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@ Marc Bloch (1886-1944) La société féodale (1939, 1940) Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ” fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http : //www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul -Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http : //bibliotheque.uqac.ca/

Marc BLOCH - La société féodale

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Marc Bloch(1886-1944)

La socit fodale(1939, 1940)

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, bnvole, Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : Les classiques des sciences sociales fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http : //www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul -mile Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi Site web : http : //bibliotheque.uqac.ca/

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Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Palpant, bnvole, Paris. Courriel : [email protected] partir de :

Marc Bloch (1886-1944)

La socit fodaleCollection Lvolution de lHumanit, tomes XXXIV et XXXIVbis, Editions Albin Michel, Paris, 1982, 704 pages. e 1 dition 1939, 1940. Polices de caractres utilise : Pour le texte : Times New Roman, 12 points. Pour les notes : Times New Roman, 10 points dition numrique complte Chicoutimi le 31 juillet 2005.

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TABLE

DES

MATIRES

Notes Bibliographie Index INTRODUCTION. Orientation gnrale de lenq ute. TOME PREMIER : LA FORMATION DES LIENS DE DPENDANCE PREMIRE PARTIE : LE MILIEU Livre premier : Les dernires invasionsCHAPITRE PREMIER Musulmans et Hongrois : I. LEurope envahie et assige. II. Les Musulmans. III. Lassaut hongrois. IV. Fin des invasions hongroises. CHAPITRE II. Les Normands : I. Caractres gnraux des invasions scandinaves. II. De la razzia ltablissement. III. Les tablissements scandinaves. lAnglet erre. IV. Les tablissements scandinaves : la France. V. La christianisation du Nord. VI. A la recherche des causes. CHAPITRE III. Quelques consquences et quelques enseignements des invasions : I. Le trouble. II. Lapport humain : le tmoignage de la langue et des noms. III. Lapport humain : le tmoignage du droit et de la structure sociale. IV. Lapport humain : problmes de provenance. V. Les enseignements.

Livre deuxime : Les conditions de vie et latmosphre mentaleCHAPITRE PREMIER. Conditions matrielles et tonalit conomique : I. Les deux ges fodaux. II. Le premier ge fodal le peuplement. III. Le premier ge fodal ; la vie de relations. IV. Le premier ge fodal : les changes. V. La rvolution conomique du second ge fodal. CHAPITRE II. Faons de sentir et de penser : I. Lhomme devant la nature et la dure. II. Lexpression. III. Culture et classes sociales. IV. La mentalit religieuse. CHAPITRE III. La mmoire collective : I. Lhistoriographie. II. Lpope. CHAPITRE IV. La renaissance intellectuelle au deuxime ge fodal : I. Quelques caractres de la culture nouvelle. II. La prise de conscience. CHAPITRE V. Les fondements du droit : I. Lempire de la coutume. II. Les caractres du droit coutumier. III. Le renouveau des droits crits.

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DEUXIME PARTIE : LES LIENS DHOMME HOMME Livre premier : Les liens du sang.CHAPITRE PREMIER La solidarit du lignage : I. Les amis charnels . II. La vendetta. III. La solidarit conomique. CHAPITRE II. Caractre et vicissitudes du lien de parent : I. Les ralits de la vie familiale. II. La structure du lignage. III. Liens du sang et fodalit.

Livre deuxime : La vassalit et le fief.CHAPITRE PREMIER Lhom mage vassalique : I. Lhomme dun autre homme. II. Lhommage lre fodale. III. La gense des relations de dpendance personnelle. IV. Les guerriers domestiques. V. La vassalit carolingienne. VI. Llaboration de la vassalit classique. CHAPITRE II. Le fief : I. Bienfait et fief : la tenure-salaire. II. Le chasement des vassaux. CHAPITRE III. Tour dhorizon europen : I. La diversit franaise Sud-Ouest et Normandie. II. LItalie. III. LAllemagne. IV. Hors de lemprise carolingienne : lAngleterre anglo -saxonne et lEspagne des royaumes asturo -lonais. V. Les fodalits dim portation. CHAPITRE IV. Comment le fief passa dans le patrimoine du vassal : I. Le problme de lhrdit : honneurs et simples fiefs. II. Lvolution : le cas franais. III. Lvolution : dans lEmpire. IV. Les transformations du fief vues travers son droit successoral. V. La fidlit dans le commerce. CHAPITRE V. Lhomme de plusieurs matres : I. La pluralit des hommages. II. Grandeur et dcadence de lhommage lige. CHAPITRE VI. Vassal et seigneur : I. Laide et la protection. II. La vassalit la place du lignage. III. Rciprocit et ruptures. CHAPITRE VII. Le paradoxe de la vassalit : I. Les contradictions des tmoignages. II. Les liens de droit et le contact humain.

Livre troisime : Les liens de dpendance dans les classes infrieuresCHAPITRE PREMIER. La seigneurie : I. La terre seigneuriale. II. Les conqutes de la seigneurie. III. Seigneur et tenanciers. CHAPITRE II. Servitude et libert : I. Le point de dpart : les conditions personnelles l poque franque. II. Le servage franais. III. Le cas allemand. IV. En Angleterre : les vicissitudes du vilainage. CHAPITRE III. Vers les nouvelles formes du rgime seigneurial : I. La stabilisation des charges. II. La transformation des rapports humains.

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TOME II : LES CLASSES ET LE GOUVERNEMENT DES HOMMES. Livre premier : Les classes.CHAPITRE PREMIER. Les nobles comme classe de fait : I. La disparition des anciennes aristocraties du sang. II. Des divers sens du mot noble , au premier ge fodal. III. La classe des nobles, classe seigneuriale. IV. La vocation guerrire. CHAPITRE II. La vie noble : I. La guerre. II. Le noble chez lui. III. Occupations et distractions. IV. Les rgles de conduite. CHAPITRE III. La chevalerie : I. L adoubement. II. Le code chevaleresque. CHAPITRE IV. La transformation de la noblesse de fait en noblesse de droit : I. L hrdit de l adoubement et l anoblissement. II. Constitution des descendants de chevaliers en classe privilgie. III. Le droit des nobles. IV. L exception anglaise. CHAPITRE V. Les distinctions de classes l intrieur de la noblesse : I. La hirarchie du pouvoir et du rang. II. Sergents et chevaliers serfs. CHAPITRE VI. Le clerg et les classes professionnelles : I. La socit ecclsiastique dans la fodalit. II. Vilains et bourgeois.

Livre deuxime : Le gouvernement des hommes.CHAPITRE PREMIER. Les justices : I. Caractres gnraux du rgime judiciaire. II. Le morcellement des justices. III. Jugement par les pair, ou jugement par le matre ? IV. En marge du morcellement : survivances et facteurs nouveaux. CHAPITRE II. Les pouvoirs traditionnels : royauts et Empire : I. Gographie des royauts. II. Traditions et nature du pouvoir royal. III. La transmission du pouvoir royal ; problmes dynastiques. IV. L Empire. CHAPITRE III. Des principauts territoriales aux chtellenies : I. Les principauts territoriales. II. Comts et chtellenies. III. Les dominations ecclsiastiques. CHAPITRE IV. Le dsordre et la lutte contre le dsordre : I. Les limites des pouvoirs. II. La violence et l aspiration vers la paix. III. Paix et trve de Dieu. CHAPITRE V. Vers la reconstitution des tats : les volutions nationales : I. Raisons du regroupement des forces. II. Une monarchie neuve : les Captiens. III. Une monarchie archasante : lAllemagne. IV. La monarchie anglo-normande faits de conqute et survivances germaniques. V. Les nationalits.

Livre troisime : La fodalit comme type social et son action.CHAPITRE PREMIER. La fodalit comme type social : I. Fodalit ou fodalits : singulier ou pluriel ? II. Les caractres fondamentaux de la fodalit europenne. III. Une coupe travers lhistoire compare. CHAPITRE II. Les prolongements de la fodalit europenne : I. Survivances et rviviscences. II. Lide guerrire et lide de contrat.

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A Ferdinand Lot,Hommage de respectueuse et reconnaissante affection.

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INTRODUCTIONOrientation gnrale de lenqute

p.11 Il ny a gure plus de deux sicles quen sintitulant La Socit fodale, un livre peut esprer donner par avance une ide de son contenu. Non que ladjectif, en lui -mme, ne soit fort ancien. Sous son vtement latin feodalis , il date du moyen ge. Plus rcent, le substantif fodalit nen remonte pas moins au XVIIe sicle, au plus tard. Mais lun et lautre mot conservrent longtemps une valeur troitement juridique. Le fief tant, comme on le verra, un mode de possession des biens rels, on entendait par fodal ce qui concerne le fief ainsi sexprimait lAcadmie , par fodalit tantt la qualit de fief , tantt les charges propres cette tenure. Ctaient, dit, en 1630, le lexicographe Richelet, des termes de Palais . Non dhistoire. Quand savisa -t-on den grandir le sens jusqu les employer dsigner un tat de civilisation ? Gouvernement fodal et fodalit figurent, avec cette acception, dans les Lettres Historiques sur les Parlemens, qui parurent en 1727, cinq ans aprs la mort de leur auteur, le comte de Boulainvilliers (1). Lexemple est le plus ancien quune enqute assez pousse mait permis de dcouvrir. Peut -tre un autre chercheur sera-t-il, un jour, plus heureux. Ce curieux homme de Boulainvilliers, pourtant, la fois ami de Fnelon et traducteur de Spinoza, par-dessus tout virulent apologiste de la noblesse, quil simaginait issue des chefs germains, avec p.12 moins de verve et plus de science une sorte de Gobineau avant la lettre, on se laisse volontiers tenter par lide de faire de lui, jusqu plus ample inform, linventeur dune classification historique nouvelle. Car cest bien de cela, en vrit, quil sagit, et n os tudes ont connu peu dtapes aussi dcisives que le moment o Empires , dynasties, grands sicles placs chacun sous linvocation dun hros ponyme, tous ces vieux dcoupages, en un mot, ns dune tradition monarchique et oratoire, commencrent ain si de cder la place un autre type de divisions, fondes sur lobservation des phnomnes sociaux.

Il tait cependant rserv un plus illustre crivain de donner droit de cit la notion et son tiquette. Montesquieu avait lu Boulainvilliers. Le vocabulaire des juristes, par ailleurs, navait rien pour leffrayer ; davoir pass par ses mains, la langue littraire ne devait-elle pas sortir toute enrichie des dpouilles de la basoche ? Sil parat avoir vit fodalit , trop abstrait, sans doute, son gr, ce fut lui, incontestablement, qui au public cultiv de son sicle imposa la conviction que les lois fodales caractrisrent un moment de lhistoire. De chez nous, les mots, avec lide, rayonnrent sur les autres langues de lEurope, tan tt simplement calqus, tantt, comme en allemand, traduits (Lehnwesen). Enfin la Rvolution, en

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slevant contre ce qui subsistait encore des institutions nagure baptises par Boulainvilliers, acheva de populariser le nom que, dans un sentiment tout oppos, il leur avait octroy. LAssemble Nationale , dit le fameux dcret du 11 aot 1789, dtruit entirement le rgime fodal . Comment dsormais mettre en doute la ralit dun systme social dont la ruine avait cot tant de peines (2) ? Ce mot, pourtant, promis une si belle fortune, tait, il faut lavouer, un mot fort mal choisi. Sans doute les raisons qui, lorigine, dcidrent de son adoption semblent assez claires. Contemporains de la monarchie absolue, Boulainvilliers et Montesquieu tenaient le morcellement de la souverainet, entre une multitude de petits princes ou mme de seigneurs de villages, pour la plus frappante singularit du moyen ge. Ctait ce caractre quen prononant le nom de p.13 fodalit ils croyaient exprimer. Car, lorsquils parlaient de fiefs, ils pensaient tantt principauts territoriales, tantt seigneuries. Mais ni toutes les seigneuries, en fait, ntaient des fiefs, ni tous les fiefs des principauts ou des seigneuries. Surtout il est permis de douter quun type dorganisation sociale trs complexe puisse tre heureusement qualifi, soit par son aspect exclusivement politique, soit, si lon prend fief dans toute la rigueur de son acception juridique, par une forme de droit rel, entre beaucoup dautres. Les mots cependant sont comme des monnaies trs uses, force de circuler de main en main ; ils perdent leur relief tymologique. Dans lusage aujourdhui courant, fodalit et socit fodale recouvrent un ensemble intriqu dimages o le fief proprement dit a cess de figurer au premier plan. A condition de traiter ces expressions simplement comme ltiquette, dsormais consacre, dun contenu qui reste dfinir, lhistorien peut sen emparer sans plus de remords que le phys icien nen prouve, lorsquau mpris du grec, il persiste dnommer atome une ralit quil passe son temps dcouper. Cest une grave question que de savoir si dautres socits, en dautres temps ou sous dautres cieux, nont pas prsent une stru cture assez semblable, dans ses traits fondamentaux, celle de notre fodalit occidentale pour mriter, leur tour, dtre dites fodales . Nous la retrouverons au terme de ce livre. Mais ce livre ne lui est pas consacr. La fodalit dont lanalyse va tre tente est celle qui, la premire, reut ce nom. Comme cadre chronologique, lenqute, sous rserve de quelques problmes dorigine ou de prolongement, se bornera donc cette priode de notre histoire qui stendit, peu prs, du milieu du IXe sicle aux premires dcennies du XIIIe ; comme cadre gographique, lEurope de lOuest et du Centre. Or, si les dates nont attendre leur justification que de ltude mme, les limites spatiales, par contre, semblent exiger un bref commentaire. * La civilisation antique tait centre autour de la Mditerrane. De la Terre , crivait Platon, nous nhabitons que cette partie qui stend depuis

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le Phase jusquaux Colonnes dHercule, rpandus autour de la mer comme des fourmis ou des grenouilles autour dun tang. (3) En dpit des conqutes, ces mmes eaux demeuraient, aprs bien des sicles couls, laxe de la Romania. Un snateur aquitain pouvait faire carrire au bord du Bosphore, possder de vastes domaines en Macdoine. Les grandes oscillations des prix secouaient lconomie depuis lEuphrate jusqu la Gaule. Sans les bls dAfrique, lexistence de la Rome impriale ne saurait pas plus se concevoir que, sans lAfricain Augustin, la thologie catholique. Par contre, le Rhin aussitt franchi, commenait, trange et hostile, limmense pays des Barbares. Or, au seuil de la priode que nous appelons moyen ge, deux profonds mouvements dans les masses humaines taient venus dtruire cet quilibre dont nous navons pas r echercher ici dans quelle mesure il tait dj branl par le dedans , pour lui substituer une constellation dun dessin bien diffrent. Ce furent dabord les invasions des Germains. Puis les conqutes musulmanes. A la plus grande partie des contres nagure comprises dans la fraction occidentale de lEmpire, une mme domination parfois, la communaut des habitudes mentales et sociales en tout cas, unissent dsormais les terres doccupation germanique. Peu peu, on verra sy joindre, plus ou moins assimil s, les petits groupes celtes des les. LAfrique du Nord, au contraire, sapprte de tout autres destins. Le retour offensif des Berbres avait prpar la rupture. LIslam la consomme. Par ailleurs, sur les rives du Levant, les victoires arabes, cantonnant dans les Balkans et dans lAnatolie lancien Empire dOrient, en avaient fait lEmpire Grec. Des communications difficiles, une structure sociale et politique trs particulire, une mentalit religieuse et une armature ecclsiastique fort diffrentes de celles de la latinit lisolent dsormais, de plus en plus, des chrtients de lOuest. Vers lEst du continent, enfin, si lOccident rayonne largement sur les peuples slaves et propage, chez p.15 quelques-uns dentre eux, avec sa forme religieuse propre, qui est le catholicisme, ses modes de pense et mme certaines de ses institutions, les collectivits qui appartiennent ce rameau linguistique nen poursuivent pas moins, pour la plupart, une volution pleinement originale. Born par ces trois blocs mahomtan, byzantin et slave , sans cesse occup, dailleurs, depuis le X e sicle, pousser en avant ses mouvantes frontires, le faisceau romano-germanique tait loin, assurment, de prsenter, en lui-mme, une parfaite homognit. Sur les lments qui le composaient, pesaient les contrastes de leur pass, trop vifs pour ne pas prolonger leurs effets jusque dans le prsent. L mme o le point de dpart fut presque pareil, certaines volutions, par la suite, bifurqurent. Cependant, si accentues quai ent pu tre ces diversits, comment ne pas reconnatre, au-dessus delles, une tonalit de civilisation commune : celle de lOccident ? Ce nest pas seulement afin dpargner au lecteur lennui de lourds adjectifs que, dans les pages qui vont suivre, l o on et pu attendre Europe Occidentale et Centrale , il nous arrivera de dire Europe tout court. Quimporte, en effet, lacception du terme et ses limites, dans la vieille gographie factice des cinq

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parties du monde ? Seule compte sa valeur humaine. Or, o donc a germ et sest panouie, pour se rpandre ensuite sur le globe, la civilisation europenne, sinon parmi les hommes qui vivaient entre la Tyrrhnienne, lAdriatique, lElbe et lOcan ? Ainsi sentaient dj, plus ou moins obscurment, ce chroniqueur espagnol qui, au VIIIe sicle, se plaisait qualifier d Europens les Francs de Charles Martel, victorieux de lIslam, ou, deux cents ans environ plus tard, le moine saxon Widukind, empress vanter, dans Otton le Grand, qui avait repouss les Hongrois, le librateur de l Europe (4). En ce sens, qui est le plus riche de contenu historique, lEurope fut une cration du haut moyen ge. Elle existait dj quand souvrirent, pour elle, les temps proprement f odaux. *p.16 Appliqu une phase de lhistoire europenne, dans les limites ainsi fixes, le nom de fodalit a beau, nous le verrons, avoir t lobjet dinterprtations parfois presque contradictoires ; son existence mme atteste loriginalit insti nctivement reconnue la priode quil qualifie. Si bien quun livre sur la socit fodale peut se dfinir comme un effort pour rpondre une question pose par son titre mme : par quelles singularits ce fragment du pass a-t-il mrit dtre mis par t de ses voisins ? En dautres termes, cest lanalyse et lexplication dune structure sociale, avec ses liaisons, quon se propose de tenter ici. Une pareille mthode, si elle savre, lexprience, fconde, pourra trouver son emploi dans dautres cham ps dtudes, borns par des frontires diffrentes, et ce que lentreprise a sans doute de neuf fera, je lespre, pardonner les erreurs de lexcution.

Lampleur mme de lenqute, ainsi conue, a rendu ncessaire de diviser la prsentation des rsultats. Un premier tome1 dcrira les conditions gnrales du milieu social, puis la constitution de ces liens de dpendance, dhomme homme, qui, avant toutes choses, ont donn la structure fodale sa couleur propre. Le second sattachera au dveloppement des classes et lorganisation des gouvernements. Il est toujours difficile de tailler dans le vivant. Du moins, comme le moment qui vit la fois les classes anciennes prciser leurs contours, une classe nouvelle, la bourgeoisie, affirmer son originalit et les pouvoirs publics sortir de leur long affaiblissement, fut aussi celui o commencrent seffacer, dans la civilisation occidentale, les traits les plus spcifiquement fodaux, des deux tudes successivement offertes au lecteur sans quentre elles u ne sparation strictement chronologique ait paru possible la premire se trouvera tre surtout celle de la gense ; la seconde celle du devenir final et des prolongements. Mais lhistorien na rien dun homme libre. Du pass, il sait seulement ce que ce pass mme veut bien lui confier. p.17 En outre, lorsque la matire quil sefforce dembrasser est trop vaste pour lui permettre le dpouillement1

[note css : les deux tomes sont ici en un seul volume]

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personnel de tous les tmoignages, il se sent incessamment limit, dans son enqute, par ltat des recherch es. Certes, on ne trouvera ici lexpos daucune de ces guerres de plumes dont lrudition a, plus dune fois, donn le spectacle. Comment souffrir que lhistoire puisse seffacer devant les historiens ? En revanche, je me suis attach ne jamais dissimuler, quelles quen fussent les origines, les lacunes ou les incertitudes de nos connaissances. Je nai pas cru courir, par l, le danger de rebuter le lecteur. Ce serait au contraire dpeindre sous un aspect faussement sclros une science toute de mouvement quon risquerait de rpandre sur elle lennui et la glace. Un des hommes qui ont pouss le plus avant dans lintelligence des socits mdivales, le grand juriste anglais Maitland, disait quun livre dhistoire doit donner faim. Entendez : faim dappr endre et surtout de chercher. Ce livre-ci na pas de vu plus cher que de mettre quelques travailleurs en apptit (5).

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TOME

PREMIER

LA FORMATION DES LIENS DE DPENDANCE

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PREMIRE PARTIE Le milieu

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LIVRE PREMIER : Les dernires invasions.

CHAPITRE PREMIER Musulmans et Hongrois

I. LEurope envahie et assige Vous voyez clater devant vous la colre du Seigneur... Ce ne sont que villes dpeuples, monastres jets bas ou incendis, champs rduits en solitudes... Partout le puissant opprime le faible et les hommes sont pareils aux poissons de la mer qui ple-mle se dvorent entre eux. Ainsi parlaient, en 909, les vques de la province de Reims, assembls Trosly. La littrature des IXe et Xe sicles, les chartes, les dlibrations des conciles sont pleines de ces lamentations. Faisons, tant quon voudra, la part de lemphase, comme du pessimisme naturel aux orateurs sacrs. Dans ce thme sans cesse orchestr et que dailleurs confirment tant de faits, force est bien de reconnatre autre chose quun lieu commun. Certainement, en ce temps, les personnes qui savaient voir et comparer, les clercs notamment, ont eu le sentiment de vivre dans une odieuse atmosphre de dsordres et de violences. La fodalit mdivale est ne au sein dune poque infiniment trouble. En quelque mesure, elle est ne de ces troubles mmes. Or, parmi les causes qui contriburent crer ou entretenir une si tumultueuse ambiance, il en tait de tout fait trangres lvolution intrieure des socits europennes. Forme, quelques sicles auparavant, dans le brlant creuset des invasions germaniques, la nouvelle civilisation occidentale, son tour, faisait figure de citadelle assige ou, pour mieux p.24 dire, plus qu demi envahie. Cela de trois cts la fois : au midi, par les fidles de lIslam, Arabes ou Arabiss ; lest, par les Hongrois ; au nord par les Scandinaves.p.23

II. Les musulmansDes ennemis qui viennent dtre numrs, lIslam tait certaine ment le moins dangereux. Non quon doive se hter de prononcer, son propos, le mot de dcadence. Longtemps, ni la Gaule, ni lItalie neurent rien offrir,

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parmi leurs pauvres villes, qui approcht la splendeur de Bagdad ou de Cordoue. Sur lOccident, l e monde musulman, avec le monde byzantin, exera jusquau XII e sicle, une vritable hgmonie conomique : les seules pices dor qui circulassent encore dans nos contres sortaient des ateliers grecs ou arabes ou bien comme plus dune monnaie dargent, galement en imitaient les frappes. Et si les VIIIe et IXe sicles ont vu se rompre, pour toujours, lunit du grand khalifat, les divers tats qui staient alors levs dans ses dbris demeuraient des puissances redoutables. Mais il sagissait beaucoup moins, dsormais, dinvasions proprement dites que de guerres de frontires. Laissons lOrient, o les Basileis des dynasties amorienne et macdonienne (828-1056), pniblement et vaillamment, procdrent la reconqute de lAsie Mineure. Les socits oc cidentales ne se heurtaient aux tats islamiques que sur deux fronts. LItalie mridionale dabord. Elle tait comme le terrain de chasse des souverains qui rgnaient sur lancienne province romaine dAfrique : mirs aghlabites de Kairouan ; puis, partir du dbut du Xe sicle, khalifes fatimides. Par les Aghlabites, la Sicile avait t peu peu arrache aux Grecs qui la tenaient depuis Justinien et dont la dernire place forte, Taormine, tomba en 902. En mme temps, les Arabes avaient pris pied dans la pninsule. A travers les provinces byzantines du Midi, ils menaaient les villes, demi indpendantes, du littoral tyrrhnien et les petites principauts lombardes de la Campanie et du Bnventin, plus ou moins soumises au protectorat de Constantinople. Au dbut du XIe sicle encore, ils poussrent leurs incursions p.25 jusquaux montagnes de la Sabine. Une bande, qui avait fait son repaire dans les hauteurs boises du Monte Argento, tout prs de Gate, ne put tre dtruite, en 915, quaprs une vingtaine dannes de ravages. En 982, le jeune empereur des Romains , Otton II, qui, de nation saxonne, ne sen considrait pas moins, en Italie aussi bien quailleurs, comme lhritier des Csars, partit la conqute du Sud. Il commit la surprenante folie, tant de fois rpte au moyen ge, de faire choix de lt pour conduire vers ces terres brlantes une arme habitue de tout autres climats et, stant heurt, le 25 juillet, sur la cte orientale de la Calabre, aux troupes mahomtanes, se vit infliger par elles la plus humiliante dfaite. Le danger musulman continua de peser sur ces contres jusquau moment o, au cours du XI e sicle, une poigne daventuriers, venus de la Normandie franaise, bousculrent indistinctement Byzantins et Arabes. Unissant la Sicile avec le Midi de la pninsule, ltat vigoureux que finalement ils crrent devait la fois barrer pour jamais la route aux envahisseurs et jouer, entre les civilisations de la latinit et de lIslam, le rle dun brillant courtier. On le voit : sur le sol italien, la lutte contre les Sarrasins, qui avait commenc au IXe sicle, stait prolonge longtemps. Mais avec, dans les gains territoriaux, de part et dautre, des oscillations dassez faible amplitude. Surtout elle nintressait gure, dans la catholicit, quune terre extrme. Lautre ligne de choc tait en Espagne. L, il ne sagissait plus, pour lIslam, de razzias ou dphmres annexions ; des populations de foi

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mahomtane y vivaient en grand nombre et les tats fonds par les Arabes avaient leurs centres dans le pays mme. Au dbut du Xe sicle, les bandes sarrasines navaient pas encore tout fait oubli le chemin des Pyrnes. Mais ces incursions lointaines se faisaient de plus en plus rares. Partie de lextrme nord, la reconqute chrtienne, malgr bien des revers et des humiliations, progressait lentement. En Galice et sur ces plateaux du nord-ouest que les mirs ou khalifes de Cordoue, tablis trop loin dans le sud, navaient jamais tenus dune main bien ferme, les petits royaumes ch rtiens, tantt morcels, tantt runis sous un seul prince, savanaient ds le milieu du p.26 XIe sicle jusqu la rgion du Douro ; le Tage fut atteint en 1085. Au pied des Pyrnes, par contre, le cours de lbre, pourtant si proche, resta assez longt emps musulman ; Saragosse ne tomba quen 1118. Les combats, qui dailleurs nexcluaient nullement des relations plus pacifiques, ne connaissaient, dans leur ensemble, que de courtes trves. Ils marqurent les socits espagnoles dune empreinte originale. Quant lEurope dau del des cols , ils ne la touchaient gure que dans la mesure o surtout partir de la seconde moiti du XIe sicle ils fournirent sa chevalerie loccasion de brillantes, fructueuses et pieuses aventures, en mme temps qu ses paysans la possibilit de stablir sur les terres vides dhommes, o les attiraient les rois ou les seigneurs espagnols. Mais, ct des guerres proprement dites, il convient de placer les pirateries et les brigandages. Ce fut par l surtout que les Sarrasins contriburent au dsordre gnral de lOccident. De longue date, les Arabes staient faits marins. Depuis leurs repaires dAfrique, dEspagne et surtout des Balares, leurs corsaires battaient la Mditerrane occidentale. Cependant, sur ces eaux que ne parcouraient que dassez rares navires, le mtier de pirate proprement dit tait de faible profit. Dans la matrise de la mer, les Sarrasins, comme, au mme temps, les Scandinaves, voyaient surtout le moyen datteindre les ctes et dy pratiquer de fructueuses razzias. Ds 842 ils remontaient le Rhne jusquaux abords dArles, pillant les deux rives sur leur passage. La Camargue leur servait alors de base ordinaire. Mais bientt, un hasard devait leur procurer, avec un tablissement plus sr, la possibilit dtendre singulirement leurs ravages. A une date que lon ne saurait prciser, probablement aux environs de 890, une petite nef sarrasine, qui venait dEspagne, fut jete par les vents sur la cte provenale, aux abords du bourg actuel de Saint-Tropez. Ses occupants se terrrent, tant que le jour dura, puis, la nuit venue, massacrrent les habitants dun village voisin. Montagneux et bois on lappelait alors le pays des frnes, ou Freinet (6) ce coin de terre tait favorable la dfense. Tout comme, vers le mme moment, en Campanie, leurs p.27 compatriotes du Monte Argento, nos gens sy fortifirent sur une hauteur, au milieu des fourrs dpines, et appelrent eux des camarades. Ainsi se cra le plus dangereux des nids de brigands. A lexception de Frjus, qui fut pille, il ne semble pas que les villes, labri derrire leurs enceintes, aient eu directement souffrir. Mais dans tout le voisinage du littoral, les campagnes

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furent abominablement dvastes. Les pillards du Freinet faisaient en outre de nombreux captifs, quils vendaient sur les marchs espagnols. Aussi bien ne tardrent-ils gure pousser leurs incursions bien audel de la cte. Trs peu nombreux assurment, ils ne semblent pas stre volontiers risqus dans la valle du Rhne, relativement peuple et barre de villes fortes ou de chteaux. Le massif alpestre, par contre, permettait de petites bandes de se glisser trs avant, de chane en chane ou de hallier en hallier : condition, bien entendu, davoir le pied montagnard. Or, venus de lEspagne des Sierras ou du montueux Maghreb, ces Sarrasins, comme dit un moine de Saint-Gall, taient de vraies chvres . Dautre part, les Alpes, malgr les apparences, noffraient pas un mprisable terrain de razzias. Des valles fertiles sy nichaient, sur lesquelles il tait ais de tomber limproviste, du haut des monts environnants. Tel, le Graisivaudan. et l, des abbayes slevaient, proies entre toutes attrayantes. Au -dessus de Suse, le monastre de Novalaise, do la plupart des religieux avaient fui, fut pill et brl, ds 906. Surtout, par les cols circulaient de petites troupes de voyageurs, marchands ou bien romieux qui sen allaient prier sur les tombeaux des aptres. Quoi de plus tentant que de les guetter au passage ? Ds 920 ou 921, des plerins anglo-saxons furent crass coups de pierres, dans un dfil. Ces attentats dornavant se rptrent. Les djichs arabes ne craignaient pas de saventurer tonnamment loin vers le nor d. En 940, on les signale aux environs de la haute valle du Rhin et dans le Valais o ils incendirent lillustre monastre de Saint -Maurice dAgaune. Vers la mme date, un de leurs dtachements cribla de flches les moines de Saint-Gall, en train de processionner paisiblement autour de leur glise. Celui-l du moins fut p.28 dispers par la petite troupe de dpendants qu la hte avait runie labb ; quelques prisonniers, emmens dans le monastre, se laissrent hroquement mourir de faim. Faire la police des Alpes ou des campagnes provenales dpassait les forces des tats du temps. Point dautre remde que de dtruire le repaire, au pays du Freinet. Mais l un nouvel obstacle slevait. Il tait peu prs impossible de cerner cette citadelle sans la couper de la mer, do lui venaient ses renforts. Or ni les rois du pays louest les rois de Provence et de Bourgogne, lest celui dItalie , ni leurs comtes ne disposaient de flottes. Les seuls marins experts, parmi les chrtiens, taient les Grecs, qui dailleurs en profitaient parfois, tout comme les Sarrasins, pour se faire corsaires. Des pirates de leur nation navaient -ils pas, en 848, pill Marseille ? De fait, deux reprises, en 931 et 942, la flotte byzantine parut devant la cte du Freinet, appele, en 942, au moins et probablement dj onze ans plus tt, par le roi dItalie, Hugue dArles, qui avait de grands intrts en Provence. Les deux tentatives demeurrent sans rsultats. Aussi bien en 942, Hugue, tournant casaque au cours mme de la lutte, navait -il pas imagin de prendre les Sarrasins pour allis, afin de fermer, avec leur aide, les passages des Alpes aux renforts quattendait un de ses comptiteurs la couronne lombarde ? Puis le roi de France Orientale nous dirions aujourdhu i Allemagne ,

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Otton le Grand, en 951, se fit roi des Lombards. Ainsi il travaillait difier dans lEurope centrale et jusquen Italie une puissance quil voulait, comme celle des Carolingiens, chrtienne et gnratrice de paix. Se tenant pour lhri tier de Charlemagne, dont il devait, en 962, ceindre la couronne impriale, il crut de sa mission de faire cesser le scandale des pillages sarrasins. Tentant dabord la voie diplomatique, il chercha obtenir du khalife de Cordoue lordre dvacuer le Frei net. Puis il songea entreprendre luimme une expdition et ne laccomplit jamais. Cependant, en 972, les pillards firent une trop illustre capture. Sur la route du Grand Saint-Bernard, dans la valle de la Dranse, labb de Cluny, Maeul, qui revenait dItalie, tomba dans une embuscade et fut emmen dans un p.29 de ces refuges de la montagne dont les Sarrasins, incapables de rejoindre chaque fois leur base dopration, usaient frquemment. Il ne fut relch que moyennant une lourde ranon verse par ses moines. Or Maeul, qui avait rform tant de monastres, tait lami vnr, le directeur de conscience et, si lon ose dire, le saint familier de beaucoup de rois et de barons. Notamment, du comte de Provence Guillaume. Celui-ci rejoignit sur la route du retour la bande qui avait commis le sacrilge attentat et lui infligea une rude dfaite ; puis, groupant sous son commandement plusieurs seigneurs de la valle du Rhne auxquels devaient tre par la suite distribues les terres regagnes la culture, il monta une attaque contre la forteresse du Freinet. La citadelle, cette fois, succomba. Ce fut pour les Sarrasins la fin des brigandages terrestres grande envergure. Naturellement, le littoral de la Provence, comme celui de lItalie, restait expos leurs insultes. Au XIe sicle encore, on voit les moines de Lrins se proccuper activement de racheter des chrtiens que des pirates arabes avaient ainsi enlevs et emmens en Espagne ; en 1178, un raid fit de nombreux prisonniers, prs de Marseille. Mais la culture, dans les campagnes de la Provence ctire et subalpine, put reprendre et les routes alpestres redevinrent ni plus ni moins sres que toutes celles des montagnes europennes. Aussi bien, dans la Mditerrane elle-mme, les cits marchandes de lIt alie, Pise, Gnes et Amalfi, avaient-elles, depuis le dbut du XIe sicle, pass loffensive. Chassant les Musulmans de la Sardaigne, allant les chercher mme dans les ports du Maghreb (ds 1015) et de lEspagne (en 1092), elles commencrent alors le nettoyage de ces eaux, dont la scurit au moins relative la Mditerrane nen devait jamais connatre dautre, jusquau XII e sicle importait tant leur commerce.

III. Lassaut hongroisComme nagure les Huns, les Hongrois ou Magyars avaient surgi dans lEurope presque limproviste, et dj les crivains du moyen ge, qui navaient que trop bien p.30 appris les connatre, stonnaient navement que les auteurs romains nen eussent point fait mention. Leur primitive histoire

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nous est dailleurs be aucoup plus obscure que celle des Huns. Car les sources chinoises qui, bien avant la tradition occidentale, nous permettent de suivre les Hioung-Nou la piste, sont ici muettes. Certainement ces nouveaux envahisseurs appartenaient, eux aussi, au monde, si bien caractris, des nomades de la steppe asiatique : peuples souvent trs divers de langage, mais tonnamment semblables par le genre de vie quimposaient des conditions dhabitat communes ; pasteurs de chevaux et guerriers, nourris du lait de leurs juments ou des produits de leur chasse et de leur pche ; ennemis-ns, surtout, des laboureurs du pourtour. Par ses traits fondamentaux, le magyar se rattache au type linguistique dit finno-ougrien ; les idiomes dont il se rapproche aujourdhui le plus so nt ceux de quelques peuplades de la Sibrie. Mais, au cours de ses prgrinations, le stock ethnique primitif stait ml de nombreux lments de langue turque et avait subi fortement lempreinte des civilisations de ce groupe (7). Ds 833, on voit les Hongrois, dont le nom apparat alors pour la premire fois, inquiter les populations sdentaires khanat khasar et colonies byzantines , aux environs de la mer dAzov. Bientt, ils menacent chaque instant de couper la route du Dniepr, en ce temps voie commerciale extrmement active par o, de portage en portage et de march en march, les fourrures du Nord, le miel et la cire des forts russes, les esclaves achets de toutes parts allaient schanger contre les marchandises ou lor fournis soit par Constantinople, soit par lAsie. Mais de nouvelles hordes sorties, aprs eux, de par del lOural, les Petchngues, les harclent sans cesse. Le chemin du sud leur est barr, victorieusement, par lempire bulgare. Ainsi refouls et cependant quune de leurs fractions prfrait senfoncer dans la steppe, plus loin vers lest, la plupart dentre eux franchirent les Carpathes, vers 896, pour se rpandre dans les plaines de la Tisza et du Danube moyen. Ces vastes tendues, tant de fois ravages, depuis le IVe sicle, par les invasions, faisaient alors dans la carte p.31 humaine de lEurope comme une norme tache blanche. Solitudes , crit le chroniqueur Rginon de Prm. Il ne faudrait pas prendre le mot trop la lettre. Les populations varies qui jadis avaient eu l dimportants tablissements ou qui y avaient seulement pass avaient vraisemblablement laiss aprs elles bien des petits groupes attards. Surtout, des tribus slaves assez nombreuses sy taient peu peu infiltres. Mais lhabitat demeurait, sans conteste, trs lche tmoin, le remaniement presque complet de la nomenclature gographique, y compris celle des cours deau, aprs larrive des Magyars. En outre, depuis que Charlemagne avait abattu la puissance Avare, aucun tat solidement organis ntait plus capable doffrir une srieuse rsistance aux envahisseurs. Seuls des chefs appartenant au peuple des Moraves avaient, depuis peu, russi constituer, dans langle nord-ouest, une principaut assez puissante et dj officiellement chrtienne : le premier essai, en somme, dun vritable tat purement slave. Les attaques hongroises la dtruisirent, dfinitivement, en 906. A partir de ce moment, lhistoire des Hongrois prend un tour nouveau. Il nest plus gure possible de les dire nomades, au sens fort du mot, puisquils

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ont, dans les plaines qui portent aujourdhui leur nom, un tablissement fixe. Mais de l, ils se lancent, par bandes, sur les pays environnants. Ils ne cherchent pas y conqurir des terres ; leur seul dessein est de piller, pour revenir ensuite, chargs de butin, vers leur site permanent. La dcadence de lempire bulgare, aprs la mort du tsar Simon (927), leur ouvrit le chemin de la Thrace byzantine, quils saccagrent, plusieurs reprises. LOccident surtout, beaucoup plus mal dfendu, les attirait. Ils taient de bonne heure entrs en contact avec lui. Ds 862, avant mme le passage des Carpathes, une de leurs expditions les avait conduits jusquaux marches de la Germanie. Plus tard, quelques -uns dentre eux avaient t engags, comme auxiliaires, par le roi de ce pays, Arnulf, dans une de ses guerres contre les Moraves. En 899, leurs hordes sabattent sur la plaine du P ; lanne suivante, sur la Bavire. Dornavant, il ne se passe gure danne o , p.32 dans les monastres de lItalie, de la Germanie, bientt de la Gaule, les annales ne notent, tantt dune province, tantt dune autre : ravages des Hongrois . LItalie du nord, la Bavire et la Souabe eurent surtout souffrir ; tout le pays sur la rive droite de lEnns, o les Carolingiens avaient tabli des commandements de frontires et distribu des terres leurs abbayes, dut tre abandonn. Mais les raids stendirent bien au -del de ces confins. Lampleur du rayon parcouru confondrait li magination, si lon ne se rendait compte que les longues courses pastorales, auxquelles les Hongrois staient autrefois adonns sur dimmenses espaces et quils continuaient pratiquer dans le cercle plus restreint de la puzta danubienne, avaient t pour eux une merveilleuse cole ; le nomadisme du berger, dj, en mme temps pirate de la steppe, avait prpar le nomadisme du bandit. Vers le nord-ouest, la Saxe, cest --dire le vaste territoire qui stendait de lElbe au Rhin moyen, fut atteinte ds 906 et, depuis lors, plusieurs fois mise mal. Dans lItalie, on les vit pousser jusqu Otrante. En 917, ils se faufilrent, par la fort vosgienne et le col de Saales, jusquaux riches abbayes qui se groupaient autour de la Meurthe. Dsormais la Lorraine et la Gaule du nord devinrent un de leurs terrains familiers. De l, ils se hasardrent jusquen Bourgogne et au sud mme de la Loire. Hommes des plaines, ils ne craignaient point cependant de franchir au besoin les Alpes. Ce fut par les dtours de ces monts que, venant dItalie, ils tombrent, en 924, sur le pays nmois. Ils ne fuyaient pas toujours les combats contre des forces organises. Ils en livrrent un certain nombre, avec des succs variables. Cependant ils prfraient lordinaire se glisser rapidement travers pays : vrais sauvages, que leurs chefs menaient la bataille coups de fouet, mais soldats redoutables, habiles, quand il fallait combattre, aux attaques de flanc, acharns la poursuite et ingnieux se tirer des situations les plus difficiles. Fallait-il traverser quelque fleuve ou la lagune vnitienne ? Ils fabriquaient la hte des barques de peaux ou de bois. A larrt, ils plantaient leurs tentes de gens de la steppe ; ou bien ils se p.33 retranchaient dans les btiments du ne abbaye dserte par les moines et de l battaient les alentours. Russ comme des primitifs, renseigns au besoin par les ambassadeurs quils envoyaient en

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avant, moins pour traiter que pour espionner, ils avaient bien vite pntr les finesses, assez lourdes, de la politique occidentale. Ils se tenaient au courant des interrgnes, particulirement favorables leurs incursions, et savaient profiter des dissensions entre les princes chrtiens pour se mettre au service de lun ou lautre des rivaux. Quelquefois, selon lusage commun des bandits de tous les temps, ils se faisaient payer une somme dargent par les populations quils promettaient dpargner ; voire mme, ils exigeaient un tribut rgulier : la Bavire et la Saxe durent, pendant quelques annes, se soumettre cette humiliation. Mais ces procds dexploitation ntaient gure praticables que dans les provinces limitrophes de la Hongrie propre. Ailleurs ils se contentaient de tuer et de piller, abominablement. De mme que les Sarrasins, ils ne sattaquaient gure aux villes fortes ; lorsquils sy risquaient, ils chouaient gnralement, comme ils avaient fait, ds leurs premires courses autour du Dniepr, sous les murs de Kiev. La seule cit importante quils enlevrent fut Pavie. Ils taient surtout redoutables aux villages et aux monastres, frquemment isols dans les campagnes ou situs dans les faubourgs des villes, en dehors de lenceinte. Par-dessus tout, ils paraissent avoir tenu faire des captifs, choisissant avec soin les meilleurs, parfois ne rservant, dans une population passe au fil de lpe, que les jeunes femmes et les tout jeunes garons : pour leurs besoins et leurs plaisirs, sans doute, et principalement pour la vente. A loccasion, ils ne ddaignaient pas dcouler ce btai l humain sur les marchs mmes de lOccident, o les acheteurs ntaient pas tous gens y regarder de prs ; en 954, une fille noble, prise aux environs de Worms, fut mise en vente dans la ville (8). Plus souvent, ils tranaient les malheureux jusque dans les pays danubiens, pour les offrir des trafiquants grecs.

IV. Fin des invasions hongroisesCependant, le 10 aot 955, le roi de France Orientale, Otton le Grand, alert la nouvelle dun raid sur lAllemagne du sud, r encontra, au bord du Lech, la bande hongroise, sur son retour. Il fut vainqueur, aprs un sanglant combat, et sut exploiter la poursuite. Lexpdition de pillage ainsi chtie devait tre la dernire. Tout se borna dsormais, sur les limites de la Bavire, une guerre de border . Bientt, conformment la tradition carolingienne, Otton rorganisa les commandements de la frontire. Deux marches furent cres, lune dans les Alpes, sur la Mur, lautre, plus au nord, sur lEnns ; cette dernire, rapidement connue sous le nom de commandement de lest Ostarrichi, dont nous avons fait Autriche , atteignit, ds la fin du sicle, la fort de Vienne, vers le milieu du onzime, la Leitha et la Morava.p.34

Si brillant quil ft et malgr tout son retentissement mo ral, un fait darmes isol, comme la bataille du Lech, naurait videmment pas suffi arrter net les razzias. Les Hongrois, dont le territoire propre navait pas t atteint, taient loin davoir subi le mme crasement que jadis, sous

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Charlemagne, les Avars. La dfaite dune de leurs bandes, dont plusieurs avaient dj t vaincues, et t impuissante changer leur mode de vie. La vrit est que, depuis 926 environ, leurs courses, aussi furieuses que jamais, nen taient pas moins alles sespaant. En Italie, sans bataille, elles prirent fin galement aprs 954. Vers le sud-est, partir de 960, les incursions en Thrace se rduisent de mdiocres petites entreprises de brigandage. Trs certainement un faisceau de causes profondes avait fait lentement sentir son action. Prolongement dhabitudes anciennes, les longues randonnes travers lOccident taient -elles toujours fructueuses et heureuses ? A tout prendre, on en peut douter. Les hordes commettaient sur leur passage daffreux dgts. Mais il ne leur tait gure possible de salourdir dnormes masses de butin. Les esclaves, qui certainement suivaient pied, p.35 risquaient de ralentir les mouvements ; ils taient, au surplus, de garde difficile. Les sources nous parlent souvent de fugitifs, tel ce cur du pays rmois qui, entran jusquen Berry, faussa compagnie, une nuit, ses envahisseurs, se blottit, plusieurs jours durant, dans un marais et finalement, tout plein du rcit de ses aventures, parvint regagner son village (9). Pour les objets prcieux, les chars, sur les dplorables pistes du temps et au milieu de contres hostiles, noffraient quun moyen de transport beaucoup plus encombrant et beaucoup moins sr quaux Normands, sur les beaux fleuves de lEurope, le urs barques. Les chevaux, dans des campagnes dvastes, ne trouvaient pas toujours se nourrir ; les gnraux byzantins savaient bien que, le grand obstacle auquel se heurtent les Hongrois dans leurs guerres vient du manque de pturages (10). En cours de route, il fallait livrer plus dun combat ; mme victorieuses, les bandes revenaient toutes dcimes par cette gurilla. Par la maladie aussi : terminant dans ses annales, rdiges au jour le jour, le rcit de lanne 924, le clerc Flodoard, Reims, y inscrivait avec joie la nouvelle, reue linstant, dune peste dysentrique laquelle avaient succomb la plupart, disait-on, des pillards du Nmois. A mesure, par ailleurs, que les annes passaient, les villes fortes et les chteaux se multipliaient, restreignant les espaces ouverts, seuls vritablement propices aux razzias. Enfin, depuis lanne 930 ou environ, le continent tait peu prs affranchi du cauchemar normand ; rois et barons avaient dsormais les mains plus libres pour se tourner contre les Hongrois et organiser plus mthodiquement la rsistance. De ce point de vue, luvre dcisive dOtton fut beaucoup moins la prouesse du Lechfeld que la constitution des marches. Bien des motifs devaient donc travailler dtourner le peuple magyar dun genre dentreprise qui, sans doute, rapportait de moins en moins de richesses et cotait de plus en plus dhommes. Mais leur influence ne sexera si fortement que parce que la socit magyare elle mme subissait, au mme moment, de graves transformations. Ici, malheureusement, les sources nous font presque totalement dfaut. Comme tant dautres nations, les p.36 Hongrois nont commenc avoir dannales quaprs leur conversion au christianisme et la latinit. On entrevoit cependant que lagriculture peu peu prenait place ct de

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llevage : mtamorphose trs lente, dailleurs, et qui comporta longtemps des formes dhabitat intermdiaires entre le nomadisme vritable des peuples bergers et la fixit absolue des communauts de purs laboureurs. En 1147, lvque bavarois Otton de Freising, qui, stant crois, descendait le Danube, put observer les Hongrois de son temps. Leurs huttes de roseaux, plus rarement de bois, ne servaient dabris que durant la saison froide ; l t et lautomne, ils vivent sous la tente . Cest lalternance mme quun peu plus tt un gographe arabe notait chez les Bulgares de la Basse-Volga. Les agglomrations, fort petites, taient mobiles. Bien aprs la christianisation, entre 1012 et 1015, un synode interdit aux villages de sloigner lexcs de leur glise. Sont-ils partis trop loin ? ils devront payer une amende et revenir (11). Malgr tout, lhabitude des trs longues chevauches se perdait. Surtout, sans doute, le souci des moissons sopposait dsormais aux grandes migrations de brigandage, durant lt. Favorises peut -tre par labsorption, dans la masse magyare, dlments trangers tribus slaves ds longtemps peu prs sdentaires ; captifs originaires des vieilles civilisations rurales de lOccident , ces modifications dans le genre de vie sharmonisaient avec de profonds changements politiques. Nous devinons vaguement, chez les anciens Hongrois, au-dessus des petites socits consanguines ou censes telles, lexistence de groupements plus vastes, dailleurs sans grande fixit : le combat une fois fini , crivait lempereur Lon le Sage, on les voit se disperser dans leurs clans () et leurs tribus () . Ctait une organisation assez analogue, en somme, celle que nous prsente aujourdhui encore la Mongolie. Ds le sjour du peuple au nord de la mer Noire, un effort avait t tent, cependant, limitati on de ltat khasar, pour lever au -dessus de tous les chefs de hordes un Grand Seigneur (tel est le nom quemploient, dun commun accord, les sources grecques et latines). Llu fut un certain Arpad. Depuis lors, sans p.37 quil soit aucunement possib le de parler dun tat unifi, la dynastie arpadienne se tint videmment pour destine lhgmonie. Dans la seconde moiti du Xe sicle, elle russit, non sans luttes, tablir son pouvoir sur la nation entire. Des populations stabilises ou qui, du moins, nerraient plus qu lintrieur dun territoire faiblement tendu taient plus aises soumettre que des nomades vous un ternel gaillement. Luvre parut acheve lorsquen 1001 le prince descendant dArpad, Vak, prit le titre de roi (12). Un groupement assez lche de hordes pillardes et vagabondes stait mu en un tat solidement implant sur son morceau de sol, la manire des royauts ou principauts de lOccident. A leur imitation aussi, dans une large mesure. Comme si souvent, les luttes les plus atroces navaient pas empch un contact des civilisations, dont la plus avance avait exerc son attrait sur la plus primitive. Linfluence des institutions politiques occidentales avait t dailleurs accompagne par une pntration plus profonde, qui intressait la mentalit entire ; lorsque Vak se proclama roi, il avait dj reu le baptme sous le nom dtienne, que lglise lui a conserv, en le mettant au rang de ses saints.

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Comme tout le vaste no mans land religieux de lEurope orientale, depuis la Moravie jusqu la Bulgarie et la Russie, la Hongrie paenne avait dabord t dispute entre deux quipes de chasseurs dmes, dont chacune reprsentait un des deux grands systmes, ds lors assez nettement distincts, qui se partageaient la chrtient : celui de Byzance, celui de Rome. Des chefs hongrois staient fait baptiser Constantinople ; des monastres de rite grec subsistrent en Hongrie jusque trs avant dans le XIe sicle. Mais les missions byzantines, qui partaient de trop loin, durent finalement seffacer devant leurs rivales. Prpare dans les maisons royales, par des mariages qui dj attestaient une volont de rapprochement, luvre de conversion tait mene activement par le clerg bavarois. Lv que Pilgrim, notamment, qui de 971 991 occupa le sige de Passau, en fit sa chose. Il rvait pour son glise, sur les Hongrois, le mme rle de mtropole des missions qui incombait Magdebourg, sur les Slaves au-del de p.38 lElbe, et que Brme revend iquait sur les peuples scandinaves. Par malheur, la diffrence de Magdebourg comme de Brme, Passau ntait quun simple vch, suffragant de Salzbourg. Qu cela ne tint ! Les vques de Passau, dont le diocse avait t fond, en ralit, au VIIIe sicle, se considraient comme les successeurs de ceux qui, du temps des Romains, avaient sig dans le bourg fortifi de Lorch, sur le Danube. Cdant la tentation laquelle succombaient, autour de lui, tant dhommes de sa robe, Pilgrim fit fabriquer une s rie de fausses bulles, par o Lorch tait reconnu comme la mtropole de la Pannonie . Il ne restait plus qu reconstituer cette antique province ; autour de Passau, qui, tous liens briss avec Salzbourg, reprendrait son rang prtendument ancien, viendraient se grouper, en satellites, les nouveaux vchs dune Pannonie hongroise. Cependant ni les papes, ni les empereurs ne se laissrent persuader. Quant aux princes magyars, sils se sentaient prts au baptme, ils tenaient beaucoup ne pas dpendre de prlats allemands. Comme missionnaires, plus tard comme vques, ils appelaient, de prfrence, des prtres tchques, voire vnitiens ; et lorsque, vers lan mille, tienne organisa la hirarchie ecclsiastique de son tat, ce fut, daccord avec le p ape, sous lautorit dun mtropolite propre. Aprs sa mort, les luttes dont sa succession fut lenjeu, si elles rendirent, pour un temps, quelque prestige certains chefs demeurs paens, en fin de compte natteignirent pas srieusement son uvre. De plus en plus profondment gagn par le christianisme, pourvu dun roi couronn et dun archevque, le dernier venu des peuples de la Scythie comme dit Otton de Freising avait dfinitivement renonc aux gigantesques razzias de jadis pour senfermer dan s lhorizon dsormais immuable de ses champs et de ses ptures. Les guerres, avec les souverains de lAllemagne proche, demeurrent frquentes. Mais ctaient les rois de deux nations sdentaires qui, dornavant, saffrontaient (13). * **

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CHAPITRE II Les NormandsI. Caractres gnraux des invasions scandinavesp.39 Depuis Charlemagne, toutes les populations de langue germanique qui rsidaient au sud du Jutland, tant dsormais chrtiennes et incorpores aux royaumes francs, se trouvaient places sous lemprise de la civilisation occidentale. Plus loin, par contre, vers le Nord, dautres Germains vivaient, qui avaient conserv, avec leur indpendance, leurs traditions particulires. Leurs parlers, diffrents entre eux, mais beaucoup plus diffrents encore des idiomes de la Germanie proprement dite, appartenaient un autre des rameaux issus nagure du tronc linguistique commun ; nous lappelons aujourdhui le rameau scandinave. Loriginalit de leur culture, par rapport cell e de leurs voisins plus mridionaux, stait dfinitivement accuse la suite des grandes migrations qui, aux IIe et IIIe sicles de notre re, vidant presque dhommes les terres germaines, le long de la Baltique et autour de lestuaire de lElbe, avaient fait disparatre beaucoup dlments de contact et de transition.

Ces habitants de lextrme Septentrion ne formaient ni une simple poussire de tribus, ni une nation unique. On distinguait les Danois, dans la Scanie, les les, et, un peu plus tard, la pninsule jutlandaise ; les Gtar dont les provinces sudoises dster et de Vestergtland gardent aujourdhui le souvenir (14) ; les Sudois, autour du lac Mlar ; enfin les peuplades diverses qui, spares par de vastes p.40 tendues de forts, de landes demi enneiges et de glaces, mais unies par la mer familire, occupaient les valles et les ctes du pays que lon devait bientt appeler la Norvge. Cependant il y avait entre ces groupes un air de famille trop prononc et, sans doute, de trop frquents mlanges pour que leurs voisins neussent pas lide de leur appliquer une tiquette commune. Rien ne paraissant plus caractristique de ltranger, tre, par nature, mystrieux, que le point de lhorizon do il semble surgir, les Germains den de de lElbe prirent lhabitude de dire simplement hommes du Nord , Nordman. Chose curieuse : ce mot, malgr sa forme exotique, fut adopt tel quel par les populations romanes de la Gaule : soit quavant dapprendre connatre, di rectement, la sauvage nation des Normands , son existence leur et t rvle par des rcits venus des provinces limitrophes ; soit, plus probablement, que les gens du vulgaire leussent dabord entendu nommer par leurs chefs, fonctionnaires royaux don t la plupart, au dbut du IXe sicle, tant issus de familles austrasiennes, parlaient ordinairement le francique. Aussi bien, le terme demeura-t-il demploi strictement continental. Les Anglais, ou bien sefforaient de

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distinguer, de leur mieux, entre les diffrents peuples, ou bien les dsignaient, collectivement, par le nom de lun deux, celui des Danois, avec lesquels ils se trouvaient plus particulirement en contact (15). Tels taient les paens du Nord , dont les incursions, brusquement dclenches aux alentours de lan 800, devaient, pendant prs dun sicle et demi, faire gmir lOccident. Mieux que les guetteurs qui, alors, sur nos ctes, fouillant des yeux la haute mer, tremblaient dy dcouvrir les proues des barques ennemies, ou que les moines, occups dans leurs scriptoria noter les pillages, nous pouvons aujourdhui restituer aux raids normands leur arrire-plan historique. Vus dans leur juste perspective, ils ne nous apparaissent plus que comme un pisode, vrai dire particulirement sanglant, dune grande aventure humaine : ces amples migrations scandinaves qui, vers le mme temps, de lUkraine au Groenland, nourent tant de liens commerciaux et culturels nouveaux. Mais cest un ouvrage p.41 diffrent, consacr aux origines de lconomie europenne, quil faut rserver le soin de montrer comment par ces popes, paysannes et marchandes aussi bien que guerrires, lhorizon de la civilisation europenne sest trouv largi. Les ravages et conqutes en Occident dont les dbuts seront dailleurs retracs dans un autre volume de la collection nous intressent ici seulement comme un des ferments de la socit fodale. Grce aux rites funraires, nous pouvons nous reprsenter avec prcision une flotte normande. Un navire, cach sous un tertre de terre amoncele, telle tait en effet la tombe prfre des chefs. De notre temps, les fouilles, en Norvge surtout, ont ramen au jour plusieurs de ces cercueils marins : embarcations dapparat, vrai dire, destin es aux paisibles dplacements, de fjord en fjord, plutt quaux voyages vers les terres lointaines, capables pourtant au besoin de trs longs parcours, puisquun vaisseau, copi exactement sur lune delles celle de Gokstad a pu, au IXe sicle, traverser, de part en part, lAtlantique. Les longues nefs , qui rpandirent la terreur en Occident, taient dun type sensiblement diffrent. Non pas ce point, cependant, que, dment complt et corrig par les textes, le tmoignage des spultures ne permette den restituer assez facilement limage. Ctaient des barques non pontes, par lassemblage de leur charpente chefs-duvre dun peuple de bcherons, par ladroite proportion des lignes crations dun grand peuple de matelots. Longues, en gnral, dun peu plus de vingt mtres, elles pouvaient se mouvoir soit la rame, soit la voile, et portaient chacune, en moyenne, de quarante soixante hommes, sans doute passablement entasss. Leur rapidit, si lon en juge par le modle construit limitation d e la trouvaille de Gokstad, atteignait, sans peine, une dizaine de nuds. Le tirant deau tait faible : peine plus dun mtre. Grand avantage, lorsquil sagissait, quittant la haute mer, de saventurer dans les estuaires, voire le long des fleuves. Car, pour les Normands comme pour les Sarrasins, les eaux ntaient quune route vers les proies terrestres. Bien quils ne ddaignassent point, loccasion, les leons de p.42 chrtiens transfuges, ils possdaient, par eux-

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mmes, une sorte de science inne de la rivire, si rapidement familiers avec la complexit de ses cheminements que, ds 830, quelques-uns dentre eux avaient pu servir de guides, depuis Reims, larchevque Ebbon, fuyant son empereur. Devant les proues de leurs barques, le rseau ramifi des affluents ouvrait la multiplicit de ses dtours, propices aux surprises. Sur lEscaut, on les vit jusqu Cambrai ; sur lYonne, jusqu Sens ; sur lEure, jusqu Chartres ; sur la Loire, jusqu Fleury, bien en amont dOrlans. En Grande Bretagne mme, o les cours deau sont, au -del de la ligne des mares, beaucoup moins favorables la navigation, lOuse les mena cependant jusqu York, la Tamise et un de ses affluents jusqu Reading. Si les voiles ou les rames ne suffisaient pas, on avait recours au halage. Souvent, pour ne pas trop charger les nefs, un dtachement suivait par voie de terre. Fallait-il gagner les bords, par des fonds trop bas ? ou se glisser, pour une razzia, dans une rivire trop peu profonde ? les canots sortaient des barques. Tourner au contraire lobstacle de fortifications qui barraient le fil de leau ? on improvisait un portage ; ainsi, en 888 et 890, afin dviter Paris. L -bas, vers lest, dans les plaines russes, les marchands scandinaves navaient -ils pas acquis une longue pratique de ces alternances entre la navigation et le convoiement des bateaux, dun fleuve lautre ou le long des rapides ? Aussi bien ces merveilleux marins ne craignaient-ils nullement la terre, ses chemins et ses combats. Ils nhsitaient pas quitter la rivire pour se lancer, au besoin, la chasse du butin : tels ceux qui, en 870, suivirent la piste, travers la fort dOrlans, le long des ornires laisses par les chariots, les moines de Fleury fuyant leur abbaye du bord de Loire. De plus en plus, ils shabiturent user, pour leurs dplacements plutt que pour le combat, de chevaux, dont ils prenaient naturellement la plus grande part dans le pays mme, au gr de leurs ravages. Cest ainsi quen 866 ils en firent une grande rafle en Est-Anglie. Parfois, ils les transportaient dun terrain de razzia lautre ; en 885, par exemple, de France en Angleterre (16). De la sorte, p.43 ils pouvaient scarter de plus en plus de la rivire ; ne les vit-on pas, en 864, abandonnant leurs nefs, sur la Charente, saventurer jusqu Clermont dAuvergne, quils prirent ? En outre, allant plus vite, ils surprenaient mieux leurs adversaires. Ils taient trs adroits lever des retranchements et sy dfendre. Bien plus, suprieurs en cela aux cavaliers hongrois, ils savaient attaquer les lieux fortifis. La liste tait dj longue, en 888, des villes qui, en dpit de leurs murailles, avaient succomb lassaut des Normands : ainsi Cologne, Rouen, Nantes, Orlans, Bordeaux, Londres, York, pour ne citer que les plus illustres. A vrai dire, outre que la surprise avait parfois jou son rle, comme Nantes, enleve un jour de fte, les vieilles enceintes romaines taient loin dtre toujours bien entretenues, plus loin encore d tre toujours dfendues avec beaucoup de courage. Lorsqu Paris, en 888, une poigne dhommes nergiques sut mettre en tat les fortifications de la Cit et trouva le cur de combattre, la ville qui, en 845, peu prs abandonne par les habitants, avait t saccage et par la suite avait probablement subi, deux reprises encore, le mme outrage, rsista cette fois victorieusement.

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Les pillages taient fructueux. La terreur que, par avance, ils inspiraient ne ltait pas moins. Des collectivits, qui voya ient les pouvoirs publics incapables de les dfendre tels, ds 810, certains groupes frisons , des monastres isols avaient dabord commenc de se racheter. Puis les souverains eux-mmes shabiturent cette pratique : prix dargent, ils obtenaient des bandes la promesse de cesser, au moins provisoirement, leurs ravages ou de se dtourner vers dautres proies. En France Occidentale, Charles le Chauve avait donn lexemple, ds 845. Le roi de Lorraine, Lothaire II, limita en 864. Dans la France Orien tale, ce fut, en 882, le tour de Charles le Gros. Chez les Anglo-Saxons, le roi de Mercie fit de mme, peuttre, ds 862 ; celui du Wessex, certainement, en 872. Il tait dans la nature de pareilles ranons quelles servissent dappt toujours renouvel e t, partant, se rptassent presque sans fin. Comme ctait leurs sujets et, avant tout, leurs glises que les princes devaient rclamer les sommes p.44 ncessaires, tout un drainage stablissait finalement des conomies occidentales vers les conomies scandinaves. Encore aujourdhui, parmi tant de souvenirs de ces ges hroques, les muses du Nord conservent, dans leurs vitrines, de surprenantes quantits dor et dargent : apports du commerce, assurment, pour une large part ; mais aussi pour beaucoup, comme disait le prtre allemand Adam de Brme, fruits du brigandage . Il est dailleurs frappant que, drobs ou reus en tribut sous la forme tantt de pices de monnaie, tantt de joyaux la mode de lOccident, ces mtaux prcieux aient t gnralement refondus pour en faire des bijoux selon le got de leurs acqureurs : preuve dune civilisation singulirement sre de ses traditions. Des captifs taient aussi enlevs et, sauf rachat, emmens outre-mer. Un peu aprs 860 on vit ainsi vendre, en Irlande, des prisonniers noirs qui avaient t rafls au Maroc (17). Ajoutez enfin, chez ces guerriers du Nord, de puissants et brutaux apptits sensuels, le got du sang et de la destruction, avec, par moments, de grands dchanements, un peu fous, o la violence ne connaissait plus de freins : telle la fameuse orgie durant laquelle, en 1012, larchevque de Canterbury, que ses ravisseurs avaient jusque -l sagement gard pour en tirer ranon, fut lapid avec les os des btes dvores au festin. Dun Islandais, qui avait fait campagne en Occident, une saga nous dit quon le surnommait lhomme aux enfants , parce quil se refusait embrocher ceux-ci sur la pointe des lances, comme ctait la coutume parmi ses compagnons (18). Cen est assez pour faire comprendre leffroi que partout rpandaient devant eux les envahisseurs.

II. De la razzia ltablissementCependant, depuis le temps o, en 793, les Normands avaient pill leur premier monastre, sur la cte de Northumbrie, et, durant lanne 800, forc Charlemagne organiser en hte, sur la Manche, la dfense du littoral franc, leurs entreprises avaient, peu peu, beaucoup chang de caractre comme

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denvergure. avaient t, au dbut, le long de p.45 rivages encore septentrionaux Iles Britanniques, basses terres bordires de la grande plaine du Nord, falaises neustriennes , des coups de main saisonniers qu la faveur des beaux jours organisaient de petites troupes de Vikings . Ltymologie du mot est conteste (19). Mais quil dsignt un coureur daventures, profitables et guerrires, nest point douteux ; ni non plus que les groupes ainsi forms ne se fussent gnralement constitus, en dehors des liens de la famille ou du peuple, tout exprs pour laventure mme. Seuls les rois de Danemark, placs la tte dun tat au moins rudimentairement organis, sessayaient dj, sur leurs frontires du sud, de vritables conqutes. Dailleurs, sans beaucoup de succs. Puis, trs rapidement, le rayon slargit. Les nefs poussrent jusqu lAtlantique et plus loin encore vers le Midi. Ds 844, certains ports de lEspagne occidentale avaient reu la visite des pirates. En 859 et 860, ce fut le tour de la Mditerrane. Les Balares, Pise, le Bas-Rhne furent atteints. La valle de lArno fut remonte jusqu Fiesole. Cette incursion mditerranenne tait dailleurs destine rester isole. Non que la distance et rien pour effrayer les dcouvreurs de lIslande et du Groenlan d. Ne devaiton pas voir, par un mouvement inverse, au XIIIe sicle, les Barbaresques se risquer jusquau large de la Saintonge, voire jusquaux bancs de Terre Neuve ? Mais sans doute les flottes arabes taient-elles de trop bonnes gardiennes des mers. Par contre les raids mordirent de plus en plus avant dans lpaisseur du continent et de la Grande-Bretagne. Point de graphique plus parlant que, reportes sur la carte, les prgrinations des moines de Saint-Philibert, avec leurs reliques. Labbaye avait t fonde, au VIIe sicle, dans lle de Noirmoutier : sjour bien fait pour des cnobites, tant que la mer tait peu prs paisible, mais qui devint singulirement dangereux, lorsque parurent sur le golfe les premires barques scandinaves. Un peu avant 819, les religieux se firent construire un refuge de terre ferme, Des, au bord du lac de Grandlieu. Bientt, ils prirent lhabitude de sy rendre chaque anne ds le dbut du printemps ; lorsque la mauvaise saison, vers la fin de p.46 lautomne, semblait interdire les flots aux ennemis, lglise de lle souvrait de nouveau aux offices divins. Cependant, en 836, Noirmoutier, sans cesse dvaste et o lapprovisionnement sans doute se heurtait des difficults croissantes, fut juge dcidment intenable. Des, nagure abri temporaire, passa au rang dtablissement permanent, tandis que, plus loin vers larrire, un petit monastre rcemment acquis Cunauld, en amont de Saumur, servait dornavant de position de repli. En 858, nouveau recul : Des, trop proche de la cte, dut son tour tre abandonn et lon se fixa Cunauld. Malheureusement le site, sur la Loire si aise remonter, avait t mdiocrement choisi. Ds 862, il fallut se transporter en pleine terre, Messay, dans le Poitou. Ce fut pour sy apercevoir, au bout dune dizaine dannes, que la distance avec lOcan tait encore trop courte. Cette fois toute ltendue du Massif Central, comme cran protecteur, ne parut pas de

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trop ; en 872 ou 873, nos gens senfuirent jusqu Saint -Pourain-sur-Sioule. L mme, ils ne demeurrent pas longtemps. Plus loin encore vers lest, le bourg fortifi de Tournus, sur la Sane, fut lasile o, depuis 875, le corps saint, cahot sur tant de routes, trouva enfin le lieu de quitude dont parle un diplme royal (20). Naturellement ces expditions longue distance exigeaient une organisation bien diffrente de celle dont staient accommodes les brusques razzias de jadis. Dabord, des forces beaucoup plus nombreuses. Les petites troupes, groupes chacune autour dun roi de mer , sunirent peu peu et lon vit se constituer de vritables armes ; tel le Grand Ost (magnus exercitus) qui, form sur la Tamise, puis, aprs son passage sur les rives de la Flandre, accru par lappor t de plusieurs bandes isoles, ravagea abominablement la Gaule, de 879 892, pour revenir enfin se dissoudre sur la cte du Kent. Surtout il devenait impossible de regagner chaque anne le Nord. Les Vikings prirent lhabitude dhiverner, entre deux campag nes, dans le pays mme quils avaient lu comme terrain de chasse. Ainsi firent -ils, partir de 835 ou environ, en Irlande ; dans la Gaule, pour la premire fois, en 843, Noirmoutier ; en 851, aux bouches de la p.47 Tamise, dans lle de Thanet. Ils avaient dabord pris leurs quartiers sur la cte. Bientt ils ne craignirent point de les pousser beaucoup plus avant dans lintrieur. Souvent ils se retranchaient dans une le de rivire. Ou bien ils se contentaient de se fixer porte dun cours deau. Po ur ces sjours prolongs, certains emmenaient femmes et enfants ; les Parisiens, en 888, purent entendre, depuis leurs remparts, des voix fminines entonner, dans le camp adverse, le vocero des guerriers morts. Malgr la terreur qui entourait ces nids de brigands, do partaient constamment de nouvelles sorties, quelques habitants du voisinage saventuraient chez les hivernants, pour y vendre leurs denres. Le repaire, par moment, se faisait march. Ainsi, flibustiers toujours, mais dsormais flibustiers demi sdentaires, les Normands se prparaient devenir des conqurants du sol. Tout, la vrit, disposait les simples bandits de nagure une pareille transformation. Ces Vikings, quattiraient les champs de pillage de lOccident, appartenaient un peuple de paysans, de forgerons, de sculpteurs sur bois et de marchands, autant que de guerriers. Entrans hors de chez eux par lamour du gain ou des aventures, parfois contraints cet exil par des vendettas familiales ou des rivalits entre chefs, ils nen sentaient pas moins derrire eux les traditions dune socit qui avait ses cadres fixes. Aussi bien, ctait en colons que les Scandinaves staient tablis, ds le VII e sicle, dans les archipels de lOuest, depuis les Fr -r jusquaux Hbrides ; en colons encore, vritables dfricheurs de terre vierge, qu partir de 870 ils procdrent la grande prise de sol , la Landnma de lIslande. Habitus mler le commerce la piraterie, ils avaient cr autour de la Baltique toute une couronne de marchs fortifis et, des premires principauts que, durant le IXe sicle, fondrent, aux deux bouts de lEurope, quelques -uns de leurs chefs de guerre en Irlande, autour de Dublin, de Cork et de Limerick ; dans la

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Russie kivienne, le long des tapes de la grande route fluviale , le caractre commun fut de se prsenter comme des tats essentiellement urbains qui, depuis une ville prise pour centre, dominaient le bas pays environnant. Force est de laisser ici de ct, si attachante soit-elle, p.48 lhis toire des colonies formes dans les les occidentales : Shetland et Orcades qui, rattaches, depuis le Xe sicle, au royaume de Norvge, ne devaient passer lcosse quau terme mme du moyen ge (1468) ; Hbrides et Man, constitues, jusquau milieu du X IIIe sicle, en une principaut scandinave autonome ; royaumes de la cte irlandaise, lesquels, aprs avoir vu leur expansion brise au dbut du XIe sicle, ne disparurent dfinitivement quun sicle environ plus tard, devant la conqute anglaise. Dans ces terres places la pointe extrme de lEurope, ctait aux socits celtiques que se heurtait la civilisation scandinave. Seul doit tre retrac par nous avec quelque dtail ltablissement des Normands dans les deux grands pays fodaux : ancien tat franc et Grande-Bretagne anglo-saxonne. Bien que de lun lautre de mme quavec les les voisines les changes humains aient t jusquau bout frquents, que les bandes armes aient toujours aisment travers la Manche ou la mer dIrlande, que les chefs, si quelque chec les avait dsappoints sur lune des rives, aient eu pour habitude constante de sen aller chercher fortune sur le littoral den face, il sera ncessaire, pour plus de clart, dexaminer sparment les deux terrains de conqute.

III. Les tablissements scandinaves : lAngleterreLes tentatives des Scandinaves pour sinstaller sur le sol britannique se dessinrent ds leur premier hivernage : en 851, comme on la vu. Depuis lors, les bandes, se relayant plus ou moins entre elles, ne lchent plus leur proie. Parmi les tats anglo-saxons, les uns, leurs rois tus, disparurent : tels, le Deira, sur la cte occidentale, entre le Humber et la Tees ; lEst -Anglie, entre la Tamise et le Wash. Dautres, comme la Bernicie, dans lextrme nor d, et la Mercie, au centre, subsistrent quelque temps, mais trs diminus dtendue et placs sous une sorte de protectorat. Seul le Wessex, qui stendait alors sur tout le sud, russit prserver son indpendance, non sans de dures guerres, illustres, partir de 871, par lhrosme, avis et patient, du roi Alfred. Produit accompli de cette civilisation anglo-saxonne p.49 qui, mieux quaucune autre dans les royaumes barbares, avait su fondre en une synthse originale les apports de traditions culturelles opposes, Alfred, roi savant, fut aussi un roi soldat. Il parvint soumettre, vers 880, ce qui restait encore de la Mercie, ainsi soustraite linfluence danoise. Par contre il fallut, au mme moment, abandonner lenvahisseur, par un vritable trai t, toute la partie orientale de lle. Non que cet immense territoire, limit approximativement, vers lEst, par la voie romaine qui joignait Londres Chester, ait form alors, aux mains des conqurants, un seul tat. Rois ou iarls scandinaves, avec et l, sans doute, de petits chefs anglo-saxons, comme les successeurs des princes de

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Bernicie, se partageaient le pays, tantt unis entre eux par toutes sortes de liens dalliance ou de subordination, tantt se querellant. Ailleurs de petites rpubliques aristocratiques staient constitues, sur un type analogue celui de lIslande. Des bourgs fortifis avaient t levs, qui servaient de points dappui, en mme temps que de marchs, aux diverses armes , devenues sdentaires. Et comme force tait de nourrir les troupes venues dau -del des mers, des terres avaient t distribues aux guerriers. Cependant, sur les ctes, dautres bandes de Vikings continuaient leurs pillages. Comment stonner si, vers la fin de son rgne, la mmoire toute pleine encore de tant de scnes dhorreur, Alfred, traduisant, dans la Consolation de Boce, le tableau de lAge dOr, ne put se retenir dajouter son modle ce trait : alors on nentendait point parler de vaisseaux arms en guerre (21) ? Ltat danarchie o vivait ainsi la partie danoise de lle explique qu partir de 899 , les rois du Wessex qui, seuls, dans la Grande-Bretagne entire, disposaient dun pouvoir territorial tendu et de ressources relativement considrables, aient pu, sappuyant sur un rseau de fortifications peu peu construites, tenter et russir la reconqute. Depuis 954, aprs une lutte trs rude, leur autorit suprme est reconnue sur tout le pays prcdemment occup par lennemi. Non que les traces de l tablissement scandinave aient t par l le moins du monde effaces. Quelques earls, il est vrai, avec leurs groupes de suivants, avaient plus ou moins p.50 volontairement repris la mer. Mais la plupart des envahisseurs de nagure demeurrent en place : les chefs conservaient, sous lhgmonie royale, leurs droits de commandement ; les gens du commun conservaient leurs terres. Cependant, de profondes transformations politiques staient opres en Scandinavie mme. Par-dessus le chaos des petits groupes tribaux, de vritables tats se consolidaient ou se formaient : tats bien instables encore, dchirs par dinnombrables luttes dynastiques et sans cesse occups se combattre les uns les autres, capables cependant, au moins par sursauts, de redoutables concentrations de forces. A ct du Danemark, o le pouvoir des souverains saffermit considrablement la fin du X e sicle, ct du royaume des Sudois, qui avait absorb celui des Gtar, vint alors se placer la dernire-ne des monarchies septentrionales que cra, vers lan 900, une famille de chefs locaux, tablis dabord dans les terres, relativement ouvertes et fertiles, autour du fjord dOslo et du lac Mjsen. Ce fut le royaume du chemin du Nord , ou, comme nous disons, de Norvge : le nom mme, de simple orientation et sans aucune rsonance ethnique, voque un pouvoir de commandement tardivement impos au particularisme de peuplades nagure bien distinctes. Or aux princes, matres de ces plus puissantes units politiques, la vie du Viking tait chose familire ; jeunes gens, avant leur avnement, ils avaient couru les mers ; plus tard, si quelque revers les forait de fuir, momentanment, devant un plus heureux rival, on les voyait repartir pour la grande aventure. Comment, une fois capables dordo nner, sur un territoire tendu, dimportantes leves dhommes et de navires, nauraient -ils

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point regard encore vers le rivage pour chercher, par-del lhorizon, loccasion de nouvelles conqutes ? Lorsque les incursions en Grande-Bretagne recommencrent sintensifier, depuis 980, il est caractristique que nous trouvions bientt la tte des principales bandes deux prtendants des royauts nordiques : lun la couronne de Norvge, lautre celle de Danemark. Tous deux, par la suite, furent rois. Le Norvgien, Olaf Trygvason, ne revint jamais dans lle. Le Danois, par contre, Svein la Barbe Fourchue , p.51 nen oublia point le chemin. A vrai dire, il semble y avoir t ramen tout dabord par une de ces vendettas quun hros scandinave ne pouv ait, sans honte, renier. Comme, entre-temps, les expditions de pillage avaient continu sous dautres chefs, le roi dAngleterre, Aethelred, ne crut pouvoir mieux se dfendre contre les brigands quen prenant quelques -uns dentre eux son service. Oppose r ainsi les Vikings aux Vikings tait un jeu classique, plusieurs fois pratiqu par les princes du continent et, presque toujours, avec un mdiocre succs. prouvant son tour linfidlit de ses mercenaires danois , Aethelred sen vengea en ordonnant, le 13 novembre 1002 jour de la Saint-Brice , le massacre de ceux dentre eux quil fut possible datteindre. Une tradition postrieure, quon ne peut contrler, raconte quau nombre des victimes figurait la propre sur de Svein. Ds 1003, le roi de Dan emark brlait des villes anglaises. Dsormais une guerre presque incessante dvora le pays. Elle ne devait prendre fin quaprs la mort de Svein comme dAethelred. Dans les premiers jours de lan 1017, les derniers reprsentants de la maison de Wessex st ant rfugis en Gaule ou ayant t expdis par les Danois vainqueurs dans le lointain pays des Slaves, les sages de la terre entendez lassemble des grands barons et des vques reconnurent comme roi de tous les Anglais le fils de Svein, Knut. Il ne sagissait pas dun simple changement de dynastie. Knut, si au moment de son avnement en Angleterre il ntait pas encore roi du Danemark, o rgnait un de ses frres, le devint deux ans plus tard. Par la suite, il conquit la Norvge. Il tenta au moins de stablir chez les Slaves et Finnois dau -del de la Baltique, jusqu lEstonie. Aux expditions de pillage dont la mer avait t le chemin succdait, tout naturellement, un essai dempire maritime. LAngleterre ny figurait que comme la province la plus occidentale. A la vrit, ce fut le sol anglais que Knut choisit pour y passer toute la fin de sa vie. Ctait au clerg anglais quil faisait volontiers appel pour organiser les glises de mission de ses tats scandinaves. Car, fils dun roi paen, peut-tre tardivement converti, Knut lui-mme fut un dvot de lglise p.52 romaine, fondateur de monastres, lgislateur pitiste et moralisant la manire dun Charlemagne. Par l il se rapprochait de ses sujets de la Grande-Bretagne. Lorsque, fidle lexemple de plusieurs de ses prdcesseurs anglo-saxons, il fit en 1027, son plerinage Rome pour la rdemption de son me et le salut de ses peuples , il y assista au couronnement du plus grand souverain de lOccident, lEmpereur Conrad II, roi dAl lemagne et dItalie, rencontra en outre le roi de Bourgogne et, en bon

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fils dun peuple qui avait toujours t commerant aussi bien que guerrier, sut obtenir de ces portiers des Alpes, pour les marchands dAngleterre, de fructueuses exemptions de pages. Mais ctait des pays scandinaves quil tirait le principal des forces avec lesquelles il tenait la grande le. Aale sest fait dresser cette pierre. Il a lev limpt pour le roi Knut en Angleterre. Dieu ait son me. Telle est linscription en caract res runiques qui se lit encore aujourdhui sur une stle funraire, prs dun village de la province sudoise dUpland (22). Lgalement chrtien malgr la prsence, sur ses diverses terres, de nombreux lments encore paens ou trs superficiellement christianiss, ouvert, par le canal du christianisme, aux souvenirs des littratures antiques, mlant enfin lhritage de la civilisation anglo -saxonne, elle-mme la fois germanique et latine, les traditions propres des peuples scandinaves, cet tat, centr autour de la mer du Nord, voyait sentrecroiser curieusement toutes sortes de courants de civilisation. Peut-tre ft-ce vers ce temps ou probablement un peu plus tt, dans la Northumbrie peuple danciens Vikings, quun pote an glo-saxon, mettant en vers de vieilles lgendes du pays des Gtar et des les danoises, composa le Lai de Beowulf, plein des chos dune veine pique encore toute paenne ltrange et sombre lai aux monstres fabuleux, que, par un nouveau tmoignage de ce jeu dinfluences contraires, le manuscrit, auquel nous le devons, fait prcder dune lettre dAlexandre Aristote et suivre dun fragment traduit du Livre de _Judith (23). Mais cet tat singulier avait toujours t assez lche. Les communications sur de si grandes distances et par des mers fort rudes comportaient beaucoup dalas. Il y avait quelque p.53 chose dinquitant entendre dire Knut, dans la proclamation quen 1027, faisant route de Rome au Danemark, il adressait aux Anglais : Je me propose de venir vers vous, mon royaume de lEst une fois pacifi... aussitt que cet t jaurai pu me procurer une flotte. Les parties de lEmpire o le souverain ntait pas prsent devaient tre remises des vice-rois, qui ne furent pas toujours fidles. Aprs la mort de Knut, lunion, quil avait cre et maintenue par la force, se brisa. LAngleterre fut dabord, comme royaume part, attribue un de ses fils, puis, un court moment encore, runie au Danemark (la Norvge ayant dcidment fait scession). En 1042 enfin, ce fut, de nouveau, un prince de la maison de Wessex, douard, dit plus tard le Confesseur , qui y fut reconnu roi. Cependant, ni les incursions scandinaves sur les ctes navaient compltement cess, ni les ambitions des chefs du Nord ne staient teintes. Saign blanc par tant de guerres et de pillages, dsorganis dans son armature politique et ecclsiastique, troubl par les rivalits des lignes de barons, ltat anglais ntait visiblement plus capabl e que dune faible rsistance. De deux cts, cette proie toute prte tait guette : au-del de la Manche, par les ducs franais de Normandie, dont les sujets, pendant toute la premire priode du rgne ddouard, lev lui -mme la cour ducale, avaient peupl dj lentourage du prince et le haut clerg ; au-del de la mer du Nord, par les rois scandinaves. Lorsquaprs la mort ddouard lun des

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principaux magnats du royaume, Harold, Scandinave lui-mme de nom, demi Scandinave dorigine, eut t sacr roi, deux armes, peu de semaines dintervalle, dbarqurent sur la cte anglaise. Lune, sur le Humber, tait celle du roi de Norvge, un autre Harold ou Harald, le Harald au dur conseil des Sagas : vrai Viking qui ntait parvenu la couronne qu aprs de longues aventures errantes, ancien capitaine des gardes scandinaves la cour de Constantinople, commandant des armes byzantines lances sur les Arabes de Sicile, gendre dun prince de Novgorod, enfin hardi explorateur des mers arctiques. Lautre , sur le littoral du Sussex, tait commande par le duc de Normandie, Guillaume le Btard (24). Harald le p.54 Norvgien fut battu et tu au pont de Stamford. Guillaume vainquit sur la colline de Hastings. Sans doute les successeurs de Knut ne renoncrent pas dun coup leur rve hrditaire : deux reprises sous le rgne de Guillaume, le Yorkshire vit reparatre les Danois. Mais ces entreprises guerrires dgnraient en simples brigandages : les expditions scandinaves, leur terme, revenaient au caractre de leurs commencements. Soustraite lorbite nordique, laquelle elle avait pu, un moment, sembler dfinitivement appartenir, lAngleterre fut, pour prs dun sicle et demi, englobe dans un tat qui stendait sur les deux rives de la Manche, pour toujours rattache aux intrts politiques et aux courants de civilisation du proche Occident.

IV. Les tablissements scandinaves : la FranceMais ce duc de Normandie mme, conqurant de lAngleterre, tout franais quil ft p ar la langue et par son genre de vie, ne sen rangeait pas moins, lui aussi, parmi les authentiques descendants des Vikings. Car, sur le continent comme dans lle, plus dun roi de mer stait finalement fait seigneur ou prince de la terre. Lvoluti on y avait commenc de trs bonne heure. Ds les environs de 850, le delta du Rhin avait vu le premier essai de constitution dune principaut scandinave, insre dans ldifice politique de ltat franc. Vers cette date, deux membres de la maison royale de Danemark, exils de leur pays, reurent en bienfait de lempereur Louis le Pieux le pays qui stendait autour de Durstede, alors le principal port de lEmpire sur la mer du Nord. Agrandi plus tard de divers autres morceaux de la Frise, le territoire ainsi concd devait demeurer dune faon peu prs permanente aux mains de personnages de cette famille, jusquau jour o le dernier dentre eux fut tu par trahison, en 885, sur les ordres de Charles le Gros, son seigneur. Le peu que nous entrevoyons de leur histoire suffit montrer que, les regards tourns tantt vers le Danemark et ses querelles dynastiques, tantt vers les provinces franques o ils ne craignaient pas, tout chrtiens quils taient devenus, dentreprendre des p.55 raids fructueux, ils ne furent que des vassaux sans foi et de mauvais gardiens de la terre. Mais cette Normandie nerlandaise, qui ne vcut point, possde aux yeux de lhistorien toute la valeur dun symptme

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avant-coureur. Un peu plus tard, un groupe de Normands, encore paens, semble avoir vcu assez longtemps Nantes ou autour de la ville en bonne intelligence avec le comte breton. A plusieurs reprises les rois francs avaient pris leur service des chefs de bande. Si ce Vlundr, par exemple, dont Charles le Chauve avait, en 862, reu lhommage, navait p