. Commence alors la phase de l’identification et du classement. La première étape consiste à décrire minutieusement ses carac-téristiques, puis à la comparer aux différentes espèces connues. L’étape suivante consiste à lui attribuer un nom, ou plutôt la somme des noms avec lesquels elle a été décrite par d’autres natura-listes24. Enfin, il faut la classer parmi les autres plantes de l’herbier, c’est-à-dire lui attribuer une place dans un système de représentation du monde végétal. Comme l’écrit Jacques Derrida, la consigna-tion des signes (plantes) en un lieu (l’herbier) tend à coordonner un seul corpus dans lequel tous les élé-ments articulent l’unité d’une configuration idéale25. Ce n’est qu’au terme de ces opérations, répé-tées pour chaque échantillon, que l’herbier devient un outil de connaissance. Une série d’opérations systématiques permet de produire un type de connaissance. L’herbier est une technologie du savoir qui fonctionne comme une archive de la nature.

L’HERBIER COMME ARCHIVE

Dans la pratique des herbiers, l’importance du spé-cimen de référence, de la preuve, en un mot de l’ar-chive, est omniprésente. Elément révélateur de cet état d’esprit, il est rare de trouver dans les herbiers de l’époque la mention du lieu ou de la date de récolte de la plante. Posséder la plante et lui attri-buer une place - et un nom - dans un système de classement, voilà ce qui semble être la priorité des

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botanistes d’alors. L’herbier peut donc se lire comme une archive qui contient en même temps qu’il détermine l’identité du vivant végétal au sein de notre culture. Les opérations de préparation aux-quelles est soumise la plante, entre le moment où on la coupe et celui où on lui donne un nom, déter-minent la structure de l’herbier et, partant, du savoir qu’il produit. En suivant Derrida, on peut affirmer que l’herbier possède les deux principes constitutifs de toute archive, un principe ontologique, de commencement, et un principe nomologique, de commandement. L’archive-herbier, comme toute archive, est à la fois institutrice et conservatrice. Elle enregistre en divers procédés des signes de la nature et produit un savoir humainement constitué. Ainsi les lourds herbiers et la taxinomie, ins-truments fondamentaux qui ont permis l’essor des sciences naturelles modernes, continuent de renfer-mer aujourd’hui encore les potentialités mêmes de notre savoir.

II. TAXINOMIE ET ENCYCLOPÉDISME : L’ESSOR DES PROCESSUS DE CLASSIFICATION26

« Je distingue deux moyens de cultiver les sciences : l’un d’augmenter la masse des connoissances par des découvertes ; & c’est ainsi qu’on mérite le nom d’inventeur : l’autre de rapprocher les découvertes & de les ordonner entre elles, afin que plus d’hommes soient éclairés, & que chacun participe, selon sa portée, à la lumière de son siècle (…). »27

LA TAXINOMIE OU L’ART DE CLASSER LA NATURE

Au xviiie siècle, les sciences naturelles connaissent un développement conséquent dû notamment à l’engouement qui pousse l’élite à s’y adonner de façon plus ou moins éclairée. De cette profusion de savants, qui groupent les êtres vivants et procèdent à des expériences, découle une pléthore de nouvelles espèces à classer et à nommer. Les militaires contri-buent également à ce développement par les spéci-mens qu’ils rapportent de leurs expéditions dans des contrées parfois très éloignées de chez eux28. Ce besoin accru de classer et de systématiser va de fait stimuler la réflexion de certains et aboutir à des querelles. La plus fameuse demeure celle qui a opposé le Français Georges-Louis Leclerc, comte de

Buffon (1707-1788) – et plus connu sous ce seul nom –, au Suédois Carl von Linné (1707-1778). La taxinomie est en effet la science des lois et des principes de la classification des organismes vivants. Mais sur quel(s) critère(s) se baser pour défi-nir que telle plante est proche de telle autre, que tel animal a des caractères communs avec tel autre ? Cette division des êtres, leur classification, est indis-sociable d’une forme d’arbitraire : ce sont les critères retenus par chaque savant qui détermineront la place d’un individu dans le tableau qui s’établit ainsi. Et Buffon prend un malin plaisir à le souligner :

« Cette prétention qu’ont les botanistes d’établir des systèmes généraux, parfaits et méthodiques, est donc peu fondée : aussi leurs travaux n’ont pu abou-tir qu’à nous donner des méthodes défectueuses, lesquelles ont été successivement détruites les unes par les autres, et ont subi le sort commun à tous les systèmes fondés sur des principes arbitraires ; et ce qui a le plus contribué à renverser les unes de ces méthodes par les autres, c’est la liberté que les bota-nistes se sont donnée de choisir arbitrairement une seule partie dans les plantes pour en faire le carac-tère spécifique. Les uns ont établi la méthode sur la figure des feuilles, les autres sur leur position, d’autres sur la forme des fleurs, d’autres sur le nombre de leurs pétales, d’autres enfin sur le nombre des étamines. »29

A ces taxinomies artificielles, Buffon oppose les « lois de la nature »30. Comment peut-on envisager, dit-il, « de réduire la nature à de petits systèmes qui lui sont étrangers, et de ses ouvrages immenses en former arbitrairement autant d’assemblages déta-chés »31 ? Outre la rigidité de la méthode, Buffon reproche également à Linné des rapprochements fan-taisistes parmi les espèces qui sèment la confusion :

« Ensuite, en examinant les dernières divisions des animaux en espèces particulières, on trouve que le loup-cervier n’est qu’une espèce de chat, le renard et le loup une espèce de chien, la civette une espèce de blaireau, le cochon-d’Inde une espèce de lièvre, le rat d’eau une espèce de castor, le rhinocéros une espèce d’éléphant, l’âne une espèce de cheval, etc. ; et tout cela parce qu’il y a quelques petits rapports entre le nombre des mamelles et des dents des ani-maux, ou quelque ressemblance légère dans la forme de leurs cornes. (…) Ne seroit-il pas plus simple, plus naturel, et plus vrai, de dire qu’un âne

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est un âne, et un chat un chat, que de vouloir, sans savoir pourquoi, qu’un âne soit un cheval, et un chat un loup-cervier ? »32

Lui-même adopte une autre logique :

« Ne vaut-il pas mieux ranger, non seulement dans un traité d’histoire naturelle, mais même dans un tableau et partout ailleurs les objets dans l’ordre et la position où ils se trouvent ordinairement, que de les forcer à se trouver ensemble en vertu d’une sup-position ? Ne vaut-il pas mieux faire suivre le che-val, qui est solipède, par le chien, qui est fissipède, et qui a coutume de le suivre en effet, que par un zèbre qui nous est peu connu, et qui n’a peut-être d’autre rapport avec le cheval que d’être solipède ? »33

On le voit, la question de la taxinomie est complexe et elle a opposé les savants pendant longtemps34. Cette division a trouvé des échos jusqu’en Suisse puisque les deux factions comptaient des partisans dans le pays. Ainsi, Albrecht von Haller s’opposait au système linnéen alors qu’Abraham Gagnebin, avec lequel il correspondait, l’a utilisé dans ses collections35.

L’ENCYCLOPÉDISME OU L’ART DE CLASSER LA CONNAISSANCE

La multiplication des connaissances, liée notamment à l’essor des sciences, a également induit le dévelop-pement d’un système de classement du savoir. C’est ainsi que les Lumières ont vu fleurir des diction-naires dits « universels », qualificatif qui leur vient de leur ambitieuse vocation : répertorier l’ensemble des connaissances humaines. Les encyclopédies s’in-sèrent bien entendu dans ce mouvement puisqu’elles poursuivent un but identique36. D’Alembert l’écrit dans le Discours préliminaire publié en tête de l’En-cyclopédie lorsqu’il souligne qu’un tel ouvrage « doit exposer autant qu’il est possible, l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines »37. L’Encyclopédie, éditée avec Diderot, est bien sûr la plus célèbre, bien que l’une d’entre elles ait vu le jour dans la région jurassienne. Connue sous le nom d’Encyclopédie d’Yverdon, on la doit au très entreprenant et truculent dottore Fortunato Barto-lomeo de Felice qui éditera seul, en moins de dix ans, une encyclopédie complète capable de concurrencer celle de Diderot et D’Alembert. Son parcours com-mence à Naples, où il est un brillant savant spécia-

liste de la physique de Newton, mais sa destinée va prendre une tournure radicale lorsqu’il tombe amou-reux de la comtesse Panzutti, femme cloîtrée dans un couvent par son époux38. Il la libère et s’enfuit avec elle, avant d’être rattrapé et contraint de rentrer. Traqué par la famille et les autorités, il part pour la Suisse en 1757 sous le pseudonyme de Matteo Ughi et s’installe dans un premier temps à Berne, où il gagne la considération des savants. Il abjure le catholicisme l’année suivante pour se convertir à la religion réfor-mée et est reçu bourgeois à Thielle (Neuchâtel) en 176039. Il se verra confier les presses d’Yverdon où il éditera son encyclopédie, tout en continuant toute sa vie à regarder vers l’Italie le cœur brisé40.

LA SCIENCE : ENTRE QUERELLES ET COLLABORATIONS

Comment mener à bien une entreprise vouée à réu-nir tout le savoir accumulé par l’être humain au fil du temps ? Une partie du contenu de l’Encyclopédie d’Yverdon provient de reprises de celle de Paris, ce qui était une pratique courante à cette époque. Elle est toutefois bien plus qu’une simple réimpres-sion et contient nombre d’articles inédits rédigés par des spécialistes dans chaque domaine. L’ency-clopédie est en effet un ouvrage collectif. Ainsi, l’Encyclopédie, ou Dictionnaire universel raisonné des connoissances humaines41 compte des savants renommés parmi ses contributeurs, à l’instar des Suisses Leonhard Euler (1707-1783) ou Albrecht von Haller, de l’astronome et académicien français Joseph-Jérôme de Lalande (1732-1807), de Johann Heinrich Samuel Formey (1711-1797), secrétaire per-pétuel de l’Académie de Berlin, etc.42 Charles Bonnet (1720-1793), l’une des figures de proue de l’école naturaliste genevoise, a par contre refusé son concours à l’ouvrage de Felice43. Pourquoi ce refus ? Au vu de ce qui précède, ce n’est certainement pas pour des raisons religieuses que Bonnet a renoncé à collaborer à l’Encyclopédie d’Yverdon, pourtant réputée protes-tante en opposition à l’encyclopédie des philosophes parisiens. En réalité, il semblerait que de Felice ait violemment critiqué Bonnet, qui n’a pas apprécié ces remarques. La correspondance que celui-ci entre-tient avec von Haller en fait état à plusieurs reprises :

« Avés vous jetté un coup d’Oeil sur l’Extrait que Mr Félici vient de donner de mon Analyse de l’Ame dans son Journal Latin qui s’imprime a Berne ?

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Qu’avés vous pensé des ironnies et des sarcasmes qu’il y a semés contre moi, qui n’ai jamais mérité de personne un pareil traitement ( ?) Si l’indignation que vous en aurés conçu, vous portoit a lui en dire un mot, veuillés, je vous en conjure, l’assurer que je lui pardonne de bon cœur ses railleries ameres, et que si j’etois appellé a lui être utile, il éprouveroit surement que je sçais oublier les Injures. »44

Malgré ses affirmations, Bonnet a la rancune tenace. En 1770, huit ans après s’être exprimé de la sorte, il écrit encore à von Haller que « l’infatigable Félice a bien plus de Zèle que de talens & de lumières »45. Il est vrai qu’entre-temps le dottore l’a publiquement annoncé comme contributeur de son encyclopédie alors que Bonnet avait décliné son offre46. Lorsque paraissent les premiers volumes de l’ouvrage, le Genevois est pourtant agréablement surpris :

« Je viens de lire 25 Articles de divers Genres de l’Encyclopédie d’Yverdun. Si je juge par ces Articles de la façon du Travail, je la préfèrerai à celle de Paris. (…) Je rends avec plaisir aux Encyclopédistes d’Yverdun la justice qu’ils méritent : ils ont puisé dans de meilleures Sources que leurs Dévanciers, et ils ont été bien plus sages. »47

Cela ne l’empêche pas de constater un certain nombre d’irrégularités – qu’on qualifierait de nos jours de plagiat – et de les signaler à von Haller :

« Par éxemple, je lisois avant hier l’Article Adhé-rence : […] dévineriés-vous que cet article, signé D.F. ; c’est à dire de Félice, est Muschenbroeck tout pur ? c’est donc Muschenbroeck qui a fait l’Article. J’ai fait de la même manière les Articles Accroissement & Accouplement ; car ils sont transcrits pareillement de mes Ecrits. Il me semble que l’Encyclopédiste auroit pu faire au moins les fraix de la concentration, en donnant dans son propre style le Précis bien fait de l’Auteur ou des Auteurs qu’il consultoit. Mais ; pour composer dans ce goût, il falloit du temps et de la peine ; et l’on vouloit gagner sur le premier et dimi-nuer l’autre le plus qu’il se pouvoit. »48

Malgré ces critiques, Bonnet convient qu’il s’agit d’une bonne encyclopédie, à réserver à un public d’amateurs, les savants préférant à son avis « puiser dans les Sources »49. Voltaire également, dans un premier temps méprisant à l’égard de Bartolomeo de Felice – « un polisson plus imposteur encore qu’apos-

tat, qui demeure dans un cloaque du pays de Vaud »50 – change d’avis après la parution du premier volume : « Pour moi, je sais bien que j’achèterai l’édition d’Yverdon et non l’autre. »51 Quant au dottore, il avait déjà arrêté son opinion sur les intellectuels de son siècle : « Tout tolérant que je suis, je n’aurais pas manqué de brûler Voltaire depuis longtemps et d’en-fermer dans une maison de foux Rousseau. »52

CONCLUSION

L’âge de la Critique53, selon l’expression de Fou-cault, dérive bien souvent vers la basse polémique. Dans le domaine de la taxinomie comme dans celui des encyclopédies, rares sont les coups qui ont été retenus. Ce rapport passionnel et conflictuel à l’égard du savoir, caractéristique de l’époque, s’ex-plique notamment par « l’attitude de modernité »54 des acteurs du débat, c’est-à-dire l’ambition assu-mée d’élaborer des nouveaux outils de pensée et d’action pour substituer les tenants traditionnels de la vérité. Le savoir s’émancipe et se fonde en auto-rité téléologique pressée de faire oublier ses origines profanes. Une attitude engagée donc, qui se reflète dans les nouvelles techniques d’organisation du savoir et plus généralement dans le rapport à l’archive. D’où l’essor de la taxinomie et des dictionnaires universalistes qui permettent d’ancrer dans le lan-gage les savoirs nouvellement constitués, de leur attribuer une place dans un système général et de les archiver de sorte à en assurer la permanence. L’herbier est à la fois une sorte de dictionnaire personnel et la carte d’une région donnée. Diction-naire car il permet d’identifier et connaître chaque plante ; carte puisqu’il reflète la flore d’une certaine zone géographique. Ainsi, l’Enumeratio methodica stirpium Helvetiae indigenarum de von Haller informe sur la flore suisse et ses propriétés tout comme elle matérialise un territoire au travers de sa diversité florale. Herbiers et encyclopédies portent en eux la promesse fondatrice de posséder le savoir, l’un du monde végétal, l’autre de l’ensemble des connoissances humaines, le tout à disposition d’une élite cultivée. Aujourd’hui, c’est une autre encyclo-pédie, digitale cette fois-ci, qui est l’exemple le plus emblématique des promesses des nouvelles techno-logies d’organisation et de partage du savoir. Et c’est d’ailleurs un historien de l’Encyclopédie, Robert Darnton, qui a été l’un des premiers à explorer dans son domaine les possibilités offertes par Internet55.

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Mais, si la botanique suscite alors au xviiie siècle un tel engouement, y compris en dehors des cercles savants, c’est parce que l’Europe entre alors dans un nouveau rapport esthétique à la nature qui devient une finalité en soi. Albrecht von Haller est l’un des instigateurs de ce mouvement ; outre un savant réputé, le Bernois est également poète et contribue à la construction de l’image romantique des mon-tagnes suisses. Et l’exaltation de ceux qui, de plus en plus nombreux, aiment se promener à la cam-pagne ou à la montagne et admirer les splendeurs de la Création laissent souvent transparaître, à l’instar de Rousseau, un rapport à la nature teinté de misanthropie.

Notes

1Abraham Gagnebin est l’auteur d’un catalogue des plantes de l’évêché de Bâle, aujourd’hui perdu. Il entretiendra dès sa rencontre avec Albrecht von Haller en ce jour de 1739 une abondante corres-pondance scientifique. JACQUAT, Marcel S., « Abraham Gagnebin », dans Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), url : http://www.hls-dhs-dss.ch/, version du 19 juin 2007.

2Originaire de Môtiers, le Dr D’Ivernois est l’auteur d’un catalogue des plantes du Jura neuchâtelois repris par von Haller dans son ouvrage sur la flore de Suisse. Il sera en outre le premier maître en botanique de Jean-Jacques Rousseau lors de son séjour à Môtiers. MARTI- WEISSENBACH, Karin, DHS, version du 4 décembre 2008.

3BOURQUIN, Werner, et Markus, Biel : Stadtgeschichtliches Lexikon, Biel, 1999.

4Albrecht von Haller est l’auteur de Enumeratio methodica stirpium Helvetiae indigenarum – parue en 1742 – et de Historia stirpium indigenarum Helvetiae inchoata en trois volumes, parue en 1768. Pour réaliser son ouvrage, il s’en-toure d’un réseau de collaborateurs qui quadrillent minutieusement le territoire suisse et lui envoient les spécimens qu’ils récoltent. Chirurgien et écrivain, il est l’un des grands savants de son époque, dont les domaines de compétence dépassent la botanique. Membre de plusieurs grandes Académies européennes, il est au centre d’un réseau de correspondants allant de Cadix à Moscou. BOSCHUNG, Urs, « Albert von Haller », dans Dictionnaire histo-rique de la Suisse (DHS), url : http://www.hls-dhs-dss.ch/, version du 20 octobre 2008.

5THURMANN, Jules, Abraham Gagnebin de La Ferrière, Porrentruy, 1851, p. 16.

6Ibid., p. 38.

7Von Haller, lors de son séjour à l’Université de Göttingen comme professeur d’anatomie et de chirur-gie, créera au sein de celle-ci un jardin et une chaire de botanique.

8KAEHR, Roland, et SIERRO, Valérie, « Le passé recomposé : du Cabinet de curiosité à l’annexe du Musée de peinture », dans Cent ans d’ethnographie sur la colline de Saint-Nicolas 1904-2004, Neuchâtel, 2005, p. 22.

9Lettre du 15 décembre 1741 dans DE BEER, Gavin, et GAGNEBIN, Bernard (éd.), « Abraham Gagnebin de La Ferrière d’après sa corres-pondance », Bulletin de la société neuchâteloise des sciences naturelles, vol. 80, Neuchâtel, 1957, p. 71.

10ROUSSEAU, Jean-Jacques, « Rêve-ries d’un promeneur solitaire. Promenade VII », dans Collection complète des œuvres de J.J. Rousseau, tome 10, Genève, 1782, p. 474.

11SINNER, Jean-Rodolphe, Voyage historique et littéraire dans la Suisse occidentale, Neuchâtel, 1781.

12Sur Charles-Daniel de Meuron, voir KAEHR, Roland, Le mûrier et l’épée : le cabinet de Charles-Daniel de Meuron et l’origine du Musée d’ethnographie à Neu-châtel, Neuchâtel, 2000, et idem, « Charles-Daniel de Meuron, militaire (1738-1806) », dans Bio-graphies neuchâteloises, tome 1, Hauterive, 1996.

13KAEHR, Roland 2000, op. cit. (note 12), pp. 39-55.

14DAVID, Thomas, ETEMAD, Bouda, et SCHAUFELBUEHL, Janick Marina (éd.), La Suisse et l’esclavage des Noirs, Lausanne, 2005.

15LONG, Pamela O., « Plants and Animal in History : The Study of Nature in Renaissance and Early Modern Europe », Historical Studies in the Natural Sciences, Vol. 38, Berkeley, 2008, pp. 313-323.

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16ROUSSEAU, Jean-Jacques, « Rêve-ries d’un promeneur solitaire. Promenade VII », dans op. cit. (note 10), p. 477.

17SCHEUCHZER, Johann Jakob, !"#$%&'%()*+helveticus, sive Itinera per Haelvetiae Alpinas regiones, Leiden, 1723.

18COOPER, Alix, Inventing the Indigenous : Local Knowledge and Natural History in Early Modern Europe, Cambridge, 2007, p. 55.

19Traduction par Enrico Natale et Vicky Paradisgarten. Le mot !"#$%&'%()* signifie littéralement « celui qui se ballade dans les montagnes ».

20« Colonial expansion enlarged universal knowledge. Science became a key aspect of a global intelligence system, which served best the interests of those best placed to receive its data », MACLEOD, Roy, « Nature and Empire : Science and the Colonial Enterprise. Introduction », Osiris, vol. 15, Chicago, 2000, pp. 10-11.

21Lettre de Rousseau à DuPeyrou, 11 juin 1765, dans DE BEER et GAGNEBIN (éd.), op. cit. (note 9), p. 73.

22ROUSSEAU, Jean-Jacques, « Rêveries d’un promeneur soli-taire. Promenade VII », dans op. cit. (note 10), p. 481.

23ROUSSEAU, Jean-Jacques, « Lettre VIII », dans Lettres élémen-taires sur la botanique à Mme De Lessert, 11 avril 1773, dans Œuvres complètes de J. J. Rousseau, tome 5, Paris, 1839, p. 516.

24Avant l’adoption de la nomen-clature linnéenne, la pratique consistait à énumérer les références bibliographiques des différents auteurs ayant précédemment décrit l’espèce.

25DERRIDA, Jacques, Mal d’Archive, Paris, 1995, p. 14.

26Sur le tournant linguistique comme catalyseur des systèmes de classification du langage et du savoir, voir RATCLIIFF, Marc J., « Figures du tournant linguistique chez Joseph-Marie de Gérando » dans SIGRIST, René et al. (éd.), Louis Jurine : chirurgien et naturaliste (1751-1819), Chêne-Bourg, 1999.

27DIDEROT, Denis, article « Ency-clopédie », dans Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome 5, Paris, s. d. [1751-1765], p. 635.

28Rousseau le souligne dans l’introduction à son dictionnaire de botanique : « Cependant les voyages de long cours enrichis-soient incessamment la botanique de nouveaux trésors ; et tandis que les anciens noms accabloient déjà la mémoire, il en falloit inventer de nouveaux sans cesse pour les plantes nouvelles qu’on découvroit. », dans ROUSSEAU, Jean-Jacques, Œuvres complètes, tome 3, Paris, 1852-1853, p. 422.

29BUFFON, Georges Louis Leclerc, comte de, Œuvres complètes [édition revue par RICHARD, Achille], Paris, 1835, p. 45.

30Ibid., p. 41.

31Ibid., p.41.

32Ibid., p. 63.

33Ibid., p. 60.

34Pour plus de précisions sur la controverse entre Buffon et Linné, voir BARSANTI, Giulio, « Linné et Buffon : deux visions différentes de la nature et de l’histoire naturelle », dans HOQUET, Thierry (dir.), Les fondements de la botanique : Linné et la classification des plantes, Paris, 2005, pp. 103-129, et HOQUET, Thierry, Buffon / Linné : éternels rivaux de la biologie ?, Paris, 2007.

35JACQUAT, Marcel S., « Abraham Gagnebin », dans Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), url : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17643.php, version du 6 mars 2009.

36Voir à cet égard LECA-TSIOMIS, Marie, « Du Dictionnaire de Furetière au Grand vocabulaire français de Panckoucke : la joute confessionnelle des dictionnaires et des encyclopédies », dans CANDAUX, Jean-Daniel et al. (éd.), L’Encyclopédie d’Yverdon et sa résonnance européenne : contextes – contenus – continui-tés, Genève, Paris, 2005, pp. 13-29.

37D’ALEMBERT, Jean, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Paris, 1984, pp. 12-13 [reprise de l’édition effectuée en 1894 par F. Picavet pour le compte des éditions Armand Colin].

38DONATO, Clorinda, « Religion et Lumières en Italie, 1745-1775 : le choix protestant de Fortunato Bartolomeo de Felice », dans CANDAUX, op. cit. (note 36), p. 99.

39PROUST, Jacques, « Sur la route des encyclopédies : Paris, Yverdon, Leeuwarden, Edo (1751-1781) », dans CANDAUX, op. cit. (note 36), p. 444.

40Pour une biographie du dottore de Felice, voir MACCABEZ, Eugène, F.B. de Félice, 1723-1789 et son Encyclopédie : Yverdon 1770-1780 (d’après des documents inédits), s.l., 1903.

41Il s’agit du véritable titre de l’Encyclopédie d’Yverdon : Ency-clopédie, ou Dictionnaire univer-sel raisonné des connoissances humaines, mis en ordre par M. de Felice, Yverdon, 58 vol., in-4°, 1770-1780.

42PROUST, op. cit. (note 39), p. 444.

43BANDELIER, André, et SESTER, Christian, « Science et religion chez quelques correspondants gene-vois de l’Académie de Berlin », dans CANDAUX, op. cit. (note 36), p. 32.

44BONNET, Charles, et HALLER, Albrecht von, The Correspon-dance between Albrecht von Haller and Charles Bonnet [texte établi et annoté par Otto Sonntag], Berne, Stuttgart, 1983, pp. 258-259 : lettre de Bonnet à von Haller du 20 février 1762.

45Lettre de Bonnet à von Haller du 18 décembre 1770, ibid., p. 911.

46Lettre de Bonnet à von Haller du 24 mars 1769, ibid., p. 808 ; lettre de von Haller à Bonnet non datée, ibid., p. 811. De Felice use du même procédé avec von Haller, qui ne souhaite pas non plus se laisser forcer la main mais finira pourtant par accepter de collaborer à l’Encyclopédie d’Yverdon.

47Lettre de Bonnet à von Haller du 13 novembre 1772, ibid., pp. 1054-1055.

48Ibid., p. 1054.

49Ibid., p. 1055.

50Lettre de Voltaire à D’Alembert du 4 juin 1769, citée dans PROUST, op. cit. (note 39), p. 445.

51Lettre de Voltaire à Cramer de décembre 1770, ibid., p. 445.

52DONATO, Clorinda, « The Letters of Fortunato Bartolomeo De Felice to Pietro Verri », dans MLN, vol. 107, Johns Hopkins Univer-sity Press, Baltimore, 1992, p. 93 : Lettre du 18 juin 1767.

53FOUCAULT, Michel, Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, 2004 (transcription d’une conférence de 1978).

54Ibid.

55NOIRET, Serge, « La “nuova storiografia digitale” negli Stati Uniti (1999-2004) », dans Memoria e Ricerca Online, Ravenne, 2005.