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- 1 - Marine et Révolution, les officiers de 1789 et leur devenir Michel Vergé Franceschi, Histoire, économie et société, 1990, 9 e année, n°2, p. 259-286. Résumé En 1789, le corps de la marine royale - 1700 officiers et élèves - est instruit. Des établissements scolaires lui sont propres, depuis Colbert. L'officier de vaisseau sait l'Anglais et son "Bezout", lit les philosophes, écrit, publie, siège à l'Académie de Marine, connaît les institutions anglaises et américaines. C'est le Français d'Ancien Régime qui a le plus voyagé et comparé mœurs, coutumes, usages (au Canada, aux Antilles, au Maroc, à Boston, en Inde). Compétent, sorti victorieux de la guerre d'Indépendance, pétri de l'esprit des Lumières, l'officier va confiant au-devant des idées nouvelles, des Droits de l'Homme et du Citoyen, siège aux Etats-Généraux, collabore au système métrique. Mais il ne rencontre que violences populaires et incompréhension bourgeoise. Face aux jacqueries frumentaires, à la grève ouvrière dans les arsenaux, aux mutineries ponantaises des escadres, la marine royale, devenue "service public" (28 novembre 1789), l'officier "entretenu" par le Roi, devenu le "salarié du peuple" (2 janvier 1790) se retire sur l'Aventin. Peu d'officiers s'engagent dans une Révolution qui les guillotinera. Un peu plus s'engagent dans une contre- révolution qui leur coûtera aussi la vie, à Toulon, en Vendée, en Bretagne ; une centaine à Quiberon en 1795. La plupart se réfugient dans une émigration qu'ils redoutent (plus de toit, plus de solde), donc tardive (à partir de 1792). Nationale bien avant Valmy, dans ses structures (enseignement, recrutement, avancement), la marine avait une formidable avance sur son temps : corps sans vénalité, élite intellectuelle, première méritocratie, à la pointe du progrès technique et technologique la marine aurait pu être un modèle pour l'État moderne. La Révolution ne le comprit pas : en fermant les collèges de Vannes et d'Alais, en suppri- mant les corvettes d'instruction (1790-1791), en destituant les officiers sous prétexte de noblesse (1793), en n'offrant aucune continuité dans les affaires (valse des ministres, des commandants des ports), elle ouvrit la voie à Aboukir et Trafalgar aux successeurs des vainqueurs de la Chesapeake.

Marine et Révolution, les officiers de 1789 et leur devenir communes/Montaigu/Marine_et... · 8 Rohan-Montbazon (prince de), (Paris 1731 - Paris, guillotiné, 1794). Arrêté le

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Marine et Révolution,

les officiers de 1789 et leur devenir Michel Vergé Franceschi, Histoire, économie et société, 1990, 9

e année, n°2, p. 259-286.

Résumé

En 1789, le corps de la marine royale - 1700 officiers et élèves - est instruit. Des

établissements scolaires lui sont propres, depuis Colbert. L'officier de vaisseau sait l'Anglais

et son "Bezout", lit les philosophes, écrit, publie, siège à l'Académie de Marine, connaît les

institutions anglaises et américaines. C'est le Français d'Ancien Régime qui a le plus voyagé

et comparé mœurs, coutumes, usages (au Canada, aux Antilles, au Maroc, à Boston, en

Inde). Compétent, sorti victorieux de la guerre d'Indépendance, pétri de l'esprit des

Lumières, l'officier va confiant au-devant des idées nouvelles, des Droits de l'Homme et du

Citoyen, siège aux Etats-Généraux, collabore au système métrique. Mais il ne rencontre que

violences populaires et incompréhension bourgeoise. Face aux jacqueries frumentaires, à la

grève ouvrière dans les arsenaux, aux mutineries ponantaises des escadres, la marine

royale, devenue "service public" (28 novembre 1789), l'officier "entretenu" par le Roi,

devenu le "salarié du peuple" (2 janvier 1790) se retire sur l'Aventin. Peu d'officiers

s'engagent dans une Révolution qui les guillotinera. Un peu plus s'engagent dans une contre-

révolution qui leur coûtera aussi la vie, à Toulon, en Vendée, en Bretagne ; une centaine à

Quiberon en 1795. La plupart se réfugient dans une émigration qu'ils redoutent (plus de toit,

plus de solde), donc tardive (à partir de 1792). Nationale bien avant Valmy, dans ses

structures (enseignement, recrutement, avancement), la marine avait une formidable avance

sur son temps : corps sans vénalité, élite intellectuelle, première méritocratie, à la pointe du

progrès technique et technologique la marine aurait pu être un modèle pour l'État moderne.

La Révolution ne le comprit pas : en fermant les collèges de Vannes et d'Alais, en suppri-

mant les corvettes d'instruction (1790-1791), en destituant les officiers sous prétexte de

noblesse (1793), en n'offrant aucune continuité dans les affaires (valse des ministres, des

commandants des ports), elle ouvrit la voie à Aboukir et Trafalgar aux successeurs des

vainqueurs de la Chesapeake.

Page 2: Marine et Révolution, les officiers de 1789 et leur devenir communes/Montaigu/Marine_et... · 8 Rohan-Montbazon (prince de), (Paris 1731 - Paris, guillotiné, 1794). Arrêté le

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Le sujet est extrêmement complexe. Nous allons donc essayer de le traiter méthodiquement en

trois points. Nous allons faire tout d'abord une rapide présentation du corps des officiers de vaisseau

du Roi en 1789. Dans un second temps nous nous attarderons sur l’année 1789, et particulièrement sur

la marine à Toulon en 1789 puisque "l'affaire" de Toulon du 1er décembre 1789 a occupé l'Assemblée

Constituante du 7 décembre 1789 au 18 janvier 1790. Enfin, dans une troisième partie nous verrons le

rapport Officiers de vaisseau / Révolution, entre 1789 et 1795.

I - UNE ELITE PEU NOMBREUSE, COMPETENTE, ECLAIREE

En 1789 le corps compte 1604 officiers et élèves de 1re et de 2

e classe

1. Avec les élèves de

3e classe qui viennent d'entrer dans la marine - ils sont 51 - cela fait 1655 individus, au 1

er janvier

1789. En 1676 ils étaient 428. En 1696 : 11382. Ils sont donc quatre fois plus nombreux que sous

Colbert.

En 1789 l'Amiral de France3 est le duc de Penthièvre

4, petit- fils de Louis XIV. Suffren

5 étant

mort le 8 décembre 1788 la vice-amirauté des mers de l'Inde créée en 1784 a disparu avec lui. Restent

trois vice-amiraux : le comte d'Estaing6, vice-amiral des mers d'Asie et d'Amérique depuis 1777 (vice-

amirauté créée pour lui) ; le bailli de Raymond d'Eoux, fait vice-amiral du Ponant en 1788 à 82 ans7 ;

le prince de Rohan-Montbazon8, vice-amiral du Levant depuis 1784. Parmi les 15 lieutenants généraux

des années navales citons le duc d'Orléans9 qui espérait obtenir en 1788 la vice-amirauté du Ponant à

la mort du marquis de Saint- Aignan10

, (mais Louis XVI l'a donnée à Raymond d'Eoux) ; citons aussi

Du Chaffault11

, 81 ans ; Breugnon12

, 72 ans ; Guichen13

, 77 ans ; La Jonquière14

, 83 ans ; Laccary15

,

1 Liste générale des officiers de la marine, 1789, Service historique de la marine, Vincennes.

2 Voir notre thèse d'Etat, Les officiers généraux de la marine royale (1715-1774), Paris X, 1987.

3 François Bluche, Dictionnaire du grand-Siècle (1589-1715), à paraître aux éditions Fayard. Article "Amiral de

France".

4 Penthièvre (duc de), (Rambouillet 1725 - Bizy 1793). Amiral de France (1737-1792).

5 Suffren (bailli de), (Saint-Carmat 1729 - Paris 1788).

6 Estaing (comte ď), (Ravel 1729 - Paris, guillotiné, 1794). Membre de l'Assemblée des notables (1787),

commandant de la garde nationale à Versailles (1789), amiral (1er janvier 1792).

7 Raymond d'Eoux (bailli de), (Eoux, v. 1706 - mort v. 1792).

8 Rohan-Montbazon (prince de), (Paris 1731 - Paris, guillotiné, 1794). Arrêté le 1

er octobre 1793, il était

suspecté "non d'avoir fait le mal mais de pouvoir en faire". Condamné à mort le 5 thermidor an II, il fut

exécuté le 6.

9 Orléans (duc ď), (Saint-Cloud, 1747 - Paris, guillotiné, 1793). Amiral (1792).

10 Saint-Aignan (marquis de Beauvillier de), (Versailles 1712 - Paris 1788).

11 Du Chaffault (comte), (Nantes 1708 - prisons révolutionnaires de Nantes 1794). Amiral (1

er janvier 1792).

Toute sa famille sert dans les guerres de Vendée (les Du Chaffault, les La Roche-Saint-André), et à

Quiberon (les Guerry de Beauregard, les Royrand de la Roussière). 12

Breugnon (comte Odeneau de), (Brest 1717 - Paris, 1792, victime des massacres de septembre). Vice-amiral

(1er janvier 1792).

13 Guichen (comte Du Bouexic de), (Fougères 1712 - Morlaix 1790).

14 La Jonquière (marquis de Taffanel de), (Las Graisses 1706 - Cuers 1795, revenu d'émigration).

15 Laccary, vice-amiral (1

er janv. 1792).

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neveu de Mme de La Jonquière ; Fabry16

, 74 ans ; Rochechouart17

; Barras18

, 70 ans, cousin du futur

Directeur ; La Motte-Piquet19

, 69 ans. Retenons surtout le comte d'Hector20

, 67 ans, qui commande la

marine à Brest en 1789, et Vaudreuil21

, 65 ans, bientôt élu député de Castelnaudary aux Etats-

Généraux. Parmi les 41 chefs d'escadre citons Bougainville22

, retenons d'Albert de Rions, 61 ans23

qui

commande la marine à Toulon en 1789 ; citons aussi Vaudreuil24

, commandant de la marine à

Rochefort (frère cadet du député aux Etats-Généraux). Sous Louis XIV peu de Provençaux accédaient

au généralat maritime (le chevalier Paul, Valbelle, Forbin)25

. En 1789, 12 chefs ďescadre sur 41 sont

Provençaux (Moriès-Castellet26

, Beaussier-Châteauvert27

, Chabert-Cogolin28

, Glandevès-Castellet29

,

Raimondis30

, Boades31

, La Clue32

, Monier Du Castellet33

, Marin34

, Aymar35

ďAlbert-Saint-Hippolyte36

,

Coriolis37

). Parmi les chefs d'escadre retenons Beaussier de Châteauvert, député aux Etats-Généraux ;

Glandevès-Castellet, commandant de la marine à Toulon en 1790-1791 ; et Monier du Castellet qui est

le directeur de l'arsenal de Toulon en 1789. A noter que La Pérouse38

dont on ignore la disparition,

figure toujours parmi les chefs d'escadre en 1789. Parmi les 40 chefs de division (grade créé en 1786)

citons Beaumont39

, député aux Etats-Généraux ; Flotte40

, commandant de la marine à Toulon en 1792 ;

16

Fabry (chevalier de Fabrègues de), (Aups 1715 - émigré en Espagne, 1794). Victime de l'épidémie de typhus

qui emporta quantité d'émigrés dans la province de Gérone. Il avait quitté Toulon, en décembre 1793, sur la

flotte anglaise. 17

Rochechouart (vicomte de), (Toulouse 1724 - ?). Quitte le corps en janvier 1792. 18

Barras de Saint-Laurent (comte de), (Arles 1719 - Arles 1792). Vice-amiral (1er janvier 1792).

19 La Motte-Piquet (comte de), (Rennes 1720 - Brest 1791).

20 Hector (comte d'), (Fontenay-le-Comte 1722 - Reading, près de Londres, 1808, en émigration). Vice-amiral

(1er janvier 1792). Il constitua le régiment dit régiment d'Hector, présent à Quiberon en 1795.

21 Vaudreuil l'aîné (marquis de), (Rochefort 1724 - Paris 1802). Député aux Etats-Généraux (1789) ; membre du

Comité de marine à la Constituante. Aux côtés du Roi à Versailles les 5 et б octobre 1789, comme

d'Estaing. Emigré (1791). De retour après le 18 brumaire. 22

Bougainville (Paris 1729 - Paris 1811). Chef d'escadre (1779) quoique roturier. Vice-amiral (1er janvier 1792).

Il démissionne en février 1792. Près du Roi le 20 juin 1792. Emprisonné sous la Terreur, libéré après

thermidor. 23

Albert de Rions (comte ď), (Avignon 1728 - Saint-Auban 1802). Contre-amiral (1er janvier 1792). Commande

en second la marine dans l'Armée des Princes (1792), sous d'Hector. Il passe à tort pour un contre-

révolutionnaire farouche. En 1802 cependant le Premier Consul loue "sa conduite politique pendant la

Révolution". 24

Vaudreuil le cadet (comte de), frère du marquis. Vice-amiral (1er janvier 1792).

25 Voir notre thèse d'Etat, Les officiers généraux de la marine royale (1715-1774), Paris X, 1987.

26 Moriès-Castellet, de Moriès, diocèse de Fréjus. Neveu des Glandevès-Castellet.

27 Beaussier de Châteauvert (comte de), (Toulon 1724 - Paris, 21 mai 1789).

28 Chabert de Cogolin (marquis de), (Toulon 1724 - Paris 1805). Vice-amiral (1

er janvier 1792). Emigré en

Angleterre. 29

Glandevès-Castellet (commandeur de), neveu des Glandevès-Castellet. 30

Raymondis ou Raimondis (chevalier de), parent de Raymondis d'Eoux. 31

Boades, apostillé "de Provence". 32

La Clue (de), neveu de La Clue-Sabran (1696-1764). Voir nos travaux sur les officiers provençaux in

Recherches régionales, Arch. dép. des Alpes maritimes, Nice, 1984, n° 1, et 1985, n° 1. 33

Monier du Castellet (marquis de), (Pignans 1732 - Aix 1811). Marié à la nièce de Suffren. 34

Marin (comte de), apostillé "de Provence". 35

Aymar (chevalier d'), d'Aix-en-Provence. Contre-amiral (1er janvier 1792).

36 Albert-Saint-Hippolyte (le chevalier d'), d'Aix-en-Provence.

37 Coriolis d'Espinouse (chevalier de), Aix-en-Provence. Pour les Provençaux, voir notre mémoire de maîtrise,

Les officiers de vaisseau provençaux à Toulon au XVIIIe siècle, Nice, 1973, couronné par l'Académie de

marine en 1975. 38

La Pérouse-Galaup (de), (château du Gô, Albi, 1741 - disparu en 1788). En 1789, il est le trente-huitième des

chefs d'escadre mentionnés sur les Etats de la marine. 39

Beaumont (vicomte de), (château de La Roque en Périgord 1753 - Toulouse 1805).

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d'Entrecasteaux41

et Kersaint42

. Servent en dessous d'eux 90 capitaines de vaisseaux, 97 majors de

vaisseau (grade créé en 1786) ; 577 lieutenants de vaisseau ; 431 sous-lieutenants de vaisseau (grade

créé en 1786 et largement ouvert aux roturiers) ; 194 élèves de 1re classe ; 116 de 2

e classe ; 51 de 3

e

classe. Au regard de ces noms et de ces chiffres, on peut faire une série de remarques :

- les officiers de vaisseau n'ont jamais été aussi nombreux qu'en 1789.

- ils n'ont jamais été aussi jeunes non plus : on compte 1008 lieutenants et sous-lieutenants

de vaisseau.

- mais les officiers âgés n'ont jamais été aussi nombreux eux aussi : on compte 59 officiers

généraux pour 1655 officiers, soit / officier général pour 28 officiers. (Il n'y en avait

qu'un pour 40 (11 pour 428 en 1676) sous Louis XIV).

A noter aussi que le corps n'est pas aussi homogène qu'on le croit. Existent dans le corps des

officiers contestés par leurs homologues, leurs chefs et leurs subordonnés. Et ces officiers - et cela n'a

jamais été dit - sont ceux qui vont être les soutiens de la Révolution : d'Estaing est un "intrus" ; c'est

un officier de terre entré dans la marine comme officier général ; le corps le déteste au point que les

gardes-marine de Brest refusaient de se rendre aux bals qu'il organisait dans ce port lorsqu'il y

commandait la marine ; gouverneur de Saint-Domingue, sa démagogie y a laissé la colonie en

effervescence ; il embrasse les idées révolutionnaires, devient commandant de la garde nationale à

Versailles en 1789, joue un rôle équivoque les 5 et 6 octobre. La Révolution le fait amiral (1792),

l'emprisonne43

, le libère. Il témoigne contre Marie- Antoinette au procès de la reine et finit guillotiné

(1794). Rohan-Montbazon est un vice-amiral disgracié par Louis XV. En 1766 il a laissé Saint-

Domingue dont il était gouverneur, plus qu'en ébullition. Depuis 23 ans (1766-1789), malgré ses

sollicitations, tous les ministres successifs lui ont refusé un commandement de navire ou un poste

colonial. Sous la Révolution, il ne cesse "de multiplier les preuves de son civisme". Il est guillotiné

(1794). Le duc d'Orléans, gendre de l'Amiral de Penthièvre, se voyait vice-amiral en 1788. Mais Louis

XVI lui a préféré Raymond d'Eoux. Le fils d'un pauvre lieutenant de vaisseau provençal est passé

devant le prince du sang. Orléans - pour d'autres raisons que celle-ci certes - devient Philippe-Egalité,

vote la mort du Roi. Il est guillotiné (1793). Kersaint est un personnage étonnant. En 1789 il est très

fier de son invention : une certaine coupe triangulaire pour les basses voiles des vaisseaux. Son projet

est partout repoussé. Le 16 décembre 1789 il démissionne de la marine. Il n'a que 47 ans ! C'est

l'officier de vaisseau qui s'engage le plus dans la Révolution. Il multiplie ses idées utopiques auprès de

la Constituante. (Il souhaite rétablir la presse, moins coûteuse que le système des classes !). La

Constituante le repousse. Il devient député suppléant à la Législative, membre du club des Jacobins,

député à la Convention, il vote la détention du Roi. Mais à la fin d'un terrible engrenage, le voile se

déchire. Il est comte, breton et catholique. La mort du Roi, c'est trop. Le 20 janvier 1793 il

démissionne de la Convention : "Si j'ai été réduit à être le collègue des panégyristes et des promoteurs

du 2 septembre (début des massacres de septembre), je veux défendre ma mémoire du reproche

d'avoir été leur complice... Demain, il ne sera plus temps". Kersaint finit guillotiné44

. Kerguelen qui

est un chaud partisan de la Révolution n'appartient plus à la marine depuis 1775. Il a été cassé de son

grade en 1775, rayé du corps de la marine, emprisonné par le Roi de 1775 à 1778 pour commerce

frauduleux à bord des vaisseaux du Roi et pour y avoir clandestinement embarqué sa maîtresse. La

Touche-Tréville qui est le premier officier de vaisseau noble des Etats-Généraux (et sans doute le seul)

à se réunir au tiers-état a eu lui aussi une carrière agitée : enseigne de vaisseau en 1768, il juge son

avancement trop lent ; il quitte la marine, devient mousquetaire, capitaine de cavalerie (1769). Et

lorsque le Roi accepte de le réintégrer dans la marine, c'est seulement comme capitaine de brûlot,

40

Flotte (comte de), (Saint-Pierre d'Argenson 1734 - Toulon, pendu devant l'arsenal, 10 septembre 1792).

Contre-amiral (1er juillet 1792).

41 Entrecasteaux (Bruny ď), contre-amiral (1

er janvier 1792). Il n'apprit jamais cette promotion, étant en mer, où

il mourut le 20 juillet 1793. 42

Kersaint (comte de Coëtnempren de), (Paris 1742 - Paris, guillotiné, 4 décembre 1793). 43

Enfermé à Sainte-Pélagie. 44

Sa démission fut jugée "impudente" par la Convention. Du Bouchage ayant émigré, il est candidat au poste de

ministre de la marine. Refus. Malgré l'insurrection parisienne du 31 mai 1793, il ne veut pas émigrer.

Arrêté à Ville d'Avray le 2 octobre 1793, enfermé à l'Abbaye, jugé devant le Tribunal révolutionnaire le 4

décembre 1793, condamné à mort, il est exécuté le même jour.

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grade plutôt accordé à des roturiers (1772). On s'aperçoit que tous ces officiers pro-révolutionnaires

ont tous des carrières qui les ont opposés soit au Roi (Kerguelen, le duc d'Orléans, La Touche-Tréville,

chancelier du duc d'Orléans à partir de 1787), soit au corps (ďEstaing, Kersaint, Rohan-Montbazon,

fait capitaine de vaisseau à 18 ans, eu égard à son nom)... Les Beaussier aussi font beaucoup parler

d'eux à l'époque révolutionnaire. Depuis 1666 ils portent le patronyme qui est le plus répandu dans la

marine royale. Sortis d'un maître d'équipage au temps de Louis XIV ils donnent trois chefs d'escadre

entre 1764 et 1789. La marine leur a procuré la noblesse en 1760 avec trois générations successives de

chevaliers de Saint-Louis. Fiers de leur réussite ils se mettent un peu au-devant de la scène : Beaussier

de Châteauvert, roturier jusqu'à l'âge de 36 ans, vient siéger aux Etats-Généraux comme député de la

noblesse de Normandie. Mais il meurt 16 jours après l'ouverture des Etats-Généraux. Son frère cadet,

Beaussier de Montauban capitaine de vaisseau en retraite (1779) et son cousin Louis-Emmanuel de

Beaussier sont deux des très rares capitaines de vaisseau guillotinés ; (ils le sont en 1794). Flotte est le

seul commandant de la marine exécuté dans un port dans l'exercice de ses fonctions : il est lanterné à

Toulon en 1792. Pourtant il était jacobin.

Il y a là quelque chose d'intéressant. On a l'impression d'une certaine logique : les officiers qui ont

voulu profiter de la Révolution ont pratiquement tous péri des mains de la Révolution. A noter aussi

que ces officiers partisans de la Révolution ne sont qu'une infime minorité et qu'un d'Estaing, un

Kersaint, un Flotte ne sont pas du tout représentatifs de l'ensemble du corps.

Notons aussitôt, en contre-partie et afin d'éviter toute polémique ou tout a priori partisan, que les

officiers de vaisseau franchement déclarés contre la Révolution sont une autre minorité. Nous avons

étudié l'affaire de Quiberon (1795) pour la présenter au Colloque international d'Histoire maritime

tenu à Portsmouth en 1988. Sur les 1655 officiers qui composent le corps en 1789, environ 120 sont à

Quiberon. 98 à 108 y trouvent la mort, soit au combat (un petit nombre) ; soit fusillés par les

Républicains de Hoche (une écrasante majorité). Il n'y a donc que 7 % du corps dans l'opération

contre-révolutionnaire de Quiberon, dont 50 % d'officiers bretons, ou encore 75 % d'officiers bretons

et vendéens. Quiberon n'est donc pas vraiment une affaire qui implique la marine en tant que telle.

C'est plutôt un phénomène qui s'inscrit dans celui des guerres de l'ouest de par la composition et

l'origine géographique des cadres débarqués.

A partir du moment où l'on commence à compter on s'aperçoit que des cas particuliers ont

généralement occulté l'aspect général de la question.

Si l'on compte les officiers favorables à la Révolution, on a le témoignage d'un contemporain,

Castries-Vagnas, officier de vaisseau, ancien combattant de la guerre d'Amérique qui écrit : "La

Marine... n'a pas compté 20 de ses membres qui aient donné dans la Révolution". Même si le chiffre

est un petit peu minimisé par Castries-Vagnas (émigré qui veut se donner bonne conscience) il est

assez représentatif de la réalité.

Si l'on compte les officiers de vaisseau présents aux Etats-Généraux on en totalise 15, dont 8 en

retraite ; 7 seulement sont des officiers d'activé ; 7 sur 1655, cela représente moins de 0,5 % du corps.

Ceci est une singulière limite à la représentativité du discours qu'ils ont pu tenir à cette époque, quelle

que soit la teneur de celui-ci. Il faut y ajouter 6 officiers d'activé élus comme suppléants, soit 13

officiers d'active sur 1655, arrondissons à 1 % notre liste étant peut-être incomplète.

Si l'on compare tous ces chiffres, 7 % à Quiberon, 1 % aux Etats-Généraux, 1 à 2 % favorables à

la Révolution, très certainement moins de 3 % victimes de la Révolution on s'aperçoit qu'au moins

80 % des officiers de vaisseau n'ont pas une attitude véritablement tranchée, pro-révolutionnaire ou

anti- révolutionnaire. Il faut donc voir ce que deviennent ces 80 % dont l'étude est plus intéressante

que celle d'un Kersaint (pro-révolutionnaire) ou d'un Deydier de Pierrefeu (anti- révolutionnaire).

*

* *

Pour comprendre le corps en 1789 et son attitude de 1789 à 1795 il faut pratiquement connaître

les individus cas par cas, leurs familles, leurs clans, leurs carrières, leurs soucis, financiers ou autres,

leurs réflexes individuels et leur psychologie collective, tâche délicate sans doute, mais possible.

En 1789 le corps est centenaire. Malgré les réformes de Choiseul, de Boynes, de Sartine et de

Castries, la marine conserve pour base essentielle la grande ordonnance de 1689. Administrativement,

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le corps est centenaire. Socialement aussi : l'exemple de d'Amblimont45

, chef d'escadre de Louis XVI,

fils d'un chef d'escadre de Louis XV46

, petit-fils d'un chef d'escadre de Louis XIV47

est fréquent. Une

majorité d'officiers porte des patronymes connus dans la marine depuis Colbert (Beaussier, Breugnon,

Roquefeuil, Castellane, Pontevès)... C'est une force. Ces officiers ont pour eux le savoir, l'expérience

familiale transmise par la tradition orale. Mais c'est aussi une faiblesse : la marine s'ouvre de plus en

plus aux sciences, aux mathématiques48

mais en même temps elle se replie socialement de plus en plus

sur elle-même. Géographiquement, elle se marginalise, elle se "littoralise" en se recrutant en Provence

(Grasse49

, Suffren, d'Entrecasteaux), en Bretagne (Guichen, LaMotte-Picquet, Kerguelen)50

, en

Vendée (Du Chaffault, La Roche-Saint-André, Guerry de Beauregard). La marine, née nationale sous

Colbert qui admet en son sein des Parisiens, des gens de cour, des Champenois, des provinciaux... a de

plus en plus tendance à s'auto-recruter et les consuls des ports, les bourgeoisies portuaires voient de

plus en plus dans la marine une exception sociale51

dont ces bourgeois se sentent sans doute de plus en

plus exclus alors que sous Louis XIV un consul de Toulon pouvait être père d'un officier général52

.

En 1789, le corps est compétent, efficace. Il vient de le prouver pendant la guerre d'Amérique. Il

est sans doute plus instruit qu'il n'a jamais été. Le corps fonctionne déjà à partir de critères

contemporains : l’enseignement maritime est développé, bien rôdé, de haut niveau. Les grades

s'obtiennent au mérite, à l’ancienneté La faveur de cour - souvent dénoncée - est loin d'y être

excessive. La vénalité des offices n'existe pas dans la marine. (Il n'y eut que deux tentatives dans le

corps de la plume, en 1650 sous Mazarin, et entre 1702 et 1716 sous Louis XIV). Les officiers sont

nommés par le Roi qui incarne la puissance étatique. Ils sont avancés de grade en grade par le Roi et

payés par lui, (assez bien d'ailleurs malgré les retards de paiement, 4 à 5 ans de solde due parfois !).

Existent dans le corps des pensions de retraite, des pensions de veuves, des pensions pour les enfants.

La marine est sans doute le premier corps moderne (au sens de contemporain) de l'Etat. Elle a une

avance scientifique, pédagogique, culturelle, administrative, technique et technologique (les arsenaux)

sur le reste de la nation. La marine de 1789 arrive à fort bien allier la tradition colbertienne avec

l'esprit des Lumières.

En effet le corps est éclairé Je ne le crois pas personnellement "éclairé" dans la guerre

d'indépendance américaine. Les officiers de vaisseau partis lutter aux côtés des Insurgents n'étaient pas

des volontaires. Officiers des vaisseaux du Roi, ils ont obéi au Roi, aux ordres, à la hiérarchie. La

France faisait la guerre. Officiers du Roi ils faisaient cette guerre. La guerre d'Amérique n'est pas pour

l'immense majorité d'entre-eux un engagement politique. Quelques citations d'anciens combattants de

la guerre d'Amérique doivent inciter à la réflexion. Castries-Vagnas (encore lui !) écrit : "On peut

regarder la Révolution d'Amérique comme la source de tous les maux qui ont pesé sur l'Europe depuis

plus de 30 ans et particulièrement sur la France"53

. Et More de Pontgibaut, ancien élève de l'Ecole

royale de marine du Havre, et aide de camp de La Fayette (!) écrit : "En 1789... le malheur sonnait

45

Amblimont (comte Renaît ď), (Rochefort 1736 - tué à la bataille du Cap Saint- Vincent en 1797, dans la

marine espagnole contre l'escadre anglaise de Jervis). Promu contre-amiral (1er janvier 1792), alors qu'il

avait déjà émigré en Espagne (novembre 1791). 46

Amblimont (second marquis Renart ď), (1690-1772). 47

Amblimont (premier marquis Renart d'), (1642-1700). 48

Michel Vergé-Franceschi, "Un enseignement éclairé au XVIIIe siècle : l'enseignement maritime dispensé aux

gardes (1689-1789)", in Revue historique, n° 559, juillet-septembre 1986. 49

Grasse (Comte de), né au Bar le 13 septembre 1722, mort à Paris le 11 janvier 1788. 50

Kerguelen (de), (Trémarec 1734 - Paris 1797). Entré dans la garde nationale de Quimper (1790), il demande sa

réintégration dans la marine aux représentants du peuple et au Comité de Salut Public. Cassé depuis 1775,

emprisonné au château de Saumur (1775-1778), il est réintégré comme capitaine de vaisseau en avril 1793,

promu contre-amiral (11 mai 1793), puis destitué comme noble (1793) par Jean Bon Saint-André. Arrêté en

août 1794, libéré en décembre, réintégré contre-amiral (1795), il est mis à la retraite en avril 1796. 51

Dans Marines et Révolution, Jean Meyer note à juste titre que le grand Corps des officiers de vaisseau du Roi

en 1789 "est une exception dans la structure sociale de l'Ancien Régime". 52

Michel Vergé-Franceschi, "M. de Martini d'Orves (1674-1751)", in Bulletin semestriel de la fédération

historique et archéologique du Comtat-Venaissin, juillet 1984. 53

Michel Vergé-Franceschi, Les élèves de l'Ecole royale de marine du Havre, thèse de 3e cycle, Ecole des

Hautes Etudes en Sciences sociales, Paris, 1980.

Page 7: Marine et Révolution, les officiers de 1789 et leur devenir communes/Montaigu/Marine_et... · 8 Rohan-Montbazon (prince de), (Paris 1731 - Paris, guillotiné, 1794). Arrêté le

- 7 -

pour tous"54

. Une marine rentrée d'Amérique avec des idées démocratiques est sans doute une idée

fausse, un cliché tenace. Le 25 octobre 1789, Mirabeau, le tribun du peuple, écrit à son oncle, le

capitaine de vaisseau de Mirabeau : "J'ai toujours pensé comme vous, mon cher oncle, et maintenant

beaucoup plus que jamais, que la royauté est la seule ancre de salut qui puisse nous préserver du

naufrage".

L'attachement au Roi est attesté dans l'immense majorité des correspondances dépouillées. Cet

attachement n'est pas incompatible avec les idées "nouvelles". L'officier de vaisseau a appris l'anglais

aux gardes-marine depuis 1752/1756 ; il connaît les institutions anglaises, semble apprécier une

monarchie plus libérale, constitutionnelle. Il lit les philosophes55

. Il a beaucoup lu, beaucoup vu,

beaucoup voyagé (donc beaucoup comparé), beaucoup appris. Plusieurs officiers sont connus pour

leurs propres travaux. Quelques-uns ont siégé à l'Académie française, à l'Académie de Marine et

l'Académie des Sciences a reçu entre sa fondation et 1815 une cinquantaine d'hommes en rapport avec

la mer : Berthoud, Bezout, Cochon-Dupuy, Monge56

; don plusieurs officiers de vaisseau, notamment

Borda57

, capitaine de vaisseau qui établit le système métrique pour la Constituante, Bougainville,

Chabert-Cogolin, Groignard (1727-1799), ingénieur général de la marine. En 1787-1789 les officiers

de vaisseau qui publient des ouvrages se multiplient : Truguet58

, Grenier59

, d'Amblimont, Burgues de

Missiessy60

.

Ouvert sur le monde, l'officier de vaisseau va le demeurer au début et pendant la Révolution.

Dupetit-Thouars obtient de l'argent de Louis XVI pour aller rechercher La Pérouse, et l'Assemblée

nationale lui vote un crédit de 10 000 livres61

. A l'époque de la Terreur, d'Entrecasteaux - en 1793 -

meurt en mer.

Tous les témoignages s'accordent pour accréditer la thèse d'un corps éclairé, pétri de l'esprit des

Lumières, cultivé. En 1790, le ministre La Luzerne fait l'éloge de ce corps62

. Et dans ce contexte le

corps n'est pas hostile aux idées de 1789. D'Albert de Rions, commandant la marine à Toulon en 1789,

avoue son "respect pour les décrets de l'Assemblée nationale qui établissent les Droits de l'Homme et

54

Ibidem. 55

Michel Vergé-Franceschi, "La bibliothèque d'un capitaine de vaisseau en 1789 : celle du bailli de Mirabeau

(1717-1794)", in Chronique d'histoire maritime, n° 18, 2e semestre 1988.

56 Monge (Beaune 1746 - Paris 1818). Inspecteur des gardes-marine (1783), auteur d'un traité de statique à

l'usage des collèges de marine (1788), il adopta la Révolution avec enthousiasme et devint ministre de la

marine. 57

Borda (chevalier de), (Dax 1733 - Paris 1799). 58

Truguet (Toulon 1752 - Paris 1839), l'un des plus beaux exemples de promotion sociale offerte par la marine

d'Ancien Régime. Petit-fils de maître-calfat de Toulon, il a un père officier marinier, fait capitaine de

vaisseau en 1756, anobli la même année en récompense de la victoire de Port-Mahon (20 mai 1756), et lui-

même devint capitaine de vaisseau (1er janvier 1792), contre-amiral (1

er juillet 1792). Destitué comme noble

en 1793, sa mère, 80 ans, traduite devant le Tribunal révolutionnaire de Toulon, pour avoir caché des

prêtres réfractaires, il sait celle-ci libérée et sortie du Tribunal, par les ouvriers de l'arsenal, et lui-même est

libéré par le 9 thermidor. Réintégré dans la marine (avril 1795), vice-amiral (mai 1795), il en devint

ministre (novembre 1795 - juillet 1797). Il s'efforça de réintégrer au service d'anciens officiers de 1789, lors

de son passage au ministère. 59

59 Grenier (vicomte Du Giron de), (Saint-Pierre de la Martinique 1736 - Paris 1803). Retiré de la marine en

avril 1789. 60

Missiessy (Burgues de), (Toulon 1756 - Toulon 1837). Lieutenant de vaisseau (1781), capitaine de vaisseau

(1er janvier 1792), contre-amiral (1

er janvier 1793), il fut emprisonné à Toulon, comme noble, au Fort

Lamalgue par les Jacobins, dans la nuit du 19 au 20 mai 1793, avec 72 notables, dont 25 capitaines de

vaisseau et 25 autres officiers, militaires et "entretenus", (c'est-à-dire personnes rémunérées par le Roi ou

l'Etat). Comme Truguet, Missiessy incarne une certaine continuité dans la marine, avant et après la

Révolution. Émigré en Italie (1793), il rentre en France (1795) et sert dans la marine jusqu'en 1832. Voir

pour ces carrières pré et post révolutionnaires le Dictionnaire des marins français d'Etienne Taillemite,

Paris, 1982, dont l'une des meilleures qualités - parmi d'autres - est justement d'insister sur la pérennité de

plusieurs de ces carrières d'avant et après 1789. 61

Dupetit-Thouars (1760, près de Saumur - tué à Abouldr, 1er août 1798).

62 Etienne Taillemite, L'histoire ignorée de la marine française, Paris, 1988.

Page 8: Marine et Révolution, les officiers de 1789 et leur devenir communes/Montaigu/Marine_et... · 8 Rohan-Montbazon (prince de), (Paris 1731 - Paris, guillotiné, 1794). Arrêté le

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la liberté du Citoyen"63

. Et le vocabulaire nouveau ne choque pas l'officier de vaisseau. Déjà en 1770

le chef d'escadre Froger de l'Eguille, commandant la marine à Rochefort, se félicitait d'être un père-

citoyen parce qu'il apprenait lui-même les mathématiques à ses fils. En 1782/83 Truguet servait sur le

vaisseau le Citoyen, en 1786, d'Albert de Rions, sur le Patriote64. En 1794 un officier aussi vieux que

Du Chaffault, 87 ans, écrit : "J'ai servi ma patrie pendant 69 ans"65

.

Les notions de Liberté, Egalité, Fraternité n'entraînent peut-être pas un enthousiasme délirant,

mais il y a une grande solidarité de tous les hommes de mer qui savent qu'à la mer c'est Dieu qui

impose égalité et humilité aux hommes66

tous égaux face aux vents, aux courants, aux tempêtes, aux

naufrages. Lorsque le bâtiment sombre - le Sans Pareil en 1679 - le gentilhomme (Tourville, 37 ans)

et le roturier (trois pauvres matelots) unissent leurs efforts en ramant sur le même esquif, partageant la

même rage de vivre et de survivre67

. La société maritime est sans doute ce qui fait le plus penser à la

fable de La Fontaine : Les membres et l'estomac. Egalité devant Dieu. Egalité devant la mort.

Fraternité entre les hommes sont des principes connus du marin.

*

* *

Peu nombreux par rapport au reste de la société (1655 hommes sur 25 à 30 millions d’habitants) ;

instruit, cultivé, policé, ouvert aux idées nouvelles, attaché au Roi, catholique tel se présente l'officier

de vaisseau de 1789. Le corps compte ou a compté dans son sein, en un siècle de tradition maritime

aussi bien l'oncle de Mirabeau68

que le duc d'Orléans ; des officiers français que des officiers

naturalisés français69

, d'origine étrangère, des roturiers que des fils de duc, des anoblis que des

descendants d'anoblis louis-quatorziens, comme La Touche-Tréville70

. Dans la plupart des cas il s'est

toujours agi de gens compétents. C'est alors que survient l'année 1789.

II - TOULON, LES OFFICIERS DE VAISSEAU

ET LES OUVRIERS DE L'ARSENAL EN 1789

Si l'on en croit Chateaubriand, le corps de la marine à partir de 1789 est soit en émigration, soit

sur l'échafaud. Dans les Mémoires d'Outre-Tombe on lit : "Ce corps de la marine, si méritant, si

illustre, ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des Du Couëdic, des d'Estaing, échappés

aux coups de l'ennemi, devaient tomber sous ceux des Français". A Quiberon cependant ces officiers

sont peu nombreux71

. Sur l'échafaud, ils le sont encore moins72

. C'est donc dans les ports que nous

63

Albert de Rions (comte ď), Mémoire historique et justificatif sur l'affaire de Toulon, 1790. (Bibliothèque

municipale du Havre). 64

Pour les vaisseaux à l'époque révolutionnaire, voir les différents travaux que mène actuellement Martine

Acerra sur la flotte de guerre. 65

Voir notre thèse de 3e cycle.

66 Michel Vergé-Franceschi, "La société maritime des XVII

e et XVIII

e siècles à travers les archives de la

Marine", in Revue historique des Armées, n° 171, 1988. 67

Michel Vergé-Franceschi, "Les officiers généraux de la marine royale, leur évolution de 1669 à 1774", in

Revue historique, n° 564, octobre-décembre 1987. Et, "Les officiers généraux de la marine royale en 1715",

in Revue historique, n° 553, janvier-mars 1985. 68

Mirabeau (bailli de), (Pertuis 1717 - Malte, en émigration, 1794). Capitaine de vaisseau (1752) ; retiré du

service (1764). 69

Voir notre étude sur "M. de Mac Némara, vice-amiral rochefortais, et les officiers étrangers dans la marine

royale", in Publications du Centre d'Etudes et de Recherches sur les Migrations atlantiques,

Rochefort/Jonzac/Québec, 1988. 70

La Touche-Tréville (comte Le Vassor de), (Rochefort 1745 - Toulon, à bord du Bucentaure, 1804). Contre-

amiral (1er janvier 1793) ; emprisonné comme suspect (sept. 1793) ; destitué comme noble (3 octobre 1793)

; libéré par le 9 thermidor. Réintégré (1795), vice-amiral (1803). 71

Voir notre étude : "La marine à Quiberon en 1795", in Actes du colloque international d'Histoire maritime,

Portsmouth, 1988, à paraître (S.H.M. Vincennes). 72

Outre d'Estaing, Rohan-Montbazon, le duc d'Orléans, citons le comte de Grimouard (1743 - 7 février 1794),

contre-amiral (1er janvier 1792), vice-amiral (1

er janvier 1793), démissionnaire après la mort du Roi et

réhabilité dès mars 1795 par la Société populaire de Rochefort. Ou encore le capitaine de vaisseau de

Page 9: Marine et Révolution, les officiers de 1789 et leur devenir communes/Montaigu/Marine_et... · 8 Rohan-Montbazon (prince de), (Paris 1731 - Paris, guillotiné, 1794). Arrêté le

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sommes allés les chercher puisqu'ils y sont jusqu'en 1792, date où l'émigration deviendra massive. Et

en 1789, c'est à Toulon que nous sommes allés à leur rencontre puisque c'est de Toulon que parlent le

Moniteur de décembre 1789, Robespierre et l'Assemblée nationale, pendant six semaines, du

7 décembre 1789 à mi-janvier 179073

.

A Toulon la situation ne cesse de se dégrader de mars à décembre 1789. Cette dégradation passe

par des phases successives : émeutes en mars 1789, calme relatif en avril avec une tension très vive

mi-avril ; calme à nouveau pendant l'été, puis climat insurrectionnel en novembre-décembre avec,

pour la première fois depuis les débuts de la marine, remise en cause de l'autorité maritime,

séquestration des personnels ; d'où un émoi considérable, à Toulon certes, mais aussi à Rochefort, à

Brest, à la Constituante. Voyons les faits.

Toulon : l'émeute du 23 mars 1789

Le 23 mars 89, à 5 heures de l'après-midi, M. de Coincy, 80 ans, gouverneur de Toulon depuis 30

ans envoie chercher d'Albert de Rions, 61 ans, commandant de la marine à Toulon depuis 1785.

Toulon est entouré de portes et de murailles. Rions, qui était chez des amis, hors les murs, arrive à

Toulon. Les portes sont fermées. (Elles ne ferment qu'à 8 heures du soir en temps normal). Coincy a

donné ordre de le laisser entrer. Et ce qu'il voit en arrivant est apocalyptique. On bat la générale.

L'Hôtel de Ville est envahi. Les rédacteurs des cahiers de doléances du Tiers-Etat ont été bousculés

l'après-midi par les femmes des ouvriers de l'arsenal, accompagnées de quelques hommes. Lantier de

Villeblanche, ancien consul, rédacteur des cahiers de doléances a dû fuir par les toits de l'Hôtel de

Ville ; Beaudin, secrétaire de l'Hôtel de Ville, chargé des "revenus" de la ville, aussi. Le capitaine de

vaisseau Gautier, directeur des constructions à l'arsenal, chevalier de Saint- Louis a esquivé de justesse

un coup de sabre. L'évêché est mis à sac. Les cuisines de Mgr

de Castellane7474

, absent, ont été pillées,

et son carrosse a été jeté à la mer. La maison Beaudin a été mise à sac (balcons et fers forgés des

fenêtres arrachés, meubles volés). Le rez-de-chaussée de la maison de Villeblanche est en cours de

pillage.

Le corps de la marine n'est absolument pas visé dans cette émeute. Si Gautier a failli être blessé,

Rions est accueilli à l'Hôtel de Ville sous les cris : "Vive le Roi ! Vive d'Albert". La maison Beaudin, a

deux étages, l'appartement du second est laissé intact. C'est celui du lieutenant de vaisseau de

Montigny (Mme

de Montigny est "morte d'effroi" derrière sa porte. Son mari est à l'arsenal. Elle est

seule).

L'émeute est, en fait, frumentaire. Le pain est à 5 sols. Les femmes des ouvriers de l'arsenal n'ont

pas d'argent. Les salaires de leurs maris sont pour l'instant impayés. (Ceux des officiers aussi. Ils

mangent souvent à crédit dans les auberges et chez les "limonadiers" du port). L'émeute est aussi anti-

fiscale (dirigée contre un impôt, le piquet7575

, que Rions trouve "odieux" et "inique"). Elle est anti-

municipale. (Rions trouve d'ailleurs les consuls "gens médiocres", l'administration de l'Hôtel de Ville

"très vicieuse"... "odieuse" et les bureaux de la municipalité "despotiques").

Lors de ce premier "choc" toulonnais il n'y a aucune opposition entre le peuple et la Marine et il

est même intéressant de constater que les sentiments du peuple sont – en secret - partagés par Rions.

Basterot de La Barrière (exécuté à Toulon le 28 mai 1793), les capitaines de vaisseau Gravier l'aîné,

Emmanuel de Beaussier, Pierre-André de Beaussier-Montauban (fin 1793 - début 94), lors de la reprise de

Toulon par les Républicains ; le chef d'escadre "ad honores" Deydier de Pierrefeu, à Toulon, fusillé dans

les mêmes circonstances. Certains sont exécutés pour trahison envers la patrie : Deydier de Pierrefeu

(Toulon 1740 – Toulon 1794) a introduit dans la nuit du 27 au 28 août 1793, 1500 Anglais de l'escadre de

Hood, au port de Toulon. D'autres sont victimes de vieilles rancœurs : Louis-Emmanuel Beaussier

(Dunkerque 1713 - Toulon, 18 ventôse an II), 81 ans, est porté à l'échafaud sur une civière d'après la

légende toulonnaise. 73

Pour les émeutes toulonnaises, voir nos anciens travaux : "L'officier de vaisseau et la Révolution à Toulon", in

Recherches régionales, Nice, 1974. "Les aristocrates gardes de la marine et officiers de vaisseau à Toulon

au XVIIIe siècle", in Cahiers de la Méditerranée moderne et contemporaine, Nice, 1975. "Origines sociales

et recrutement des officiers de marine provençaux à Toulon (1756-1789)", in Bulletin d'Histoire

économique et sociale de la Révolution française, Paris, 1974. 74

Elléon de Castellane, évêque de Toulon. 75

Impôt sur la farine.

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Mais Toulon, comme Brest ou Rochefort, est ce que Jean Meyer appelle une "ville-arsenal". Et la

marine est obligatoirement impliquée dans l'émeute parce qu'elle représente à la fois l'emploi, le

salaire, le maintien de l'ordre, l'autorité exécutive. En entendant crier leurs femmes en ville, les

ouvriers, à l'intérieur de l'arsenal, demandent à sortir. Du Castellet, chef d'escadre, directeur de

l'arsenal, premier des collaborateurs de Rions fait mettre sous les armes 6 compagnies de canonniers-

matelots et attend. A 8 heures du soir les femmes hurlent à la porte de l'arsenal pour qu'on laisse sortir

leurs maris. Coincy accepte. Rions fait ouvrir les portes. Dans la soirée la foule finit de vider la maison

Beaudin, mais à la vue des troupes, de Rions, de Coincy qui, octogénaire, retarde la marche, les

émeutiers rentrent chez eux. Pour la nuit, les postes de garde sont doublés.

Bilan de la journée : Rions a fait emprisonner une femme qui l’а injurié et deux ouvriers qui

incitaient les autres à la révolte, à l'intérieur de l'arsenal.

Conséquences du 23 mars 1989

Elles sont assez limitées mais permettent de constater une chose importante. Ce qui va mettre

certains officiers de vaisseau en conflit avec la Révolution ce ne sont pas leurs idées mais les

événements ; ce ne sont pas leurs qualités personnelles (appartenance à la noblesse, statut d'officier des

vaisseaux du Roi), mais leurs responsabilités professionnelles au niveau des arsenaux. L'officier de

vaisseau qui n'incarne pas le pouvoir n'est pas inquiété, qu'il soit jeune ou vieux. Les officiers âgés

sont spectateurs de la Révolution et meurent chez eux dans leurs lits : Guichen en 1790 à Morlaix ; La

Motte-Picquet en 1791 à Brest ; Barras en 1792 à Arles. Les jeunes obéissent aux ordres de Rions à

Toulon, du comte d'Hector à Brest, de Vaudreuil à Rochefort. Eux aussi sont respectés dans leur vie et

dans leurs biens parfois (appartement de Montigny).

En revanche les officiers qui détiennent l'autorité - les commandants des ports - (Rions, d'Hector),

- les directeurs des arsenaux - (Du Castellet), - les directeurs particuliers des détails des arsenaux -

(Gautier), les majors généraux de la marine (le comte de Roux de Bonneval à Toulon) vont devenir

peu à peu la cible des émeutiers car ils continuent de faire fonctionner les services (du moins ils

essayent), pendant toutes les années qui suivent 1789, et surtout en 1790 et 1791. La situation change

fin 1792.

A Toulon, le 24 mars 89, l'émeute recommence. La cloche appelle les ouvriers au travail à

l'arsenal. Certains y entrent. Les "gens sages" dit Rions. D'autres refusent. On bat la générale. L'Hôtel

de Ville fait baisser le prix du pain de 5 à 3 sols, de 3 à 2,5, puis à 2. Rions et Coincy qui avaient

rassemblé des troupes le matin sur le Champ de Bataille les renvoient dans les casernes. La

municipalité, le vieux gouverneur et le commandant "ménagent le peuple". Rions prend les mesures

qui s'imposent : il envoie une garde au Trésor de la Marine ; une autre à la Caisse des Invalides ; et 50

hommes à la Boulangerie de la Marine qui est hors la ville.

le Printemps 1789

Du 24 mars au 15 avril 1789, Toulon est tranquille. Le 25 mars, des bourgeois craignant de

nouveaux pillages apportent de l'argent à Rions et à Possel trésorier de la marine. Le 25 au matin, avec

les 60 000 livres apportées par l'imprimeur toulonnais Mallard, Possel donne un mois de salaire aux

ouvriers. Le comte de Caraman propose de faire donner le collier de Saint-Michel à Mallard, généreux

citoyen. Pas du tout répond Rions qui s'y oppose. Mallard craignait d'être pillé. Maintenant il ne craint

plus rien. En cas d'émeute la marine devra lui rembourser les 60 000 livres prêtées, lorsque le calme

sera revenu. Pour Mallard la marine est une banque de dépôt, et Rions le qualifie de spéculateur avisé.

Mallard qui espérait le Collier est fort dépité. Le 25 également, Rions licencie de l'arsenal les deux

fortes têtes emprisonnées le 23. C'est ainsi que Rions draîne peu à peu contre l'autorité qu'il représente

tout un réseau d'inimitiés.

Jusqu'au 1er avril la correspondance de Rions que nous avons entièrement dépouillée de mars à

décembre 1789 témoigne de son inquiétude. Le château des Forbin à Solliès est pillé (24 mars). La

Seyne s'agite (25 mars). La "misère... (est) extrême" (26 mars), le peuple craintif. (Les voleurs jettent

de nuit dans les rues les "effets volés" chez Beaudin et Villebanche). Puis le peuple est mécontent. (Le

pain remonte à 2 sols et demi). Mais ce prix est trop bas par rapport à celui du froment. Devant ce prix

"cassé", les approvisionnements en blé deviennent difficiles. Les pauvres des environs, attirés par le

prix du pain, se multiplient à Toulon. Cinq ou six communautés voisines se révoltent contre leurs

municipalités.

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Rions est inquiet. Pour lui la population toulonnaise comprend la "populace"7676

, les émeutiers,

soit 300 à 400 "coquins" ; puis la partie "saine" de la population, soit les ouvriers de l'arsenal "gens qui

n'ont que leur travail pour vivre", qui sortent d'un "hiver rigoureux et long" (les oliviers ont gelé en

1788 comme en 1709) et qui subissent "la cherté des denrées" ; et enfin les profiteurs, bourgeois

spéculateurs mais aussi "seigneurs de fief" auxquels il reproche "l'opiniâtreté". Il aurait pour sa part

souhaité une "renonciation des ordres privilégiés aux exemptions pécuniaires". Cela n'a pas été fait,

d'où la "fermentation" des esprits.

Les lettres de Rions sont un modèle d'humanisme. Et il est extraordinaire de voir que ses

revendications personnelles, adressées au ministre de la marine, La Luzerne, sont en fait les

revendications du Tiers-Etat maritime de Toulon. Il veut que les ouvriers soient "incessamment et

exactement payés de leur travail, ainsi que les marins de leurs désarmements". Il veut avoir "les

moyens de donner du travail aux ouvriers... à ceux surtout qui ont femmes et enfants". Il ajoute : "Les

mettre hors de l'arsenal dans ce moment-ci, ce serait les condamner à mourir de froid... au désespoir".

Il comprend "l'embarras" de La Luzerne "relativement aux fonds" et envisage de n'ouvrir l'arsenal que

4 jours par semaine, pour économiser les salaires s'il ne peut vraiment pas faire autrement.

Tout le printemps Rions est assis sur une poudrière prête à sauter. Cependant il fait face avec

beaucoup de dignité et de cran. Le 14 avril, à la Seyne, marins et paysans se soulèvent contre le piquet.

La municipalité de la Seyne fait 38 prisonniers parmi les révoltés. Les Seynois menacent de forcer les

prisons. La ville demande à Toulon d'accueillir ces 38 prisonniers à la Grosse Tour ! Rions doit aller

les chercher. Il reçoit des menaces de mort, des lettres anonymes adressées à l'évêque chargé de les lui

porter. Le 15 avril, à 1 heure 30 de l'après-midi, Rions, en personne, sur le quai de la Seyne, charge les

38 prisonniers, liés 2 à 2, sur une chaloupe sans rames ni gouvernail. Avec deux chaloupes d'escorte et

deux chaloupes qui tractent celle des prisonniers, il les débarque à Toulon, et les conduit du quai à la

prison "entre deux cordons de troupes", "à la vue du peuple". "Personne n'osa remuer".

Ce qui devient alors l'obsession de Rions c'est la fidélité des troupes. Il tremble pour la sécurité de

l'arsenal. Jusqu'à quand les canonniers-matelots obéiront-ils ?

Juillet-octobre 1789

Après un printemps relativement calme la situation se complique. Le gouverneur, Coincy, 80 ans,

vieux et malade, quitte Toulon en juillet. Le comte de Bethisy, incapable et maladroit lui succède. Ami

des Polignac il ne cesse d'indisposer maladroitement le peuple : il interdit les sérénades de nuit ! Il

veut laisser les portes de la ville ouvertes jusqu'à 10 heures du soir, au lieu de 8. La foule craint

l'arrivée nocturne de troupes fantômes, et c'est ainsi que l'on fait naître la peur du fameux "complot

aristocratique". La nuit il fait faire des exercices d'alerte aux troupes. Les Toulonnais effrayés voient

des rassemblements d’hommes, des canons conduits sur les pavés, en pleine nuit, sur leurs affûts et

"avec tout l'appareil de la guerre". Après avoir bien excité les esprits, Bethisy (qui portait bien son

nom aurait-dit un Saint-Simon), se démet de son gouvernement en août. Le maréchal de camp,

marquis du Luc, le remplace, mais il se démet en octobre.

Trois gouverneurs en quatre mois. Rions, lui, est toujours là avec ses officiers. Le gouvernement

provisoire est donné au consul Roubaud, "par intérim", avec le commandement de la garnison, le titre

et les prérogatives de lieutenant de Roi.

A cette carence du pouvoir militaire s'ajoutent la peur du complot aristocratique et l’échauffement

des esprits lié à la grande peur qui enflamme les châteaux provençaux (château des Colbert-Turgis, au

Cannet-des-Maures ; des Mirabeau sur la Durance ; des Grasse au Bar etc.).

Craignant la désobéissance des troupes de la marine ; étant le dernier militaire représentant le

pouvoir exécutif sur place (Roubaud n'est pas soldat), Rions s'associe au vœu de la municipalité qui

veut créer une milice nationale, avec colonel, majors, capitaines et volontaires. Elle est créée le 23

août par délibération du Conseil municipal et alors là, la situation devient insoutenable pour la marine.

76

Malouet, roturier, intendant de la marine à Toulon, divise aussi le peuple en "populace" et "peuple sain". Il

dénonce "la lie de la nation". Le président de l'Assemblée nationale, Fréteau, le rappelle à l'ordre. "M. le

président, déclare Malouet, m'a dit que j'offensais les principes de l'Assemblée par cette expression. On m'a

crié qu'il n'y avait point de lie dans la nation. Que tout est égal. J'ose espérer que ces Messieurs se

trompent", conclut l'intendant.

Page 12: Marine et Révolution, les officiers de 1789 et leur devenir communes/Montaigu/Marine_et... · 8 Rohan-Montbazon (prince de), (Paris 1731 - Paris, guillotiné, 1794). Arrêté le

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La milice porte la cocarde nationale. Rions veut bien que la marine la porte, mais pas avant que

les troupes de l'armée de terre l'aient elles-mêmes portée. Or lorsque l'armée de terre prend la cocarde,

il n'en est pas informé aussitôt. Les officiers de vaisseau qui se trouvent les seuls sans cocarde tricolore

sont alors insultés dans les rues. Au début, les ouvriers de l'arsenal, sur interdiction de Rions ne portent

pas la cocarde. Puis sous différentes pressions, notamment des consuls, qui la légalisent, il accepte que

les ouvriers portent la cocarde tricolore. Mais des ouvriers confondent la cocarde et le "pouf", sorte

d'aigrette, signe distinctif du "militaire" que les ouvriers ne peuvent porter. Cette affaire de la cocarde

grandit jusqu'en novembre où elle prend des proportions extraordinaires.

Du climat insurrectionnel (novembre 89) à l’émeute du 1er

décembre 1789,

la première contre des officiers de vaisseau

Du 13 novembre 1789 au 1er décembre, Rions devient le prisonnier d’une situation qui se dégrade

de jour en jour. Le 13 novembre, M. d'Ouville, officier au régiment de Dauphiné sort de Toulon par la

porte neuve (porte d'Italie). Il va à la chasse ; sur son chapeau, une cocarde noire avec, au centre, une

toute petite cocarde tricolore. Il est insulté par les volontaires de la milice nationale. Les bas-officiers

des régiments de Dauphiné et de Barrois, les bas-officiers des canonniers-matelots protestent par écrit

contre l'insulte. 28 bas-officiers se rétracteront plus tard et diront n'avoir protesté que sous la menace

de leur major... Mais pour l'instant les troupes régulières de terre et de mer semblent faire corps contre

les volontaires de la milice nationale. Rions soutient les bas-officiers des différents régiments

(ignorant encore que tous n'étaient pas volontaires pour signer leur démarche). La municipalité, donc

Roubaud le consul (qui est en même temps gouverneur intérimaire, ce qui complique la situation)...

soutient évidemment les volontaires de la milice. Pendant six jours (du 13 au 19 novembre) Rions est

sans cesse interrompu dans son travail à l'arsenal par Roubaud, par des officiers et par des volontaires

de la milice qui veulent lui faire désapprouver la déclaration des bas-officiers. Après d'interminables

discussions entre Rions et la milice d'une part, entre le major général de la marine (le comte de

Bonneval) et les bas-officiers d'autre part, Rions fait savoir à l'Hôtel de Ville que les bas-officiers des

troupes régulières retirent le placet qui offensait la milice.

Il est trop tard. Le 20 novembre trois Toulonnais partent pour Paris, députés par les volontaires de

la milice. Ils vont se plaindre à la Constituante de "propos offensants" de Rions. Il aurait qualifié les

volontaires de "derniers des hommes". Pour le consul, ce sont des "citoyens estimables". Qui sont ces

trois députés à l'Assemblée nationale : le fils Mallard (fils de l'imprimeur qui regrette le cordon de

Saint-Michel. Rions "s'est refusé de lui procurer cette grâce"), Jourdan (dont le père, fournisseur de

l'arsenal, a eu des démêlés avec Rions, et dont le beau-père, capitaine de port à Toulon a été déplacé de

Toulon par Castries, sur rapport défavorable de Rions) ; et Rémond (major en second de la milice qui

a insulté M. d'Ouville le 13).

Sur cette affaire des députés à la Constituante s'en greffe aussitôt une autre. D'après les

ordonnances les ouvriers de l'arsenal n'ont pas le droit d'être volontaires dans les compagnies de la

milice nationale, qui compte 50 hommes. Or ces compagnies - notamment celle de Mallard - ont

débauché des ouvriers de l'arsenal et ont porté, grâce à eux, leurs effectifs à 160/180 hommes. Le

comte de Caraman, gouverneur de Provence, multiplie les lettres à la municipalité : il faut faire "cesser

les enrôlements des ouvriers de l'arsenal dans la garde nationale" (23 novembre). "Il ne faut point

détourner les ouvriers de l'arsenal des travaux du port" (24 novembre). "Il importe de laisser à leur

travail les ouvriers du port" (25 novembre). "Le service public exige que les ouvriers de l'arsenal

soient dispensés de la milice nationale" (28 novembre). Rions et les officiers chargés des détails de

l'arsenal recensent alors les ouvriers classés enrôlés dans la milice et le 30 novembre il en renvoie

deux. Caraman lui a donné l'ordre de "congédier de l'arsenal tous les ouvriers classés qui, au mépris

des Ordonnances" ont été reçus dans les compagnies de la milice nationale.

Et le 1er décembre c'est l'émeute

77. Elle couvait depuis le 13 novembre. Depuis cette date l'hôtel

du commandant - beau bâtiment neuf achevé en 1788, qui excite les jalousies - s'est vu

quotidiennement entouré de manifestants. Un soir, Rions a même envisagé de faire coucher sa femme

et sa fille unique dans l'arsenal, mais à 10 heures du soir il a dû les faire sortir de l'arsenal sous la

pression de la foule qui voulait que la famille Rions continue à résider à l'hôtel.

77

Georges Duruy, "La Révolution à Toulon", in Revue des Deux mondes, 1892. "La sédition du 1er

décembre

1789", in Revue des Deux mondes, 1893.

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L'émeute a pour cause directe le renvoi des deux ouvriers de l'arsenal, Gausse (frère d'un maître

d'équipage, devenu sous-lieutenant de vaisseau, protégé de Rions) et Ganivet (premier maître de

manœuvre que Rions envisage déjà de reprendre à l'arsenal car il a écouté sa sanction de licenciement

avec "l'air du repentir").

L'émeute commence par le refus des ouvriers d'entrer travailler à l'arsenal. (Il est intéressant de

voir que l'on est passé de la jacquerie frumentaire en mars, à la grève ouvrière en décembre. Le

lieutenant de vaisseau de Rochemore-la-Devèze, lieutenant compétent et neveu de Mme

de Rions, met

sur pied deux détachements de 50 canonniers-matelots chacun. Roubaud avec la milice nationale vient

à l'arsenal demander audience à Rions. Ne voulant pas les faire entrer dans l'arsenal, il les amène chez

lui, à l'hôtel du commandant. Sur la place, la foule est prête à l'attaquer. Le lieutenant de vaisseau de

Martignan va chercher aux casernes les 100 canonniers-matelots de La Devèze. L'hôtel du

commandant est en partie envahi. Le major de vaisseau de Saint-Julien a son épée, sa canne-lance, son

chapeau arrachés. Le major de vaisseau Rafélis de Brovès est blessé à la cheville. Le chef de division

comte de Roux de Bonneval, major général de la marine, est blessé d'un coup de sabre à la tête et à la

main. La foule réclame le commandeur de Villages, affilié à l'ordre de Malte (fort riche en Provence,

ce qui suscite jalousies et convoitises). Bref l'hôtel du commandant croule sous les injures et les jets de

pierres qui cassent toutes les vitres.

Le 1er décembre au soir, Roubaud et la milice nationale enferment au Palais de justice de Toulon,

d'abord dans un cachot, puis dans de petits cabinets, Rions, Villages, Brovès, Saint- Julien et Du

Castellet, le directeur de l'arsenal. Ils vont y rester 15 jours.

A ce stade, il faut essayer de comprendre pourquoi il y a eu "dérapage" de l'émeute.

Paris, la Constituante et "l'affaire de la marine" (7 décembre 1789-18 janvier 1790)

Le "pourquoi" est très difficile à cerner. On dispose en effet de deux versions contradictoires de la

"journée". Pour la marine, les armes des canonniers-matelots n'étaient pas chargées. Pour la

municipalité les 100 canonniers-matelots avaient 6 cartouches à balle chacun. Pour la municipalité

Brovès a donné un ordre aux canonniers-matelots : "Chargez vos armes, portez vos armes, feu". Pour

la marine cet ordre qu'elle estime elle-même "sanguinaire" n'a pas été donné. Rions dit que Brovès a

dit simplement "Portez vos armes". Bonneval dit que Brovès a crié "Reposez-vous sur vos armes". On

ignorera toujours ce que Brovès a effectivement ordonné aux canonniers-matelots. La foule a entendu

l'ordre de faire feu ("25 témoins l'attestent"). La marine a toujours nié (Rions, Bonneval, La Devèze, le

capitaine de vaisseau marquis de La Roque-Dourdan, commandant la marine à Toulon à partir du 2

décembre, Rions étant emprisonné, Brovès). Ce qui est en revanche certain c'est que Brovès a donné

un ordre aux canonniers-matelots et que ceux-ci ont jeté leurs armes à terre sous les acclamations de la

foule : "Bravo, bravo les soldats de la marine". Il y a donc mutinerie.

On peut chercher à excuser la foule (la misère, le prix du pain, les licenciements). On peut

chercher à excuser l'exaspération des officiers (Brovès, fils d'une roturière, descendant d'une longue

lignée de marchands bourgeois de Draguignan est neveu d'un chef d'escadre qui s'est emparé du titre

de comte en 1771, sans titre officiel, sans lettres patentes du Roi ; il est lui-même en train de "réussir"

sa propre carrière, et cet homme jeune, "fort et robuste" n'a pas supporté qu'on veuille lui arracher sa

croix de Saint-Louis et ses épaulettes)78

. Dans les deux cas les deux interprétations peuvent donner lieu

à polémique. Bornons-nous aux conséquences connues du fait.

Le 7 décembre, Paris est au courant. Aussitôt, le Roi envoie au comte de Caraman l'ordre de

libérer les 5 officiers. A l'Assemblée nationale, Malouet, roturier79

, intendant de la marine de Toulon,

député de Riom aux Etats-généraux puis à la Constituante, défend Rions. Robespierre s'oppose à

Malouet. Malouet ne pouvant parler va faire imprimer le discours qu'il désirait prononcer. Le 11

décembre Toulon reçoit l'ordre d'élargissement des 5 officiers. Le 12, à l'unanimité, la municipalité

refuse l'élargissement. Elle attend un décret de l'Assemblée nationale. Le Roi n'est donc pas obéi.

Seule l'Assemblée représente la souveraineté populaire. Quant aux ordres de Caraman, Toulon leur

oppose "la clameur publique". Le 15 décembre, la municipalité de Toulon reçoit le décret de

78

Rafélis de Brovès (abbé de), Une famille de Provence, les Rafélis, Alès, 1891. 79

Malouet, sorti du Tiers-Etat, passe à la Constituante pour un "aristocrate". Montlosier - son ami – trouve qu'il

porte la tête trop haute "pour un homme du Tiers". Voir Aulard, Les orateurs de l'Assemblée constituante,

Paris, 1882.

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l'Assemblée nationale qui ordonne la mise en liberté. Les 5 officiers sont donc libérés, sous la

protection de la garde nationale. Le consul leur demande de quitter le port ne pouvant assurer leur

sécurité. (La remarque est capitale car elle est l'une des premières causes de l'émigration). Ce même 15

décembre, à Paris, devant l'Assemblée nationale, Ricard, député de la sénéchaussée de Toulon, et

Meiffren, ex-consul de Toulon, plaident contre Rions. Tous deux s'affilient au club de la Révolution.

Malouet lui le défend avec courage. Il reçoit des lettres anonymes et sa femme et son fils sont à

Toulon... Le 17 décembre, Rions quitte Toulon, à 4 heures du matin, avec deux compagnons. L'un

d'eux, déguisé, est le capitaine de vaisseau Gautier, directeur des constructions, traqué par la foule. A

Aix, malgré son passeport toulonnais qui fait état du décret de l'Assemblée nationale, Rions est

invectivé. On veut le pendre. Trente dragons doivent lui servir d'escorte. Le 20 décembre, Du Castellet

est réfugié en Avignon. Le 21, l'Assemblée nationale apprend l'élargissement des 5 officiers. Rions

arrive à Paris et voudrait s'expliquer devant l'Assemblée. Malouet - député du tiers-état - le soutient...

Le duc de La Rochefoucaud-Liancourt soutient le peuple toulonnais et déclare (16 janvier 1790) :

"L'habitude d'un commandement sans opposition, d'une autorité sans bornes, tel que le service de mer

rend nécessaire, a paru quelque fois faire oublier à M. de Rions que la Révolution exigeait d'autres

formes"...

On arrive là à une situation extraordinaire. La noblesse ne soutient pas la marine.

Liancourt charge Rions et Charles de Lameth refuse que Rions parle à l'Assemblée (28

décembre 1789) car il faudrait entendre aussi des délégués de la milice nationale dit-il. Et,

dans les ports, le peuple empêche la marine d'accomplir sa mission. Mirabeau, neveu d'un

excellent capitaine de vaisseau est l'un des rares à comprendre la gravité de la question. Pour

lui, il faut suspendre la municipalité de Toulon, sinon "le printemps prochain trouvera le

royaume de France, sans armes, sans vaisseaux et sans défense". Mais l'Assemblé se perd en

diatribes. Lorsque l'abbé Maury propose que la municipalité toulonnaise fasse une sorte

d'amende honorable auprès des officiers de la marine, on l'invective (2 janvier 1790). Les

officiers sont "les salarié du peuple" lui réplique-t-on. Et tout ce que peut obtenir Goupil de

Préfeln - avec l'appui de La Fayette - c'est un témoignage d'estime de la part de l'Assemblé à

l'égard de Rions qui est déplacé et nommé... commandant de l'escadre de Brest !

*

* *

L'année 1789 constitue pour la marine un véritable tournant A Toulon, le directeur de l'arsenal a

été contraint d'émigrer. Ce n'est pas un choix politique. Le commandant de la marine a dû partir. Des

officiers directeurs des constructions ont dû fuir. L'Assemblé nationale refuse d'écouter Rions, et c'est

lui qui est délacé Le Moniteur du 17 décembre 1789 rend hommage à Rions pour ses qualité

personnelles et sa bonté (Le 27 octobre, jour du mariage de sa fille unique il a distribué une forte

somme aux ouvriers de l'arsenal80

. Mais c'est cependant lui qui est sanctionné puisque muté. Pourquoi

à Brest ? Tout simplement parce que la situation y est explosive ! Du 23 juillet au 4 août 1789, Brest

est en effervescence. Le commandant de la marine, le comte d'Hector, écrit : "La fermentation est au

plus haut". Il y craint "les plus grands excès". Les problèmes sont à peu près les mêmes qu'à Toulon :

le port de la cocarde incolore agite les esprits ; la peur du complot aristocratique y est renforcé par la

proximité de l'Angleterre ; la misère y est grande, "beaucoup d'étrangers et de gens sans aveu...

n'attendent leur bien être que du désordre" écrit d'Hector ; et enfin la milice nationale a réussi à

imposer à d'Hector sa participation à la protection et à la surveillance (surtout) de l'arsenal. Comme

Rions, d'Hector est un excellent officier. 67 ans, commandant la marine à Brest depuis 1781,

lieutenant général des armées navales, il a fait sa première campagne en 1739, et c'est lui qui a armé

les escadres brestoises de la guerre d'Amérique. Comme Rions c'est un officier compétent. Mais le

peuple et la municipalité de Brest souhaitent le rappel du comte d'Estaing, démagogue, ancien

commandant de la marine à Brest. Ville de marins, elle préfère à d'Hector, marin efficace, d'Estaing

ancien officier de terre, protégé du feu Dauphin, père de Louis XVI, comte auvergnat qui a des fleurs

de lys sur l'écu de ses armes et qui doit une grande partie de sa carrière à sa demi-sœur naturelle,

mairesse de Louis XV. C'est à travers ces choix que l'on s'aperçoit que la Révolution est aussi dès

80

Moniteur du 17 décembre 1789.

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1789 une contestation des compétences. Et c'est aussi à travers ces détails que l'on s'aperçoit que le

peuple confond à l'orée de la Révolution démagogie et démocratie : En 1794, d'Estaing, qui a voulu le

tromper pour faire carrière, est guillotiné à 65 ans ; le 9 messidor an X, Rions reçoit du premier consul

un satisfecit pour "sa conduite politique pendant la Révolution" et il meurt dans son lit, en 1802, à 74

ans. D'Hector vit jusqu'à86 ans, et ne meurt qu'en 1808, en émigration il est vrai. L'émigration devient

en effet le refuge du grand corps de 1789.

III - LE DEVENIR DU CORPS : 1789-1795

Nous avons dit plus haut que 80 % du corps n'a finalement pas été "engagé" dans la Révolution.

De 1789 à 1792 les officiers sont en grande partie restés à leur poste, mis à part les hauts gradés

chargés de responsabilités. Ne pouvant plus les assumer ils ont été les premiers, je ne dirai pas à

émigrer, je dirai à partir. Rions, l'officier de vaisseau le plus malmené par la Révolution naissante,

n'émigre qu'en janvier 1792. Mais de 1790 à 1792 il n'est plus dans un port, sa vie y étant menacée.

Après 1792 sous la pression des événements (les massacres de septembre notamment) l'émigration

devient massive et Castries-Vagnas écrit : "La marine composée de plus de 1000 officiers (1655 moins

361 élèves font 1294 officiers en effet)... (en a vu émigrer) plus de 900". Et dans l'armée des princes

en 1792 la marine formant un bataillon de 600 hommes et deux escadrons de 150 autres chacun, le

chiffre de 900 à 1000 émigrés ne paraît guère contestable même s'il a besoin d'être affiné.

Les officiers de vaisseau n'ont émigré que sous la pression des événements et il nous faut

commencer par établir une chronologie précise pour comprendre leurs réactions individuelles et leurs

comportements collectifs :

l'Année 1790

Le 15 décembre 1789, Ricard, député de Toulon à la Constituante a déclaré : "leur propre salut

(des officiers contestés à Toulon) existe uniquement dans leur retraite. L'insurrection subsistera tant

qu'ils resteront dans leur place". Ceci révèle deux choses : la majorité des officiers de vaisseau des

ports n'est pas menacée. Ils continuent donc à exercer leurs fonctions. Ceux qui ont fait l'objet de

troubles doivent en revanche quitter les ports. Du Castellet part en Avignon (décembre 1789) et de là à

Nice, à la demande même de la municipalité désireuse d'assurer la tranquillité publique. Rions, lui, va

de Paris au Cannet-des-Maures (mars 1790), chez la marquise de Colbert, mère de son gendre, laquelle

a accueilli chez elle Mme

de Rions, Mme

de Colbert-Turgis (fille de Rions), le lieutenant de vaisseau de

Colbert-Turgis son époux (fils de la marquise), tous arrivés au Cannet (29 décembre 1789), puis le

comte de Rions, 87 ans, lieutenant général des armées du Roi, père de Rions, arrivé de Toulon au

Cannet (février 1790). Du Cannet, Rions passe à Saint-Auban, y dépose son père (mars 1790), passe à

Valence, y dépose sa femme chez sa propre mère, 76 ans, et arrive à Brest (avril 1790).

Le 22 avril 1790 à Brest81, c'est l'émeute. L'Assemblée nationale vient de publier un nouveau

code pénal à l'usage de la marine. Les marins le trouvent trop dur. D'Hector est obligé de quitter le

port. L'autorité de Rions est à nouveau bafouée et il voit les émeutiers dresser une potence devant

l'hôtel du major général, Bernard de Marigny. Il demande à la Constituante des mesures de répression,

qui lui sont refusées. Il démissionne. Bougainville le remplace. Bougainville est roturier, fils de

notaire. Lui aussi doit démissionner. Ce n'est pas la noblesse qui est en cause. C'est l’autorité.

Le 3 mai 1790 c'est Toulon qui connaît une nouvelle émeute. Le commandeur de Glandevès-

Castellet est le nouveau commandant de la marine. Ses oncles, chef d'escadre et lieutenant général de

la marine ont aussi commandé dans ce port presque sans interruption de 1754 à 1762. Il n'y a plus

d'argent pour payer les ouvriers. Il faut licencier. C'est l'émeute. Il est arraché de son hôtel et n'est

sauvé de justesse que par l'arrivée du consul et de la garde nationale. Ce n'est pas la marine qui est

responsable. C'est la misère. C'est l'Etat.

Dans les ports, la marine qui représente l'exécutif, le commandant qui parle au nom du Roi sont

de plus en plus en butte aux soupçons. Dès le 18 décembre 1789, la municipalité de Brest écrivait à

celle de Toulon : "Nous avons appris que vous avez essuyé un choc avec MM. les officiers de la

marine (le 1er décembre)... Notre cause est d'autant plus commune que notre position pourrait être la

même. Jusqu'ici tous les projets de nos aristocrates ont été détruits, mais la correspondance des vôtres

81

Pour les émeutes brestoises voir Jean Meyer et Martine Acerra, "Marines et Révolution", Ouest-France, 1989.

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avec ceux-ci fomente encore quelque sujet de discorde... Nous partageons vivement vos inquiétudes".

Ceci montre l'écart qui existe entre une marine en avance sur son temps82

, une marine qui est nationale

(et internationale, les officiers sont gouverneurs à Québec, à Saint-Domingue, à Fort-Royal etc.), qui

sert aussi bien à Toulon, qu'à Brest, à Rochefort, outre-mer... au gré des affectations et des besoins du

service... et l'esprit étroit des bourgeoisies municipales, animées d'un véritable esprit de clocher, qui

s'insurgent parce qu'un "service public" (le mot est lâché en novembre 1789) s'établit sur toute

l'étendue du territoire national ! Toulon s'inquiète parce que les officiers de Toulon ressemblent à ceux

de Brest ! "Il y a conformité de leurs principes" (14 janvier 1790). A Brest on se demande s'il n'y

aurait pas "entre les commandants des ports une confédération destructive" (1er février 1790).

L'une des causes de la première émigration est cette incompréhension. La marine perçoit les

soucis des ouvriers des arsenaux, le manque d'argent, la cherté des denrées. Mais l'existence d'un

service public déjà national - avant la Révolution - n'est pas comprise par un peuple qui ne se demande

sans doute pas comment des escadres toulonnaises et brestoises pourraient se rejoindre en tel ou tel

lieu, à tel ou tel moment... sans s'écrire... A cette incompréhension s'ajoute la suppression de la

noblesse par décret de la Constituante (du 19 juin 1790), les mutineries brestoises à bord des

bâtiments, qui prennent le relais des manifestations des ouvriers de l'arsenal (juillet 1790), et les

violences physiques, dirigées contre les officiers (Toulon, 10 août 1790).

La suppression de la noblesse choque les officiers les plus réactionnaires tel le chef de division

vicomte de Beaumont qui proteste énergiquement et émigré en Angleterre. (Il s'était déjà opposé aux

Etats-Généraux à la réunion des trois ordres). Mais ce sont surtout les violences qui font peur. A Nice,

Du Castellet, parti avec sa femme (nièce de Suffren) pour satisfaire la municipalité, n'a plus d'argent

(pas d'appointement à l'étranger, et pas de revenus en rentes). Il a tenu 8 mois en "exil" (décembre

1789 - août 1790). Il demande la permission de rentrer à Toulon (août 1790). Dès son retour il est

assailli (10 août 1790), traîné par les chevilles, la tête sur le sol. On lui arrache les boucles d'argent de

ses chaussures, la garde d'argent de son épée ; on lui casse sa tabatière de buis avec sa miniature ; on

lui casse son épée ; on lui arrache ses poches qui contiennent deux écus de 6 francs et un gros sou de

cuivre, qu'on lui vole ; on lui arrache sa croix de Saint-Louis et celle de Cincinnatus (il a fait la guerre

d'Amérique). Et ce brillant officier de 57 ans n'est sauvé de la potence que par quelques grenadiers,

soldats et "braves citoyens" disent les archives toulonnaises. A noter, parmi ses meilleurs défenseurs,

un maître-maçon. Et au soir du 10 août on entend dire à un émeutier dans un cabaret "qu'il était fâché

d'avoir acheté une corde douze sols n'ayant pu s'en servir pour pendre M. Du Castellet".

Mais en dehors de tout esprit partisan ces violences ne peuvent pas être passées sous silence,

sinon il y a des mécanismes au niveau des comportements sociaux que l'on n'arrive plus aujourd'hui à

comprendre, et l'émigration - dont l'histoire est à faire, ou à refaire - est de ceux-là.

En effet, que voit-on fin 1790 ? L'arsenal de Brest qui cesse de travailler (1er septembre 1790) ;

les mutineries brestoises, notamment celle du Léopard (11 septembre 1790). (Rions est insulté à bord)

; la décision de la communauté de Brest d'interdire tout nouvel appareillage, notamment à destination

des Antilles ; des combats de rues à Brest entre soldats et marins demeurés fidèles et mutins (15

octobre 1790) ; le départ de Rions, (il est chez son père à Saint-Auban en novembre 1790) ; l'agitation

contre son successeur Bougainville, et le départ de celui-ci.

Au plus haut niveau l’année 1790 voit la dégradation du service : à Brest, 3 commandants depuis

1789 (d'Hector, Rions, Bougainville). A Toulon, 2 commandants (Rions, Glandevès) et 1 directeur de

l'arsenal (Du Castellet), tous en difficulté. A Paris, 1 ministre, La Luzerne : il démissionne le 24

octobre 1790 ne pouvant plus assurer le "succès (à) nos flottes". Le 22 décembre 1790, une loi est

votée. Tous les officiers absents ou hors du royaume doivent réintégrer leurs postes. Refus de ces

officiers, tel le major de vaisseau de La Bintinaye (rayé du département de Brest le 24 avril 1791). Et

les demandes de mise à la retraite se multiplient chez les jeunes officiers, comme le lieutenant de

vaisseau de Rospiec-Trévien (Brest, décembre 1790). Beaucoup d'officiers se souviennent soudain

qu'ils sont chevaliers de Malte et demandent à y aller faire leurs caravanes.

82

Un passage d'un discours de Malouet confirme cette avance intellectuelle de l'officier de vaisseau sur son

temps. Il écrit : "Il est possible qu'ayant devancé la Révolution, par mon amour pour la vraie liberté, ayant

eu dans les temps du pouvoir absolu, la contenance et le caractère d'un homme libre, j'aie aux jours de

licence, blâmé... l'exagération des principes et les désastres de l'anarchie".

Page 17: Marine et Révolution, les officiers de 1789 et leur devenir communes/Montaigu/Marine_et... · 8 Rohan-Montbazon (prince de), (Paris 1731 - Paris, guillotiné, 1794). Arrêté le

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l’Année 1791

Elle est relativement calme et la disparition de l'ancienne marine de Louis XVI est plus

administrative que physique.

- 29 avril 1791 : le grand-corps des officiers de vaisseau, créé par Richelieu, structuré par

Colbert, est supprimé. Une nouvelle hiérarchie tente de mettre sur le même pied, marins

de l'Etat et marins du commerce. Les vice-amiraux remplacent les lieutenants généraux

des armées navales ; les contre-amiraux, les chefs ďescadre.

- 4 mai 1791 : les pensions sur Saint-Louis sont retirées aux officiers d'active. (Elles avaient

été créées en 1693, avec l’ordre, par Louis XIV).

- 15 mai 1791 : Claret de Fleurieu83

ministre depuis 7 mois (25 octobre 1790 - 15 mai 1791)

laisse le poste à Thévenard, chef d'escadre de 1784, roturier malouin. Avec la promotion

du 15 mai 1791 il espère enrayer le processus d'émigration et retenir en France les

officiers soucieux de leurs carrières.

Mais ces mesures administratives - sur le papier - demeurent en fait lettre morte au niveau des

ports. Que constatent les officiers dans la réalité des faits concrets : en 1790 et en 1791, plus

d'examens pour les élèves de la marine dans les collèges de Vannes et d'Alais créés en 1786 par

Castries. En mars 1991 le ministère a informé Toulon, Brest et Rochefort que les corvettes destinées à

l'instruction des élèves ne seraient pas armées cette année-là. Et le corps qui voit l'enseignement

compromis (donc le recrutement et les compétences de la génération montante) ; qui voit ses revenus

diminuer (les pensions sur Saint-Louis sont beaucoup plus prisées que sur le trésor royal qui n'inspire

pas confiance, et versées plus régulièrement que les appointements)... voit le Roi arrêté à Varennes le

22 juin 1791. Quel pouvait être le succès des initiatives de Thévenard, fils d'un capitaine marchand de

Saint-Malo, lorsque l'on apprenait que le Roi de France cherchait à passer à l'étranger ?

Le résultat de la fuite du Roi ne se fit pas attendre : l'émigration s'amplifie ; devant les émeutes de

Brest (23 juin 1791), les manifestations anti-monarchiques brestoises (14 juillet 1791), l'émeute de

clubistes toulonnais (23 août 1791), qui tua accidentellement le capitaine de vaisseau de Beaucaire qui

reçut une balle perdue en passant par hasard sur la place d'Armes... le pouvoir devint une charge dont

plus personne ne voulut assumer les responsabilités. A Toulon, on constate pour la seule année 1791

que Glandevès-Castellet a laissé le commandement de la marine au baron de Durfort qui le laisse à

Beaurepaire, qui le donne au chevalier de Cogolin, qui le cède à M. de Ruyter, descendant de l'Amiral

hollandais, lequel le donne au comte de Flotte. Six commandants en un an. Le pouvoir local devient

dangereux. Le pouvoir national aussi. La Luzerne a démissionné (1790). Fleurieu est parti (15 mai

1791). Thévenard ne reste que 4 mois (15 mai 1791 - 17 septembre 1791). Delessard lui succède pour

12 jours (17 septembre 1791 – 1er octobre 1791). Molleville reste ministre 5 mois (2 octobre 1791 – 14

mars 1792). 5 ministres en un an.

Fin 1791 l'émigration est une réalité que déplore Louis XVI. Le 13 octobre 1791 il écrit aux

commandants des ports : "Comment se peut-il faire que les officiers d'un corps dont la gloire m'a

toujours été si chère et qui m'ont de tout temps donné des preuves de leur zèle se soient laissés égarer

au point de perdre de vue ce qu'ils doivent à mon affection et à la patrie". "Comment se peut-il faire

?"... propos inquiétants dans la bouche du Roi qui semble ignorer les réalités portuaires : le 23 juin

1791 la tête d'un officier de terre (Patry) a été promenée dans les rues de Brest au bout d'une pique ;

l'émeute toulonnaise du 23 août 1791 a fait 7 morts ; le 27 novembre 1791, à Brest, le commandant du

Du Guay-Trouin échappe de justesse à un lynchage grâce à l'arrivée de la garde nationale qui

l'emprisonne pour lui sauver la vie, avant de le libérer discrètement.

l’Année 1792

Deux promotions d'officiers de vaisseau ont lieu : le 1er janvier 1792 et le 1

er juillet 1792.

Considérées rapidement ces promotions peuvent donner l'illusion d'une marine qui continue à

fonctionner. Mais si l'on regarde cas par cas le destin des nouveaux promus on s'aperçoit que ces

promotions n'ont plus guère de signification pratique. Sont promus amiraux d'Estaing (bientôt

guillotiné) ; Du Chaffault, 84 ans (bientôt emprisonné et mort en prison). Sont promus contre-amiraux

Kersaint (bientôt guillotiné), d'Albert de Rions lui-même (qui émigré le 15 janvier sans connaître sa

83

Ulane Bonnel, "Un grand marin français, Claret de Fleurieu", in Actes du 112e Congrès national des Sociétés

savantes, Lyon, 1987.

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promotion sans doute). Bougainville, promu vice-amiral le 1er janvier 1792 démissionne en février.

Bernard de Marigny, contre-amiral depuis 1791, démissionne en janvier 1792 de son poste de

commandant de la marine n'étant pas plus obéi que son prédécesseur d'Hector. Si au début de la

Révolution il pouvait être question de contestations d'individus pour des raisons plus ou moins

personnelles (Rions/Mallard) il n'en est plus du tout de même en 1792.

En 1792 la Révolution se radicalise et les réactions se politisent. Le 20 juin 1792, Bougainville

est aux côtés du Roi. Le 10 août 1792 les Rafélis de Brovès ne sont plus à Toulon, mais aux côtés des

Suisses, devant les Tuileries. Le changement de ministres continue : Molleville quitte le ministère (14

mars 1792). Lacoste reste ministre 4 mois (15 mars 1792 - 20 juillet 1792) ; le vicomte Dubouchage,

20 jours (21 juillet 1792 - 10 août 1792). Il faut attendre Monge (ministre du 11 août 1792 au 9 avril

1794) pour retrouver quelque stabilité ministérielle. Dans les ports les massacres de septembre

commencent dès août. A Toulon, le capitaine de vaisseau Desideri (en retraite) est pendu (18 août

1792). Saqui des Tourres, d'une famille d'officiers de vaisseau depuis Colbert est pendu à La

Roquebrussane (28 août 1792) ; sa tête est promenée à La Roquebrussane, Solliès, Toulon. A Paris,

Breugnon, fait vice-amiral à 75 ans le 1er janvier 1792, arrive de Brest pour mettre ses papiers de

pension en ordre, fin août. Il est l'une des victimes des massacres de septembre (2 septembre 1792). A

Toulon, pour la première fois, un commandant de la marine dans l'exercice de ses fonctions (Flotte) est

lanterné devant l'arsenal (10 septembre 1792). Le capitaine de vaisseau de Rochemore, parent de

Rions et des Mirabeau, est pendu à l'autre lanterne, de l'autre côté de la porte de l'arsenal. (Le

chaudronnier Barry "l'ouvre" d'un coup de sabre et se lave les mains dans son sang)... Le "dérapage" si

on peut employer cet euphémisme... est évident. En 1789 Borda pouvait travailler au système

métrique. L'officier de vaisseau était proche des idées des Lumières. Mais en 1792/1793 on est loin de

celles-ci. En 1792, Chabert, l'un des officiers de vaisseau les plus savants du corps émigre chez

l'astronome anglais Maskelyne. Et le capitaine de vaisseau de Mirabeau qui a assisté en 1791 aux

funérailles imposantes de son neveu à Paris, quitte la France pour Malte. L'émigration devient

considérable. Le fait que Bernard de Marigny ait été traduit devant le Tribunal révolutionnaire pour

avoir dit qu'il approuvait le Roi d’avoir autorisé l'émigration à partir du 10 août 1792, semblerait

confirmer que le Roi lui-même ait donné son accord, mais ce n'est pas totalement certain. Ce qui l'est

en revanche ce sont les faits suivants. Fin juin 1792 court le bruit à Brest que "passé le 1er juillet 1792,

l'on n'accorderait plus de retraite aux officiers". Les départs qui jusqu'alors étaient légaux, les

officiers étant soit démissionnaires soit "absents avec congés" deviennent illégaux, mais plus

nombreux, comme en témoignent les mentions sur les contrôles portuaires : "absents, sans congés". En

juillet 1792 on voit de nombreux Bretons (dont les Féron Du Quengo) attendre des amis (ici les Du

Boisguéhéneuc) pour émigrer "ensemble". L'émigration se fait sur des bases individuelles

(impossibilité de rester, de commander, d'être obéi) mais aussi sur des bases collectives (le mimétisme

social). Elle n'est toutefois pas un choix accepté avec joie : les officiers ont peu d'argent liquide,

quelques bijoux de leurs femmes (mais beaucoup sont célibataires), ou de leurs mhxts. L’émigration

est une contrainte : Rions a hésité jusqu'en janvier 1792 malgré les sollicitations du comte d'Hector ;

(son père a 91 ans, il faut le confier à des parents chez qui il va mourir seul en 1793 ; Rions lui-même

a 64 ans et il leur faut partir, sa femme et lui, à dos de mule, lui vers Coblentz et l'armée des princes, et

elle vers Nice, vers sa fille, avec un domestique).

Nous allons passer rapidement sur les dernières mesures car l'émigration est telle qu'elles ne

touchent en fait que très partiellement les officiers : suppression de la caisse de l'ordre de Saint-Louis

(19 septembre 1792) ; proclamation de la République (21 septembre 1792) ; les officiers de vaisseau

restés qui refusent de prêter serment au nouveau régime (le capitaine de vaisseau Huon de Kermadec,

frère du marin mort avec d'Entrecasteaux) sont des cas pas assez nombreux ni bien connus pour

permettre d'en tirer des conclusions ; suppression de la croix de Saint- Louis (15 octobre 1792) ; envoi

du grand Sceau de l'Ordre de Saint- Louis à la Monnaie (décrets des 15 et 18 novembre 1792) ; envoi

de l'argenterie des hôtels des commandants et des vases sacrés des chapelles de bord à la Monnaie,

pour financer la guerre qui commence bien imprudemment, les officiers de vaisseau de la guerre

d'Amérique étant de l'autre côté du Rhin.

Avant de conclure, quelques mots très brefs sur la période 1793-1795 ; 1793 d'abord est une

année "folle" où rien ne se passe plus comme la logique le voudrait. Les officiers de 1789 émigrés

seraient, "jacobinement" parlant : les mauvais. Or embourbés dans l'armée du Rhin, à cheval et sans

vaisseaux, ils sont plutôt pitoyables et inoffensifs. Les officiers de 1789 restés, selon la même

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tradition, seraient les bons, fidèles à la patrie naissante. Or ce sont eux qui accueillent les Anglais à

Toulon (l'escadre de Hood). Les équipages provençaux adoraient Suffren, son accent, ses manières, sa

dureté vis-à-vis de plusieurs de ses officiers (les Bidé de Maurville). Les Parisiens qui ne le

connaissaient pas, déterrent son corps et le jettent à la voirie. Les marins de Du Couëdic admiraient

son courage. Louis XVI déclarait ses enfants "enfants de la patrie". Les Rochefortais de 1704 disaient

des messes pour la guérison du bon intendant rochefortais, Michel Bégon. Leurs arrière-petits-enfants

qui ne l'ont pas connu profanent son tombeau et celui de sa fille, Mme

de La Galissonnière, la mère du

vainqueur de Minorque en 1756. Rien ne se passe comme la logique le voudrait : Kersaint était

conventionnel. On le guillotine. Le duc de Penthièvre, Amiral de France, est petit-fils de Louis XIV. Il

meurt dans son lit en 1793 et le conseil municipal de Sceaux - sa paroisse - fait dire le 18 mars 1793

"un service funèbre... pour le repos de l'âme de M. Bourbon-Penthièvre, citoyen généralement

regretté... utile à la commune". La garde nationale assiste à l'office. En 1793 les révolutionnaires

pourchassent les demoiselles de Saint-Cyr, jeunes filles nobles certes, mais pauvres. L'une des

dernières à s'enfuir est Mlle

de Beaucaire, fille, nièce de capitaine de vaisseau, petite-fille d'un chef

d'escadre louis-quatorzien fort brillant, entré dans la marine sous Colbert, sans un sol vaillant...

*

* *

Alors, que dire en conclusion ?

Tout d'abord que classer les officiers de vaisseau en révolutionnaires ou en contre-

révolutionnaires nous paraît être un faux-débat. On ne peut pas davantage dresser des listes d'officiers

démocrates, démagogues, royalistes, républicains, catholiques, déistes.

Ce qu'il est important de remarquer c'est la modernité du corps en 1789 : un corps instruit où les

examens, où les concours, où les programmes ont pris de plus en plus de place de 1626 à 1789 ; un

corps qui fonctionne sans la vénalité des offices. C'est un corps qui est rémunéré par l'Etat, sous Louis

XIV on dit "entretenu". En 1789, le mot est lâché, on dit "salarié". Un corps qui servait dans des

conditions techniques et technologiques de type moderne, au sein des arsenaux. Le corps des officiers

de vaisseau de 1789 est ce que Jean Meyer appelle une "exception" dans la structure sociale de

l'Ancien Régime. Et cette exception a très vraisemblablement conscience de son élitisme, de sa

supériorité intellectuelle ou culturelle, scientifique et technique. Ce dont semble avoir besoin l'officier

de vaisseau de 1789-1795, avant toute chose, c'est de calme pour continuer ses travaux, ses recherches,

ses études dont découlent différents progrès en astronomie, en cartographie, en géographie, en

hydrographie, en mathématiques... etc. Le corps de 1789 se présente comme en avance sur son temps

avec ses appointements, ses pensions de retraite offertes aux vieux serviteurs de l'Etat, ses pensions de

veuves (sortes de pensions de réversion, environ 50 % des appointements du défunt), ses pensions aux

enfants «enfants de la patrie» dit Louis XVI (pupilles de la nation dira-t-on plus tard). Le corps

fonctionne avec le système des classes (devenu l'Inscription maritime), avec la Caisse des Invalides en

avance sur son temps en matière de "protection sociale". L'Ecole royale de marine du Havre (1773-

1775) suivie des collèges de Vannes et d'Alais (1786) est un modèle d'établissement scolaire qui

préfigure le lycée napoléonien. Les décrets des 28 juillet, 20 août, 18 novembre 1793 exigent que les

officiers chevaliers de Saint- Louis déposent leurs croix auprès des municipalités. Napoléon va créer la

Légion d'Honneur...

Le corps est moderne, ouvert aux idées nouvelles, mais le corps est ultra-minoritaire : 1655

personnes sur une trentaine de millions d’habitants. Ces hommes étaient des marins. Les marins

cherchent un havre dans la tempête. La Révolution est une tempête. Les "bons" marins ont cherché un

havre, au moins dans 80 % des cas. Ils ont laissé jouer un rôle "politique" à deux minorités : aux

Kersaint, devenus conventionnels aux, Deydier de Pierrefeu, qui livre Toulon aux Anglais les 27/28

août 1793. Ces deux minorités finiront tragiquement ; guillotinés en 1793-1794 ; fusillés à Quiberon

en 1795. Et puis il y a quelques imprudents : Breugnon qui vient en voyage à Paris le 2 septembre

1792... Mais nombreux sont les marins de 1789 qui viennent figurer à nouveau sur les contrôles de la

marine à partir de 1795, sous le Directoire, le Consulat et l'Empire.

On a trop tendance à étudier la marine dans une chronologie étroite, et nous pensons que ce qu'il

faut étudier maintenant c'est la marine de 1789 en 1800 ou en 1815, pour voir ce qu'il en est advenu et

surtout combien sont revenus au service, pour savoir ce qu'ont fait ces 25 marins de 1789 qui sont

inscrits... sur l'Arc de Triomphe.