41

Marcel Haedrich est alsacien, né à - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782221212066.pdf · Lorsque le traité de Westphalie fut signé, en 1648, deux jumeaux von der

Embed Size (px)

Citation preview

Marcel Haedr ich est alsacien, né à Munster. Au sortir de la guerre et de la Résistance, il entre dans le journalisme — que, de Samedi-Soir à Europe n° 1, il n ' a jamais quit té depuis. Paral lèlement, il n 'a cessé d'écrire et de publ ier : des essais, des romans, des souvenirs — don t Coco Chanel secrète et Seul avec tous, l ' un des livres les plus libres et les plus personnels écrits sur les années 1939-1945.

Couver tu re Illustration de Dimitri Se iesnef f

LES JUMEAUX DE KISSINGEN

D U M Ê M E A U T E U R

R o m a n s

LES ÉVANGILES DE LA VIE ( R o b e r t L a f f o n t )

DRAME DANS UN MIROIR ( D e n o ë l )

LA ROSE ET LES SOLDATS ( G r a s s e t )

LE PATRON ( G r a s s e t )

BELLE DE PARIS ( T r é v i s e )

MARIORCA ( F l a m m a r i o n )

E s s a i s et choses v u e s

LE VRAI PROCÈS DE M. BILL ( G r a s s e t )

L 'ENTRE-DEUX-DIEUX ( G r a s s e t )

J E VEUX, TU VEUX, IL VEUT ( R o b e r t L a f f o n t )

ET MOISE CRÉA DIEU ( R o b e r t L a f f o n t )

c o c o CHANEL SECRÈTE ( R o b e r t L a f f o n t )

SEUL AVEC TOUS ( R o b e r t L a f f o n t )

T h é â t r e

LE CHEMIN DE DAMAS ( R o b e r t L a f f o n t )

MARCEL HAEDRICH

LES JUMEAUX DE KISSINGEN

roman

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

Si v o u s d é s i r e z ê t r e t e n u a u c o u r a n t d e s p u b l i c a t i o n s d e l ' é d i t e u r d e c e t o u v r a g e , i l v o u s suf f i t d ' a d r e s s e r v o t r e c a r t e d e v i s i t e a u x E d i t i o n s R o b e r t L a f f o n t , S e r v i c e « B u l l e t i n » , 6, p l a c e S a i n t - S u l p i c e , 75279 P a r i s Cedex 06. V o u s r e c e v r e z r é g u l i è r e m e n t , e t s a n s a u c u n e n g a g e m e n t d e v o t r e p a r t , l e u r b u l l e t i n i l l u s t r é , o ù , c h a q u e m o i s , se t r o u v e n t p r é s e n t é e s t o u t e s les n o u - v e a u t é s q u e v o u s t r o u v e r e z c h e z v o t r e l i b r a i r e .

© É d i t i o n s R o b e r t L a f f o n t , S . A . , 1 9 7 5

Je n'écris pas pour la génération qui vient mais pour la suivante.

André GIDE (Journal 25.10.22)

APERÇU DE LA GÉNÉALOGIE DES V O N D E R ET DES D E L A

En 1625 Engelhardt von der Furcht

épouse à Colmar Lisa von Immerschwihr

Le 10 mai 1626 Leur naissent deux jumeaux

Frantz et Martinius En 1648

à la signature du t ra i té de Westphalie

qui ra t tache l'Alsace à la France FRANTZ

opte pour l'Allemagne. Il épouse Ir ina

von und zu Freudigstein dont le château et les terres sont sur le lac de Constance

MARTINIUS opte pour la France.

Il épouse Arnaude de Chaillouais

dont le château et les terres sont en Normandie.

Cette branche française devient

DE LA FOURCHE Trois siècles plus tard,

jour pour jour, le 10 mai 1926, et heure pour heure,

mais à 1 000 km de distance naissent

à Freudigstein FRANTZ le dernier

des VON DER Son père :

Kuno von der Furcht a épousé une von Mahler

(famille viennoise alliée aux della Pirosella de Milan),

Pendu après le complot contre Hitler.

Son grand-père : le général Manfred von der Furcht, a été conseiller mil i taire

de l 'empereur Guillaume II.

à Chaillouais MARTINIEN le dernier

des DE LA Son père : né en 1895, Urbain de la Fourche officier de cavalerie,

tué en captivité lors d 'un bombardement . Sa mère : Laura Hutting

(héritière écossaise) disparaî t en Extrême-Orient.

Son grand-père : Ithier, meurt accidentellement peu après son mariage,

Martinien est élevé à Chaillouais

par sa grand-mère, Jeanne Brochet, née en 1879

qu'il appelle Manaude.

1

SALUT AUX ARMES

DES SOURCES, DES RIVIERES, UN FLEUVE

Après une tempête de neige, le ciel se dégage alors que l'avion descend sur Genève, par-dessus le Jura. Toujours sombre aux horizons, avec des indigo pres- que noirs, il est d'un bleu léger au-dessus du lac, avec des coulées d'émeraude. Sur les montagnes, dans les vallées, les réseaux de l'eau s'inscrivent dans la neige fraîche, en un dessin précis qui rappelle les circuits sanguins sur un écorché du Larousse. Les sources coulent vers les torrents comme les veinules vers les veines, les torrents vers une rivière, la rivière vers le Rhône, vers l'aorte, vers la mer, vers la mort. Que reste-t-il d'une goutte de la source dans une goutte du Rhône quand il se jette dans la mer? Dans une goutte de mon sang, que restera-t-il du sang de mes sources quand il se perdra dans la mort?

Aux sources, mon eau était la même que celle de mon père, qui s'est troublée durant sa vie sans chan- ger de composition comme la mienne, qu'il recra- cherait, s'il en buvait à l'estuaire.

LE PUCEAU DE CHAILLOUAIS

A dix-neuf ans, quand j'ai rencontré Roslind, j'étais puceau. Absolument. Je n'avais jamais embrassé une fille sur la bouche ou cherché à toucher des choses. Ça ne m'intéressait pas. Je n'étais pas éveillé, sexuel- lement; ni même sensuellement. Je n'ai pas connu ma mère. Ma grand-mère, qui m'élevait, ne m'embras- sait jamais. A quatre ans, à cinq ans elle m'appelait Martinien de la Fourche. Ecoutez, Martinien de la Fourche! Regardez, Martinien de la Fourche! Je la tutoyais. J'étais le maître. Je l'appelais Manaude, un diminutif d'Arnaude, l'ancêtre femelle du grand salon, née Chaillouais en 1632, épouse de Martinius de la Fourche, alias von der Furcht, l'ancêtre mâle du même salon, dont je porte le prénom ridicule parce que Manaude m'a déclaré à l'état civil en l'absence de mon père qui vivait au Maroc avec un jeune Arabe. Un prince m'a-t-on dit; plus tard, beaucoup plus tard.

J'ai donc été dépucelé par Roslind, une Allemande blonde, aux yeux verts, ravissante, potelée où il faut, que je prenais pour une jeune fille (mais c'était quoi pour moi?) alors qu'elle portait une alliance. Je me croyais plus vieux qu'elle. Elle avait vingt- deux ans. Je la trouvais pure parce que je la voyais claire. C'est loin. Elle a changé. Toujours belle, ô toujours belle. Elle est devenue une des femmes les plus riches d'Allemagne. Madame Burnarius, la femme du tycoon de la presse, Burnarius, Herr Doktor Pyrolamus Burnarius, Pyro pour moi (par- fois) : le Kissinger Demokrat, la Super K (ex-Kissinger Illustrierte) T.V. Appel, etc., un formidable empire

de presse. C'est Roslind qui le dirige. Lui, vit dans sa villa sur le lac de Côme, avec sa gouvernante Martha (que je lui ai procurée) et trois tortues rame- nées des Galapagos. Heureux, je crois. Le sait-il?

Je suis né le 10 mai 1926 vers une heure ou deux heures du matin, Manaude ne s'en souvenait pas exactement. Elle s'affolait parce que le médecin n'arrivait pas. Sa bru exigeait un médecin; elle vou- lait même accoucher dans une clinique. Ciel! Et la tradition de la? Il fallait que je voie le jour dans le lit familial.

Il s'est trouvé que j'ai été dépucelé dix-neuf ans après ma naissance, à l'heure près. Roslind n'a pas remarqué que j'étais puceau. Je croyais la faire souf- frir parce qu'elle grinçait des dents. Cela s'est passé à Kissingen, la ville des luthiers. J'arrivais de Ber- lin, où je venais d'assister à la capitulation du Reich hitlérien. Il se passait des choses dans ma vie. J'étais attaché à l'état-major du général Spaatz comme inter- prète, en uniforme américain, avec un galon de sous- lieutenant. Spaatz commandait les escadres de forte- resses qui pilonnaient l'Allemagne, la Spaatz-Force, disaient les Allemands, d'abord ironiquement (en allemand, un Spatz est un moineau) bientôt avec terreur. Lorsque j'ai découvert ce qu'il restait de Berlin... je ne prétendrai pas que j'ai eu le cœur serré. J'avais la tête farcie de chiffres, les tonnages de bombes larguées nuit après nuit, et même jour après jour. C'était abstrait. A Berlin, je voyais le concret. Pourquoi aurais-je pleurniché? J'admirais le travail. Les connards qui se lamentent sur Hiroshima me font mal au ventre. A la place de Truman, j'aurais balancé la bombe, comme lui. Il devait gagner la guerre, pour sauver les siens. « Les autres » ne comp- taient pas encore. Ça change; lentement. A cause d'Hiroshima et conneries analogues, impossibles à éviter d'ailleurs.

Un échelon avancé de la Spaatz-Force s'était ins- tallé chez nous, en Normandie, au début de juillet 44. Avant eux, les Chleuhs occupaient le château, des aviateurs aussi, qui sont restés quatre ans, pas tou- jours les mêmes mais, dans l'ensemble, possibles, convenables disait Manaude; on disait corrects. Je montais à cheval avec les plus sympathiques.

Goering a déjeuné à Chaillouais peu avant le débar- quement, dont on parlait de plus en plus. Il inspec- tait les défenses. On m'a présenté à lui. Un bon gros sûr de rester gros. On l'aurait stupéfié en lui prédisant qu'il s'empoisonnerait pour ne pas être pendu. Rien ne lui paraissait plus normal que la guerre. Il prétendait la faire comme au temps des chevaliers Teutoniques. Entre Manaude et lui, des atomes crochus. Ils attachaient la même importance aux titres, aux emblèmes du passé, aux formes, aux apparences. Goering connaissait l'histoire de notre famille.

Les de la Fourche sont la branche française d'une très ancienne famille de Colmar, les von der Furcht, dont un représentant portait l'étendard de l'empe- reur Frédéric Barberousse lors d'une croisade. Un autre fut cardinal à Rome, où il accompagnait son ami d'enfance Bruno d'Eguisheim, qui devint le pape Léon IX. Lorsque le traité de Westphalie fut signé, en 1648, deux jumeaux von der Furcht eurent une cer- taine importance historique : Frantz, un homme de robe, docteur en droit et en théologie et Martinius, l'ancêtre de Chaillouais, un soldat, en fait, un reître. Martinius opta pour la France tandis que Frantz se rallia à l'empereur d'Allemagne, un Ferdinand. Per- sonnellement, ce passé...

Au lycée on m'appelait la Fourchette : — Tu veux le rab de fayots, la Fourchette? Les fils des bourgeois du Havre n'appréciaient pas

les fayots. Je descendais n'importe quoi, sans prendre

un gramme de gras. A Chaillouais, avant l'arrivée des cuistots d'état-major, c'était le régime jockey.

Manaude vivait dans le passé, plus de la Fourche que le plus guindé de mes aïeux. Elle portait le nom et le titre de comtesse comme le Saint-Sacrement. Née Brochet, elle ne se prénommait pas Arnaude, mais Jeanne. Les Brochet faisaient du drap pour l'armée, à Rouen. Il fallait de l'argent pour Chaillouais.

Autant le dire tout de suite : les portraits de Mar- tinius et d'Arnaude, accrochés dans le grand salon, ont été peints à la manière d'Holbein par un oncle de Manaude (à peine plus âgé qu'elle) Aristide Bro- chet, la honte de la famille avant qu'il décrochât un prix de Rome.

— Ils sont de l'école d'Holbein, disait Manaude, on n'est pas sûr que Holbein les ait peints lui-même 1

Elle avait commandé un troisième chef-d'œuvre à son oncle, qui ne manquait pas d'habileté. Celui-là représentait le mariage de Louis XIV à Saint-Jean- de-Luz, dans un clair-obscur rembrandtien, plus obscur que clair.

— Ça doit être de Le Brun, insinuait Manaude, car c'est bien le style Louis XIV.

On distinguait Louis XIV, dans une version rajeunie du portrait de Hyacinthe Rigaud, qu'on voit au Lou- vre. On pouvait aussi reconnaître l'infante dans des bleus et des argents. Manaude ne s'intéressait qu'à Martinius :

— Il est là! Il tient l'étendard! Pour les de la, c'était l'équivalent de l'étendard

de Frédéric Barberousse porté par un von der aux Croisades. De la Fourche sonne moins que von der Furcht.

Mon père a connu son homologue, Kuno Graf von

1. Aucune chance. Holbein vivait cent ans avant Martinius. (Note de l'éditeur.)

der Furcht, comme lui officier de carrière. Kuno avait trois fils. Les aînés, des jumeaux, se sont illus- trés dans la Luftwaffe, colonel à vingt-deux ans tous les deux, Ritterkreuz à rallonge, avec des diamants. L'un s'est fait descendre au-dessus de Londres, l'autre en Russie. Lorsque Goering a déjeuné à Chaillouais, il ne restait qu'un von der, de mon âge, qui voulait s'engager pour venger ses frères. Sa mère suppliait Goering de le lui laisser. Pour le nom, expliqua Goering à Manaude. Il nous invita à notre table. L'histoire des de la et des von der le fascinait.

Elle passionnait aussi l'un des officiers de Spaatz, le colonel Friedlander, un grand aryen blond, Prus- sien d'allure et d'origine. Friedlander, la bataille de Friedland, rappelait-il parfois avec un clin d'œil, après une allusion à des barons Friedlander. Il bai- sait la main de Manaude en se cassant en deux, comme Eric von Stroheim. On ne pouvait pas être plus snob que lui. Il me comblait de cadeaux, ciga- rettes, chocolat, papier hygiénique, désinfectant pour l'eau. Il m'embarrassait parce qu'il me parlait de trop près. C'est lui qui m'a engagé comme interprète. Je ne comprenais pas qu'il avait un pépin pour moi. Je devais être assez mignon.

Après la libération de Paris, l'état-major s'est avancé jusqu'à Saint-Germain. Manaude aurait voulu m'accompagner. Elle se serait installée à Paris, dans l'atelier du prix de Rome Brochet, au huitième, dans la rue de Varennes, avec une vue apaisante sur le jardin d'un couvent. Elle resta au château pour le défendre contre les F.F.I. Nous n'étions pas au mieux avec la Résistance. Pourtant, le jardinier avait camou- flé des requis. Moi, je participais à des parachutages. On cachait des containers aux écuries. J'avais même ramené des saboteurs au château où personne n'allait les chercher. Cela précisé, je comprends que nos rap- ports avec les Allemands aient pu paraître ambigus.

Je montais à cheval avec eux. J'avais appris l'alle- mand, je le parlais pour attraper le bon accent.

— Cela vous sera utile, Martinien de la Fourche, répétait Manaude.

Elle réussit à se faire payer un nouveau toit. Le jardinier s'enrichissait en vendant nos légumes, nos fruits, nos poulets, nos œufs. C'était un Flamand, de Keersmaker, ce qui signifie le fabricant de chan- delles, car le de flamand n'est pas particule. Malin, travailleur; il convertissait en terre l'argent qu'il gagnait. Ça reste. Quand nous avons vendu Chail- louais, trop tôt, il l'a racheté pour les terres. Il a payé en abattant des chênes, plusieurs fois centenaires; ils avaient de la sève bleue. Le château, il s'en balan- çait. Les Beaux-Arts l'ont récupéré plus tard. Les douves datent du XI Un Chaillouais, baron, a suivi le Conquérant en Angleterre, où ses descendants sont devenus Shaddley. Pour les Chaillouais normands, le temps de la splendeur fut le XV la guerre de Cent Ans, à cause de leurs attaches anglaises. La lignée s'est éteinte parce que le beau-père de mon ancêtre Martinius, Engerrand de Chaillouais, refusa de se remarier après avoir perdu sa jeune femme en cou- ches; elle avait mis au monde l'autre ancêtre du grand salon, Arnaude, la vraie Manaude.

J'ai commencé à nourrir des doutes sur l'authenti- cité des peintures du salon, les Holbein, le Le Brun, en constatant que l'antiquaire, mandaté par mon père pour lui procurer de l'argent, ne s'y intéressait pas. En revanche, il emportait les tapisseries dont j'igno- rais la valeur. Manaude s'enfermait dans sa chambre.

— Si votre père vivait avec nous, Martinien de la Fourche, il nous défendrait contre ce voleur, affir- mait-elle. Le devoir lui commande de veiller sur le Maroc.

Urbain de la Fourche, mon père, était commandant de cavalerie. Je l'admirais. Il avait des jambes fines

et des poignets de femme. Les miens ont été épaissis par l 'apport Brochet et Hutting. J'étais aux anges lorsque mon père me faisait galoper sur un genou. Il portait des bottes sublimes. Il montait en concours. Il tâtait mes mollets ou mes biceps :

— C'est du fer ou du coton? — Du fer! Du fer papa! Il me faisait mal; je riais pour ne pas pleurer. Un père pédéraste. J'avais vingt ans quand on m'a

affranchi, grâce au ciel avec beaucoup de tact. Je suppose qu'on jasait déjà dans mon dos, à Chail- louais et au lycée. Ça glissait.

— Ou est ta mère? me demandaient les petits copains du Havre. Aux Indes? Au Tibet? Chez les bonzes? C'est une bonzesse?

Mon père avait sauvé ma mère de la soif, en Mauritanie, alors qu'elle se rendait à Tombouctou à dos de chameau. Fille unique d'une dynastie de brasseurs écossais, les Hutting, elle était beaucoup plus riche que Manaude. Elle a su défendre sa for- tune. J'en profite. Le mariage de mes parents a été célébré en 1925. Je suis né un an après. Ma mère est partie très vite. Que pouvait faire une jeune femme, en 1926, découvrant qu'elle dégoûtait son mari, au lit? L'homosexualité restait théoriquement punie de prison.

Ma mère qui ne possédait pas une once d'instinct maternel, n'a pas fait de difficultés pour me laisser à Manaude. Elle s'est remise à parcourir le monde. L'ai-je vue une ou deux fois? Je ne sais plus. Manaude cherchait à m'en convaincre. Il est probable que les quelques images que je conserve d'elle vien- nent de ses photographies. Elle n'a pas demandé le divorce parce que les Hutting étaient aussi catho- liques que Marie Stuart.

Manaude a connu la même mésaventure conjugale que sa bru. Mon grand-père, Ithier de la Fourche,

voulait entrer dans les ordres. Il se rendait chez Manaude une fois par mois avec un scapulaire sur le sexe. Plus rien dès qu'il la sut enceinte. Et pour- quoi recommencer quand elle eut pondu un garçon, pour le nom? Il se cloîtrait dans une cellule blan- chie à la chaux, il priait, il se donnait la discipline. Son ancien précepteur vivait au château. Un abbé. Manaude évoquait en frissonnant la mort de son mari, piétiné par un taureau. Chez le jardinier, j'entendais parler d'un coup de pioche sur son crâne décoché par un conscrit. On ajoutait avec des grimaces dont le sens m'échappait :

— Personne n'a porté plainte. Pourquoi aurais-je approfondi? Avec cette hérédité, pourquoi ne suis-je pas devenu

pédéraste? Pourquoi n'ai-je pas deviné les mobiles de l'intérêt que me portait le colonel Friedlander?

Je suis très frappé par une expérience poursuivie avec des nouveau-nés singes, enlevés à leur mère dès leur naissance et mis en présence d'une mère artificielle, une sorte de mannequin d'osier, très fruste, avec quelques chiffons réchauffés par une résistance électrique. Ces bébés singes manifestent à la mère artificielle la même tendresse qu'à une « vraie » mère, ils se pressent contre elle, ils la serrent dans leurs longs bras. Les chercheurs en ont déduit que l'ins- tinct les pousse vers du chaud, rien de plus. Par la suite, et cela me concernait m'a-t-il semblé, on a dé- couvert que ces singes élevés sans mère arrivent asexués à l'âge adulte. Ils ne pensent pas du tout à « ça ». N'est-ce pas mystérieux et fascinant? L'instinct de reproduction? Ces singes «artificiels» l'ignorent, ils n'ont pas d'exigences. Pour éveiller l'appétit sexuel il faut les baisers de la mère, ses caresses, les mains du père sur les fesses, son souffle sur le nombril.

Lisant tout cela, j'ai compris que Manaude a été pour moi une mère artificielle, oh! très étonnante,

merveilleuse, mais... Pas d'attouchements, pas de sen- sualité. Elle ne m'embrassait jamais. Personne ne m'embrassait. Quand je passais un mois d'été en Ecosse, à cinq ans, à dix ans, on m'appelait sir. Je jouais au croquet avec des tantes de quarante ans. Pour un garçon, la mère est sexe. La mienne don- nait de ses nouvelles par les libraires anglais. Je voyais son nom sur de gros livres de voyage et d'exploration. Elle signait Hutting de la Fourche.

On pense à Glasgow que ma mère a été décapitée par les Japs, pour espionnage. On n'en a jamais eu confirmation malgré les démarches des diplomates britanniques en Chine et au Japon. En principe, une femme espion devrait laisser des souvenirs? Pen- dant longtemps, je n'aurais pas été autrement surpris si ma mère avait surgi d'une lamaserie tibétaine. Est-ce que cela m'aurait bouleversé? Elle m'est étran- gère, je n'ai pas cherché à la connaître; en revanche, j'ai fait des efforts vers mon père.

Je n'ai pas eu de parents, en fait. J'ai eu Manaude, qui m'appelait Martinien de la Fourche. En Ecosse, le patriarche Hutting me voyait le jour de mon arrivée et le jour de mon départ; il me serrait la main avec dégoût. Je comprends qu'il m'en voulait d'être le fils d'un homme qui rendait sa fille mal- heureuse. Avec un mari normal, devait-il penser, elle serait en vie. Il veillait scrupuleusement à mes inté- rêts et faisait virer chaque trimestre au notaire du Merlerault les intérêts qui me revenaient sur la for- tune de ma mère, une somme considérable, que Manaude détournait pour le château. Plus rien n'arri- vait évidemment pendant l'occupation, et même en- suite, pendant plusieurs années, des problèmes de virement se sont posés. Quand j'ai touché mes arrié- rés, il était trop tard pour Chaillouais. En Ecosse, personne ne s'est intéressé au château, jamais; per- sonne n'est venu le voir.

Deux prénoms me restent de mes parents , que Manaude n'uti l isait pas : Stuart , choisi p a r m a mère, et Urbain, comme mon père, dont Roslind allait faire Urbi, p rovoquant les plaisanter ies papales que l 'on devine.

UN HEROS CORNELIEN

Le colonel F r i ed lander m'uti l isait p o u r des liai- sons avec les French. Le 8 mai 1945 il m 'expédia à Mengen pour chercher de Lat t re de Tassigny, que je devais conduire à Berlin.

— La Danseuse vous at tend à 9 heures, précisa-t-il. Il disait la Danseuse en français, le reste en anglais :

la danseuse will be waiting, etc. Il appela i t de Gaulle « le» Jeanne d'Arc. To please le Jeanne d'Arc, we shall, etc. (Pour être agréable « au » Jeanne d'Arc, nous...)

Je n'avais guère dormi. Nous étions à Reims p o u r la première capi tulat ion a l lemande présentée p a r le général Jodl. Signée peu après minui t (donc le 8) elle fut suivie de réjouissances privées. F r i ed l ande r vida une bouteille de bourbon. Je préféra is le scotch, sans glace, avec un peu d 'eau plate, comme j 'ai appr is à le boire en Ecosse, à douze ans, avec le but le r de mon grand-père.

L'armistice de Reims ne donna pas satisfaction aux Russes, que F r i ed l ande r appela i t les Rouges. Ils pré- para ien t une cérémonie plus spectaculaire à Berlin, à laquelle Eisenhower ne voulai t pas assister comme invité de Joukov.

— Mais la Danseuse sera enchantée...

Comme beaucoup d'officiers américains de carrière, Friedlander n'éprouvait pas grande sympathie pour les Français.

— Ils savent admirablement verser le sang des autres, ricanait-il.

Les sacrifices de la Grande Guerre étaient oubliés, et je ne songeais pas à les rappeler. Je n'étais pas très-armée-francophile. En 1940, lors du bel été de la débâcle, j'avais assisté à la capture de l'état-major installé à Chaillouais. Tout ce beau monde était parti en voiture, le général en tête, avec ses cantines, pré- cédé par un motard allemand; un second motard fermait la marche. Manaude prenait le ciel à témoin :

— Votre père ne sera pas prisonnier, Martinien de la Fourche ! Il assumera.

Assumer, le polygone de sustentation des de la Four- che : marcher devant les autres, mourir pour les autres quand les circonstances l'exigeaient. Lorsque Laval fut fusillé, Manaude le réhabilita en appre- nant qu'il avait commandé le feu du peloton. Il assu- mait.

J'ai craint qu'elle tombe frappée du haut mal lors- que le facteur apporta une carte de l'oflag XC, à Lübeck transmise par la Croix-Rouge : « Je suis en bonne santé, prisonnier en Allemagne. » Le comte Urbain de la Fourche se trouvait mêlé au troupeau parqué derrière les barbelés. Manaude s'était préparée à sa mort au combat. Je restais pour transmettre le nom.

Elle poussa un cri : — Regardez, Martinien de la Fourche! Le mot prisonnier était rayé. Mon père se trou-

vait en Allemagne, en bonne santé; pas prisonnier. Qu'est-ce que cela signifiait?

Par l'instituteur de Chaillouais, rapatrié six mois plus tard pour des raisons de santé, nous devions apprendre que mon père s'était battu au delà de

l'armistice avec des forces remeutées dans le sud des Vosges par le général Didio. Selon un accord qui ne fut pas respecté, on aurait dû ramener vers la zone Sud, et avec leurs armes, les troupes que le général Didio retenait autour de lui. Mon père avait donc assumé. Cela m'aidait à vivre avec les Allemands. Grâce à lui, je me séparais des Français qu'ils avaient vaincus sans gloire, puisque sans péril. Si tout le monde avait combattu comme mon père... Je n'aimais guère mon père, je le connaissais mal; je n'en étais pas moins content de me réfugier derrière lui. Les Allemands l'avaient trompé. Sinon...

L'uniforme américain me rendait le même service que la résistance de mon père. La défaite, ce que j'avais vu en 40, ne me concernait plus. J'étais avec les vainqueurs.

Tout cela pour expliquer que je gardais mon quant- à-moi devant de Lattre, la Danseuse. Je n'étais pas loin de le prendre pour un général mexicain. Mon galon de sous-lieutenant amerlock me paraissait plus sérieux que ses étoiles. J'appartenais à une véritable armée. Connard? Pourquoi pas, j'étais bien un puceau, à dix-neuf ans.

On mettait à la disposition de De Lattre un Dakota- Q.G. installé pour promener des généraux ou des hom- mes politiques aux abords des champs de bataille. Nous avons pris du retard au décollage. De Lattre piaffait sur le terrain de Mengen. Il vivait des heures cornéliennes. C'est aujourd'hui que je le comprends.

J'ai près de cinquante ans alors que je recompose ma vie, quand elle frôlait la sienne, en mai 1945, il avait cinquante-six ans. Je le trouvais vieux. Je ne pouvais rien apprendre. Les mots sont des écailles sur nos yeux, qui nous empêchent de voir et d'aimer nos « prochains ».

Général, un général, tout est dit. S'il faut des pré- cisions, on accroche des adjectifs : vainqueur, vaincu,

décoré, limogé, vieux, jeune, français, allemand, mexi- cain. Les images se modifient à convenance, en res- tant nettes pour tout le monde; c'est le langage univer- sel de l'abrutissement. Le général de Lattre de Tas- signy signe la capitulation du Reich vaincu au nom de la France victorieuse. C'est fou, des millions d'hommes voient et admirent, la formule allume un feu dans des millions de regards, des millions de men- tons se lèvent, des millions d'imbéciles se sentent heureux, ils ont gagné, mais quoi? Pourquoi appro- fondir?

Général, comme des milliers d'autres, le mot fait partie de notre équipement cérébral, à réviser; ce dont nul ne se soucie. Général, c'est un plot dans nos circuits de pensées. Tout ce qui touche à « guerre », à « force » à « militaire », à « paix », etc., passe par ce mot plot, « général », en imposant les clichés dont nos cerveaux sont truffés par l'éducation.

Le mot « général » avait un sens quand il n'existait qu'un général, « le » général. Il ne convenait plus pour deux généraux. « Le » général peut être défini. « Les » généraux : des objets, comme « les » chaises ou « les » chaussures. Par quel processus le général de Lattre est-il devenu, pour moi, un homme, l'homo-de Lat- trus ?

La veille, de Lattre avait appris avec amertume que la capitulation se signait à Reims. Tout le monde jubilait, sauf lui. La victoire! La revanche! Pour- quoi se sentait-il frustré? De Gaulle lui avait promis qu'il représenterait la France à la table des vain- queurs qui recevraient les épées des vaincus. Un géné- ral Sevez l'avait remplacé.

— On m'a privé de la plus fière satisfaction que puisse connaître un soldat, se plaignait de Lattre.

Ses chefs de corps se succédaient au P.C. de Lin- dau pour des embrassades renouvelées. Pouvait-il faire grise mine? On lui apporta un télégramme de

De Gaulle, expliquant que le temps avait manqué, pour l'alerter.

— A tout prendre, remarquait de Gaulle, il vaut mieux être le vainqueur que le signataire.

Ce qui m'aurait fait glousser, si j'en avais eu con- naissance. J'étais amerlock cent pour cent.

De Lattre retint ses généraux à dîner. On allait pas- ser à table quand on annonça l'arrivée des personna- lités politiques et militaires déportées par les Alle- mands et que les Américains venaient de libérer en Autriche : Paul Reynaud, Daladier, Jouhaux, Boro- tra, la sœur de De Gaulle et son beau-frère Cail- liau. Gamelin aussi et, surtout, le général Weygand avec sa femme. Pour de Lattre, Weygand était « le vieux chef ».

— J'ai passé les plus fructueuses années de l'entre- deux-guerres auprès de lui.

Weygand se jeta dans ses bras, heureux comme un père qui retrouve un fils comblé par la réussite. Un télégramme de Paris enjoignait à de Lattre de le mettre en état d'arrestation, « quels que soient vos sentiments personnels à son égard », précisait l'ordre, dont de Lattre ne souffla mot en conduisant le vieux chef jusqu'à sa chambre. « J'étais trop bouleversé. »

Lorsque Weygand remplissait à Vichy les fonctions qui motivaient sa disgrâce, lui-même, de Lattre, n'avait-il pas prêté serment de fidélité au maréchal Pétain? Qui pouvait le juger ? Après l'avoir privé de son rendez-vous avec l'Histoire, de Gaulle osait lui demander de se renier. Grandeur et servitude, etc. Tempête sous un crâne.

Weygand ne dormait pas, à 2 heures du matin, lors- que, enfin, de Lattre frappa à sa porte pour lui mon- trer le télégramme fripé qu'il avait fourré dans sa poche, sans en parler. Weygand refusa d'en croire ses yeux. L'arrêter! Lui? — Vous savez, de Lattre, que je n'ai pas cessé un seul jour de lutter contre l'Allemagne !

De Lattre venait de recevoir un autre télégramme : la capitulation de Reims ne comptait plus, une autre, grandiose, pour l'Histoire, la vraie, allait être mise en scène à Berlin, chez les Russes, et cette fois, de Lattre serait la France devant l'ennemi vaincu.

— Vous n'allez pas me faire arrêter, de Lattre, comme si j'étais un traître? demandait le vieux chef.

Voilà donc les drames des soldats. Rodrigue as-tu du cœur? A quoi pensait de Lattre? Je m'en souciais comme d'une nèfle. Trente ans après je me glisse dans sa peau alors qu'il presse les mains du père qu'il doit sacrifier à la raison d'Etat pour tenir à Berlin l'emploi du guerrier vainqueur, et connaître la plus fière satisfaction du soldat.

— Fils, tu ne vas pas me trahir? — Si je donnais l'ordre de vous arrêter, dit

de Lattre à Weygand, il ne se trouverait pas un gen- darme à la 1" Armée pour l'exécuter.

Alors? La révolte contre de Gaulle? Et le renonce- ment à la mission historique? Non. Le vieux chef ne sera pas mis en état d'arrestation. On lui rendra les honneurs. Il sera livré à la raison d'Etat dans la voiture personnelle du fils. Qui lui conserve sa confiance, son respect, son dévouement. (Ouf! Le coup passa si près que le chapeau tomba.)

De Lattre comprenait-il qu'il était Ponce Pilate pressé de tremper ses mains brûlantes dans de l'eau fraîche? 3 heures du matin. «Je n'ai pas dîné et c'est en vain que j'essaie de dormir. » A Mengen, il ne se souciait que d'arriver à Berlin pour l'Evéne- ment. Il ne cessait de consulter sa montre. Les instruc- tions précisaient qu'il ne devait être accompagné que par un officier. Il en emmenait deux, son chef d'état- major et le directeur de son cabinet.

— Il y avait de la place pour les journalistes et pour les photographes, remarqua-t-il en pénétrant dans le Dakota.

Escale obligatoire à Magdebourg, d'où des chasseurs soviétiques devaient nous escorter jusqu'à Berlin. Il eût fallu les attendre; ils faisaient la navette avec une autre délégation. La signature était prévue pour 13 heures. Déjà midi! En route! décida de Lattre. Personne ne nous attendait à Tempelhof où le Dakota se posa sur la seule piste praticable.

— Nous arrivons pour la capitulation! Le général de Lattre doit signer pour la France!

Que représentaient de Lattre et la France pour les Soviétiques de Berlin? Ils avaient gagné la guerre. La France l'avait perdue. Elle envoyait des volon- taires sur le front russe, combattre avec les SS. Elle avait collaboré.

Mais la vraie France? La France libre! Imbibé d'antisoviétisme friedlandérien, je décou-

vrais avec surprise des Russes souriants, indolents, brossés, rasés, sans complexes. Pour Friedlander et bien d'autres Amerlocks de haut grade, plutôt que d'imposer au Reich une capitulation sans condition, on aurait dû rechercher avec la Wehrmacht tradi- tionnelle (les vieux généraux purifiés par LA tradi- tion) un armistice permettant d'utiliser les débris des armées allemandes contre les Rouges. (De si bons soldats! bien meilleurs que les Français qu'on a vus en 40! Ils se font tuer!)

Berlin, ce 8 mai 1945. Pendant une vingtaine de minutes, entre Magdebourg et Tempelhof, nous avions volé à très basse altitude.

— Babylone dévastée, murmurait de Lattre, le visage contre un hublot. Comme moi, il voyait une cité châtiée, la malédiction de Dieu témoignant pour la justice de Dieu. Pas plus que moi, l'épouvante (celle-là) ne pouvait l'épouvanter. Pourquoi aurions- nous ressenti une angoisse pour l'avenir, alors que la Force enfin au service de la Bonne Cause appor- tait la Paix et la Justice pour toujours? Pourquoi

aurions-nous éprouvé de la pitié p o u r les fourmis affolées au travail dans les ruines de la fourmil ière dévastée? Des pécheurs. Des maudits . Des jus tement châtiés, qui récol taient les ma lheurs dont ils avaient ensemencé la terre. C'est ainsi que je revois Berlin 45 sous des nuages ocre et âcres, une Babylone apoca- lypsée p a r la fu reur de Dieu. Je me rendais aux noces de l 'Agneau.

E n rou lan t à t ravers les ruines, selon des itiné- ra i res protégés, j ' éprouvais ce que doit ressentir un as t ronaute sur la lune : j 'étais d'ailleurs. Comme l ' as t ronaute reste relié aux techniciens de la NASA, sur la terre, j 'é tais dirigé p a r les représentants d 'un au t re monde, où régnaient le Bien et la Justice. Je ne m e sentais rien de commun avec les Babyloniens.

Des jeunes femmes russes réglaient le trafic aux car refours en gest iculant avec des d rapeaux jaunes et rouges. Bottées. Les genoux nus. Dans l 'air, des re lents de cochon grillé. On n 'avai t pas retrouvé le corps calciné d'Hitler. Les Russes laissaient entendre qu'il étai t vivant.

CHEZ JOUKOV LE ROUGE

Joukov avait son Q.G. à Karlhorst, en banlieue, dans une école de sous-officiers épargnée par les bombes. Un colonel qui ne savait pas un mot de français ou d'anglais, ni d'allemand, conduisit de Lattre jusqu'à un pavillon d'où l'on venait de déloger quelques gra- dés pour dégager une chambre. Trois matelas par terre. Deux chaises. Un fauteuil. J'étais mieux chez

les Amerloks. De Lattre restait sur le seuil. Est-ce que le représentant de la France pouvait dormir par terre, avec son colonel et son capitaine?

Il se tourna vers le Russe : — J'ai faim, dit-il en souriant. Le Russe salua. — Manger ! reprit de Lattre, avec des gestes de tra-

duction. Le Russe salua encore, s'éclipsa et revint avec un

phonographe. Entre-temps, de Lattre s'était penché sur un matelas, pour toucher les draps.

— C'est très propre. — Amidonné, ajouta son chef d'état-major. De Lattre se croyait en retard. Il piaffait, depuis

Mengen. Si la cérémonie commençait sans lui? En fait, on ne l'attendait pas. Personne ne se souciait de lui. Et que pouvait-il, seul, dans le Berlin des Soviétiques? Alerter Paris? Quel secours attendre de Paris? Un second télégramme confirmant sa mission, alors que personne ne regardait le premier ?

— Il faut prévenir le maréchal Joukov que le géné- ral de Lattre, qui représente la France...

Le Russe salue, sourit. — Prévenir le maréchal, répète de Lattre. Le Russe sourit, salue. Enfin un interprète expli-

que : le maréchal Joukov se repose, on ne peut pas le déranger.

Mais l'air marshall Tedder? — Faites savoir à l'air marshall Tedder que le

général de Lattre, qui représente la France... Il se repose aussi. Dans son fin fond, l'interprète

ricanait en voyant de Lattre déplier son télégramme : voyez, c'est précisé, la France sera représentée par le général de Lattre.

Sourires et saluts. D'autres saluts. D'autres sourires.

Soudain, l'illumination. A Alger, de Lattre avait lié amitié avec un attaché militaire de la suite de Bogo- molov, un colonel, qui parlait le français, très bien. Comment s'appelait-il? Promu général, il avait quitté Alger pour rejoindre l'état-major de Joukov. Son nom?

— Vassiliev! Est-ce que le général Vassiliev se trouverait à Ber-

lin? Oui, dit l'interprète. Le miracle! Vite ! Cherchez- le! Et Vassiliev arrive, la main offerte :

— Cher ami, vous désirez voir le maréchal Jou- kov?

— Dès qu'il aura terminé sa sieste, répond de Lattre, frémissant de politesse. Le maréchal a le droit de se reposer, etc.

Vassiliev sourit : — Croyez-vous que le maréchal puisse dormir au-

jourd'hui, à Berlin? Il tient conseil avec le général Spaatz et avec l'air marshall Tedder, le représentant du général Eisenhower. Ils étudient des requêtes pré- sentées par Keitel. Dès qu'ils auront terminé...

De Lattre avale sa glotte. Keep smiling! Surtout ne pas s'aliéner Vassiliev par un accès de mauvaise hu- meur.

— Ne croyez-vous pas, cher, très cher ami Vassi- liev, que si ces Messieurs discutent des conditions de la capitulation, ils souhaitent que la France...

Aujourd'hui je saurais déchiffrer l'œil de Vassi- liev. A dix-neuf ans, je ne réalisais pas que tout deve- nait pathétique pour de Lattre, pour l'homo-de Lat- trus. S'il échouait? Ces Messieurs, il s'en rendait compte, se souciaient de lui comme d'un sifflet de deux sous. Pensait-il à Weygand, lâché? Où couche- rait le vieux chef, abandonné? A la prison du Cherche-Midi? (On l'installa au Val-de-Grâce.)

Interminable silence de Vassiliev. Il comprend ce que de Lattre attend de lui. Mais si Joukov se fâchait?

La présence de la France à l'autel de la victoire n'est pas prévue. De Lattre, en miel :

— Cher ami Vassiliev, vous voulez bien... Pour le général de Lattre comme pour l'homo-de

Lattrus l'enjeu est énorme. Les dés roulent. Enfin Vassiliev se décide :

— Je vais voir. Et il revient, après des siècles. Le maréchal Joukov

attend le général de Lattre de Tassigny, représentant de la France victorieuse. Même si le général les a oubliés en dictant ses mémoires, ce sont des moments qui ont compté, pour l'homo-de Lattrus.

Joukov occupait une villa d'officier. La pièce dans laquelle de Lattre est introduit par Vassiliev, lui rap- pelle une justice de paix de province. Parce qu'il comparaît devant des juges ? Il ne connaît ni Joukov, ni Tedder, ni Spaatz. Joukov est installé sur une estrade, « massif, avec un regard métallique». Tedder s'avance, la main tendue. Les deux autres poursuivent la discussion, qui tire cependant à sa fin. De Lattre n'y participe plus.

Joukov se lève. Enorme. Un officier place sur ses épaules une cape blanche aux armes de l'état-major interallié, « à la manière des Templiers ». Un cadeau d'Eisenhower. A Berlin, le 8 mai 1945, Joukov est Dieu. Il va se retirer. De Lattre s'avance.

— Le contact est cordial, a noté de Lattre. Des clous. Il a deux minutes pour plaire. La vie

est une succession d'examens. — Si je n'arrive pas à signer la capitulation du

Reich, glisse de Lattre à Tedder, je mériterai d'être pendu.

En clair : vous, l'ami anglais, vous me donnerez un coup de main ? Pour Joukov, de Lattre ressort les télé- grammes de Paris, en priant Vassiliev de les traduire, Joukov jette un coup d'œil. Ecoute-t-il Vassiliev?

— Visiblement, enregistre de Lattre, il n'a pas été

prévenu de ma venue, ou du moins, de son objet exact.

Que peut-il? Plaire. Faire du charme. Et d'abord à Joukov. On n'enseigne pas bien l'Histoire. S'il était important pour les Français qu'en leur nom un géné- ral apposât sa griffe sur un constat de victoire, on devrait leur expliquer comment il y est parvenu. Pour les trois chefs de guerre, le Russe, l'Américain, l'Anglais, de Lattre ne représentait rien. Mais gentil, si inquiet.

— Si personne n'y voit d'objections? Joukov consulte ses collègues du regard. Encore un

silence qui dure une éternité. — Je ferai donc modifier les protocoles en consé-

quence, décide Joukov. Gagné! De Lattre exulte. Intérieurement. Spaatz

lui tend la main. Enfin. Dans ses Mémoires, de Lattre ne cite que le nom de Spaatz, rien de personnel, au- cune appréciation. On le surnommait Tooey à l'état- major. Pourquoi? Qu'est-ce que cela voulait dire, Tooey?

— Rien, m'expliqua Friedlander. On lui a donné ce surnom à West Point parce qu'il ressemblait à un garçon de la promotion précédente qui s'appelait Toohey.

Avant de manger un sandwich, de Lattre tint à voir la salle où la cérémonie devait se dérouler. Catastrophe! Trois drapeaux seulement au mur, der- rière la table des vainqueurs, et pas les trois cou- leurs! L'histoire est connue. On chercha en vain un drapeau français à Berlin. Des secrétaires soviétiques en confectionnèrent un avec un étendard nazi pour le rouge, un drap pour le blanc et une combinaison de tankiste pour le bleu. Elles se trompèrent en cou- sant les bandes à l'horizontale, ce qui donnait un drapeau hollandais. Pouvait-on les gronder ? Elles avaient plus d'importance que vingt divisions. Que

diable est devenu ce drapeau? Il aurait sa place aux Invalides.

La nuit tombait. « Un froid humide. La fatigue se fait sentir», a noté de Lattre. Des officiers tiennent des bougies au-dessus des machines des secrétaires qui retapent les protocoles en trois versions, anglaise, russe, allemande. Pourquoi pas de version française?

— Je ferais bien valoir les droits de la langue fran- çaise, soupire de Lattre, mais j'ai l'impression qu'alors la guerre ne finira jamais.

Il savait jusqu'où il pouvait aller trop loin. Arrivé de Moscou, Vichinsky remettait la participation fran- çaise en cause. Pourquoi pas la Chine? Pourquoi pas le drapeau chinois? On discutait derrière le dos de De Lattre. Joukov n'admettait pas d'être désavoué. On se contenta, pour finir, de déplacer de Lattre sur l'estrade des vainqueurs. Il devait s'asseoir à la droite de Tedder, lui-même assis à la droite de Joukov. Il fut transféré à l'extrême gauche. Fallait-il protester?

Projecteurs! Keitel, en grand uniforme à pare- ments rouges. Un hibou capté dans le faisceau d'un phare. Astiqué, rasé de frais. Du linge impeccable. Il s'était préparé. Il faisait une entrée. Il jouait le vaincu digne, accablé par le destin. Deux croix de fer sur la poitrine. «Terriblement prussien», a noté de Lattre. Lui joue le vainqueur lointain, méprisant. Keitel l'aperçoit et s'esclaffe :

— Les Français! Il ne manquait que cela. Les Français! Ne les avait-il pas effacés pour tou-

jours ? Crétin ! Il lève son bâton de maréchal. Guignol! Personne ne répond au salut de Keitel, a noté de Lattre. En précisant : personne ne se lève. Aurait-il songé à se lever? Quel dommage, qu'il ne l'ait pas fait. (A Compiègne, dans le wagon de l'armistice, le 23 juin 40, les Allemands s'étaient levés pour accueil- lir la délégation française, conduite par le général Huntzinger.)

Un général de la Luftwaffe et un amiral encadrent Keitel. Derrière eux, six officiers au garde-à-vous. « Des hommes magnifiques qui portaient tous la croix de fer avec diamants», remarqua de Lattre. Mais pourquoi la Luftwaffe, pourquoi la Kriegsma- rine, et pourquoi pas la Wehrmacht? La Wehrmacht songerait-elle à soutenir par la suite qu'elle n'a pas été vaincue? Qu'elle n'a pas capitulé? Voilà ce qui préoccupait de Lattre à Berlin, le 8 mai 1945.

En réalité, le 9. Keitel était arrivé à minuit dix.

— Avez-vous pris connaissance du protocole? demanda Joukov.

— Ja. — Avez-vous les pouvoirs pour signer ? Les pouvoirs de Keitel! «Cadavérique», a noté

de Lattre. Il allait être pendu. — Ja. Pour signer les dix-huit exemplaires du protocole,

on installa Keitel en bout de table, à côté de De Lattre. Il déposa son képi et son bâton devant de Lattre, qui agita la main, avec une moue de dégoût : enlevez-moi ces horreurs! tout de suite! Keitel reprit le képi et le bâton. « Sous mon regard il signe. » De Lattre triomphait. Il lui restait sept années à vivre.

Grandeurs et servitudes. En 40, après la débâcle, il aurait pu (avec un peu plus d'ancienneté) accepter l'armistice pour la France dans le wagon de Rethondes, sous le regard triomphant de Keitel. Et après l'Indochine, s'il y avait eu un autre procès de Nuremberg...

Après la signature des protocoles, Keitel et les siens renvoyés au diable (et pour ceux-là, quelle nuit!) Joukov donna un souper de tsar dont je garde le souvenir qu'une jeune fille conserve de son premier bal. Je me croyais chez la Grande Catherine

hollywoodisée par Eric von Stroheim. Je découvrais la vodka.

Assis entre deux futurs maréchaux, Malinovski et Sokolovski, de Lattre, gagnant, décontracté, heureux. Pensait-il à Weygand? Ou à de Gaulle? Celui-là, il l'emmerdait; la France c'était lui cette nuit-là. Joukov porta le premier toast à Staline, à l'Armée rouge, à Roosevelt, à l'armée américaine, à Churchill et aux Anglais, seuls dans la guerre pendant un an. L'interprète placé derrière de Lattre traduisait avec innocence.

— Si j'ai bien entendu, pas un mot n'a été dit sur la France? demanda de Lattre.

Tout le monde s'était levé, de Lattre aussi, mais il ne vida pas son verre. Sokolovski s'inquiéta, par interprète interposé :

— Le général de Lattre n'est pas malade? — Le général de Lattre se porte bien, fit répondre

de Lattre, mais il ne peut ni manger ni boire alors que sa patrie est oubliée.

Souriant. Après avoir joué du Shakespeare, to be or not to be, il marivaudait. Honte sur moi, si j'avais pu suivre la joute, je n'en aurais pas mesuré l'inten- sité. Pour moi, la victoire était américaine. Les autres... Je trouvais étonnant que Friedlander renon- çât au bourbon pour la vodka, par égard pour les Russes. Quelle gentillesse.

— Il faut boire, monsieur le général, murmurait l'interprète à de Lattre, qui agitait la main, désin- volte, de plus en plus souriant.

Il ne pouvait compter que sur sa séduction pour gagner cette nouvelle bataille.

— Dites au maréchal Joukov qu'il me fait de la peine en ignorant mon pays, dit-il à l'interprète.

— Je ne peux pas le lui dire, moi, souffla l'inter- prète, désolé, mais l'un ou l'autre de vos voisins, s'il voulait...

Les précédents livres de MARCEL HAEDRICH

chez Robert Laffont

S E U L A V E C T O U S

● Une vie, celle de Marcel Haedrich, qu'il conte avec beaucoup de drôlerie, de chaleur, et cet art inimitable qu'il a de poser des questions apparemment naïves qui vont droit à l'essentiel. Des personnages aussi, fortement campés. Et Dieu. Bien du monde en somme, pour composer un livre très attachant.

Le Point

● Chroniqueur et portraitiste, Marcel Haedrich noie les événements et les hommes

dans un même flot savoureux d'expériences personnelles, d 'épreuves, de joies, d'espoirs, d'anecdotes qui reconstituent les cinquante dernières années de la vie de notre pays, avec une rigueur qui n'exclut pas l'indul- gence, et une personnalité qui résiste à tous les vents de l'Histoire.

Paul G u t h

C O C O C H A N E L S E C R È T E

● Oui, décidément, nous ne connaissions pas cette grande créature qu'était Mademoi- selle Chanel. Marcel Haedrich nous la révèle

sans fard, telle qu'il l 'a découverte vraiment après qu'elle fut partie...

Le Journal du Dimanche

● On sent dans ce livre vibrer une qualité de curiosité, de sympathie, de lucidité tout à fait exceptionnelle. Il n 'est pas possible de s'approcher de Coco Chanel avec plus de délicatesse que ne fait Marcel Haedrich.

François Nourissier

L'un s'appelle Martinien de la Fourche ; il est français. L'autre Frantz von der Furcht ; il est alle- mand. Ils ne sont pas réellement jumeaux mais descendants d'une mê- me famille alsacienne que l'Histoire, il y a trois siècles, a divisée. Cepen- dant, ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau; ils ont l 'un et l 'autre dix-neuf ans, lorsqu'ils se trouvent, par hasard, face à face, une nuit du printemps de 1945, dans l'Allemagne vaincue entre eux, une même femme : Roslind... C'est le début d'une histoire qui, par son allure, son ton, sa démarche, ne ressemble à rien de connu. Une his- toire dont le monde fou de l'après- guerre est le théâtre - le monde entier, car Martinien et Frantz sont journalistes. Où les personnages réels, « historiques » même, se mêlent aux personnages de roman, comme le passé se mêle au présent et l'éclaire. Une histoire pleine de mouvement et d'invention, où la vie bouscule les hommes, les femmes, les idées. Un foisonnement, du désordre — le beau désordre de la vie vivante, saisi à bras-le-corps par un esprit et un cœur généreux.

Photo E R.L.