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À l’école du partage Les communs dans l’enseignement Marion Carbillet Hélène Mulot Les enfants du numérique

Marion Carbillet À l’école du partage À l’école Marion ...Dans la collection Les enfants du numérique : Grandir Connectés, les adolescents et la recherche d’information

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26 € – Imprimé en France ISBN 978-2-915825-93-0 http://cfeditions.com

À l’école du partage

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ge Les communs dans l’enseignement

Marion Carbillet et Hélène Mulot sont professeures documentalistes et formatrices dans l’académie de Toulouse. Elles ont contribué au classeur Éducation aux Médias et à l’Information : comprendre, critiquer, créer dans le monde numérique (Éd. Génération 5, 2015). Après avoir tenu chacune un blog, elles participent à l’équipe d’animation du site Doc pour Docs.

Les communs de la connaissance nous invitent à regarder avec un œil neuf la transmission des savoirs et l’autonomie citoyenne. Avec le numérique, ils permettent de régénérer la dynamique scolaire, pour apprendre à partager, et pour partager les moments d’apprentissage.

Savoir évaluer les informations, élaborer des consensus, se connaître, et construire des relations sociales, ce sont les enjeux d’un renouveau scolaire qui relie l’individu et le collectif, qui ren-force la démocratie et permet d’apprendre tout au long de la vie.

Les professeurs et professeures documentalistes, spécialistes de l’information et des médias, sont au au cœur de ce renouveau. La transmission de la culture, l’accès au savoir, l’apprentissage de l’autonomie, le développement collectif et personnel sont la vocation des CDI. Ils préfigurent l’école apprenante qui renforce le pouvoir d’agir. Ce livre offre des pistes émancipatrices pour insuffler la joie d’apprendre.

Marion Carbillet Hélène Mulot

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À l’école du partageLes communs dans l’enseignement

Les enfants du numérique Les enfants du numérique 📋

Dans la collection Les enfants du numérique :

Grandir Connectés, les adolescents et la recherche d’information Anne Cordier, sept. 2015 – ISBN 978-2-915825-49-7

C’est compliqué, les vies numériques des adolescents danah boyd, mai 2016 – ISBN 978-2-915825-58-9

Culture participative, une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté Henry Jenkins, Mizuko Ito, danah boyd, septembre 2017 – ISBN 978-2-915825-73-2

Catalogue complet : http://cfeditions.com

ISBN 978-2-915825-93-0 ISSN 2491-391X C&F éditions, avril 2019 35 C rue des rosiers, 14000 Caen La présente édition est publiée sous licence Édition Équitable http://edition-equitable.org

À l’école du partage

Les communs dans l’enseignement

Marion Carbillet et Hélène Mulot

CollectionLes enfants du numérique

C&F éditions2019

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos 9Chapitre I 15 Le web. Nouveaux modes de partage de l’information Les enjeux de l’évolution du web 17

Qu’est-ce que l’autorité sur le web ? L’exemple de Google 20

Nouveaux modes de partage : le phénomène YouTube 24Le partage sur le web, une illusion ? 28L’éclairage de la philosophie du logiciel libre 38

À l’école : interroger ensemble les outils du web 42Comment enseigner le web ? 46Comprendre la monétisation des données

personnelles 50Cerner les bulles de filtre 53Enseigner Google 56Les nouveaux modes de diffusion du savoir à l’école :

l’exemple de YouTube 58Entre rupture et continuité 62

Table des maTières

Chapitre II  65 La presse et les médias : s’engager pour une information de qualitéLes médias de presse dans le contexte du web 68

La qualité de l’information au cœur du débat démocratique 73

À l’école : ensemble pour une information de qualité 83Comprendre et faire évoluer son rapport aux médias 84Connaître les médias de presse et leur histoire 89Comprendre la diversité des points de vue 93Travailler sur le phénomène des fake news 94Développer la « connaissance de la connaissance » 97

Quelle information voulons-nous ? 98

Chapitre III  101 La copie : Au cœur du patrimoine culturelPatrimoine culturel entre mémoire et créativité 104

La copie, socle de notre mémoire commune 112Construction de notre patrimoine culturel 120

À l’école : accompagner la construction d’une culture collective 126

Le document de collecte comme exemple pour développer une culture de l’information 129

Connaissance et participation à son environnement culturel 134

Promouvoir la culture participative et transformative 141Prendre part à la culture émergente 151

Table des maTières

Chapitre IV 153 Les savoirs au cœur des relations socialesUn nouveau rapport au savoir ? Ce que nous apprend l’encyclopédie Wikipédia 157

Construction d’une autorité collective 157En classe : Étudier et participer à Wikipédia 163

Apprendre ensemble : des savoirs en réseau 171De l’éducation populaire… 172… aux troisièmes lieux 176Des expériences de vie comme autant de savoirs 185

Peut-on partager les savoirs à l’école ? 187La forme scolaire 188La coopération à l’école 195Des projets participatifs 199Pédagogie du chef-d’œuvre 204Les échanges réciproques de savoir 207

Apprentissage individuel et collectif 208

Chapitre V 211 À l’école du pouvoir d’agirLes conditions et les points d’attention du pouvoir d’agir 215

Autoformation et éducation populaire 218Le sentiment d’efficacité personnelle 221Envie, goût et motivation à apprendre 222Environnements capacitants 228

Une école « apprenante » 231Des temps d’enseignement dirigé et programmé 233Des projets spécifiques à l’initiative des élèves 235Temps d’accueil sur temps libre : le pouvoir sur son

environnement 237

Table des maTières

Le « pouvoir de » : quand l’école s’intéresse au développement personnel 248

La question fondamentale de l’inclusion : attirer des publics non acquis 248

Le sentiment d’appartenance 251Se déconnecter pour mieux se recentrer 254

Projets collectifs et pouvoir d’agir 265Exemple d’un projet autour de la ville du futur 265Design thinking et remix 267

Reliance à soi, aux autres, à l’environnement 274

Conclusion 277 Le souffle des communs sur l’enseignement Bibliographie commentée 289

9

AVANT-PROPOS

Nous avons commencé à exercer notre métier de profes-seures documentalistes au début des années 2000. Depuis cette époque, le déploiement des technologies numé-

riques, et notamment du web, a transformé la société et notre profession d’enseignantes. Ce que nous avons appris lors de notre formation s’est donc avéré très vite obsolète. Il y a une dizaine d’années, nous sommes retrouvées en grand questionne-ment sur les contenus à transmettre aux adolescents que nous avions face à nous. Comment accompagner leurs pratiques de recherche d’information, leur utilisation des blogs, des forums, des médias sociaux ?

Chacune, par nos échanges croisés et grâce à nos réseaux professionnels, nous avons commencé à questionner le sens de notre enseignement. Nous étions en quête d’une vision globale et systémique qui pourrait donner sens à notre pratique péda-gogique. L’une et l’autre avons toujours aimé suivre l’actualité de la recherche. Nous avons obtenu l’une un master en infor-mation-communication sur la question des communs, l’autre un certificat de formation d’adultes sur le sujet de l’apprenance enseignante. Nous avons donc cheminé à deux, et cela nous a permis, face au sentiment initial d’inconfort professionnel, de trouver chacune, face aux élèves et dans nos expériences

10 avanT-propos

quotidiennes, une posture que nous estimons « juste », en adé-quation avec nos valeurs et nos personnalités.

Nous avons découvert les communs en 2012 en lisant l’ou-vrage Libres savoirs : produire collectivement, partager et diffuser des connaissances au xxie siècle 1. La même année, deux anciens bibliothécaires, Lionel Maurel et Silvère Mercier, lançaient le collectif SavoirsCom1. La réflexion autour des communs de la connaissance nous a apporté un cadre nouveau, stimulant. Nous avons découvert comment les communs se déclinaient dans la recherche, les sciences, la santé, l’agriculture et les conte-nus culturels et informationnels. Nous avons très rapidement eu l’intuition qu’ils avaient le pouvoir d’éclairer autrement notre enseignement, qu’ils étaient porteurs de sens pour l’école. Les mois et les années passant, nous les avons intégrés à notre quotidien d’enseignantes. En tant que professeures documentalistes, nous avons non seulement modifié ce que nous enseignons dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information (EMI), mais également la manière dont nous le faisons. Nous avons développé une posture qui nous incite à :

− accueillir des savoirs qui ne viennent pas nécessairement de l’école elle-même, notamment sur les outils numériques ;

− favoriser l’apprentissage de pair à pair et le lien à autrui à travers des activités multiples sans cesse enrichies.

Parce qu’elle articule la pensée du collectif avec le déve-loppement individuel, la théorie des communs fait évoluer les pratiques scolaires. Notre démarche pédagogique consiste aujourd’hui à accompagner les élèves dans la prise de conscience du rôle des communs pour la construction d’une

1. Vecam (ouvrage collectif coordonné par), Libres savoirs, C&F éditions, 2011.

avanT-propos 11

vision éthique du monde dans lequel ils souhaitent vivre. Quelques questions fondamentales guident notre pratique : − comment aider les élèves à développer des dispositions du-

rables à l’apprentissage pour trouver, construire et enrichir les ressources et connaissances dont ils ont besoin ? − comment entretenir chez eux le goût de partager ces

connaissances tout au long de leur vie ? − comment enfin, développer individuellement et collective-

ment, par la connaissance d’eux-mêmes et le lien à autrui, leur pouvoir d’agir sur le monde ?

Dans cet ouvrage, nous nous situons au cœur d’une pensée qui ne cherche pas à simplifier les problématiques mais plutôt à en assumer la complexité. Nous souhaitons aussi réinterroger avec vous les principes fondateurs de l’école pour les appréhen-der dans le monde qui se construit.

Notre propos sera volontairement généraliste. Nous souhai-tons aborder les problématiques de façon large et transversale. Nous privilégierons une vision globale à la précision extrême. Nous vous laissons la tâche, si l’une ou l’autre des idées que nous aurons abordées vous interpelle, d’approfondir la ques-tion. Les communs jouissent actuellement d’un véritable essor et vous trouverez aisément sur le web, dans les notes tout au long de ces pages et en bibliographie de quoi nourrir votre curiosité. Nous espérons que vous vous sentirez libre d’être critique face aux idées rencontrées, et que vous pourrez par ces allers-retours critiques vous approprier la notion de communs de façon personnelle et concrète et non en essayant de l’appli-quer comme une « méthode ». Il ne s’agira sans doute pas pour vous de reprendre tout d’un coup l’ensemble des pistes que nous ouvrons, mais de suivre celles qui vous enthousiasmeront, tout en conservant absolument la vision globale et systémique à laquelle les communs nous invitent ; une vision :

12 avanT-propos

− résolument guidée par la dimension collective ; − orientée vers l’acquisition d’un pouvoir d’agir ; − qui assume le débat contradictoire et la négociation pour

atteindre des points de consensus.

Nous formulons le souhait qu’à l’appui de connaissances historiques, de pistes de réflexion et de projets concrets que nous vous proposerons, vous puissiez à votre tour comprendre la notion de communs en la vivant et l’expérimentant.

Les communsQue sont les communs ? Ce sont des ressources gérées collecti-vement par des communautés qui en négocient elles-mêmes les règles d’usage de façon à en assurer la pérennité. Au Moyen-Âge en Angleterre, la notion désigne les terres sur lesquelles les populations exercent des droits d’usage collectifs tels que la coupe du bois, le pâturage pour les bêtes, le droit de glaner pour se nourrir ou de ramasser la tourbe pour se chauffer. Elle a été remise au goût du jour par Elinor Ostrom dans son livre majeur Governing the commons 2, publié en 1990, ce qui lui vaudra d’obtenir le Prix Nobel d’économie en 2009. Elinor Ostrom a mis en lumière une vision de la propriété qui ne se définit plus par la possession mais par l’usage des ressources. Cette pensée économique des communs s’applique aux biens matériels comme immatériels, aux ressources cultu-relles comme environnementales. Elle est complémentaire de la propriété privée et de la puissance publique. C’est une

2. Elinor Ostrom, Governing the commons: the evolution of institutions for col-lective action, Cambridge University Press, 1990 (trad. en français : Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, 2010).

avanT-propos 13

troisième voie utile pour réfléchir aux problématiques liées au numérique. Elle permet d’identifier et de dénoncer les appropriations par des entreprises privées de ressources telles que les données personnelles. Elle permet aussi de question-ner la place des œuvres patrimoniales dans un monde où le support numérique conditionne l’accès. Surtout, elle remet le lien social au cœur des questions d’accès aux ressources et aux informations. Parler de communs au xxie siècle, c’est donc attester d’une continuité et d’une « renaissance 3 ». Aujourd’hui, au niveau international, nombreux sont les domaines culturels, sociaux, numériques, politiques, qui sont revisités sous l’angle des communs. Qu’ont donc en commun un jardin partagé, une coopérative d’habitants, une bibliothèque de rue, un fablab, une coopérative de graines comme Kokopelli et le système d’exploitation Linux ? Tout essai de définition de la notion de communs invite à questionner chacune de ces initiatives dans une perspective globale.

En contexte scolaire, nous choisissons d’utiliser l’expression « communs de la connaissance » pour affirmer que l’on peut appliquer la logique des communs, jusque-là utilisée pour la gestion de ressources du vivant (semences, terre, eau…) à la question de l’information. La pensée des communs de la connaissance nous demande de réfléchir aux rapports que les groupes humains entretiennent entre eux, autant qu’avec les technologies numériques, les savoirs et les autorités média-tiques. On critique souvent le caractère individuel des usages de l’internet. Pourtant, sur le web, il existe une formidable synergie collective. L’entraide et la coopération sont souvent de mise sur les forums et les médias sociaux. Certains publient des tutoriels ;

3. David, Bollier, La renaissance des communs : pour une société de coopération et de partage, Paris : Ed. Charles Léopold Meyer, janvier 2014, 192 p. http://docs.

eclm.fr/pdf_livre/364RenaissanceDescommuns.pdf.

14 avanT-propos

des projets sont défendus par les militants des logiciels libres. Comment cette énergie pourrait-elle être utilisée aussi pour reconstruire une école ancrée dans son époque ? Au-delà de l’accès et de l’enrichissement des ressources, c’est une nouvelle façon de penser et vivre en société qui se construit.

101

CHAPITRE III

La copie : Au cœur du patrimoine culturel

N ous avons éTudié dans le chapitre précédent quelques-uns des bouleversements que connaît le monde de l’infor-mation de presse. Ces mutations concernent les organes

de diffusion, les médias, mais aussi de façon plus intime, le rapport que les individus entretiennent avec l’information. Un phénomène semblable a cours dans l’univers de la création et de la diffusion culturelle. De nouvelles problématiques y émergent, notamment du côté des institutions culturelles telles que les musées et les bibliothèques.

La notion de culture s’envisage sous le double aspect de l’individu et des groupes sociaux dans lesquels celui-ci évolue. On peut difficilement parler de culture au singulier quand on désigne des ensembles de savoirs ou de normes partagés par un groupe donné (famille, milieu social, milieu professionnel,

102 chapiTre iii

groupe d’âge, pays, religion, etc…). Chaque individu évolue en effet dans des groupes multiples qui sont chacun régis par des normes culturelles spécifiques, comme le langage par exemple. Au sein d’une même société, la société française, cohabitent plusieurs cultures, ce qui encourage l’usage du pluriel. Regarder les pratiques culturelles sous cet angle de vue nous conduit à considérer que les partages et les créations culturelles sont tout autant légitimes, sans hiérarchie écrasante. Ainsi il n’y a pas une culture légitime unique, qui serait celle imposée par un groupe social déterminé.

Les pratiques culturelles sont issues d’un double mouve-ment. Elles sont permises par la rencontre entre une intention de transmission, celle des créateurs qui diffusent leurs œuvres, et une intention d’appropriation, celle de l’individu qui forme son esprit et sa personnalité au contact de ces œuvres. La trans-mission culturelle est aussi au croisement du passé puisqu’elle s’appuie sur des œuvres héritées, et de l’avenir car constamment mouvante et jamais figée, elle se projette en se vivant dans ses transformations futures. On comprend donc que la question de la culture intéresse au plus haut point l’école dont un des objectifs est de façonner un groupe qui se sente constitué comme une société, mais aussi dans sa fonction de formation des individus capables de créer de futures cultures collectives.

Or aujourd’hui le web bouscule les productions artistiques et culturelles et leur diffusion telles qu’elles sont organisées depuis des décennies. De nouvelles questions se posent pour les institutions culturelles, bibliothèques, musées, centres d’ar-chives. Ces questions sont centrées notamment sur l’accès aux œuvres et sur la manière qu’ont les individus de construire leurs liens au travers de goûts communs. Car les technologies numériques et le web ont permis une plus grande liberté, de plus importantes possibilités d’actions individuelles pour

la copie : au cœur du paTrimoine culTurel 103

l’accès et la diffusion des œuvres. Ces possibilités entrent par-fois en conflit avec le droit d’auteur tel qu’il était institué dans l’ère pré-numérique. Partout aujourd’hui on se questionne sur le choix des œuvres à numériser, leur indexation, leur signalement, ainsi que sur les droits d’auteur à attribuer aux reproductions des œuvres publiées en ligne.

L’acquisition d’une culture commune est au fondement même de l’école républicaine. Nos sociétés occidentales sont attachées à l’idée d’un patrimoine à léguer parce qu’il est la garantie d’une identité et de racines communes. Or, dans le même temps que les programmes définissent ce qui unit les participants d’une même société, les enseignants travaillent à l’émancipation des individus. Ainsi, la culture ancienne sert de propulseur à la culture qui se redessine, et qui est aujourd’hui bousculée en profondeur par le numérique. C’est pourquoi la culture que l’on acquiert à l’école favorise les liens entre une culture commune transmise et des parcours individuels, fami-liaux, la construction personnelle de chaque élève, ses goûts, ses affects. N’est-ce pas là une clé de l’émancipation individuelle au sein d’un collectif qui fait société ?

Nous plaçons la notion de copie comme centrale dans ce processus parce qu’elle facilite la transmission et la diffusion. La copie est utilisée depuis toujours pour la diffusion comme pour l’acquisition personnelle du savoir. C’est grâce à elle que peuvent nous parvenir encore aujourd’hui un livre du xvie siècle, une œuvre de la Renaissance, ou les mythes antiques. Par ailleurs, la copie ou l’imitation jouent un rôle dans le phénomène d’appropriation des objets culturels : récitations, chansons, gestes que l’on imite, passages et extraits de textes que l’on recopie…

La copie est grandement facilitée par les technologies numé-riques. Elle se présente désormais souvent comme une menace

104 chapiTre iii

puisqu’il faut lutter contre le plagiat qui apparaît comme du vol. Nous vous proposons de poser avec nous un regard nou-veau sur la question de la copie, en l’ouvrant à la question du partage culturel. Comment résoudre cette contradiction entre le besoin social de transmission et la protection des œuvres pour permettre l’équilibre économique des divers acteurs des productions culturelles ? Comment veiller à ce que la diffusion culturelle mais aussi l’appropriation individuelle et collective aient bien lieu, et ne soient pas bloquées par de nouvelles enclosures ? Nous vous invitons dans ce chapitre à nous suivre dans un retour sur la question du droit d’auteur et celle du domaine public et en parallèle sur les arsenaux techniques et législatifs pour empêcher la copie. Enfin, pour la construction d’une culture partagée prenant appui sur cet héritage, nous explorerons l’idée d’une culture transformative qui vise l’ap-propriation, par la modification, des œuvres du patrimoine culturel.

Patrimoine culturel entre mémoire et créativitéAu cours de l’histoire les hommes et les femmes ont eu à cœur de réguler la transmission des œuvres culturelles notamment à l’aide de textes de lois qui font encore l’objet de débats partout dans le monde.

Dès son origine, le droit d’auteur a été conçu en prenant en compte les besoins du public. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les imprimeurs-libraires-éditeurs disposaient de « privilèges », dont l’abolition a conduit à la naissance des premières lois sur le droit d’auteur, en 1710 en Angleterre (Statut d’Anne) et

la copie : au cœur du paTrimoine culTurel 105

en 1791 et 1793 en France. Le marquis de Condorcet considère alors le droit d’auteur comme une poursuite de cette notion de privilège, ou de monopole sur le droit d’éditer. Il écrit 65 :

Tout privilège est […] une gêne imposée à la liberté, une restriction mise aux droits des autres citoyens ; dans ce genre il est nuisible non seulement aux droits des autres qui veulent copier mais aux droits de tous ceux qui veulent avoir des copies, et pour ce qui en augmente le prix est une injustice.L’auteur, ou l’artiste, est considéré à cette époque comme un

éveilleur du public puisque son œuvre accroît les connaissances et le rayonnement culturel de la nation. Mais le débat n’est pas clos. En 1790, Beaumarchais à la tête d’une association d’auteurs dramatiques, s’oppose fermement aux comédiens de la Comédie Française qui jouent les pièces des auteurs sans leur reverser la moindre contrepartie. À la suite de ce mouvement de contestation, un projet de loi est porté devant l’Assemblée. Voté en 1793, il consacre un droit pour une durée de 10 ans après la mort de l’auteur. Le député Le Chapellier, porteur de cette loi, déclare 66 : « La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage fruit de la pensée d’un écrivain » mais ajoute aussi « Lorsqu’un auteur fait imprimer un ouvrage ou représenter une pièce, il les livre au public, qui s’en empare quand ils sont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les répète, qui s’en pénètre et qui en fait sa propriété. »

65. Œuvres de Condorcet. Tome XI, publiées par Arthur Condorcet O’Conor et al., Firmin-Didot, 1847-49, p. 309. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5804698z/

f318.image.66. On trouve des extraits dans le rapport Les débats de la période révolution-naire : droit d’auteur et domaine public, rédigé dans le cadre du Projet de loi relatif au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information en 2005-2006, rapport disponible sur le site du Sénat. http://www. senat. fr/rap/

l05-308/l05-3084.html.

106 chapiTre iii

Ainsi à partir de 1793, l’utilisation des œuvres ouvre droit à rémunération pour leurs auteurs puis leurs ayants droit. Après ce temps de propriété de l’auteur, elles sont restituées au public. Elles rejoignent alors le domaine public et peuvent être librement reproduites et utilisées pour la création de nouvelles œuvres (par exemple le passage d’un roman au théâtre, puis plus tard au cinéma ; la possibilité de traduire…).

Par la suite, les débats et les textes régissant le domaine public se succèdent. En France, près de deux siècles après la Révolution, une nouvelle loi propose, le 18 mars 1957, de distinguer les droits moraux de l’auteur – inaliénables et incessibles – de ses droits patrimoniaux – éventuellement sujets à rémunération pour l’utilisation et la reproduction de l’œuvre sur une durée définie. En 1991, la durée de protection de l’œuvre est portée à 70 ans après la mort de l’auteur. C’est désormais à cette échéance que les droits patrimoniaux de l’auteur et de ses ayants droit disparaissent et que l’œuvre entre dans le domaine public.

Pour autant, toutes les connaissances ne sont pas concernées par le droit d’auteur. Les formules mathématiques, les idées ou les concepts, les données publiques ou les recettes de cuisine sont considérées comme destinées à circuler. Le droit d’auteur concerne uniquement l’acte de création. Cela paraît simple. Pourtant de nombreuses exceptions existent. Certaines de ces exceptions prolongent les droits patrimoniaux. Par exemple, on prolonge le droit des auteurs morts pour la France. Les person-nages peuvent faire l’objet de dépôts de marque pour prolonger leur durée de propriété (c’est le cas par exemple pour Tintin ou Mickey), ou empêcher des usages pourtant autorisés par la loi comme la caricature ou la citation. Heureusement, d’autres dispositions décidées par les auteurs eux-mêmes élargissent au contraire les droits d’utiliser les œuvres sans avoir à attendre les délais légaux, comme les licences ouvertes.

la copie : au cœur du paTrimoine culTurel 107

Il est important de savoir que, suite à la Convention de Berne de 1886 67, la loi accorde automatiquement par défaut un droit d’auteur sur toute création, donc par ricochet sur tout ce qui est mis en ligne. Sans précision contraire d’une licence spécifique, une œuvre publiée fait donc l’objet d’un copyright : personne ne peut la rediffuser ni y apporter des changements. Or la culture liée au numérique a vu naître un nouveau besoin : celui de pouvoir partager librement des ressources sans passer par les interminables et complexes demandes d’autorisation liées au droit d’auteur. C’est pourquoi les licences Creative Commons (CC) ont été créées au début des années 2000 par le juriste américain Lawrence Lessig, spécialiste du droit sur internet et défenseur de la liberté du web. Elles ont deux objectifs : adapter les licences du logiciel libre pour protéger d’autres types de créations (textes, images, sons, vidéos) et s’assurer dans le même temps que les auteurs restent bien protégés lorsqu’ils diffusent leurs œuvres sur le web. Grâce à ce système inédit de licences les auteurs choisissent le type de partage qu’ils veulent autoriser. Il n’y a pas de rupture avec le droit d’auteur qui est toujours présent. Par contre le principe des licences Creative Commons redonne à l’auteur la main sur le devenir de ses œuvres. L’éditeur ne décide ainsi jamais de la licence d’une œuvre. C’est la force de ces licences : laisser à l’auteur le soin de décider de ce qu’il veut ou non autoriser autour de l’œuvre créée afin de fédérer une communauté de lecteurs, d’auditeurs ou de spectateurs. On se gardera ici de parler de document « libre de droit » lorsqu’il s’agit de document sous licence CC. En effet, il y a toujours le « droit moral ». Les documents sous Creative Commons sont « sous droits », c’est même ce qui

67. https://fr.wikipedia.org/wiki/Convention_de_Berne_pour_la_protection_

des_%C5%93uvres_litt%C3%A9raires_et_artistiques.

108 chapiTre iii

permet leur réutilisation. En effet, le « droit » n’est pas toujours un droit d’interdiction : il peut s’agir au contraire d’autorisation de partage ou de diffusion.

Nous sommes ainsi passés d’un pouvoir total des éditeurs (les « privilèges » dénoncés par Condorcet) à un statut proté-geant l’auteur et sa création mais qui l’empêchait de livrer son travail et son œuvre à une réutilisation libre. Le numérique, avec les licences CC a ouvert une troisième voie : les auteurs ont désormais le choix d’autoriser ou non la réutilisation de leurs œuvres.

Arrêtons-nous un instant sur l’exception pédagogique 68. Dans les établissements scolaires, les enseignants peuvent copier quelques pages d’un ouvrage dans le cadre de l’exception pédagogique contre des compensations financières versées par le Ministère de l’Éducation nationale aux sociétés d’auteurs. Photocopier l’intégralité d’un livre est interdit. Chacun le sait et sur les manuels scolaires, la mention du Centre français du Copyright « le photocopillage tue le livre » rappelle cette légis-lation. En contexte scolaire, l’exception pédagogique, qui est donc le fruit d’un accord financier entre l’État et les éditeurs, autorise à réutiliser dans nos activités pédagogiques des œuvres qui sont normalement protégés par les droits d’auteurs. Mais l’exception pédagogique est très restrictive, et au quotidien les enseignants butent sur de grosses difficultés. Ils demandent aux élèves de travailler en publication : produire des affiches, des diaporamas, des blogs, ou d’autres outils du web, ou pro-duire des médias scolaires. Pour citer des ressources dans ces publications, les élèves, via les enseignants, sont obligés de faire des demandes d’autorisation chronophages et préfèrent parfois

68. Pour plus de détail, nous vous invitons à lire cet article et ses renvois : Anne-Laure Stérin, « L’exception pédagogique et de recherche », Ethique Droit, 26 juillet 2017. https://ethiquedroit.hypotheses.org/1485.

la copie : au cœur du paTrimoine culTurel 109

abandonner l’utilisation de certaines ressources. Prenons un exemple qui reflète la complexité de l’exception pédagogique : un enseignant peut utiliser un extrait de trente secondes d’enre-gistrement d’une chanson pour illustrer une présentation vidéo mais il ne pourra pas la mettre en ligne sur la chaîne YouTube de sa classe. Car l’accord n’autorise pas la mise en ligne directe-ment sur le web des productions pédagogiques. Au quotidien, l’exception est donc complexe à comprendre et les cas particu-liers sont nombreux. Par elle, nous pouvons appréhender les limites du droit d’auteur qui, s’il protège indéniablement les auteurs, concoure aussi à des formes de limitation d’accès aux ressources culturelles.

L’exemple de l’exception pédagogique et de ses limites nous montre à quel point les œuvres du domaine public, que l’on peut librement réutiliser, ont toute leur place dans la sphère scolaire. Il faut faire connaître les productions d’artistes et inciter les élèves à les utiliser, ce qui nécessite de leur faire connaître la notion de domaine public et les plateformes qui y donnent accès. Avec le développement du web, les musées, les archives, les bibliothèques se sont vues attribuer des budgets pour numériser leur fonds patrimonial, bousculant au passage la problématique de conservation du patrimoine. L’objectif est de sauvegarder les œuvres originales tout en les rendant plus facilement accessibles au public.

Les enseignants ont accès à un certain nombre de sites qui permettent de faire étudier des œuvres du domaine public aux élèves. À titre d’exemple, la Bibliothèque Nationale de France (BnF), à travers le projet Gallica ou la bibliothèque numé-rique européenne Europeana, donnent accès à des œuvres du domaine public français ou européen. Europeana ne stocke pas les documents : elle renvoie sur les fonds des institutions parti-cipantes. Le but de ce projet est donc vraiment la valorisation

110 chapiTre iii

de productions déjà stockées et référencées par ailleurs. Sur leurs sites, les bibliothèques ont développé des moteurs de recherche internes qui facilitent la découverte. Leurs inter-faces, en évolution constante, proposent les documents en fonction de collections thématiques. Citons par exemple, sur Europeana, une exposition sur l’Art Nouveau et ses déclinaisons en Europe 69. La communication autour des projets est soute-nue par des blogs et une présence numérique sur les réseaux sociaux : albums Flickr, et versement d’images dans Wikimedia Commons. Enfin, les données (données bibliographiques, numérisation, etc.) sont mises à disposition sur le site public data.gouv.fr pour être intégrées et diffusées ailleurs.

Parfois, les institutions culturelles font appel au public et l’impliquent dans les missions de sauvegarde et de partage du patrimoine. Pour commémorer la Première Guerre mondiale, Europeana a proposé un appel aux populations afin de recen-ser des documents familiaux datant de la guerre dans le but de les numériser. En 2017, Europeana lance un projet appelé « Transcribathon » pour lequel tout un chacun était invité à apporter son aide pour traduire les documents récoltés dans toute l’Europe. La participation citoyenne faisait donc partie intégrante du projet.

C’est lorsqu’elles changent en profondeur leurs conditions d’accès que les institutions font une réelle démarche en faveur des communs de la connaissance. Dès 2013, les Archives muni-cipales de Toulouse réécrivent les conditions générales d’uti-lisation (CGU) de leur fonds devenant ainsi les premières en France à s’engager dans une démarche d’open data, c’est-à-dire de données ouvertes. Leur règlement est simplifié : la plupart

69. Pour voir en ligne cette collection thématique : https://www.europeana.eu/

portal/fr/collections/art.

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des documents sont désormais utilisables librement 70. L’open data ouvre l’accès à des données numériques dont l’utilisation est laissée libre aux usagers. On peut trouver ainsi des données sur le transport, la cartographie, les statistiques, la géographie, la sociologie, l’environnement ou encore le domaine juridique. L’ouverture des données s’inscrit dans la pensée des communs en ce sens qu’elle vise la participation des citoyens. Des mouve-ments citoyens comme Wikimédia France ou OpenStreetMap ont été précurseurs dans l’ouverture des données.

La loi pour une République numérique de 2016 introduit l’ouverture par défaut des données publiques, en recomman-dant l’usage de formats interopérables, ce qui va enclencher un phénomène vertueux. En 2017, les Archives Nationales adoptent à leur tour un règlement qui introduit le principe de gratuité par défaut pour la réutilisation des informations publiques qu’elles détiennent ou qu’elles produisent. Grâce à cette libération des ressources mises à disposition, les ensei-gnants pourront désormais faire travailler les élèves en pro-duction numérique à partir des documents étudiés. C’est un grand pas pour l’apprentissage d’une citoyenneté numérique liée non seulement à la posture de lecteur mais aussi à celle de producteur d’information. D’autres institutions culturelles vont suivre ce mouvement : par exemple l’université de Caen ou le Musée de Valence ont reversé une partie des images des œuvres du domaine public en leur possession sur Flickr commons. Cela ouvre la possibilité d’une autre vie pour ces images qui pourront désormais illustrer des livres, des articles de revues, ou des pages numériques créées avec des outils du web. Mais cette situation est encore l’exception et le nombre de

70. Voir le règlement ici : http://www.archives.toulouse.fr/nous-connaitre/reutili-

sation-des-donnees-publiques-oeuvres-et-bases-de-donnees.

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documents utilisables en classe pour des projets de publication reste réduit. Pourtant nous parlons là d’œuvres appartenant au domaine public. Elles se retrouvent privées, de fait, d’exploita-tion pédagogique. Pourquoi cette situation ?

La numérisation d’œuvres du domaine public est souvent accompagnée de nouveaux droits entravant les usages : droits de l’organisme qui a numérisé, droits du photographe, etc. Les institutions tentent parfois de mettre des droits sur des œuvres dont elles ne sont pas les auteurs mais qu’elles ont scannées. Lorsqu’un enseignant souhaite utiliser l’image d’un docu-ment qui appartient au domaine public et qui est disponible en ligne, on lui propose la plupart du temps de contacter le centre d’archives ou le musée pour demander un droit d’utili-sation, qui peut éventuellement lui être accordé dans un cadre pédagogique. Cela met beaucoup de freins à l’exploitation en classe de ces ressources et peut paraître contradictoire avec la mise à disposition d’un fonds numérisé. Ainsi l’inscription des œuvres dans le domaine public n’empêche pas les tenta-tives d’appropriation pour en contrôler ou en limiter l’usage. On appelle cette restriction d’accès le copyfraud. Celui-ci est pratiqué dans de nombreux domaines, comme en témoigne le recensement hebdomadaire Copyright Madness 71 publié sur le site Numerama par Thomas Fourmeux et Lionel Maurel pour repérer les dérives de la propriété intellectuelle.

La copie, socle de notre mémoire commune« Ce qui ne peut être copié ne peut être partagé,

assimilé, transmis. » 72

71. https://www.numerama.com/tag/copyright-madness/.72. Louise Merzeau, « Copier-Coller », Médium, 3/2012, nº 32-33, p. 310-333

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Dans le monde de l’information numérisée, la facilité de copier les œuvres culturelles effraie. Les risques d’atteintes au droit des auteurs sont plus présents qu’auparavant. On a parfois le sentiment que la copie est apparue en même temps que le web. Bien entendu, il n’en est rien ! Depuis les premières civilisations humaines, les histoires, les mythes et les croyances s’inventent, se répètent, se modifient et s’étoffent au fur et à mesure de leur transmission. Par la suite, lorsque l’Homme a inventé la trace, le document, c’est très assurément par la copie que le geste du dessin et l’écriture se sont répandus, diffusant à leur tour les histoires humaines. Avec l’écriture, des textes longs ont pu être conservés, recopiés. Au Moyen Âge, la préservation du patrimoine savant est assurée par le travail des moines copistes qui retranscrivent les textes religieux et les textes antiques redécouverts. À partir du xiiie siècle, dans les universités, les mêmes textes sont inlassablement étudiés, débattus et les textes originaux commentés dans leurs marges.

Au xve siècle, l’imprimerie est la première technique favori-sant la copie à grande échelle des ouvrages. L’acte de copier est alors réservé à ceux qui détiennent les technologies nécessaires. Cela change à partir de la fin des années 1960 : la cassette audio, la VHS, et enfin la numérisation bousculent les usages. Tout un chacun peut transcrire tour à tour des musiques, des films, des textes. La technique du copier-coller si utilisée qu’elle dispose de raccourcis clavier (CTRL C+CTRL V sous Windows et Linux ; CMD-C et CMD-V sur Mac Os) a été mise au point dans les années 1970, et popularisée avec la parution du pre-mier Macintosh en 1984. Aujourd’hui, montage ou remodelage sont possibles par ces simples actions sur le clavier.

https://www.cairn.info/revue-medium-2012-3-page-310.htm.

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La copie pour usage et conservation privée est tout à fait autorisée par la loi. Des événements nommés copy party sont organisés dans les bibliothèques. Ils ont pour but de mieux faire connaître au public le droit à la copie privée, confronter le public aux limites du droit d’auteur et questionner le rôle social de la copie. Les copy parties sont des séances de copies d’ou-vrages, de cédérom ou DVD pour un usage privé. Le concept est repris par certains professeurs documentalistes avec un travail de réflexion sur le droit d’auteur et les licences Creative Commons. En 2012, le premier événement de ce type est initié à l’IUT de la Roche-sur-Yon par Olivier Ertzscheid (maître de conférence), Lionel Maurel, Silvère Mercier (à ce moment-là bibliothécaires et blogueurs) et le collectif SavoirsCom1. Pour respecter la législation chacun utilise un terminal personnel : chaque visiteur effectue la copie d’œuvres qui l’intéressent via son smartphone, son scanner ou sa clé USB. Ces copy parties portent aussi un idéal politique contre la « criminalisation des pratiques numériques » (Silvère Mercier) 73. Ces moments sensi-bilisent à la question de la transmission des œuvres.

Aujourd’hui, les lois et les industries culturelles tentent de restreindre la copie. Les dispositifs technologiques qui l’em-pêchent se multiplient et la copie est rendue de plus en plus difficile. Par exemple les DRM (Digital Rights Management) sont des logiciels de gestion de droits inclus dans de nombreuses applications. Appliqués aux livres numériques, ils sont utilisés par les éditeurs pour empêcher les copies ou les impressions et limiter la lecture des fichiers à certains appareils en imposant un codage numérique. Par exemple la liseuse Kindle d’Amazon ne lit pas les formats ePub des livres numériques, qui sont

73. Guillaume Champeau, « Mercredi c’est copy party ! », Numerama, 6 mars 2012. https://www.numerama.com/magazine/21922-mercredi-c-est-copy-party.html.

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pourtant des formats standards supportés par toutes les autres liseuses. Les DRM sont parfois utilisés pour la chrono-dégra-dabilité : ils limitent alors l’accès à un fichier dans le temps. C’est ce système qu’utilisent certaines bibliothèques pour le prêt de livres numériques. Ces logiciels permettent donc de faire appliquer le droit d’auteur au-delà de ce qui est prévu par la loi puisque le prêt à l’entourage ou la copie de sauvegarde des œuvres devient impossible. Nous retrouvons les mêmes contraintes techniques avec les plateformes de streaming de musique telles que Deezer ou Spotify. On peut, sous réserve d’un abonnement premium payant, y écouter à loisir des cen-taines de milliers de titres du monde entier, mais une fois l’abonnement terminé, plus aucun titre ne nous appartient puisqu’ils n’ont pas été copiés sur nos espaces de stockage physiques. Plus encore, il est impossible de prêter un fichier que l’on aurait apprécié. Dans un monde où les individus n’utiliseraient plus que des biens culturels sous forme numé-rique, sans support physique, il y aurait une vraie perte dans la transmission des œuvres. En effet, avec un livre ou un CD, il est possible, tout en respectant le droit d’auteur, de prêter, offrir et même revendre l’œuvre sur support physique. Cela devient contraire à la loi sur un support numérique. Dans un monde de fichiers numériques hébergés sur des plateformes, on ne pourra plus transmettre de biens culturels, ni en léguer à ses enfants. Quelle forme auront alors les bibliothèques familiales ? Ces limitations nous poussent à poser un regard différent sur la copie. Dans le même temps, on voit se développer des dons et des échanges de livres à grande échelle avec des « box à lire » dans nos villes ou sur nos plages à l’initiative de citoyens sou-cieux de faire circuler les ouvrages. On en trouve même parfois au sein des établissements scolaires à l’initiative d’enseignants ou d’élèves dans le cadre de projets pédagogiques. Si nous

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considérons parfaitement nécessaire de reconnaître et protéger le droit d’auteur, nous pensons aussi que la copie considérée uniquement comme du vol, empêche de penser le partage et la circulation des connaissances dans la société.

Aujourd’hui, nous pratiquons tous la copie, ne serait-ce qu’en recommandant des contenus sur les murs des réseaux sociaux, en signalant des ressources, en référençant. Le copier-coller est devenu une technique grâce à laquelle, en picorant des informations de blog en blog, nous organisons nos voyages, nous constituons un réservoir de recettes de cui-sines ou encore nous préparons nos séances pédagogiques. Milad Doueihi, philosophe, explique dans son livre Pour un humanisme numérique 74 que le copier-coller renoue avec la pratique lettrée antique de l’anthologie. Cette pratique usuelle de l’Antiquité, liée à la rareté des supports et à leur caractère fragile et précieux, redevient opératoire aujourd’hui pour une raison contraire : la surabondance d’informations. L’internaute confronté à trop d’informations est obligé d’en sélectionner des extraits, qu’il compile dans un espace personnel en ligne et que parfois il recommande à d’autres. Un document numérique est par essence mouvant par les commentaires qu’il peut susciter, les transformations ou copies d’extraits ou en intégralité dont il peut faire l’objet. Les documents en ligne se modifient donc sans cesse : ils sont continuellement mis à jour, améliorés, anno-tés, commentés. La recommandation contribue à la vie même des ressources. C’est pourquoi nous suivons Milad Doueihi quand il définit l’acte de copie comme « une collection choisie ». Il décrit des « pratiques de la transmission du savoir fondées sur l’annotation et le commentaire ».

74. Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris : Seuil, 2011.

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Qu’en est-il de la question de la copie dans le monde sco-laire ? L’acte de copie y est globalement décrié. On relève deux formes principales dans la lutte contre la copie. La première concerne la surveillance du risque de copie : elle est un point de vigilance pour l’enseignant lors des évaluations. En situation d’examen, cet acte est puni lourdement par une interdiction de se présenter à de nouveaux examens durant un nombre d’années variable. Cette disposition montre l’importance que le monde scolaire accorde à la mémorisation personnelle de connaissances pour valider des acquis diplômants. Sans remettre en cause le nécessaire besoin d’une culture géné-rale commune ni même l’intérêt de cette mémorisation de connaissances, on peut critiquer cette vision unilatérale de vali-dation d’acquis. À partir de cette critique, de nouvelles formes d’évaluation d’étudiants ont vu le jour. À l’université Paris-Nanterre, Louise Merzeau demandait aux étudiants de Master 2 en Information-Communication qu’ils participent de façon active à des webinaires en ligne sur des sujets variés 75. Marcello Vitali-Rosati a entrepris la rédaction, parfois collaborative, d’articles sur Wikipédia avec ses étudiants : la consigne était de créer la page qui concerne l’édition numérique 76. À l’ESPE de Créteil, Florence Colin et Christèle Leclere ont proposé un travail pluridisciplinaire qui a abouti à la traduction d’articles de Wikipédia en langue des signes 77. Dans le cadre de ces

75. Ces webinaires sont disponibles sur YouTube. Une présentation des diffé-rentes sessions est disponible sur le site du master de l’université de Nanterre. http://master-icen.parisnanterre.fr/webinaire/.76. Marcello Vitali-Rosati, « Les contributions sur Wikipédia : repenser l’éva-luation de nos étudiants », The Conversation, 1er mai 2017, https://theconversation.

com/les-contributions-sur-wikipedia-repenser-levaluation-de-nos-etudiants-76922.77. Florence Colin et Christelle Leclere, « Contribuer à Wikipédia pour s’ini-tier à la pédagogie de projet en formation initiale », Doc pour Docs, 8 juin 2018, https://www.docpourdocs.fr/spip.php?article624.

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exemples inspirants pour l’enseignement secondaire, la copie est valorisée. Rien de nouveau n’est publié sur Wikipédia car la vocation actuelle d’une encyclopédie est de compiler des copies de connaissances déjà existantes. Par contre, chaque information publiée doit être associée à une source, dans laquelle l’information a été trouvée ; il n’y a donc pas d’atteinte au droit d’auteur.

La deuxième acception du terme copie en contexte scolaire, concerne les travaux de recherche documentaire. Avant les années 1990, les élèves recopiaient à la main les informations trouvées dans les livres. On leur demandait alors de reformuler avec leurs propres mots, partant du principe discutable que cette reformulation était garante d’une compréhension. Aujourd’hui ce manque d’effort d’écriture manuelle est dénoncé par les enseignants qui récupèrent des devoirs d’élèves parfois intégra-lement constitués d’extrait compilés par copier-coller de sites web. Car lorsqu’un élève réalise un exposé ou une biographie sur un personnage historique, que fait-il spontanément ? Il saisit sa requête sur le moteur de recherche, se laisse guider par les algorithmes qui le mènent le plus souvent vers Wikipédia, en fait un copier-coller et se satisfait de cette première réponse. L’élève qui doit rendre un devoir apprécie la facilité d’accès à la réponse. Quant aux adultes, que font-ils lorsqu’ils veulent travailler sur un nouveau sujet ? Est-ce qu’ils prennent un dictionnaire ? Un livre documentaire ? Rarement. En général, quelqu’un qui veut cerner un sujet qui lui est inconnu va sur le web et consulte via un moteur de recherche les premiers sites proposés. Parfois il se constitue ainsi une première collection d’informations. On voit donc bien que l’acte de copie implique une lecture utile pour la première phase de découverte d’un sujet. En réalité, ce qui est condamnable moralement, et dont les enseignants ne veulent pas, c’est que les élèves ou les

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étudiants, s’approprient et apposent leur nom sur des contenus qu’ils n’ont pas été construits par eux. Les copier-coller doivent donc être considérés comme une étape du travail, non comme son aboutissement. Nicole Boubée, chercheuse en sciences de l’information et de la communication a montré dans sa thèse Des pratiques documentaires ordinaires : analyse de l’activité de recherche d’information des élèves du secondaire 78 que ce travail de collecte, par la copie d’extraits, était porteur d’apprentissages et de connaissances sur un double plan. Copier-coller permet en effet aux élèves de mieux cerner le sujet de recherche sur lequel il leur est demandé de se renseigner. En parallèle, les élèves qui le pratiquent développent une réflexion et des savoirs sur l’acti-vité même de recherche, car ils gardent trace de leurs parcours et font évoluer leurs mot-clés en fonction des informations qu’ils trouvent. Nicole Boubée préconise donc d’autoriser la copie d’informations en milieu scolaire, et de faire évoluer ainsi l’acte de copie en apprentissage. Nous verrons plus loin dans ce chapitre comment peut se construire un enseignement de la copie par l’utilisation, en situation de recherche documen-taire, d’un document de collecte qui compilerait l’ensemble des extraits copiés-collés avec leurs sources d’origine. Cet acte pédagogique ne peut donc être confondu avec le plagiat qui est le fait de s’approprier le travail d’autrui sans citer sa source.

C’est un changement de statut de l’activité de copie qui doit pouvoir être proposé au sein des établissements scolaires. Nous décidons de ne plus voir la copie seulement comme synonyme de vol ou d’appropriation abusive, ce qui relève du plagiat, mais plutôt comme une pratique qui peut être porteuse

78. Nicole Boubée, Des pratiques documentaires ordinaires : analyse de l’activité de recherche d’information des élèves du secondaire, thèse en Sciences de l’Infor-mation et de la Communication, sous la direction de Viviane Couzinet et André Tricot, Université Toulouse II, 2007, 334 p.

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d’apprentissages. Interdire les copier-coller se révèle de toute façon souvent vain. Les autoriser, en mettant en place un travail d’analyse des traces collectées et de signalement des sources utilisées semble bien plus riche et pédagogique. La copie ici peut donc être appréhendée comme la reprise de connaissances à améliorer et enrichir, sans oublier pour autant, puisqu’il est toujours cité, l’auteur et ses droits. C’est un acte de participation citoyenne dans une société de la circulation de l’information. Copier un lien, une adresse URL et la partager sur les réseaux, tout en expliquant pourquoi, est au fondement même de la construction d’une pensée et d’une culture collective. Enfin sur le plan moral et civique, utiliser le copier-coller amène les élèves à comprendre, par l’action, que la connaissance et les savoirs sont destinés in fine à être partagés, dans une perspective d’enrichisse-ment de tous, rejoignant ainsi la pensée des communs.

Construction de notre patrimoine culturelLes musées cherchent à attirer des publics pour que les œuvres dont ils ont la responsabilité ne tombent pas dans l’oubli. Pour autant, ils ne vont pas toujours au bout de leur démarche et donnent parfois l’impression de rester très attachés à la propriété de leurs œuvres originales. Ainsi par exemple, dans les musées nationaux, les œuvres, y compris celles qui appar-tiennent au domaine public, sont souvent accompagnées d’un panneau “interdit de photographier”. Pourtant, le Ministère de la Culture a publié en 2014 une charte intitulée Tous photo-graphes pour faire respecter ce droit des usagers à la copie. Elle précise dans son article 3 :

Le visiteur peut partager et diffuser ses vidéos spécialement sur internet et les réseaux sociaux dans le cadre de la législation en vigueur.

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En 2009, le nouveau règlement du musée d’Orsay a fait grand bruit. Autorisées depuis son ouverture, les photographies y ont été soudain interdites en toute illégalité. Une communauté de contestation s’est rapidement constituée autour de Julien Dorra, le fondateur du concept de museomix, évènements de création collective dans les musées. En 2015, la Ministre de la Culture Fleur Pellerin, en visite au musée, prit une photogra-phie d’une peinture de Pierre Bonnard qu’elle publia sur son compte Instagram. L’histoire fit tant de bruit que le musée fut obligé de revenir sur son interdiction.

Pour les promoteurs des museomix, le contenu d’un musée doit pouvoir être réapproprié ; il doit être transformé pour rede-venir vivant à travers la réalisation d’œuvres dérivées. Le musée apparaît dès lors comme un espace de création d’une culture vivante, participative, qui s’appuie sur un patrimoine du passé. Le principe fondateur d’un museomix c’est son organisation par une communauté élargie du musée : l’initiative ne revient pas aux seuls personnels du musée, mais inclut les visiteurs. La devise du site museomix est ainsi « People make museums », « Les gens font les musées ». Le succès de ces initiatives relève d’une culture de la participation dans laquelle chacun se sent investi de capacités, compétences et savoir faire qu’il accepte de mettre au service d’une action de valorisation commune. Des liens sociaux se nouent dans ce genre d’événement, et des outils de médiation sont proposés pour donner la possibilité à chaque visiteur à s’imprégner des œuvres.

Plusieurs actions sont menées depuis les années 2010 afin de rendre vivant le domaine public : concours destinés à sensi-biliser le grand public, formations des institutions culturelles portant sur les licences libres, évènements comme la photo-graphie d’œuvres du domaine public pour les reverser sur Wikimedia Commons, journées de sensibilisation (par exemple

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organisation en 2013 d’une journée consacrée au domaine public à l’Assemblée nationale)… Des émissions de télévision dédiées comme À Musée Vous, À Musée Moi sur Arte donnent vie aux tableaux par un jeu d’acteurs.

Certains musées à l’étranger n’attendent pas l’organisation d’événements ponctuels pour proposer à leurs visiteurs de s’approprier les œuvres et peuvent servir d’exemple pour ins-pirer les musées français. Citons en exemple le Rijksmuseum d’Amsterdam dont les usagers peuvent via le site web créer leurs propres galeries d’œuvres. Le Prix du Rijksstudio, un concours lancé en 2017, invite même les publics à s’inspirer des œuvres en ligne du musée pour créer des œuvres nouvelles.

Ces événements culturels mettent en avant un phénomène d’appropriation des productions artistiques. Une œuvre modi-fiée, transformée, détournée, reste vivante et présente dans notre culture commune. Malheureusement, l’écho des pratiques culturelles transformatives n’est pas encore arrivé clairement à l’école. Les professeurs d’arts plastiques et d’éducation musicale ont l’habitude de faire travailler leurs élèves sur des tâches de recompositions d’œuvres existantes ou en s’en inspirant, car leur discipline est historiquement très marquée par la création à partir de productions créées antérieurement. Mais ce sont à peu près les seuls enseignants à avoir conscience de l’enjeu culturel de la copie. On peut considérer que l’école est globale-ment assez extérieure à ce phénomène. Or nous pensons qu’elle a un rôle à jouer pour accompagner cette culture participative.

Nous assistons actuellement à l’émergence d’une culture que l’on appelle communément culture transformative, culture du remix ou encore mashup. C’est une idée qui n’est pas neuve, elle est même au fondement de notre patrimoine culturel et nous ne pouvons en citer ici qu’un nombre réduit d’exemples. Michel de Montaigne introduit dans les Essais des textes

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classiques, Jean de La Fontaine s’est inspiré d’Esope. Dans le domaine de la peinture les exemples abondent. Pensez par exemple aux Ménines de Pablo Picasso qui sont une réinter-prétation du tableau de Diego Velasquez. Dans le domaine de la musique, le sample (qui se traduit par échantillon) né dans les années 1990, autorise la récupération d’extraits musicaux qui sont mis en boucle et réutilisés dans un nouveau morceau.

Arrêtons-nous un instant sur ces termes. Le terme mashup a été défini en 2004 par Lawrence Lessig, juriste américain inven-teur des licences Creative Commons, comme une « appropria-tion d’images et de sons de la culture commune afin d’en faire autre chose » 79. Il peut se traduire par le terme « collage », à l’image de la pratique picturale du début du xxe siècle, et désigne « une composition faite d’éléments hétérogènes qui constitue une œuvre originale ». Le terme remix, lui, est né plus tôt dans le domaine musical, à la fin des années 1960 en Jamaïque pour désigner une forme artistique constituée d’extraits de musique réarrangés pour en proposer une nouvelle version. La carac-téristique d’une œuvre transformative est qu’elle emprunte des éléments d’œuvres antérieures. Le concept de « culture participative » étudié par le chercheur et essayiste américain Henry Jenkins 80 nous éclaire pour désigner cette culture d’une création réalisée à partir d’œuvres préexistantes (qu’on peut appeler également remix culture, titre d’un ouvrage de Lawrence Lessig).

Avec le web participatif la tension entre patrimoine hérité et culture émergente devient plus vive. Les usagers des médias

79. Lawrence Lessig, « Free(ing) Culture for Remix », Utah Law Review, 2004, p. 961.80. Henry Jenkins, Mizuko Ito, danah boyd, Culture participative : une conver-sation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté, C&F éditions, 2017.

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sont incités à créer, transformer et diffuser des contenus nou-veaux réalisés à partir d’objets existants. Les participants sont actifs, créatifs, engagés et en connexion avec d’autres membres formant des communautés.

Lawrence Lessig parle d’une créativité RW (read and write) 81. Selon lui, une œuvre n’est pas seulement destinée à être lue ou écoutée mais aussi à être transformée par une nouvelle « écriture ». Nous vous proposons, pour comprendre les enjeux de cette culture transformative, de nous arrêter sur la fanfiction, un type de production qui peut nous intéresser particulière-ment dans le cadre scolaire. Il s’agit d’un récit écrit par les fans d’un roman, d’une série télévisée, d’un film ou d’un jeu vidéo pour prolonger, compléter, transformer l’histoire originale. Les fanfictions rencontrent un succès croissant. Les créateurs sont souvent désintéressés. En général, ils (ou plutôt elles tant l’univers des fanfictions semble être féminin) publient leurs chapitres au fur et à mesure pour recueillir les avis des lecteurs. Ce qu’elles recherchent, c’est élargir leur réseau relationnel. « On n’écrit pas pour soi » nous dit Chloé, élève de quatrième utilisatrice de Wattpad, plateforme de publication de fanfic-tions. De tels réseaux participent au développement de liens sociaux. On voit apparaître l’émergence de communautés qui prennent tout autant d’importance pour leurs membres que la figure même de celle ou celui qui a écrit l’histoire initiale.

Henry Jenkins, qui a étudié le phénomène des fans et a montré que les spectateurs étaient invités à être acteurs des créations par tout un système de participation, de rediffusion de contenu, de recommandation, et d’annotation, a souligné le

81. Calimaq, « Lawrence Lessig, les dérives du web et la “mort des éditeurs” », S.I.Lex, 5 mai 2017. https://scinfolex. com/2017/05/05/lawrence-lessig-les-derives-

du-web-et-la-mort-des-editeurs/.

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rôle déterminant de la communauté dans le développement de la culture participative.

La culture transformative réinterroge ce que nous voulons faire de notre patrimoine et notre héritage culturel. Le patri-moine copié continue de se perpétuer ; il est enrichi, assimilé, actualisé, modifié. Ces transformations autorisent une appro-priation à la fois individuelle et collective. Julien Lahmi, réali-sateur de mashups et de films de recyclage, explique lors d’un webinaire 82 :

Quand je suis devant une feuille blanche, seul face à moi-même et à mon nombril, je reste un peu sec. Je ne sais pas ce que j’ai à dire aux gens. Alors que quand je regarde des images d’autres personnes, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui s’ouvre en moi. Je me permets d’être créateur à partir des images des autres. Il s’agit pourtant d’une pratique d’amateurs qui est illégale

au regard du droit d’auteur quand le résultat est diffusé. Dans le webdocumentaire CiTizen fan 83, Lionel Maurel nous rappelle que, dans les faits, les poursuites sont extrêmement rares, mais d’un point de vue symbolique, tous les créateurs de ces conte-nus remixés sont rejetés du côté de l’illégalité et le risque est de voir leur contenu effacé. Certains auteurs comme J. K Rowling, la créatrice du personnage d’Harry Potter, ont compris l’intérêt de voir se rassembler une large communauté de fans partageant leur imaginaire. Grâce à l’exception au droit d’auteur accordée directement par l’auteur, il existe 700 000 suites de Harry Potter. Certaines plateformes comme Fanfiction.net ne proposent que des textes inspirés d’œuvres pour lesquelles les auteurs ont donné leur accord.

82. « Webinaire Biens communs numériques séance #3 (saison3) : Nouvelles écritures, mashup et recyclages », 7 avril 2016, https://www. youtube.com/

watch?v=0ElSbNuCK_U.83. http://citizen-fan.nouvelles-ecritures.francetv.fr.

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Ces évolutions des pratiques créatives bousculent les concep-tions sur la paternité des œuvres. Le droit français semble mal adapté à ces réappropriations et ces transformations. Il considère que la reprise, qu’elle soit ou non dans le domaine public, ne doit pas porter atteinte au droit de divulgation, au droit au respect et au droit à la paternité 84. C’est pourquoi, en dehors de la sphère des licences libres, les pratiques de mashup ou de remix se développent dans des conditions difficiles. Les contraintes exercées par les règles du droit d’auteur sont fortes et ne correspondent pas aux possibilités offertes par les outils numériques et le web, donc aux usages réels. Le web a une grande puissance de dissémination des contenus culturels. Il fait se créer sous nos yeux une nouvelle forme de culture que nous avons encore bien du mal à définir. Certains parlent de culture numérique. Selon nous, c’est bien au-delà qu’il faut penser cette culture car on ne peut pas la concevoir en opposition à une culture qui serait pré-numérique. C’est une culture qui tisse ses liens avec son héritage tout en proposant des formes de création riches et inédites.

À l’école : accompagner la construction d’une culture collectiveAu-delà de l’art et de la littérature, quelle culture est nécessaire à l’exercice citoyen ? La culture, c’est ce par quoi un groupe d’humains se reconnaît, ce qui lui est commun : des lois, des croyances, des traditions, des comportements… souvent

84. Il s’agit ici des règles liées au droit de reproduction définies dans le Code de la propriété intellectuelle.

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intégrés dans des objets d’art ou d’usage. Elle n’est pas en soi garante de démocratie. Au sortir du choc moral créé par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, l’association Peuple et Culture proclame en 1945 dans son manifeste 85 :

Ni la littérature, ni la science, ni le droit ne définissent une culture. Ces disciplines ne livrent qu’un aspect des choses. La culture s’appuie d’abord sur la vie de l’homme, la vie de la société, la vie du monde. […] À travers la connaissance, la culture vraie se tourne vers l’action. Elle ne tend pas seulement à interpréter le monde mais à le transformer. Ainsi, pour qu’elle porte un effet émancipateur et valorise

les prises de décisions politiques au service du bien collectif, il est nécessaire que la culture dont nous parlons s’inscrive dans le quotidien concret des individus. Nous considérons donc ici une culture qui vise non seulement la compréhension du monde actuel mais aussi à développer une capacité à agir sur lui. Nous pensons que le bagage culturel acquis tout au long du cursus scolaire peut rendre chacun pleinement acteur dans sa vie quotidienne lui donner la capacité de s’impliquer dans les décisions collectives. Parce que nous parlons de ressources qui appartiennent au patrimoine collectif, la théorie des communs est ici opérationnelle car elle considère dans une même pensée les ressources, les communautés d’usage et les règles de gestion de ces communautés, dans le but de maintenir et partager les

85. C’est Joffre Dumazedier, ancien résistant dans le maquis du Vercors qui fonde en 1945 l’association Peuple et Culture, aujourd’hui conventionnée par le Ministère de la Culture. L’objectif de cette association est de construire une culture partagée et développer en chacun la confiance en soi et le pouvoir d’agir collectivement. Joffre Dumazedier, « Penser l’autoformation. Société d’aujourd’hui et pratiques d’autoformation ? », Chronique sociale, 2002.

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ressources. Il est évident que l’accès du plus grand nombre d’individus aux œuvres culturelles doit être garanti.

Il serait facile de cloisonner le numérique et d’en faire une culture à part entière, qui serait déconnectée de son patri-moine hérité. Nous ne le ferons pas. La démarche de réflexion à laquelle nous vous invitons a pour objectif de penser les liens entre la culture du monde avant le numérique et celle du monde en devenir. Nous vous invitons à considérer la culture comme n’étant pas figée mais mouvante, la culture tradition-nelle, bousculée en profondeur par le numérique, servant de « propulseur » à la culture qui se redessine. C’est pourquoi, plutôt que de nous placer dans la mouvance d’une « culture numérique », nous préférons poser la question : « Quelle culture voulons-nous ? ». Dans ce cadre, nous interrogeons les capacités des individus, leur liberté de faire des choix, de créer, de se réunir en communautés actives. L’école a un rôle déterminant pour le développement de ces capacités.

Pour accompagner le développement d’une culture parti-cipative qui soit garante d’égalité entre nos élèves et fonda-trice pour leur participation à la vie de la société et au débat démocratique, nous proposons deux pistes principales d’ensei-gnement. La première est la reconnaissance du copier-coller comme acte de diffusion sociale de connaissances et comme acte d’apprentissage. La seconde est la connaissance du patri-moine culturel hérité, et la conscience de participer à l’enrichis-sement du patrimoine futur. Enfin, nous pensons que l’école, et notamment les CDI dont une des missions et d’être ouverts sur l’environnement culturel, peut être attentive à une forme naissante de culture, la culture remix.

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Le document de collecte comme exemple pour développer une culture de l’informationDans une logique de pensée et d’analyse semblable à celle de Milad Douehi à propos des anthologies, Louise Merzeau nous invite à un « réapprentissage de la copie comme processus et comme pensées » 86. Si la copie reste socialement mal vue, nous pouvons grâce au document de collecte, une méthode pédagogique que nous expérimentons depuis 2010, poser un regard positif sur celle-ci. Nous introduisons cette démarche dès les premières séances de recherche avec les élèves et tout au long du processus d’appropriation des informations. Tel que le définit Nicole Boubée, docteure en sciences de l’infor-mation et de la communication, le document de collecte est une compilation d’extraits copiés-collés. Il est réalisé avec un logiciel de traitement de texte qui devient dès lors le support de la prise de notes. Nous menons ces séances le plus souvent de manière interdisciplinaire avec un ou plusieurs collègues de disciplines. Nous demandons aux élèves de collecter des extraits de documents sur un support, que ce soit un traitement de texte sur ordinateur (type Open/Libre Office) ou en ligne (type Framapad). Pour les élèves les plus avancés, il est possible d’apposer des commentaires sur une plateforme de gestion de signets en ligne du type Framaboard, Trello, Seenthis ou Diigo. Pour chaque extrait collecté nous demandons obligatoi-rement que la source d’origine soit citée. A minima l’adresse URL mais on peut exiger de citer ses sources selon les normes bibliographiques 87.

86. Louise Merzeau, « Copier-Coller », Médium, 3/2012 (Nº 32-33), p. 310-333 https://www.cairn.info/revue-medium-2012-3-page-310.htm.87. On pourra se référer au dossier de SavoirsCDI pour l’ensemble des normes. https://www.reseau-canope.fr/savoirscdi/centre-de-ressources/fonds-

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Apprendre à citer ses sources est utile à plus d’un titre notamment pour que les élèves distinguent le support (le web), du site hébergeant le document, et finalement de l’auteur lui-même. Nous avons en tête les élèves qui citent le moteur de recherche Google ou Google images. Ils ne sont pas conscients que les informations ou les images indexées par Google ne sont que des copies de sites hébergés ailleurs. Cet apprentissage de la citation peut prendre plusieurs formes, notamment celle de construction d’une bibliographie ou sitographie. Mais nous préférons dépasser avec nos élèves collégiens les sitographies qui se présentent comme des listes thématiques ou organisées par ordre alphabétique. Ainsi nous demandons que le docu-ment de collecte précise la nature de la source, éventuellement son point de vue, l’intérêt de l’extrait pour le contenu qu’il propose, sa pertinence pour la production finale demandée.

Le document de collecte devient ainsi, comme le propose Noël Uguen, professeur documentaliste et formateur 88, un véritable carnet de bord qui peut être individuel ou collectif, notamment au lycée. Selon lui, l’élève peut alors clôturer sa lecture (charge qui est assumée dans le monde de l’imprimé par l’auteur), contextualiser le document et l’information lue. Enfin, le document de collecte établit un « contrat de lecture » : nommer les sources, les types de sites et leur point de vue, ana-lyser leur fiabilité et la pertinence des informations qu’ils pro-posent pour le sujet traité. Ce contrat de lecture explicite oblige les élèves à décortiquer, parfois collectivement, leurs critères

documentaire-acquisition-traitement/le-traitement-documentaire/citer-ses-sources-et-

presenter-une-bibliographie-lycee.html.88. Conférence de Noël Uguen lors de la journée académique du 9 avril 2015. « Le professeur documentaliste face à la lecture sur le web : comment former à l’évaluation de l’information à partir des stratégies de collecte et d’annota-tion ». https://documentation.discip.ac-caen.fr/spip.php?article131.

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d’évaluation et à les soumettre à leur enseignant qui demande aux groupes, à l’aide d’un vidéoprojecteur de présenter leur cheminement de recherche et leurs critères de sélection des informations. Le professeur documentaliste les interroge sur leurs choix au travers d’une activité d’analyse active, consciente et basée sur l’expérience même des élèves. En les faisant travail-ler en groupe et en les obligeant à argumenter leurs choix, il les incite à dépasser des modes de recherche routiniers pour aller plus loin, permettant ainsi le développement d’une créativité bel et bien cognitive et personnelle 89.

Les critères de sélection empirique des informations jugées pertinentes sont appelés des heuristiques comme nous le rap-pelle Gilles Sahut 90, chercheur en sciences de l’information et de la communication. Le terme heuristique désigne ici des règles pré-construites par le lecteur pour évaluer le plus rapi-dement possible la qualité de l’information. Toujours selon Gilles Sahut, il existe des heuristiques visuelles qui se basent sur l’apparence des pages consultées répondant à la question : le site paraît-il fiable à première vue ou non ? Il y ajoute des heuristiques expérientielles qui se basent sur l’expérience passée de lecture en ligne, des heuristiques de réputation si la source est recommandée par quelqu’un de connu ou par son envi-ronnement relationnel proche, et des heuristiques d’expertise, accordées à des sites institutionnels par exemple. Enfin, jouent

89. Fabien Guidt, sur le site remixonsDoc, site proposé par un groupe de pro-fesseurs documentalistes de l’académie de Toulouse, propose une séance de ce type en lycéePE. Nous reviendrons sur sa démarche dans le chapitre suivant. https://remixonsdoc.wordpress.com/cooperer-dans-le-cadre-des-tpe-au-lycee/.90. Gilles Sahut, « L’enseignement de l’évaluation critique de l’information numérique. Vers une prise en compte des pratiques informationnelles juvé-niles ? », TIC & Société, vol 11, num. 1, 2017. http://journals.openedition.org/ticet-

societe/2321.

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aussi de façon importante les heuristiques d’auto-confirma-tion qui font que les lecteurs vont accorder du crédit d’abord aux sources qui expriment ce qu’ils pensent aussi. Créer un document de collecte annoté, en particulier si ce travail est fait collectivement, fait émerger ces heuristiques et demande aux élèves de les analyser avec précision pour estimer leur validité. Ainsi ils vont pouvoir prendre conscience de leurs critères empiriques d’évaluation et les faire évoluer.

Avec le document de collecte, les élèves développent des capacités de lecteurs experts. Dès le cycle 3, ils apprennent à sélectionner des extraits, des références et analyser leur finalité et leur pertinence. Le travail sur document de collecte peut faire l’objet d’une progression tout au long de la scolarité des élèves.

Que peut-on demander aux élèves ? La réponse varie selon l’objectif d’apprentissage et le niveau scolaire considéré. Voici quelques variantes :

− demander aux élèves de construire une carte mentale à partir d’un document de collecte préparé par l’enseignant pour travailler la lecture, l’appropriation et l’organisation de l’information ;

− critiquer un document de collecte, relever les manques, ce qui est en trop par rapport à la consigne pour construire la notion de pertinence informationnelle ;

− collecter des informations sur un logiciel de traitement de texte à partir d’une recherche libre ou sur une sélection de sites proposés par l’enseignant fait varier la difficulté du travail de sélection ou de lecture ;

− demander un document de collecte collectif pour un groupe d’élèves via un pad (www.framapad.org par exemple) met les élèves en situation de négociation argumentée de leurs choix ;

la copie : au cœur du paTrimoine culTurel 133

− sélectionner des sites et les intégrer dans un outil en ligne en demandant une sélection commentée ouvre cette activité à la question de l’intérêt du partage.

Pourquoi insister sur ces apprentissages ? Pour les adoles-cents, la copie n’est en aucun cas un acte de piratage. Ils sont en général parfaitement conscients qu’ils ne doivent pas recopier mot à mot un ouvrage imprimé. Par contre avec le web, ils estiment parfois que si un auteur publie un document, c’est justement pour qu’il soit partagé et « copiable ». Sur le web, la notion d’auteur se dilue, parfois disparaît, et les élèves ne réalisent pas toujours qu’à l’origine d’un document en ligne il y a aussi un auteur et que donc des droits d’auteur s’appliquent, notamment le droit d’être cité et reconnu comme auteur, ce qui est demandé par les licences Creative Commons.

Une petite anecdote qui en dit long sur l’intérêt de ques-tionner cette pratique du copier-coller. Voici les grandes lignes du dialogue engagé avec un élève venu en autonomie faire une recherche en éducation musicale :

— Bonjour, je viens faire une recherche sur le chant grégorien— Que t’a-t-on demandé exactement ?(L’élève sort son carnet de bord sur lequel le travail est noté)On peut lire : Faire une « petite » recherche sur le chant grégo-

rien (avec les guillemets).L’élève s’empresse de dire : « Elle a dit qu’il fallait faire du

copier-coller parce qu’on va en reparler en cours. »— Donc tu dois faire un document de collecte ?

Cette précision de vocabulaire (passer d’une « petite » recherche à « faire un document de collecte ») vise à mieux cerner le travail attendu. Si cette harmonisation de vocabu-laire se fait au niveau de l’établissement, elle n’en sera que plus fertile encore. Et plus ou moins spontanément, l’élève a eu le réflexe de citer sa source, au moins l’adresse URL, de

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sélectionner quelques paragraphes ou phrases, d’intituler son document : « Document de collecte : le chant grégorien » pour signifier qu’il comprenait que son document était à ce stade une « copie » d’informations. En effet, un tel document de collecte peut tout à fait être un type de production à demander aux élèves afin d’être retravaillé et repris en classe. Et finalement sortir de la frustration liée à la réprobation du copier-coller.

Nous venons de développer l’idée selon laquelle la copie peut être réhabilitée à l’école, avec pour but de faire com-prendre aux élèves que le savoir collectif n’est que le résultat d’une immense somme de savoirs élaborés au cours des siècles. Qu’en est-il pour notre patrimoine culturel ?

Connaissance et participation à son environnement culturel

« Il faut enseigner la publication. » 91

Dans un article publié dans Le Monde en 2012 et intitulé « Et si on enseignait vraiment le numérique ? », Olivier Ertzscheid, maître de conférence et blogueur, rappelle que le web est, depuis sa création, un média de la publication. Pour lui, l’enseignement de la publication regroupe un ensemble de savoirs et de connaissances qui constituent ce qu’il appelle un « savoir-publier ». En s’appuyant sur Bernard Stiegler, pour qui « la démocratie est toujours liée à un processus de publication – c’est-à-dire de rendu public – qui rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique », Olivier Ertzscheid mentionne que cet enseignement doit à la fois prendre en

91. Olivier Ertzscheid, « Et si on enseignait vraiment le numérique ? », Le Monde, 3 avril 2012. http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/03/et-si-on-en-

seignait-vraiment-le-numerique_1679218_3232.html.

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compte la dimension individuelle des apprentissages mais aussi et surtout la dimension collective. Pour être des auteurs conscients, il conviendrait donc de former à cette contribution en donnant sens aux outils pour prévenir la fracture numé-rique. « Comprendre », nous dit-il, « que l’impossibilité de maîtriser un “savoir publier”, sera demain un obstacle et une inégalité aussi clivante que l’est aujourd’hui celle de la non-maîtrise de la lecture et de l’écriture, un nouvel analphabétisme numérique hélas déjà observable ».

C’est pourquoi plutôt que d’exiger une forme classique de restitution – alors que l’on sait qu’ils vont aller sur le pre-mier site référencé sur Google, et nous rendre tous la même copie ! – on peut comme le demande Valérie Briat, professeure documentaliste auteure du blog Didacdoc, parler d’un « copier-coller-créer » en incitant ainsi à des productions originales. Nous insistons souvent lorsque nous mettons les élèves en situation de publication sur le caractère multimédia des pro-ductions numériques.

Dans le cadre d’un voyage scolaire nous avons réalisé un audioguide sur les lieux et monuments à visiter avec les élèves. Pour cela ils avaient besoin d’une image, d’un texte et d’un son : − pour le choix de l’image nous insistons sur le caractère de

réutilisation libre, invitant les élèves à vérifier le droit associé à l’image qu’ils choisissent. Un moteur de recherche d’images répondant à ces critères est offert par Creative Commons 92 ; − la présentation du monument ou de l’œuvre choisie a dans

un premier temps été rédigée à l’aide d’un logiciel de traite-ment de texte ; − en ce qui concerne le son, nous avons utilisé le logiciel libre

Audacity pour l’enregistrement de la voix des élèves ;

92. https://search.creativecommons.org.

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− enfin le montage de l’audioguide s’est fait sur le site Izi Travel sur lequel nous avons ouvert un compte classe.

Une telle production alternant les outils et les supports fait travailler les élèves sur la lecture d’image et l’oral. Le passage constant d’un outil à l’autre est extrêmement formateur pour les élèves qui doivent en permanence se situer dans l’espace du web : sur quel site suis-je ? Suis-je ou non dans un espace connecté ? Quelles sont les contraintes de l’outil que j’utilise ?

Ces travaux de publication (affiches, mur d’images sonores, diaporamas, vidéos) ont notre faveur pour différentes raisons. D’abord parce qu’ils s’adaptent aux rythmes différents de chaque élève. Les plus avancés peuvent aider les autres et par là même réinvestir ce qu’ils viennent d’apprendre. Nous ne fixons pas nécessairement une même production pour tous les élèves mais un seuil minimal à atteindre : par exemple lors-qu’il s’agit d’un diaporama nous pouvons exiger au minimum trois diapositives mais chacun peut en faire bien plus (ce qui arrive souvent). Il nous arrive aussi de laisser libre choix de la production aux élèves. Comme lorsqu’en fin d’année nous avons proposé à des élèves de cinquième un travail intitulé « Les communs en vacances : adoptez une image pour “l’éle-ver” ». Les élèves doivent « adopter » une image du domaine public ou sous licence Creative Commons parmi un certain nombre d’images sélectionnées pour leur lien avec le thème des vacances et laisser libre cours à leur créativité pour « l’éle-ver » : la remixer, la redocumentariser en réutilisant tout ce que nous avons fait dans l’année. Ce travail terminé a fait l’objet d’une exposition interactive présentant des documents sous des formes très variées : un nuage de tags, un montage sonore, un montage vidéo…

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Lors de l’oral du brevet des collèges les élèves doivent être « capables d’exprimer des sentiments, des émotions » 93. On leur demande de présenter oralement un sujet de leur choix issu d’un des parcours obligatoires (parcours éducatif de santé, artistique et culturel, citoyen ou avenir). Cet oral ne doit pas se centrer exclusivement sur le thème choisi mais plutôt sur la façon dont l’élève a vécu le projet et ce qu’il en a retiré en termes d’apprentissage. C’est l’expression personnelle d’une action de formation qui est évaluée. Nous nous rapprochons de l’approche par la biographie éducative ou « l’histoire de vie » étudiée notamment par Pierre Dominicé 94. En formation d’adultes, le système de validation des acquis professionnels s’appuie sur cette démarche.

Dans le chapitre précédent nous avons proposé, pour abor-der les médias, d’amener élèves à s’observer eux-mêmes dans leur rapport aux médias. De la même façon nous allons suivre ici cette piste et vous proposer d’amener les élèves à réfléchir à leur rapport personnel à la culture artistique. Or pour qu’ils questionnent leur rapport aux médias comme leur rapport à la culture, ils doivent commencer par apprendre à se connaître eux-mêmes, notamment à décrypter leurs émotions.

Cette connaissance d’eux-mêmes passe par l’interrogation de leur rapport à la culture et de leurs goûts. La capacité à parler des émotions et à argumenter les ressentis est travaillée en cours de français, en cours d’arts plastiques, en éducation musicale, en éducation physique et sportive ou encore en enseignement moral et civique. Au CDI, on peut engager un travail sur les

93. Voir le Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale du 8 avril 2017 : http://

eduscol.education.fr/sti/sites/eduscol.education.fr.sti/files/articles/7212/bo-men-n14-

8-avril-dnb-2017.pdf.94. Pierre Dominicé, L’histoire de vie comme processus de formation, Paris : L’Harmattan, 2002.

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émotions les plus simples (tristesse, joie, colère, peur) à travers la lecture de fictions, les arts ou même un travail autour de la relaxation et de l’attention. Plus largement dans le cadre du parcours d’éducation artistique et culturel, de l’élémentaire jusqu’en classe de troisième, l’élève est confronté à des œuvres nombreuses et variées. Il apprend à cultiver sa sensibilité, sa curiosité et à exprimer des émotions esthétiques. Pour arriver à cela en fin de collège, sans doute faut-il, dès les plus petites classes, proposer des temps d’apprentissage et de verbalisation des émotions. Sans vocabulaire émotionnel, comment argu-menter sur une œuvre d’art ? Pour introduire ce vocabulaire, on propose aux plus jeunes des coloriages : on colorie en jaune les émotions de la joie, en rouge celle de la colère, en bleue celle de la tristesse, etc. On laisse les élèves s’exprimer en début de séance pédagogique sur leur ressenti à partir de fiches présentant différents visages expressifs ou des émoticons dont l’émotion correspondante est inscrite au dessous (« Je me sens tranquille, inquiet, joyeux… »). Avec des élèves plus grands, on utilise ces visages en proposant un vocabulaire plus précis (« Je me sens apaisé, comblé, frustré, intrigué… »). Enfin, on construit des échelles émotionnelles avec les élèves en affinant avec eux la graduation des émotions. Par exemple, les émotions de la joie qui vont du plaisir à l’exaltation en passant par le contentement et la satisfaction. Avec cette démarche, les élèves apprennent à argumenter leur ressenti devant une œuvre artistique à partir d’éléments visuels ou auditifs. Les élèves répondent à des ques-tions qui guident l’analyse et précisent ce qu’ils observent, ce qu’ils distinguent et en déduisent et ce qu’ils ressentent. Cette démarche d’analyse sera aussi très utile quand les élèves devront apprendre à distinguer une information des émotions qu’elle provoque en eux ou ce que sa mise en forme (images, couleurs, musique) génère comme ressenti. L’objectif est de construire

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une prise de recul, une distanciation à la fois rigoureuse et libératrice par rapport au ressenti émotionnel.

Pour approfondir l’aspect émotionnel d’une information, les élèves créent, à partir des mêmes documents et des mêmes faits, des vidéos qui tentent de faire ressentir, par le montage et la mise en scène, la colère ou la peur, ou encore la joie. L’enseignant peut aussi demander aux élèves de réaliser un autoportrait interactif. Ils sont libres de choisir la forme de cet autoportrait : une pho-tographie d’eux, un selfie dans un décor spécifique, ou même des images d’objets qui les définissent. Pour ce travail, on utilise un logiciel de présentation d’une suite bureautique (traitement de texte, diaporama, dessin) ou, si on souhaite les mettre en situation de publication un outil comme Genial.ly ou Animato pour la création d’une page interactive. Ce type de séance mené en cours de lettres ou d’éducation aux médias et à l’information s’inscrit dans le cadre d’un travail plus large sur l’autoportrait et l’identité. En s’appuyant sur des représentations picturales, les enseignants amènent les élèves à réfléchir autour de trois questions : quelle image a-t-on de soi ? Quelle image veut-on montrer ? Enfin, quelle image les autres voient-ils ?

Ce type de projet se prolonge avec une séance ayant pour objectif d’approfondir la connaissance de soi 95. On commence

95. Cette démarche nous permet d’introduire les compétences psycho-so-ciales dans nos séances d’enseignement. Que sont ces compétences ? Elles n’ont pas une origine scolaire mais médicale. Elles ont été définies par l’Organisation mondiale de la santé en 1993 dans le but de préciser les compétences néces-saires à une personne pour « répondre avec efficacité et exigence aux épreuves de la vie quotidienne ». Ces compétences, au nombre de dix, abordent la prise de décision et la résolution de problème, la formation à la pensée critique, à la créativité, à la prise de décisions, à la communication et aux relations interpersonnelles, à la conscience de soi et à la gestion de ses émotions et de son stress. On en retrouve certaines dans le socle commun telles la formation à l’esprit critique, l’expression de la sensibilité et des opinions, le respect des

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à proposer aux élèves une liste de goûts, de qualités et de com-pétences et on leur demande de distinguer les trois. Savoir dessiner : est-ce un goût, une qualité ou une compétence ? Savoir nager ? Être respectueux, serviable, aimer la pluie ou le cinéma ? La correction collective promet des débats riches car il est très difficile pour des élèves de sixième ou de cinquième de distinguer un goût, d’une qualité, d’une compétence. Ensuite, on demande aux élèves d’écrire pour eux-mêmes un goût, une qualité et une compétence qui leur corresponde. L’objectif est de leur apprendre à s’interroger pour mieux se connaître.

Les élèves apprennent à connaître leurs goûts en entrant en contact avec des productions culturelles. Cette confrontation les aide à cerner leur environnement culturel. On comprend aisé-ment l’importance de favoriser l’accès aux œuvres de fictions : films, romans, bandes dessinées… Les CDI des établissements adaptent leur politique d’achat à l’environnement culturel des élèves pour qu’ils puissent explorer d’autres univers que ceux qu’ils connaissent déjà. Les séances de lecture, par exemple les siestes littéraires 96 qui ont lieu dans certains CDI, ou le vision-

autres, la réflexion et le discernement ou encore la responsabilité et le sens de l’engagement et de l’initiative. Un site avec ressources pédagogiques sur les compétences psychosociales peut nous aider pour travailler l’expression des émotions et la connaissance de soi : Le cartable de compétences psychosociales, mis en ligne par l’IREPS des Pays de Loire et qui propose des fiches utilisables en classe. http://www.cartablecps.org.96. Une sieste littéraire, ou sieste contée, est un moment qui a lieu souvent sur la pause méridienne durant laquelle le ou la professeur·e documentaliste, ou un autre adulte de l’établissement, parfois même les élèves eux-mêmes partagent un moment de lecture à haute voix. Le public peut s’installer confortablement, en position allongée sur des tapis ou des coussins. D’autres actions autour de la lecture-plaisir sont présentées dans : Claire Pommereau, « Promotion de la lecture loisir : les actions qu’un professeur-documentaliste peut mener seul », Doc pour Docs, 10 mai 2013. https://www.docpourdocs.fr/spip.

php?article479.

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nage collectif dans le cadre d’un club cinéma sont des moments privilégiés pour discuter ensemble des émotions ressenties. Le partage des émotions renforce les liens sociaux et accroît l’empathie et cela permet in fine de mieux communiquer.

Promouvoir la culture participative et transformativePlus largement, quand cela est possible, nous encourageons un accès direct à l’art et à la culture en proposant des sor-ties culturelles dans les musées, les centres d’archives ou dans les bibliothèques patrimoniales. Dans le cadre du parcours d’éducation artistique et culturelle, les enseignants peuvent veiller à ce que chaque élève puisse découvrir les musées de son environnement géographique. De plus, avec la numérisation, qu’elle soit institutionnelle (BnF), privée (Google Art Project) ou citoyenne (Wikimedia Commons, Flickr), certaines œuvres sont devenues facilement accessibles. Les possibilités offertes pour les montrer aux élèves sont multiples. Des musées en ligne, créés à partir de Wikimedia Commons ou d’Europeana peuvent être proposés aux élèves par l’enseignant sur les ENT (Environnements Numériques de Travail) des établissements.

Nous allons vous présenter des exemples de séances péda-gogiques dans lesquelles le domaine public est valorisé au sein des établissements scolaires. Ces séances mettent en avant la créativité des élèves puisqu’elles profitent de la liberté de réutilisation des œuvres du domaine public pour développer une conscience des communs chez les élèves. L’association SavoirsCom1 initie tous les ans le « Calendrier de l’avent du domaine public ». Celui-ci dévoile en ligne, chaque jour de décembre, un artiste (auteur, peintre, architecte…) dont les œuvres entreront dans le domaine public le premier janvier

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suivant. S’appuyant sur cette initiative, deux enseignants docu-mentalistes de lycée, Cyrille Delhaye et Erwann Le Poittevin, ont créé des affiches sur ces artistes et les dévoilent chaque jour du mois de décembre au sein de leur établissement 97. Cette action pédagogique est complétée par mise en place, au CDI, d’une bibliothèque numérique d’ouvrages du domaine public téléchargeables par les élèves. Un prolongement possible serait de proposer aux élèves un travail de sélection des personnalités qui pourraient intégrer le calendrier afin de leur montrer la complexité du calcul de la durée des droits d’auteur.

Nous avons à cœur de faire produire des documents en ligne aux élèves. Nous travaillons au développement de capacités autour de compétences dans le domaine de l’EMI : apprendre à être auteur ; argumenter : analyser, développer un point de vue ; et partager des informations de façon responsable en produisant ou reproduisant des ressources 98. Nous nous effor-çons de ne jamais perdre de vue que nous souhaitons que les élèves questionnent leurs relations sociales et nous les incitons à développer leur créativité au service d’un public dans l’objec-tif de participer au développement d’un patrimoine culturel commun.

Les séances pédagogiques possibles à partir d’œuvres artis-tiques et culturelles sont nombreuses et sont le meilleur moyen de faire comprendre aux élèves ce qu’est le domaine public

97. Entretien avec Cyrille Delhaye et Erwann Le Poittevin : « Calendrier de l’avent du domaine public : un projet de valorisation des Communs à l’école. Entretien », Doc pour Docs, 27 mars 2017. https://docpourdocs.fr/spip.php?ar-

ticle598.

98. Nous vous renvoyons vers le document appelé « Matrice EMI » produit dans le cadre de Travaux Académiques Mutualisées. https://disciplines.ac-tou-

louse.fr/documentation/la-matrice-emi-document-de-reference.

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et ce qu’il autorise à faire. Nous vous en proposons quelques exemples : − réécrire des œuvres du domaine public, à l’image du tra-

vail d’Olivier Ertzscheid dans son livre Les Classiques connectés. L’objectif est alors de montrer aux élèves ce qu’il est permis de faire avec ces œuvres : lectures à voix haute, enregistrements, réalisation de textes détournés, etc. ; − réaliser l’enregistrement sonore d’une histoire inventée à

partir d’une photo ; − proposer une adaptation scénique ou cinématographique

d’un texte ; − créer des vidéos à partir d’œuvres choisies et les publier sur

une chaîne YouTube de l’établissement ou sur l’ENT ; − télécharger un livre ou une chanson pour la lire ou l’écou-

ter sur son appareil mobile ; − utiliser une musique comme sonnerie de téléphone ou son-

nerie de fin de cours dans un établissement ; − publier une œuvre choisie sur un blog ou le site de

l’établissement ; − choisir une image comme fond d’écran ; − mettre en musique des textes, les slammer ; − faire des photomontages ou des murs d’images interactifs.

Sans doute saurez-vous trouver d’autres activités à proposer selon votre contexte !

Parmi les exemples d’activité pédagogiques de création d’œuvres transformatives, revenons en particulier au travail sur les fanfictions. Leur écriture est une pratique qui se répand auprès des adolescents. Quelques exemples sont disponibles en ligne sur le site d’Eduscol 99. On peut proposer aux élèves

99. On peut voir cet exemple http://eduscol.education.fr/experitheque/fiches/

fiche13360.pdf. Sur Harry Potter on pourra lire cette fanfiction https://www.

fanfiction.net/s/12393036/1/Le-Sceau-de-l-All%C3%A9geance.

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de produire une œuvre dérivée d’un livre, d’un film ou d’une série télévisée et la mettre en ligne. Les enseignants doivent s’assurer en amont que les conditions légales sont réunies avant de se lancer dans un tel projet avec leur classe. Ainsi on peut s’assurer que l’auteur autorise les reprises à partir de son œuvre. En ce qui concerne les droits d’auteur, on peut demander aux élèves de rappeler le lien direct de leur travail avec une œuvre préexistante (pratique répandue sur les sites de publication). Pour le reste, devenir auteur de fanfiction est techniquement assez simple puisqu’il suffit d’ouvrir un compte sur un site comme Wattpad ou Fanfictions.fr puis de déposer les textes. L’étude d’un ouvrage littéraire classique peut ainsi donner lieu à une lecture « active » où les élèves doivent changer l’his-toire, inventer une nouvelle intrigue ou une nouvelle aventure, raconter le point de vue d’un personnage ou encore développer un passage du livre. Dans ce contexte, on écrit pour une com-munauté de lecteurs. En classe on peut ainsi reproduire une communauté d’écriture avec des auteurs, des reviewers et des correcteurs. « La review est une équipe interne au site, dont le rôle est de montrer le chemin aux auteurs débutants, de fournir conseils et critiques, et de classer les différentes fanfictions du site en fonction de leurs qualités. » 100

Henri Jenkins nous rappelle que ce travail collectif est l’es-sence de la culture participative.

La culture participative, est avant tout une culture de libéra-tion, de prise en main de l’autonomie collective, de construction de communautés. On ne saurait vraiment parler de culture par-ticipative sans l’associer aux engagements civiques, aux formes

100. Voir la description de l’équipe de reviewers sur le site fanfictions.fr https://

www.fanfictions.fr/informations_review.html.

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d’entraide sociale dans lesquelles les plus aguerris assistent les nouveaux venus 101.En publiant des images sur Instagram, en publiant des vidéos

sur YouTube, en écrivant sur les médias sociaux ou les plate-formes d’écriture, les adolescents racontent des histoires, leur histoire. Ils s’émancipent du chemin d’une culture institution-nelle pour reprendre le pouvoir d’agir à la fois sur leurs idées mais aussi sur ces plateformes dont ils maîtrisent partiellement les contenus mais doivent approfondir les codes.

Nous allons ici relater une expérience pédagogique pour faire vivre à des élèves de cinquième le moment du passage d’une ressource du domaine public à un commun. Il s’agissait dans ce cas précis de documents photographiques d’archives de la Première Guerre mondiale. La question de la séquence s’articule autour de la question suivante : comment communi-quait-on pendant la Première Guerre mondiale ? Nous avons demandé aux élèves de choisir une image dans un lot de photo-graphies mises à leur disposition sur une interface en ligne. Ces images pouvaient être sélectionnées sur des sites permettant leur réutilisation : Wikimedia, Europeana, les archives munici-pales de Toulouse, Flickr Commons… Les élèves choisissaient en fonction de leur goût, de leur envie, et avec l’intention de valoriser cette image. À partir de l’image choisie, les élèves ont créé et enregistré un document sonore qui expliquait pourquoi ils avaient le droit d’utiliser cette image – d’où elle venait, quel site la proposait en ligne et sous quel régime de droits – et décrivait le moyen de communication présent sur l’image et ses particularités. Il s’agissait donc de se confronter

101. Résumé des propos d’Henry Jenkins par Hervé Le Crosnier dans la pré-face du livre : Henry Jenkins, Mizuko Ito, danah boyd, Culture participative : Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté, C&F éditions, 2017, p. 14.

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à une relecture de cette image. Qu’est-ce qu’un adolescent du xxie siècle comprend, voit, retient comme important de cette photo datant d’un siècle ? Beaucoup d’images proposées ne furent pas choisies et n’eurent donc pas la faveur de cette remise à disposition, rendant donc cruciale la responsabilité du choix de chaque groupe d’élèves. En général, on n’apporte pas d’attention à ces images manquantes. Or il est tout à fait pertinent de faire comprendre aux élèves que les images non choisies ne seront pas valorisées. Elle restent dans le domaine public, mais ne constituent pas un commun d’aujourd’hui.

Le travail de valorisation, de sélection, d’analyse, mené par d’autres enseignants, mais aussi bien sûr par les institutions culturelles, aboutit à la transformation de notre patrimoine culturel et historique. Y faire participer les élèves, dès leur plus jeune âge, c’est leur donner les compétences et l’envie d’être peut-être plus tard acteur de la recomposition constante de notre patrimoine numérisé. Mais cette envie est-elle suffisante pour s’assurer de la pérennité des œuvres du domaine public comme communs de la connaissance ?

De même que le travail de numérisation par les institutions culturelles a souvent permis à celles-ci de glisser des couches supplémentaires de droit, les grandes entreprises privées du net ont entrepris elles aussi de numériser en masse les œuvres d’art. Le Google Art Project, parce qu’il enregistre en très haute résolution, a séduit de nombreux musées et institutions cultu-relles dans le monde et en France, qui pouvait ainsi proposer leurs collections numérisées à moindre coût. Il s’agit là d’une sauvegarde patrimoniale de qualité… mais qui se fait au profit de la firme Google, en général à partir d’œuvres du domaine public.

Imaginons un enseignant qui propose de faire construire à ses élèves une galerie en ligne d’œuvres d’art et choisisse de

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travailler à partir des galeries du Google Art Project. Sur le site, les élèves peuvent sélectionner et créer une galerie personnelle sur la plateforme, l’enregistrer à condition d’avoir un compte Google, et partager ainsi ses collections sur les médias sociaux. Ce projet donne à voir aux élèves des œuvres dispersées dans plus de 400 musées à travers le monde. Pourtant, impossible de récupérer et d’enregistrer les images numérisées. Google ajoute une série de droits dans les conditions générales d’utilisation du site, par exemple en indiquant que les images sont proté-gées par un copyright alors que, rappelons-le, nous sommes souvent dans le cas d’œuvres appartenant au domaine public. L’enseignant est donc contraint de rester dans l’univers de Google et doit nécessairement amener ses élèves sur le site pour accéder au travail qu’ils ont fourni. On voit bien là les limites déontologiques et juridiques d’un tel comportement. Google s’accapare un certain nombre de productions artistiques et, par des enclosures d’ordre techniques et juridiques, empêche non seulement les usagers d’y accéder librement mais emprisonne le travail des internautes dans son service.

Et pourtant… Utiliser ces plateformes de grande qualité peut être à l’occasion très utile avec les élèves. Comment résoudre cette contradiction ? Peut-être en saisissant le débat pour en aborder les enjeux sous forme de controverse. Voici un sujet de réflexion à soumettre à nos élèves : « Est-il plus avantageux pour un musée de transmettre son patrimoine à Google ou à des plateformes ouvertes comme Flickr ou Wikimédia ? Quels arguments pour ou contre pouvons-nous trouver pour déve-lopper cette question ? »

Dès que nous mettons nos élèves en situation de publi-cation, nous devons les accompagner dans une réflexion sur le devenir des travaux produits. Aline Bousquet, professeure

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documentaliste, parle de « productions durables » 102. Les tra-vaux produits sont-ils périssables ? Sont-ils à destination d’un public spécifique ? Pourront-ils être réutilisés pour d’autres réa-lisations ? Pourront-ils être copiés ? De ces questions découlent des choix importants de licence mais aussi d’interface de publi-cation. Par exemple sur l’ENT, seront-ils visibles par tous ou seulement par un type de public en mode connecté ? Nous avons obligation de faire signer une autorisation parentale pour chaque publication : c’est une excellente occasion pour préciser l’espace de publication où sera disponible le travail de l’enfant. Cet espace peut être choisi, discuté et négocié avec les élèves. Lors du débat, la question de l’interopérabilité de l’outil envisagé peut s’avérer cruciale. Le travail est-il enfermé, ou pourra-t-il être déplacé vers d’autres services. Nous avons eu l’occasion de voir ainsi des travaux d’élèves de qualité dispa-raître, comme des murs sonores réalisés avec l’outil Narrable, ou encore des parcours de liens éditorialisés par exemple avec Storify, deux services aujourd’hui disparus.

En collège, lors d’une séance menée par des professeurs documentalistes ou des enseignants de français ou d’histoire, des élèves de cinquième peuvent constituer un mur de res-sources autour d’un thème comme « Vivre en ville au Moyen Âge » et comparer des images trouvées sur le site d’un centre d’archives avec celles proposées par Google images. Les élèves, en relevant le type de licences apposées aux images qu’ils ont sélectionnées, se rendent compte s’ils peuvent ou non réutili-ser l’image pour alimenter leur mur d’images. Il est possible également d’aborder avec eux ce que l’on peut en faire : copie, téléchargement, agrandissement, impression, transformation,

102. Aline Bousquet. « Transformer une production locale et éphémère en production médiatique et durable », Podcast et pédago, 13 avril 2014. http://

podcastspedago.blogspot.com/2014/04/transformer-une-production-locale-et.html.

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mixage, etc. Les images des archives étant réutilisables, les élèves peuvent en faire une copie et même les réutiliser pour écrire une histoire.

En mettant en ligne leurs productions en réfléchissant au type de licence à apposer à leurs travaux, les élèves en posture d’auteurs prennent conscience de la pérennité de ce qu’ils produisent.

Les travaux réalisés en classe sont souvent hébergés sur les sites des établissements scolaires. Or, comme chaque génération d’élèves recommence les mêmes travaux, l’archivage et la valori-sation de ces ressources ne sont pas considérés comme une prio-rité et elles sont alors régulièrement effacées ou laissées dans l’oubli du net. Les consignes étant souvent similaires d’année en année, les élèves tombent parfois par hasard sur des travaux correspondant à leurs consignes. Ils s’en réjouissent tout en ayant bien conscience qu’ils ne vont pas pouvoir « copier » leur découverte, aussi pertinente soit elle. Pourtant les élèves sont très familiers de cette notion du partage : téléchargements et autres copier-coller font partie de leurs pratiques quotidiennes. Il y a là une contradiction un peu artificielle entre des pratiques sociales et un comportement scolaire attendu. On peut regret-ter un manque de sens. Pire, cela renforce une vision du savoir comme cumul personnel et non comme construction sociale collective et partageable, alors même que les élèves sont déjà familiers des pratiques de partage. Considérer différemment ces travaux permettrait au contraire d’amener les élèves à se questionner sur ce qu’ils pourraient apporter à ces productions, dans une logique d’enrichissement plutôt que de répétition.

Mettre en ligne des ressources scolaires de diverses natures (textes, diaporamas, vidéos, sons) c’est donc faire comprendre aux élèves ces mécanismes d’un « savoir copier ».

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Pour familiariser les élèves avec les quatre critères des licences Creative Commons (attribution – modification – utili-sation commerciale – partage à l’identique) et leurs croisements possibles, on peut leur montrer les logos en leur faisant visiter le site de Creative Commons. On peut ainsi expliciter com-ment un auteur choisi une licence. Avec des élèves plus jeunes on peut imaginer leur faire manipuler les logos imprimés et leur faire déduire les droits qui découleraient des multiples croisements de critères. Il est tout à fait possible de mettre les élèves en situation d’utiliser des documents sous licence CC. Un exemple ? Des élèves réalisent une exposition sonore avec la mise en ligne d’un audioguide 103. Nous avons effectué ce travail dans le cadre d’un travail pluridisciplinaire français, arts plastiques, éducation musicale et documentation sur le thème : « La nature source d’inspiration visuelle et sonore ». Il s’agit de réaliser une bande-son à partir d’un réservoir d’enregistre-ments sonores ouverts en utilisant le logiciel libre Audacity. Les élèves enregistrent, manipulent, coupent, copient, assemblent et appliquent des effets sur des extraits sonores qui peuvent ensuite être exportés au format mp3. Lors de ce travail, une réflexion sur la qualité du son, sur les exigences que demande la création, est engagée avec les élèves généralement consomma-teurs de musique. Ces créations de musique électro acoustique doivent entrer en résonance avec la réalisation de volumes réalisés à partir de matériaux de récupération en arts plastiques et exposés au CDI. Par un montage sonore avec l’application Izi Travel, les visiteurs de l’exposition d’arts plastiques ont accès via un QR code à la bande sonore créée.

Une autre approche est de faire republier par les élèves des photographies déjà publiées ailleurs, par exemple en leur

103. Voir la production en ligne https://izi.travel/fr/0309-recup-art/fr.

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faisant créer un message promotionnel sur leur ville pour un groupe de visiteurs britanniques comme le propose Muriel Almayrac, professeure documentaliste 104. Les élèves collectent des photos de la ville pour réaliser un petit film diffusé sur un blog d’établissement. Cette contrainte de publication oblige les élèves à utiliser des images partageables, mais aussi, pour les photographies qu’ils ont eux-mêmes prises, à réfléchir à la licence qui accompagnera leur publication. Car redisons-le, choisir une licence Creative Commons sur le site de cette association est une démarche à la fois simple et très rapide. Tout enseignant, même à l’école élémentaire peut amener sa classe à choisir une licence appropriée dès que des travaux d’élèves sont diffusés en ligne, avec l’autorisation des parents, sur le site de l’établissement ou sur un service du web.

Prendre part à la culture émergenteLa culture participative qui se développe actuellement est liée à une mémoire partagée. Les institutions culturelles la prennent en compte pour faire évoluer l’accès et la mise à disposition de leurs collections par la numérisation et l’accès en ligne. Pourtant leur rôle de conservation reste central, restreignant par là même cet accès. Les usagers se retrouvent pris entre ce besoin de protéger les œuvres et leur désir de créativité et d’ex-pression. La création artistique n’est plus seulement regardée ou lue. Elle est bricolée, recyclée. Des pratiques émergentes de remix et transformations multiples de contenus variés visent à enrichir et éprouver une culture partagée à grande échelle.

104. Muriel, Almayrac, « Produire un message médiatique en troisième », EMItheo, 27 avril 2015. https://cdisttheodard82.wordpress.com/2015/04/27/pro-

duire-un-message-mediatique-en-troisieme/.

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Ces pratiques de remix assument la transmission des œuvres du passé dont nous avons hérité et incitent à inventer de nou-velles formes aux droits d’auteur. Mais elles se heurtent aux exigences des plateformes du web qui, tout en donnant les possibilités technologiques du remix, cherchent toujours plus à enclore les nouvelles œuvres créées. L’école est bien le lieu où chacun peut être amené à se poser la question du patrimoine culturel en train de se construire et de ses limitations (ou non) d’accès, de la possibilité (ou non) de le transmettre encore vivant aux générations futures. Nous avons pris l’exemple du document de collecte qui permet à travers de nombreuses séances possibles d’opérer chez les plus jeunes ce changement de regard sur les œuvres, les savoirs et connaissances partagés en se frottant à l’expérience de la copie. Individuellement donc chacun peut se sentir porteur d’un soin à apporter au patri-moine culturel, mais nous ne perdons pas de vue qu’une des caractéristiques de la culture transformative est le travail en communautés. Communautés d’entraide à la création, com-munautés de lecteurs ou de spectateurs, ce sont elles qui font tout le sens de cette culture émergente. Ce développement communautaire dont nous avons déjà parlé est en adéquation avec le fonctionnement des plateformes web et se retrouve dans d’autres domaines. L’information prend son sens au sein des communautés qui la partagent et de plus en plus les activités de construction de projets, de savoirs, se font en réseaux. De la culture et du savoir au lien social, il n’y a donc qu’un pas que nous allons désormais franchir.

26 € – Imprimé en France ISBN 978-2-915825-93-0 http://cfeditions.com

À l’école du partage

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Marion Carbillet et Hélène Mulot sont professeures documentalistes et formatrices dans l’académie de Toulouse. Elles ont contribué au classeur Éducation aux Médias et à l’Information : comprendre, critiquer, créer dans le monde numérique (Éd. Génération 5, 2015). Après avoir tenu chacune un blog, elles participent à l’équipe d’animation du site Doc pour Docs.

Les communs de la connaissance nous invitent à regarder avec un œil neuf la transmission des savoirs et l’autonomie citoyenne. Avec le numérique, ils permettent de régénérer la dynamique scolaire, pour apprendre à partager, et pour partager les moments d’apprentissage.

Savoir évaluer les informations, élaborer des consensus, se connaître, et construire des relations sociales, ce sont les enjeux d’un renouveau scolaire qui relie l’individu et le collectif, qui ren-force la démocratie et permet d’apprendre tout au long de la vie.

Les professeurs et professeures documentalistes, spécialistes de l’information et des médias, sont au au cœur de ce renouveau. La transmission de la culture, l’accès au savoir, l’apprentissage de l’autonomie, le développement collectif et personnel sont la vocation des CDI. Ils préfigurent l’école apprenante qui renforce le pouvoir d’agir. Ce livre offre des pistes émancipatrices pour insuffler la joie d’apprendre.

Marion Carbillet Hélène Mulot

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Les enfants du numérique Les enfants du numérique 📋